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Amorcer un débat scientifique plus approfondi sur les de l’Ouest (Bilâd Assoudân), les autres d’Europe. Les premiers
formes contemporaines de l’assignation raciale, sur l’histoire étaient désignés sous l’appellation ‘abd (pluriel ‘abîd) c’est-à-
des frontières sociales liées à la race et sur les processus de dire « esclave », les seconds comme pour marquer une diffé-
racialisation tant passés que présents en Tunisie, relève donc rence, étaient autrement nommés : c’est en tant que « captifs3 »,
aujourd’hui d’une urgence. La notion de race est mobilisée « renégats » ou « mamelouks » (« possédés »), que les archives
ici comme concept critique, qui sert à dire et mettre en évi- et les chroniques décrivent leurs parcours et rangs. Or cette
dence les logiques raciales afin d’« expliciter et problémati- différenciation entre les deux types d’esclaves se fondait-elle
ser la manière dont, selon les époques et les contextes, une uniquement sur les caractéristiques phénotypiques – juste
société construit du racial2 ». distinguer le « Noir » du « Blanc » – ou bien relevait-elle d’une
Or comment, dans ce cadre marqué par un important hiérarchisation entre groupes ainsi définis et donc d’une caté-
brassage de populations, saisir ce qui relève ou non, autant gorisation raciale ?
par le passé que dans le temps présent, de constructions de Une telle dichotomie entre des personnes définies
l’idée de race et de mécanismes de racialisation ? Quels types comme noires et d’autres définies comme blanches relève
de classifications racialisantes y avait-il à l’époque précolo- d’un schème de lecture conçu comme évident. Opposant deux
niales ? Comment et selon quelle(s) logique(s) catégorisait-on entités, les deux types d’esclaves se trouvent ainsi pour les
les personnes perçues comme noires, notamment par rapport premiers, prépensés comme africains, et les seconds comme
à celles perçues comme blanches ? Était-ce systématiquement européens, mais d’origine finalement tout aussi confuse.
en tant qu’autre ? La primauté de l’appartenance – par exemple Or l’observation sous forme comparative de deux entités aussi
essentialisées que vagues, pourrait être inadaptée à l’appré-
hension de la réalité historique du terrain tunisien.
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oriental parfois islamisées, ou amenés à être rapidement Au début du xixe siècle, la violence physique à laquelle pou-
convertis une fois dans la régence8), et dont le nombre et les vaient être sujets certains esclaves blancs semble similaire à
privilèges vont s’accroître au xixe siècle par rapport à celui celle que subiront, bien au-delà de cette période, les esclaves
des esclaves occidentaux, devenus plus rares9. noirs. Des sources et études portant sur cette période, rendent
en effet compte de cette maltraitance : dans Esclaves et Maîtres12,
4 Un rapport de 1788 du consulat espagnol à Tunis évoque sous forme M’hamed Oualdi rapporte qu’en 1833, des muchachos napo-
d’une très nette distinction, deux sortes d’esclaves : les esclaves noirs litains, asservis blanc du palais beylical, avaient été châtiés
qu’apporte la caravane de Ghadamès, et les esclaves blancs chrétiens,
jusqu’au sang sur ordre de leur chef mamelouk, faute de ne
victimes de la Course. Voir Maria Ghazali, « La régence de Tunis et
l’esclavage en Méditerranée à la fin du XVIIIe siècle d’après les sources s’être pas réveillés à temps pour la préparation d’un repas
consulaires espagnoles », Cahiers de la Méditerranée, n° 65, décembre d’avant-jeûne :
2002. Pour une étude critique de cette littérature, voir M’hamed Oualdi,
« D’Europe et d’Orient, les approches de l’esclavage des chrétiens en
terres d’islam », Annales HSS, juillet-août 2008, n° 4, p. 829-843.
5 Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans
l’histoire de l’Europe. I. Une intégration invisible, « Bibliothèque
histoire », Paris, Albin Michel, 2011.
6 Monchicourt rend compte d’un voyage effectué autour de 1804, 10 Lors de l’abolition de la guerre de Course en Méditerranée en 1816
in Marthe Conor, Pierre Grandchamp, « Relation du court voyage d’un (Congrès de Vienne en 1815).
antiquaire amateur (F. Caroni)… », Revue tunisienne, n° 120, 1917, p. 48.
