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Racisation et esclavages en Tunisie au XIXe siècle

Inès Mrad Dali


Dans Sensibilités 2023/1 (N° 12), pages 39 à 48
Éditions Anamosa
ISSN 2496-9087
DOI 10.3917/sensi.012.0039
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RACISATION
ET ESCLAVAGES
EN TUNISIE
AU XIX SIÈCLE
E
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Inès Mrad Dali


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« Le projet d’écrire sur les formes d’« identification » en religieuse ou encore par filiation – sur la race relève-t-elle
tant qu’elles émergent, se cristallisent et s’effacent dans d’un mythe dans lequel les sociétés de culture arabo-musul-
des circonstances sociales et politiques spécifiques manes comme la Tunisie auraient été trop longtemps bercées ?
a des chances d’inspirer une tout autre histoire que En quoi les histoires esclavagiste et migratoire inhérentes à
celui d’écrire sur une "identité" qui rassemble passé, ce pays ont-elles contribué à la production de ces marquages
présent et futur dans un seul vocable1 . » racialisants ? Enfin, en quoi la Tunisie se distinguerait-elle
des autres espaces – européens et américains – en la matière ?
La Tunisie fut parmi les premiers pays à abolir officiellement
Ce terrain s’est aussi démarqué par des exercices de la
l’esclavage des personnes noires en 1846 (deux ans avant la
domination sur d’autres entités phénotypiques ou provenant
France). Ce pays fut également pionnier dans le monde arabo-
d’autres régions géographiques que l’Afrique. Différents cas
musulman en votant démocratiquement en 2018 une loi
datant de l’époque précoloniale mettent en lumière la vio-
criminalisant tout acte ou propos racistes. Il n’en demeure
lence et la discrimination subies depuis le xixe siècle et tout
pas moins qu’il reste beaucoup à faire encore aujourd’hui pour
au long de l’histoire récente par des individus et des groupes
ajuster l’histoire nationale sur ces questions relatives au trai-
d’individus majoritairement de peau foncée. L'analyse de ces
tement réservé aux personnes catégorisées comme noires.
différents éléments permettra permettra d’apporter quelques
Au-delà d’un racisme latent dénoncé depuis 2011 par
éclairages à ces questionnements.
de nombreux activistes et associations antiracistes, les faits
Enfin, cet article ouvre une réflexion à approfondir sur
ont pris une tournure plus inquiétante depuis le mois de
la sensibilité et les particularismes autour de la question de
février 2023. En effet, les propos tenus par le président de la
la race dans ce pays nord-africain, caractérisé par une mul-
République se référant à une prétendue pureté de la « compo-
titude d’identités « noires » en présence et par un enchevê-
sition démographique » tunisienne et affirmant une apparte-
trement des identifiants noir-arabe-berbère, qui en dépit des
nance à une entité qui serait une, uniforme et arabo-musulmane
assignations et autoproclamations crypte la réalité à saisir
sans lien avec le continent africain, pointaient également
pour le chercheur.
ce qui serait une altérité radicale et menaçante des popula-
tions noires présentes sur le territoire national. Cela donna
alors lieu pendant plusieurs semaines et dans l’impunité la LES CATÉGORIES DE « NOIRS »
plus complète, à une déferlante de violences racistes illégales, ET DE « BLANCS » DANS LES
émanant autant de civils que des forces de sécurité. Depuis,
les personnes qui correspondent à ce que le discours officiel
PRATIQUES ESCLAVAGISTES ET
qualifie d’Africains ou de Subsahariens sont soumises à des LES DÉBATS ABOLITIONNISTES
traitements allant de la stigmatisation verbale à la dépor-
tation dans la zone désertique aux frontières algérienne ou La province de Tunis avait au moins jusqu’au xixe siècle été
libyenne. Une politique stigmatisante qui s’institutionna- un lieu de passage et de recours à un nombre important d’es-
lise sous couvert d’un combat contre la migration illégale. claves noirs ou blancs, les uns amenés d’Afrique de l’Est et
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Amorcer un débat scientifique plus approfondi sur les de l’Ouest (Bilâd Assoudân), les autres d’Europe. Les premiers
formes contemporaines de l’assignation raciale, sur l’histoire étaient désignés sous l’appellation ‘abd (pluriel ‘abîd) c’est-à-
des frontières sociales liées à la race et sur les processus de dire « esclave », les seconds comme pour marquer une diffé-
racialisation tant passés que présents en Tunisie, relève donc rence, étaient autrement nommés : c’est en tant que « captifs3 »,
aujourd’hui d’une urgence. La notion de race est mobilisée « renégats » ou « mamelouks » (« possédés »), que les archives
ici comme concept critique, qui sert à dire et mettre en évi- et les chroniques décrivent leurs parcours et rangs. Or cette
dence les logiques raciales afin d’« expliciter et problémati- différenciation entre les deux types d’esclaves se fondait-elle
ser la manière dont, selon les époques et les contextes, une uniquement sur les caractéristiques phénotypiques – juste
société construit du racial2 ». distinguer le « Noir » du « Blanc » – ou bien relevait-elle d’une
Or comment, dans ce cadre marqué par un important hiérarchisation entre groupes ainsi définis et donc d’une caté-
brassage de populations, saisir ce qui relève ou non, autant gorisation raciale ?
par le passé que dans le temps présent, de constructions de Une telle dichotomie entre des personnes définies
l’idée de race et de mécanismes de racialisation ? Quels types comme noires et d’autres définies comme blanches relève
de classifications racialisantes y avait-il à l’époque précolo- d’un schème de lecture conçu comme évident. Opposant deux
niales ? Comment et selon quelle(s) logique(s) catégorisait-on entités, les deux types d’esclaves se trouvent ainsi pour les
les personnes perçues comme noires, notamment par rapport premiers, prépensés comme africains, et les seconds comme
à celles perçues comme blanches ? Était-ce systématiquement européens, mais d’origine finalement tout aussi confuse.
en tant qu’autre ? La primauté de l’appartenance – par exemple Or l’observation sous forme comparative de deux entités aussi
essentialisées que vagues, pourrait être inadaptée à l’appré-
hension de la réalité historique du terrain tunisien.

Cette recherche a été financée par le Conseil de la recherche


européenne sous le programme de recherche et d’innovation
de l’Union européenne Horizon 2020 (Grant Agreement n°. 819353).

1 Rogers Brubaker, « Au-delà de l’"identité" », Actes de la recherche


en sciences sociales, n° 139, 2001|4, Seuil, p. 17. 3 Le captif est désigné en arabe en tant que « asîr » « al qarsara »
2 Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020, p. 22. (« corsaires »).

