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À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation

Article in Cahiers de Psychologie Clinique · November 2017


DOI: 10.3917/cpc.049.0125

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Ariane Bazan
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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.

A propos du sadisme
et de la logique de la barbarie à l’humiliation
Ariane Bazan, Ariane.Bazan@ulb.ac.be

Hypothèses: L’immaturité et de l’état de dépendance du petit d’homme à sa naissance


lui confèrent son statut prêt de l’objet dans les soins, impliquant de façon irréductible
une part d’humiliation. Les actes sadiques sont un traitement de cette humiliation en
permettant de récupérer subjectivement ce que l’on a d’abord subi. De ce fait, la
potentialité sadique est constitutive de la condition humaine. La scène barbare peut
donner des indices de forme et d’intensité quant à l’humiliation à laquelle elle donnerait
le contrepoids: il s’agirait de l’exclusion du pacte social, c'est-à-dire, de la communauté
dont les liens fraternels se tissent du pacte d’amour. Cette barbarie se définit alors par la
destruction de la scène où se joue cette humiliation, la scène de la civilisation, en
attaquant ses tabous fondateurs: la prohibition du meurtre et du cannibalisme et
l’interdit de l’inceste.
Méthodologie: Ces hypothèses sont discutées en mettant à l’épreuve trois types de
matériaux: (1) l’expérience de soumission à l’autorité de Milgram, (2) les recherches de
Trevarthen sur la relation mère-enfant, (3) le mythe de Médée d’Euripide.
Conclusion: Une logique permet de saisir ce à quoi la barbarie répond, même si ce à
quoi l’humiliation mène n’est jamais déterminé.

sadisme – barbarie – humiliation – civilisation – Médée

Hypotheses: The immaturity and state of dependence of the human child at birth confer
him his ready object status when it comes to his care, implying irreducibly a level of
humiliation. Sadistic acts are a treatment of this humiliation by making it possible to
endorse subjectively what was first experienced passively. Consequently, the sadistic
potentiality is constitutive of the human condition. The barbaric scene can give form and
intensity indications as to the humiliation to which it might give the counterweight: this
humiliation is thought to be the exclusion from the social pact, that is to say, from the
community whose fraternal bonds are tied by a love pact. This barbarity is then defined
by the destruction of the scene where this humiliation, the scene of civilization, is played
out, destroying its founding taboos: the prohibition of murder, cannibalism and incest.
Methodology: These hypotheses are discussed by testing three types of materials: (1)
Milgram’s submission to authority experience, (2) Trevarthen's research on the mother-
child relationship, (3) Euripides' myth of Medea.
Conclusion: A logic allows us to grasp to what barbarism is the answer, even if what
humiliation leads to is never determined.

sadism – barbarity – humiliation – civilization – Medea

1. Nous sommes tous des monstres en puissance

L’expérience de Milgram
Entre 1960 et 1963, Stanley Milgram, jeune psychologue juif américain, et dont les
parents sont émigrés d’Europe centrale, mène à l’Université Yale à New Haven une
expérience qui cherche à évaluer le degré d'obéissance d'un individu devant une
autorité qu'il juge légitime. 40 sujets – des hommes entre 20 et 50 ans – acceptent de

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
participer à une expérience d'apprentissage où il leur est demandé d'appliquer des
décharges électriques à des tiers sans autre raison que de « vérifier les capacités
d'apprentissage ». L'élève, un comparse de l'expérimentateur, est séparé par une cloison
et attaché sur une chaise électrique. Le sujet lit des paires de mots comme « Fort / Bras
», « Noir / Rideau », etc. Suite à ça, il énonce le premier mot de la paire et l’élève doit
trouver le second mot parmi une liste de quatre mots. Lorsqu’il se trompe, le sujet
enclenche une manette et croit qu'ainsi l'apprenant reçoit un choc électrique de
puissance croissante – 15 volts supplémentaires à chaque décharge. Le sujet est installé
devant un pupitre avec une rangée de manettes; les différentes intensités sont
étiquetées « choc léger », « fort » jusqu’au maximum « xxxx » (en pratique un choc
mortel). En vérité, les chocs électriques sont fictifs et les réactions aux chocs sont
simulées par l'apprenant. Celui-ci feint d’obtenir des réponses correctes mais de se
tromper plusieurs fois. Au début, on ne l’entend pas mais à mesure que les chocs
augmentaient, on l’entend réagir: « Ugh » à 75 Volts, « Aïe! Ca fait vraiment mal » à 120,
« Laissez moi sortir! » à 165 et des cris de plus en plus intenses. A 330 volts, il dit «
Laissez moi sortir! Laissez-moi sortir! Mon cœur me gêne, je vous dis. Laissez-moi sortir.
Vous n’avez aucun droit de me garder ici. Laissez-moi sortir! ». Lorsque l'apprenant ne
répond plus, l'expérimentateur indique qu'une absence de réponse est considérée
comme une erreur. Au stade de 150 volts, la majorité des sujets manifestent des doutes
et interrogent l'expérimentateur. Celui-ci les rassure en leur affirmant qu'ils ne seront
pas tenus pour responsables des conséquences. L’expérience se termine dans deux cas:
1. Lorsque le sujet administre 450 volts ; 2. Si le sujet refuse d’administrer les chocs,
l’expérimentateur lui dit de continuer en suivant 4 injonctions successives, que voici:
"Veuillez continuer"; "L'expérience exige que vous continuiez"; "Il est essentiel que vous
continuiez"; "Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer." Si le sujet refuse de
répondre à cette dernière injonction, l'expérience est également terminée. À l'issue de
chaque expérience, un questionnaire et un entretien avec le sujet permet de recueillir
ses sentiments et de le réconforter en le réconciliant avec l'apprenant. Dans cette
version de l’expérience, le taux d’obéissance atteint 65% de participants allant jusqu’au
choc (mortel) de 450V. Contrairement aux hypothèses initiales de Milgram, des
personnes ayant toujours vécu dans une société démocratique comme les Etats-Unis
peuvent se comporter comme des bourreaux nazis. Pour Milgram1 cette expérience
montre le pouvoir de la situation: « C’est peut-être là l’enseignement essentiel de notre
étude: des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant
simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction (…)
Les simples forces réunies au cours d’une expérience de psychologie parviennent à
neutraliser efficacement l’influence des facteurs moraux » (p. 22-23). Milgram met en
particulier en évidence le pouvoir d’une idée abstraite, « l’expérience », « la science » qui
devient plus importante que les souffrances de l'élève auquel le sujet fait face. Il reprend
dans ce contexte à son compte le terme de "banalité du mal", que Hanna Arendt2 utilise

