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Paul-Laurent Assoun

CORRESPONDANCE FREUD-EINSTEIN
(juillet-septembre 1932)

Le texte qu'on va lire appartient à un genre particulier: échange de lettres entre le


fondateur de la psychanalyse et le théoricien de la relativité, mais à vrai dire commandité par une
institution. Entendons qu'elle fit l'objet d'une commande par le Comité permanent des Lettres et
des Arts de la Société des Nations. Celui-ci, « désireux d'associer plus intimement les hommes de
recherche et de pensée à la Coopération intellectuelle » — on sait que l'Institut international de
Coopération intellectuelle constituait un organe de la S.D.N. dès sa fondation — « a demandé à
la Commission internationale (1) de provoquer une correspondance entre les représentants
qualifiés de la haute activité intellectuelle, analogue aux relations de pensées qui se sont toujours
établies par ce moyen, particulièrement aux grandes époques de la vie européenne ; de choisir
les questions les plus propres à servir les intérêts communs de l'intelligence et de la Société des
Nations; de publier périodiquement cette correspondance (2).
Formulation intéressante qui indique le contexte de la rencontre : si, « aux grandes
époques de la vie européenne », des « relations de pensées » s'étaient spontanément établies
entre « les représentants qualifiés de la haute activité intellectuelle », il fallait, en ce contexte de
l'entre-deux-guerres, époque de crise européenne, donner un coup de pouce à cet échange. En
pensant aussi devant témoin — la conscience européenne —, les intéressés serviraient « en
même temps », selon la savoureuse expression officielle, « les intérêts communs de l'intelligence
et de la Société des Nations » — ce qui fournit le critère de sélection des thèmes.
Les deux premiers thèmes choisis furent la « société des esprits », espèce de manifeste de la

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structure mise en place, auquel participèrent notamment Paul Valéry et Henri Focillon (3).
« Parallèlement, précise le prospectus de présentation, s'est engagée une correspondance sur
Féducation et la paix entre MM. Albert Einstein et Sigmund Freud sous le titre Pourquoi la
guerre? (4) » Celle-ci, datée de juillet-septembre 1932, entre Potsdam et Vienne, devait former
le second volume de la série Correspondance qui parut en 1933 — année symbole du destin
tragique de FEurope — à Paris, simultanément en allemand, en anglais et en français. Rédigé
naturellement dans la langue maternelle des correspondants, le texte en fut immédiatement
traduit en anglais par Stuart Gilbert et en français par Biaise Briod (5).
S'il était en effet un thème d'actualité, c'était bien la guerre. Vivant défi, de plus, à la raison,
proposé au physicien et au « psychologue des profondeurs » eux-mêmes, devenus des « institu-
tions » ! L'enjeu en était clair — peut-être trop clair, aux yeux de Freud, comme on s'en avisera :
mettre les ressources de son savoir au service du pacifisme européen, en suggérant les lumières
qu'un tel savoir peut apporter à la prophylaxie de la guerre. A la Société des Nations de gérer les
conflits — ce dont, on le sait, elle s'acquittait plus mal que bien, aux « représentants qualifiés de
la haute activité intellectuelle » de penser sur la guerre, cette défaite à la fois chronique et
actuelle du logos.
On sent, au malaise diffus des correspondants, combien il est à leurs yeux périlleux de
parler sur la guerre et, qui plus est, devant témoins. On verra aussi que l'un et l'autre éprouvent
un malaise différent qu'ils portent à l'expression de façon non moins spécifique. Sans nul doute
eussent-ils préféré converser sous seing privé. Mais aussi bien ont-ils le sentiment d'accomplir
— sous forme de pensum — une action, sinon utile, du moins moralement nécessaire, au
moment où leur relation personnelle est à son zénith.
Celle-ci s'était nouée quelque cinq ans auparavant, quand Freud, de passage à Berlin, « eut
son premier contact avec Albert Einstein (6) », à la Noël 1926/janvier 1927. Il est intéressant de
relever l'ambivalence qui marque ce rapport, que nous révèlent les coulisses de la correspon-
dance privée. Elle apparaît dès le premier compte rendu que Freud fît du premier entretien de
quelque deux heures, qui forme en quelque sorte la préhistoire de l'échange épistolaire
ultérieur: «Il est gai, raconte Freud, sûr de lui et agréable (7). » Mais, c'est pour ajouter
aussitôt : « Il s'y connaît autant en psychologie que moi en physique, aussi eûmes-nous une
conversation très plaisante. » Ce qui perce, au-delà de l'agrément du commerce personnel, c'est
une véritable « jalousie épistémologique » dont nous verrons les traces plus loin : « Il a eu plus
de chance et de facilité que moi. Il a profité du soutien d'une longue série de prédécesseurs, à
commencer par Newton, alors que j'ai dû m'ouvrir un chemin seul et pas à pas à travers une
jungle enchevêtrée (8). » Cette différence, affirmée sous couvert d'excuse — « Il n'est pas
étonnant que mon sentier ne soit pas bien large et que je n'aie pu aller bien loin » — ne doit pas
cacher ce qui se joue : F« anti-Newton » a eu la chance de trouver à qui s'opposer ; sa révolution
s'appuie sur un continuum sur lequel elle peut faire fonds, tandis que le fondateur de la
psychanalyse serait le vrai self-made man, le Selbstdenker explorateur, engendrant une proies
sine matem !