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Cette catégorisation simplificatrice d’identification était Plus que cela, les mesures prises suite au congrès de Vienne
utilisée à la fin du xviiie et au xixe siècle dans le cadre de pour éradiquer l’esclavage « blanc » au début du xixe siècle,
toute une littérature diplomatique et de relations de voyage. que cela ait été sous forme d’abolitions proclamées10, ou de
Elle incarnait un axe de présentation et de comparaison des rachats plus individuels, ne relevaient pas d’une lutte contre
faits d’esclavage par les instances politiques européennes, l’esclavage basée sur l’affinité phénotypique (ou humaine en
qui relevaient parfois d’autant de pays en guerre navale soi), mais s’appuyaient sur l’appartenance tant géographique
– de Course – avec la régence de Tunis4. Et visant à souligner que religieuse des captifs et esclaves en question : seuls les
une animosité vis-à-vis du monde chrétien, ces parallèles non esclaves d’Occident et donc chrétiens avaient été concernés,
seulement distinguaient définitivement les esclaves blancs puisque ces États libérateurs avaient laissé faire l’impor-
des esclaves noirs, mais excluaient de fait un autre versant du tation d’esclaves noirs, circassiens et géorgiens11 . La non-
phénomène de la Course, celui de musulmans capturés puis prise en considération de ces derniers constitue donc une
asservis en Europe occidentale5 . Ainsi, et au-delà de l’ab- raison de plus d’interroger la pertinence de tels découpages
sence également à relever de mentions des esclaves blancs racialistes des identités historiques liées au phénomène
circassiens d’Europe orientale, en ressort l’assimilation quasi- de l’esclavage dans ces régions.
systématique des esclaves européens ou captifs, à la Course, Tout en tenant compte de ces considérations différen-
et la prégnance de la question de l’appartenance religieuse ciées sur qui est « Blanc » finalement, et qui émanent ci-des-
des uns et des autres. sus d’« identificateurs » européens, qu’en est-il de la façon
De Monchicourt6 qui établissait que les esclaves noirs, dont les Tunisiens eux-mêmes percevaient, et traitaient leurs
parce que « Turcs » (signifiant ici « musulmans ») étaient mieux esclaves ? Quelles étaient les positions assignées à chacun,
traités que ceux blancs dans la régence de Tunis, au cardinal qu’il ait été blanc chrétien européen, mamelouk caucasien
Lavigerie, qui confrontait en termes qualitatifs ce qu’il appe- ou noir ? Pour saisir les éventuels marqueurs d’une raciali-
lait l’« esclavage colonial » – que les Occidentaux faisaient sation dans une société à esclaves, il importe de considérer
subir aux Noirs –, à l’« esclavage terrestre » que les Arabes les conditions de ces derniers, qui sont interdépendantes des
ou musulmans imposaient à ces derniers par les voies de la agissements du maître, et donc particulièrement parlantes
traite transsaharienne7, le comparatisme, porteur d’enjeux des interactions existantes entre une population locale s’au-
politiques et idéologiques, fut donc de mise au moins depuis to-percevant comme « blanche », et ses dépendants et/ou
la fin du xviiie siècle. esclaves « blancs » allogènes ou « noirs ».
Ce qui amène également à considérer avec réserve cette
lecture dichotomique et raciale est qu’aux époques moderne
et contemporaine (xviiie-xixe siècles), la Tunisie recou-
CONDITIONS D’ESCLAVES,
rait à au moins trois types d’esclaves : l’esclave « africain », VIOLENCES RACIALES ET
l’« esclave occidental » ou nord méditerranéen, et l’« esclave ABOLITION DE L’ESCLAVAGE
oriental » plus communément identifié en tant que « mame- DES NOIRS DE 1846
louk » (provenant très souvent des provinces de l’Occident
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oriental parfois islamisées, ou amenés à être rapidement Au début du xixe siècle, la violence physique à laquelle pou-
convertis une fois dans la régence8), et dont le nombre et les vaient être sujets certains esclaves blancs semble similaire à
privilèges vont s’accroître au xixe siècle par rapport à celui celle que subiront, bien au-delà de cette période, les esclaves
des esclaves occidentaux, devenus plus rares9. noirs. Des sources et études portant sur cette période, rendent
en effet compte de cette maltraitance : dans Esclaves et Maîtres12,
4 Un rapport de 1788 du consulat espagnol à Tunis évoque sous forme M’hamed Oualdi rapporte qu’en 1833, des muchachos napo-
d’une très nette distinction, deux sortes d’esclaves : les esclaves noirs litains, asservis blanc du palais beylical, avaient été châtiés
qu’apporte la caravane de Ghadamès, et les esclaves blancs chrétiens,
jusqu’au sang sur ordre de leur chef mamelouk, faute de ne
victimes de la Course. Voir Maria Ghazali, « La régence de Tunis et
l’esclavage en Méditerranée à la fin du XVIIIe siècle d’après les sources s’être pas réveillés à temps pour la préparation d’un repas
consulaires espagnoles », Cahiers de la Méditerranée, n° 65, décembre d’avant-jeûne :
2002. Pour une étude critique de cette littérature, voir M’hamed Oualdi,
« D’Europe et d’Orient, les approches de l’esclavage des chrétiens en
terres d’islam », Annales HSS, juillet-août 2008, n° 4, p. 829-843.
5 Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans
l’histoire de l’Europe. I. Une intégration invisible, « Bibliothèque
histoire », Paris, Albin Michel, 2011.
6 Monchicourt rend compte d’un voyage effectué autour de 1804, 10 Lors de l’abolition de la guerre de Course en Méditerranée en 1816
in Marthe Conor, Pierre Grandchamp, « Relation du court voyage d’un (Congrès de Vienne en 1815).
antiquaire amateur (F. Caroni)… », Revue tunisienne, n° 120, 1917, p. 48.
11 Une circulaire adressée le 12 mars 1823 aux consuls du Levant
7 Charles Lavigerie, L’esclavage africain. Conférence prononcée et de Barbarie, relative au transport des esclaves, et se rapportant
à l’église de Saint-Sulpice à Paris, Paris, 1888, p. 42-43. à l’ordonnance royale du 18 janvier 1823 qui interdit le transport des
8 Les esclaves géorgiens par exemple étaient dans nombre de cas esclaves aux bâtiments français, le souligne : « Cette ordonnance,
non musulmans, mais le fait, même pour ces captifs orientaux, de à l’exécution de laquelle vous êtes appelé à concourir est purement
ne pas avoir les moyens d’espérer un rachat, provoquait systématique‑ de circonstance et ne s’applique en aucune manière au transport des
ment et de manière assez rapide leur conversion. esclaves que les Turcs ont continué d’acheter tant au Caire qu’à Tripoli
9 Leïla Blili, Parenté et pouvoir dans la Tunisie houssaynite, 1705- de Barbarie, en Circassie et en Géorgie pour leur service personnel
1957, thèse d’État, université de Tunis I, dir. Khalifa Chater, 2003-2004 ; et celui de leur maison et dont ils se font évidemment accompagner
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de dans leurs voyages. », Archives diplomatiques – Quai d’Orsay, Affaires
Tunis du XVIIe siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, diverses politiques (1815-1896), Tunisie, vol. 1, doc. 34.
« Bibliothèque historique des pays d’islam », 2011. 12 Oualdi, Esclaves et Maîtres, op. cit., Chapitre 6. Le « sérail ébranlé ».