1 S. Milgram, La Soumission à l'Autorité, Paris, Calmann-Levy, 1974. Cette recherche a été amplement
critiquée, en particulier des points de vue méthodologique et éthique, voir p.ex. Perry, 2012 (G. Perry,
Behind the Shock Machine: The Untold Story of the Notorious Milgram Psychology Experiments, Scribe
Publications, Melbourne, 2012). Elle a été répliquée lors d’une émission de télévision en 2009, Le jeu de la
mort (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Jeu_de_la_mort_(documentaire). Les taux d’obéissance
observés lors de cette émission semblent au moins ceux de l’expérience de Milgram. Quelques soient les
critiques, ces expériences semblent relever un taux d’obéissance étonnamment élevé à des instances
d’autorité plutôt modérée – un expérimentateur, une animatrice, la science, la recherche etc. – pour des
injonctions allant jusqu’à la mort supposée d’une personne.
2 H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Paris, Gallimard,
1966.

2
Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
pour décrire Eichmann et les tortionnaires nazis: « L'ennui avec Eichmann, c'est
précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n'étaient ni pervers ni
sadiques, qui étaient, et sont encore, terriblement et effroyablement normaux. Du point
de vue de nos institutions et de nos critères moraux de jugement, cette normalité était
beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle supposait (...) que ce
nouveau type de criminel, tout hostile au genre humain qu'il soit, commet des crimes
dans des circonstances telles qu'il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de
sentir qu'il fait le mal. » (p. 477).

Influence sociale ou facteurs intrapsychiques?


Le psychologue social Olivier Klein3 (2014, p. 28), pour expliquer le comportement des
participants à l’expérience de Milgram, et les cas de passages à l’acte cruels envers
l’autre plus généralement, propose que c’est l’adhésion du sujet à une morale
particulière, la morale régnante, sous l’effet d’une identification à un groupe, qui mène à
une conversion idéologique « à travers laquelle ce qui était mal (tuer, massacrer,
torturer) devient normal et acceptable, une dynamique de consentement ». On se
soumet parce qu’on adhère aux valeurs qu’énonce cette autorité. C’est donc au nom de la
morale, même si morale d’une facture toute particulière, que le sujet s’adonne à la
violence et non au dépit de la morale.

En d’autres termes, la monstruosité ne vient pas de l’intérieur mais de l’extérieur, de la


morale du groupe, de la propagande, de l’idéologie et donc, nous ne sommes pas tous
des monstres potentiels. Cependant, la monstruosité, loin d’être l’apanage d’ « une
population limitée de personnes caractérisées par un tempérament (sadique ou
psychopathe) », peut advenir dans un large groupe de personnes tout à fait « normales »,
puisque nous sommes tous potentiellement susceptibles de tomber sous l’emprise d’une
idéologie, d’une identification de groupe adhérant ainsi à la thèse d’une banalité du mal
(Klein, 2014, p. 27). L’histoire, en effet, ancienne et récente, montre la banalité du mal,
même pour ses aspects les plus cruels. Cependant, il y a deux arguments « techniques »,
qui ne semblent pas coller pas avec la thèse d’une injection exclusive du mal à partir
l’extérieur. Le premier argument est que, fréquemment, les sujets prennent du plaisir à
torturer l’autre, soit à le voir être torturé. Si l’idée est d’exterminer « la vermine » pour
créer un ordre nouveau, une société nouvelle, rien n’oblige que cette extermination
doive se faire en recherchant la cruauté maximale, ni, a fortiori, à se délecter de cette
cruauté. Mais nous constatons le contraire : la fascination et souvent la délectation d’un
grand nombre pour voir, sentir, entendre le mal se faire – la popularité, le voyeurisme,
l’enthousiasme du public pour la sensation sadique, que ce soit pour les jeux vidéos,
pour la téléréalité et, hélas, pour l’actualité.

Le second point conteste ce constat de Klein (2014, p. 17-18) : « Il semble pour le moins
étonnant qu’un mode de comportement se déclenche comme si on poussait sur un
bouton on/off. Les psychologues savent combien les changements de comportement
sont souvent graduels. » Or, un grand nombre de témoignages, que ce soit dans le cadre
du génocide Rwandais, que dans le cadre d’autres génocides de l’histoire (des juifs, …)
suggèrent au contraire, que ceux qui se révèlent (les pires) tortionnaires ont le plus
fréquemment basculé dans cet état d’un moment à l’autre, et non dans un processus de

3 O. Klein, Sommes-nous tous des tortionnaires ? La soumission à l'autorité 50 ans après l'expérience de
Milgram. Texte de la conférence prononcée à l'ULB le 27 Mars 2014.
http://hdl.handle.net/2013/ULB-DIPOT:oai:dipot.ulb.ac.be:2013/159404/

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
changement graduel – en effet, un peu comme si on poussait sur un bouton on/off. Le
juge Damien Van der Meersch4, qui a longuement enquêté sur des personnes accusées
d’avoir participé au génocide rwandais, écrit : « Lors des différentes enquêtes au
Rwanda, la plupart des gens impliqués dans les tueries nous sont apparus comme fort
ordinaires : une vie banale avant et après les événements, entrecoupée par une
parenthèse de folie qui les avait soudainement emportés » (p. 13). Ces deux éléments
concrets vont plutôt à l’encontre de l’hypothèse que le mal doit être injecté de
l’extérieur.

