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LA MÉLANCOLIE D'ALTHUSSER

Françoise Gorog

Érès | « La clinique lacanienne »

2010/1 n° 17 | pages 109 à 126


ISSN 1288-6629
ISBN 9782749212302
DOI 10.3917/cla.017.0109
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La mélancolie d’Althusser 1
Françoise Gorog

Louis Althusser, un des grands « mythes » des années 1960-


1970 2, l’homme qui s’est souvent dit sans œuvre, et qui pourtant
a permis la formation de tant de jeunes philosophes – celui qui
avait plaidé l’effacement du sujet, le procès sans sujet pour
caractériser l’Histoire –, commet un meurtre terrible, celui de sa
femme, le 16 novembre 1980. Ce drame, un peu pareil à la folie
d’Ajax, a mis à mal d’un coup, la philosophie, le marxisme, la
psychanalyse et en un mot… la pensée.
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Dans un moment qui met l’accent sur la psychose vue comme
un déficit, n’oublions pas pour autant L’Homme de génie et la
mélancolie, ce Problème XXX attribué à Aristote, dont Jackie
Pigeaud a offert un commentaire qui a fait date.
« Pour quelles raisons, tous ceux qui ont été des hommes d’ex-
ception (perittoi), en ce qui regarde la philosophie, la science
de l’État, la poésie ou les arts sont-ils manifestement mélancoli-
ques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la
bile noire est l’origine, comme ce que racontent, parmi les récits
concernant les héros, ceux qui sont consacrés à Héraclès 3. »

1. À propos du livre de Gérard Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Al-


thusser, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009.
2. Y. Moulier Boutang, Louis Althusser. Une biographie, t. I, Paris, Grasset,
1992, p. 56.
3. Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, traduction, présentation et notes de
J. Pigeaud, Paris, Éditions Rivages, coll. « Petite bibliothèque Rivages », 1988.

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Le mélancolique est dit l’homme de la bile noire – laquelle


est, remarque Pigeaud, en fait un résidu (perissôma), un sédiment
de ce qui n’est pas cuit au sens de non digéré. C’est en effet
comme cuisson que s’envisage la digestion dans une doctrine qui
n’est pas hippocratique, mais aristotélicienne, selon le Problème I
du même Aristote.
La récente publication en livre de poche de l’ouvrage de
Gérard Pommier est occasion opportune, kairos, d’y revenir.
La position d’homme d’exception alliée à la mélancolie, et à
son envers maniaque, est plus sensible que pour tout autre chez
Louis Althusser. D’ailleurs, les femmes de sa famille l’avaient
senti et, à leur façon, avaient fait de sa position d’exception une
sorte de nomination, celle du surnom, un Typapart 4.

ALTHUSSER, L’HOMME D’EXCEPTION

Il faut rapprocher de ce sobriquet de Typapart, dégoté par sa


sœur et sa cousine germaine 5, le qualificatif d’« épistolier hors
pair », une autre formule de l’exception, attribué à Althusser par
François Matheron et Yann Moulier Boutang.
Freud avait évoqué ces patients qui veulent rester une excep-
tion au nom des souffrances de leur enfance qu’ils peuvent estimer
être un préjudice, une injustice. On sait qu’il les illustre du Glou-
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cester du Richard III de Shakespeare, qui, « amputé de charmes
corporels », fait l’aveu suivant : « Je suis résolu de m’avérer un
scélérat. » Un scélérat 6, soit celui qui a commis, ou est capable
de commettre, des crimes, des mauvaises actions. Au-delà de la
mélancolie, le grand homme pourrait d’ailleurs évoquer ce que
Deleuze reprend dans sa Présentation de la Vénus à la fourrure
de Pierre Klossowski qui a nommé Sade, Le philosophe scélérat,
et vu dans son œuvre le délire de la raison comme telle.
Exceptionnel, Althusser le fut aussi et surtout pour sa lecture
très particulière et innovante de Marx et de la philosophie,
caïman, agrégé-répétiteur, rue d’Ulm, tant aimé à qui tant de ses
élèves doivent l’éveil de leur pensée. Ne fut-il pas une des figures

4. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock, 1992, p. 38.


5. Ibid., p. 26.
6. 1611 ; XVe, sceleré ; lat. sceleratus, dér. de scelus, sceleris « crime ».

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majeures des années 1960-1970 ? Preuve, s’il en fallait, que la


folie n’est pas l’absence d’œuvre, comme l’a affirmé un jour
maladroitement Michel Foucault qui s’en expliqua par la suite.
Gérard Pommier a su saisir la « mélancolie » du philosophe à
partir des discordances, lapsus calami, omissions dans ses textes
autobiographiques. L’un, Les faits, est daté de 1976, peu après
la soutenance tardive d’une thèse en juin 1975 à l’université
d’Amiens ; l’autre, L’avenir dure longtemps, daté de 1985, était
appelé par l’auteur traumabiographie. Entre les deux, le meurtre
de son épouse Hélène, le 16 novembre 1980. Tranchant mortel de
la manie ? Je le crois. Ou conséquence d’une intervention chirur-
gicale, d’un choc somatique, de doses élevées d’antidépresseurs,
qui le saura jamais ? La dernière publication avant cet acte datait
de 1978 et s’intitulait Ce qui ne peut plus durer dans le parti
communiste 7.

