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Pour une psychologie sociale de l’humaine nature. Lectures de Serge


Moscovici

Article in Sociétés · January 2015


DOI: 10.3917/soc.130.0053

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Marie Cheree Bellenger Olivier Sirost


Université de Rouen Université de Rouen
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POUR UNE PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L’HUMAINE NATURE.
LECTURES DE SERGE MOSCOVICI
Cheree Bellenger et Olivier Sirost

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2015/4 n° 130 | pages 53 à 61


ISSN 0765-3697
ISBN 9782807301351
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Dossier

POUR UNE PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L’HUMAINE


NATURE. LECTURES DE SERGE MOSCOVICI
Cheree BELLENGER *, Olivier SIROST **

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Résumé : L’œuvre de Serge Moscovici s’éclaire par un jeu de miroirs entre militantisme
écologique et psychologie sociale ancrée dans l’étude des mentalités et des croyances.
Elle donne à lire une autre voie possible pour le développement des sciences sociales. Elle
déploie la programmatique d’une sociologie de l’environnement. Elle a surtout la sagesse
de nous éclairer sur les angoisses de demain.
Mots clés : écologie politique, nature humaine, psychologie sociale, croyances, cosmologie

A social psychology perspective on human nature. Serge Moscovici reader


Abstract : Serge Moscovici’s legacy can be read by mirrors effects among his politi-
cal ecology and his social psychology based on beliefs and mentality studies. Moscovici’s
works gives us another way to read social sciences issues. It founded a program in environ-
mental sociology. It gives us a new way for tomorrow based on nature wisdom.
Keywords: political ecology, human nature, social psychology, beliefs, cosmology

Une enfance bercée par le spectre du Golem et du Juif errant semble marquer pro-
fondément l’homme et l’œuvre de celui qui a réussi à faire émerger la psychologie
sociale en France et bien au-delà. Golem car, comme Serge Moscovici le raconte
dans sa Chronique des années égarées, en se plongeant dans les plis et replis de ses
souvenirs, de ses images vécues et vivaces, l’homme part à l’aventure – en décou-
vreur des initiations enfouies ayant marqué sa personnalité. Il découvre de ce fait
la pluralité nécessaire de la persona humana, là où s’origine avant toutes choses

* Doctorante au laboratoire CETAPS, C. Bellenger prépare un doctorat sous la direction


d’O. Sirost sur les « préleveurs et passeurs de nature dans l’estuaire de la Seine », allocataire
d’une bourse régionale dans le cadre de la fédération de recherche CNRS SCALE.
** Professeur Université de Rouen, CETAPS EA 3832.

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54 Pour une psychologie sociale de l’humaine nature

la diversité de l’humaine nature comme de la nature humaine. Facettes multiples


dont les reflets s’éclairent réciproquement de celui qui fut créateur du Groupe
d’études de psychologie sociale à l’EPHE en 1965, puis directeur du Laboratoire
européen de psychologie sociale 1 à la fondation de la MSH en 1976 ; mais aussi
pionnier de l’écologie politique s’engageant dans l’ONG Les Amis de la Terre dans
les années 1970, puis membre fondateur aux côtés de René Dumont et Brice
Lalonde de Génération écologie en 1991 2.
Juif errant car frappé intimement par les lois antisémites et le pogrom de
Bucarest en 1941, l’enfant juif roumain est rempli d’une vie d’errance faite de
passages et de frontières (à l’instar des démons d’Edgar Morin). C’est d’ailleurs la
richesse opportune des rencontres et des déplacements qui contribuera à l’œuvre.
Mythe fondateur s’il en est qui renverse la perspective des interprétations religieuses
sur le terrain des croyances collectives, où l’homme moderne a trahi la nature.
Aux calomnies médiévales (sacrifices, profanations, empoisonnements) succèdent

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alors les symboles de l’apocalypse du monde qui montrent bien la transposition du
mythe. Le voyage entre deux mondes (moderne et postmoderne, culturalisme et
naturalisme), le temps de la révolte (l’écologie politique et les naturalistes agissant),
comme la recherche du salut (après le changement global) résonnent bel et bien
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comme les mythèmes de notre époque 3.

