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Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi
9 décembre 2021 - Leçon inaugurale no 306
Économie du climat et politiques climatiques
Économie et éthique de nos responsabilités envers les générations
futures
Incertitudes et actualisation
Valeur du carbone
Les leçons inaugurales du Collège de France
Les leçons inaugurales publiées dans la collection Collège
de France / Fayard
Leçon inaugurale
prononcée au Collège de France
le jeudi 9 décembre 2021
Mesdames, Messieurs,
Les enjeux du climat et, plus globalement, ceux qui sont liés à la
soutenabilité de notre prospérité, nous obligent à rationaliser notre conception
de nos responsabilités envers les humains qui vivront sur cette Terre dans les
siècles à venir, ainsi qu’à traduire concrètement cela en outils d’évaluation de
nos actions et d’aide à la décision. Entre le court-termisme supposé des
marchés financiers et le jusqu’au-boutisme des tenants de la théorie de la
décroissance et de la frugalité, en passant par les préoccupations de pouvoir
d’achat des Gilets jaunes, existe-t-il des fondements scientifiques à une
théorie de l’individu ou de l’entreprise « environnementalement »
responsable dont on pourrait déduire une technique opérationnelle
d’évaluation permettant de juger chaque action à l’aune de son apport au bien
commun ? À l’occasion de cette leçon inaugurale, je vais chercher à vous
convaincre que tel est le cas. Dans notre monde gagné par un relativisme
intégral, où tous les arguments se valent, en particulier quand il s’agit de
réduction des émissions de CO2, et où tout ce qui est vert est a priori
désirable, il est urgent de remettre de la rationalité dans un débat où les
idéologies prennent le dessus au détriment de l’efficacité et de la crédibilité
des politiques engagées.
INCERTITUDES ET ACTUALISATION
Nos responsabilités envers les générations futures sont donc naturellement
atténuées par la croissance économique, et un taux d’actualisation élevé
traduit cette idée en termes opérationnels. Néanmoins, tout ceci repose sur
l’hypothèse d’une poursuite de la croissance économique dans les décennies
et siècles à venir. Il est aisé de se revendiquer comme la génération pauvre
pour se défausser de nos responsabilités. C’est d’autant plus vrai que de
nombreux économistes, comme Lawrence Summers ou Robert Gordon,
proclament la « fin de l’histoire », c’est-à-dire la fin d’un cycle de deux
siècles de l’histoire de l’humanité, faits de découvertes scientifiques majeures
et d’une succession de révolutions industrielles. Depuis le milieu du siècle
dernier, chaque innovation majeure semble être associée à une révolution
économique de moindre ampleur, en écho à Robert Solow qui observait en
1987 que l’on voyait « des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de
productivité18 ». Cependant, d’autres voix s’élèvent pour annoncer un nouvel
âge de croissance grâce à une nouvelle vague d’innovations majeures (ARN
messager, intelligence artificielle, réalité virtuelle, conquête de l’espace,
énergies renouvelables quasi gratuites, etc.).
En réalité, notre représentation de l’avenir est par nature entachée
d’incertitudes profondes, en particulier pour les horizons temporels les plus
longs. L’utilisation de la formule de Ramsey comme référence éthique de nos
responsabilités intergénérationnelles est donc totalement inappropriée dès
lors que nous reconnaissons ces incertitudes profondes. Il est affligeant de
constater qu’elle reste la référence, que ce soit lors de l’intense débat
d’experts qui accompagna la publication du rapport Stern en 2006, ou à
l’occasion de la révision des taux d’actualisation publics en Grande-Bretagne,
aux États-Unis et dans l’Union européenne. Or, par introspection, il est
intuitif que ces incertitudes jouent un rôle clé dans notre propension à
sacrifier le présent à l’avenir. Depuis John Keynes, les macro-économistes
ont vérifié empiriquement que lorsqu’ils sont confrontés à une augmentation
de l’incertitude pesant sur leur prospérité future, les ménages augmentent leur
épargne « de précaution ». En d’autres termes, ils désirent transférer
davantage de leurs revenus vers l’avenir lorsque celui-ci devient plus
incertain. Avec Jacques Drèze et Franco Modigliani19, suivis depuis par Louis
Eeckhoudt et d’autres, j’ai montré au début de ma carrière qu’un tel
comportement de prudence est optimal lorsque l’utilité marginale de la
consommation est non seulement décroissante, mais aussi convexe. Si une
telle stratégie est désirable du point de vue d’un individu, elle doit l’être aussi
au niveau collectif. Pour accroître les investissements de précaution, il faut
réduire le taux d’actualisation qui pénalise le futur. L’incertitude affectant la
prospérité future de l’humanité accroît la valeur sociale de toute action
permettant de transférer du pouvoir d’achat de façon certaine vers l’avenir.