DU ROMAN FAMILIAL AU BLASON

La mère de Louis, Lucienne Berger, fut fiancée d’abord à…


un certain Louis Althusser, qui mourut dans le ciel de Verdun au
début de l’année 1917, après avoir échangé avec lui une « inter-
minable correspondance pure 8 ». Faut-il y voir un trait qui sera
repris par l’« épistolier hors pair » ? Jeune homme brillant, l’aîné,
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le préféré, est dit, par son neveu, avoir été reçu à l’École normale
supérieure de Saint-Cloud. La biographie déjà citée note qu’il
n’existe aucune trace de cela dans les promotions de l’ENS de
Saint-Cloud de 1909 à 1914 9, fait classique dans toute légende
familiale, on le sait. Le frère de Louis rendit visite à la fiancée
endeuillée lors d’une permission alors qu’il servait sur ce même
front de Verdun. Elle l’épousa, dans ce qui pourrait avoir été une
sorte de lévirat. « Prendre auprès d’elle la place de Louis », tel
aurait été le but de celui qui sera le père du philosophe, imputa-
tion de la tante Juliette, sœur de sa mère et marraine transmise

7. L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer dans le part communiste, Paris,


L’Harmattan, 1978.
8. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 30.
9. Y. Moulier Boutang, Louis Althusser. Une biographie, op. cit.

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à l’adolescent Louis en 1933 par cette femme qui aurait aimé le


père de Louis et se serait vue privée de son amour par le lévirat.
« J’ai dû les revêtir d’une horreur bien à moi » écrit Althusser
qui savait bien qu’une analyse réécrit l’histoire de l’analysant 10.
De même que le « je » de l’auteur des Faits n’est pas tout à fait
le « je » du récit 11. C’est bien sûr la limite de tout discours fondé
sur une autobiographie, tel celui de Freud à partir des Mémoires
du président Schreber. Louis n’ignore point comment un sujet
sait se servir du roman familial, du blason. Mais, comme le
remarque Gérard Pommier, dans cette cure, du fait de la structure,
il en restera au blason, car le blason est ce qui demeure quand le
roman, lui, se referme par définition.
Le père du philosophe avait commencé à travailler à 13 ans
comme coursier dans une banque, puis avait gravi les échelons,
parcours moins brillant qui serait lié au fait que la famille n’avait
pas les moyens de payer des études à ses deux fils. Ou preuve
de plus que cet homme fut bien le mal-aimé ? La grand-mère
paternelle est dite par Althusser une « femme-homme », une
répulsion 12.
Fut-il, après avoir été mal-aimé dans sa famille, mal-aimé par
sa femme, ayant choisi celle qui répéterait le mal amour ? Peut-on
déduire des phénomènes de sa folie, qu’il fut de ce fait de ces
pères qui produisent du Nom-du-Père la forclusion lacanienne
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du premier genre, celle qui met l’accent sur l’amour et le respect
de la mère pour le père, celle de la « Question préliminaire à tout
traitement possible de la psychose » ? Il faut toutefois remarquer
la phrase qui suit et critique déjà cette définition patriarcale :
« On nous dira là-dessus qu’on met précisément l’accent sur le
lien d’amour et de respect, par où la mère met ou non le père
à sa place idéale. Curieux, répondrons-nous d’abord, qu’on ne
fasse guère état des mêmes liens en sens inverse, en quoi s’avère
que la théorie participe au voile jeté sur le coït des parents par
l’amnésie infantile 13. »

10. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 32.


11. Y. Moulier Boutang, Louis Althusser. Une biographie, op. cit., p. 9.
12. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 31.
13. J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 579.

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Lacan répondit à l’objection qu’il se faisait à lui-même par ce


