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De Gaulle et le jeu divin du héros.

Une théorie de l'action


[L]'homme de caractère confère à l'action sa noblesse ; sans lui
morne tâche d'esclave, grâce à lui jeu divin du héros.
Jean-Baptiste Decherf
Dans Raisons politiques 2007/2 (n° 26) , pages 217 à 233
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724630787
DOI 10.3917/rai.026.0217
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varia
JEAN-BAPTISTE DECHERF

De Gaulle et le jeu divin du héros.


Une théorie de l’action
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[L]’homme de caractère confère à l’action sa noblesse ; sans lui morne tâche
d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros 1.

ue fait l’idée d’une divinité de l’héroïsme sous

Q la plume d’un homme aussi croyant que de


Gaulle ? Le héros, dans la tradition chrétienne,
est humble. Un preux chevalier ne joue pas, ne cherche pas à se
déifier ; il sert, modestement. Parler d’une divinité du héros, c’est
revenir à Homère, au temps où des guerriers tous plus ou moins
liés à l’Olympe s’affrontaient sans idéal à défendre, sans rien d’autre
à affirmer qu’eux-mêmes, comme par jeu. C’est en d’autres termes
s’enivrer d’une esthétique plutôt nietzschéenne que chrétienne.
L’homme du 18 juin aurait-il écrit ces lignes sous l’influence de la
philosophie qui se veut la plus contraire à sa foi ? De Gaulle n’a
semble-t-il pas lu Nietzsche 2 ; et pour le peu qu’on en sait, il ne
l’aimait pas particulièrement 3. Si quelque chose de « nietzschéen »

1. Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, in Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée et autres écrits,
Paris, Plon, 1999, p. 168.
2. Cf. Jean Touchard, Le gaullisme, Paris, Seuil, 1978, p. 27. On notera le silence du
Dictionnaire De Gaulle (Claire Andrieu, Philippe Braud et Guillaume Piketty (dir.),
Paris, Robert Laffont, 2006) sur cette question, qui contraste avec la quantité d’infor-
mations fournies sur le rapport de De Gaulle à Bergson.
3. Lire, pour s’en convaincre, La discorde chez l’ennemi, in Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée

Raisons politiques, no 26, mai 2007, p. 217-234.


© 2007 Presses de Sciences Po.
218 – Jean-Baptiste Decherf

se dégage de l’éloge gaullien de l’action, c’est dans le cadre de sa


pensée personnelle qu’il faut en chercher l’origine.
À la source du divin que de Gaulle prête à l’héroïsme se trouve
l’idée qu’il relève d’hommes exceptionnels, de moments à part, et
se situe en rupture radicale avec le cours ordinaire de la vie terrestre.
La théorie gaullienne de l’action repose sur une double distinction
entre l’ordinaire et l’extraordinaire. Elle oppose d’abord à l’homme
du commun l’individu d’exception, celui qui, dans le sens noble
du terme, agit. Si, selon les propres termes de De Gaulle, le désir
d’affronter seul le destin est la passion qui caractérise la nature de
chef 4, il n’y a que lui qui soit vraiment acteur. Suivre, dans cette
optique, n’est pas agir, mais plutôt s’abriter, laisser à un autre la
tâche de faire face à l’adversité et aux questions fatidiques qu’elle
soulève. La pensée gaullienne oppose d’autre part la médiocrité de
la vie quotidienne à la sublimité des grands moments d’héroïsme
et d’exaltation. L’extraordinaire commence lorsque le peuple entre
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en contact avec celui qui est fait pour le commander. Deux tableaux
de cet instant de révélation semblent s’opposer dans l’œuvre écrite
de De Gaulle. Le premier, dominant dans les Mémoires de guerre,
est plein d’un romantisme du chef proche de celui de Carlyle. Il
montre un héros extralucide, affrontant un destin dont lui seul
entend l’appel, dévoilant au peuple les réalités supérieures qu’il est
en temps normal seul à percevoir, soulevant son enthousiasme et
hissant les consciences au-delà de toute quotidienneté. Le second,
dominant dans le Fil de l’épée, rappelle davantage le monde désen-
chanté de la psychologie des foules, où le chef, loin de gagner le
peuple grâce à la force de fascination de sa révélation, domine par
la seule mécanique de la suggestion. Ce que dévoile l’extraordinaire
n’est plus alors une réalité suprasensible telle la France éternelle,
mais plus sobrement l’instinct de soumission des masses à ceux que
la nature a doté du « prestige ».
Par le mélange qu’elle opère entre des représentations opposées
du chef et de son rôle, cette célébration de l’action héroïque comme
rupture avec le quotidien, affranchissement de toute régularité, a
quelque chose d’un ovni intellectuel. Lorsque de Gaulle donne dans
l’idéalisme romantique, son héros est presque un prophète, un
homme chargé de montrer au peuple ce que sa vue n’atteint pas. Le

