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CAVAILLÈS ET LAUTMAN, DEUX PIONNIERS

Author(s): Gilles-Gaston Granger


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 192, No. 3, PHILOSOPHER EN
FRANCE (1940-1944) (JUILLET-SEPTEMBRE 2002), pp. 293-301
Published by: Presses Universitaires de France
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CAVAILLÈS ET LAUTMAN,
DEUX PIONNIERS

Tous deux nés dans les premièresannées du XXesiècle,étudiants


à l'École normale,liés d'amitié. Tous deux étaient membresde la
Résistance, et Cavaillès, l'un de ses chefs nationaux. Tous deux
fusilléspar les nazis. Lautman avait 36 ans à sa mort,Cavaillès
avait 40 ans. Gaston Bachelard, dans une lettre datée de jan-
vier 1938, écrità Lautman qu'il est, avec Cavaillès, « un représen-
tant de la jeune équipe qui ramènera la philosophie aux tâches
héroïquesde la pensée difficile» (Revue d'histoiredes sciences,XV,
1, 1987, p. 129).
Il exprimaitl'espoir qu'ils formentdes disciples,vœu qui mal-
heureusementne put être que rarementaccompli. Ayant eu moi-
même le privilège d'être un étudiant de Cavaillès, je tenterai
d'esquisser le contenu et la portée des contributionscomplémen-
tairesque les deux penseursprématurément et tragiquementdispa-
rus ont apportées à une interprétationhistoriqueet philosophique
des mathématiques.

Un point de départ

Je prendsici l'expression« point de départ » au double sens de


pointd'origineet de pointde déviation.Au momentoù Lautman et
Cavaillès firentleurs études, trois traits caractérisaientla philo-
sophie françaisedes mathématiques.
1. L'importancede l'enseignementde Léon Brunschvicgdomi-
nant l'Universitéfrançaise.
L'œuvre maîtressede Brunschvicg(Les étapesde la philosophie
des mathématiques, 2eéd., 1922) considéraitcertesles problèmeshis-
toriques de cettedisciplinedans leurdétail,mais sans proposervrai-
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Granger

mentune analyse des œuvresindividuelles.Brunschvicgest un phi-


losophe de la rationalité,dont le paradigmeest pour lui la pensée
mathématique. Mais sa conception idéaliste du rationnel et du
logique est assez restrictive,
bien qu'il ait insistésur l'aspect évolu-
tifde la Raison. Aussi bien favorise-t-ilun concept du développe-
ment historiquedes mathématiquescomme dominé par son idéa-
lisme philosophique, ce qui ne laisse pas de biaiser parfois ses
interprétations .
2. L'influencede H. Poincaré comme autorité mathématique
discutantla naturede cette science.
Poincaré est fortement contraireau logicismeet mêmedédaigne
le simpleusage du symbolismelogique. Il insisteconstammentsur
la réalitéd'élémentssynthétiques a priorien mathématique.Il qua-
lifiesa propre conceptionde « pragmatisme», par quoi il entend
que les objets mathématiquesne devraientpas être définiscomme
des notionsabstraites,ces définitionsdevant les atteindredirecte-
ment comme objets individuels.Néanmoins,il ne va pas jusqu'à
rejoindrele « platonisme» d'Hadamard, et il se borne à mettreen
vedettele caractèreeffectif des constructions mathématiques.
3. Mais aussi influencede l'Ecole germanique: Hilbert,Emmy
Noether.Cavaillès et Lautman ont tous les deux séjournéen Alle-
magne à Göttingen et Hambourg ; ils ont aussi maintenu des
contacts avec leurs contemporainsde la jeune École Bourbaki de
mathématiciensfrançais: H. Cartan, Cl. Chevalley,J. Dieudonné,
Ch. Ehresmann,AndréWeil, J. Herbrand...
Quoique la pensée de Cavaillès et celle de Lautman aient été
partiellementinfluencéespar ce contextephilosophique,ils ont très
réellementouvertde nouvellesvoies. Le problèmequi leur est com-
mun est celui de la possibilité et de l'opportunitéde fonderet
d'expliquerla féconditédes mathématiques; mais leursœuvresres-
pectivesmanifestentdeux stylestrèsdifférents de philosopher.
Chez Lautman on trouveune vision plus ample de la mathéma-
tique contemporaine,mais une analyse plus superficielledes nom-
breusesthéoriesmathématiquesexposées. Les travaux de Cavaillès
offrent au lecteurattentifun examen trèsprofonddes contributions
effectivesde quelques mathématiciens,souvent récents,mais déjà
classiques commeDedekind ou Cantor...
La pensée de Lautman semble procéderde larges perspectives
surdes faitsmathématiquespriscommeexemples,et cettegénérali-
sation peut apparaître quelquefoiscomme aventureuse,laxiste ou
mêmeun peu confuse.Cavaillès part de faitsmathématiquesprécis
examinés à fond pour en proposer une interprétationphiloso-
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phique. Il est ramenéle plus souvent à des thèmesphilosophiques