C’est dans le domaine de la théorie de la finance que s’est développée une
analyse de l’impact de l’incertitude sur la valeur des actifs et des
investissements. Robert Lucas20 et plusieurs autres l’ont construite il y a une
cinquantaine d’années sur la base de la théorie de l’espérance d’utilité, avec
pour objectif d’expliquer le prix des actifs observés sur les marchés
financiers. Au départ, ils ont émis l’hypothèse d’un mouvement brownien
géométrique pour décrire les anticipations de croissance économique. Cela a
conduit à un échec retentissant, malgré l’obtention du prix Nobel pour
certains de ces auteurs. En effet, dans une économie de marché, le taux
d’intérêt reflète le taux auquel les acteurs économiques devraient actualiser
leur projet d’investissement sans risque. Ce taux d’actualisation de marché ne
fut que de 1 % en moyenne aux États-Unis durant le siècle dernier, ce qui
signifie un degré de long-termisme beaucoup plus prononcé que ce que nous
recommande la formule de Ramsey. Et comme la volatilité historique autour
de la tendance observée de croissance de 2 % reste faible en pratique, le taux
d’actualisation du modèle de Lucas n’est guère éloigné de celui engendré par
l’application de la formule de Ramsey, autour de 3,5 %. Cette forte différence
entre le 1 % observé sur les marchés et les 3,5 % prédits par le modèle atteste
son échec.
Pour des horizons temporels se mesurant en siècles, il faut penser l’avenir
et les incertitudes qui pèsent sur lui de façon nouvelle. Ainsi, si les instituts
de prévision économique sont capables d’estimer avec une bonne précision la
tendance de croissance à six mois ou à un an, nous devons reconnaître que la
tendance de croissance sur la décennie ou le siècle à venir est pour le moins
ambiguë. Le modèle est aussi très sensible aux probabilités des événements
extrêmes. Comme l’a montré mon coauteur Martin Weitzman21, remplacer
l’hypothèse de la courbe en cloche gaussienne par celle d’une loi de Student,
dont les queues de distribution sont un peu plus épaisses, renverse le
paradoxe du taux sans risque. En effet, dans cette représentation de
l’incertitude, nous devrions utiliser un taux d’actualisation sans risque
beaucoup plus faible que celui observé sur les marchés. En fait, dans un tel
contexte, il faudrait accepter de mettre en œuvre tout investissement qui
permettrait de transférer des revenus sans risque vers l’avenir, quel que soit
leur rendement, et ceci bien que ceux qui en bénéficieront à l’avenir seront
plus prospères que nous, en tout cas en espérance. L’impact du risque sur la
décision socialement désirable l’emporte ici sur toute considération de
redistribution intergénérationnelle.
J’ai montré que la persistance des chocs macro-économiques à venir tend à
magnifier les incertitudes qui pèsent sur le long terme. Un changement de
régime de croissance, du type des révolutions industrielles que nous avons
connues depuis deux siècles, ou au contraire de périodes prolongées de
stagnation peut-être séculaire, illustre parfaitement cette notion de persistance
des chocs. Leur plausibilité accroît les incertitudes de long terme beaucoup
plus que ne le fait le mouvement brownien géométrique traditionnellement
utilisé en économie et en finance pour décrire la croissance anticipée. Cela
doit nous conduire à favoriser les projets sans risque dont les bénéfices se
matérialisent dans un temps plus long. Techniquement, il s’agit d’utiliser un
taux d’actualisation plus faible pour ces horizons plus longs. À titre illustratif,
imaginons une économie croissante à 2 % par an. Néanmoins, il est possible
qu’elle soit à la veille d’une crise majeure et durable, qui imposerait une
stagnation économique définitive. Dans ce cas, le taux d’actualisation qu’il
faudrait utiliser pour évaluer les politiques publiques et les investissements
privés sans risque serait de 4 % par application de la règle de Ramsey pour
des actions à impact immédiat. Mais j’ai montré qu’un taux d’actualisation
nul devrait être utilisé pour évaluer les impacts à très long terme. Plus
généralement, l’existence d’une incertitude pesant sur les paramètres du
processus stochastique gouvernant l’évolution des revenus nous oblige à
utiliser un taux d’actualisation plus faible pour des horizons plus longs. Plus
précisément, j’ai montré que, dans ce cas, il faut utiliser le taux
d’actualisation le plus faible parmi toutes les combinaisons possibles des
valeurs des paramètres pour les horizons temporels les plus éloignés.
