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HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL

Emmanuel Renault

De Boeck Supérieur | « Revue internationale de philosophie »

2016/4 n° 278 | pages 469 à 490


ISSN 0048-8143
ISBN 9782930560298
DOI 10.3917/rip.278.0469
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2016-4-page-469.htm
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Hegel et le paradigme du travail

EMMANUEL RENAULT

Hegel a pu être considéré comme le fondateur de la première conception philoso-


phiquement significative du travail1. Il est indéniable qu’il est l’un des premiers
auteurs ayant donné une importance fondamentale au travail qui devient chez
lui l’une des formes essentielles du rapport à soi et au monde, ainsi qu’une
activité sociale à part entière. Contre l’identification du travail à une pratique
incompatible avec toute liberté et indigne des hommes libres, le chapitre IV de
la Phénoménologie de l’esprit souligne que le travail est un moment essentiel
de la liberté véritable aussi bien parce qu’il contribue à produire un monde
dans lequel la liberté pourra être rendue effective qu’en raison de ses effets
éducatifs2. Par ailleurs, contre l’identification du travail à une poesis asservie
à la satisfaction de besoins particuliers, et qu’il conviendrait d’opposer à une
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praxis politique engagée dans la recherche du bien commun, Hegel a affirmé que
le « système des besoins », c’est-à-dire la division sociale du travail qui permet
de satisfaire les besoins sociaux, a une signification politique décisive aussi bien
parce qu’il constitue l’une des conditions de la liberté sociale qu’en raison des
défis que constituent les contradictions dont il est à l’origine3. L’importance ainsi
conférée au travail a été soulignée par de nombreux commentateurs qui l’ont
interprétée à juste titre comme l’effet d’une appropriation spéculative de l’éco-

1. Dans Die Arbeit der Philosophie (Berlin, Parerga Verlag, 2003, p. 25), A. Arndt décrit ainsi Hegel
« als Urheber einer philosophisch bedeutsamen Arbeitsbegriffs ».
2. Sur ces deux points, trop souvent négligés dans l’immense littérature qui a pris le chapitre IV-A
de la Phénoménologie de l’esprit pour objet, voir E. Renault, « Social Self and Work in The
Phenomenology of Spirit », L. Ruggiu, I Testa (dir.), I that is We, We that is I, Leiden/Boston, Brill,
2016, p. 202-219. On a pu affirmer que la centralité du travail comme rapport à soi et au monde
était affirmée davantage encore dans la philosophie de l’esprit de 1805/1806, voir J. Habermas,
« Travail et interaction », La Technique et la science comme idéologie, Paris, Denoël, 1984,
p. 163-211. Sur le sens des références au travail en 1805/1806, voir L. Ruggiu, Logica, Metafisica,
Politica. Hegel a Jena, Milan/Udine, Mimesis, vol. II, 2009, p. 529-594, et F. Fischbach, « La
“philosophie du travail” de Hegel. Le travail dans les esquisses hégéliennes de système à Iéna
(1802-1806) », in J.-M. Buée, E. Renault (dir.), Hegel à Iéna, Lyon, Ens éditions, 2015, 179-194.
3. Sur les enjeux politiques de la théorie hégélienne des contradictions de la société civile, voir
les contributions complémentaires de D. Losurdo, Hegel et les libéraux (Paris, Puf, 1992) et de
H.-C. Schmidt am Bush, Hegels Begriff der Arbeit (Berlin, Akademie Verlag, 2002). Voir égale-
ment, du même auteur, « Extériorisation et économie. La théorie hégélienne du travail et de la
société civile », in D. Mercure, J. Spurk (dir.), Le Travail dans l’histoire de la pensée occidentale,
Laval, Presses de l’université de Laval, 2003, p. 89-115.
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nomie politique4 et qui y ont vu, de surcroît, l’anticipation d’un certain nombre
de thèmes qui ont été orchestrés par la suite chez Marx et dans le marxisme,
comme celui de la centralité anthropologique, sociale et politique du travail5.
On peut cependant remarquer que lorsque Marx a présenté, dans les Manuscrits
de 1844, Hegel comme un philosophe du travail, il ne s’est pas concentré sur
l’analyse hégélienne du travail telle qu’elle est développée sur le plan de la
philosophie de l’esprit subjectif (lorsque le travail est analysé comme un type
d’activité de l’esprit pratique ou comme une forme du vouloir6) et de la théorie
du système des besoins et des contradictions de la société civile. C’est plutôt
le fait que l’histoire et la pensée sont conçues comme travail qu’il a retenu. En
d’autres termes, il n’a pas tant souligné la promotion hégélienne du concept de
travail en concept fondamental que sa promotion en paradigme. De fait, une
telle promotion est bien à l’œuvre chez Hegel. Le terme de travail n’y est pas
seulement utilisé pour désigner un certain type d’activité intentionnelle et la
sphère sociale où cette activité prédomine, mais il sert également à faire ressortir
certains des traits essentiels de l’esprit en général, de l’esprit théorique (comme
entendement et spéculation) et de l’esprit du monde (et de son activité dans
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l’histoire du monde). Quel est le sens et quels sont les enjeux de cette promotion
du travail en paradigme liée à ces usages extensifs du terme de travail ?
Quelques clarifications préalables s’imposent pour préciser le sens de la ques-
tion et la nature de la démarche que nous mettrons en œuvre pour tenter d’y
répondre. Remarquons tout d’abord qu’il est possible de contester que l’usage
extensif du terme de travail soit le signe d’une promotion en paradigme. On
peut en effet considérer que cet usage ne relève que de simples métaphores,
et en conclure que « travail » n’est plus pris alors en un sens conceptuel. Nous
soutiendrons au contraire que l’usage extensif du terme « travail » relève d’une
analogie fondée sur le sens technique qui revient chez Hegel au concept de
« travail ». Cette deuxième hypothèse seule permet de parler de promotion du
travail en paradigme.

4. Voir notamment P. Chamley, Économie, politique et philosophie chez Steuart et Hegel (Paris,
Dalloz, 1963), B. Pridat, Hegel als Ökonom (Berlin, Duncker & Humblot, 1990) et N. Waszek,
The Scottish Enlightenment and Hegel’s Account of « Civil Society » (Boston, Kluwer, 1988).
5. Voir notamment A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (Paris, Gallimard, 1947), G.
Lukács, Le Jeune Hegel (Paris, Gallimard, 1981), M. Riedel, Theorie und Praxis im Denken
Hegels. Interpretationen zu den Grundstellungen der neuzeitlichen Subjectivität (Frankfurt/Main,
Ullstein, 1976) et A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie.
6. C’est bien dans une problématique de l’esprit pratique, ou du vouloir, que la Philosophie de l’esprit
de 1805-1806 aborde la question du travail, comme le souligne Hans-Christoph Schmidt am Bush,
Hegels Begriff der Arbeit, chap. 1.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 471