classiques,reformulés et renouvelésdans une perspectivemathéma-
tique. Ses considérationspeuvent souffrirde quelque obscurité,
mais témoignenttoujoursd'une compréhensionprofonde.
En somme, deux leçons complémentairesselon deux manières
différentes,nouvelleset fécondes,de fairede l'histoireet de la philo-
sophie des mathématiques,malheureusementinterrompues,et qui
ont trop rarementet trop tardivementreçu l'accueil qu'elles méri-
taient en France et à l'étranger.Je choisirai trois aspects impor-
tants pour présenteret distinguerleurs contributionsrespectives:
1 /la réalitédes objets mathématiques;
2 /rapportsde la logique et de la mathématique;
3 /historicitéet mouvementintrinsèquedes mathématiques.

La réalitédes objetsmathématiques

1. Cavaillès : Intuitionetexpérience

Pour Cavaillès, l'expérience,l'expériencemathématique,est un


ressortfondamentalde la productiondes objets : « J'ai essayé de
définirl'expériencemathématiqueen me réclamantdu patronage
de Spinoza », écrit-ilà son père (23 janvier 1938, in G. Ferrière).
Discutant en 1939 à la Société françaisede philosophela thèse de
son ami Lautman, il dit : « Par "expérience"j'entends un système
de gestes,gouvernépar une règle et soumis à des conditionsindé-
pendantesde ces gestes» (in Cavaillès, Philosophiedes sciences,Éd.
Hermann,p. 601) ; il ne s'agit naturellementpas d'une expérience
physique,ni même,si l'on eut risqué cet oxymoron, d'une expérience
empirique.
Quand il parle d' « empirisme», que veut-ildire ? Dans Méthode
axiomatiqueetformalisme(p. 18), il explique qu'il se réfèrealors « à
la simultanéitéde la mathématiqueavec son travail présent,empi-
risme encore puisqu'il ne s'agit que de décrirele travail effectif,
mais empirismede la pensée en acte, sans autre référenceque le
devenirimprévisibledes mathématiques».
Cetteexpériencedes objets mathématiquesne doit pas êtrerap-
portée à l'intuitionkantienne(et il prononcel'échec du kantisme,
précisémentanalysé dans Logique et théoriede la science et dans
Transfiniet continu),ni à l'intuitionhusserlienne,trop statique.
L' « intuition», si elle était irréductibleet donnée absolument,
serait« un arrêtsans pensée » (Transfinietcontinu,p. 21, in Philo-
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sophiedes sciences,p. 469). Dans cette acception,il n'y a pas à pro-


prementparler d'à priori: même la logique, consistantà vérifier
une procédure,est une expérience.L'intuition,pour autant qu'elle
est une façon de prendreen compte des objets mathématiques,est
en progrèsconstantet construitses momentset niveaux successifs
pari passu avec la créationnécessairede nouveaux concepts.

