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Emmanuel Renault
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EMMANUEL RENAULT
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praxis politique engagée dans la recherche du bien commun, Hegel a affirmé que
le « système des besoins », c’est-à-dire la division sociale du travail qui permet
de satisfaire les besoins sociaux, a une signification politique décisive aussi bien
parce qu’il constitue l’une des conditions de la liberté sociale qu’en raison des
défis que constituent les contradictions dont il est à l’origine3. L’importance ainsi
conférée au travail a été soulignée par de nombreux commentateurs qui l’ont
interprétée à juste titre comme l’effet d’une appropriation spéculative de l’éco-
1. Dans Die Arbeit der Philosophie (Berlin, Parerga Verlag, 2003, p. 25), A. Arndt décrit ainsi Hegel
« als Urheber einer philosophisch bedeutsamen Arbeitsbegriffs ».
2. Sur ces deux points, trop souvent négligés dans l’immense littérature qui a pris le chapitre IV-A
de la Phénoménologie de l’esprit pour objet, voir E. Renault, « Social Self and Work in The
Phenomenology of Spirit », L. Ruggiu, I Testa (dir.), I that is We, We that is I, Leiden/Boston, Brill,
2016, p. 202-219. On a pu affirmer que la centralité du travail comme rapport à soi et au monde
était affirmée davantage encore dans la philosophie de l’esprit de 1805/1806, voir J. Habermas,
« Travail et interaction », La Technique et la science comme idéologie, Paris, Denoël, 1984,
p. 163-211. Sur le sens des références au travail en 1805/1806, voir L. Ruggiu, Logica, Metafisica,
Politica. Hegel a Jena, Milan/Udine, Mimesis, vol. II, 2009, p. 529-594, et F. Fischbach, « La
“philosophie du travail” de Hegel. Le travail dans les esquisses hégéliennes de système à Iéna
(1802-1806) », in J.-M. Buée, E. Renault (dir.), Hegel à Iéna, Lyon, Ens éditions, 2015, 179-194.
3. Sur les enjeux politiques de la théorie hégélienne des contradictions de la société civile, voir
les contributions complémentaires de D. Losurdo, Hegel et les libéraux (Paris, Puf, 1992) et de
H.-C. Schmidt am Bush, Hegels Begriff der Arbeit (Berlin, Akademie Verlag, 2002). Voir égale-
ment, du même auteur, « Extériorisation et économie. La théorie hégélienne du travail et de la
société civile », in D. Mercure, J. Spurk (dir.), Le Travail dans l’histoire de la pensée occidentale,
Laval, Presses de l’université de Laval, 2003, p. 89-115.
470 EMMANUEL RENAULT
nomie politique4 et qui y ont vu, de surcroît, l’anticipation d’un certain nombre
de thèmes qui ont été orchestrés par la suite chez Marx et dans le marxisme,
comme celui de la centralité anthropologique, sociale et politique du travail5.
On peut cependant remarquer que lorsque Marx a présenté, dans les Manuscrits
de 1844, Hegel comme un philosophe du travail, il ne s’est pas concentré sur
l’analyse hégélienne du travail telle qu’elle est développée sur le plan de la
philosophie de l’esprit subjectif (lorsque le travail est analysé comme un type
d’activité de l’esprit pratique ou comme une forme du vouloir6) et de la théorie
du système des besoins et des contradictions de la société civile. C’est plutôt
le fait que l’histoire et la pensée sont conçues comme travail qu’il a retenu. En
d’autres termes, il n’a pas tant souligné la promotion hégélienne du concept de
travail en concept fondamental que sa promotion en paradigme. De fait, une
telle promotion est bien à l’œuvre chez Hegel. Le terme de travail n’y est pas
seulement utilisé pour désigner un certain type d’activité intentionnelle et la
sphère sociale où cette activité prédomine, mais il sert également à faire ressortir
certains des traits essentiels de l’esprit en général, de l’esprit théorique (comme
entendement et spéculation) et de l’esprit du monde (et de son activité dans
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l’histoire du monde). Quel est le sens et quels sont les enjeux de cette promotion
du travail en paradigme liée à ces usages extensifs du terme de travail ?