Remarquons ensuite que l’origine de l’usage extensif du terme de travail a pu


être expliquée de différentes manières. Sur le plan historique, on a pu y voir
l’effet de l’émergence d’une économie capitaliste qui, en donnant aux diffé-
rentes formes d’activités productives la forme du travail salarié, permettait de
conférer une extension potentiellement universelle au concept de travail, en
même temps que la constitution de la bourgeoisie en classe sociale dominante
s’accompagnait d’une réévaluation du travail7. Toujours sur le plan historique,
on peut également voir dans ce paradigme l’effet de la confiance de la modernité
en sa capacité à produire un monde conforme à ses aspirations, une confiance
qui s’exprime dans une métaphysique de la subjectivité conduisant à identifier
l’être à la production8. On peut en outre considérer que le paradigme du travail
participe d’une épistémè faisant de l’homme et de ses activités un objet d’ana-
lyse privilégié et un principe explicatif9. Dans ce qui suit, nous ne chercherons
ni à trancher entre ces différentes options interprétatives (qui ne sont d’ailleurs
pas exclusives), ni à mesurer leur degré de pertinence, ni à leur substituer une
interprétation alternative. Nous situerons la discussion sur le plan systématique,
en analysant les principes de la philosophie hégélienne qui autorisent et favo-
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risent l’extension des usages du concept de travail.
La plupart des études ayant porté spécifiquement sur le travail chez Hegel se
sont concentrées sur les philosophies de l’esprit d’Iéna10. Tant qu’il s’agit de
reconstruire les intuitions fondamentales de la philosophie hégélienne du travail,
cette démarche est pleinement justifiée. En effet, la richesse des développements

7. On trouve une illustration de ce type d’interprétation de la promotion hégélienne du travail en


paradigme aussi bien chez G. Lukács, dans Le Jeune Hegel que chez Adorno, dans ses Trois
études sur Hegel (Paris, Payot, 1979). Elle tire son origine de la manière dont Marx a analysé les
conditions historique de l’émergence d’une conception générale du travail dans l’introduction
des Grundrisse ; voir à ce propos K. Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 474-476.
8. C’est l’interprétation, inspirée de Heidegger, qui est développée par M. Riedel, dans les chapitres 3
et 4 de Theorie und Praxis im Deken Hegels. Interpretationen zu den Grundstellungen der neuzeit-
lichen Subjectivität.
9. Nous faisons allusion à la manière dont le travail est analysé par M. Foucault dans Les Mots et
des Choses, Paris, Gallimard, 1966.
10. C’est le cas chez J. Habermas, « Travail et interaction », M. Riedel, Theorie und Praxis in Denken
Hegels, A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie, H.-C. Schmidt am Bush, Hegels Begriff der Arbeit,
L. Ruggiu, Logica, Metafisica, Politica. Hegel a Jena et F. Fischbach, La « philosophie du travail »
de Hegel. Le travail dans les esquisses hégéliennes de système à Iéna (1802-1806) ». Le nombre
des travaux consacrés au travail chez Hegel est trop grand pour proposer une liste exhaustive.
Pour des compléments bibliographiques, on se référera aux ouvrages cité ci-dessus d’A. Arndt
et de H.-C. Schmidt am Bush, ainsi qu’à M. Berger, Arbeit, Selbstbewusstsein und Selbstbes-
timmung bei Hegel : Zum Wechselverhältnis von Theorie und Praxis (Berlin, Akademie Verlag,
2012, p. 27-41), ouvrage qui constitue, abstraction faite de l’Introduction à la lecture de Hegel
d’A. Kojève, l’une des rares tentatives d’analyse du travail à partir des textes systématiques (dans
une perspective critique et reconstructive inspirée de Marx et d’Adorno).
472 EMMANUEL RENAULT

consacrés au travail à Iéna contraste avec la concision des analyses contenues


dans des textes systématiques comme la Phénoménologie de l’esprit, les Prin-
cipes de la philosophie du droit et l’Encyclopédie. Mais cette démarche devient
problématique s’il s’agit de s’interroger sur le sens de l’usage extensif du terme
« travail » dans ces dernier textes ainsi que dans les leçons (de philosophie de
l’histoire et d’histoire de la philosophie tout particulièrement). Les structures
systématiques et le sens de concepts fondamentaux qui jouent un rôle détermi-
nant pour l’analyse du travail, comme ceux de nature et d’esprit, subissent en
effet des transformations notables d’Iéna à Berlin et on ne peut exclure a priori
que ces transformations conditionnent cet usage extensif.

Le concept de travail
En son sens restrictif, dont il ne fait pas de doute qu’il relève d’un usage tech-
nique ou conceptuel du terme, le terme « travail » désigne une activité intention-
nelle de transformation de la nature afin de satisfaire des besoins. C’est en cette
acception du terme que la Phénoménologie (chapitre IV-A principalement) et les
Principes de la philosophie du droit (sections « Prise de possession », « Système
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des besoins » et « La Police et la corporation ») développent une analyse du
travail. Le travail y est abordé dans des perspectives chaque fois différentes
sans qu’une conception générale soit explicitement formulée. Cependant, ces
différents développements sont complémentaires plus que discordants et il est
possible de faire ressortir un ensemble de traits dont on peut considérer qu’ils
sont constitutifs du concept hégélien de travail11.
Le concept hégélien de travail est défini par les caractéristiques suivantes :
1) la séparation de l’esprit (ou du sujet travaillant) et de la nature (ou de l’objet

11. Que ce concept ne puisse être formulé que par l’intermédiaire d’une reconstruction, et qu’il combine
un ensemble de caractéristiques dont on pourra toujours discuter de l’importance respective, voilà
qui l’expose inévitablement au conflit d’interprétation, à un conflit qu’il est impossible de trancher
sur les bases textuelles offertes des textes systématiques. D’où la tentation de trancher à partir
des textes d’Iéna. Mais céder à cette tentation revient à présupposer une continuité de la pensée
hégélienne qui nous semble sur ce point aussi tout à fait discutable. Dans ce qui suit nous nous
contenterons d’énumérer les principales caractéristiques du concept hégélien de travail sans cher-
cher à les hiérarchiser. Par principales caractéristiques, nous entendrons des caractéristiques dont
on peut considérer qu’elles sont susceptibles d’être pertinentes pour les différentes thématisations
explicites du travail dans les textes systématiques, ce qui signifie également que nous écarterons
les thèmes qui relèvent de la spécificités des différentes approches du travail : le thème du désir
réfréné et du rapport à la relation domination/servitude (chapitre IV-A de la Phénoménologie), le
rapport travail/droit de propriété (section « Prise de possession » des Principes de la philosophie
du droit), le thème de l’imbrication de la spécialisation des besoins et de la division du travail
(section « Système des besoins »), et enfin celui des contradictions de la société-civile (section
« La police et la corporation »).
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 473