et autres écrits, op. cit., p. 22 (passage sur le désastreux « nietzschéisme » des généraux
allemands).
4. Ch. de Gaulle, Mémoires, Paris, Gallimard, 2004, p. 27.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 219

divin de l’héroïsme, quand il se fait plus lebonien et naturaliste,


devient tout autre chose. Une certaine façon récurrente de magnifier
l’instinct et la force n’est pas exempte de tonalités nietzschéennes. Il
arrive même à de Gaulle, lorsqu’il oublie l’idéal pour lequel le héros
doit combattre, de célébrer la lutte indépendamment de son but,
comme si elle constituait une fin en soi, un jeu. Derrière ces appa-
rences contradictoires, la théorie gaullienne de l’action cache une
cohérence qui peut surprendre, et qui interdit de la réduire à un
amalgame irréfléchi des modes intellectuelles de son époque.

Apparences leboniennes

En 1952, M. Mannoni notait, après avoir lu Le Fil de l’épée,


un curieux emprunt : « Le général de Gaulle a repris cette idée [du
chef] presque mot pour mot. Tout décrié qu’il soit, Le Bon a été
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beaucoup pillé 5. » De Gaulle emprunte effectivement dans son livre
à la gloire de « l’homme de caractère » l’essentiel des thèses de Le
Bon, tendant notamment à considérer la suggestion comme le fait
élémentaire et irréductible expliquant tous les mystères de la domi-
nation. Comme le père de la psychologie des foules, il entend pro-
fiter de la crise que l’autorité est réputée traverser pour en saisir
l’essence. Cette crise correspond à une évolution par laquelle le
principe d’autorité s’adapte à la modernité. Le diagnostic des deux
auteurs est le même : l’autorité traditionnelle, attachée à la fonction,
est en passe d’être remplacée par la suggestion pure, qui permettra
aux chefs de se faire obéir des masses par la seule force de leur
personnalité, de plus en plus indépendamment des cadres établis.

Pour de Gaulle comme pour Le Bon, la magie du social tient


en un mot : le prestige. Ce dernier définit celui attaché à certains
hommes comme quelque chose d’« inexplicable » :
(...) une faculté indépendante de tout titre, de tout autorité,
que possède un petit nombre de personnes, et qui leur permet
d’exercer une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les
entourent 6 [...].

5. M. Mannoni, Conditions psychologiques d’une action sur les foules, C. E. Nancy, 1952,
p. 62, repris de Serge Moscovici, L’Âge des foules, Bruxelles, Complexe, 1985.
6. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 76-78.
220 – Jean-Baptiste Decherf

De Gaulle marque le même respect devant le mystère de l’auto-


rité, reconnaissant son caractère insondable :
Fait affectif, suggestion, impression produite, sorte de sympa-
thie inspirée aux autres, le prestige dépend, d’abord, d’un don élé-
mentaire, d’une aptitude naturelle qui échappe à l’analyse. Le fait
est que certains hommes répandent, pour ainsi dire de naissance,
un fluide d’autorité dont on ne peut discerner au juste en quoi il
consiste et dont même on s’étonne parfois tout en subissant ses
effets. Il en va de cette matière comme de l’amour, qui ne s’explique
sans l’action d’un inexprimable charme 7.