Une autre lecture, qui rend également compte de ce que les sujets osent parfois livrer en
analyse sur leur intimité, pourrait expliquer ces deux éléments : le mal et la potentialité
à la monstruosité viennent aussi de l’intérieur, le sadisme vient aussi du sujet.
Cependant, comme l’idée qu’elle ne viendrait que d’un certain type de sujets, notamment
des « mauvais », des sadiques, des psychopathes, ne tient pas face à la constatation
largement partagée de la banalité du mal, ne reste plus qu’à sérieusement considérer
l’hypothèse que le mal, la potentialité au mal, réside à l’intérieur de tout un chacun, qu’il
est en chacun de nous, que nous sommes tous des monstres, ou que, tout au moins, nous
sommes tous des monstres en puissance.

2. Le sadisme est constitutif de la condition humaine

Nous proposons que non seulement la potentialité au mal ferait partie de la condition
humaine, mais, qui plus est, elle en serait constitutive. C’est à dire, que le devenir humain
nécessiterait une part de sadisme. L’idée ici est que le sadisme s’exprime d’abord comme
la jouissance de la maitrise et du contrôle de son agir, une jubilation de l’enfant qui sort
de l’état humiliant de passivité et qui jubile à chaque nouvelle conquête: celle de pouvoir
respirer par soi-même à la sortie du ventre, celle de pouvoir sucer par soi-même au lieu
que d’être nourri passivement et un peu plus tard, celle de contrôler ses sphincters pour
la défécation, etc. Freud5,6 parle dans ce contexte de « pulsion d’emprise ». Il y a de la
jubilation jouissive rattachée à tous ces actes qui mènera le sujet à répéter l’agir rien que
pour ce plaisir d’agir en soi7. Infliger le mal et l’humiliation activement est alors une
forme jubilatoire d’un retournement du mal et de l’humiliation subis, qui de ce fait
peuvent être récupérés subjectivement, puisque c’est le sujet qui fait, qui est aux
commandes.

Or, mal nous prendrait de penser qu’il y aurait une vie humaine possible sans passer par
le mal ou par l’humiliation, qu’il serait possible d’en préserver l’infans. Structurellement,
le petit d’homme passe par le mal et par l’humiliation: il est inconcevable de penser que
tant qu’il est en situation de dépendance son soin aurait été à tel point parfait que jamais
il n’eut froid, jamais il ne fut trop serré, jamais il n’eut trop chaud, jamais on ne lui fit
boire la soupe trop chaude, jamais on ne lui fit attendre trop longtemps son repas,
jamais il ne fut en proie à des démangeaisons, des courant d’airs etc. Ceci vaut plus
encore pour l’humiliation: la vie humaine commence par l’humiliation vu l’état

4 D. Van der Meersch, Comment devient-on génocidaire ?, Bruxelles, GRIP, 2013.


5 S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987/1905.
6 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Trad. J. Laplanche et J.-
B. Pontalis, 1920.
7 A. Bazan, S. Detandt, & S. Askari, Proposition pour une physiologie de la jouissance. Evolution
Psychiatrique, 81 (4), 777-787, 2016

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
d’immaturité et de dépendance du petit d’homme à sa naissance. Il dépend de tout pour
sa survie, des soins les plus basiques. De son immaturité vient son statut très prêt de
l’objet, au contraire des petits mammifères qui très rapidement après la naissance, se
débrouillent, décident de leurs actions activement.

Le psychologue Colwyn Trevarthen8 montre qu’en particulier l’enfant qui commence à


trouver une interactivité avec le premier soignant, la mère, et commence à faire
l’expérience de ce que ses actions peuvent être effectifs, donne tous les signes d’une
réaction honteuse et dépressive, quand parfois la mère ne répond pas (voir Figure 1). Le
Larousse9 définissant l’humiliation comme le sentiment de quelqu'un qui est atteint
dans sa fierté à la suite d'un refus et qui résulte en un sentiment de honte, je dirais qu’en
substance l’enfant fait montre d’une réponse humiliée. Or, il n’y a pas de mère qui
parfois ne réponde pas. Le sadisme, la répétition dans une position active de l’action
d’infliger le mal et l’humiliation, est un traitement de la souffrance qu’implique l’advenir
à la condition humaine. Voilà donc les racines profondes du sadisme, qui est le pôle actif
de tous les couples pulsionnels qui vont régler la vie, et en particulier aussi la sexualité
adulte10.

Figure 1 : Le test du visage immobile « Still or blank face »11, 12 consiste à demander à
une mère qui est déjà en proto-conversation avec son enfant de cesser ses mouvements
au signal de l’examinateur, et de simplement regarder son enfant sans montrer de
réaction, quoi que fasse son bébé. Le plus souvent, le bébé lance une succession
d’« appels » à la communication par des sourires, des vocalisations et des gestes, puis
progressivement, il se met à la fixer de plus en plus nettement, d’un regard grave. Enfin,
il émet des signes d’évitement du contact visuel et de détresse. Le comportement a été
détaillé par micro-description et l’analyse statistique a prouvé qu’il s’agit d’une réaction
émotionnelle cohérente du nouveau-né, rendu « malheureux » par l’insensibilité de la
mère. En effet, les protestations du nourrisson ressemblent, par la configuration et par le
temps de réponse, à une expression d’évitement triste, expression qui chez une
personne plus âgée serait appelée gêne douloureuse ou « honte ».

8 C. Trevarthen, Stepping away from the mirror: Pride and shame in adventures of companionship:
Reflections on the nature and emotional needs of infant intersubjectivity, Attachment and bonding: A
newsynthesis, red. C.S. Carter et al., Dahlem Workshop Reports, Cambridge, MIT Press, 2005.
9 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/humiliation/40654
10 A. Bazan, Het wezenlijke van seks: een metapsychologische denkoefening op het snijvlak tussen
neurowetenschappen en psychoanalyse. (“Ce que sexuel veut dire : une réflexion à l’interface entre
neurosciences et psychanalyse”), Psychoanalyse als seksuologie? Libido van gesel tot gezel, 20, 37,
Mark Kinet & Koen Baeten, Antwerpen, 2015.
11 L. Murray, C. Trevarthen, Emotional regulation of interactions between two-month-olds and their
mothers, Social Perception in Infants, T.M. Field , N.A. Fox: 177-19, New Jersey, Ablex, 1985.
12 C. Trevarthen, L. Murray, P.A. Hubley, Psychology of infants, Scientific Foundations of Clinical
Paediatrics, 2nd Edition, J. Davis, J. Dobbing, London, Heinemann Medical, 1981.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.