travaillé), 2) le fait que le travail ne soit pas seulement une activité soumise à la
nécessité mais qu’elle consiste également en un dépassement de la nécessité,
3) dans une médiation réciproque de l’esprit (ou du sujet travaillant) et de la
nature (ou de l’objet travaillé), 4) par l’intermédiaire d’une activité formatrice
dont les effets portent sur l’esprit (ou le sujet travaillant) tout autant que sur la
nature (ou l’objet travaillé), 5) et qui consiste en une activité d’objectivation
de l’esprit (ou du sujet travaillant) non pas seulement au sens d’une activité
productrice d’œuvre, mais aussi au sens d’une reconnaissance de l’objet produit
comme d’une œuvre de l’esprit (ou du sujet travaillant). Considérons successi-
vement ces différentes caractéristiques.
La première est énoncée dans un passage du chapitre 7 de la Phénoménologie
de l’esprit qui évoque la « séparation, dont part l’esprit au travail, de l’être-en-
soi, qui devient le matériau qu’il travaille, et de l’être pour soi, qui est le côté
de la conscience de soi qui travaille »12. Toujours le travail est référé par Hegel
à l’idée d’une rupture des relations symbiotiques avec la nature qui sont propres
à l’organisme animal. D’où le fait que le rapport à l’environnement caractérisant
le cycle de la vie (introduction du chapitre IV de la Phénoménologie) est opposé
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au rapport à l’environnement par le travail (chapitre IV-A). D’où la vérité de
la conception du travail comme punition consécutive au péché originel13. Dans
le travail, l’esprit ne se contente pas de se rapporter à la nature. Il s’y rapporte
comme à un autre qu’il lui faut nier et dont il éprouve la résistance (d’où la
pénibilité du travail). Cette négativité constitue l’une des caractéristiques du
travail dont l’importance ne pouvait pas être soulignée à l’époque d’Iéna tant
que les rapports de la nature et de l’esprit étaient marqués par la continuité14.
La deuxième caractéristique renvoie au thème du travail comme activité
soumise à la nécessité naturelle (à la nécessité de satisfaire les besoins) tout en
dépassant cette nécessité (en créant des manières non naturelles de satisfaire
les besoins, et en créant des besoins non naturels). Elle aussi est au cœur de
l’interprétation hégélienne du « mythe de la chute »15 : « L’homme doit travailler

12. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, p. 576.


13. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, Paris,
Vrin, 1986, § 24 add., p. 483 : « La nature est pour l’homme seulement le point de départ, qu’il
doit transformer ».
14. Sur l’évolution des rapports entre esprit et nature à l’époque d’Iéna, et les différences entre la
problématique des esquisses de système et celle de l’Encyclopédie, voir E. Renault, « Hegel a-t-il
écrit une Naturphilosophie ? », in O. Tinland (dir.) Lectures de Hegel, Paris, Le livre de poche,
2005, p. 196-222, et « Les transformations de l’idée de Naturphilosophie à Iéna (1801-1806) »
in J.-M. Buée, E. Renault, Hegel à Iéna, 81-100.
15. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, § 24 add.,
p. 481.
474 EMMANUEL RENAULT

à la sueur de son front et la femme doit enfanter dans la douleur. Pour ce qui
concerne, à ce propos, plus précisément le travail, celui-ci est tout autant que
le résultat de la scission, aussi l’action de la surmonter. L’animal trouve là
immédiatement ce qu’il utilise pour la satisfaction de ses besoins ; l’homme
au contraire, se rapporte aux moyens destinés à la satisfaction de ses besoins
comme à quelque chose de produit et formé grâce à lui »16. Contre la conception
grecque du travail comme activité incompatible avec la liberté, Hegel, inspiré en
cela par l’économie politique, propose une « dialectique du travail »17 : activité
soumise à la nécessité, le travail est aussi l’activité par laquelle il est possible de
se libérer de cette même nécessité. C’est déjà en ce sens que Hegel peut parler
« du moment de libération qui réside dans le travail »18.
La troisième caractéristique, qui fait du travail une activité de médiation
réciproque19, est mise en avant dans les Principes de la philosophie du droit :
« La médiation qui consiste à disposer et à se procurer les moyens appropriés
aux besoins particularisés, c’est-à-dire des moyens eux aussi particularisés,
est le travail qui, par les processus les plus variés, spécifie en vue de ces fins
multiples le matériau immédiatement livré par la nature »20. Le travail transforme
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l’immédiateté objective de la nature en l’objectivité médiatisée des « produc-
tions humaines », mais il transforme également l’immédiateté subjective en
produisant « l’habitude (…) d’avoir une activité objective et des talents dotés
d’une validité universelle »21.
Cette double médiation correspond à la double dimension de l’activité forma-
trice qui constitue la quatrième caractéristique du concept hégélien de travail22.
Que le travail soit une « activité formatrice », c’est un point qui ressort aussi bien
du chapitre IV-A de la Phénoménologie de l’esprit que des passages consacrés
dans les Principes de la philosophie du droit au travail en tant que fondement
de la propriété privée et en tant qu’activité sociale de satisfaction des besoins.
La Phénoménologie souligne que le désir nie l’objet, mais que « le travail, en
revanche, est un désir réfréné, un disparaître arrêté, ou encore : il forme (bildet).

16. Ibidem, p. 482.


17. Cette dialectique du travail est au cœur de l’interprétation proposée par A. Arndt dans Die Arbeit
der Philosophie.
18. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, 2013, § 194 rq., p. 362.
19. Cette dimension de médiation réciproque est soulignée par M. Riedel dans Theorie und Praxis
im Denken Hegels.
20. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, 2013, § 196, p. 363.
21. Ibidem, § 197, p. 364.
22. Une caractéristique de la conception hégélienne du travail qui est au cœur de l’interprétation du
chapitre IV-A de la Phénoménologie qui a été proposée par A. Kojève dans son Introduction à la
lecture de Hegel.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 475

La relation négative à l’objet devient la forme de celui-ci et quelque chose de


permanent, parce que, précisément, pour le travailleur, l’objet a une subsistance
par soi »23. Activité « formatrice » signifie ici changement de forme d’un maté-
riau inapte à la satisfaction de besoins ou à tout autre usage valorisé – production
d’un objet dont la qualité principale est d’avoir la forme que lui a donnée le
travail. C’est précisément cette « mise en forme » (Formierung)24 d’un matériau
naturel, ou déjà transformé par une activité humaine mais abandonné ou cédé,
dont Hegel fera une source du droit de propriété25, en suivant Locke notamment.
Mais le travail est formateur en un autre sens encore du verbe « bilden », qui ne
renvoie pas tant à la mise en forme qu’à la formation-éducation (Bildung) de
l’individu. De cela aussi il est question lorsque la Phénoménologie identifie le
travail au « faire formateur »26 (formierendes Tun) et au « former » (das Bilden)27,
et c’est de nouveau un point que les Principes de la philosophie du droit souli-
gneront lorsqu’ils parleront de la « culture théorique » (theoretische Bildung) et
de la « culture pratique » (praktische Bildung) dont le travail est à l’origine28. De
même que la signification du travail comme médiation réciproque dépendait de
l’idée d’une scission entre l’immédiateté naturelle et la négativité médiatisante
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de l’esprit, de même, l’idée de mise en forme est solidaire d’une conception du
travail comme transformation d’une première nature, interne et externe, en une
seconde nature. Ici encore, les caractéristiques du concept du travail supposent
les structures systématiques du système de la maturité qui n’étaient pas acquises
dans les esquisses de système d’Iéna.
La cinquième et dernière caractéristique du concept hégélien de travail
concerne le travail en tant qu’activité d’objectivation de l’esprit et plus préci-
sément, en tant qu’activité conduisant l’esprit à se reconnaître dans son œuvre29.
C’est de nouveau la Phénoménologie qui contient à ce propos les formulations
les plus claires : « la conscience travaillante parvient ainsi par là à l’intuition de
l’être subsistant par soi comme d’elle-même »30. Non seulement le travailleur sait
que le produit porte la marque de son activité, mais il sait qu’il porte la marque
de ses compétences et d’un savoir-faire auquel il donne une confirmation et
dont il prouve ainsi la vérité. C’est sans doute en ce sens que Hegel affirme

23. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 209.


24. Idem.
25. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 56, p. 203-204.
26. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 209.
27. Ibidem, p. 210.
28. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 197, p. 363-364.
29. Cette caractéristique du concept hégélien de travail est bien mise en lumière par H.-C. Schmidt
am Bush dans son Hegels Begriff der Arbeit.
30. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 209.
476 EMMANUEL RENAULT

que « dans le former, l’être pour soi, en tant que le sens propre (eigner Sinn),
devient pour elle [la conscience servante], et elle parvient à la conscience qu’elle
est elle-même en et pour soi. La forme ne lui devient pas, en étant transposée
extérieurement à elle, quelque chose d’autre qu’elle, car c’est précisément cette
forme qui constitue son pur être pour soi, lequel devient pour elle, dans ces
circonstances, la vérité »31.
Quel rapport convient-il d’établir entre ce concept de travail, défini par ces
cinq caractéristiques, et les usages plus larges du terme de travail lorsqu’il est
appliqué à l’histoire ou à la pensée ? Comme nous l’avons déjà indiqué, une
réponse possible consiste à soutenir qu’il n’existe en fait aucun rapport entre ce
concept et ces usages extensifs dont le statut n’est pas conceptuel et qui ne sont
que métaphoriques. Il est clair que plus celles des caractéristiques du concept de
travail renvoyant spécifiquement à la théorie de l’esprit subjectif (par exemple sa
dimension intentionnelle) et à l’analyse économique (par exemple à la problé-
matique de la division du travail) seront mises en avant32, plus cette réponse
s’imposera. Cependant, nous venons de voir qu’il est possible de reconstruire
un concept hégélien de travail qui n’en fait pas des caractéristiques centrales.
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Une deuxième manière de répondre à la question consiste à soutenir que si le
terme de travail est utilisé en un sens extensif pour décrire différentes activités
de l’esprit, c’est parce que le concept de travail, entendu au sens spécifique
analysé ci-dessus, est en fait construit à partir d’une interprétation de l’esprit
comme travail33. Cette thèse, qui souligne une circularité, peut elle-même prendre
différentes formes suivant que l’on insiste sur le fait que le propre de l’ontologie
hégélienne est d’avoir pensé l’esprit comme production de soi34, ou que l’on
souligne que l’esprit est un processus de transformation de soi et d’utilisation
de ses productions pratiques et théoriques passées comme de nouveaux instru-
ments pour une affirmation supérieure de sa propre liberté35. En ces différentes
versions, cette deuxième réponse peut conduire à l’idée que les usages extensifs

31. Ibidem, p. 210. Sur le sens de ce « eigner Sinn », voir le commentaire de H.-G. Gadamer, Hegel’s
Dialectic : Five Hermeneutical Studies, New Haven, Yale University Press, 1976, p. 71.
32. C’est le cas chez H.-C. Schmidt am Bush dans son Hegels Begriff der Arbeit, qui doit s’appuyer
sur la philosophie de 1805/1806 pour faire de l’intentionnalité du travail une caractéristique
centrale. Une interprétation alternative consiste à rapprocher l’analyse hégélienne du travail d’une
relativisation de la pertinence du modèle de l’action intentionnelle, qui ne correspond en fait qu’à
la thématisation conscientielle de la rationalité de l’agir ; voir E. Renault, Connaître ce qui est.
Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015, chap. 9.
33. A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie, p. 26 : « la signification n’est pas transportée du travail
à l’esprit, mais le travail effectif gagne ses significations métaphoriques du fait qu’il est interprété
à partir du travail de l’esprit ».
34. M. Riedel, Theorie und Praxis im Denken Hegels, chap. 3.
35. A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie, chap. 5 et 7.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 477

du terme de travail s’expliquent par une identification de l’être en général au


travail, c’est-à-dire selon une métaphysique du travail qui serait déjà présente
en germe chez Hegel avant d’être pleinement développée chez Marx.
La troisième réponse possible, qui sera défendue dans ce qui suit, présente les
usages extensifs du terme de travail comme l’effet d’une analogie bien fondée
entre certaines caractéristiques de la conception hégélienne du travail au sens
spécifique, et certaines caractéristiques de l’histoire et de la pensée, voire de
l’esprit en général. Il nous semble incontestable que la manière dont le travail
est conçu dépend de la manière dont Hegel conçoit l’esprit en général. Mais
cela n’implique pas que l’esprit, voire l’être, doive être identifié au travail. Nous
soutiendrons que la caractéristique essentielle de l’esprit, le retour à soi à partir de
l’être autre, rend possible différentes analogies entre les caractéristiques distinc-
tives du travail au sens spécifique du terme et celles de l’activité de l’esprit,
sans pour autant faire du travail l’essence de l’esprit et encore moins de l’être.

L’esprit comme retour à soi à partir de l’être autre


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Il est vrai que Hegel souligne que l’esprit doit produire par sa propre activité ce
qu’il doit être et qu’il est défini par une série de transformations de soi tout autant
que par une activité d’objectivation de son essence qu’est la liberté. Il est tout
aussi vrai que chacune de ces trois caractéristiques que sont la production de soi,
la transformation de soi et l’objectivation de soi peuvent être décrites de façon
métaphorique en termes de travail. Et il arrive effectivement à Hegel de décrire
chacune d’elle en termes de travail36. Cependant, si l’on veut comprendre en quel
sens précisément l’esprit peut-être dit production de soi, transformation de soi
et objectivation, il faut se tourner vers les caractéristiques essentielles qui sont
constitutives du concept hégélien d’esprit, tout en tenant compte de celles qui
le lient à la nature. Hegel affirme de façon constante que la liberté est l’essence
de l’esprit37, et que cette liberté n’est pas seulement ce que l’esprit est en soi
et de façon générale mais aussi ce qu’il est pour soi et de façon déterminée, de
sorte que « la détermination de l’esprit est manifestation »38. La conjonction de
ces deux déterminations essentielles, liberté et manifestation, pourrait donner
à penser que l’esprit est défini par une liberté pensée comme autoposition, à la