11 Une circulaire adressée le 12 mars 1823 aux consuls du Levant
7 Charles Lavigerie, L’esclavage africain. Conférence prononcée et de Barbarie, relative au transport des esclaves, et se rapportant
à l’église de Saint-Sulpice à Paris, Paris, 1888, p. 42-43. à l’ordonnance royale du 18 janvier 1823 qui interdit le transport des
8 Les esclaves géorgiens par exemple étaient dans nombre de cas esclaves aux bâtiments français, le souligne : « Cette ordonnance,
non musulmans, mais le fait, même pour ces captifs orientaux, de à l’exécution de laquelle vous êtes appelé à concourir est purement
ne pas avoir les moyens d’espérer un rachat, provoquait systématique‑ de circonstance et ne s’applique en aucune manière au transport des
ment et de manière assez rapide leur conversion. esclaves que les Turcs ont continué d’acheter tant au Caire qu’à Tripoli
9 Leïla Blili, Parenté et pouvoir dans la Tunisie houssaynite, 1705- de Barbarie, en Circassie et en Géorgie pour leur service personnel
1957, thèse d’État, université de Tunis I, dir. Khalifa Chater, 2003-2004 ; et celui de leur maison et dont ils se font évidemment accompagner
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de dans leurs voyages. », Archives diplomatiques – Quai d’Orsay, Affaires
Tunis du XVIIe siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, diverses politiques (1815-1896), Tunisie, vol. 1, doc. 34.
« Bibliothèque historique des pays d’islam », 2011. 12 Oualdi, Esclaves et Maîtres, op. cit., Chapitre 6. Le « sérail ébranlé ».
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la maltraitance, des esclaves blancs devenait problématique
mois d’août 1842 est promulgué un décret pour la « liberté des
– puisqu’ils pouvaient désormais bénéficier d’une protec-
ventres » établissant que tout enfant d’esclave né après cette
tion des nations européennes, très puissantes et influentes
date devenait libre. Le 23 janvier 1846, enfin, correspond au
depuis 1830 – que les autorités tunisiennes avaient décidé de
jour où le même bey décrétait l’interdiction de l’esclavage18 .
recourir désormais aux services des autochtones. Cela tout
en continuant à profiter de la domination d’esclaves noirs :
alors même que les fonctions administratives des Européens 14 Les esclaves de cour bénéficient en général d’un traitement
et de mamelouks allaient être petit à petit et sur plusieurs particulier comparé aux autres. Mais le modèle d’ascension sociale
n’est pas pour autant applicable à tous. Voir Inès Mrad Dali, « Questions
décennies reprises par les locaux, les asservis noirs conti-
et problématiques du "phénotype" dans l’approche comparative
nuèrent à figurer dans la domesticité au-delà de l’abolition des esclavages, pour la Tunisie du XIXe siècle », in Alessandro Stella
qui leur sera consacrée, sans jamais remplacer leurs homolo- et Roger Botte (dir.), Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la
Méditerranée (Moyen Âge-XXe siècle), Paris, Karthala, 2012, p. 337-369.
gues blancs ou atteindre ces rangs plus élevés de la servitude.
15 Leïla Blili, Parenté et pouvoir, op. cit. ; M’hamed Oualdi, A Slave
En effet, dans la province ottomane de Tunis, la dissi-
Between Empires : A Transimperial History of North Africa, New York,
militude de traitement et surtout de destinée entre « esclaves Columbia University Press, 2020.
chrétiens » racialisés comme blancs et esclaves africains racia- 16 Mrad Dali, « Questions et problématiques du "phénotype" », art.
lisés comme noirs, devient plus avérée au cours de la seconde cité, p. 360-364.
moitié du xixe siècle. Qu’ils aient été d’origine occidentale 17 Au-delà de l’élan humaniste du souverain et sa sensibilité au fort
courant abolitionniste venu de Grande-Bretagne et faisant alors
ou orientale, les tentatives d’ennoblissement étaient cou-
l’objet d’un lobbying important, le déclenchement de ces décisions
rantes pour les esclaves définis comme blancs et rattachés à la relève également de motifs plus politiques, tel le besoin d’un appui
cour du bey : elles se faisaient en les rattachant à leur famille diplomatique des Britanniques pour faire rempart à l’interventionnisme
ottoman. Voir Ismael M. Montana, The Abolition of Slavery in Ottoman
Tunisia, Gainesville, FL, University Press of Florida, 2013.