Errances dans le débat des sciences sociales


Moscovici incarne une génération qui va rompre avec la tradition durkheimienne
des sciences sociales et se démarquer d’une perspective déterministe trop incarnée
par le néomarxisme ou la focalisation sur la lutte des classes sociales. Étudiant en
psychologie en 1949, puis docteur en 1961, il va vivre pleinement la critique des
liens entre l’anthropologie et le colonialisme, entre la techno-science et les crimes
contre l’humanité, comme les débats dénonciateurs d’un aliénisme d’état généralisé.
• Les faillites de la science sociale
Pour Moscovici, la sociologie s’est trop rapprochée des sciences économiques
et s’est égarée de sa vocation. La question est à la fois paradigmatique et poli-
tique. Politique car les mouvements militants auxquels il participe, les questions de
croissance, la richesse et la pauvreté, l’équité ou l’alternative sont régulièrement
de mise. Avec finesse, le psycho-sociologue montre que c’est la mythologie du
raisonnement économique qui est dépassée. Tout d’abord parce que la croissance
zéro brandie par certains n’est qu’un leurre : « Je parle de la contre-banalité des
trois E : égalité = équilibre = écologie, résumée par la formule de la croissance
zéro. Sur ce point, je me sépare de beaucoup d’écologistes, simplement parce que

1. Il y forme une génération remarquable avec J.-C. Abric, J.-L. Beauvois, W. Doise,
R. Ghiglione, C. Herzlich, D. Jodelet, M.-L. Rouquette.
2. « Pourquoi les écologistes font-ils de la politique ? Entretiens de Jean-Paul Ribes avec
Brice Lalonde, Serge Moscovici et René Dumont », Combats, vol. 49, Seuil, Paris, 1978.
3. Voir M.-F. Rouart, Le mythe du juif errant, José Corti, Paris, 1988.

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CHEREE BELLENGER, OLIVIER SIROST 55

l’équilibre – l’état stationnaire – n’existe pas 4. » C’est donc dans la « succession des
états transitoires », dans le déséquilibre, le hasard, le chaos que le monde, la société
se développent. La variété, la multiplicité des rythmes et des formes composent la
donnée sociale vivante dont nous ne pouvons nous départir. D’autre part, c’est dans
le déséquilibre qu’il convient de comprendre la bio-socio-diversité : « Croître vou-
drait alors dire vivre de différence, simplement parce que la différence c’est la vie 5. »
Dans La Machine à faire des dieux, Moscovici revient sur ce choix de rationa-
lité qui s’est imposé entre l’économie et la psychologie pour les sciences sociales.
La mise en avant de l’« individu libre, maître de sa personne et de ses biens »,
du contrat social, de « l’autorité des lois » et de l’utilitarisme ont tôt fait de renier
l’affect, l’émotionnel, les croyances… bref le non-rationnel en dehors d’une vision
scientiste stable et cohérente 6. L’introspection rationnelle des rêves dans une pers-
pective curative et dogmatique que représente la réappropriation sociale de la psy-
chanalyse en est une parfaite illustration. Les critiques faites à la thèse de Moscovici