36. Voir par exemple : G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, p. 180, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, Vrin, p. 33.
37. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, Paris,
Vrin, 1988, § 382, p. 178.
38. Ibidem, § 383.
478 EMMANUEL RENAULT

manière fichtéenne, voire comme une autonomie, à la manière kantienne39, alors


que Hegel souligne au contraire que l’esprit est retour à soi à partir de l’être-
autre40, ou « acte de faire retour à lui-même à partir de la nature »41.
Que l’esprit ne soit pas conçu comme autoposition ou autonomie mais comme
retour à soi à partir de son autre, cela signifie que la liberté qui le définit n’est pas
conçue comme une caractéristique structurelle, mais comme la finalité interne
d’un processus au cours duquel l’esprit doit poser ses présuppositions naturelles
tout en leur donnant une forme qui les transforment d’obstacles en conditions
de l’effectuation de la liberté. C’est dans la troisième subdivision de la section
Esprit subjectif, la Psychologie, dont l’objet est l’esprit en tant qu’esprit et
non plus en tant qu’âme (Psychologie) ou conscience (Psychologie), que les
conséquences de cette définition de l’esprit en tant que retour à soi à partir de
son autre apparaissent le plus clairement. Hegel y explique que l’esprit doit être
conçu comme le processus consistant à poser la « déterminité (…) de l’étant »
comme « celle du sien », et cela aussi bien en tant qu’esprit théorique, sous la
forme d’un processus d’intériorisation, qu’en tant qu’esprit pratique, sous la
forme d’un processus d’objectivation42. Cette définition de l’esprit est la source
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principale des analogies entre le travail et l’esprit : de même que le travail
est dépassement de la scission de l’activité subjective et du matériau objectif
auquel il s’applique, dans le cadre d’un processus d’appropriation par une acti-
vité formatrice, de même l’esprit est-il appropriation de l’être autre par une
activité d’élaboration ou de mise en forme. Plusieurs formulations des leçons
sur l’histoire de la philosophie exploitent cette source d’analogie. On lit ainsi :
« l’esprit est essentiellement élaboration (Verarbeitung) en tant qu’élaboration
de quelque chose d’autre »43 ; ou encore : « le développement spirituel est (…)
un travail, une activité déployée à l’encontre de quelque chose de présent, une

39. Pour une illustration de ces lectures fichtéennes et kantiennes, voir R. P. Pippin, Hegel’s Practical
Philosophy : rational agency as ethical life, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 et T.
Pinkard notamment dans German Philosophy, 1760-1860. The Legacy of Idealism, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002. Pour une critique, voir D. Wittmann, « Faut-il lire Hegel
à travers Kant ? », in B. Mabille, J.-F. Kervégan (dir.), Hegel au présent. Une relève de la méta-
physique, Paris, Cnrs éditions, 2012, p. 337-449.
40. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, § 18,
p. 184.
41. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 381,
p. 178.
42. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 443,
p. 238.
43. G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1985, t. 6, p. 1269.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 479

transformation (Umbildung) de celui-ci »44. Mais l’analogie prend des formes


chaque fois différentes dans l’esprit théorique et l’esprit pratique.
Le mouvement propre à l’esprit théorique est celui d’une appropriation
progressive d’un contenu de connaissance tout d’abord donné comme indé-
pendant de l’esprit dans l’intuition, puis intériorisé (er-innert) sous la forme de
la représentation, du souvenir, de l’imagination et du langage, et enfin posé par
l’activité de la pensée. De cette dernière, il est écrit qu’elle est « cette activité
moyennant laquelle l’objet apparemment étranger reçoit, à la place de la figure
de quelque chose de donné, d’isolé en sa singularité et de contingent, la forme
de quelque chose de rappelé en à soi (die Form eines Errinerten), de subjectif,
de nécessaire, d’universel et de rationnel »45. On notera qu’une nouvelle analogie
de l’esprit théorique avec travail vient ici s’ajouter à l’idée d’une appropriation
de l’être-autre dans un processus de mise en forme : l’esprit théorique est une
activité consistant à s’approprier progressivement l’être-autre (l’objet donné
dans l’intuition) dans le cadre d’un processus de transformation progressive d’un
matériau. C’est le même matériau, donné dans l’intuition, qui est transformé
par la représentation et la pensée. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que
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Hegel fasse un usage fréquent du lexique du travail pour décrire les activités de
l’esprit théorique, à propos de l’imagination46, et plus significativement, à propos
du passage de la pensée d’entendement à la pensée spéculative qui constitue tout
à la fois le dernier degré de transformation du matériau sensible et la plus haute
forme d’appropriation subjective du contenu objectif de l’intuition. La pensée
d’entendement est déjà décrite comme un travail47 en ce qu’elle transforme le
contenu empirique en contenu rationnel en le subsumant sous des principes
universels et nécessaires. La pensée spéculative correspond à une forme d’ap-
propriation supérieure. Partant des principes produits par l’entendement, elle
s’efforce de satisfaire davantage l’exigence de nécessité dont ils sont porteurs48

44. G.W.F Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, bibliographie, philosophie
orientale, Paris, Vrin, 2004, p. 50 (introduction manuscrite de 1820).
45. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 443
add., p. 541.
46. Ibidem, § 451 add., p. 553 : « L’imagination se façonne (erarbeitet sich) un contenu propre à elle
en se comportant de manière pensante à l’égard de l’ob-jet intuitionné – en dégageant l’universel
qui est en lui – et en lui donnant des déterminations qui reviennent au moi ».
47. Ibidem, § 467, p. 265 : la connaissance pensante est tout d’abord « un entendement formel iden-
tique, qui élabore (erarbeitet) les représentations rappelées en et à soi en des genres, espèces, lois,
forces, etc., d’une façon générale en des catégories, avec ce sens que le matériau n’aurait que dans
ces formes de pensée la vérité de son être ».
48. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, § 9, p. 173.
480 EMMANUEL RENAULT