que j’appellerais la forclusion lacanienne révisée, celle de RSI :
« Voilà ce que doit être le père, en tant qu’il ne peut être qu’ex-
ception. il ne peut être modèle de la fonction qu’à en réaliser le
type. Peu importe qu’il ait des symptômes, s’il y ajoute celui
de la perversion paternelle, c’est-à-dire que la cause en soit une
femme qu’il se soit acquise pour lui faire des enfants et que, de
ceux-ci, qu’il le veuille ou pas, il prenne soin paternel 14. »
Peut-on en déduire que Charles fut un père qui, du fait qu’il
n’aurait pu faire de cette femme l’objet de son désir, de sa père-
version paternelle, ni ne se l’être acquise vraiment pour avoir des
enfants, ne put qu’être le père générateur de la deuxième version
de la forclusion lacanienne ? Althusser note :
« Mon père avait une véritable adoration pour ma mère telle
qu’il l’avait confinée dans ses devoirs : “La vibrante Mme
Althusser”, aimait-il à répéter… surtout devant des tiers, repre-
nant le mot de son directeur d’Alger, ce M. Rongier, qu’il avait
en vénération. »
Lui fut-elle en effet acquise, autrement que par les voies d’une
sorte de lévirat, qui n’était pas de mise dans la tradition de la
famille ? Mère violée, selon le philosophe : son récit de la nuit de
noces rappelle le fantasme de Sören Kierkegaard d’être né d’une
mère violée vierge, lequel fit son apparition lors de la lecture des
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lettres d’indulgence 15.
Une mère assez peu acquise ou alors une « acquisition »
supposée vécue comme brutale.

Chez ce père, il ne s’agit pas d’absence auprès de son fils, ni


de carence paternelle. Car, enfin, le père de celui qui dit n’avoir
pas eu « de père à son chevet 16 », formule parfaitement juste
et néanmoins curieuse pour dire « au berceau » – évocation du

14. J. Lacan, RSI, Leçon II, 17 décembre 74.


15. « L’effroyable impression que j’eus la première fois que j’appris qu’on
lisait dans les lettres d’indulgence qu’elles réparent tous les péchés : Etiam si
Matrem Virginem violasset ? » L’indulgence est la possibilité d’obtenir, contre
paiement, la rémission complète ou partielle des peines temporelles que les
péchés méritent, remise en cause par Luther.
16. Partie du lit où l’on pose sa tête. Tête (d’un lit).

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moment où le père était à la guerre –, l’emmena au foot, aux


courses de chevaux, et même, une fois, au tir au fusil comme le
note Althusser dans Les faits, sa première biographie 17.
Il écrit pourtant :
« Ai-je vraiment eu un père ? Sans doute je portais son nom et il
était là. Mais en un autre sens, non. Car jamais il n’intervint dans
ma vie pour l’orienter le moins du monde, jamais il ne m’initia
à la sienne qui eût pu servir d’introduction soit à la défense
physique, au combat des gosses, puis plus tard à la virilité 18. »
Voici donc clairement dite l’hypothèse de la nomination et la
présence du père mais sans la transmission phallique.
L’amour supposé moindre chez sa mère pour son mari que
pour son premier fiancé est, en tout cas, ce qui fit penser au philo-
sophe que sa mère l’aima, lui, Louis, mais qu’elle l’aima comme
mort, tel le mort, son oncle dans le ciel, et angélique donc.
Première construction qui justifie le nom de symptôme, bien
mélancolique en effet, de celui que Gérard Pommier nomme
Louis du Néant, non sans évoquer la mystique Louise du Néant,
paradigme du « triomphe de la pauvreté et des humiliations »,
décrite par Jean-Noël Vuarnet 19.

LE PERSONNAGE D’ARTIFICE, LEURRE, RESTE, NÉANT


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Louis Althusser, lorsqu’il évoque son analyse, nomme ce qu’il
appelle des fantasmes-écrans, le double fantasme-écran, celui de
l’artifice et celui du père du père.
« Il me fallait bien me débrouiller et me bricoler un personnage
d’artifice qui soit, à défaut d’être simplement un homme. »
L’artifice, voilà qui évoque ce sujet décrit par Katan, et dont
Lacan souligne que :
« […] rien de l’ordre de son accession à quelque chose qui peut
le réaliser dans le type viril, rien n’est là, tout a manqué ; et que
c’est par l’intermédiaire d’une sorte d’imitation, d’accrochage,

17. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 286.


18. Ibid., p. 43-44.
19. J.-N. Vuarnet, Extases féminines, Paris, Éditions Arthaud, 1992.

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à la suite d’un de ses camarades, qu’en somme il essaie de


conquérir la typification de l’attitude virile comme telle… »
Ici, c’est l’amour par procuration, grâce à l’ami Paul de
Gaudemar, qui fixera les traits de la femme aimée. À propos de ce
phénomène, Lacan reprend aussi le mécanisme du « comme si »
d’Hélène Deutsch 20, mécanisme de compensation, à proprement
parler imaginaire,
« sorte de compensation imaginaire de l’Œdipe absent, de
l’Œdipe en tant que qu’il lui aurait donné le signifiant, la virilité
sous la forme non pas de l’image paternelle, mais du nom-du-
père 21 ».
Mais l’artifice était particulier. Il ne s’agissait pas d’une
simple imitation. Il s’agissait d’être le personnage :
« capable d’en remontrer et à mon père et à tout autre père
possible… Et comme je ne suivais mes maîtres que pour leur
démontrer que j’étais plus fort qu’eux, l’imposture et cette
victoire ne faisaient qu’un 22 ».
L’imposture 23 est le terme qu’entend l’analyste dans toute
cure de mélancolique. Il s’agit, certes, de tromper, mais aussi
de « posture à la place ». De plus, autoproclamée, l’imposture
laisse à voir derrière l’être d’exception, un être d’artifice, tel le
Luder, dont Dieu traite Schreber, un être de leurre, en somme, un
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cadavre, un autre de rien, un déchet, un résidu, (perissôma). La
solution est certes élégante, d’exception mais aussi… soluble.
L’alternance de l’exception et du leurre est celle qui se perçoit
dans l’alternance des phases de mélancolie et d’excitation.