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Correspondance Freud-Einstein

Ainsi, Einstein est aux yeux de Freud « le chanceux (9) », tout particulièrement « parce
qu'il s'intéressait à la physique mathématique et non à la psychologie où chacun croit pouvoir
dire son mot », quitte à « rompre une lance en faveur de (sa) science ». A vrai dire, la relation
sembla alors tourner court: Einstein apparaît alors à Freud comme un étranger à lui-même
comme à la psychanalyse (10). En 1930 encore, soit deux ans avant la correspondance qui suit,
Freud soutient que le théoricien de la relativité n'a « aucune compréhension de la psychana-
lyse ».
Il fallut donc cette occasion semi-officielle pour que le dialogue, mort-né sur le plan
personnel, se poursuive devant témoin. Notons immédiatement que Freud affichait une certaine
condescendance pour un tel exercice : il l'exprime, pendant la rédaction, en confiant ironique-
ment qu'il «ne s'attendait pas à recevoir le prix Nobel pour ce travail (11) ». Il en salue
l'achèvement en évoquant sans ménagements « l'ennuyeuse et stérile soi-disant discussion avec
Einstein (12) ». Jones remarque qu'« il n'en pensait pas de toute évidence grand bien et nous
déclara qu'il abaissait ses prétentions pour son travail comme il avait dû le faire pour sa
prothèse (13) ». On s'amusera au passage du contraste avec le ton déférent employé dans les
textes officiels, quoique Freud, on le verra, trouve le moyen, sous les égards de la politesse, de
signifier parfaitement sa pensée.
On remarquera néanmoins qu'après cet échange, Freud en vint à prendre acte de la
modification de la position d'Einstein sur la psychanalyse. Celui-ci en effet conviendra en 1936
que c'est plus qu'une Weltanschauung influence (il n'y avait pas de pire insulte pour
Freud) (14) : occasion aussi à Freud de rappeler avec un affect contenu: « Naturellement, j'ai
toujours su que vous ne m'admiriez que "par politesse", mais que vous ne croyez que bien peu à
mes assertions (15) ». Évoquant l'âge d'Einstein, de près d'un quart de siècle son cadet
(1856-1879), Freud poussera l'ironie jusqu'à affecter de le considérer comme un disciple, dans
un futur indéterminé (16).
C'est dans cette atmosphère amicale travaillée de sourdes tensions et d'enjeux de rivalité
que va s'ouvrir cet échange, qui, pour n'avoir que l'apparence de la « discussion », paraîtra
moins ennuyeuse à la postérité qu'à Freud, comme document d'un rapport à la politique, aussi
contradictoire que révélateur.
Ce n'est certes pas la première fois que Freud avait l'occasion de parler de la guerre. Depuis
le temps lointain où il avait dû intervenir comme expert dans les cas de « névroses de guerre »
(Kriegsneurosen), il n'avait cessé d'y réfléchir — au point de les comparer aux névroses
traumatiques «des temps de paix (17) ».
Cette approche clinique qu'il ne faut pas minimiser — la Première Guerre mondiale avait
rendu sensible à ce type de symptômes créé littéralement par la guerre, traumatisme collectif
réel — avait trouvé son écho dans une réflexion sur le sens de la guerre dans la civilisation, ces
Considérations actuelles sur la guerre et la mort (18) qui, en pleine guerre (1915) contenait un
diagnostic sur le sens de « désillusionnement » de cet événement.
Freud n'avait donc pas besoin de forcer les ressources de la psychanalyse pour aborder ce

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thème de brûlante actualité: vivant sous cette épée de Damoclès, condition de l'entre-deux-
guerres, le fondateur de la psychanalyse avait déjà rencontré la question du sens et du non-sens
de la guerre au sein de sa réflexion sur la condition névrotique de la Kultur. On peut même
considérer cette missive, rédigée en septembre 1932, comme l'occasion d'une mise à jour des
thèmes du Zeitgemäß es über Krieg und Tod. Freud va en effet reprendre son monologue sur la
guerre sous l'aiguillon de la demande d'Einstein.
Celle-ci venait de plus à point pour mettre à jour son diagnostic sur la guerre et
l'agressivité, à présent que le chantier de sa réflexion sur la Kultur était mis en place, dans les
années 1927-1929, de Vavenir d'une illusion à Malaise dans la civilisation. Plus encore qu'un
phénomène collectif critique, la guerre pouvait être resituée dans le cadre de YUnbehagen
propre à la Kultur — symptôme du symptôme en quelque sorte.

C'est Einstein qui formule la question — ce qui n'est pas indifférent à la dialectique qui se
met ainsi en place. A lui revient en effet d'identifier la question la plus importante dans l'ordre
de la civilisation: «Existe-t-il un moyen d'affranchir les hommes de la menace de la
guerre (19) ? » A vrai dire, Einstein s'interroge sur le « chemin » (Weg) qui permit d'échapper à
la fatalité (Verhängnis) de la guerre. La question ainsi posée, en relation avec la dramatisation
que lui impose le développement technique, il se tourne vers Freud comme expert susceptible
d'« éclairer la question sous l'angle de (sa) profonde connaissance de la vie instinctive de
l'homme, concédant que pour sa part, en tant que physicien, « la direction habituelle de sa
pensée n'est pas de celles qui ouvrent des aperçus dans les profondeurs de la volonté et du
sentiment humains ».
Ce n'est pas un hasard si la thématique de la profondeur revient de façon insistante : en tant
que Tiefenpsycholog, Freud se voit requis de donner une réponse à, notons-le, moins l'essence
de la guerre qu'à son « pourquoi » et à la thérapie possible. De fait, en 1932, on sent l'haleine de
la guerre sur la nuque d'une génération qui l'éprouve comme une Anankè. A celle-ci, peut-on
donner visage et savoir comment la déjouer ? La demande d'Einstein est explicitement curative
et pédagogique : il demande au « psychologue des profondeurs » d'« indiquer des moyens
éducatifs, qui, par une voie, dans une certaine mesure étrangère à la politique, serait de nature à
écarter des obstacles psychologiques, que le profane en la matière peut bien soupçonner, mais
dont il n'est pas capable de jauger les correspondances et les variations ».
Mais comme Einstein ne saurait attendre la réponse immédiate, il pose comme une donnée
en soi souhaitable «l'institution par les Etats d'une autorité législative et judiciaire pour
l'apaisement des conflits pouvant surgir entre eux (20) », ce qui somme toute énonce la
philosophie de base de la S.D.N. Son problème dès lors est d'inventariser les obstacles à ce
programme. Il les trouve essentiellement d'une part dans Γ« appétit politique de puis-
sance (21) » des minorités gouvernantes, d'autre part dans «un besoin de haine et de
destruction» des masses (22). D'où sa question thérapeutique spécifiée: «Existe-t-il une
possibilité de diriger le développement psychique de l'homme de manière à le rendre mieux