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La bastonnade qui est infligée à neuf d’entre eux sur un par l’adoption et/ou l’alliance par le mariage14 . Alors que
groupe de soixante employés napolitains au Bardo est les témoignages ou faits historiques qui en rendent compte
si violente que les domestiques fuient, les jambes estro- sont innombrables15 , les manifestations d’une telle proxi-
piées, vers la maison de leur consul. La mort dans l’âme, mité politique ou affective sont plus rares en ce qui concerne
[leur] représentant [consulaire] se résigne à demander leurs dépendants noirs.
au bey d’infliger un blâme au chef de ses mamelouks. Ce sont ceux qui parvenaient à occuper la fonction de
Puis les positions se durcissent. Une escadre napo- Bach Agha ou chef des eunuques du palais et qui avaient pour
litaine est dépêchée vers Tunis pour orienter le bey tâche administrative de représenter et gérer les affaires rela-
Husayn dans la bonne voie. tives aux Noirs ou ‘abid de la régence, qui atteignaient donc
les plus hautes sphères sociopolitiques16 . Mais en dehors du
Après cet incident et le départ de nombre de dépendants
sérail, les ‘abid ou esclaves noirs étaient destinés généralement
muchachos du palais, et alors que les mamelouks ont refusé
aux travaux domestiques, tout en occupant des fonctions
de suppléer dans leurs tâches ceux-là mêmes qui étaient sous
polyvalentes. Confrontés également à la violence physique
leur autorité :
comme nous le montrerons, ils se soumettaient à des tâches
Le bey suit ce dernier avis : il craint qu’à leur tour manuelles souvent rudes, mais n’étaient pas astreints dans
des domestiques mamelouks d’origine étrangère ne le contexte tunisien à des travaux nécessitant de grands ras-
demandent leur liberté et ne trouvent refuge auprès semblements de population servile. Ils étaient alors princi-
de consuls européens. Des « gens parmi les enfants palement présents dans les grandes villes, où ils servaient les
du royaume » sont donc recrutés. Ibn Abī al-Diyāf familles les plus fortunées. Dans le monde rural, ils devaient
explique ce choix par une formule d’une ironie des entretenir à la fois l’espace domestique et travailler les terres
plus tragiques : « Que l’un d’eux ait la tête cassée, il agricoles du maître.
n’aurait personne pour le pleurer : il ne pouvait mettre Avec l’accès au pouvoir du souverain husseinite Ahmed
son espoir que dans l’aide de Dieu, le seul, l’unique »13. Bey (R. 1837-1855), sensible au réformisme et au courant
libéral qui s’était emparé au xixe siècle d’une partie de l’Eu-
Rendant compte à la fois de la maltraitance physique d’un
rope17, la Tunisie commence en précurseure son processus
corps de dépendants blancs – les muchachos – à une période
abolitionniste. Celui-ci sera assez rapide mais progressif : le
historique bien déterminée, et de la considération aussi subal-
29 avril 1841, est d’abord interdite l’exportation des esclaves
ternisante que précarisante à laquelle pouvaient être égale-
noirs alors que la Tunisie était jusqu’alors consommatrice de
ment sujets les locaux, cet épisode, non seulement fragilise
main-d’œuvre servile et plateforme importante pour le transit
les généralisations sur une « primauté » de la blanchité et du
d’esclaves noirs destinés au pays du nord de la Méditerranée
« privilège blanc » des sujets tunisiens – non noirs –, mais il
et du Levant. Le 6 septembre 1841, le même bey interdit la
souligne là encore, toute la complexité des mécanismes de
vente de ces esclaves sur tous les marchés de la régence de
racialisation du terrain tunisien. En effet on voit également
Tunis. En avril 1842, il interdit leur importation et décide
que c’est parce que cette domination totale, et son corollaire
que tout esclave arrivant dans la régence devient libre. Au
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la maltraitance, des esclaves blancs devenait problématique
mois d’août 1842 est promulgué un décret pour la « liberté des
– puisqu’ils pouvaient désormais bénéficier d’une protec-
ventres » établissant que tout enfant d’esclave né après cette
tion des nations européennes, très puissantes et influentes
date devenait libre. Le 23 janvier 1846, enfin, correspond au
depuis 1830 – que les autorités tunisiennes avaient décidé de
jour où le même bey décrétait l’interdiction de l’esclavage18 .
recourir désormais aux services des autochtones. Cela tout
en continuant à profiter de la domination d’esclaves noirs :
alors même que les fonctions administratives des Européens 14 Les esclaves de cour bénéficient en général d’un traitement
et de mamelouks allaient être petit à petit et sur plusieurs particulier comparé aux autres. Mais le modèle d’ascension sociale
n’est pas pour autant applicable à tous. Voir Inès Mrad Dali, « Questions
décennies reprises par les locaux, les asservis noirs conti-
et problématiques du "phénotype" dans l’approche comparative
nuèrent à figurer dans la domesticité au-delà de l’abolition des esclavages, pour la Tunisie du XIXe siècle », in Alessandro Stella
qui leur sera consacrée, sans jamais remplacer leurs homolo- et Roger Botte (dir.), Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la
Méditerranée (Moyen Âge-XXe siècle), Paris, Karthala, 2012, p. 337-369.
gues blancs ou atteindre ces rangs plus élevés de la servitude.
15 Leïla Blili, Parenté et pouvoir, op. cit. ; M’hamed Oualdi, A Slave
En effet, dans la province ottomane de Tunis, la dissi-
Between Empires : A Transimperial History of North Africa, New York,
militude de traitement et surtout de destinée entre « esclaves Columbia University Press, 2020.
chrétiens » racialisés comme blancs et esclaves africains racia- 16 Mrad Dali, « Questions et problématiques du "phénotype" », art.
lisés comme noirs, devient plus avérée au cours de la seconde cité, p. 360-364.
moitié du xixe siècle. Qu’ils aient été d’origine occidentale 17 Au-delà de l’élan humaniste du souverain et sa sensibilité au fort
courant abolitionniste venu de Grande-Bretagne et faisant alors
ou orientale, les tentatives d’ennoblissement étaient cou-
l’objet d’un lobbying important, le déclenchement de ces décisions
rantes pour les esclaves définis comme blancs et rattachés à la relève également de motifs plus politiques, tel le besoin d’un appui
cour du bey : elles se faisaient en les rattachant à leur famille diplomatique des Britanniques pour faire rempart à l’interventionnisme
ottoman. Voir Ismael M. Montana, The Abolition of Slavery in Ottoman
Tunisia, Gainesville, FL, University Press of Florida, 2013.
18 Le décret de 1846 avait alors déstabilisé les autorités consulaires
et politiques françaises, gênées d’une telle avancée alors que l’esclavage
était encore autorisé en Algérie. Voir Jean Ganiage, Histoire contem-
poraine du Maghreb de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 1994, p. 149-
150 ; Raed Bader, Une Algérie noire ? Traite et esclaves noirs en Algérie
coloniale (1830-1906), thèse de 3e cycle, université de Aix-Marseille 1,
13 Oualdi, op. cit. citant Ibn Abî Dhiaf, 1994, vol. i, p. 46-48. 2004, p. 85-86.