20. M.-C. Hamon, « Hélène Deutsch et les personnalité comme si », dans Corré-
lats 6, à paraître.
21. J. Lacan, Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Leçon du 11 avril 1956.
22. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 354.
23. Action de tromper, d’en imposer, Lat. impostorem, de impositum ou
impostum, supin de imponere, tromper, de in, dans, et ponere, mettre.

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LE PÈRE DU PÈRE : UNE SOLUTION ÉLÉGANTE

Le terme est du philosophe lui-même qui dit précisément


« manière de régler paradoxalement mon rapport à un père
absent en me donnant un père imaginaire, mais en me comportant
comme son propre père ».
Il faut du génie pour arriver à dire soi-même la nécessité de
faire le père là où nous écririons PO la forclusion, tout en sachant
se créer la suppléance d’un père imaginaire – ce que savent faire
les mélancoliques –, et pour associer les deux points dans cette
expression – qui n’est pas loin de l’oxymore –, les deux pères
n’étant pas de même nature.
Il faut lire la façon dont Gérard Pommier éclaire comment,
dans Lire Le Capital, le fantasme du père du père est à l’œuvre
dans la lecture « symptomale 24 » de Marx. En effet, Althusser
prétend dévoiler et expliciter ce que Marx expose dans Le
Capital. Il donne ainsi présence à ce qui demeurait caché et
visible seulement dans ses conséquences.
« Incorporation de l’objet, conformément à la phase orale ou
cannibalique 25 » dans cette façon d’être le Marx de Marx 26.
Ajoutons que Kierkegaard 27, mélancolique de génie s’il en fut,
avait déjà indiqué, dans Crainte et tremblement, que « Qui veut
travailler, enfante son propre père », et avait ainsi devancé l’ana-
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lyse que fit Blanchot à propos de Maldoror, lorsqu’il montre que
c’est l’œuvre 28 qui engendra Lautréamont, fils de ses œuvres 29.
C’est bien proche de la thèse que soutient Hélène dans la lettre

24. L. Althusser, Lire Le Capital, avec É. Balibar, R. Establet, P. Macherey,


J. Rancière, éditions Maspero, 1965, p. 27-28.
25. S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1915), dans Métapsychologie, Paris,
Gallimard, 1968, p. 157.
26. G. Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser, op. cit.
27. F. Gorog, « Des mélancolies, “Coupable ?” “Non coupable ?” » dans Des
mélancolies, coll. Cliniques, Ed. du Champ lacanien – avec J. Adam, M. Bous-
seyroux, A. Juranville, F. Pellion, A. Quinet, D. Silvestre, C. Soler, 2001.
28. M. Blanchot, Lautréamont et Sade, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963.
29. Lautréamont, Chants de Maldoror, Paris, Le livre de poche, 1963, chant
II, 3e paragraphe.

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à Louis de 1967 30 : « L’enfant va se trouver contraint d’être son


propre père. »
C’est d’ailleurs pourquoi le Danois écrivit sous pseudonyme
et laissa quelques mois de blanc dans son journal, de même que
Virginia Woolf 31 traversa des moments de détresse, déducti-
bles des mêmes interruptions du journal, lors de chacune de ses
publications.

L’ABSENCE DE SIGNIFICATION PHALLIQUE

La phrase extraite de L’avenir dure longtemps se poursuit et


parcourt le chemin qui va du rapport au père ou de ses nécessaires
suppléances à la question d’être un homme sexué. En voici la
seconde partie :
« En rajouter pour me prouver, sur le dos des autres hommes, que
j’étais bien un homme, doté d’un sexe et non cet être asexué que
voulait ma mère 32. »
Elle emprunte le parcours que Lacan a explicité des consé-
quences de l’absence de métaphore paternelle sur l’identité
sexuelle.
Cette difficulté est associée par l’analysant à un événement
de l’enfance : sa mère aurait regardé avec lui les traces de sa
première pollution nocturne et aurait fait ce commentaire : « Tu
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es un homme. » Version inhabituelle dans la bouche d’une mère,
version plus commune quand une jeune fille a ses premières
règles et entend de sa mère, le « Tu es une femme, maintenant. »
Insistance inhabituelle chez une mère sur le réel du phallique
chez son fils. Cela pourrait être l’un des signes de l’absence de
signification phallique qui laisse alors place au réel de l’organe.
Cette première manifestation pubère n’inaugure-t-elle pas le
fait de courir désormais le risque d’être un homme ? Ce jeune
homme a ignoré « le péché d’Onan » jusqu’à l’âge de 27 ans et
s’évanouit lors de sa découverte. À 30 ans, il n’a jamais encore