Quelques clarifications préalables s’imposent pour préciser le sens de la ques-
tion et la nature de la démarche que nous mettrons en œuvre pour tenter d’y
répondre. Remarquons tout d’abord qu’il est possible de contester que l’usage
extensif du terme de travail soit le signe d’une promotion en paradigme. On
peut en effet considérer que cet usage ne relève que de simples métaphores,
et en conclure que « travail » n’est plus pris alors en un sens conceptuel. Nous
soutiendrons au contraire que l’usage extensif du terme « travail » relève d’une
analogie fondée sur le sens technique qui revient chez Hegel au concept de
« travail ». Cette deuxième hypothèse seule permet de parler de promotion du
travail en paradigme.
4. Voir notamment P. Chamley, Économie, politique et philosophie chez Steuart et Hegel (Paris,
Dalloz, 1963), B. Pridat, Hegel als Ökonom (Berlin, Duncker & Humblot, 1990) et N. Waszek,
The Scottish Enlightenment and Hegel’s Account of « Civil Society » (Boston, Kluwer, 1988).
5. Voir notamment A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (Paris, Gallimard, 1947), G.
Lukács, Le Jeune Hegel (Paris, Gallimard, 1981), M. Riedel, Theorie und Praxis im Denken
Hegels. Interpretationen zu den Grundstellungen der neuzeitlichen Subjectivität (Frankfurt/Main,
Ullstein, 1976) et A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie.
6. C’est bien dans une problématique de l’esprit pratique, ou du vouloir, que la Philosophie de l’esprit
de 1805-1806 aborde la question du travail, comme le souligne Hans-Christoph Schmidt am Bush,
Hegels Begriff der Arbeit, chap. 1.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 471
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risent l’extension des usages du concept de travail.
La plupart des études ayant porté spécifiquement sur le travail chez Hegel se
sont concentrées sur les philosophies de l’esprit d’Iéna10. Tant qu’il s’agit de
reconstruire les intuitions fondamentales de la philosophie hégélienne du travail,
cette démarche est pleinement justifiée. En effet, la richesse des développements
Le concept de travail
En son sens restrictif, dont il ne fait pas de doute qu’il relève d’un usage tech-
nique ou conceptuel du terme, le terme « travail » désigne une activité intention-
nelle de transformation de la nature afin de satisfaire des besoins. C’est en cette
acception du terme que la Phénoménologie (chapitre IV-A principalement) et les
Principes de la philosophie du droit (sections « Prise de possession », « Système
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des besoins » et « La Police et la corporation ») développent une analyse du
travail. Le travail y est abordé dans des perspectives chaque fois différentes
sans qu’une conception générale soit explicitement formulée. Cependant, ces
différents développements sont complémentaires plus que discordants et il est
possible de faire ressortir un ensemble de traits dont on peut considérer qu’ils
sont constitutifs du concept hégélien de travail11.
Le concept hégélien de travail est défini par les caractéristiques suivantes :
1) la séparation de l’esprit (ou du sujet travaillant) et de la nature (ou de l’objet
11. Que ce concept ne puisse être formulé que par l’intermédiaire d’une reconstruction, et qu’il combine
un ensemble de caractéristiques dont on pourra toujours discuter de l’importance respective, voilà
qui l’expose inévitablement au conflit d’interprétation, à un conflit qu’il est impossible de trancher
sur les bases textuelles offertes des textes systématiques. D’où la tentation de trancher à partir
des textes d’Iéna. Mais céder à cette tentation revient à présupposer une continuité de la pensée
hégélienne qui nous semble sur ce point aussi tout à fait discutable. Dans ce qui suit nous nous
contenterons d’énumérer les principales caractéristiques du concept hégélien de travail sans cher-
cher à les hiérarchiser. Par principales caractéristiques, nous entendrons des caractéristiques dont
on peut considérer qu’elles sont susceptibles d’être pertinentes pour les différentes thématisations
explicites du travail dans les textes systématiques, ce qui signifie également que nous écarterons
les thèmes qui relèvent de la spécificités des différentes approches du travail : le thème du désir
réfréné et du rapport à la relation domination/servitude (chapitre IV-A de la Phénoménologie), le
rapport travail/droit de propriété (section « Prise de possession » des Principes de la philosophie
du droit), le thème de l’imbrication de la spécialisation des besoins et de la division du travail
(section « Système des besoins »), et enfin celui des contradictions de la société-civile (section
« La police et la corporation »).