18 Le décret de 1846 avait alors déstabilisé les autorités consulaires
et politiques françaises, gênées d’une telle avancée alors que l’esclavage
était encore autorisé en Algérie. Voir Jean Ganiage, Histoire contem-
poraine du Maghreb de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 1994, p. 149-
150 ; Raed Bader, Une Algérie noire ? Traite et esclaves noirs en Algérie
coloniale (1830-1906), thèse de 3e cycle, université de Aix-Marseille 1,
13 Oualdi, op. cit. citant Ibn Abî Dhiaf, 1994, vol. i, p. 46-48. 2004, p. 85-86.
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et si [l’acheteur-propriétaire] se met en colère contre deux sœurs dont l’une est ma femme ; l’une s’appelle
eux, il les frappe violemment et parvient même par les Zohra et l’autre Daïde. Q. Si elles ne sont pas esclaves
coups, à handicaper certains de leurs membres, voire comment les avez-vous eues ? R. Je les ai achetées à
même au meurtre ou à ce qui y ressemble. Et si la maî- Constantinople, je les ai affranchies et je me suis marié
tresse de maison s’apercevait de l’inclination de son avec l’une d’elles. L’autre est ma belle-sœur. [...] Q. Le
mari pour une de ces [femmes] noires que l’on vend22 , Grec Jean Baptiste qui a été à votre service a déjà dit
elle lançait contre elle un raid de vengeance, la battait que plusieurs fois vous avez frappé la jeune négresse
et l’insultait violemment, en plus de la laisser mourir Sourab. R. Cet individu a déposé contre moi [...] parce
de faim et de dénuement ; leur traitement ressemble que je l’ai mis à la porte [...] C’est pour cela qu’il a fait
peu à celui des [esclaves] blancs, femmes et hommes23. une fausse déclaration dans l’intention de me faire du
tort. Q. À quelle époque vous avez acquis ces négresses ?
R. Je les ai achetées un an environ avant la date de
leur affranchissement qui est indiqué dans les actes.
Q. À quelle époque vous avez donné les actes d’af-
franchissement à ces négresses ? R. Je les leur ai remis
19 Ibn Abi Dhiaf secrétaire du bey qui aurait lui-même rédigé le
texte du 23 janvier 1846, a également souligné ce fait dans le quatrième le jour même où ils ont été dressés27.
volume de son célèbre ouvrage rédigé entre 1862 et 1872, l’Ithaf al-za-
mân bi akhbar mûlûk Tûnis wa ‘ahd al-amân, Tunis, 1963, vol. 4, p. 97-98 :
« [En] Moharrem 1262 est apparu un décret du bey abolissant l’escla‑
vage des Soudanais/Noirs (« bi-‘atq al-mamalik assoudân ») et ce,
parce que la plupart des habitants de ce royaume […] ne traitent pas 24 Affaires révélées également dans la presse locale, algéroise,
leurs frères humains qu’ils possèdent, selon les préceptes du chara‘, française, ou encore italienne.
pas même selon des préceptes proches (« lâ yahsinûna milka ikhwâni-
hum mîn Bani Adâm ‘ala-l-wajhi ash-shar‘i aw qarib mînh »). 25 Les traductions de ces dépositions effectuées par l’administration
française, comme dans ce document, emploient le terme « négresses »,
20 Traduction de l’autrice. tandis que les mêmes dépositions en arabe parlent de « soudaniyât »
21 « Lil-khadâm al-Mihna ». c’est-à-dire des « Soudanaises/noires » (souda signifiant « noire »),
22 « Maïli zawjiha ila ahadi tilka-assoud al-mabi‘ât ». ou bien dans certains cas de ama.