En d’autres termes, mes travaux dans ce domaine démontrent que les
principes orthodoxes de la science économique sont compatibles avec la
notion de soutenabilité et la défense de l’environnement quand on reconnaît
la profondeur des incertitudes qui pèsent sur le destin de l’humanité sur cette
Terre.
Il reste néanmoins un problème à régler. Dans un monde incertain, nos
investissements ont en général des impacts différenciés selon l’évolution
macro-économique. Nous devrions dès lors valoriser davantage les projets
dont les bénéfices sociétaux sont plus importants dans les mauvais états du
monde, quand les revenus sont faibles. La plupart des projets ont hélas des
bénéfices qui sont positivement corrélés avec le PIB. Une infrastructure de
TGV ou une centrale nucléaire supplémentaire sera plus utile quand la
croissance est forte. Au contraire, l’augmentation de capacité de soins
intensifs sera particulièrement utile dans le cas d’une pandémie qui forcerait
un confinement récessif. De même, les bénéfices des investissements
antisismiques ou anti-ouragan en Haïti ne se matérialiseront qu’en cas de
tremblement de terre ou de cyclone, qui auront aussi pour conséquence de
réduire massivement les revenus des Haïtiens. Dans le même esprit, tous les
investissements d’adaptation au changement climatique partagent cette
caractéristique qu’ils offrent une assurance partielle aux risques portés par la
population. Ils réduisent les risques collectifs et accroissent donc le bien-être
ex ante sous l’hypothèse d’aversion au risque. À espérance d’impact
identique, il faut donc davantage valoriser les projets dont les impacts sont
négativement corrélés avec la croissance. Ceci se fait en ajustant le taux
d’actualisation au profil de risque des projets. Dans cet esprit, il peut être
souhaitable d’actualiser les bénéfices espérés d’une nouvelle ligne de TGV à
5 % au même moment où ceux d’un projet hospitalier ne seraient actualisés
qu’à 1 %.
Je voudrais analyser avec vous le cas de Cigéo, un projet d’enfouissement
pérenne des déchets nucléaires dans les Ardennes. Faut-il dépenser
25 milliards d’euros immédiatement pour enterrer ces déchets et les oublier,
ou garder ces déchets éternellement en surface en dépensant 100 millions
annuels de frais de maintenance ? Dans cette représentation outrancièrement
simplifiée, dès lors que le taux d’actualisation est supérieur à 0,4 %,
l’entreposage est la meilleure solution. Évidemment, cette seconde solution
reporte les coûts sur les générations futures, mais elle engendre aussi des
dommages potentiels sur l’environnement. Ceux-ci sont marginaux tant que
notre pays préserve ses compétences nucléaires et sa gouvernance efficace de
sûreté nucléaire. Imaginons cependant que notre pays entre dans une période
chaotique de son histoire, impliquant une perte de compétence et de contrôle,
associée à une chute importante de richesse. Par rapport à l’entreposage,
Cigéo empêche que des dommages sanitaires et environnementaux se
matérialisent dans ce scénario chaotique. Cigéo offre donc des bénéfices
d’autant plus importants que les revenus seront faibles. Cela justifie donc un
taux d’actualisation faible. Dans un rapport public récent22, j’ai montré qu’il
faut faire Cigéo parce que ce projet est un produit d’assurance dont la valeur
dépasse son coût.
Sous mon impulsion, avec le soutien de France Stratégie, la France est
actuellement le seul pays au monde à utiliser un système d’actualisation
intégrant le risque de façon rationnelle et opérationnelle en ajustant le taux
d’actualisation au profil de risque de chaque projet. Ce système vient d’être
révisé paramétriquement et supervisé par Roger Guesnerie. Pour les projets
sans risque à long terme, un taux d’actualisation de 1,2 % doit être appliqué.