2. Lautman : structure
et existence

L'opposition de ces deux termesexprimela positionpar Laut-


man du problèmede l'objet mathématique.Les structuresabstrai-
tes sont séminaleset déterminentla nature des domaines d'objets.
Par exemple,la structured'une surfacede Riemann engendreun
typespécifiquede fonctionsalgébriquessurelle définies.D'un point
de vue plus général,il y a une relationréciproqueentreles proprié-
tés structuralesdes systèmesformelset les propriétés« extensives»
des champs d'objets correspondants.
Plus profondément,objets mathématiques et structuressont
l'incarnationd' « idées ». Dans cette perspective,Lautman tente
d'abord de mettreau jour de grandsschemesstructurels qui domine-
raientl'élaborationde vues corrélativesconcernantles objets. Par
exemple, l'opposition local/global(l'introductioncomme globales
par Cauchy et Riemann des fonctionsanalytiques,et la définition
de Weierstrassau moyende sériesconvergentes,qui est de nature
locale). Il introduiten outre des schemesde genèse,dans lesquels
l'existenced'une entitéémergede la décompositionstructuraled'un
domaine de base (Essai sur les notionsde structure et d'existence,
p. 100). Le principal exemple est tiré des théorèmes d'existence
dans la théoriedes corpsde classes, qui dépendentde la décomposi-
tion en classes des idéaux du corpsde base. L'inspirationest ici clai-
rementplatonicienne,en un sens tout à fait authentique.En quel-
ques endroitsdes œuvres de Lautman, on trouve cependant de
brèves allusionsà une tentativepour rattachersa conceptionde la
genèsedes objets à une théorieheideggérienne de l'être trèsvague-
ment indiquée : « Comme dans la philosophied'Heidegger, il est
possible de voir dans la philosophiedes mathématiquestelle que
nous la concevons,l'activité fondamentalese transformanten la
genèsede notionsconcernantla réalité» (Nouvellesrecherches sur la
structuredialectiquedes mathématiques, Hermann, 1939, p. 226).
L'ami Cavaillès, dans une lettredatée du 7 novembre1938, se réfé-
rant à cet essai, parle alors, avec beaucoup de bienveillance,de
« possiblesmalentendus»...
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Quoi qu'il en soit, Lautman tout comme Cavaillès, dans la


mesureoù leursmotivationsprofondescoïncident,sur la base d'une
interprétationde l'objectivité,mathématique,et par-delà, propo-
sent une perspectivesur la rationalitéen général,inspiréechez le
premierpar Platon, et chez le second,profondément et plus secrète-
ment,par Spinoza.

Logique,penséeformelleet mathématique

Quel est alors le rôle de la pensée formelledans les opérationsde


la Raison, et spécialementdes mathématiques?

à la logique
1. Lautman : La penséeformellen'estpas restreinte

Lautman rejette vigoureusementla thèse du Cercle de Vienne


d'un positivismelogique réduisantles mathématiquesau dévelop-
pementtautologiqued'une pure logique : « Les schemeslogiques...
ne sont pas antérieursà leur actualisationdans une théoriemathé-
matique » (Essai sur les notionsde structure...,p. 142). La philo-
sophie doit réaliserle « dramelogique » qui a lieu dans les théories.
De telle sorte que la tâche de la philosophiene serait pas de redé-
couvrirdans les mathématiquesles problèmeslogiquesde la méta-
physiqueclassique, mais de partird'une compréhensionde la struc-
turedes théoriespour atteindreles problèmeslogiques (ibid.). Cette
remarquepourraitaisémentêtreinterprétéecommeune critiquede
Cavaillès. Pour Lautman, la pensée formellene semblepas avoir de
statut propre; ce qui lui paraît importantest la solidaritéentreun
ensembled'opérationsformelles,mais non pas purementlogiques,
et l'existenced'un domaine d'objets (ibid., p. 95).
Même dans le champ de la logique, Lautman insiste sur la
mutuelledépendancede considérationssyntaxiques(structurales)et
de considérationssémantiques(matérielles,extensives).« L'essence
d'une formes'actualise dans une matièrequ'elle crée,l'essenced'une
matièreproduitles formesque sa structuredessine.»

2. Cavaillès : paradigmeet thématisation


Cavaillès insistelui aussi sur cette solidaritémais d'une manière
différente.Pour lui, fonderla mathématique,c'est réellementla for-
maliser.Dans Sur la logiqueet la théoriede la science,il met au jour
la notionde formelogique indispensableà une théoriede la science,
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son problèmeprincipalétant d'expliqueren quel sens et dans quelle