30. Y. Moulier Boutang, Louis Althusser. Une biographie, op. cit., p. 117.
31. F. Gorog, « Mélancolie, La maladie selon Virginia Woolf », Corrélats
4/5, 2009.
32. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 355.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

embrassé une femme. Lorsqu’Hélène 33 l’embrasse, c’est elle qui


a pris l’initiative, et il éprouve « un abîme d’angoisse s’ouvrit en
moi, qui ne se referma plus ».
Une « répulsion 34 » subsiste. C’est le mot textuel, le même
que celui qui concerne la grand-mère paternelle. Une semaine
plus tard, c’est l’hospitalisation à Sainte Anne et Hélène se fit
avorter, avertie sans doute de ce que l’ajout de la paternité à la
confrontation énigmatique avec la signification phallique aurait
coûté à l’homme qu’elle aimait. Louis le note et il reste à se
demander pourquoi cette femme fut ainsi avertie. Il se pourrait
qu’elle ait eu les mêmes raisons de craindre les conséquences
d’une naissance pour elle-même.
Cette absence de signification phallique – qui est la raison de
la répulsion, répugnance, dit Lacan, de Joyce envers Nora – est
souvent déductible aussi des manifestations du trouble « au joint
le plus intime du sentiment de la vie », ce qui, de nos jours,
est appelé dépression. « Sentiment de la vie » est un terme qui
pourrait faire équivoque avec le sentiment du vit, si l’on me
permet cette « pornologie », pour reprendre le terme de Klos-
sowski. Si, comme le soutient le Lacan de « L’étourdit » :
« Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des
équivoques que son histoire y a laissé persister 35. »
Équivoque du français entre la vie et le pénis, le vit est
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employé dans les jeux de langage (contrepèteries, etc.), dans les
livres de Restif de la Bretonne, pour nommer le membre viril.
La notation Φο et le double de ce qu’elle désigne, l’absence
de signification phallique : ici le rapport au corps et au sexe,
se lisent clairement dans une phrase qu’Althusser dit avoir
prononcée : « L’ennui c’est qu’il y ait des corps et plus encore
des sexes 36. »
Ce qui n’empêcha pas qu’il devint en phase d’excitation un
phallophore sans ambages, plutôt « phallofort », soit porteur de
l’organe, si je puis dire, avec les dames, avec Hélène au début

33. Il l’épousera en 1976 et dira à son ami de Gaudemar : « Ça me fait une


belle jambe… »
34. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 116.
35. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 490.
36. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 31.

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LA MÉLANCOLIE D’ALTHUSSER

de leur amour : « Je montrai dans cette affaire une violence qui


devait rappeler la violence amoureuse de mon père. »
Ne fut-il pas le bon élève, « à qui les maîtres demandaient
comment s’appelle le fruit du hêtre, et quand je répondais la faîne,
j’étais un bon enfant ».
Propos dans lequel le biographe déchiffre l’Être et le gland,
pas sans justesse 37…

Un organe montre parfois une vigueur inversement propor-


tionnelle à la portée du phallus symbolique. C’est d’ailleurs un
effet classique que l’on note chez Maupassant et chez bien des
sujets psychotiques – justement, ceux chez lesquels il y a peu de
retour de la forclusion sous la forme de la métaphore délirante –,
dont peut se déduire parfois justement l’absence de la significa-
tion phallique, soit de la castration. Pour le dire autrement, c’est
l’absence de « la fonction du signifiant Phallus, comme signe
de la passion du signifiant 38 », la métaphore paternelle étant
« scription 39 » qui est là pour en faire surgir la fonction.
Mais, dans le mitan du lit qu’il partage avec Hélène, la
rivière devint profonde, pas loin du tête-bêche de Nora et James-
Augusta, Joyce toujours.
Pour ce qui est du corps, une scène de son enfance n’est pas
loin de celle de la raclée, reçue pour avoir défendu Byron auprès
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de ses camarades de collège, que subit Joyce sans broncher :
Lacan, dans son Séminaire Le Sinthome 40 met l’accent sur le
défaut imaginaire ou défaut de l’ego. Dans la narration de cet
épisode, le héros note qu’« une certaine puissance le dépouillait
de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se
dépouille de sa peau tendre et mûre 41 ».