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La Psychanalyse, son image et son public en témoignent, écartant l’idée « d’une
science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » 7.
Une anthropologie sociale refondatrice est possible, se référant aux mises de la
sociologie française comme Max Weber, Georg Simmel, Vilfredo Pareto auxquels
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Moscovici prête la plus grande attention dans leurs études du non-rationnel comme
les actions non logiques, l’affect, la chance ou les croyances. Sur ce plan, le projet
politique rejoint le projet de la science sociale. Les « bals masqués de l’imagination »
que composent les rituels religieux et païens, sportifs (notamment lors des Jeux olym-
piques) sont les révélateurs d’un divin social, où les foules sont possédées par une
énergie, un sentiment collectif, une passion menant à la « résurrection des imagos,
des emblèmes et des symboles qui se revivifient et agissent en profondeur » 8. Mosco-
vici encore une fois s’inscrit dans la veine de son époque à l’instar de Gilbert Durand
ou de Michel Maffesoli dans l’hommage rendu à Georges Balandier. La « société
plurale » composée de dimensions multiples et d’éléments hétérogènes, de polarités
contraires comme la violence totalitaire et la violence fondatrice, le prométhéisme
et l’ombre de Dionysos 9 se dresse alors comme une perspective que doit suivre
l’anthropologie sociale et la sociologie. Et G. Durand de conclure : « Il ne peut y
avoir de sociologie sans la référence constante aux rêves des hommes que recèlent et
dévoilent les œuvres de la culture 10. » L’omniprésence des références au romantisme
et à sa postérité dans l’œuvre de Moscovici démontre le partage du point de vue.

4. S. Moscovici, De la nature : pour penser l’écologie, Métailié, Paris, 2002, p. 35.


5. Ibid., p. 36.
6. S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, Fayard, Paris, 1988, pp. 26-27.
7. S. Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, PUF, Paris, 1961 (édition
refondue, 1976), p. 16.
8. S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, op. cit., p. 74.
9. G. Durand, , « Une réponse de la sociologie française », in M. Maffesoli, C. Rivière,
Une anthropologie des turbulences. Hommage à Georges Balandier, Berg, Paris, 1985,
pp. 26-43.
10. Ibid., p. 41.

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56 Pour une psychologie sociale de l’humaine nature

• Le projet non abouti de la psychologie sociale


C’est Daniel Lagache qui dirigera la thèse de doctorat de Moscovici. Lagache
est formé dans le sillage de Georges Dumas, directeur du Traité de psychologie.
Georges Dumas incarne le développement de la psychologie expérimentale qui
s’émancipe de la philosophie sous l’impulsion de Théodule Ribot. Ce moment est
aussi celui où un autre disciple de Ribot, Lucien Lévy-Bruhl relayé par son élève
Charles Blondel, lance l’étude des mentalités. Un nouvel horizon s’ouvre au début
du XXe siècle aux sciences sociales, qui touche le projet de la nouvelle histoire,
le renouveau de l’ethnologie ou les débuts de la psychologie sociale 11. Le projet
d’étude de la vie mentale s’appuie sur la prise au sérieux du non-rationnel : sen-
sations, sentiments, imaginaire dont la pluralité et la complexité ouvrent une autre
voie à la psychologie sociale.
Pour Blondel, il faut rechercher l’organisation sympathique des sens dans
l’étude de la vie mentale. Blondel en propose un éclairage important dans son

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Introduction à la psychologie collective, où « la perception générique est le fait du
groupe et non de l’espèce ou de l’individu » 12. Blondel ouvre alors une série de tra-
vaux inachevés sur la mémoire sensorielle (notamment chez Proust), sur l’espace,
la vie affective, les troubles du comportement qui seront menés en parallèle par
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Maurice Halbwachs. Dans le travail d’Halbwachs sur la mémoire collective chez


les musiciens, le sensoriel déborde largement l’organique pour s’ancrer dans le
collectif à travers des « caractères figuratifs » et des « signes imprimés » dans le cer-
veau humain. Il en va de même des « prises » sur le monde que l’homme invente
perpétuellement dans son rapport à l’espace. Ainsi, pour le psycho-sociologue,
« chaque société, chaque nation, chaque époque aussi met sa marque sur la sensi-
bilité de ses membres » 13. Il convient de noter combien cette idée de prise mentale
sur le milieu naturel et social a fait florès, tant dans les développements de l’étude
du comportement animal et humain – notamment chez Buydendijk et von Uexküll
– que dans la mésologie chez Augustin Berque.
C’est dans La psychologie des foules que Moscovici reprend le projet inachevé
de la psychologie sociale. La question de l’inconscient agissant du collectif, restée
jusqu’alors sans réponse, le cheville au corps. La vie mentale des foules tradui-
sant un véritable orgiasme collectif selon Charles Baudelaire traduit un obscur
désir de fusion. Ce dernier trouve son épilogue dans une pensée automatique
fondée sur l’idée-image, dont la puissance est décuplée à l’heure de la culture
des images figurées par les relais techniques d’information et de communication
de masse 14. Moscovici fonde ici une étude des psychologies collectives dans une