en en proposant une fondation immanente qui donne à la pensée la forme de « la


liberté (de l’a priori) »49, ou de « l’indépendance de la raison »50.
Selon les textes, le rapport entre la pensée spéculative et la pensée d’entende-
ment est conçu ou bien comme le rapport de deux stades de transformation d’un
même matériau, ou bien comme un processus de formation et d’appropriation
progressive. La première perspective trouve une illustration dans un passage,
souvent cité, de l’additif du § 246 de la Philosophie de la nature : « La philoso-
phie de la nature recueille la matériau (Stoff) que la physique lui prépare à partir
de l’expérience, au point où l’a amené cette physique, et elle le transforme
(umbildet) à nouveau, sans placer au fondement l’expérience comme l’ultime
confirmation ; il faut ainsi que la physique fasse le travail pour la philosophie de
la nature (die Physik muss so in der Philosophie in die Hände arbeiten), afin que
celle-ci puisse traduire en concept l’universel d’entendement qui lui est transmis,
en montrant comment il procède du concept, en tant qu’un tout nécessaire en lui-
même »51. On trouve par ailleurs dans les Leçons sur la philosophe de l’histoire
des formulations qui présentent la pensée spéculative comme le résultat d’un
processus d’appropriation et de formation (Bildung) progressif : « Notre attitude
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doit consister tout d’abord à saisir la science présente et à nous l’approprier, puis
à la former (sie zu bilden) »52 ; ou encore : « La position et l’activité de notre
temps doivent consister tout d’abord à saisir la science présente, à se conformer
à elle (sich ihr anzubilden) et, en cela même, à continuer à la former (weiter
zu bilden) et à l’élever à un point de vue supérieur. Ce type de production (…)
consiste à présupposer un monde spirituel présent et à le transformer tout en se
l’appropriant (in der Aneignung umzubiden) »53.
C’est à partir de cette conception générale de l’esprit théorique que doit être
interprétée la manière dont l’entendement et la spéculation sont décrits en termes
de travail dans la préface et la conclusion de la Phénoménologie de l’esprit,
où l’idée de travail se voit encore chargée de nouvelles connotations. Dans la
préface, la pensée est associée au travail en tant que pensée d’entendement et
en tant que pensée spéculative. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le thème
du « travail du négatif »54 qui est mis en avant, mais en deux sens différents. La

49. Ibidem, § 12 rq., p. 179.


50. Ibidem, § 60 rq., p. 323.
51. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. II – Philosophie de la nature, Paris,
Vrin, 2004, § 246 add., p. 343.
52. G.W.F Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, bibliographie, philosophie
orientale, p. 30 (introduction manuscrite de 1820).
53. Ibidem, p. 88 (introduction manuscrite de 1823).
54. G.W.F Hegel, Phénoménologie, p. 69.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 481

pensée d’entendement est analogue au travail en tant qu’activité séparatrice et


transformatrice. De même que le travail au sens spécifique du terme consiste
à séparer un matériau de son environnement naturel pour le faire entrer dans un
processus de transformation, de même, la pensée d’entendement analyse, c’est-
à-dire sépare ce qui est donné dans le tout de l’intuition, avant de généraliser,
c’est-à-dire de transformer les déterminations singulières en déterminations
universelles. C’est tout particulièrement la force de décomposition de l’enten-
dement que l’analogie avec le travail permet de faire ressortir : « L’activité de
la scission est la force et le travail de l’entendement, de la puissance la plus
étonnante et la plus grande, ou, bien plutôt, de la puissance absolue »55.
La pensée spéculative, décrite comme le « travail du concept »56, implique
un autre type d’analogie avec le travail, qui renvoie à la question de l’appro-
priation de la pensée d’entendement, de la tâche « difficile de rendre fluides les
pensées fixes »57. Les analogies avec le travail renvoient d’une part au travail
comme activité engagée dans une transformation difficile (un « travail du
négatif » caractérisé par la « douleur, la patience »58), d’autre part au travail
comme activité d’appropriation. Il est frappant que dans le dernier chapitre de
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la Phénoménologie, le « travail du concept » soit présenté d’une part comme un
« travail rude » de l’esprit « avec son essence » (ou sa conscience de soi), ainsi
qu’« avec le contenu à lui étranger de sa conscience »59, et d’autre part comme
un mouvement d’ « succion et d’ingestion » (saugen)60 de ce contenu étranger,
c’est-à-dire comme un mouvement d’appropriation.
L’esprit pratique, quant à lui, est défini par un processus d’objectivation (ou
de position du « sien » comme « étant ») par opposition au processus d’inte-
riorisation (ou de position de l’ « étant » comme « sien ») : « L’esprit pratique
a son point de départ à l’opposé : il ne commence pas – comme l’esprit théo-
rique – par l’objet apparemment subsistant par soi, mais par ses propres buts et
intérêts, donc par des déterminations subjectives, et c’est seulement alors qu’il
progresse jusqu’à faire de celles-ci quelque chose d’objectif »61. Poser l’étant
comme la réalisation d’un but, cela revient encore en un sens à se l’approprier,
puisque c’est substituer à un monde indépendant de l’esprit un monde produit

55. Ibidem, p. 80.


56. Ibidem, p. 110.
57. Ibidem, p. 81.
58. Ibidem, p. 69.
59. Ibidem, p. 656.
60. Ibidem, p. 654 (nous retenons ici la traduction proposée par J.-P. Lefebvre, Phénoménologie de
l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, p. 644).
61. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 443
add., p. 541.
482 EMMANUEL RENAULT

pratiquement par l’esprit. Le travail, en tant qu’activité intentionnelle, est une


forme de l’esprit pratique et donc une forme parmi d’autre de cette appropriation
objective. Plus significatif, pour les analogies générales de l’esprit et du travail
est le fait que l’esprit pratique se définisse par une autre modalité d’appropria-
tion : une appropriation subjective par l’intermédiaire d’une transformation du
contenu naturel du vouloir, de ces pulsions (Triebe) et penchants (Neigungen)
qui définissent une opposition avec une liberté de l’esprit tout d’abord seule-
ment formelle. L’appropriation par l’esprit du contenu de son propre vouloir
prend en effet la forme d’un processus de Bildung qui transforme une nature
intérieure en seconde nature. Elle prend la forme d’un travail sur la finitude de
notre propre volonté : « il appartient à l’idée de la liberté que la volonté fasse
de son concept – la liberté elle-même – son contenu ou but (…). Mais la volonté
n’atteint ce terme visé qu’en élaborant sa singularité (er seine Einzeilnheit
abarbeitet), qu’en développant son universalité, qui n’est qu’en soi dans celle-
ci, en un contenu universel en et pour soi »62.

Le travail de l’esprit du monde


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Même si le vocabulaire du travail (Arbeit, arbeiten, erarbeiten, abarbeiten,
verarbeiten, umarbeiten, herausarbeiten) est trop souvent mobilisé par Hegel
pour que toutes ses occurrences puissent être relevées, il semble peu contestable
que c’est à propos de l’esprit comme esprit du monde et de la manière dont
l’esprit s’efforce de prendre conscience de son essence et de la rendre effective
dans l’histoire du monde que l’usage extensif du terme de travail est le plus
significatif.
Le dernier chapitre de la Phénoménologie parle du « travail qu’il [l’esprit]
accomplit en tant qu’histoire effective »63. Dans les leçons, l’histoire dans son
ensemble est présentée comme un « travail éternel (…) de progresser et de se
conduire jusqu’au savoir, jusqu’à l’usage et à la jouissance de soi-même »64.
Chaque époque historique est interprétée comme un produit du travail de l’esprit,
un produit qui sera ultérieurement rabaissé à l’état de matériau devant être trans-
formé pour rendre possible un nouveau progrès de la liberté : « Dans la suite de
degrés que gravit l’esprit (…) et dans le travail que celui-ci accomplit pour saisir
son concept, ce qui vient à apparaître, c’est que le concept se propulse en avant
par la suppression et la refonte (umarbeitung) du degré antérieur et inférieur, un