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Correspondance Freud-Einstein

armé contre les psychoses de haine et de destruction ? Gibt es eine Möglichkeit, die psychische
Entwicklung des Menschen so zu leiten, daß den Psychosen des Hasses und des Vernichtens
gegenüber widerstandsfähiger werden ? »
On notera, en spécifiant la traduction d'origine, qu'Einstein s'interroge sur le renforcement
de l'aptitude à la résistance aux « psychoses de haine et d'extermination » et qu'il formule le
problème dans les termes d'un darwinisme psychologique: il cherche l'engineering qui
permettrait de drainer la tendance des masses à la destruction (au reste, rappelons-le,
encouragée par l'appétit des minorités) vers la finalité pacifiste énoncée. Quoi de plus normal,
dès lors qu'on a posé le problème en termes de racines psychologiques inconscientes de la
tendance à la guerre, que de se tourner vers « le grand connaisseur des instincts humains » ?
Curieusement, et une fois défalquée ce qu'une telle attitude peut comporter de scepticisme
larvé, voire d'ironie, Einstein pose Freud en grand sorcier de l'instinct — dont, lui, théoricien de
la matière inerte, il a si peu à connaître et dont il attend des lumières (le mot revient sous sa
plume) quant aux racines de ce sentiment belliqueux si universellement partagé et auquel
lui-même, Einstein se dit si peu sensible ainsi qu'à toute considération nationaliste?
La réponse de Freud s'amorce par un aveu d'incompétence qui n'est pas de pure
convenance. Le questionnement même (Fragestellung) n'est, dit-il tout de go, ni du ressort du
physicien, ni de celui du psychologue : il s'agit d'« une tâche pratique (praktische Aufgabe) qui
revient aux hommes d'État (23) ». Là où Einstein s'installe somme toute confortablement dans
sa fonction de conseiller du Prince — fût-ce sous la forme d'une instance internationale — et,
investit le problème dans son aspect éthique et intellectuel, Freud veut n'y voir qu'un problème
politique stricto sensu, celle qui regarde les « hommes d'État » (Staatmänner).
L'ironie se redouble de ce fait que, si l'on aborde ce problème de pratique politique à la
lueur de « considération psychologique » (psychologische Betrachtung), Einstein aurait déjà « dit
l'essentiel ».
Bref, le psychologue n'est pas celui des deux que l'on pense. Et c'est vrai qu'à y regarder de
près, on constate qu'Einstein, au moment même où il se dénie toute compétence psychologique,
aborde la question d'un point de vue résolument psychologique et émet un diagnostic résolu —
quitte à demander à Freud de le préciser, tout en le confirmant. Bref, il reproche amicalement à
Einstein de lui avoir coupé l'herbe sous les pieds — ou, plus joliment, de « lui avoir pris le vent
de ses voiles ». Il va donc se payer le luxe de se présenter, lui, l'expert supposé en psychologie
des profondeurs en émule d'Einstein « psychologue », acceptant de voguer dans le sillage de
celui auquel, on l'a vu plus haut, il déniait toute « compréhension de la psychanalyse » ! On
aurait tort de glisser sur ces préalables, dans la mesure où le contenu de la réponse de Freud
éclaire de ce que sa réponse fasse en même temps symptôme à la demande.
Que reste-t-il donc à dire ? Freud va-t-il « équiper » l'intuition du psychologue Einstein de
son propre savoir? C'est là qu'on trouve l'aspect le plus remarquable de la stratégie choisie.
Freud renonce pendant un temps assez long — quasiment une moitié de sa longue missive — à
toute « considération psychologique », et encore moins psychanalytique : il livre à son inter-