mesure la pensée est alors formelle.Mais, en dépit de l'adjectif
« logique », sa formene peut êtreréduiteà de la logique pure. Com-
mentant Hubert avec faveur, il écrit: « II n'y a pas de pensée
logique pure, la logique n'est qu'un constituantnon isolable de
toute pensée fonctionnantvéritablement» (Méthodeaxiomatiqueet
formalisme, p. 92).
A l'intérieurmême de la pensée logique, des contenussont pré-
sents : « II faut que la créationse situe dans ce sensibleque repré-
sentel'espace combinatoire...Tel est le double rôle du signe,mixte,
lui aussi, intellectuel- sensible» (ibid., p. 94).
Cette forme« logique » est décriteen termesd'actes de pensée ;
elle apparaît comme constitutive des objets mathématiques,et son
opposition aux contenus n'est clairement que relative,et nullement
absolue. Au niveau de la constructionde conceptsd'objets mathé-
matiques, la forme« paradigmatique» est une réduction cano-
nique, qui expose l'aspect opératoirede la procédure,vidée de ses
contenusvariables. Par exemple,le conceptd'équation algébrique,
qui distinguedes variables et des paramètres,constitueune struc-
tureparadigmatique.Mais quand la formeopératoireelle-mêmese
trouvemobilisée,thématisée, considéréecommeune espèce nouvelle
d'objet variable, doué de nouvelles propriétésformellesdonnant
lieu à diversesactualisations,on obtientdes structuresplus abstrai-
tes, ou plutôt des lois de construction,telles,dans le cas présentde
l'algèbre,les notionsde groupe,d'anneau de corps,etc. Métaphori-
quement,le paradigmeest un procès « horizontal» ; la thématisa-
tion,un procès « vertical». Tous deux sont les produitsd'actes de
pensée créatrice,et non la simpleunificationd'un diversdonné,ni
simplementl'expulsionde contenusd'une formepréexistante.
Cette double procédurede dissociationdes formes« libère un
sens », c'est-à-dire que toute forme exhibée doit être comprise
comme renouvellement virtuelde contenuspossibles. Ce serait donc
une erreurde détournercette thèse en une interprétationwittgen-
steinienne,assimilantles objets à leur mode de construction; ils
sont bien en effetla trace d'opérations,mais une trace immédiate-
ment stabilisée, à un niveau supérieur,comme point de départ
d'une nouvelle opération. En mathématiques,la philosophiedoit
éluciderle mouvementqui expliciteles structures,à la foisdans la
construction« paradigmatique» de formescanoniques et dans la
manifestation« thématisante» de leur principeactif.Mais ce mou-
vement, quoique actualisé dans un activité libre,n'en révèle pas
moinsune nécessitéconstitutivedes objets mathématiques.
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L'histoireet le mouvementintrinsèque
du développement des mathématiques

Commentcettenécessitéinternese révèle-t-elledans l'histoire?

1. Lautman : la notiond'une « dialectique» mathématique

Le mot « dialectique » est utilisépar Lautman en un sens plato-


nicien(Nouvellesrecherches, p. 204) : « En mathématiques,les rela-
tions idéales d'une dialectique, abstraiteet supérieureà la mathé-
matique, sont concrètementréalisées.» Son intentionn'est pas de
montrerqu'une nécessitéinterneest directementà l'œuvre dans
l'évolution des théoriesmathématiques,mais de reconnaîtredans
cetteévolutionle refletdu pouvoird'idées,dont l'action rationnelle
s'étend au-delà du champ mathématique. De là l'intérêt plutôt
faible qu'il porte à l'histoireproprementdite.
Plutôt que des momentshistoriquementcaractérisés,Lautman
introduitla notion de « mixte» ; le mot est platonicien,la notion
plutôt kantienne.Le processusde déterminationd'objets par des
structuresformellesindiqué plus haut requiertsouventun intermé-
diaire entre« le domaine et l'entité». La structurede tels « mix-
tes » « imitecelle du domaine dont ils participent,et leurséléments
appartiennentdéjà au genre des entités qui doivent naître sur le
domaine » (Essai, p. 106). Lautman les rapproche des schemes
transcendantauxkantiens; un exemple en serait donné par la ten-
tative de Herbrandde réduireles propositionsquantifiéesdu calcul
des prédicatsaux propositionssimplesdu calcul propositionnel: il
introduitun champ finide valeurs métamathématiquescorrespon-
dant au champ infinides valeurs des variables (ibid., p. 108). De
même, la notion d'espace de Hubert est interprétéecomme un
« mixte», dontla structuretopologiqueest infinie,tandis qu'il pos-
sède une structurealgébrique finie déterminéepar ses vecteurs
propres.