62. Ibidem, § 469 add., p. 564.


63. Ibidem, p. 656.
64. G.W.F. Hegel, Philosophie de l’histoire, Paris, Livre de poche, 2009, p. 127 (cours de 1822/1823).
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 483

degré qui, une fois élaboré (verarbeitet), tombe dans le temps, dans le passé »65.
Quant à l’époque présente, marquée par la réconciliation du rationnel et de
l’effectif, elle est interprétée comme le résultat de l’ensemble du travail accompli
par l’esprit du monde afin de prendre conscience de son essence et tenter de la
rendre effective. Hegel affirme ainsi : « ce que nous sommes historiquement,
la possession qui nous appartient – nous qui sommes le monde d’aujourd’hui –
n’est pas né immédiatement et ne s’est pas contenté de pousser sur le terrain
du temps présent, mais cette possession constitue l’héritage et le résultat du
travail, et plus précisément du travail de toutes les générations précédentes du
genre humain »66. Hegel insiste également sur le travail qu’il a fallu dépenser
pour passer de la nouvelle conscience de la liberté, dont le christianisme est
la première affirmation, à sa transformation en esprit objectif structuré par les
principes de la liberté : « Seules les nations germaniques réussirent à acquérir,
dans le christianisme, la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que
la liberté de l’esprit constitue sa nature la plus propre. C’est dans la religion, la
région la plus intime de l’esprit, que cette conscience s’est d’abord éveillée. Mais
c’était une autre tâche encore que d’incorporer (einzubilden) ce principe dans la
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réalité de ce monde ci – une tâche qui, pour être résolue et accomplie exige un
long et dur travail de formation culturelle (Arbeit der Bildung). Ainsi, lorsque
la religion chrétienne fut adoptée, l’esclavage ne cessa pas immédiatement, et
l’on voit encore moins, dans les États, la liberté s’imposer immédiatement, ou
encore les gouvernements et les constitutions être organisés de façon rationnelle
et fondés sur le principe de la liberté. Cette application du principe à l’effectivité,
la pénétration (Durchdringung), la formation approfondie (Durchbildung) de
l’état du monde par ce même principe – c’est en cela que consiste le long cours
pris par l’histoire elle-même »67.
Ces thèmes sont bien connus et ils sont le plus souvent interprétés à partir des
thèses dont nous avons déjà remarqué qu’elles étaient généralement considérées
comme l’origine de la métaphorisation du travail : l’esprit doit produire par sa
propre activité ce qu’il doit être et il est défini par une série de transformations
de soi tout autant que par une activité d’objectivation de son essence qu’est
la liberté. Il est indéniable que la philosophie hégélienne de l’histoire repose
sur le principe suivant lequel « l’esprit se produit et se rend effectif selon sa
conscience de lui-même »68. Il est tout aussi évident que l’esprit du monde ne

65. Ibidem, p. 141.


66. Ibidem, p. 29 (Manuscrit de 1820).
67. Ibidem, p. 63-64 (Manuscrit de 1830/1831).
68. G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, p. 76.
484 EMMANUEL RENAULT

cesse de transformer ses productions et de se transformer, en d’autres termes,


que l’activité de l’esprit du monde dans l’histoire est telle que « ses productions
et ses métamorphoses dans l’histoire doivent être connues comme des change-
ments qualitatifs »69. Enfin, l’histoire du monde est bien conçue par Hegel comme
l’œuvre de l’esprit du monde et comme l’objectivation de sa propre essence :
« L’histoire de l’esprit est son œuvre (seine Tat) car il n’est que ce qu’il fait (was
er tut), et son œuvre est de se faire ob-jet de sa conscience »70. Tout cela permet
indéniablement de filer la métaphore de l’histoire comme travail, tout comme
l’insistance de Hegel sur la négativité propre à l’histoire, sur la sinuosité et la
lenteur de son développement qu’il rapproche manifestement de la pénibilité
du travail : « la nature parvient à son but par le plus court chemin – certes, mais
le chemin de l’esprit est la médiation, le détour »71 ; ou encore : « le royaume
de l’esprit n’est pas comme un champignon qui pousse en une nuit »72. Tout
cela est propre à l’esprit en tant que son développement est caractérisé par « la
douleur, le patience et le travail du négatif »73.
Mais il existe d’autres raisons de décrire l’histoire en termes de travail qui
renvoient à des analogies mieux fondées entre le processus historique et les
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caractéristiques propres à la conception hégélienne du travail au sens spécifique.
La première d’entre elle tient au fait que l’histoire est conçue par Hegel comme
l’une des modalités de la transformation de la nature interne et externe. C’est
en ce sens que Hegel oppose l’évolution naturelle et l’évolution historique :
« L’évolution n’est pas une simple éclosion sans peine et sans lutte, comme
celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même »74.
La deuxième analogie tient au fait que de même que le travail relève de
l’agir formateur, l’histoire est conçue comme un processus de formation-culture
(Bildung)75. Le processus historique est un processus formateur en un double
sens : en tant qu’il produit les institutions qui sont à l’origine des habitudes
constitutives d’une « seconde nature »76, et en tant qu’il est le lieu de l’élaboration
progressive de la conscience de soi de la liberté et du savoir rationnel. Ces deux
dimensions du processus de Bildung sont décrites en termes de travail lorsque
Hegel souligne la difficulté de se détacher de la particularité subjective dans les

69. Ibidem, p. 179.


70. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 343, p. 544.
71. Id.
72. G.W.F. Hegel, Philosophie de l’histoire, p. 47 (Manuscrit de 1820).
73. G.W.F. Hegel, Phénoménologie, p. 69.
74. G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, p. 180.
75. G.W.F. Hegel, Phénoménologie p. 76-77.
76. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 151, p. 237.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 485

Principes de la philosophie du droit77. Quant à la Phénoménologie de l’esprit, elle


parle du « long chemin de travail sur lui-même »78 que l’individu doit accomplir
pour s’élever de la conscience naturelle au savoir absolu, tout en précisant que
les degrés de la Bildung de l’esprit du monde doivent être considérés « comme
des degrés d’un chemin auquel on a travaillé et qui est aplani »79 : « Parce que
l’esprit du monde a eu la patience de parcourir ces formes dans la longue exten-
sion du temps, et de prendre sur soi l’énorme travail de l’histoire universelle
(…), et parce qu’il ne pouvait atteindre la conscience de lui-même par aucun
travail moindre, l’individu ne peut assurément, quant à la chose, concevoir sa
substance en travaillant moins ; toutefois, il a en même temps moins de peine,
parce que, en soi, tout cela est accompli »80. Il est frappant que de même que le
travail au sens spécifique est toujours conçu par Hegel comme un agir formateur,
de même, l’histoire comme processus de Bildung est toujours associée à l’idée
d’un travail de l’esprit sur lui-même.
On peut émettre l’hypothèse qu’une troisième analogie tient à la manière
dont Hegel conçoit l’histoire comme œuvre de l’esprit. Le but final de l’esprit
n’est ni seulement de s’objectiver dans l’histoire, ni seulement de rendre son
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essence effective, mais de reconnaître son objectivation historique comme sa
propre essence. Il s’agit pour l’esprit de retrouver « l’effectivité de son savoir
et de son vouloir » dans les institutions du monde éthique81. Il est possible que
la description de l’histoire comme travail fasse écho à l’idée que la conscience
travaillante se reconnaît dans son œuvre, tout particulièrement dans la Préface
de la Phénoménologie de l’esprit qui se donne pour objectif de déterminer
comment l’esprit pourrait s’approprier les résultats de son travail passé afin de