Cet « empire sur les âmes » (de Gaulle) permet à l’autorité du


chef de dépasser celle associée à sa fonction, d’échapper aux cadres
des dominations traditionnelle et rationnelle-légale :
[I]l ne suffit pas au chef de lier les exécutants par une obéis-
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sance impersonnelle. C’est dans leurs âmes qu’il lui faut imprimer
sa marque vivante. Frapper les volontés, s’en saisir, les animer à se
tourner d’elles-mêmes vers le but qu’il s’est assigné, grandir et
démultiplier les effets de la discipline par une suggestion morale qui
dépasse le raisonnement, cristalliser autour de soi tout ce qu’il y a
dans les âmes de foi, d’espoir, de dévouement latents, telle est cette
domination 8.

Si le prestige, tel qu’il est réifié dans le Fil de l’épée, se voit


attribuer une existence indépendante des situations dans lesquelles
il se manifeste, l’objet sur lequel il s’exerce le plus pleinement est
une masse humaine désorganisée. De Gaulle prête à la foule la
psychologie la plus primaire. Elle est d’après la théorie lebonienne
le lieu où chaque homme connaît une régression semblable à celle
de l’hypnose. Son esprit y est dominé par l’inconscient collectif,
qui, ne laissant aucune place aux facultés critiques, livre l’individu
à tous les emportements, pour le meilleur comme pour le pire.
Imprégné de cette vision, de Gaulle considère que c’est par les sens,
plutôt que par l’esprit, que le meneur peut atteindre la masse : « on
ne remue pas les foules autrement que par des sentiments élémen-
taires, de violentes images, de brutales invocations 9 ». Conforme
sur ce point encore à Le Bon, il pense que la foule n’a d’unité que

7. Ch. de Gaulle, Le Fil de L’épée, op. cit., p. 180.


8. Ibid., p. 160.
9. Ibid., p. 146.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 221

par son chef. Sans un meneur, elle est dominée par ses tendances
divergentes et cesse d’exister : « privée d’un maître, elle a tôt subi
les effets de sa turbulence 10. » La panique, conçue par la psychologie
lebonienne comme la tendance naturelle de la foule à se disperser
dès que son maître n’en tient plus les rênes, est présentée par de
Gaulle comme un phénomène de contagion n’ayant pour antidote
que le prestige :
En face de l’action, la foule a peur, l’appréhension de chacun
s’y multiplie à l’infini de toutes les appréhensions des autres. [...]
C’est pourquoi l’énergie du chef affermit les subordonnés comme
la bouée de sauvetage rassure les passagers du navire 11.

L’idée d’une énergie que répandrait le chef, comme celles de


magnétisme ou de fluide d’autorité, sont autant de notions qui,
loin d’éclairer le mystère de l’autorité, le laissent entier.
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Apparences nietzschéennes

« Si une chose n’est pas évangélique, c’est l’idée de héros 12 »,


disait Nietzsche. Le philosophe s’oppose par là à l’idée romantique
selon laquelle le héros pourrait dévoiler une transcendance, être le
porteur d’une révélation. Ce qu’il admire dans l’héroïsme est de
l’ordre de l’immanent : la vie, la « grande santé », dont l’homme
qui lutte est la pleine expression. Parce qu’elle réveille la force et la
créativité humaine, l’action, la vraie, vaut en elle-même, indépen-
damment du but qu’elle poursuit, par-delà le bien et le mal. De
Gaulle, notamment lorsqu’il reprend le naturalisme désenchanté de
la psychologie des foules, est conduit à une célébration du combat
étonnement proche : c’est en tant que paroxysme de la vie que vaut
l’action de l’homme supérieur. L’idée d’une valeur en soi de
l’héroïsme, d’une dose de divin qui lui serait inhérente, met de
Gaulle sur la pente d’un immoralisme qui peut surprendre.

Parmi les textes qui tendent à magnifier l’action indépendam-


ment de son but, de l’idéal qui la stimule, on peut tout d’abord
citer l’éloge de la force que fait de Gaulle dans le Fil de l’épée.

10. Ibid., p. 183.


11. Ibid.
12. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Œuvres, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 1064.
222 – Jean-Baptiste Decherf

Celle-ci ne vaut pas en tant que moyen pour une fin, mais en tant
qu’elle est inséparable de la vitalité et de la créativité humaine :
Sans la force, en effet, pourrait-on concevoir la vie ? Qu’on
empêche de naître, qu’on stérilise les esprits, qu’on glace les âmes,
qu’on endorme les besoins, alors, sans doute, la force disparaîtra
d’un monde immobile 13.