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et de l’Algérie) révèle un double lien, à l’apparence phénoty-
ben Soleiman Kahia et sa femme, la dame Mahbouba,
pique et à l’appartenance territoriale. Il renvoie aux indivi-
soient poursuivis conformément aux dispositions des
dus dotés de caractéristiques phénotypiques en rapport avec
articles 341 et suivants du code pénal30.
la noirceur de la peau, mais plus que cela, les sources histo-
L’esclavage et la violence semblaient donc aller de pair pour riques révèlent qu’il permettait à cette époque de désigner ceux
décrire le sort des asservi·es noir·es en Tunisie tout au long parmi eux qui ont un « enracinement » en terre tunisienne.
du xixe siècle. Et si les cas présentés relèvent ici uniquement En tentant à travers la multitude des cas où est men-
de victimes féminines, c’est parce que les affaires portées en tionné ce terme, de rétablir sa signification et les contextes
justice après les abolitions ne concernaient que des femmes de son emploi, ainsi que les traits ou caractéristiques dont
et des enfants. Les esclaves hommes allaient en effet suite au il relève, par opposition à d’autres identifiants tels que ’abid
décret d’abolition de 1846 réussir à s’affranchir d’une manière (esclave), ’atiq (affranchi), uçif (second, serviteur, aujourd’hui
plus effective de la servitude, notamment du fait d’un boom « nègre »), amma (esclave femme) et autres32 , il apparaît que le
du marché de l’emploi ouvrier provoqué par l’installation dénominatif shushân·a ne possède pas de liens directs avec la
de la colonie européenne. Les femmes vont s’avérer plus situation d’affranchi de l’individu qualifié33. Ce dernier va être
désigné en tant que ‘atiq (affranchi) d’une personne, d’une ville,
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de naissance : en dehors ou à l’extérieur « de la cité gouver- racialisation ne se limitent pas uniquement au phénotype42
née » (dakhil al -hukuma vs kharij al-hukuma). Dans ces recen- et relèvent d’une évidente labilité, diffèrent/évoluent selon
sements effectués à la fin du règne de Muhammed Ali, sont les contextes sociaux, politiques et économiques… Ce qui a
identifiés et groupés ensemble les Égyptiens musulmans été montré met en tout cas en évidence l’existence de méca-
libres, les Coptes, les Juifs et les Bédouins, les Barabira ou nismes précoloniaux de mise à distance ou de différenciation,
Nubiens, les esclaves et Africains subsahariens, les Abyssines qui n’auraient pas opéré sur le même mode que ceux qui vont
et les Takruri. Dans une autre catégorie se retrouvent tous les s’imposer pendant l’ère coloniale sous une forme plus systé-
musulmans et chrétiens nés dans d’autres pays et occasion- matique, globalisante et ouvertement institutionnalisée43 .
nellement les Takarna (du centre et ouest soudanais).
34 Par exemple le patronyme « Hamrouni » renvoyant à la grande 40 Sophie Ferchiou (dir.), Hasab wa nasab. Parenté, alliance
tribu du sud « Hamerna », est aujourd’hui autant porté par des et patrimoine en Tunisie, Paris, CNRS Éditions, 1992.
personnes « blanches » que « noires » ; ou encore les patronymes 41 Ce qui signifierait que le terme shushân·a ne se serait répandu
commençant par ‘atig X (affranchi de X). qu’après 1842.
35 Chef des eunuques du palais beylical et représentant des Noirs 42 Sur la labilité et subjectivité des considérations racialisantes,
de la régence de Tunis jusqu’au milieu des années 1880. il est intéressant de prendre en considération les mémoires relatives
36 A.N.T. Série historique, carton 44, dossier 504, doc. 3, 4. à d’autres esclavages intra-africains, leurs séquelles et avatars précisé‑
ment dans les sociétés où l’indice phénotypique ne peut être mobilisé
37 Il est difficile d’affirmer que le terme ‘abid renvoyait alors pour le maintien de frontières séparantes et où sont déployés des
uniquement au statut d’esclave ou si, comme c’est le cas aujourd’hui, critères tels que celui de la « pureté du sang ». Voir Kamara Ousmane,
il permettait déjà de désigner toute personne « noire ». « Les divisions statutaires des descendants d’esclaves au Fuuta Tooro
38 Ceci souligne une fois de plus l’antagonisme entre préceptes mauritanien », Journal des africanistes, tome 70, fascicule 1-2, p. 265-
d’islam qui interdisent formellement l’asservissent de musulmans 289 ; Ibrahima Thioub : « Stigmates et mémoires de l’esclavage en
et réalité des pratiques. Afrique de l’Ouest : le sang et la couleur de peau comme lignes