3. C’est de connaître ses propres tendances sadiques et transgressives,


qu’on se prémunit du passage à l’acte

Conscience et résistance
Que le sadisme soit constitutif – en ce qu’il forme un traitement du petit d’homme de
l’humiliation d’avoir à être longtemps dépendant et exclu de langages et codes adultes –
n’est en rien décisif d’un éventuel basculement vers l’acte violent – voire barbare – plus
tard dans la vie. En d’autres termes, s’il y a ce type de basculement, il s’agit d’en saisir la
logique, bien au-delà de ce passage enfantin. Ce qu’il faut donc essayer de saisir c’est
pourquoi certains se rallient, consentent à une idéologie barbare, pourquoi certains
passent à l’acte, alors que d’autres, même dans les situations extrêmes, résistent. Or,
comme la potentialité est de la condition humaine, l’idée n’est pas qu’il s’agisse d’une
répartition entre les mauvais d’un côté et les bons de l’autre. Alors pourquoi certains
résistent-ils néanmoins? Klein (2014, p. 12) suggère à propos des participants de
l’expérience de Milgram: « Un facteur qui pourrait jouer dans la résistance à l'autorité
est le fait d'être en mesure d'articuler un discours alternatif, de pouvoir répondre à
l'expérimentateur. La maîtrise du langage, de l'argumentation, joue un rôle essentiel ici.
» (voir aussi, Rochat13). En effet, déjà le sujet aura eu l’occasion d’en débattre avec lui-
même et avec ses principes moraux, ce qui lui permettra, lorsque tout d’un coup une
occasion imprévue de passage à l’acte se présente de parvenir « à articuler son
comportement avec des principes moraux (« on ne doit pas imposer sa volonté à
autrui », « on est responsable de ce qu'on fait à autrui », « on est toujours libre de refuser
des exigences nuisibles à autrui », etc.) ».

Ceci rejoint notre proposition: si le mal est constitutif de la condition humaine, nous ne
sommes pas tous égaux devant le passage à l’acte. Dans la mesure où il y a eu, ou non,
dans le parcours de vie du sujet une possibilité de s’approprier ses propres tendances
sadiques, le sujet sera plus ou moins facilement susceptible de basculer dans le passage
à l’acte. L’appropriation ici a trait à tout travail psychique dont l’essence est de faire
basculer l’investissement du sujet du côté de la pulsion (qui est proche de l’agir) à la
représentation, en particulier à la représentation linguistique. En clair: plus le sujet a été
amené dans sa vie à se rendre compte qu’il a des tendances sadiques, de devoir se
penser comme sujet ayant des tendances sadiques, et plus encore quand il y a eu
opportunité d’en parler, voire de les explorer par le langage, moins il sera susceptible de
basculer brusquement vers le passage à l’acte. L’idée n’est donc pas que le sujet est
moralement supérieur du fait d’un accès intrinsèque plus grand à la moralité, mais bien

13 F. Rochat, A. Modigliani, The ordinary quality of resistance: From Milgram's laboratory to the village of Le
Chambon, Journal of Social Issues, 51(3), 195-210, 1995.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
que ce soit la prise de mesure de sa propre complexité, y compris de ses propres
tendances transgressives, qui permette une plus grande place à une réflexion morale.

Paradoxalement, une appropriation psychique permet une prise de mesure et de ce fait


une prise de distance, et c’est dans cette marge de distance qu’un autre discours, par
exemple une réflexion morale, peut avoir alors lieu. Même si les discours idéologiques
peuvent inciter les sujets humains à la violence, le sujet humain, par rapport aux
discours régnant, n’est pas réduit qu’à être une victime passive: c’est du fait du travail
psychique déjà fait dans sa vie qu’il sera plus ou moins susceptible de consentir et de
s’adonner à la violence. Il faut aussi voir dans ce consentement et dans cet abandon une
part de complicité de la tendance au sadisme du sujet.

Transgression et machine infernale


La situation complémentaire est probablement plus facile à saisir: en effet, c’est du fait
de ne pas supporter, de ne rien vouloir connaître de sa part transgressive, que vient le
danger. Si l’on ne veut rien savoir de sa propre tendance transgressive, on la traite
psychiquement comme un « extérieur », on l’endigue contre toute appropriation
subjective, de toute dynamique psychique: elle reste figée, isolée. Quand tout d’un coup,
de façon inattendue, les codes sociaux changent et que – comme en temps de guerre – il
devient socialement acceptable d’agir sur cette tendance, la dimension sadique du
fantasme, jusque-là inconscient, est adressée directement et il y a un court-circuit entre
cette dimension sadique et le passage à l’acte. Je propose que l’état de grande tension
des participants de l’expérience de Milgram (1974) corresponde à cette division
extrême du sujet entre le sujet tel qu’il se connaît jusque-là, probe et gentil, et la
tendance sadique isolée: « On est frappé en particulier par la tension qui habite les
sujets. Loin de se contenter aveuglément à l’expérimentateur, ils semblent tous
confrontés à un dilemme moral qui peut trouver sa résolution dans l’administration de
chocs ou dans le rejet de l’expérience. » (Klein, 2014, p. 14). Lisons par exemple ce que
dit Bill, un sujet interrogé par Perry14 (p. 51), et qui alla jusqu'à 450 volts.
A 165 volts: “J’étais très stressé; je commençais à suer. Je ne contrôlais pas la
situation et je suspectais que j'étais l'objet d'une mise en scène. Mais Yale ne torture
pas les gens... mais je n'étais pas sûr (...) Je n'avais aucune réponse face à ce conflit.
C'était incroyablement stressant ». A 330 volts, quand l'élève ne répond plus: "J'ai
dit 'je n'accepterai pas la responsabilité de ceci' et c'est alors qu'il a dit "Ne vous
inquiétez pas. L'Université de Yale assume la responsabilité totale de ceci. J'étais
dans un état de stress tellement intense – je veux dire, je ne savais pas quoi faire – et
quand j'ai dit qu'il ne répondait plus et que le type a dit "s'il vous plaît, continuez
l'expérience", je me suis dit, je vais juste continuer cette chose, je ne sais pas ce qui
se passe mais soyons en débarrassé".