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Pour justifier la condamnation officielle de l’esclavage La violence inhérente à la condition de l’esclave dans ce
auprès d’une population habituée à le pratiquer, ce texte de contexte tunisien de la seconde moitié du xixe siècle, est ainsi
1846 – comme d’autres écrits qui paraîtront les années sui- rapportée par des sources locales, qui soulignent comme ici
vantes sous la plume d’éminentes personnalités de cour et une différence de traitement entre esclaves blancs et noirs,
penseurs clés du réformisme tunisien –, va souligner la vio- et la racialisation à laquelle ils sont différemment soumis en
lence physique que les esclaves noirs subissaient alors19 . étant, les uns persécutés, les autres plus favorisés.
Y fondant une grande part de la légitimité de leur argumentaire, Les documents d’archives judiciaires rendent égale-
ces textes rappellent que de tels agissements sont contraires ment compte de cette réalité sociale où la racialisation inhé-
aux préceptes de l’islam. Dans la mesure où les Tunisiens rente aux Noirs va au-delà, en les racisant, en figeant leur
enfreignaient ces lois sacrées exigeant le bon traitement des perception en tant qu’esclaves, en dépit des abolitions et
esclaves, il n’était plus possible de laisser d’innocents indi- donc des textes de loi interdisant ces pratiques. Aux alen-
vidus à la merci de maîtres violents. C’est ce que souligne la tours de 1890, de nombreuses affaires de détentions abusives
première phrase du décret du 23 janvier 1846 qui commence et de maltraitance d’esclaves noirs, impliquant de grands
ainsi : « Nous avons acquis l’entière certitude que la plupart notables de Tunis, des familles princières, ou encore des res-
des habitants de la régence de cette époque traitent mal ces ponsables politiques coloniaux, avaient été dévoilées24. Ainsi
Soudanais qu’ils possèdent et qui n’ont aucune marge de en novembre 1891, le général Mohamed Rechid, fut accusé
manœuvre20 ». C’est donc sur l’« inacceptable maltraitance » de détenir en esclavage plusieurs femmes. L’interrogatoire
et non sur un « inacceptable esclavage » qu’est fondée la auquel il avait été soumis par des fonctionnaires du tribu-
légitimité – religieuse – de ce décret de 1846. nal de l’Ouzara (ministère de la Justice situé à Tunis), rend
Cette dénonciation de la maltraitance est également pré- compte de la façon dont les femmes noires et blanches d’ori-
sente quarante ans après l’abolition, quand Bayram V, homme gine étrangère, étaient considérées, observées, et à quel rôle
d’État réformiste et érudit, publie At-tahqiq fi masaalât-ar-ra- ou place elles auraient été le plus fréquemment destinées dans
qiq (1884) (« L’examen approfondi de la question de l’escla- une maisonnée locale :
vage »), ouvrage qui interroge l’esclavage pratiqué en Tunisie
Q. Combien avez-vous acheté de négresses25 ? R. J’en
à cette époque, pour montrer qu’il contrevient aux préceptes
ai acheté 5 dont l’une est morte. Q. Comment s’ap-
de l’islam, entre autres du fait de la maltraitance subie par
pellent-elles ? R. Meriem, Khedija, Fatma, Nasra ou
les esclaves noirs en particulier :
Mansoura et Aicha. Cette dernière est morte à la suite
Dans la majorité des cas, [les acheteurs d’esclaves d’une maladie de poitrine depuis 2 ans environ… [...]
noirs] consacrent à [leurs] domestiques21 les travaux Q. Avez-vous des esclaves blanches circassiennes26 ou
rudes, et les nourrissent du minimum de nourriture autres ? R. Non je n’en ai pas. Q. Lorsque vous êtes allé
disponible dans les maisons, de même pour les vête- à Constantinople vous n’avez pas amené des esclaves
ments ; et nombre de ces acheteurs ne les regardent blanches avec vous ? R. J’ai amené deux femmes avec
qu’avec dégoût et ne les traitent qu’avec coercition ; moi c’est vrai, mais elles ne sont pas esclaves ce sont
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et si [l’acheteur-propriétaire] se met en colère contre deux sœurs dont l’une est ma femme ; l’une s’appelle
eux, il les frappe violemment et parvient même par les Zohra et l’autre Daïde. Q. Si elles ne sont pas esclaves
coups, à handicaper certains de leurs membres, voire comment les avez-vous eues ? R. Je les ai achetées à
même au meurtre ou à ce qui y ressemble. Et si la maî- Constantinople, je les ai affranchies et je me suis marié
tresse de maison s’apercevait de l’inclination de son avec l’une d’elles. L’autre est ma belle-sœur. [...] Q. Le
mari pour une de ces [femmes] noires que l’on vend22 , Grec Jean Baptiste qui a été à votre service a déjà dit
elle lançait contre elle un raid de vengeance, la battait que plusieurs fois vous avez frappé la jeune négresse
et l’insultait violemment, en plus de la laisser mourir Sourab. R. Cet individu a déposé contre moi [...] parce
de faim et de dénuement ; leur traitement ressemble que je l’ai mis à la porte [...] C’est pour cela qu’il a fait
peu à celui des [esclaves] blancs, femmes et hommes23. une fausse déclaration dans l’intention de me faire du
tort. Q. À quelle époque vous avez acquis ces négresses ?
R. Je les ai achetées un an environ avant la date de
leur affranchissement qui est indiqué dans les actes.
Q. À quelle époque vous avez donné les actes d’af-
franchissement à ces négresses ? R. Je les leur ai remis
19 Ibn Abi Dhiaf secrétaire du bey qui aurait lui-même rédigé le
texte du 23 janvier 1846, a également souligné ce fait dans le quatrième le jour même où ils ont été dressés27.
volume de son célèbre ouvrage rédigé entre 1862 et 1872, l’Ithaf al-za-
mân bi akhbar mûlûk Tûnis wa ‘ahd al-amân, Tunis, 1963, vol. 4, p. 97-98 :
« [En] Moharrem 1262 est apparu un décret du bey abolissant l’escla‑
vage des Soudanais/Noirs (« bi-‘atq al-mamalik assoudân ») et ce,
parce que la plupart des habitants de ce royaume […] ne traitent pas 24 Affaires révélées également dans la presse locale, algéroise,
leurs frères humains qu’ils possèdent, selon les préceptes du chara‘, française, ou encore italienne.
pas même selon des préceptes proches (« lâ yahsinûna milka ikhwâni-
hum mîn Bani Adâm ‘ala-l-wajhi ash-shar‘i aw qarib mînh »). 25 Les traductions de ces dépositions effectuées par l’administration
française, comme dans ce document, emploient le terme « négresses »,
20 Traduction de l’autrice. tandis que les mêmes dépositions en arabe parlent de « soudaniyât »
21 « Lil-khadâm al-Mihna ». c’est-à-dire des « Soudanaises/noires » (souda signifiant « noire »),
22 « Maïli zawjiha ila ahadi tilka-assoud al-mabi‘ât ». ou bien dans certains cas de ama.