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locuteur une véritable leçon d'histoire et de science politiques, qu'eût pu, à vrai dire,
contresigner tout autre observateur « impartial » étranger à la psychanalyse. On y trouve une
analyse de la relation du droit (Recht) et du pouvoir (Macht) (24), une histoire de l'évolution
sociale de la violence (Gewalt) qui, en contraste de l'exposé d'Einstein, pressé d'en venir à
l'arbitrage, met l'accent sur la nécessité d'un « règlement violent des conflits d'intérêts »
(Interesseconflikten). On y trouve même, comble pour un discours pacifiste, une évaluation
réaliste de la part que la violence de la conquête et des empires, de la pax romana au royaume de
France, a prise à la préservation de la paix : ceux-ci ne sont pas condamnés sur un fondement
moral, mais finalement sur le critère que cette « pacification », par la force des choses, n'eut
qu'un temps ! Voici donc Freud — nous en forçons à peine la note, qu'on se réfère au texte
même — en position de Machiavel face à un Einstein moralisant et psychologue ! « Droit et
violence sont aujourd'hui des contraires » (Gegensätze).
On ne s'étonnera de cette attitude que si l'on oublie que rien n'est plus nuisible en politique
que l'idéalisme, aux yeux de Freud. Ne soyons donc pas pressés, suggère-t-il, d'introduire les
considérations de bien et de mal, ni même les considérations en termes d'inconscient. Le
politique, c'est le réel auquel on n'échappe, l'Anankè à visage humain (25). Que l'on ne compte
donc pas sur la psychanalyse, semble signifier Freud, pour équiper de pseudo-science une
phraséologie humaniste bêlante. Pas moyen donc de se placer hors de la politique, pour se poser
en maître, en pédagogue du genre humain, variante de la fonction de prophète que Freud, dans
Malaise de la civilisation, dénie résolument (26). Surtout ne pas « psychologiser » sur le pouvoir
— on montrerait facilement que le Maître s'accommode fort bien de la psychologie du pouvoir.
Affronter, en observateur qui fait sa loi du réel, la réalité brute de relations de force.
Cette lecture de l'histoire revient à une sorte de généalogie du lien social. Si elle est bien
sous-tendue par une philosophie du « contrat » et de Γ« union », elle envisage résolument qu'à
un moment donné, «le droit de la communauté sera... l'expression de rapports de pouvoir
inégalitaires » (ungleichen Machtverhältnisse) (27) — preuve que si Freud répugne à admettre
quelque « pulsion de pouvoir » — comme l'atteste sa controverse avec Adler —, il ne lésine
nullement à penser le politique réel en termes de Machtverhältnisse, ce qui fournit un véritable
déchiffrement de l'histoire. Celle-ci se décrit en effet comme « passage du droit inégal au droit
égal pour tous » revendiqué par les efforts constants des opprimés (28), ceux-là mêmes dont
Freud souligne ailleurs qu'ils ne sont nullement disposés à reconnaître la légitimité d'un ordre
qui les exclut (29).
Il ne faut donc pas hésiter à juger des « guerres de conquête » (Eroberungskriege) en
distinguant leurs apports : certaines ayant « contribué à la transformation (Umwandlung) de la
violence en droit (30) » — énoncé d'autant plus remarquable que Freud ne saurait, en contraste
de la philosophie de l'histoire hégélienne, tabler sur la moindre ressource d'une « ruse de la
raison» pour fonder cette Umwandlung. Ce qui récuse finalement l'accès du droit par la
conquête c'est qu'elle tourne court!
Tout cela travaille à l'éventualité d'une centralisation telle qu'il la souhaite, à l'unisson

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d'Einstein : mais il est remarquable qu'il emploie le terme de « violence centrale » (Zentralge-
walt) (31) comme point directeur d'arbitrage (Richtpunkt) — ce qui lui permet d'émettre un
diagnostic pessimiste sur cette instance, la S.D.N., si elle n'obtient — tel un Léviathan
international? — le transfert de la force effective de ses membres. Il n'y a que deux ressorts
effectifs: la contrainte de la violence et les liaisons de sentiments » (Gefühlsbindungen) (32).
Ce « regard sur l'histoire de l'humanité » semble donc animé par une conception de la force
comme point de départ et de Y union comme but à construire. Macht et Eros, donc — diptyque
qui va trouver son répondant métapsychologique.
Alors seulement il sera loisible, une fois traversé le réel de l'histoire, de faire droit à la
demande de consultation adressée au Tiefenpsycholog, de commenter (glossieren) la proposi-
tion (Satz) relative à la pulsion de haine et d'extermination (33). Nous connaissons cela, nous,
analystes, dans notre champ d'expérience, peut signifier Freud selon une présentation qu'il
affectionne entre toutes. Einstein a vu juste : « Nous croyons à l'existence d'une telle pul-
sion... », sauf à préciser que cela n'a été acquis qu'après un travail d'élaboration du matériel. Il
va donc placer là un exposé relatif à la pulsion de destruction ou d'agression (Aggressionstrieb
oder Destruktionstrieb). C'est ici le métapsychologue qui parle de la « pulsion de mort »
(Todestrieb): le passage mérite de fait de figurer parmi les plus clairs des exposés au reste
nombreux de la Todestrieb (34). Mais le plus important est que Freud n'en arguë pas pour
conforter les évidences anthropologiques somme toute les plus faciles — étayées par les
manifestations patentes de la haine et de la violence : il invite au contraire, tout en confirmant
« l'existence », à déconstruire ce pseudo-instinct primitif. Il en souligne justement le caractère
de dosage: «il est rare que l'acte soit l'œuvre d'une seule motion pulsionnelle» (Triebre-
gung) {35)y avertissement au psychologue somme toute simpliste qu'était Einstein. On y trouve
notamment cette notation fort raisonnable que le plus bas comme le plus noble entre en jeu dans
la guerre, comme dans toutes les actions (Handlungen) humaines.
Freud ne remplit donc le cadre que lui propose Einstein qu'en lui faisant une leçon de
psychanalyse. Ce n'est pas un hasard si cela devient littéralement une leçon d'épistémologie
psychanalytique comparée, occasion de lui rappeler que la physique ne peut pas plus que la
psychanalyse, faire l'économie d'une « mythologie » — idée force de l'épistémologie freu-
dienne (36) —, Freud corrige ce qu'il projette — autant qu'il le perçoit — de condescendance
implicite de la reine des sciences exactes à la psychologie, à la balbutiante scientificité, domaine
où l'on peut avancer n'importe quelle assertion en relative impunité (37). Il lui signifie d'ailleurs
que, bien plutôt qu'un choix personnel, il s'agit d'une induction laborieuse d'un certain matériel
clinique. A bien considérer la structure de la lettre de Freud, l'on se trouve donc confronté à
cette dualité : référence à la réalité brute du pouvoir et à la pulsion de mort et de destruction.
Deux pôles bien hétérogènes: la matérialité du pouvoir et la plus intérieure des formes de
brisure de la réalité humaine. Mais justement: la guerre, ce n'est pas pour Freud un fait
psychologique que la psychanalyse rebaptiserait par une hypothèse et une dénomination
supplémentaires. C'est la pulsion de mort à l'œuvre dans le réel, ou mieux : le lieu où la pulsion
de mort (Todestrieb) rencontre la puissance (Macht) comme violence (Gewalt).