2. Cavaillès : la nécessitéinterned'une histoiredes concepts

Contrairementà Lautman, Cavaillès reconnaîtà l'histoireune


valeur intrinsèque,sans pourtanten aucune manièrerejoindreune
conceptionhégéliennede la Raison. Il rejettela thèse d'une déter-
minationde la successiondes conceptsmathématiquespar une cau-
salité externe,dont le rôle serait tout au plus secondaire; mais il
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rejetteégalementla thèse d'une déterminationpurementtranscen-


dantale, selon laquelle la successionhistoriquene feraitriende plus
que «révéler des significationsauthentiques» (Sur la logique.,.,
p. 76). La progressivitédans l'appréhensiondes conceptsn'est pas
un accident empirique,elle est essentielle,« la caractéristiquede
l'intelligible» (ibid., p. 36). Thèse qui semble, de façon marquée,
influencéepar les idées spinozistestouchant les modes finiset la
connaissancedu second genre.
En fait, le progrèsdes concepts mathématiquesest décritpar
Cavaillès sur le cas d'exemples particuliers,où des obstacles à
l'application d'une règle suggèrent,ou plutôt imposent,une res-
tructuration,de sorteque « la nécessitédialectique se masque sous
un échec ». L'objet mathématique est alors reconstruitdans une
« nouvelle expérience qui ne se donne que par un effortpositif
d'authentiqueaperception» (Méthodeaxiomatique...,p. 183). L'in-
sistance sur le mot « expérience» pourrait donner l'impression
fausse que la philosophiede Cavaillès est une « philosophiede la
conscience», contrairementà sa constante revendicationd'une
« philosophiedu concept» ; mais, comme on l'a noté plus haut,
l'expérience n'est pas pour lui un état de conscience, mais un
système d'actions, et les concepts sont des résultats amenés à
l'existence par notre travail, par nos laborieux actes de pensée,
cependantqu'une foisconstruitsils sonten mêmetempsnécessaires
et indépendantsde ces actes. La pensée mathématique n'est pas
vide, elle expose des contenusréels. Si l'on me permetd'aventurer
une interprétationde cette oppositionpoint trop claire : concept/
conscience,je dirais que le mot de « conscience» s'applique aux
opérationsde pensée isolées,figurantune unité synthétiquevide
nécessairementancrée au sujet. Au contraire,le concept seraitune
systématisationdes actes opérateurs,introduisantdes contenus,et
qui va au-delà des actes en tant qu'ils procèdentd'un sujet. Peut-
êtrecette suggestionpourrait-elleêtre confortéepar une remarque
finale,énigmatique,de Transfinietcontinu(p. 274), où Cavaillès dit
que, de « la solidarité effectived'un développement réglé [des
concepts]», « la justificationintelligibleest à la fois hors de la
conditionhumainepour êtreintégraleet pourtantau moinsen idée
peut-êtreune de ses caractéristiquesessentielles».
Texte qui fait au moins entrevoirune philosophietotale de la
Raison qui, me semble-t-il,aurait pu se développerdans une pers-
pectiverenouveléedu spinozisme.
Selon deux voies certes différentes, et qui peut-êtrese fussent
encore davantage écartées, Cavaillès et Lautman ont cependant
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tous les deux proposéune idée de la rationalitéfondéesurune inter-


prétation précise des œuvres de science; leur influence a été
modesteet sans doute n'a jamais été relayée par les grandsinstru-
ments de la communication.Mais on peut reconnaîtrecependant
chez quelques philosopheset scientifiquesdes générationsrécentes
le renouveau,appelé par Gaston Bachelard, d'un attraitpour « les
tâches héroïques de la pensée difficile», dont ils ont été, chacun
selon son style,les promoteurs.
Gilles-Gaston GRANGER,
Collège de France.

Revue d'histoiredes sciences,XL-1, 1987 (H. Sinaceur, G. Heinzlmann,


C. Chevalley,J. Petitot).
H. Sinaceur,Jean Cavaillès,philosophieetmathématique, Paris, PUF,1994.
J. Cavaillès, Œuvres complètesde philosophiedes sciences,Paris, Hermann,
1994.
A. Lautman, Essai surles notionsde structureetd existenceen mathématique,
Paris, Hermann,1937.
- Essai sur l'unité des sciences mathématiquesdans leur développement
actuel,Paris, Hermann, 1937.
- Essai sur l'unitédes mathématiques et diversécrits,Paris, UGE,1977.

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