Si, au bout de cet état subjectif de division extrême, il y a basculement du côté du


sadisme, il n’est alors pas étonnant qu’on puisse le décrire comme un état agentique,
robotique, mécanique, puisque sous l’égide d’une tendance mise à l’écart, non
appropriée, non mise en relation avec le reste du psychisme, non intégré, non
dynamique. Milgram (1974, p. 167) propose en effet que le sujet passerait d’un état
autonome à un état agentique: « Typiquement, l’individu qui entre dans un système
d’autorité ne se voit plus comme l’auteur de ses actes, mais plutôt comme l’agent
exécutif des volontés d’autrui. A partir de ce stade, son comportement et son équilibre

14 G. Perry, Behind the shock machine: The untold story of the notorious Milgram psychology experiments,
Australie, Victoria, Scribe Publications, 2012.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
interne subissent des altérations si profondes que l’attitude nouvelle qui en résulte met
l’individu dans un état différent de celui qui précédait son intégration dans la hiérarchie.
C’est ce que j’appellerai l’état ‘agentique’ (...) par opposition à l’état autonome dans
lequel il estime être l’auteur de ses actes ». Sur base de la clinique, il faut contester l’idée
que nous ne serions à aucun moment des robots ou des logiciels « dont le programme
serait déclenché de façon univoque par des facteurs contextuels. » (Klein, 2014, p. 18).
Certains passages à l’acte, certains basculements dans un autre type d’agir, se font
brusquement, déclenchés par quelque facteur contingent, et peuvent avoir un caractère
robotique, machinal.

Freud (1920, p. 78), pour la tendance à la répétition, parle d’ailleurs de « caractère


démoniaque15 » et Jean Cocteau16, écrivant une pièce sur la vie d'Œdipe, pour mettre en
exergue l'aboutissement calculé d'une destinée planifiée à l'avance, l’intitule La Machine
Infernale17: la vie d'Œdipe ne serait qu'une « machine infernale » dont même les joies et
les succès seraient les étapes d'un engrenage fatal. Ce que est thématisé ici en
psychanalyse ce sont les concepts de pulsion de répétition de Freud (1920) et de
jouissance de Lacan 18 – c'est-à-dire, ce dans quoi le sujet se sent pris de façon
inéluctable, comme s’il était soumis à un oracle ou un sortilège, voire à un damnation, et
qui déciderait de sa vie, sans l’y impliquer. Il n’est pas étonnant que le sujet qui a
toujours considéré que toute pulsion sadique lui était étrange, lorsqu’il agit sur cette
pulsion, ressente cet agir comme s’il elle était dirigée par ‘autrui’, par l’extérieur. Nous
ne sommes pas (tout le temps) réduits à cette façon de faire, mais nous sommes
néanmoins constitutivement tous vulnérables à des basculements de ce type. C’est aussi
bien sur le « ça parle » de Lacan19 : « Le sujet, donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui et
c'est là qu'il s'appréhende ». Il n’est pas évident que cette part de l’inconscient du sujet
soit vécue comme propre au sujet : elle n’a pas été appropriée et est vécu comme
extérieur.

4. C’est à l’humiliation que répond la barbarie

Cependant, le fait d’admettre une tendance sadique propre à, voire même constitutive
de, la condition humaine, n’explique pas ce qui se passe aujourd’hui précisément –
puisque la condition humaine est de tous temps. Dans une logique clinique, celle qui
propose que ce qu’on peut en dire sur le sujet concerne le recoupement de sa condition
avec son histoire, un questionnement historique sur les événements d’actualité
s’impose.

Dans ma pratique clinique je reçois en confidence l’intimité de la vie de quelques sujets.


Elle m’indique que ce serait fréquemment l’humiliation exacerbée, chronique et/ou
perverse qu’il s’agit de relever quand le sujet a à faire avec une importante charge
15 « Les manifestations de la tendance à la répétition (…) présentent au plus haut degré un caractère
instinctif et, lorsqu'elles sont en opposition avec le principe du plaisir, un caractère démoniaque. »
16 J. Cocteau, La Machine Infernale, Grasset, 1932/1934
17 Cocteau dans La Machine infernale élargit le cadre de la narration en incluant à sa pièce l'arrivée
d'Œdipe à Thèbes, sa confrontation avec le Sphinx et ses noces passionnées avec Jocaste, ne consacrant
que son quatrième acte à la révélation progressive d'Œdipe-roi.
18 J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, séminaire inédit, 27 avril 1966.
19 J. Lacan, Position de l'inconscient, Ecrits II, Paris, Seuil : 309-330, 1966/1999.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
jouissive soit sur un mode sadique, soit sur un mode masochique (qui, tel nous l’apprend
la clinique, se révèle comme un renversement du mode sadique 20 ). Or, comme la
clinique est bien sûr couverte par le secret professionnel, c’est à l’aide d’un mythe, celui
de Médée21 que je propose de réfléchir aux liens logiques entre barbarie et humiliation.
L’idée défendue est précisément que c’est à un certain type d’humiliation que répond la
barbarie. D’une part, il s’agirait donc d’une forme d’humiliation bien précise, celle de
l’exclusion de la communauté qui fait civilisation – celle dont les liens se tissent du pacte
d’amour – comme le mythe de Médée le montre bien. D’autre part – et la différence est
subtile, mais cruciale – il s’agit de saisir ce à quoi la barbarie répond et non ce à quoi
l’humiliation mène. Il s’agit d’une réflexion saisie à l’envers: le point de départ est la
scène barbare située dans le temps et dans l’espace, et la proposition est de trouver et de
préciser, à rebours et par le biais des indices de forme donnée par la scène, l’humiliation
à laquelle elle tenterait de donner le contrepoids. Il s’agit donc d’éviter l’écueil de penser
le comportement en termes de détermination, avec les deux facettes de ce
raisonnement: la première serait de penser qu’un comportement pourrait être
déterminé, et donc qu’un sujet ne pourrait être que victime, la seconde serait de penser
qu’à exclure toute détermination, le comportement ne serait alors qu’aléatoire ou
contingent, et donc indigne de tout investissement à saisir sa logique. Entre
détermination et logique, il y a la part de liberté singulière, la part de créativité du sujet
entre ce qu’il reçoit et ce qu’il répond. En clair: les mêmes circonstances d’humiliation ne
mènent pas aux mêmes comportements (barbares ou non), mais, quand il y a eu scène
barbare, l’idée défendue est qu’elle serait néanmoins précisément à cette humiliation
d’exclusion de la chaine fraternelle qu’elle répondrait.