La stérilité des esprits serait donc le prix de la paix ; Nietzsche


n’aurait pas renié une telle phrase. La même idée d’une valeur en
soi de la force a été exprimée devant Alain Peyrefitte, qui rapporte
cette phrase : « Le combat, c’est la vie. On a besoin d’adversaires
pour exister 14. » On pourrait encore, entre autres exemples d’une
célébration de la puissance confinant à l’immoralisme, citer le
« Quel grand peuple ! », lâché sur les ruines de Stalingrad, à propos
des Allemands 15.
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L’héroïsme, parce qu’il révèle la vitalité inhérente au jeu de la
force, est un spectacle sublime. Les grands sont ceux qui ont compris
la valeur esthétique de l’action, et qui savent en jouer. De Gaulle
présente Churchill comme un de ces « exceptionnels artistes » –
façon de dire qu’il est lui-même un artiste, et que les artistes se
comprennent entre eux 16. Ce que recherchent les hommes de cette
trempe est la grandeur, notion irréductible au bon, à l’utile, que de
Gaulle définissait comme un dépassement de soi 17. Celle-ci n’est
pas seulement la dose de sublime parachevant l’action ; elle peut
en être la seule justification. Ainsi de Gaulle dit-il de Napoléon,
malgré son triste bilan :
[F]aut-il compter pour rien l’incroyable prestige dont il
entoura nos armes ? [...] des foules, venues de tous points du monde
rendent hommage à son souvenir et s’abandonnent, près de son
tombeau, au frisson de la grandeur. Tragique revanche de la mesure,
juste courroux de la raison ; mais, prestige surhumain du génie et
merveilleuse vertu des armes 18 !

13. Ch. de Gaulle, Le Fil de L’épée, op. cit., p. 146.


14. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 496.
15. Ibid., p. 77.
16. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 790.
17. « [La grandeur], c’est le chemin qu’on prend pour se dépasser. » (A. Peyrefitte, C’était
de Gaulle, op. cit., p. 683).
18. Ch. de Gaulle, La France et son armée, in Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon,
1999, p. 421-422.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 223

La sublimité de l’action est ici presque une fin en soi, une


justification valant quel que soit le résultat. Mais que dire du de
Gaulle évoquant la « sombre grandeur » du nazisme et celle du
projet fasciste de ressusciter la Rome antique 19 ? De celui qui
emploie le mot « querelle » pour qualifier le combat de Mussolini
aussi bien que le sien (querelle n’est pas synonyme de jeu, mais s’en
rapproche par l’idée de futilité) 20 ? Ne confesse-t-il pas une certaine
sympathie pour ses ennemis vaincus 21 ? Une compréhension sem-
blable à celle que les « artistes », les esthètes de la grandeur, en leur
conscience intime, éprouvent les uns pour les autres ? Certes, de
Gaulle, n’était pas fasciste. Ses déclarations sur l’horreur du système
qu’il qualifie de « totalitaire 22 » et ses « crimes qui font honte au
genre humain 23 » sont sans ambiguïté. Sa discrète compassion pour
Mussolini et Hitler autorise cependant à penser qu’il a vu en leurs
« querelles » la version dégénérée d’une quête de grandeur qu’il ne
saurait en elle-même désapprouver.
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Profondeurs carlyliennes

Si le jeu entre le chef et la foule n’est qu’une mécanique natu-


relle, celle du prestige, il ne peut être magnifié que comme
paroxysme de la vie et de sa beauté. Si en revanche quelque chose
de céleste intervient dans cette interaction, l’esthétisation retourne
au modèle romantique du peuple éclairé par la révélation d’un chef
génial. Par là même, le jeu cesse d’être un jeu, et prend la valeur
d’un moyen pour une fin supérieure. Voilà ce qu’ajoute de Gaulle
à Le Bon : ramener dans le naturalisme de la psychologie des foules
le type romantique du grand homme inspiré, celui qui perçoit une
« seconde profondeur des choses » (Carlyle) 24 et ouvre au peuple
les portes du suprasensible. Tout ce qu’il y a de lebonien dans Le
Fil de l’épée, la mécanique de suggestion par le prestige, n’est possible

19. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 758-761.