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Freud a au fond désamorcé la tentation, paradoxalement présente chez Einstein, de


postuler un « inconscient de la guerre ». La guerre chez Freud est dehors : c'est un paroxysme
des conflits d'intérêts qui structure la réalité et fait fond sur la pulsion de destruction, elle-même
extériorisation de la pulsion de mort, pensable au prix d'« une petite dépense de spéculation »
comme le dit élégamment Freud.
C'est en fait par là qu'on peut revenir à la demande de thérapie.
Il est clair que la pulsion de mort n'étant pas mauvaise en soi, mais par ses mauvais
« alliages » qu'elle est sans cesse en butte à Eros, c'est dans Eros qu'il faut faire porter ses
espoirs. La psychanalyse revient à renforcer Eros aux dépens de Thanatos, par nécessité
professionnelle, pourrait-on dire, plus que par choix philosophique. On induit donc de la
« doctrine pulsionnelle mythologique », au lieu d'une recette, une formule (Formel) pour des
moyens indirects pour combattre la guerre (38), conformément à la demande d'Einstein de
préservation de la guerre (Kriegsverhütung) : il faut renforcer son adversaire (Gegenspieler), en
faisant fond sur les liaisons (Bindungen), amour et identification, là où la guerre tend à la
déliaison.
La réponse qu'il y apporte peut sembler si évidente qu'on pourrait s'interroger sur l'utilité
de la formuler. Cela tient, dit-il en substance, à un doublera// — l'idiosyncrasie personnelle et le
développement de la Kultur autrement parce que « nous pacifistes », sommes ainsi faits que la
guerre nous répugne et que tout le développement de la Kultur va à ce rejet.
Ne nous laissons pas décourager par ce procès-verbal qui ressemble à une tautologie ou à
une pétition de principe.
Ce que veut signifier Freud, c'est que l'ensemble des arguments objectifs pour condamner
la guerre est insuffisant — la guerre se défend elle-même fort bien par son objectivité
accablante, elle se sauve et se fonde, à la manière d'un véritable « fait biologique ». La raison
principale (Hauptgrund), c'est dans la nécessité en quelque sorte vissée au cœur du sujet —
pacifiste — qu'il faut le trouver : « la raison principale pour laquelle nous nous élevons contre la
guerre, c'est que nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes pacifistes parce que nous
devons l'être pour des raisons organiques (39) » : il s'agit d'une « attitude » (Einstellung) plus
déterminante que tous les arguments sur lesquels elle peut s'étayer.
Comment comprendre ces « organische Gründe » ? Freud est-il en train de produire une
déclaration de foi pacifiste? C'est plus complexe et intéressant. Les pacifismes classiques se
présentent justement comme des professions de foi qui simultanément exhibent leur objet et s'y
fondent. Ils décrivent la guerre comme Objet haïssable. Einstein lui-même, parlait depuis la foi
pacifiste. Freud la partage assurément, mais lui énonce cette vérité rare autant que simple qu'il
s'agit d'une position rigoureusement subjective. Il n'est pas dupe de la nature d'impératif de
cette exigence. On comprend pourquoi il semblait, comme politique, se faire l'avocat du diable
(belliciste) en montrant la logique belliqueuse à l'œuvre dans la réalité. Il ne sait que trop quelle
loi de fer lie l'homme à la destruction, soit la chaîne de la pulsion de mort.
Einstein requérait une résistance à la guerre: Freud en localise la racine dans une

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Correspondance Freud-Einstein

idiosyncrasie: «organique» s'associe ici à «constitutionnel»: «ce n'est pas seulement une
répugnance (Ablehnung) intellectuelle et affective, mais bien chez nous, pacifistes, une
intolérance constitutionnelle, une idiosyncrasie en quelque sorte grossie à l'extrême (40) ». La
guerre est de l'ordre de l'insupportable : « nous ne la supportons simplement plus ». Les raisons
intellectuelles et affectives, voire morales ne sont que la justification a parte post de ce rejet a
priori.
Mais cette « nature pacifiste » dont la constitution ne supporte pas la guerre et l'éprouve
comme incompatible avec soi est à son tour l'écho — plutôt que l'effet — d'un fait culturel, soit
le procès d'évolution culturel (der Prozeß der Kulturentwicklung) même (41). Il y aurait donc, en
analogie avec le phénomène de transformation par domestication des espèces animales, une
série de « transformations psychiques » irrécusables. C'est à nouveau à propos de ce procès de
culture que Freud introduit le terme « organique » : celui-ci va de pair avec « un déplacement
des buts pulsionnels et une limitation des motions pulsionnelles ».
C'est ainsi qu'il faut entendre la conclusion : « Tout ce qui travaille au développement de la
culture travaille aussi contre la guerre (42). » On saisit ici, mieux peut-être que partout ailleurs,
le rôle de la Kultur comme a priori organique chez Freud. Non qu'il s'agisse de croire en la
Kultur comme à quelque principe à la fois mystique et humaniste. Mais la Kultur elle-même,
comme procès constitue et déploie un a priori, attestable en quelque sorte matériellement par les
psychischen Veränderungen qui imposent ce détour au régime pulsionnel. Le pacifisme serait
donc ni plus ni moins que l'effet le plus radical et le plus « avancé » de cette transformation qui
se confond avec la Kulturentwicklung, autant qu'elle est imposée par elle.