23 « wa minal-qalil mou-‘amalatahôm mou-‘amalât al-mouba‘ 26 « Al jircassîataïn ».


minal-baïdh nisa-ân wa rijalân ». Traductions de l’autrice. 27 A.N.T, série A, carton 281, dossier 1/14, 1887-1891, doc. 18.

44 RECHERCHE

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Cet interrogatoire témoigne de la façon dont la femme cir- vulnérables et être les principales victimes des survivances
cassienne n’est pas perçue comme esclave mais se voit pro- de ce fléau et de la perpétuation de ce rapport de domination,
pulsée dès son affranchissement qui suit immédiatement parfois camouflé sous d’autres visages.
son achat, au statut d’épouse de notable ou de « belle-sœur »,
et non à son arrivée dans la régence comme il en advient de
la femme noire28 . Celle-ci, également achetée et affranchie,
SHUASHÎN, UÇFÂN ET AUTRES
restait néanmoins « l’esclave », et continuait à figurer dans DÉNOMINATIFS VERNACULAIRES
la domesticité. Aussi, alors que les femmes noires ratta- DE L’APPARENCE ET DE
chées à cette maisonnée avaient été interrogées, entre autres L’APPARTENANCE DU NOIR
sur leurs souhaits de rester ou quitter la maisonnée, aucun
document d’archive sur cette affaire ne révèle que les deux
EN TUNISIE
Circassiennes aient été, elles, sujettes à un interrogatoire sur
À l’instar des traitements infligés, en quoi les mots instaurés
leur condition ou leur volonté de rester auprès de cet homme.
pour désigner un individu « noir », relèvent-ils dans le cadre
Rien n’indique même qu’elles ont été perçues par les enquê-
des interactions sociales d’outils de mise au ban, de mise à
teurs, ce qui souligne leur véritable assimilation à la sphère
distance, et de quelle façon peuvent-ils être, au contraire, des
privée-sacrée, « privilège » de toute femme de haut rang dans
moyens d’entretenir l’ambiguïté entre déploiement d’une cer-
ce contexte tunisien du xixe siècle.
taine altérité et arguments de rapprochement ?
D’autres enquêtes rendent compte de violences phy-
En se penchant sur les différentes manières dont les
siques extrêmes subies par les femmes noires dans les maisons
populations « noires » étaient désignées et identifiées avant
comme le révèle par exemple cette lettre adressée par un
la période coloniale, par la population locale et en l’occur-
avocat au barreau de Tunis au procureur de la République,
rence par son administration ottomane, apparaissent des
le 26 septembre 1889 :
termes bien spécifiques, renvoyant tout à la fois à l’apparence
Monsieur le procureur, chromatique et à l’appartenance locale ou extra-locale. Par
exemple, divers documents d’archives des années 1860-1870
La femme Aicha bent Mohamed, originaire du pays de
en langue arabe et constitués de « correspondances relatives
Bornou (Nigritie centrale) a l’honneur de vous exposer :
à des plaintes et des affaires concernant des Noirs tunisiens
Que détenue en esclavage, il y a peu de temps par le esclaves ou libres, et adressées ou émises par ceux qui en sont
Sieur El Mokhtar ben Mohamed ben Soleiman Kahia, responsables » au niveau du pouvoir central, utilisent l’iden-
propriétaire à la Manouba29, elle fut victime de la part tifiant Shushân31 (masc.), Shushana (fem.), Shuashîn (pl.). Or
de son maître et la femme de celui-ci de tels mauvais en confrontant ces correspondances administratives, il est
traitements que sa vie est encore en danger (hanche déboî- possible de cerner quelle identité sociale il désigne et englobe.
tée, œil gauche crevé, petits doigts des pieds coupés). Dans ce contexte, le dénominatif shushân·a (qui pour-
rait être similaire dans ce qu’il désigne au Haratîn du Maroc
Elle demande que le Sieur Mokhtar ben Mohamed
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et de l’Algérie) révèle un double lien, à l’apparence phénoty-
ben Soleiman Kahia et sa femme, la dame Mahbouba,
pique et à l’appartenance territoriale. Il renvoie aux indivi-
soient poursuivis conformément aux dispositions des
dus dotés de caractéristiques phénotypiques en rapport avec
articles 341 et suivants du code pénal30.
la noirceur de la peau, mais plus que cela, les sources histo-
L’esclavage et la violence semblaient donc aller de pair pour riques révèlent qu’il permettait à cette époque de désigner ceux
décrire le sort des asservi·es noir·es en Tunisie tout au long parmi eux qui ont un « enracinement » en terre tunisienne.
du xixe siècle. Et si les cas présentés relèvent ici uniquement En tentant à travers la multitude des cas où est men-
de victimes féminines, c’est parce que les affaires portées en tionné ce terme, de rétablir sa signification et les contextes
justice après les abolitions ne concernaient que des femmes de son emploi, ainsi que les traits ou caractéristiques dont
et des enfants. Les esclaves hommes allaient en effet suite au il relève, par opposition à d’autres identifiants tels que ’abid
décret d’abolition de 1846 réussir à s’affranchir d’une manière (esclave), ’atiq (affranchi), uçif (second, serviteur, aujourd’hui
plus effective de la servitude, notamment du fait d’un boom « nègre »), amma (esclave femme) et autres32 , il apparaît que le
du marché de l’emploi ouvrier provoqué par l’installation dénominatif shushân·a ne possède pas de liens directs avec la
de la colonie européenne. Les femmes vont s’avérer plus situation d’affranchi de l’individu qualifié33. Ce dernier va être
désigné en tant que ‘atiq (affranchi) d’une personne, d’une ville,