11. Sur ces points, voir O. Sirost, « Le point de bascule sensoriel. Esquisse panoramique
d’un langage des sens », Hermès, n° 74, avril 2016 ; O. Sirost, « The French foundations of
sensory anthropology », Senses & Society, 2016.
12. Ch. Blondel, Introduction à la psychologie collective, Armand Colin, Paris, 1952,
p. 119.
13. M. Halbwachs, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, p. 231.
14. S. Moscovici, L’Âge des foules : un traité historique de psychologie des masses, Fayard,
Paris, 1981, pp. 128-145.

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nécessaire cosmologisation de l’individu. Proche, sans le dire vraiment du projet


des Kosmiker de Schwabing 15 et de leurs postérités multiples, Moscovici montre
que c’est dans l’Eros et le désir intériorisé que les attachements affectifs, véritables
soubassements du social, prennent leurs origines. La multiplication des prises sen-
sibles ou érogènes sur les choses et sur l’espace, ainsi que le jaillissement corporel
du symbole (ou de son enfouissement collectif) déroulent un programme neuf
pour le psycho-sociologue voulant saisir l’agissement des masses 16. Enfin, par-delà
le projet d’étude des foules, Moscovici doit une partie de sa renommée internatio-
nale à son analyse des « minorités actives ».
Encore une fois, difficile de ne pas éclairer l’engagement militant de l’homme
au regard de sa psychologie sociale et réciproquement. Lors de ses séjours scien-
tifiques aux États-Unis, Moscovici rencontre l’enthousiasme des échanges mili-
tants à l’ONG Les Amis de la Terre. Dans cet espace vivace et imaginatif, reste à
inventer un humanisme post-apocalyptique au regard des atrocités de la guerre et

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des destructions du capitalisme industriel 17. L’aventure se poursuit avec Survivre
et Vivre, mouvement scientifique rassemblé autour du mathématicien Alexandre
Grothendieck dénonçant les dangers de la techno-science et militant contre l’im-
plantation des centrales nucléaires 18. Moscovici analysant la formation des normes,
les conformismes et les résistances, les innovations et les enlisements, montre le
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rôle des minorités actives dans l’influence des foules par une position de fait dans
l’action. Ainsi, il y aurait une épigenèse du conflit nécessaire à toute innovation
sociale, manifeste par le style comportemental comme par le degré émotionnel
d’engagement. Moscovici met le doigt sur un élément fondamental de la sociolo-
gie de l’environnement : l’analyse des conflits d’usages et l’édification de fausses
agoras. Il le résume ainsi : « L’issue du conflit […] est toujours en faveur de la partie
capable de modeler son propre comportement, de manière à être la plus active et
à adopter en chaque cas le style de comportement approprié 19. » Cette attitude
incorpore de nouvelles erreurs au système qui sont des vecteurs de changements.

Par-delà les critiques de la modernité, l’humaine nature


Le travail mené en profondeur sur la psychologie des foules et des minorités
actives, développé dans des conférences et groupes écologistes aux États-Unis, en

15. Dans la banlieue de Munich se fonde au début du XXe siècle une élite artistique et
intellectuelle autour du poète S. George, du philosophe L. Klages, d’A. Schuler et de
K. Wolfskehl. On y développe le concept d’Eros cosmogonique présent dans les écrits
de S. Moscovici comme dans ceux d’H. Jonas, deux grandes figures de l’écologie poli-
tique. Cf. Ball Müller, Kosmik. Prozeßontologie und temporale Poetik bei Ludwig Klages
und Alfred Schuler: Zur Philosophie und Dichtung der Schwabinger Kosmischen Runde,
Telesma-Verlag, München, 2007.
16. Ibid., pp. 335-369.
17. S. Moscovici, De la nature : pour penser l’écologie, op. cit.
18. C. Pessis, Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée,
Montreuil, 2014.
19. S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, Paris, 1979, p. 237.

