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All content following this page was uploaded by Olivier Sirost on 22 February 2019.
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Résumé : L’œuvre de Serge Moscovici s’éclaire par un jeu de miroirs entre militantisme
écologique et psychologie sociale ancrée dans l’étude des mentalités et des croyances.
Elle donne à lire une autre voie possible pour le développement des sciences sociales. Elle
déploie la programmatique d’une sociologie de l’environnement. Elle a surtout la sagesse
de nous éclairer sur les angoisses de demain.
Mots clés : écologie politique, nature humaine, psychologie sociale, croyances, cosmologie
Une enfance bercée par le spectre du Golem et du Juif errant semble marquer pro-
fondément l’homme et l’œuvre de celui qui a réussi à faire émerger la psychologie
sociale en France et bien au-delà. Golem car, comme Serge Moscovici le raconte
dans sa Chronique des années égarées, en se plongeant dans les plis et replis de ses
souvenirs, de ses images vécues et vivaces, l’homme part à l’aventure – en décou-
vreur des initiations enfouies ayant marqué sa personnalité. Il découvre de ce fait
la pluralité nécessaire de la persona humana, là où s’origine avant toutes choses
1. Il y forme une génération remarquable avec J.-C. Abric, J.-L. Beauvois, W. Doise,
R. Ghiglione, C. Herzlich, D. Jodelet, M.-L. Rouquette.
2. « Pourquoi les écologistes font-ils de la politique ? Entretiens de Jean-Paul Ribes avec
Brice Lalonde, Serge Moscovici et René Dumont », Combats, vol. 49, Seuil, Paris, 1978.
3. Voir M.-F. Rouart, Le mythe du juif errant, José Corti, Paris, 1988.
l’équilibre – l’état stationnaire – n’existe pas 4. » C’est donc dans la « succession des
états transitoires », dans le déséquilibre, le hasard, le chaos que le monde, la société
se développent. La variété, la multiplicité des rythmes et des formes composent la
donnée sociale vivante dont nous ne pouvons nous départir. D’autre part, c’est dans
le déséquilibre qu’il convient de comprendre la bio-socio-diversité : « Croître vou-
drait alors dire vivre de différence, simplement parce que la différence c’est la vie 5. »
Dans La Machine à faire des dieux, Moscovici revient sur ce choix de rationa-
lité qui s’est imposé entre l’économie et la psychologie pour les sciences sociales.
La mise en avant de l’« individu libre, maître de sa personne et de ses biens »,
du contrat social, de « l’autorité des lois » et de l’utilitarisme ont tôt fait de renier
l’affect, l’émotionnel, les croyances… bref le non-rationnel en dehors d’une vision
scientiste stable et cohérente 6. L’introspection rationnelle des rêves dans une pers-
pective curative et dogmatique que représente la réappropriation sociale de la psy-
chanalyse en est une parfaite illustration. Les critiques faites à la thèse de Moscovici
Moscovici prête la plus grande attention dans leurs études du non-rationnel comme
les actions non logiques, l’affect, la chance ou les croyances. Sur ce plan, le projet
politique rejoint le projet de la science sociale. Les « bals masqués de l’imagination »
que composent les rituels religieux et païens, sportifs (notamment lors des Jeux olym-
piques) sont les révélateurs d’un divin social, où les foules sont possédées par une
énergie, un sentiment collectif, une passion menant à la « résurrection des imagos,
des emblèmes et des symboles qui se revivifient et agissent en profondeur » 8. Mosco-
vici encore une fois s’inscrit dans la veine de son époque à l’instar de Gilbert Durand
ou de Michel Maffesoli dans l’hommage rendu à Georges Balandier. La « société
plurale » composée de dimensions multiples et d’éléments hétérogènes, de polarités
contraires comme la violence totalitaire et la violence fondatrice, le prométhéisme
et l’ombre de Dionysos 9 se dresse alors comme une perspective que doit suivre
l’anthropologie sociale et la sociologie. Et G. Durand de conclure : « Il ne peut y
avoir de sociologie sans la référence constante aux rêves des hommes que recèlent et
dévoilent les œuvres de la culture 10. » L’omniprésence des références au romantisme
et à sa postérité dans l’œuvre de Moscovici démontre le partage du point de vue.
11. Sur ces points, voir O. Sirost, « Le point de bascule sensoriel. Esquisse panoramique
d’un langage des sens », Hermès, n° 74, avril 2016 ; O. Sirost, « The French foundations of
sensory anthropology », Senses & Society, 2016.
12. Ch. Blondel, Introduction à la psychologie collective, Armand Colin, Paris, 1952,
p. 119.