28 Les traces d’épouses de phénotype noir sont certes avérées dans


ce contexte antiesclavagiste, mais ces « alliances » sont relevées princi‑
palement en province et renvoient le plus fréquemment à des mariages
factices manigancés par les propriétaires d’esclaves, avec parfois des
complicités notariales, pour justifier la présence de femmes noires 31 Ce mot a la particularité de n’avoir pas de consonance arabe.
dans leurs foyers et annuler l’accusation d’esclavage. Voir Inès Mrad Son origine serait persane (Sôsan) et hébraïque, renvoyant aux fleurs
Dali, « The Influences and Impact of British Abolitionist movements d’iris ou de lys. Nom biblique, évoquant les habitants de Susa, capitale
on Anti-Slavery in Tunisia from the 1840’s to the end of the 1890’s », de Elam en Perse, ville connue pour l’abondance des fleurs de lys qui
in Myriam Cottias, Marie-Jeanne Rossignol (dir.), Distant Ripples of the s’y trouvaient, Shoshân a également des significations en langue hindie
British Abolitionist Wave, Trenton, New Jersey, African World Press, (शोषण), renvoyant à l’exploitation au travail.
2017, p. 37-64 et spécifiquement p. 25-29. 32 Dans certains cas, usité en opposition à khadîm.
29 Banlieue de Tunis. 33 Contrairement à ce qu’avancent de nombreuses études et
30 Archives de la Société antiesclavagiste de France, doc. 45, 46, 47. presque toute la littérature historique et ethnographique du XXe siècle.

RACISATION ET ESCLAVAGES EN TUNISIE AU XIX E SIÈCLE 45

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d’un pays (watân) et peut avoir un lien avec une tribu dont il Plus que la carnation qui, déployée en nuances chromatiques,
va par exemple porter le nom, sans preuve nécessaire d’une détermine le colorisme dans d’autres contextes, ici c’est donc
affiliation quelle qu’elle soit par le sang ou d’ascendance34. (la proximité de) l’origine géographique qui prévaut dans le
Dans plusieurs correspondances administratives contexte précolonial. Mais au-delà de l’impact certain sur la
entre le Bach Agha35 et certains ministres au cours des années perception de ces groupes minoritaires, d’un contexte socio-
1876-1877, le terme Shushân désigne précisément les natifs du culturel extrêmement imprégné de valeurs relatives à l’as-
pays ou de la ville : « Mostawlidîn bi-watân ifriqiya ‘ân abahôm cendance, al nasab, et à l’affiliation, al hasab40, nous pouvons
wa ajdâdihôm36 », « natifs du pays d’Ifriqyia (Tunisie) depuis émettre l’hypothèse que certains évènements historiques
leurs pères et aïeux », et ce par opposition aux ’abid : ’abid al ont également contribué, en s’ajoutant aux prédispositions
a’jâm, « esclaves étrangers37 ». Cet identifiant est ainsi censé culturelles locales, à la mise en place de telles différences
marquer l’enracinement, l’ancrage au territoire en question, catégorielles. Il est par exemple possible d’imaginer que la
de même qu’il souligne une filiation avérée. Et cela n’épar- décision beylicale d’août 1842 relative à la liberté des ventres,
gnait pas le shushân d’une condition passée ou présente d’es- décrétant que tout individu né sur le territoire tunisien à
clave38 : en réponse à une circulaire sur l’interdiction de partir de cette date se trouvait automatiquement libre, ait été
l’esclavage envoyée à la fin des années 1880 à tous les admi- favorable à la diffusion de cette catégorie. En valorisant le
nistrateurs locaux, la réponse d’un des caïds contenant des statut du natif du pays (Mostawlid bi-watân ifriqiya) qui léga-
informations relatives à une vingtaine de femmes, permet de lement fait donc de son sujet un individu libre, ce décret
constater que celles désignées en tant que ama étaient arri- aurait surtout amené la société – et l’État – à devoir distin-
vées tardivement dans le pays et n’y étaient donc pas nées ; guer les natifs de ceux qui ne le sont pas et donc à différencier
tandis que pour celles mentionnées en tant que shushana, seul des Noirs libres/locaux, d’autres Noirs potentiellement
était indiqué le jeune âge de l’une (dix ans) et une descrip- esclaves ; et ce d’autant plus que l’interdiction de l’esclavage
tion physique de l’autre. n’avait été décidée que quatre ans après la décision relative
Ce type de distinction, fondé à la fois sur la nais- à la liberté des ventres41 .
sance ou appartenance locale et l’appartenance chroma- Peut-on, en partant de ces différents faits, pratiques et
tique, n’était pas unique en son genre pour la région sud de considérations autochtones avancer que, pour l’appréhension
la Méditerranée. Dans son analyse des recensements de 1848 et la gestion politique et sociale des multiples identités domi-
sur les « Africains transsahariens » au Caire, Terence Walz39 nées, auraient été mobilisés au cours de périodes déterminées
met en lumière des mécanismes assez similaires en révélant des mécanismes singuliers, où le phénotype et en l’occurrence
de multiples et complexes catégories intraminoritaires pré- ce qui est perçu comme « l’appartenance chromatique », n’a
sentes dans la grande ville égyptienne : esclaves, affranchis, pas toujours systématiquement prévalu sur l’ascendance et
libres, Soudanais, Habasha, Takarna, Barabira (Nubiens)… l’appartenance au local ? De telles conceptions vernaculaires
Il montre, comme marqueurs de la perception locale de ces ont certes pu coexister dans ce contexte avec des formes et
identités, l’importance accordée à la naissance. Ainsi l’ex- d’autres de discriminations et rejets à l’encontre des personnes
tranéité des individus recensés se mesure à l’aune de leur lieu « noires ». Mais comme c’est souvent le cas, ces processus de
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de naissance : en dehors ou à l’extérieur « de la cité gouver- racialisation ne se limitent pas uniquement au phénotype42
née » (dakhil al -hukuma vs kharij al-hukuma). Dans ces recen- et relèvent d’une évidente labilité, diffèrent/évoluent selon
sements effectués à la fin du règne de Muhammed Ali, sont les contextes sociaux, politiques et économiques… Ce qui a
identifiés et groupés ensemble les Égyptiens musulmans été montré met en tout cas en évidence l’existence de méca-
libres, les Coptes, les Juifs et les Bédouins, les Barabira ou nismes précoloniaux de mise à distance ou de différenciation,
Nubiens, les esclaves et Africains subsahariens, les Abyssines qui n’auraient pas opéré sur le même mode que ceux qui vont
et les Takruri. Dans une autre catégorie se retrouvent tous les s’imposer pendant l’ère coloniale sous une forme plus systé-
musulmans et chrétiens nés dans d’autres pays et occasion- matique, globalisante et ouvertement institutionnalisée43 .
nellement les Takarna (du centre et ouest soudanais).