Le pacte social
Médée est une “barbare”, ce qui veut dire qu’elle provient d’un ailleurs qui ne connaît
pas “les bienfaits de la civilisation grecque”, ce pays lointain de Colchide. Elle est aussi
descendante des Titans, alors que la civilisation Grecque, personnifiée en son mari Jason,
est fondatrice des lois, de la cité et de l’ordre moral que Zeus a pu faire régner du fait de
sa victoire sur les Titans. Médée s’inscrit dans cette citée, dans ce nouvel ordre moral,
dans sa vie conjugale avec Jason, à qui elle donne des enfants. Or, l’histoire est connue:
Jason la répudie pour pouvoir se marier avec la fille de Créon, le roi de Corinthe, et pour
se venger, Médée tue ses enfants, qui sont aussi ceux de Jason. Cette répudiation par
Jason, qu’Isabelle Stengers22 décrit dans Souviens-toi que je suis Médée comme “la plus
grande humiliation que puisse connaître une femme” (p.10), provoque la panique au
sens du Dieu Pan, maître de la “panique”: « D’un seul coup, tout bascule comme si ce qui
faisait lien entre les humains se révélait soudain susceptible de faire émerger un collectif
tout autre, d’engendrer ce que l’ordre social semblait, par nature, exclure » écrit
Stengers (1993, p. 14) en faisant référence à Jean-Pierre Dupuy23. La répudiation signifie
la rupture du contrat moral : « Elle a passé contrat avec l’humanité et le contrat a été
rompu. » (Stengers, 1993, p. 11).

De quoi s’agit-il, quel est le « contrat avec l’humanité »? Je propose que dans les termes
les plus fondamentaux, le contrat moral ou social est le suivant: en échange de l’amour,
20 S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll Folio Essais,
1915/1968, pp. 11-43.
21 Euripide, Médée, Médée suivi de Les Troyennes. Trad. V.H. Debidour. Librio, 431 av. J-C/1999.
22 I. Stengers, Souviens-toi que je suis Médée (Medea nunc sum), Synthélabo, Le Plessis-Robinso, 1993, Coll
Les Empêcheurs de penser en rond.
23 J .-P. Dupuy, La panique, Paris, Laboratoires Delagrange, 1991, coll Les Empêcheurs de penser en rond.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
je suis prêt à abandonner (un peu de) ma jouissance, de mes tendances transgressives –
dont aussi mes tendances sadiques. En effet, faire naître l’infans à l’humanité, au sein de
la famille, c’est interférer dans la jouissance absolue, immédiate et totale de ce que
l’enfant a ou aspire à avoir avec sa première ou sa principale figure d’attachement, en y
mettant des limites. Ces limites sont frustrantes par rapport au tout auquel l’enfant se
croit attitré, mais sont dans le même mouvement l’opportunité d’une ouverture: l’intérêt
porté jusque là exclusivement sur la mère, perd l’exclusive pour se porter en partie aussi
sur la figure intervenante. De « qui suis-je pour ma mère? », la question devient « qu’a-t-
il celui-là pour pouvoir me faire concurrence, pour capter l’intérêt de ma mère? ». En
d’autres termes, l’enfant s’intéresse au tiers intervenant. Il accepte de quitter son monde
d’absolu pour s’ouvrir à la tiercité, c’est-à-dire au lien social et à ses règles. Mais quitter
ce paradis de l’espérance d’un assouvissement total ne se fait pas sans douleur. L’enfant
doit être bercé d’amour et tendrement séduit à ce renoncement. Pas tous les enfants,
d’ailleurs, ne feront le pas (et ce serait alors, la voie de la psychose). Voilà le premier
pacte social: en retour de l’amour (et de la sécurité), le sujet humain abandonne (en
grande partie) son monde fantasmatique jouissif et accepte « le principe de réalité ».

C’est aussi le pacte moral de ce qui fait lien entre les hommes, dans la cité: la cité, la
civilisation, prend soin de ses citoyens, les traite avec respect, considération, soin et
équité, et en retour les sujets qui la composent ne s’autorisent pas à lâcher le monstre
intérieur, « la barbarie intérieure » 24 . Car le monde jouissif est un monde qui ne
s’embarrasse ni de pitié ni de considération pour la vie: il faut prendre ce qui assouvit et
éliminer ce qui l’en empêche. Ce qui se joue pour Médée, comme pour l’actualité, est
donc ceci: sans amour et sans espoir d’amour (d’intégration, de valorisation, de prise en
charge), le contrat social est considéré rompu, et « ce qui faisait lien entre les humains se
révélait soudain susceptible de faire émerger un collectif tout autre, d’engendrer ce que
l’ordre social semblait, par nature, exclure », c’est-à-dire, la barbarie.