77. Les Principes de la philosophie du droit soulignent que « dans sa destination absolue, la Bildung
est la libération et le travail de la libération supérieure, à savoir le point de passage absolu à la
substantialité infiniment subjective de l’éthicité (…). À l’intérieur du sujet, cette libération est
le dur travail à l’encontre de la simple subjectivité de la conduite, de l’immédiateté du désir,
ainsi que de la vanité subjective du sentiment et de l’arbitraire du bon plaisir. Qu’elle soit ce dur
travail constitue une part de la défaveur qui lui échoit. Mais c’est par ce travail de la Bildung que
la volonté subjective acquiert elle-même au-dedans de soi l’objectivité en laquelle seule elle est,
pour sa part, digne et capable d’être l’effectivité de l’idée » (ibidem, § 187 rq., p. 356).
78. G.W.F. Hegel, Phénoménologie, p. 76. Voir également, p. 60, 62 : « Le début de la Bildung et
du laborieux arrachement (Herausarbeiten aus) à l’immédiateté de la vie substantielle consistera
toujours nécessairement à acquérir des connaissances de principes et des points de vue universels,
puis, et seulement alors, à s’élever par ce même travail jusqu’à la pensée de la chose en général
(…). Mais ce début de la formation cédera d’abord la place au sérieux de la vie accomplie » ;
« il a fallu bien du temps, tout un travail, pour faire entrer cette clarté, que seul le suprasensible
possédait, dans la confusion et l’opacité que le sens de l’ici-bas possédait ».
79. Ibidem, p. 77.
80. Ibidem, p. 78.
81. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 360, p. 424.
486 EMMANUEL RENAULT

leur conférer la conscience de soi qui conditionne l’effectuation accomplie de la


liberté : « Le travail ne consiste pas tant, aujourd’hui, à purifier l’individu de la
modalité sensible immédiate et à faire de lui la substance pensée et pensante qu’à
supprimer les pensées déterminées solidement établies pour animer (begeisten)
et rendre effectif l’universel »82.

Conclusion
Il ressort de ce qui précède que s’il existe un paradigme du travail, il est de type
épistémologique : le travail sert de modèle pour penser certaines des spécificités
de l’esprit en général, tout particulièrement en tant qu’entendement et spécula-
tion, ainsi qu’en tant qu’esprit du monde prenant conscience de son essence et
la rendant effective dans l’histoire. Il en ressort également qu’il semble difficile
de faire du travail un paradigme ontologique. Lorsque l’esprit est défini comme
un retour à soi à partir de la nature, l’esprit apparaît comme un travail, mais il
est défini tout autant par liberté et la manifestation de soi qui ne peuvent pas être
pensés dans leurs spécificités sous le concept de travail, de sorte que l’essence de
l’esprit ne peut pas être identifiée au travail. Quant à la nature, réalité distincte
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de l’esprit, elle ne le peut en aucune façon être pensée comme un travail. Tout
au plus peut-on dire que la manière spécifique qu’à Hegel d’articuler des thèmes
relevant d’une ontologie dualiste, opposant nature et esprit, et d’une ontologie
moniste, concevant la nature et l’esprit comme deux expositions de l’idée et
l’esprit comme le retour à soi de l’idée à partir de son être autre, fonde une
conception de la nature comme matériau pour le travail de l’esprit.
Nous avons également souligné que le travail n’est pas avant tout un modèle
analogique, mais un concept spécifique remplissant des fonctions spécifiques.
La question pourrait alors être posée de savoir si le travail entendu en son sens
spécifique peut se voir reconnu une forme de centralité, en d’autres termes, si
Hegel n’est pas seulement l’un des premiers à avoir érigé le travail en para-
digme, mais aussi à lui avoir attribué une centralité. Il est vrai que Hegel confère
une importance décisive au travail dans sa théorie de l’esprit subjectif et de
l’esprit objectif. Dans l’Anthropologie, il accorde un rôle déterminant au travail
pour la santé mentale (comme remède contre la folie)83 et pour la formation du
caractère (dans les effets de la pratique durable d’une activité professionnelle

82. G.W.F. Hegel, Phénoménologie, p. ???


83. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 408,
p. 508.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 487

déterminée)84. Par ailleurs, la Phénoménologie confère un rôle décisif au travail


dans l’émergence du type de conscience de soi qui rend possible la liberté.
Quant à la théorie de l’esprit objectif, elle souligne l’importance des fonctions
sociales et des effets éducatifs d’un système de division du travail, ainsi que la
nécessité de le réguler socialement et politiquement pour répondre aux défis
sociaux et politiques posés par ses contradictions immanentes. Tout cela conduit
bien à l’idée que le travail est une activité chargée d’enjeux normatifs spéci-
fiques sur le plan psychologique, éthique, social et politique, et que ces enjeux
sont loin d’être négligeables. Sans doute la conscience de l’importance de ces
enjeux joue-t-elle d’ailleurs un rôle dans le fait que le travail puisse être érigé en
paradigme. Mais rien de tout cela ne permet de conclure que Hegel accorderait
une centralité psychique, éthique, sociale ou politique au travail, si du moins
on entend l’idée de centralité du travail en un sens rigoureux : au sens d’une
influence déterminante du travail sur les sphères de l’existence individuelle et
collective qui ne relèvent pas du travail au sens strict85. Chez Hegel, le travail au
sens spécifique du terme reste toujours pensé comme une sphère subordonnée
de l’esprit pratique alors que l’esprit pratique lui-même est subordonné à l’esprit
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théorique : l’esprit réalise mieux sa liberté dans l’agir moral que dans le travail,
et c’est dans la pensée qu’il trouve la plus haute affirmation de sa liberté. Cela
n’empêche certes pas, comme nous l’avons vu, que sous certains aspects, la
pensée puisse être conçue par analogie avec le travail : nouvelle confirmation de
la nécessité de distinguer paradigme du travail et centralité du travail. Pour passer
du paradigme du travail à la centralité du travail, il faut passer de Hegel à Marx.
Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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84. Ibidem, § 396, add., p. 438-439.


85. Sur le concept de centralité du travail, voir E. Renault « Dewey et la centralité du travail »,
Travailler, n° 28, 2012, p. 125-148, et « La centralità del lavoro. Una sfida per la filosofia sociale »,
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