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 473
travaillé), 2) le fait que le travail ne soit pas seulement une activité soumise à la
nécessité mais qu’elle consiste également en un dépassement de la nécessité,
3) dans une médiation réciproque de l’esprit (ou du sujet travaillant) et de la
nature (ou de l’objet travaillé), 4) par l’intermédiaire d’une activité formatrice
dont les effets portent sur l’esprit (ou le sujet travaillant) tout autant que sur la
nature (ou l’objet travaillé), 5) et qui consiste en une activité d’objectivation
de l’esprit (ou du sujet travaillant) non pas seulement au sens d’une activité
productrice d’œuvre, mais aussi au sens d’une reconnaissance de l’objet produit
comme d’une œuvre de l’esprit (ou du sujet travaillant). Considérons successi-
vement ces différentes caractéristiques.
La première est énoncée dans un passage du chapitre 7 de la Phénoménologie
de l’esprit qui évoque la « séparation, dont part l’esprit au travail, de l’être-en-
soi, qui devient le matériau qu’il travaille, et de l’être pour soi, qui est le côté
de la conscience de soi qui travaille »12. Toujours le travail est référé par Hegel
à l’idée d’une rupture des relations symbiotiques avec la nature qui sont propres
à l’organisme animal. D’où le fait que le rapport à l’environnement caractérisant
le cycle de la vie (introduction du chapitre IV de la Phénoménologie) est opposé
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au rapport à l’environnement par le travail (chapitre IV-A). D’où la vérité de
la conception du travail comme punition consécutive au péché originel13. Dans
le travail, l’esprit ne se contente pas de se rapporter à la nature. Il s’y rapporte
comme à un autre qu’il lui faut nier et dont il éprouve la résistance (d’où la
pénibilité du travail). Cette négativité constitue l’une des caractéristiques du
travail dont l’importance ne pouvait pas être soulignée à l’époque d’Iéna tant
que les rapports de la nature et de l’esprit étaient marqués par la continuité14.
La deuxième caractéristique renvoie au thème du travail comme activité
soumise à la nécessité naturelle (à la nécessité de satisfaire les besoins) tout en
dépassant cette nécessité (en créant des manières non naturelles de satisfaire
les besoins, et en créant des besoins non naturels). Elle aussi est au cœur de
l’interprétation hégélienne du « mythe de la chute »15 : « L’homme doit travailler
à la sueur de son front et la femme doit enfanter dans la douleur. Pour ce qui
concerne, à ce propos, plus précisément le travail, celui-ci est tout autant que
le résultat de la scission, aussi l’action de la surmonter. L’animal trouve là
immédiatement ce qu’il utilise pour la satisfaction de ses besoins ; l’homme
au contraire, se rapporte aux moyens destinés à la satisfaction de ses besoins
comme à quelque chose de produit et formé grâce à lui »16. Contre la conception
grecque du travail comme activité incompatible avec la liberté, Hegel, inspiré en
cela par l’économie politique, propose une « dialectique du travail »17 : activité
soumise à la nécessité, le travail est aussi l’activité par laquelle il est possible de
se libérer de cette même nécessité. C’est déjà en ce sens que Hegel peut parler
« du moment de libération qui réside dans le travail »18.
La troisième caractéristique, qui fait du travail une activité de médiation
réciproque19, est mise en avant dans les Principes de la philosophie du droit :
« La médiation qui consiste à disposer et à se procurer les moyens appropriés
aux besoins particularisés, c’est-à-dire des moyens eux aussi particularisés,
est le travail qui, par les processus les plus variés, spécifie en vue de ces fins
multiples le matériau immédiatement livré par la nature »20. Le travail transforme
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l’immédiateté objective de la nature en l’objectivité médiatisée des « produc-
tions humaines », mais il transforme également l’immédiateté subjective en
produisant « l’habitude (…) d’avoir une activité objective et des talents dotés
d’une validité universelle »21.
Cette double médiation correspond à la double dimension de l’activité forma-
trice qui constitue la quatrième caractéristique du concept hégélien de travail22.