34 Par exemple le patronyme « Hamrouni » renvoyant à la grande 40 Sophie Ferchiou (dir.), Hasab wa nasab. Parenté, alliance
tribu du sud « Hamerna », est aujourd’hui autant porté par des et patrimoine en Tunisie, Paris, CNRS Éditions, 1992.
personnes « blanches » que « noires » ; ou encore les patronymes 41 Ce qui signifierait que le terme shushân·a ne se serait répandu
commençant par ‘atig X (affranchi de X). qu’après 1842.
35 Chef des eunuques du palais beylical et représentant des Noirs 42 Sur la labilité et subjectivité des considérations racialisantes,
de la régence de Tunis jusqu’au milieu des années 1880. il est intéressant de prendre en considération les mémoires relatives
36 A.N.T. Série historique, carton 44, dossier 504, doc. 3, 4. à d’autres esclavages intra-africains, leurs séquelles et avatars précisé‑
ment dans les sociétés où l’indice phénotypique ne peut être mobilisé
37 Il est difficile d’affirmer que le terme ‘abid renvoyait alors pour le maintien de frontières séparantes et où sont déployés des
uniquement au statut d’esclave ou si, comme c’est le cas aujourd’hui, critères tels que celui de la « pureté du sang ». Voir Kamara Ousmane,
il permettait déjà de désigner toute personne « noire ». « Les divisions statutaires des descendants d’esclaves au Fuuta Tooro
38 Ceci souligne une fois de plus l’antagonisme entre préceptes mauritanien », Journal des africanistes, tome 70, fascicule 1-2, p. 265-
d’islam qui interdisent formellement l’asservissent de musulmans 289 ; Ibrahima Thioub : « Stigmates et mémoires de l’esclavage en
et réalité des pratiques. Afrique de l’Ouest : le sang et la couleur de peau comme lignes
39 Terence Walz, « Sudanese, Habasha, Takarna, and Barabira : de fracture », FMSH-WP, n° 23, octobre 2012.
Trans-Saharan Africans in Cairo as Shown in the 1848 Census », in 43 Inès Mrad Dali, « Migrations et construction des identités
Terence Walz et Kenneth M. Cuno (dir.), Race and Slavery in the Middle minoritaires en Tunisie à partir de la fin du XIXe siècle : le cas des Noirs
East, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2010, p. 43-76. tunisiens d’origine "tripolitaine" », Civilisations, n° 68, 2019, p. 19-46.

46 RECHERCHE

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ESQUISSE D’UNE RÉFLEXION continuent voire s’intensifient depuis quelques années, une
SUR LA RACE appréhension précise des identités en place – ou en mouve-
ment pour être plus juste – manque terriblement, que ce soit
EN CONTEXTE TUNISIEN dans les débats publics, ou même dans le champ scientifique.
Les analystes vont plus fréquemment parler de « migrants sub-
Le rappel dans ce texte de certains cadres et faits historiques
sahariens », d’« Africains » et de « Noirs », de « uçfân » etc.,
confirme le fait incontestable qu’au moins depuis le xixe siècle,
sans véritablement identifier ceux dont il s’agit et pour les-
des populations étaient assujetties, violentées physiquement
quels on vise à mettre en place des cadres juridiques (de pro-
et psychologiquement sur la base de leurs traits chromatiques
tection ou de réglementation des modalités de séjour etc.).
ou leurs appartenances ethniques.
La présence d’une multitude d’identités et donc d’iden-
Or de quels outils théoriques dispose-t-on pour ana-
tifications comme Noir doit d’emblée interpeller, susciter les
lyser les mécanismes de racialisation en amont de tels traite-
interrogations et enrichir la réflexion sur les processus de
ments ? Évidemment ce qui est à craindre est la transposition
racialisation. Pourtant, il faut reconnaître que cet enchevê-
simpliste de logiques ou « repères » théoriques/pratiques
trement identitaire et ces particularismes historiques cryp-
ayant fait leurs preuves pour l’étude d’autres régions, mais
tent la réalité à saisir, s’érigent en obstacle à toute tentative
qui seraient ici inadaptés. Comment donc extraire et analy-
de lecture et d’analyse, et rendent le terrain quasi insaisis-
ser les rouages très complexes de cette société nord-africaine,
sable dans son intégralité pour et par les chercheurs qui sou-
sans tomber a contrario dans l’essentialisation de la popula-
haitent « extraire » ce que serait une conception locale de la
tion dite majoritaire et qui s’auto-perçoit aujourd’hui comme
« noirceur », sous-entendu de la « race noire44 », sans prendre
blanche ? Le péril est entre autres d’adopter par réaction une
en compte l’histoire relative à ces catégories « minoritaires45 ».
approche culturaliste en réduisant une réalité complexe et hété-
Pour Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart :
roclite à des interactions uniquement racistes, voire même de
prétendre que ce qui est, ou a été, caractéristique des relations La déconstruction de l’entité ethnique qu’appelle
en question, relève d’épisodes malgré tout bénins (esclavage l’approche constructiviste suppose de retracer les
doux et clément, relations fraternelles etc.). Aussi, puisqu’il circonstances (colonisation, nationalismes, urbani-
s’agit ici d’identifier des groupes d’individus en se fondant sation, etc.) qui, dans l’histoire de moyenne durée,
sur de soi-disant appartenances chromatico-culturelles et de ont produit les classifications, figé les frontières, sta-
catégoriser leurs interactions, il devient primordial de rappe- bilisé les ethnonymes permettant de découper ficti-
ler d’emblée que l’on ne peut définitivement pas catégoriser vement des ethnies46 .
de manière essentialiste les « acteurs » présents sur ce terrain
À ce sujet, alors que l’identifiant shushân·a permettait au
(« Arabes », « Africains »/« Noirs », « Berbères ») et ce qu’ils
xixe siècle de désigner les natifs du pays, il s’avère que s’il est
soient (auto-) perçus comme « Noirs » ou comme « Blancs » :
encore utilisé aujourd’hui, ce n’est que dans le sud du pays et
toutes les combinaisons sont possibles tant elles rendent
pour désigner une personne de phénotype noir ; or de nom-
compte de réalités sociohistoriques de ce pays nord-africain.
breuses études au xxe siècle avancent même, à tort, qu’il ne
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Dans le même ordre, dès nos premières observations
renvoyait au xixe siècle qu’au statut d’affranchi, abstraction
du terrain tunisien en 2003, sur la situation de la minorité
faite de son origine ou appartenance ou non au local47. Ainsi,
noire locale, nous avions été frappée par la diversité des patro-
faisant l’objet d’identifications imposées, qui érigent par effet
nymes et autres identifiants des individus qui en sont issus,
de miroir des formes d’auto-compréhension évoluant en rela-
patronymes qui sont, tantôt arabisés, tantôt assimilables à
tion dialectique avec elles, ces « groupes » auto-identifiés ou
un vocable d’origine subsaharienne (tels que Soudani, Borni,
identifiés par autrui n’ont au final rien d’originel ou d’absolu,
Kabbou, Louçif, Hamrouni, ’Abid Ghbonton, ’Atig Dali’, Shushân
comme le souligne notamment l’évolution des « caractéris-
etc.) ; ce qui d’emblée révélait une diversité identitaire et au
tiques » comprises dans ces identifiants : relevant à la fois de
moins une grande variété de trajectoires et d’histoires expli-
micropratiques de catégorisation et de classifications insti-
quant leurs présences en Tunisie. Cela était d’autant plus
tutionnelles, ils sont le produit de l’histoire. Et spécifique-
remarquable que, paradoxalement, toutes intradifféren-
ment d’histoires localisées et temporelles.
ciations dans l’identité minoritaire « Noirs tunisiens » était
absente du champ des considérations sociales locales. En
effet, rien ne semblait présent dans la mémoire locale pour
dire ou situer de telles différences, et ce au profit de la pré- 44 Shreya Parikh, « La construction et la constatation de la Blackness
autour de la Méditerranée : cas de la Tunisie et de la diaspora tunisienne
gnance de l’unique histoire esclavagiste.
en France », Le Carnet de l’IRMC, Tunis, 2021.
Pourtant, l’histoire, les histoires des présences noires
45 Diversité d’autant plus méconnue qu’il existe un manque prégnant
en Tunisie (comme dans toute la région nord-africaine) et de travaux « locaux » qui ne soient pas folklorisants sur la présence
les processus sociaux qui vont en découler, ne peuvent être « noire » en Tunisie et au Maghreb de façon générale. Les travaux de
chercheurs étrangers se font plus nombreux certes depuis les années
pensés sur les mêmes modes que les modèles européens, amé-
2010, mais restent insuffisants à couvrir la richesse historique et
ricains et donc atlantiques de mobilités des populations dites contemporaine de ce champ.
noires. Il est en effet primordial qu’une distinction soit défi- 46 Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart, « L’approche
nitivement opérée entre les entités « noir·es » et « esclaves », constructiviste de l’ethnicité et ses ambiguïtés », Terrains/Théories,
n° 3, 2015.
puisqu’autant l’autochtonie de ces populations que les immi-
47 Geneviève Bedoucha, « Un noir destin : travail, statuts, rapport
grations volontaires pour causes, entre autres, de guerre ou
de dépendances dans une oasis du Sud tunisien », in M. Cartier (dir.),
de facteurs économiques et/ou culturels, expliquent leur Le travail et ses représentations, Paris, Éditions des archives contem‑
présence dans ce pays. Et bien que de telles immigrations poraines, 1984, p. 77-122.