Le pacte d’amour
Cependant, dans le mythe de Médée, comme dans l’actualité, il ne s’agit pas d’une simple
rupture de contrat. En effet, il faut soupçonner à la trahison du contrat une dimension
autrement plus funeste pour laquelle l’atrocité de la barbarie donne la mesure. Médée,
par son infanticide, donne la mesure de ce à quoi elle a à faire. Le pacte du couple a une
logique sur certains points ressemblant au pacte social: la jouissance est mise en jeu en
échange de l’amour. L’idée est que la femme y est séduite à se faire objet, à se prêter à ce
jeu, pour qu’il puisse y avoir jouissance. Elle n’est pas victime car elle aussi en jouit, et
elle est, par ailleurs, protégée par le pacte, c’est-à-dire par l’amour parfois, soit
simplement par le lien.

Cependant, quand il y a rupture du pacte, l’asymétrie se fait jour dans sa monstruosité:


l’homme peut continuer le chemin, attristé, effondré, solitaire; or la femme ne se
retrouve pas simplement esseulée, abandonnée, dépossédée, mais dans la mesure où
elle a consenti à se faire objet, elle se retrouve seule à faire avec cette position
extrêmement délicate et potentiellement mortifère de son statut d’objet. Elle avait
consenti à cet exercice d’équilibre périlleux pour sa santé psychique car séduite par
l’amour; or sans les balises de l’amour, elle se retrouve seule face au gouffre vertigineux

24 J .-F. Mattéi, La barbarie intérieure, Essai sur l'immonde moderne, Paris, P.U.F, 2004, Coll Quadrige.

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
de sa jouissance. Voilà donc pourquoi on peut parler de l’abandon comme de « la plus
grande humiliation que puisse connaître une femme », soit encore comme un ravage25.

Dans le mythe, Médée, séduite, a consenti à se faire utiliser: elle a consenti à abandonner
son pays, à trahir les siens, à tuer son frère par amour. Jason, en la répudiant, en la
déshabillant de son amour, la livre décharnée à une hantise sans fin par cette vaine
abnégation. Or, de toutes les peines qu’un humain peut infliger à un autre humain,
l’humiliation est la plus féconde de violences à venir. Le sujet humilié ne pourrait donner
la mesure de la violence à laquelle il a à faire en attaquant l’autre, trop facile, trop bref –
ni en s’attaquant lui-même, trop peu incisif pour les autres. Tuer Jason pour Médée ne
pourrait lui donner satisfaction: une fois mort, il ne souffre déjà plus. Se tuer n’est pas
non plus une option: les quelques pleurs passés, tout serait oublié.

Non, l’humiliation ne connait sa mesure que dans la destruction, la dévastation de la


scène même où se joue cette humiliation, la scène de la cité, la scène de la civilisation.
C’est pourquoi Médée tue ses enfants, qui sont aussi ceux de Jason. L’humilié(e) dit en
substance: je suis déjà mort(e) (psychiquement), mais je ne partirai pas sans avoir fait le
ravage autour de moi: je peux tout donner (donner tout mon corps) pour détruire la
scène même de l’humiliation.

L’actualité d’Euripide
C’est ce qu’Euripide nous apprend sur notre actualité. Avec l’Etat Islamique, il ne s’agit
pas de guerre: ne sont pas affrontés les ennemis, car combattre – voire même tuer –
l’ennemi au combat ne saurait donner la mesure. Il ne s’agit pas non plus d’attentats
suicides, car même si l’attentat suicide déjà outrepasse un premier tabou – celui d’une
intention de tuer en utilisant sa propre vie – l’attentat suicide ne saurait donner la
mesure. La barbarie que nous présente l’Etat Islamique (Daech, Boko Haram, et
d’autres) c’est une mesure autrement plus funeste de la violence: il s’agit là, comme pour
Médée, de détruire la scène même de la civilisation. Si la civilisation Grecque a vainque
les Titans, et donc les barbares, c’est de s’appuyer sur un nombre de tabous, qui
instaurent des règles fondatrices de la cité26, dont la prohibition du meurtre, c’est-à-dire,
ne pas tuer ceux de sa tribu, les siens – comme Médée ses enfants; dont la prohibition du
cannibalisme, cette fête des déchirements barbares des corps mis à mort, comme dans
les Bacchantes, autre mythe d’Euripide; dont finalement la prohibition de l’inceste, qui
instaure la différence des générations, et donc l’ordre de succession, c’est-à-dire
l’histoire, comme dans OEdipe-roi, cette fable de Sophocle27.

Or, ce qui nous est présenté par IS, est-ce qui de la façon la plus perçante qui soit, doit
crever ces tabous dans leur essence: il s’agit de tuer les siens, y compris les enfants et les
bébés, il s’agit de déchirer les corps, il s’agit de ce que les enfants tuent et martyrisent. Il
s’agit de détruire les vestiges de la civilisation28, avec en point d’orgue la destruction de
grands pans de la ville millénaire de Palmyre en Syrie à partir de mars 2015. Ce qui nous
est présenté doit nous convoquer à cette réflexion: de quoi l’étendue de cette cruauté
est-elle la mesure, à quoi répond-elle? Si nous nous confions à la logique clinique
d’Euripide, en particulier du mythe de Médée, je propose que ce qu’il faut supposer

25 J. Lacan, Le sinthome, Le séminaire, Livre XXIII, Paris, Seuil : 101, 1975-1976/2005


26 S. Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale et des peuples primitifs, Paris,
Petite bibliothèque Payot, 1912/2004.
27 Sophocle, OEdipe-Roi. Paris, Poche, 429-425 av. J.-C./1994.
28 https://en.wikipedia.org/wiki/Destruction_of_cultural_heritage_by_ISIL