Que le travail soit une « activité formatrice », c’est un point qui ressort aussi bien
du chapitre IV-A de la Phénoménologie de l’esprit que des passages consacrés
dans les Principes de la philosophie du droit au travail en tant que fondement
de la propriété privée et en tant qu’activité sociale de satisfaction des besoins.
La Phénoménologie souligne que le désir nie l’objet, mais que « le travail, en
revanche, est un désir réfréné, un disparaître arrêté, ou encore : il forme (bildet).
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de l’esprit, de même, l’idée de mise en forme est solidaire d’une conception du
travail comme transformation d’une première nature, interne et externe, en une
seconde nature. Ici encore, les caractéristiques du concept du travail supposent
les structures systématiques du système de la maturité qui n’étaient pas acquises
dans les esquisses de système d’Iéna.
La cinquième et dernière caractéristique du concept hégélien de travail
concerne le travail en tant qu’activité d’objectivation de l’esprit et plus préci-
sément, en tant qu’activité conduisant l’esprit à se reconnaître dans son œuvre29.
C’est de nouveau la Phénoménologie qui contient à ce propos les formulations
les plus claires : « la conscience travaillante parvient ainsi par là à l’intuition de
l’être subsistant par soi comme d’elle-même »30. Non seulement le travailleur sait
que le produit porte la marque de son activité, mais il sait qu’il porte la marque
de ses compétences et d’un savoir-faire auquel il donne une confirmation et
dont il prouve ainsi la vérité. C’est sans doute en ce sens que Hegel affirme
que « dans le former, l’être pour soi, en tant que le sens propre (eigner Sinn),
devient pour elle [la conscience servante], et elle parvient à la conscience qu’elle
est elle-même en et pour soi. La forme ne lui devient pas, en étant transposée
extérieurement à elle, quelque chose d’autre qu’elle, car c’est précisément cette
forme qui constitue son pur être pour soi, lequel devient pour elle, dans ces
circonstances, la vérité »31.
Quel rapport convient-il d’établir entre ce concept de travail, défini par ces
cinq caractéristiques, et les usages plus larges du terme de travail lorsqu’il est
appliqué à l’histoire ou à la pensée ? Comme nous l’avons déjà indiqué, une
réponse possible consiste à soutenir qu’il n’existe en fait aucun rapport entre ce
concept et ces usages extensifs dont le statut n’est pas conceptuel et qui ne sont
que métaphoriques. Il est clair que plus celles des caractéristiques du concept de
travail renvoyant spécifiquement à la théorie de l’esprit subjectif (par exemple sa
dimension intentionnelle) et à l’analyse économique (par exemple à la problé-
matique de la division du travail) seront mises en avant32, plus cette réponse
s’imposera. Cependant, nous venons de voir qu’il est possible de reconstruire
un concept hégélien de travail qui n’en fait pas des caractéristiques centrales.
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Une deuxième manière de répondre à la question consiste à soutenir que si le
terme de travail est utilisé en un sens extensif pour décrire différentes activités
de l’esprit, c’est parce que le concept de travail, entendu au sens spécifique
analysé ci-dessus, est en fait construit à partir d’une interprétation de l’esprit
comme travail33. Cette thèse, qui souligne une circularité, peut elle-même prendre
différentes formes suivant que l’on insiste sur le fait que le propre de l’ontologie
hégélienne est d’avoir pensé l’esprit comme production de soi34, ou que l’on
souligne que l’esprit est un processus de transformation de soi et d’utilisation
de ses productions pratiques et théoriques passées comme de nouveaux instru-
ments pour une affirmation supérieure de sa propre liberté35. En ces différentes
versions, cette deuxième réponse peut conduire à l’idée que les usages extensifs
31. Ibidem, p. 210. Sur le sens de ce « eigner Sinn », voir le commentaire de H.-G. Gadamer, Hegel’s
Dialectic : Five Hermeneutical Studies, New Haven, Yale University Press, 1976, p. 71.
32. C’est le cas chez H.-C. Schmidt am Bush dans son Hegels Begriff der Arbeit, qui doit s’appuyer
sur la philosophie de 1805/1806 pour faire de l’intentionnalité du travail une caractéristique
centrale. Une interprétation alternative consiste à rapprocher l’analyse hégélienne du travail d’une
relativisation de la pertinence du modèle de l’action intentionnelle, qui ne correspond en fait qu’à
la thématisation conscientielle de la rationalité de l’agir ; voir E. Renault, Connaître ce qui est.
Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015, chap. 9.
33. A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie, p. 26 : « la signification n’est pas transportée du travail
à l’esprit, mais le travail effectif gagne ses significations métaphoriques du fait qu’il est interprété
à partir du travail de l’esprit ».
34. M. Riedel, Theorie und Praxis im Denken Hegels, chap. 3.
35. A. Arndt, Die Arbeit der Philosophie, chap. 5 et 7.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 477
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Il est vrai que Hegel souligne que l’esprit doit produire par sa propre activité ce
qu’il doit être et qu’il est défini par une série de transformations de soi tout autant
que par une activité d’objectivation de son essence qu’est la liberté. Il est tout
aussi vrai que chacune de ces trois caractéristiques que sont la production de soi,
la transformation de soi et l’objectivation de soi peuvent être décrites de façon
métaphorique en termes de travail. Et il arrive effectivement à Hegel de décrire
chacune d’elle en termes de travail36. Cependant, si l’on veut comprendre en quel
sens précisément l’esprit peut-être dit production de soi, transformation de soi
et objectivation, il faut se tourner vers les caractéristiques essentielles qui sont
constitutives du concept hégélien d’esprit, tout en tenant compte de celles qui
le lient à la nature. Hegel affirme de façon constante que la liberté est l’essence
de l’esprit37, et que cette liberté n’est pas seulement ce que l’esprit est en soi
et de façon générale mais aussi ce qu’il est pour soi et de façon déterminée, de
sorte que « la détermination de l’esprit est manifestation »38. La conjonction de
ces deux déterminations essentielles, liberté et manifestation, pourrait donner
à penser que l’esprit est défini par une liberté pensée comme autoposition, à la
36. Voir par exemple : G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, p. 180, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, Vrin, p. 33.
37. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, Paris,
Vrin, 1988, § 382, p. 178.
38. Ibidem, § 383.
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principale des analogies entre le travail et l’esprit : de même que le travail
est dépassement de la scission de l’activité subjective et du matériau objectif
auquel il s’applique, dans le cadre d’un processus d’appropriation par une acti-
vité formatrice, de même l’esprit est-il appropriation de l’être autre par une
activité d’élaboration ou de mise en forme. Plusieurs formulations des leçons
sur l’histoire de la philosophie exploitent cette source d’analogie. On lit ainsi :
« l’esprit est essentiellement élaboration (Verarbeitung) en tant qu’élaboration
de quelque chose d’autre »43 ; ou encore : « le développement spirituel est (…)
un travail, une activité déployée à l’encontre de quelque chose de présent, une
39. Pour une illustration de ces lectures fichtéennes et kantiennes, voir R. P. Pippin, Hegel’s Practical
Philosophy : rational agency as ethical life, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 et T.
Pinkard notamment dans German Philosophy, 1760-1860. The Legacy of Idealism, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002. Pour une critique, voir D. Wittmann, « Faut-il lire Hegel
à travers Kant ? », in B. Mabille, J.-F. Kervégan (dir.), Hegel au présent. Une relève de la méta-
physique, Paris, Cnrs éditions, 2012, p. 337-449.
40. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, § 18,
p. 184.
41. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 381,
p. 178.
42. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 443,
p. 238.
43. G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1985, t. 6, p. 1269.
HEGEL ET LE PARADIGME DU TRAVAIL 479
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Hegel fasse un usage fréquent du lexique du travail pour décrire les activités de
l’esprit théorique, à propos de l’imagination46, et plus significativement, à propos
du passage de la pensée d’entendement à la pensée spéculative qui constitue tout
à la fois le dernier degré de transformation du matériau sensible et la plus haute
forme d’appropriation subjective du contenu objectif de l’intuition. La pensée
d’entendement est déjà décrite comme un travail47 en ce qu’elle transforme le
contenu empirique en contenu rationnel en le subsumant sous des principes
universels et nécessaires. La pensée spéculative correspond à une forme d’ap-
propriation supérieure. Partant des principes produits par l’entendement, elle
s’efforce de satisfaire davantage l’exigence de nécessité dont ils sont porteurs48
44. G.W.F Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, bibliographie, philosophie
orientale, Paris, Vrin, 2004, p. 50 (introduction manuscrite de 1820).
45. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III – Philosophie de l’esprit, § 443
add., p. 541.
46. Ibidem, § 451 add., p. 553 : « L’imagination se façonne (erarbeitet sich) un contenu propre à elle
en se comportant de manière pensante à l’égard de l’ob-jet intuitionné – en dégageant l’universel
qui est en lui – et en lui donnant des déterminations qui reviennent au moi ».
47. Ibidem, § 467, p. 265 : la connaissance pensante est tout d’abord « un entendement formel iden-
tique, qui élabore (erarbeitet) les représentations rappelées en et à soi en des genres, espèces, lois,
forces, etc., d’une façon générale en des catégories, avec ce sens que le matériau n’aurait que dans
ces formes de pensée la vérité de son être ».
48. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. I – La Science de la logique, § 9, p. 173.
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doit consister tout d’abord à saisir la science présente et à nous l’approprier, puis
à la former (sie zu bilden) »52 ; ou encore : « La position et l’activité de notre
temps doivent consister tout d’abord à saisir la science présente, à se conformer
à elle (sich ihr anzubilden) et, en cela même, à continuer à la former (weiter
zu bilden) et à l’élever à un point de vue supérieur. Ce type de production (…)
consiste à présupposer un monde spirituel présent et à le transformer tout en se
l’appropriant (in der Aneignung umzubiden) »53.
C’est à partir de cette conception générale de l’esprit théorique que doit être
interprétée la manière dont l’entendement et la spéculation sont décrits en termes
de travail dans la préface et la conclusion de la Phénoménologie de l’esprit,
où l’idée de travail se voit encore chargée de nouvelles connotations. Dans la
préface, la pensée est associée au travail en tant que pensée d’entendement et
en tant que pensée spéculative. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le thème
du « travail du négatif »54 qui est mis en avant, mais en deux sens différents. La
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la Phénoménologie, le « travail du concept » soit présenté d’une part comme un
« travail rude » de l’esprit « avec son essence » (ou sa conscience de soi), ainsi
qu’« avec le contenu à lui étranger de sa conscience »59, et d’autre part comme
un mouvement d’ « succion et d’ingestion » (saugen)60 de ce contenu étranger,
c’est-à-dire comme un mouvement d’appropriation.
L’esprit pratique, quant à lui, est défini par un processus d’objectivation (ou
de position du « sien » comme « étant ») par opposition au processus d’inte-
riorisation (ou de position de l’ « étant » comme « sien ») : « L’esprit pratique
a son point de départ à l’opposé : il ne commence pas – comme l’esprit théo-
rique – par l’objet apparemment subsistant par soi, mais par ses propres buts et
intérêts, donc par des déterminations subjectives, et c’est seulement alors qu’il
progresse jusqu’à faire de celles-ci quelque chose d’objectif »61. Poser l’étant
comme la réalisation d’un but, cela revient encore en un sens à se l’approprier,
puisque c’est substituer à un monde indépendant de l’esprit un monde produit
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Même si le vocabulaire du travail (Arbeit, arbeiten, erarbeiten, abarbeiten,
verarbeiten, umarbeiten, herausarbeiten) est trop souvent mobilisé par Hegel
pour que toutes ses occurrences puissent être relevées, il semble peu contestable
que c’est à propos de l’esprit comme esprit du monde et de la manière dont
l’esprit s’efforce de prendre conscience de son essence et de la rendre effective
dans l’histoire du monde que l’usage extensif du terme de travail est le plus
significatif.
Le dernier chapitre de la Phénoménologie parle du « travail qu’il [l’esprit]
accomplit en tant qu’histoire effective »63. Dans les leçons, l’histoire dans son
ensemble est présentée comme un « travail éternel (…) de progresser et de se
conduire jusqu’au savoir, jusqu’à l’usage et à la jouissance de soi-même »64.
Chaque époque historique est interprétée comme un produit du travail de l’esprit,
un produit qui sera ultérieurement rabaissé à l’état de matériau devant être trans-
formé pour rendre possible un nouveau progrès de la liberté : « Dans la suite de
degrés que gravit l’esprit (…) et dans le travail que celui-ci accomplit pour saisir
son concept, ce qui vient à apparaître, c’est que le concept se propulse en avant
par la suppression et la refonte (umarbeitung) du degré antérieur et inférieur, un
degré qui, une fois élaboré (verarbeitet), tombe dans le temps, dans le passé »65.