En revanche, pour un projet dont les bénéfices sociétaux sont proportionnels
au PIB, un taux d’actualisation de 3,2 % doit être utilisé. Enfin, pour les
projets dont les bénéfices augmentent de 1 % chaque fois que le PIB baisse
de 1 %, un taux de − 0,8 % doit être utilisé.
Depuis cinquante ans, la théorie de la finance recommande d’ajuster les
taux d’actualisation au profil de risque des projets à évaluer. Malgré cela, nos
collègues Philipp Krüger, Augustin Landier et David Thesmar ont
brillamment montré que même les plus grandes entreprises mettent rarement
en œuvre cette méthodologie, pourtant fondée sur des principes moraux et
des préférences sociales bien établies23. Le maintien d’un taux d’actualisation
unique par les autorités publiques à travers le monde conduit à un
surinvestissement dans les projets les plus procycliques, comme les lignes
ferroviaires à grande vitesse et un sous-investissement dans les projets ayant
une dimension assurantielle, comme les hôpitaux et les normes antisismiques.
Cette mauvaise allocation du capital dans l’économie conduit à une perte de
création de valeur sociale, que j’évalue dans un article de recherche récent à
environ 25 %, ce qui est considérable. Pour les générations futures, cela se
traduit en une perte massive de richesse espérée et en une augmentation
importante des incertitudes que cette mauvaise allocation engendre.
VALEUR DU CARBONE
Après ce long mais utile détour sur la traduction opérationnelle de nos
responsabilités envers l’humanité, revenons maintenant sur le thème du
climat avant de conclure. Dans la première partie de cette leçon inaugurale,
j’ai cherché à vous convaincre qu’il est socialement désirable d’imposer un
prix universel du carbone pour aligner la multitude des intérêts privés avec
l’intérêt général. Mais quel devrait être son niveau ? Selon le principe
pigouvien de « pollueur-payeur », le prix d’une tonne de CO2 devrait être
égal à la valeur actualisée du flux de dommages que cette émission engendre.
Comme ce flux est très étalé dans le temps, le choix du taux d’actualisation
est crucial pour en fixer le niveau.
Les États-Unis utilisent un taux d’actualisation officiel unique de 7 %.
Devant l’absurdité des implications d’un tel choix, beaucoup d’évaluateurs
américains violent cette obligation légale, ce qui a permis à une commission
interagence sous l’administration Obama d’utiliser un taux d’actualisation de
3 %, et de recommander en conséquence une valeur carbone autour de
50 euros/tCO2. Cependant, l’administration Trump a réimposé le taux de 7 %
dès son arrivée à la Maison blanche, ce qui a conduit à une valeur actualisée
des flux beaucoup plus faible, de l’ordre d’un dollar par tCO2.
À quel taux faut-il actualiser les dommages climatiques futurs dont la
valeur présente constitue la valeur du carbone, arbitre de nos responsabilités
envers les générations futures ? Si l’origine humaine du changement
climatique fait consensus, son intensité reste encore inconnue, tant du côté
des sciences du climat que de celui des impacts environnementaux, sanitaires
et économiques. Dans le dernier rapport du GIEC, le paramètre de sensibilité
climatique – qui mesure la hausse de température moyenne de la Terre en cas
de doublement de la concentration de CO2 – est « très probablement »
compris entre 2 et 5 °C. Cela laisse donc une marge très large d’incertitude.
Contrairement à la littérature actuelle dominante sur ce sujet, il faut donc
ajuster le taux sans risque de 1 % pour l’incertitude affectant les bénéfices de
nos efforts de mitigation pour déterminer la valeur carbone. Ces efforts
réduisent-ils le risque porté par les générations futures ? Cela paraît
effectivement intuitif : en éliminant le changement climatique, on retire
l’incertitude des dommages climatiques futurs. De cette séquence logique, il
faudrait donc utiliser un taux d’actualisation plus faible que le taux d’intérêt,
et donc imposer une valeur carbone très élevée. Mais avec Louise Kessler et
Simon Dietz24, je montre que cette intuition est fausse. Si l’incertitude portée
par les générations futures provient d’autres sources, telles que le progrès
scientifique ou la productivité des facteurs de production, comme ce fut le cas
durant les deux derniers siècles, alors les efforts de mitigation engendrent des
bénéfices positivement corrélés avec la prospérité générale des générations
futures. En effet, une augmentation de la productivité des facteurs augmente
la production, et donc les émissions de CO2, toutes autres choses égales par
ailleurs. Cela conduira à des dommages climatiques supérieurs, et donc à des
bénéfices futurs plus élevés de la mitigation aujourd’hui. Ceci implique donc
une relation positive entre bénéfice de la mitigation et prospérité future. Il
faut dès lors actualiser ces bénéfices à un taux plus élevé que le taux
d’intérêt, ce qui réduit d’autant la valeur du carbone. À partir de cette
analyse, je recommande d’utiliser un taux d’actualisation de 4 %. En utilisant
le modèle DICE du prix Nobel William Nordhaus, cela conduit à une valeur
carbone située autour de 60 euros/tCO2 en 2021. Observons que, avec une
telle valeur du carbone, peu d’actions de mitigation au-delà de la suppression
du charbon apparaissent comme socialement désirables aujourd’hui. En fait,
comme le reconnaît Nordhaus lui-même, cette valeur du carbone nous mène
tout droit à une augmentation de 3 °C en fin de siècle. Selon ces hypothèses,
ceci suggère que l’accord de Paris est plus ambitieux qu’il n’est désirable du
point de vue de l’intérêt combiné des générations présentes et futures sous le
voile d’ignorance.