Freud retrouve en cette conclusion, ses considérations émises en pleine guerre, quelque
vingt ans plus tôt : il y a bien une « aptitude à la civilisation » (Kultureignung) (43). Seulement, la
guerre, comme « désillusion » (Enttäuschung) révèle la précarité sur laquelle repose le lien
social. C'est bien en dernière analyse une régression, qui révèle ce qui hante le processus même,
la possibilité d'une désintrication de la pulsion et de la Kultur. La Kultur n'est donc pas une
donnée, c'est une certaine différenciation: Freud inscrit le pacifisme comme une option
déterminée en faveur de la Kultur, sachant qu'elle est aussi nécessaire que fragile — telle
l'option de l'homme en faveur de la Kultur, précisément.
A bien y regarder, avec sa demande de thérapie, Einstein levait un lièvre important — mais
en le cherchant du mauvais côté. Il voyait en Freud un « médecin de la civilisation », alors qu'il
ne pouvait que témoigner du côté de ce qui, en l'homme, veut la Kultur et la refuse. Freud
montre qu'il n'y a pas d'hostilité instinctive envers la guerre, hors celle qui naît de la civilisation
même.
Peut-elle donc guérir la civilisation de ses maux ? Evidemment pas, puisqu'elle témoigne de
la prise de la culture dans le symptôme. Peu avant, Freud en diagnostiquait le « malaise »
(Unbehagen) chronique. Ce qu'elle peut faire, c'est émettre un vœu, qui n'est pas tout à fait
pieux, opposer à F« hypocrisie » foncière de la civilisation actuelle la puissance de la « vérité

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psychologique » : « On pourrait aller jusqu'à affirmer, disait Freud pendant la Première Guerre
mondiale, qu'elle repose sur cette hypocrisie et serait forcée de consentir à des transformations
en profondeur, si les hommes entreprenaient de conformer leur vie à la vérité psycho-
logique (44). » Voici la proposition freudienne, par laquelle il a répondu à l'avance à la demande
de consultation émanant d'Einstein: «(wenn es die Menschen unternehmen würden, der
psychologischen Wahrheit nachzuleben) ».
Le conditionnel exprime en quelque sorte la Wunscherfüllung de l'Analyste intronisé par
Freud au regard de la Kultur: comment la mise à nu de la «vérité psychologique» ne
comporterait-elle pas le vœu, voire l'exigence que les hommes en viennent à conformer leur
« vie » à leur vérité ? Cette psychologische Wahrheit comporte en effet un impératif à l'adresse
du sujet d'advenir en son lieu propre. C'est pourquoi Freud n'a jamais renoncé à cette idée que
la psychanalyse énonce la vérité, puisque l'abordant par le biais du rapport du sujet à lui-même :
le symptôme livre l'accès à un certain rapport indéfectible à la vérité.
L'éthique ajouterait cette « obligation » de vivre selon son vrai. Point n'est besoin de l'y
ajouter à la « science analytique » puisqu'elle l'intègre — (Sapere aude). Ce qui néanmoins paraît
curieux, voire suspect, dans un pareil énoncé, est cette «croyance» en une volonté de
conformité à la vérité. Si toute l'expérience analytique témoigne justement que le sujet vit en état
d'étrangeté à sa vérité psychologique, d'où viendrait l'ordre, ou simplement, la suggestion de s'y
conformer — tout indiquant que, voyant « le meilleur », l'homme fait régulièrement « le pire » ?
Il y va chez Freud d'une « sagesse », qu'il peut énoncer au moment même où il éprouve
qu'elle n'a que bien peu prise sur l'homme. La « vérité psychologique » ne laisse pas l'homme
indifférent, puisque c'est de l'ignorer qu'il fait le pire : ainsi, la guerre, symptôme collectif. Ne
pouvant plus l'ignorer, il n'éliminerait de sa vie, ni la souffrance ni l'agressivité, mais l'alibi du
non-savoir qui les soutiennent. N'ignorant plus, il ne peut plus tout à fait faire comme s'il ne
savait pas. Voici le « coin » que la psychanalyse enfonce entre le sujet et son mensonge : s'il ne
rejoindra jamais sa « vérité psychologique », il sait désormais qu'elle le tient et qu'il ne peut
l'oublier sans perdre, sinon son âme, du moins la dette de son désir envers sa propre « vérité ».
Y a-t-il donc dans l'homme quelque chose qui « veut la guerre » ? Telle était la question
lancée à l'inventeur de la psychanalyse par Einstein, physicien et pacifiste. Il répond par
l'affirmative, mais au prix d'un déplacement de la question : « ça » ne veut pas la guerre — à
moins de prendre l'expression au pied de la lettre. Le « ça » de l'homme lui veut certes la guerre,
et le conflit est mis à nu au confluent d'Éros et de Thanatos. La guerre n'est pas pour autant le
visage de Thanatos : c'est à la fois le réel de l'histoire et de la politique et l'extériorisation de la
pulsion de mort en ce point redoutable d'érotisation de la violence. On le voit, le problème se
trouve radicalisé, tandis que le point de gravité en est déplacé. Einstein ne questionnait pas son
désir pacifiste: il réclamait de la psychologie des profondeurs un diagnostic technique pour
fonder une stratégie requise par sa foi humaniste. Freud mérite sur les conditions d'une
« union » politique réelle en médiatant parallèlement sur les puissances de l'Éros — ce qui
éclaire la bipartition autant que la cohérence de son développement.