Quant à l’époque présente, marquée par la réconciliation du rationnel et de
l’effectif, elle est interprétée comme le résultat de l’ensemble du travail accompli
par l’esprit du monde afin de prendre conscience de son essence et tenter de la
rendre effective. Hegel affirme ainsi : « ce que nous sommes historiquement,
la possession qui nous appartient – nous qui sommes le monde d’aujourd’hui –
n’est pas né immédiatement et ne s’est pas contenté de pousser sur le terrain
du temps présent, mais cette possession constitue l’héritage et le résultat du
travail, et plus précisément du travail de toutes les générations précédentes du
genre humain »66. Hegel insiste également sur le travail qu’il a fallu dépenser
pour passer de la nouvelle conscience de la liberté, dont le christianisme est
la première affirmation, à sa transformation en esprit objectif structuré par les
principes de la liberté : « Seules les nations germaniques réussirent à acquérir,
dans le christianisme, la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que
la liberté de l’esprit constitue sa nature la plus propre. C’est dans la religion, la
région la plus intime de l’esprit, que cette conscience s’est d’abord éveillée. Mais
c’était une autre tâche encore que d’incorporer (einzubilden) ce principe dans la
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réalité de ce monde ci – une tâche qui, pour être résolue et accomplie exige un
long et dur travail de formation culturelle (Arbeit der Bildung). Ainsi, lorsque
la religion chrétienne fut adoptée, l’esclavage ne cessa pas immédiatement, et
l’on voit encore moins, dans les États, la liberté s’imposer immédiatement, ou
encore les gouvernements et les constitutions être organisés de façon rationnelle
et fondés sur le principe de la liberté. Cette application du principe à l’effectivité,
la pénétration (Durchdringung), la formation approfondie (Durchbildung) de
l’état du monde par ce même principe – c’est en cela que consiste le long cours
pris par l’histoire elle-même »67.
Ces thèmes sont bien connus et ils sont le plus souvent interprétés à partir des
thèses dont nous avons déjà remarqué qu’elles étaient généralement considérées
comme l’origine de la métaphorisation du travail : l’esprit doit produire par sa
propre activité ce qu’il doit être et il est défini par une série de transformations
de soi tout autant que par une activité d’objectivation de son essence qu’est
la liberté. Il est indéniable que la philosophie hégélienne de l’histoire repose
sur le principe suivant lequel « l’esprit se produit et se rend effectif selon sa
conscience de lui-même »68. Il est tout aussi évident que l’esprit du monde ne
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caractéristiques propres à la conception hégélienne du travail au sens spécifique.
La première d’entre elle tient au fait que l’histoire est conçue par Hegel comme
l’une des modalités de la transformation de la nature interne et externe. C’est
en ce sens que Hegel oppose l’évolution naturelle et l’évolution historique :
« L’évolution n’est pas une simple éclosion sans peine et sans lutte, comme
celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même »74.
La deuxième analogie tient au fait que de même que le travail relève de
l’agir formateur, l’histoire est conçue comme un processus de formation-culture
(Bildung)75. Le processus historique est un processus formateur en un double
sens : en tant qu’il produit les institutions qui sont à l’origine des habitudes
constitutives d’une « seconde nature »76, et en tant qu’il est le lieu de l’élaboration
progressive de la conscience de soi de la liberté et du savoir rationnel. Ces deux
dimensions du processus de Bildung sont décrites en termes de travail lorsque
Hegel souligne la difficulté de se détacher de la particularité subjective dans les
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essence effective, mais de reconnaître son objectivation historique comme sa
propre essence. Il s’agit pour l’esprit de retrouver « l’effectivité de son savoir
et de son vouloir » dans les institutions du monde éthique81. Il est possible que
la description de l’histoire comme travail fasse écho à l’idée que la conscience
travaillante se reconnaît dans son œuvre, tout particulièrement dans la Préface
de la Phénoménologie de l’esprit qui se donne pour objectif de déterminer
comment l’esprit pourrait s’approprier les résultats de son travail passé afin de
77. Les Principes de la philosophie du droit soulignent que « dans sa destination absolue, la Bildung
est la libération et le travail de la libération supérieure, à savoir le point de passage absolu à la
substantialité infiniment subjective de l’éthicité (…). À l’intérieur du sujet, cette libération est
le dur travail à l’encontre de la simple subjectivité de la conduite, de l’immédiateté du désir,
ainsi que de la vanité subjective du sentiment et de l’arbitraire du bon plaisir. Qu’elle soit ce dur
travail constitue une part de la défaveur qui lui échoit. Mais c’est par ce travail de la Bildung que
la volonté subjective acquiert elle-même au-dedans de soi l’objectivité en laquelle seule elle est,
pour sa part, digne et capable d’être l’effectivité de l’idée » (ibidem, § 187 rq., p. 356).