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58 Pour une psychologie sociale de l’humaine nature

Suisse, en Belgique, en Angleterre… amarrent le projet d’une psychologie écolo-


gique. Nous pouvons ici en repérer quelques thèmes majeurs.
• Débat sur la technique et l’industrialisation
Positionné de manière militante dans des groupes actifs critiques de la techno-
science et de l’économie technologique, Moscovici commence son œuvre de pion-
nier en analysant un projet de reconversion industrielle d’une chapellerie de l’Aude
(1961). Il conjugue les problématiques de requalification technique des hommes,
mais également de leur déplacement face à la décentralisation économique. Face
aux changements psychologiques induits par la conversion industrielle, le psycho-
logue montre l’attachement à la matière et à la mobilité osmotique (en osmose
avec le milieu social) 20. Ici encore, le mot clé est l’enracinement cosmogonique
des hommes face à une économie changeante. C’est là un des principes clés de la
postmodernité telle qu’essaie de l’éclairer Maffesoli 21.
Il y a quelque chose d’organique, d’animal même dans les adaptations sociales

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aux changements économiques. L’idée est pointée du doigt par Moscovici à propos
des minorités actives : « Le modèle génétique fait aussi apparaître quelques pro-
blèmes nouveaux. L’un d’eux est celui de la conversion, de savoir comment une
idée ou une attitude minoritaire, acceptée en privé, parfois sans que l’individu en
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ait conscience, se transforme et est acceptée en public 22. » Derrière le développe-


ment technologique industriel et la conversion d’espaces, se joue en permanence
le bricolage collectif avec la nouvelle cosmogonie dont le monde accouche. Le cas
a été largement étudié lors de l’industrialisation d’espaces ruraux et à l’occasion
de la mise en sanctuaire d’espaces naturels protégés (parcs naturels, réserves). Les
opérations postmodernes de reconversion des espaces industriels en lieux de vie
laissent augurer de beaux jours aux sociologues. Comme l’analyse avec recul Mos-
covici, « on voit se développer dans nos civilisations deux courants radicalement
opposés : le culturalisme et le naturalisme. Ils s’opposent sur les trois grandes divi-
sions : le masculin et le féminin, l’urbain et le rural, l’intellectuel et le manuel 23. »
La reconquête des bords de l’eau hier encore privatisés par l’industrie, des espaces
verts périurbains permet à l’intellectuel des villes d’exprimer cette pluralité refoulée
du bricolage, du jardinage, de son émoi face à l’esthétique paysagère (sentir en
commun la nature)… bref de bricoler sa cosmogonie au quotidien. C’est là que
s’exprime sans doute le mieux aujourd’hui cet automatisme de la pensée dans le
partage et la fabrique d’un bien commun.
• Les croyances en la nature
L’opération s’appuie avant tout sur le redéploiement des mythes de la nature.
Dans son engagement écologiste, Moscovici affiche clairement que, face aux

20. S. Moscovici, Reconversion industrielle et changements sociaux. Un exemple : la cha-


pellerie dans l’Aude, Armand Colin, Paris, 1961, p. 257.
21. M. Maffesoli, L’Ordre des choses. Penser la postmodernité, CNRS Éditions, Paris,
2014.
22. S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, op. cit., p. 239.
23. S. Moscovici, De la nature : pour penser l’écologie, op. cit., p. 231.