270
Correspondance Freud-Einstein

En arguant de raisons intrinsèques au choix politique fondamental, Freud retrouve non


fortuitement un mode de pensée qu'il applique à l'éthique comme « ce qui va de soi »
(selbstverständlich). Quand on butte sur un tel réel, il n'y a qu'à prendre acte d'un fait qui fait
loi. Le problématiser serait en fausser la nature (45).
Le choix pacifiste pourrait donc bien être l'impératif, aux yeux de Freud, de la posture face
au réel de la politique, éthique en ce sens.

NOTES

1. Extrait du prière d'insérer qui accompagne l'édition française de la correspondance (cf. infra note 4) par l'Institut International de
coopération intellectuelle de la Société des Nations situé 2, rue Montpensier au Palais-Royal à Paris (verso).

2. Citation littérale de la demande du Comité permanent des Lettres et Arts de la S.D.N.

3. Le choix avait été fait par le Bureau du Comité permanent des Lettres et des Arts, constitué alors de Gilbert Murray, Jules Destrée,
Gonzague de Reynold: il s'agissait de traiter « des moyens d'assurer dans l'ordre social, dans l'ordre économique et dans l'ordre
politique contemporains, la représentation et l'action de l'ordre intellectuel » (extrait du prière d'insérer cité en note 1, recto). A
côté du professeur d'histoire de l'art et de la Sorbonne et de l'écrivain membre de l'Académie Française on trouvait S. de
Madariaga, ambassadeur d'Espagne à Paris, Gilbert Murray, professeur à l'université d'Oxford (et président de la Commission
internationale de Coopération intellectuelle), Ozorio de Almeida, de l'Institut Oswaldo Cruz de Rio de Janeiro, Alfonso Reyes,
ambassadeur du Mexique au Brésil et Tsaï Yan Pei, président de l'Academia Sínica. L'ouvrage parut en tirage limité et exemplaires
numérotés sous forme d'un volume de 128 pages.

4. On notera la formule, qui présente l'événement comme suscité en réponse à l'initiative précitée, mais avec un certain degré de
spontanéité — en contraste relatif avec le premier volume, en quelque sorte plus standardisé. Le texte parut sous forme d'un
volume de 64 pages dans l'édition française (en tirage limité et exemplaires numérotés).

5. Nous citons le texte dans cette traduction, celui dans lequel les leaeurs français ont découvert la correspondance, nous réservant de
revenir au texte allemand lorsque le traducteur prend quelque liberté avec la littéralité du texte. Le texte de la lettre de Freud a été
reproduit, après la première édition (1933) de la Société des Nations dès 1934, dans le XII e tome des « Gesammelte Schriften »
(Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Leipzig, Wien, Zürich) puis dans le tome XVI des Gesammelte Werke, Imago
publishing Co., London en 1950, sous le titre « Warum Krieg? » (le titre générique de la correspondance étant devenu celui de la
contribution de Freud). Nous citons le texte d'après la réédition des Gesammelte Werke (G.W.) (S. Fischer Verlag).

6. Ernst Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, P.U.F., 1969, tome III, p. 148. Freud était allé passer la Noël 1926 à Berlin en
compagnie de sa femme. C'est chez son fils Ernst qu'Einstein vint le voir, lui-même accompagné de sa femme. Il faut relever
qu'Einstein avait envoyé à Freud une lettre de félicitations pour son soixante-dixième anniversaire {op. cit., p. 139), ce qui livra
l'occasion immédiate de la rencontre.

7. Jones, op. cit., p. 149, lettre à Ferenczi du 2 janvier 1927 — date à laquelle Freud quitta Berlin.

8. Lettre à Marie Bonaparte du 11 janvier 1927, citée par Jones, op. at., ibid.

9. C'est dans une lettre révélatrice à Eitingon du 23 novembre 1930 que Freud révèle: «J'étais à Berlin juste à l'époque de son
cinquantième anniversaire et je lui avais adressé une carte dans laquelle je l'appelais « un chanceux ». Dans sa réponse, il me
demanda comment je le savais puisque je n'avais pas analysé ce qui se passait dans sa tête. Sur quoi, je lui écrivis une longue lettre
expliquant les raisons pour lesquelles je le considérais comme un chanceux... » (cité par Jones, op. cit., p. 176). Cette
correspondance est donc à situer en 1929 (date du cinquantième anniversaire d'Einstein). Cette lettre est justement une réponse à la
demande d'Eitingon de « lire la correspondance qu'il avait échangée avec Einstein ». La réponse de Freud est révélatrice : « Je
verrais un intérêt à ce que vous entriez en possession de la lettre seulement au cas où vous seriez en mesure de l'effacer. » Cela ne

271
PAUL-LAURENT ASSOUN

manifeste pas un climat idyllique quoique Freud ne fasse là qu'appliquer son principe de faire disparaître toutes les coulisses de sa
pensée, notamment ces correspondances privées... de Fliess à Einstein!

10. « Comme je l'avais instamment prié de ne pas prendre la peine de me répondre, raconte Freud à Eitingon le 23 novembre 1930,
notre correspondance s'arrêta là. Mais ma lettre était après tout une erreur, d'abord parce qu'elle établissait une intimité superflue
avec un étranger et ensuite parce qu'elle était inopportune, puisque l'avenir prouva qu'il n'avait aucune compréhension de la
psychanalyse. » Preuve que la correspondance de 1932 correspond à une résurrection assez inattendue de cette relation
ambivalente.