37. Y. Moulier Boutang, op. cit., p. 287.


38. J. Lacan, « Préface », dans A. Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, Charles
Dessart, Bruxelles 1970, p. 9-20, récemment rappelée et diffusée par Patrick
Valas.
39. J. Lacan, ibid.
40. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXXIII, Le sinthome (1975-1976), Ornicar ?
n° 6 à 11.
41. J. Joyce, « Portrait de l’artiste en jeune homme », Œuvres complètes, I,
Paris, Gallimard, 1982, p. 611.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

Chez ses grands-parents, il se mit au patois morvandiau et


« subit une terrible séance » où ses camarades le « massacrèrent »
jusqu’à ce qu’il tomba « inanimé », sous leurs coups : « J’avais
eu mon compte mais sans aucune angoisse 42. »
Ego curieux qui n’empêche pas le gosse dénué du narcis-
sisme ordinaire de se faire marcher sur les pieds. On pourrait, de
même, déduire cet Ego particulier quand le biographe remarque
« la faculté de Louis Althusser d’entrer dans la peau des autres
sans limites 43 », parmi lesquels son ami Jacques Martin, ainsi
qu’Hélène. La lettre qu’elle lui adressa en 1964, très imprégnée
de notions psychanalytiques convenues, élabore une version du
clivage qui prétend expliquer à Louis sa position subjective.

JE M’APPELLE PIERRE BERGER

C’est la seconde phrase du texte intitulé Les faits. Mais le


philosophe s’attribue, dans d’autres occasions, le nom de son
grand-père, Pierre Berger. Gérard Pommier le signale très juste-
ment comme indice du peu de tenue symbolique du nom du
père, lisible dans l’usage de ce patronyme. Il est frappant aussi
de voir que le patronyme Berger, nom du père de la mère, est
repris par celle-ci à la mort de son mari. Indice peut-être du peu
de bonheur qu’elle avait connu avec celui dont elle avait pris
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le nom en l’épousant et/ou d’un attachement à son propre père
jamais substitué. Il est donc frappant qu’elle ait transmis à son
fils ce nom-là.
C’est l’introjection du grand père qui est mobilisée par Gérard
Pommier. Il distingue également deux pères, le père du sexe et
celui du nom, le père mort, reprenant ainsi le père de Totem et
tabou et celui de l’Œdipe. Pierre Berger appartient à « l’ordre de
la paternité symbolique 44 », et Pierre Berger permet « la symbo-
lisation partielle du phallus 45 » ; il est l’objet de l’introjection et
une guise de l’idéal du moi.

42. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 71.


43. Y. Moulier Boutang, op. cit., p. 117.
44. G. Pommier, op. cit., p. 108.
45. Ibid., p. 107.

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LA MÉLANCOLIE D’ALTHUSSER

Ceci fournit une suppléance partielle, mais ne permet pas de


nouer le père du nom et le père du sexe, ce que permet le désir
de la mère avec « la conjonction disjonctive du Moi idéal et de
l’Idéal du moi » comme dans la névrose.

HÉLÈNE

Hélène Legotien (son nom de résistance), Rytmann, aurait pu


avec son parcours écrire Les pérégrinations d’une paria, récit
autobiographique de Flora Tristan, qui avançait aussi que :
« L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa
femme ; [la femme] est la prolétaire du prolétaire même. »
On lui imputa, chez les amis catholiques, le passage au
communisme du philosophe, puis, chez les amis communistes,
une influence pernicieuse. Doublement prolétaire, femme, à
nourrir 46, et une mal aimée, elle aussi. Exclue du Parti, accusée
de mille forfaits dont une négligence qui aurait permis l’arres-
tation du père Larue, celui-là même qui lui avait donné ce nom,
celui d’un des premiers jésuites en Chine. Une sordide histoire
de colère d’Elsa Triolet quand Hélène ne lui rapporta pas les bas
de soie qu’elle lui demandait aurait joué un rôle – Dominique
Desanti me le confirmait récemment encore – et par deux fois
avec la voix de Louis. Elle aurait été pour lui, selon Gérard
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Pommier, l’exception qui lui permit d’adhérer à la fraternité
universelle 47. Elle serait entrée avec violence dans sa vie, se
mettant en colère quand Althusser monta, avec une autre femme,
Angeline, ce qu’alors il appela une « cérémonie » de mise en
présence de deux rivales possibles. Cette colère lui prêtait une
virilité dont il avait souvent douté et lui permit le premier rapport
sexuel. Elle eut la bonne idée de l’appeler « Le Louis ». Il lui
écrivit tout simplement, en 1962 :
« Tu m’as été d’emblée, par ce que tu étais (âge, expérience,
épreuves, connaissances, autorité naturelle de quelqu’un qui a
connu ce dont il parle) ce lien qui me manquait avec le monde
et avec moi. »

46. Lat. proletarius, de proles, race, lignée, qui est formée de pro, et alere,
nourrir.
47. G. Pommier, op. cit., p. 193.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