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
comme antécédent à cette réponse, doit être en particulier de l’ordre de l’humiliation.
L’humiliation est structurellement ce qui se vit lorsqu’au sujet est refusé précisément ce
statut de sujet et que c’est entant qu’objet qu’il est visé, approché. Sans dédouaner
chaque sujet singulier de ce qu’il a à répondre quant à sa complicité ou à son
engagement dans l’acte barbare, il est probablement intéressant de se poser la question
de l’humiliation – de sa nature, de sa factualité – à laquelle l’Etat Islamique, entre autres,
serait la réponse? Comme l’ont indiqué quelques uns, dont le président Barack Obama29,
je proposerais qu’il ne soit pas illogique, que ce soit des guerres du Golfe, et des
invasions Américaines, en particulier en Iraq, que l’Etat Islamique serait le contrepoids,
la réponse30. Il faut se souvenir en effet de l’humiliation, de l’appellation de rogue states
d’abord – c'est-à-dire de « racaille » - d’un nombre de pays sur la scène internationale
par les administrations Reagan et Clinton à partir de 1985. En Janvier 2002, le président
George W. Bush, à l’occasion de Etat de l’Union31, remplace le terme par « l’Axe du Mal »,
regroupant sous cette appellation l’Iraq, l’Iran et la Corée du Nord. Souvenons-nous de
l’invraisemblable suite de cette histoire: l’Iraq, accusé de terrorisme, et attaqué, puni à
ce titre, la constatation qu’aucune arme de destruction massive n’est jamais trouvée –
alors qu’il s’agissait du motif même de l’accusation et de l’invasion. De façon
invraisemblable, ne s’en sont alors suivies ni poursuite en justice ni condamnation ni
excuse: la communauté des états alliés laisse derrière elle une scène de dévastation dans
l’impunité la plus stupéfiante et rompt ainsi de façon fracassante tout contrat social ou
moral.

Ceci suffit à saisir l’étendue de l’humiliation, mais, de façon spéculative, j’aimerais même
avancer que certains aspects de cette guerre, humiliante par ses collateral damage a
poussé l’humiliation plus loin encore, à son extrême, comme quand à Guantanamo Bay,
et surtout à Abu Ghraib, les prisonniers en furent réduit à une déshumanisation, violés,
torturés et exposés, à une animalisation, promenés nus à la laisse, et à l’objectification la
plus abjecte, entassés en petite tour humaine, l’anus de chacun exposé. Ces photos ayant
fait le tour du monde, c’est une collectivité qui s’en trouve humiliée, c’est d’une
collectivité que viendrait la réponse, la réponse à la mesure de la violence de cette
humiliation, notamment non seulement la rupture du contrat social, mais aussi
l’aspiration à détruire la scène de la civilisation, l’abandon à la barbarie. Je suis réticente
à parler de fanatisme ou à évoquer l’incidence possible de la religion. Les deux me
semblent ressortir d’un même mouvement défensif. Pour le terme de fanatisme, il
s’agirait aussi de l’idée implicite que cette barbarie est hors des limites de ce qui fait la
condition humaine, que de ce fait elle échappe à toute logique, et que, donc, il n’y a pas
lieu de la penser. En penser les logiques risquerait d’humaniser cette barbarie et de nous
confronter avec l’idée, absolument impensable et insupportable, de notre propre
potentialité à la monstruosité. Il s’agit aussi du questionnement central de Dostoïevski
dans « Crime et Châtiment »: le coupable du crime le plus vile et le plus gratuit, peut-il
trouver parmi ses frères humains quelques uns (quelques unes, en l’occurrence) qui, en
connaissance de cause et en dépit du dégout, continuent à l’aimer et qui par leur geste
d’amour, ouvrent la chaîne humaine permettant d’y raccrocher aussi le monstre – c'est-
à-dire, de ne pas le lâcher. Paradoxalement, ne pas lâcher le monstre serait alors aussi
éviter au mieux la déliaison des restreintes au passage-à-l’acte, c'est-à-dire, la barbarie.
29 D. Hussain, ISIS: The “unintended consequences” of the US-led war on Iraq, Foreign Policy Journal, 2015.
30 https://www.foreignpolicyjournal.com/2015/03/23/isis-the-unintended-consequences-of-the-us-led-
war-on-iraq/ - mais aussi Tony Blair: https://www.theguardian.com/world/2015/oct/25/tony-blair-is-
right-without-the-iraq-war-there-would-be-no-isis
31 http://www.washingtonpost.com/wp-srv/onpolitics/transcripts/sou012902.htm

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
de psychologie clinique, 49,(2), 125-144. doi:10.3917/cpc.049.0125.
En d’autres termes, pouvons nous trouver dans nos sociétés de quoi héberger aussi nos
monstres – potentiels et déclarés – malgré, et en parallèle à, la condamnation la plus
ferme et la plus droite de crimes commis. Pour l’incidence de la religion, l’histoire nous
montre que la barbarie peut tout autant se faire dans un contexte religieux que dans un
contexte non-religieux (ex. le nazisme, Pol Pot, Mao etc.), et que la religion peut inciter
tant à la violence qu’à la restreinte de la violence (ex. la Paix et la Trève de Dieu32).
Invoquer la religion comme facteur décisif de ce qui cause la barbarie, revient à mon
idée, à nouveau, à attribuer extérieurement ce qui est insupportable à concevoir dans
l’intime. Il ne s’agit ici bien sûr pas de justification, voire d’excuse, à la barbarie (voir
l’éthique du sujet déployée dans la première partie: rien ne saurait dédouaner le sujet
d’un questionnement de sa conscience), mais il s’agit d’en saisir une logique, il s’agit du
temps de comprendre, qui est un temps clinique essentiel préalable à toute réflexion et à
toute perspective de traitement, que ce soit du sujet ou sur la scène internationale.

32La paix et la trêve de Dieu se proposèrent de porter remède aux guerres perpétuelles, surtout aux
guerres privées. Dès le Xe siècle, des conciles d'évêques cherchèrent à mettre à l'abri certaines catégories
de personnes en défendant d'attaquer, sous peine d'excommunication, les prêtres, les paysans, les
marchands, les femmes et les enfants. Ce fut la paix de Dieu. Puis celle-ci fut complétée par la trêve de
Dieu, qui devait empêcher de se battre à certains jours. Il fut interdit de guerroyer du mercredi soir au
lundi matin, sous peine de mort ou d'exil. L'interdiction s'étendit plus tard, outre ces quatre jours, à
certaines fêtes de saints, aux Quatre-temps, même à tout à l'Avent et à tout le Carême.
http://planetejeanjaures.free.fr/histoire/moyen%20age/treve_de_dieu.htm

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Bazan, A. (2017). À propos du sadisme et de la logique de la barbarie à l’humiliation. Cahiers
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