RACISATION ET ESCLAVAGES EN TUNISIE AU XIX E SIÈCLE 47

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Ainsi la question de la périodisation semble étroitement liée ethniques à l’échelle administrative, au niveau des lois exis-
au phénomène de racisation, que ce soit pour le saisir et le tantes, dans les recensements, ainsi que l’existence de lois plus
comprendre sur des temps courts, ou encore pour rendre directement antiracistes, non seulement inhibent mais per-
compte de la variabilité des moments de tension et de l’ac- mettent même des avancées en termes de dé-racialisation49.
centuation plus ou moins forte des discriminations et vio- Il y aurait aussi des moments clés de « redéfinition
lences raciales. Il est incontestable qu’il existe des variations des frontières raciales » (le fait d’être « blanc » et celui d’être
temporelles de la violence ethnique et raciale qui ne relève « noir » renvoient tous deux à des catégories historiquement
jamais d’une constante intensivité sur des périodes indéfi- créées et historiquement variables) et plusieurs moments où
nies48 ; car là encore, les facteurs économiques et politiques d’autres sortes de liens ont montré la possibilité de donner
jouant en faveur d’accentuations des processus de racialisa- naissance à d’autres types d’affiliation politique (l’identi-
tion à des périodes plus qu’à d’autres, ont un rôle détermi- fiant Shushân·a/Shuashîn pris en compte administrative-
nant. Et c’est aussi pour cette raison, qu’il est improductif ment, et qui bien qu’il soit corrélé à l’identité chromatique
voire absurde d’essayer de situer des origines – qui plus est de ceux qu’il désigne, s’attachait encore avant l’ère coloniale
culturelles – au racisme. à rendre compte d’une appartenance locale et donc d’un enra-
Dans cet ordre, on ne peut nier non plus l’impor- cinement commun).
tance des explications étatiques de la violence esclavagiste Enfin, relever ce critère de la périodicité et souligner
et raciste, qu’elles façonnent. L’actualité du printemps 2023 l’existence d’une variété d’identifiants/identités interdé-
était une parfaite illustration de la puissance déferlante que pendants des cadres spatiotemporels sur le terrain tunisien
peut avoir la seule parole du plus haut symbole du pouvoir permet de ne pas occulter les « autres formes plus lâches d’af-
politique sur la population : un effet immédiat de déchaîne- finité et de communalité50 » et les volontés de leur insuffler
ment d’actes dénotant une « violence totale » inouïe. une existence. 🔗
Ainsi des épisodes temporels vont se caractériser par
des violences massives, non pas généralisables à tout un terri- Inès Mrad Dali,
toire ou un peuple, mais se prévalant d’une impunité (sécuri- historienne et anthropologue,
taire, judiciaire, politique, médiatique) donnant l’impression Centre d’histoire de Sciences Po
qu’elles le sont. Au cours d’autres moments, ceux de « basse et faculté des lettres des arts
tension raciale », des actes de violence persistent mais sont et des humanités de la Manouba-Tunis
rares, épars et isolés, latents ou alors symboliques, mais (FLAHM).
tentant toujours malgré une certaine « pudeur » de mainte-
nir les populations racisées à distance, au ban de la société
et en position d’infériorité ; car alors l’affichage d’un égali- 49 Il y a encore deux ans, la Tunisie commençait à entrevoir
les premiers impacts positifs de la loi antiraciste votée en 2018, avec
tarisme institutionnel officiel et l’absence de catégorisations
notamment le recours judiciaire pour l’obtention d’un changement
48 Sur ce sujet voir, Ashutoch Varshney, Ethnicity and Ethnic Conflict, de patronyme d’un descendant d’esclave, et qui sera, pour la première
fois accepté par l’instance judiciaire.
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Londres, « The Oxford Handbook of Comparative Politics », Oxford
University Press, 2009. 50 Brubaker, art. cité, p. 17.

48 RECHERCHE

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