78. G.W.F. Hegel, Phénoménologie, p. 76. Voir également, p. 60, 62 : « Le début de la Bildung et
du laborieux arrachement (Herausarbeiten aus) à l’immédiateté de la vie substantielle consistera
toujours nécessairement à acquérir des connaissances de principes et des points de vue universels,
puis, et seulement alors, à s’élever par ce même travail jusqu’à la pensée de la chose en général
(…). Mais ce début de la formation cédera d’abord la place au sérieux de la vie accomplie » ;
« il a fallu bien du temps, tout un travail, pour faire entrer cette clarté, que seul le suprasensible
possédait, dans la confusion et l’opacité que le sens de l’ici-bas possédait ».
79. Ibidem, p. 77.
80. Ibidem, p. 78.
81. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 360, p. 424.
486 EMMANUEL RENAULT
Conclusion
Il ressort de ce qui précède que s’il existe un paradigme du travail, il est de type
épistémologique : le travail sert de modèle pour penser certaines des spécificités
de l’esprit en général, tout particulièrement en tant qu’entendement et spécula-
tion, ainsi qu’en tant qu’esprit du monde prenant conscience de son essence et
la rendant effective dans l’histoire. Il en ressort également qu’il semble difficile
de faire du travail un paradigme ontologique. Lorsque l’esprit est défini comme
un retour à soi à partir de la nature, l’esprit apparaît comme un travail, mais il
est défini tout autant par liberté et la manifestation de soi qui ne peuvent pas être
pensés dans leurs spécificités sous le concept de travail, de sorte que l’essence de
l’esprit ne peut pas être identifiée au travail. Quant à la nature, réalité distincte
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de l’esprit, elle ne le peut en aucune façon être pensée comme un travail. Tout
au plus peut-on dire que la manière spécifique qu’à Hegel d’articuler des thèmes
relevant d’une ontologie dualiste, opposant nature et esprit, et d’une ontologie
moniste, concevant la nature et l’esprit comme deux expositions de l’idée et
l’esprit comme le retour à soi de l’idée à partir de son être autre, fonde une
conception de la nature comme matériau pour le travail de l’esprit.
Nous avons également souligné que le travail n’est pas avant tout un modèle
analogique, mais un concept spécifique remplissant des fonctions spécifiques.
La question pourrait alors être posée de savoir si le travail entendu en son sens
spécifique peut se voir reconnu une forme de centralité, en d’autres termes, si
Hegel n’est pas seulement l’un des premiers à avoir érigé le travail en para-
digme, mais aussi à lui avoir attribué une centralité. Il est vrai que Hegel confère
une importance décisive au travail dans sa théorie de l’esprit subjectif et de
l’esprit objectif. Dans l’Anthropologie, il accorde un rôle déterminant au travail
pour la santé mentale (comme remède contre la folie)83 et pour la formation du
caractère (dans les effets de la pratique durable d’une activité professionnelle
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théorique : l’esprit réalise mieux sa liberté dans l’agir moral que dans le travail,
et c’est dans la pensée qu’il trouve la plus haute affirmation de sa liberté. Cela
n’empêche certes pas, comme nous l’avons vu, que sous certains aspects, la
pensée puisse être conçue par analogie avec le travail : nouvelle confirmation de
la nécessité de distinguer paradigme du travail et centralité du travail. Pour passer
du paradigme du travail à la centralité du travail, il faut passer de Hegel à Marx.
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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