11. Lettre a Eitingon du 18 août 1932, citée par Jones, op. cit., p. 200. (Eitingon est décidément le confident privilégié des confidences,
uniment peu amènes, sur Einstein).

12. Lettre à Eitingon du 8 septembre 1932 dans laquelle il annonce l'achèvement de la correspondance publiée (Jones, op. cit., ibid.).

13. Jones, op. cit., III, p. 200.

14. C'est de nouveau l'anniversaire de Freud (le quatre-vingtième) qui donna lieu, quatre ans après la correspondance officielle, à ce
quejones appelle « un charmant échange de lettres entre les deux grands hommes du XXe siècle » (Jones, op. cit., t. III, p. 232). Le
ton en est plus direct. Einstein y déclare le 21 avril 1936 : « Jusqu'à il y a peu de temps, je ne pouvais que saisir le pouvoir spéculatif
de votre pensée de même que son énorme influence sur la Weltanschauung de notre époque, sans pouvoir me faire une opinion
définitive sur la part de vérité qu'elle contenait. » Einstein confie alors, non sans naïveté, qu'ayant eu récemment « l'occasion
d'entendre parler de quelques cas, pas très importants par eux-mêmes, mais qui à (son) sens excluaient toute autre interprétation
que celle fournie par la théorie du refoulement », il fut « ravi de les trouver sur (son) chemin » et de voir « un beau et grand concept
s'accorder avec la réalité ».

15. Lettre du 3 mai 1936, reproduite in Jones, op. cit., t. III, p. 233 « je me suis souvent demandé ce qu'on peut réellement y admirer
(dans les "assertions" freudiennes) si elles sont erronées c'est-à-dire si elles ne contiennent pas un grande part de vérité».

16. « Vous êtes tellement plus jeune que moi; quand vous aurez atteint mon âge, j'ose espérer que vous serez devenu un de mes
disciples. Comme je ne serai plus là pour l'apprendre, je m'offre maintenant à l'avance cette satisfaction... » (op. cit., ibid.). La
réaction du « futur disciple » à l'envoi du Moïse, le 4 mai 1939, montre qu'il y avait encore beaucoup à faire: «J'admire tout
simplement cette œuvre, comme d'ailleurs tous vos écrits d'un point de vue littéraire... J'ai toujours regretté que pour un profane
qui n'a pas l'expérience des malades, il soit difficile de se faire un jugement sur la valeur définitive de vos écrits. Mais après tout ceci
est toujours le cas pour les réalisations scientifiques. » (Citée par Jones, t. III, p. 276-277).

17. Après être intervenu comme expert dans un procès où il s'agissait d'évaluer la part des thérapeutes et du pouvoir militaire dans la
genèse des névroses de guerre, Freud consacra le Ve Congrès psychanalytique international (28-29 septembre 1918) à « la
psychanalyse des névroses de guerre » dont il rédigea l'introduction (G.W.XII, 321-324). Il n'a cessé d'aborder le thème tout au
long de son œuvre.

18. Paru dans le tome IV d'Imago.

19. Pourquoi la guerre?, op. cit., pp. 11-12.

20. Op. cit., p. 14.

21. Op. cit., p. 16.

22. Op. cit., p. 18.

23. Op. at., p. 26. G.W.XVI, 13.

24. Op. cit., p. 27. G.W.XVI, 14 sqq.

25. Nous renvoyons sur ce point à notre contribution « Freud et la politique », in Pouvoirs n° 11, P.U.F., 1981 et L'entendement
freudien. Logos et Anankè, Gallimard, 1984.

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Correspondance Freud-Einstein

26. Nous renvoyons, pour l'explicitation de la conclusion de ce texte de Freud, à notre article « Freud et la révolution », in Corps/Écrit,
P.U.F., 1988, n°28, pp. 99-100.

27. Op. cit., p. 34. G.W.XVI, 16.

28. Op. cit., p. 35, GWG.XVI, 16.

29. Cf. Malaise dans la civilisation.

30. Op. cit., p. 37, G.W.XVI, 17.

31. La traduction Briod parle de « puissance centrale », alors même que Freud emploie le terme Gewalt au sens de violence de façon
appuyée dans tout le contexte précédent.

32. Op. cit., p. 41, G.W.XVI, 19.

33. Op. cit., p. 43, G.W.XVI, 20. On peut situer là le tournant de l'argumentation de Freud.

34. \yAu-delà du principe de plaisir (1920) à YAbrégé de psychanalyse (1938) en passant par Malaise dans la civilisation (1929).

35. Briod parle curieusement d'« incitation instinctive»! (op. cit., p. 47), G.W.XVI, 21.

36. Sur ce point déterminant, nous devons renvoyer à notre Introduction à l'épistémologie freudienne (Payot, 1981), ch. Ι-Π. Ce passage
est à rapprocher du début de Pulsions et destins des pulsions.

37. On peut ici parler d'une véritable « jalousie épistémologique » de Freud envers la discipline d'Einstein.

38. Op. cit., p. 53, G.W.XVI, 23.

39. Op. cit., p. 49. G.W.XVI, 25.

40. Op. cit., p. 62. G.W.XVI, 26.

4L Op. cit., p. 59. G.W.XVI, 25.

42. Op. cit., p. 63. G.W.XVI, 27.

43. Considérations actuelles sur la guerre et la mort, G.W.X, 334.

44. Op. cit., p. 336.

45. Sur cette position de Freud sur l'éthique (la formule étant empruntée à Th. Vischer), nous renvoyons à nos mises au point in:
L'entendement freudien, op. cit. et Freud et Wittgenstein (P.U.F., 1988).

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