13. M. Halbwachs, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, p. 231.
14. S. Moscovici, L’Âge des foules : un traité historique de psychologie des masses, Fayard,
Paris, 1981, pp. 128-145.
rôle des minorités actives dans l’influence des foules par une position de fait dans
l’action. Ainsi, il y aurait une épigenèse du conflit nécessaire à toute innovation
sociale, manifeste par le style comportemental comme par le degré émotionnel
d’engagement. Moscovici met le doigt sur un élément fondamental de la sociolo-
gie de l’environnement : l’analyse des conflits d’usages et l’édification de fausses
agoras. Il le résume ainsi : « L’issue du conflit […] est toujours en faveur de la partie
capable de modeler son propre comportement, de manière à être la plus active et
à adopter en chaque cas le style de comportement approprié 19. » Cette attitude
incorpore de nouvelles erreurs au système qui sont des vecteurs de changements.
15. Dans la banlieue de Munich se fonde au début du XXe siècle une élite artistique et
intellectuelle autour du poète S. George, du philosophe L. Klages, d’A. Schuler et de
K. Wolfskehl. On y développe le concept d’Eros cosmogonique présent dans les écrits
de S. Moscovici comme dans ceux d’H. Jonas, deux grandes figures de l’écologie poli-
tique. Cf. Ball Müller, Kosmik. Prozeßontologie und temporale Poetik bei Ludwig Klages
und Alfred Schuler: Zur Philosophie und Dichtung der Schwabinger Kosmischen Runde,
Telesma-Verlag, München, 2007.
16. Ibid., pp. 335-369.
17. S. Moscovici, De la nature : pour penser l’écologie, op. cit.
18. C. Pessis, Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée,
Montreuil, 2014.
19. S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, Paris, 1979, p. 237.
sentiers du naturaliste 29. Ces figures composent sans aucun doute la constella-
tion d’une noosphère qui après la matière inanimée et la vie biologique renvoie
à la conscience collective de l’humanité, comme le professaient Pierre Teilhard
de Chardin et Vladimir Vernadski. C’est ce qu’indique à son tour l’idée d’une
écosophie sensible proposée par Maffesoli 30, redonnant toute son importance à
l’expérience vécue, à l’action militante ou au paganisme.
Bibliographie
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Belin, Paris, 2014.
Blondel C., Introduction à la psychologie collective, Armand Colin, Paris, 1952.
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Buytendijk F.J.J., L’homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, Gallimard, Paris,
Maffesoli M., Rivière C., Une anthropologie des turbulences. Hommage à Georges
Balandier, Berg, Paris, 1985.
Maffesoli M., Matrimonium. Petit traité d’écosophie, CNRS Éditions, Paris, 2010.
Maffesoli M., Homo eroticus. Des communions émotionnelles, CNRS Éditions, Paris, 2012.
Maffesoli M., L’Ordre des choses. Penser la postmodernité, CNRS Éditions, Paris, 2014.
Morin E., Mes démons, Stock, coll. « Au vif », Paris, 1994.
Moscovici S., La Psychanalyse, son image et son public, PUF, Paris, 1961 (édition refondue,
1976).
Moscovici S., Reconversion industrielle et changements sociaux. Un exemple : la chapellerie
dans l’Aude, Armand Colin, Paris, 1961.
Moscovici S., Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968), Flammarion, Paris, 1977.
Moscovici S., La Société contre nature (1972), Seuil, Paris, 1994.
Moscovici S., Hommes domestiques et hommes sauvages, Union Générale d’Éditions,
Paris, 1974.
Moscovici S., Psychologie des minorités actives, PUF, Paris, 1979.
Moscovici S., L’Âge des foules : un traité historique de psychologie des masses, Fayard,
Paris, 1981.
Moscovici S., La Machine à faire des dieux, Fayard, Paris, 1988.
Moscovici S., Chronique des années égarées : récit autobiographique, Stock, Paris, 1997.
Moscovici S., De la nature : pour penser l’écologie, Métailié, Paris, 2002.
Moscovici S., Réenchanter la nature : entretiens avec Pascal Dibie, Aube, Paris, 2002.
B. Müller, Kosmik. Prozeßontologie und temporale Poetik bei Ludwig Klages und Alfred
Schuler: Zur Philosophie und Dichtung der Schwabinger Kosmischen Runde, Telesma-
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Pessis C., Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée,
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Sirost O., « The French foundations of sensory anthropology », Senses & Society, 2016.
Tinland F., L’homme sauvage. Homo ferus et homo sylvestris. De l’animal à l’homme,
Payot, Paris, 1968.
von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Denoël, Paris, 1965.