On ne peut ignorer le rêve qui suivit de quinze jours la lettre


qu’elle écrivit à Louis en 1964 48.
« Je dois tuer ma sœur ou elle doit mourir… une sorte de goût
du pathétique communiant… comme un arrière-goût de faire
l’amour, comme en découvrir les entrailles de ma mère ou de
sœur, ses entrailles, son cou, sa gorge, pour lui faire du bien… La
seule manière de m’en sortir : avoir l’aval de la partenaire. »
Terrible. Mais l’analyste doit savoir ce que m’apprit Jacques
Lacan lors d’un contrôle portant sur une patiente maniaco-dépres-
sive : ce qui apparaît dans ce rêve pourra être mis à ciel ouvert.
À ciel ouvert en paroles dans un moment d’excitation, mais aussi
possiblement mis en acte. C’est, je le répète, « le tranchant mortel
de la manie ». C’est ainsi.

LA SŒUR

Avec sa sœur, le rapport exista. Ceci nous dit beaucoup de la


fonction prothétique de La femme – sœur, miroir, soutien imagi-
naire, identification transitive, comme l’avance Gérard Pommier.
Althusser data sa première mélancolie de la même date que celle
qui toucha sa sœur Georgette, Géo, Georges, celle qui est toujours
là. Comme si le symptôme, terme qui est fait du grec ptoma, la
ptose, la chute, ce qui tombe sur un sujet ne lui apparaissait que
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quand il tomba sur… elle. Elle, qui permit peut-être à l’écriture
philosophique d’exister et de suppléer. Prothèse, c’est le mot
employé par Kierkegaard lui-même comme par la biographe de
Virginia Woolf, autres « mélancoliques de génie ».
Miroir, c’est le mot qu’Althusser emploie en 1963 dans une
lettre à Lacan, à propos de son texte paru dans le numéro 110
de La pensée, revue théorique du parti communiste : « Sur la
dialectique matérialiste », dans laquelle il découvre entre Lacan
et lui un rapport en miroir : « Vous verrez pourtant où j’en étais,
comme en miroir 49… »
Althusser juge que Lacan a rapport à Freud sous une forme
paradoxale : celle de l’interdit, bien au-delà de Freud ; et il impute

48. Y. Moulier Boutang, op. cit., p. 117-118.


49. L. Althusser, Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Stock/Imec, 1993,
p. 275.

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LA MÉLANCOLIE D’ALTHUSSER

à Lacan une discontinuité absolue par rapport à Freud, peut-être


la même qu’il pense être la sienne par rapport à Marx.
Gérard Pommier cite Althusser, quand il écrit : « Oh, ma
sœur, enclose dans ma pensée comme une île que je sais sur la
carte… »
C’est que ce savoir-là est possible, contrairement au génital,
une île dont nul ne connaît la carte, disait l’habitant du 5 rue
de Lille, bien avant de lancer son trop fameux et souvent mal
compris : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Certes, il y a le
rapport avec la sœur chez Louis et il la sait, sur la carte, cette
île-là. Il se pourrait que l’amour pour la sœur soit la matrice
d’un amour tel que celui qu’il éprouva pour Franca, la madone,
à laquelle il écrit, en évoquant aussi une île, la Sicile, dans une
lettre de septembre 1961 :
« J’écris ton nom en tremblant, en tremblant du désir insatiable
de n’écrire que ton nom,
Aide-moi à remplacer ton nom par d’autres mots.
Tu es la seule Sicile que je connaisse. »
Angélisme 50 ? Et qui a jamais su le sexe des anges ? C’est une
des formes de la suspension entre les sexes, ajouterai-je, telle que
Lacan la signale chez le Bloom d’Ulysse, chez Joyce. Joyce qui
écrit Finnegans Wake en élation, dans « l’élangues », reprenant
Philippe Sollers, dans un état proche de la manie, un état d’exci-
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tation, ce sur quoi on n’insiste jamais.
Comme souvent, en effet, la sœur est La femme qu’il aurait
pu être, effet du pousse-à-la femme. La clinique nous montre que
bien des sœurs ou des épouses épargnent ce destin à leur frère ou
leur mari.
Althusser courait le risque du pousse-à-la femme, en effet : il
lui arrivait de se sentir « une femme d’intérieur » dit-il dans le
passage justement relevé.