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images apocalyptiques de Tchernobyl et au désenchantement du monde, « un


mouvement social important fait rêver à un paradis perdu, jette l’anathème sur le
présent et fait miroiter l’espoir d’un heureux avenir au réveil » 24. Ce paradis perdu
s’appuie sur une nostalgie vitale, le fait que nos sociétés sont constituées avant tout
en rupture avec la nature. L’anthropologie philosophique allemande a montré que
l’animalité de l’homme est avant tout technique : moins bien équipé que n’importe
quel prédateur animal, il lui doit sa survie. Cette naissance est liée aux techniques
de prédation comme à celles d’artificialisation : « Les hominiens sont des hommes
par leurs qualités discrètes dans un ensemble naturel anthropoïde, tandis que les
hommes conservent des qualités anthropoïdes dans un ensemble naturel qui, lui,
ne l’est plus du tout 25. »
En dépit de ces inversions, la société imagée continue à entretenir le spectre
d’une nature pristine première sans l’homme, comme à rechercher le chaînon
manquant entre l’homo ferus et l’homo sylvestris. Les débats menés dans les

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ouvrages de Moscovici, Franck Tinland ou Léon Poliakov démontrent la grande
capacité mobilisatrice de cette quête de l’improbable. Ces questionnements per-
mettent avant tout de bricoler par projections symboliques des natures successives
(le pluriel est de rigueur) selon les aires géographiques et les époques. C’est cette
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projection qui par ailleurs guide l’impossible utopie d’une homogénéisation de


l’humaine nature 26.
• Vivre et passer la nature
Le propre de notre relation à la nature doit alors certainement se lire dans
cette angoisse existentielle qu’est la perpétuation de la vie. Cette dernière trouve sa
résolution dans une culture corporelle sensorielle prenant trace dans les mémoires
collectives et individuelles. Ainsi, pour la prédation et la chasse, « le garçon est
amené à se familiariser avec la capture et le piégeage, à savoir discriminer les
espèces animales, à reconnaître odeurs et cris, à discipliner ses gestes et son rythme
corporel, à les accorder aux gestes et aux rythmes de ses futurs compagnons. Les
recettes, les lieux, les distances se fixent dans la mémoire individuelle et collective,
les instruments et les matériaux dans le système des réflexes 27. » À ce côté artisanal,
il convient d’ajouter une « pensée ingénieure » 28 qui consiste à générer et élargir un
bien commun dans l’exploitation des ressources naturelles et non dans la transmis-
sion de gestes millénaristes. Ce sont ces deux logiques aujourd’hui de transmission
et de conservation que l’on oppose dans une politique environnementale bien
pensante qui tait son nom.
Au final, il reste alors à l’homme domestique la tentation d’ensauvager son
existence, où après les voies du primitif et du barbare il reste à emprunter les

24. Ibid., p. 33.


25. S. Moscovici, La Société contre nature (1972), Seuil, Paris, 1994, p. 147.
26. S. Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968), Flammarion, Paris,
1977.
27. S. Moscovici, La Société contre nature, op. cit., pp. 170-171.
28. Il faut comprendre une ingénierie de l’environnement.

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60 Pour une psychologie sociale de l’humaine nature

sentiers du naturaliste 29. Ces figures composent sans aucun doute la constella-
tion d’une noosphère qui après la matière inanimée et la vie biologique renvoie
à la conscience collective de l’humanité, comme le professaient Pierre Teilhard
de Chardin et Vladimir Vernadski. C’est ce qu’indique à son tour l’idée d’une
écosophie sensible proposée par Maffesoli 30, redonnant toute son importance à
l’expérience vécue, à l’action militante ou au paganisme.

Bibliographie
Berque A., Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie,
Belin, Paris, 2014.
Blondel C., Introduction à la psychologie collective, Armand Colin, Paris, 1952.
Buschini F., Kalampalikis N. (dir.), Penser la vie, le social, la nature. Mélanges en l’honneur
de Serge Moscovici, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2001.
Buytendijk F.J.J., L’homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, Gallimard, Paris,

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1965.
Halbwachs M., La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997.
Lavignotte S., Serge Moscovici ou l’écologie subversive, Le Passager clandestin, Paris,
2016.
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Maffesoli M., Rivière C., Une anthropologie des turbulences. Hommage à Georges
Balandier, Berg, Paris, 1985.
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