39 Terence Walz, « Sudanese, Habasha, Takarna, and Barabira : de fracture », FMSH-WP, n° 23, octobre 2012.
Trans-Saharan Africans in Cairo as Shown in the 1848 Census », in 43 Inès Mrad Dali, « Migrations et construction des identités
Terence Walz et Kenneth M. Cuno (dir.), Race and Slavery in the Middle minoritaires en Tunisie à partir de la fin du XIXe siècle : le cas des Noirs
East, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2010, p. 43-76. tunisiens d’origine "tripolitaine" », Civilisations, n° 68, 2019, p. 19-46.
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Dans le même ordre, dès nos premières observations
renvoyait au xixe siècle qu’au statut d’affranchi, abstraction
du terrain tunisien en 2003, sur la situation de la minorité
faite de son origine ou appartenance ou non au local47. Ainsi,
noire locale, nous avions été frappée par la diversité des patro-
faisant l’objet d’identifications imposées, qui érigent par effet
nymes et autres identifiants des individus qui en sont issus,
de miroir des formes d’auto-compréhension évoluant en rela-
patronymes qui sont, tantôt arabisés, tantôt assimilables à
tion dialectique avec elles, ces « groupes » auto-identifiés ou
un vocable d’origine subsaharienne (tels que Soudani, Borni,
identifiés par autrui n’ont au final rien d’originel ou d’absolu,
Kabbou, Louçif, Hamrouni, ’Abid Ghbonton, ’Atig Dali’, Shushân
comme le souligne notamment l’évolution des « caractéris-
etc.) ; ce qui d’emblée révélait une diversité identitaire et au
tiques » comprises dans ces identifiants : relevant à la fois de
moins une grande variété de trajectoires et d’histoires expli-
micropratiques de catégorisation et de classifications insti-
quant leurs présences en Tunisie. Cela était d’autant plus
tutionnelles, ils sont le produit de l’histoire. Et spécifique-
remarquable que, paradoxalement, toutes intradifféren-
ment d’histoires localisées et temporelles.
ciations dans l’identité minoritaire « Noirs tunisiens » était
absente du champ des considérations sociales locales. En
effet, rien ne semblait présent dans la mémoire locale pour
dire ou situer de telles différences, et ce au profit de la pré- 44 Shreya Parikh, « La construction et la constatation de la Blackness
autour de la Méditerranée : cas de la Tunisie et de la diaspora tunisienne
gnance de l’unique histoire esclavagiste.
en France », Le Carnet de l’IRMC, Tunis, 2021.
Pourtant, l’histoire, les histoires des présences noires
45 Diversité d’autant plus méconnue qu’il existe un manque prégnant
en Tunisie (comme dans toute la région nord-africaine) et de travaux « locaux » qui ne soient pas folklorisants sur la présence
les processus sociaux qui vont en découler, ne peuvent être « noire » en Tunisie et au Maghreb de façon générale. Les travaux de
chercheurs étrangers se font plus nombreux certes depuis les années
pensés sur les mêmes modes que les modèles européens, amé-
2010, mais restent insuffisants à couvrir la richesse historique et
ricains et donc atlantiques de mobilités des populations dites contemporaine de ce champ.
noires. Il est en effet primordial qu’une distinction soit défi- 46 Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart, « L’approche
nitivement opérée entre les entités « noir·es » et « esclaves », constructiviste de l’ethnicité et ses ambiguïtés », Terrains/Théories,
n° 3, 2015.
puisqu’autant l’autochtonie de ces populations que les immi-
47 Geneviève Bedoucha, « Un noir destin : travail, statuts, rapport
grations volontaires pour causes, entre autres, de guerre ou
de dépendances dans une oasis du Sud tunisien », in M. Cartier (dir.),
de facteurs économiques et/ou culturels, expliquent leur Le travail et ses représentations, Paris, Éditions des archives contem‑
présence dans ce pays. Et bien que de telles immigrations poraines, 1984, p. 77-122.
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Londres, « The Oxford Handbook of Comparative Politics », Oxford
University Press, 2009. 50 Brubaker, art. cité, p. 17.
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