Néanmoins, le modèle DICE, comme tous les autres modèles intégrés
climat-économie, fait des hypothèses qui restent fragiles tant sur la sensibilité
climatique que sur les dommages environnementaux, sanitaires et
économiques. Qui peut prévoir ce qui se passera dans le cas d’une
augmentation de 2 °C, voire de 4 ou 5 °C, des scenarii qui ne sont pas
impossibles compte tenu des échecs successifs dans les négociations
internationales ? Et quid de la possibilité de points de rupture,
d’enclenchement de cercles vicieux dans la dynamique du climat ? Ces
questions ont le potentiel de remplir les agendas des économistes et des
théoriciens de la décision en incertitude pour quelques décennies encore.
Les processus démocratiques dans différents pays, dont ceux de l’Union
européenne, ont conduit à valider une ambition climatique d’une
augmentation de 2 °C, ce qui limite notre budget carbone mondial à
1100 GtCO2, selon le dernier rapport du GIEC. Ceci change la nature du
problème de tarification (pricing) du carbone. Nous devons aujourd’hui nous
poser la question de l’évolution du prix du carbone d’ici à la fin du siècle qui
serait compatible avec une telle ambition. Évidemment, répondre à une telle
question nous oblige à anticiper les progrès technologiques verts à venir, qui
nous permettront de décarboner nos économies pour un coût plus faible.
Pourrions-nous, comme le fait l’administration Biden, parier sur des progrès
majeurs qui nous permettraient de justifier de ne pas en faire trop aujourd’hui
avec un prix du carbone faible, dans l’attente de ces technologies vertes peu
coûteuses ? Ou, au contraire, faut-il appliquer le principe de précaution pour
se prémunir contre le risque que ces progrès ne se matérialisent pas, et
imposer une décarbonation rapide avec un prix du carbone élevé
immédiatement ?
En présence d’un budget carbone intertemporel, un effort de réduction
d’émission aujourd’hui est un investissement qui permet de réduire
symétriquement nos efforts de réduction à l’avenir. La rentabilité sociale de
ces efforts est donc égale au taux de croissance du prix du carbone. En
l’absence de risque, cet investissement doit avoir une rentabilité égale au taux
d’actualisation sans risque, disons 1 %. Comme je le montre dans une étude
récente25, l’ajustement pour le risque de ce taux d’actualisation implique
qu’un taux de croissance réel d’environ 4 % par an conduise à un bon
équilibre entre sacrifices présents et bénéfices futurs. Hélas, le cinquième
rapport du GIEC contient des modèles conduisant à des chroniques de prix
croissant à 8 % par an en moyenne, ce qui permet à leurs auteurs de
recommander un prix du carbone très faible aujourd’hui, tout en assurant de
respecter l’objectif d’une augmentation de 2 °C, avec la promesse de prix très
élevés à l’avenir. En France, le second rapport Quinet conduit aussi à un taux
de croissance du prix de 8 % par an, de 75 euros/tCO2 en 2021 à
775 euros/tCO2 en 2050. La division par deux du taux de croissance du prix
que je recommande conduit plutôt à soutenir une valeur du carbone de
150 euros aujourd’hui et de 500 euros en 2050, en espérance.
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Monsieur l’Administrateur,
Mesdames, Messieurs,