50. G. Pommier, Les corps angéliques de la postmodernité, Paris, Calmann-


Lévy, 2000.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

L’ÉCRITURE

Voici comment l’écriture fait point d’arrêt à la manie :


« Si l’écriture interrompt la fuite infinie des vocables, si un
mot écrit, une fois jetée l’encre, ne va pas naviguer plus loin,
c’est que, arrimée au papier, il se leste du regard de qui le lira
un jour. Au fur et à mesure que les lettres s’ancrent l’horreur
s’émiette 51. »
C’est bien ainsi, en effet, et c’est ce dont joue Joyce quand
il définit son moi, son ego, comme Squidself 52, moi calamar,
jeteur d’encre qui s’ancre dans l’offre à jouir au lecteur, limitant
la jouissance de l’Autre à cet appât qu’est l’écriture, son œuvre
dans laquelle il a mis « tant d’énigmes et de rébus qu’ils occu-
peront les professeurs à discuter pendant des siècles sur ce qu’il
a à dire 53 ».
Mais la « contrainte à écrire », remarque Gérard Pommier, le
pousse à l’écriture, il s’adresse à l’Université aussi, mais encore
au Parti, à l’Église, en somme à des « increvables 54 », « monstres
institutionnels » impossibles à introjecter et détruire. C’est ce
qui pourrait éviter le passage à la mélancolie au moment de la
publication. Le lecteur potentiel, « ce quodlibet ens 55, distingué
par les scholastiques » est substituable et, comme tel, « non pas
immortel », mais « phœnix » toujours relevé par un autre. Joyce,
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lui, avait rêvé d’un lecteur « qui consacre sa vie entière à lire, un
lecteur idéal souffrant de l’idéale insomnie 56 ».
Il n’a pas été sans en trouver plus d’un.
Les très fines considérations sur cette écriture salvatrice sont
précédées d’un éclairage très précis sur le comique maniaque et
le discours maniaque qu’il faut lire pas à pas. Matérialité du mot,

51. G. Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser, op. cit., p. 290.


52. F. Gorog, « Joyce le prudent », La cause freudienne n° 23, L’énigme et la
psychose, 1993. Dès lors Joyce devient, comme il dit, le squid-self, c’est-à-dire
le soi calamar, lequel, comme on le sait, jette de l’encre et que le traducteur a
élégamment appelé l’appâture, soit l’offre à jouir.
53. J. Joyce, « Entretien avec J.-B. Meschin » (1956) cité par Ellmann, op. cit.,
t. 2, p. 194 dans F. Gorog, « Joyce le prudent », op. cit.
54. G. Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser, op. cit., p. 289.
55. Ibid, p. 289.
56. J. Joyce, cité par Ellmann, op, cit., t. 2, p. 363.

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LA MÉLANCOLIE D’ALTHUSSER

« motérialité » ajouterai-je avec Lacan, c’est ce que le mot doit


perdre lorsqu’il prend son sens d’un autre mot, et c’est ainsi que
« un vocable défini par un autre vocable tisse un écran qui sépare
le sujet du réel 57 ». C’est ce que la manie défait dans une tentative
totalitaire.
« La nécessité de la négation de l’origine, thème philo-
sophique althussérien récurrent… » qu’il est très adéquat de
signaler pourrait s’écrire, avec Lacan, « négation de l’origyne 58 »
où s’entend, derrière la mère, la femme, sa voracité, sa bouche,
os, oris, et « cette horreur d’un néant premier (l’angoisse de la
castration maternelle) 59 ».

DE L’ÉGLISE AU PARTI

Parmi les raisons du glissement de l’Althusser catholique plus


longtemps qu’il ne le crut lui-même à l’Althusser communiste, de
« la double militance », il y a, thème connu, à saisir des « inva-
riants » autour de la fraternité qu’elle soit en le Christ ou dans
l’espoir des lendemains qui chantent. Rédemption dans l’au-delà
ou dans le présent. Dans les deux cas, pour Gérard Pommier, la
fraternité vient là où le dogme paternel défaille. Faut-il y ajouter
la relation entre la religion du fils et le souci, écologique ou capi-
taliste, de transmettre une planète ou un budget après ces deux
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temps récemment ?

UN COUP DE GÉNIE

Un coup de génie, c’est ainsi qu’est qualifiée l’introduction


par Althusser du texte de Freud sur La dénégation dans un
commentaire de Hegel 60. La démonstration est convaincante et
loin d’une pensée du tout sunoptikos, définition platonicienne de
la philosophie que relève Althusser 61.

57. G. Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser, op. cit., p. 275.


58. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 457.
59. G. Pommier, La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser, op. cit., p. 269.
60. Ibid., p. 328.
61. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 163.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

La mélancolie de génie est ici exemplifiée, et non pas simple


idéalisation de la folie.
Gérard Pommier démontre, dans ce livre, combien le clinicien
peut apprendre du mélancolique de génie. À certaines condi-
tions : quand il sait ce dont il parle, la clinique, qu’il est heureu-
sement éclairé par la philosophie – Plutarque pouvait dire que
philosophie et médecine relèvent d’un seul et même domaine,
mia chora, ce que Michel Foucault rappelle dans Le souci de
soi – et qu’enfin et surtout il est « dans une position à quoi seule
introduit la logique de la cure 62 ».
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62. J. Lacan, « Présentation de la traduction de P. Duquenne : “Mémoires d’un


névropathe (D.P. Schreber)” », Cahiers pour l’Analyse, 1966 ; Autres écrits,
Paris, Le Seuil, 2001.

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