20. Ibid., p. 758.
21. Dans le même passage, de Gaulle parle, non sans une certaine compassion, des
« larmes » (supposées) de Hitler au moment de sa chute.
22. Ibid., p. 1011.
23. Ibid., p. 764.
24. Thomas Carlyle, Les Héros, Paris, Éditions des deux mondes, 1998. Voir par exemple
page 102, où le héros est décrit comme celui capable de percevoir l’infini que Dieu
a dissimulé derrière le voile des apparences.
224 – Jean-Baptiste Decherf

que dans la mesure où le chef a su montrer qu’il était un homme


connecté à un ordre de réalité supérieur, un « grand esprit reli-
gieux », comme disait Malraux du Général 25.

La foule, dans la théorie lebonienne, a sa propre dynamique,


des « lois » qui lui sont propres, une « âme » bien à elle, et surtout
une force hypnotique inhérente, efficace indépendamment de celle
du chef. Bien qu’il affirme que les masses ne sont rien sans leur
maître et disserte sur leur féminité passive, c’est toujours vers leur
bouillonnement interne que Le Bon oriente le regard, laissant la
psychologie personnelle du meneur dans l’ombre. Avec de Gaulle,
c’est l’inverse. Conforme à la tradition romantique, il affirme que
c’est dans sa conscience, dans son inspiration particulière, que
l’essentiel se joue.
[T]ous les grands hommes d’action furent des méditatifs. Tous
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possédaient, au plus haut point, la faculté de se replier sur eux-
mêmes, de délibérer au-dedans 26.

Ce que le chef atteint par sa méditation, ce qu’il voit et que


les autres ignorent, ne relève pas du rationnel, mais d’une ineffable
intuition, d’un contact plus intense avec les choses :
Les grands hommes de guerre ont toujours eu, d’ailleurs,
conscience du rôle et de la valeur de l’instinct. Ce qu’Alexandre appelle
son « espérance », César sa « fortune », Napoléon son « étoile »,
n’est-ce pas simplement la certitude qu’un don particulier les met, avec
les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours 27 ?

Ce n’est donc pas par hasard, contrairement à ce qu’en pense


Le Bon, que l’espoir de la foule se tourne vers untel plutôt qu’un
autre. Il existe dans l’esprit de l’homme du commun un sens, qui
de manière immédiate et presque miraculeuse, permet la reconnais-
sance du porteur de ce don de voir plus loin :
Souvent, d’ailleurs, pour ceux qui en sont fortement doués,
cette faculté transparaît au travers de leur personne. Sans que leurs
gestes et leurs paroles aient rien, en soi, d’exceptionnel, leurs

25. André Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 108.
26. Ch. de Gaulle, Le Fil de L’épée, op. cit., p. 155.
27. Ibid., p. 154-155.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 225

semblables éprouvent à leur contact l’impression d’une force natu-


relle qui doit commander aux évènements 28.

C’est là la conception du lien héroïque de Carlyle que reprend


de Gaulle, celle d’un héros qui, en vertu de son génie, d’une
connexion intime avec les forces invisibles du monde, détient le « don
des cieux » d’« envelopper dans son rayonnement toutes les âmes »,
d’entretenir avec le reste de l’humanité une « relation divine » 29.
L’idée qu’il n’y a pas de suggestion possible sans une supério-
rité spirituelle du chef est le nœud de la divergence entre Le Bon
et de Gaulle. Le premier passait pour le Machiavel des temps
modernes, un maître dans l’art de l’illusion, laissant espérer aux
hommes dépourvus de génie qu’ils pourraient, moyennant un peu
de savoir-faire et un minimum d’intuition, devenir de grands mani-
pulateurs de foules. Rien n’est en revanche possible du point de
vue gaullien sans le préalable que constitue le don d’une lucidité
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supérieure. C’est du même coup avec Nietzsche que rompt de
Gaulle, introduisant dans sa célébration de l’action l’idée que
l’héroïsme, loin de se réduire à l’expression de la force et de la
vitalité, commence par la vérité d’une inspiration. Le véritable jeu
du héros, celui qui se fonde sur une profonde vérité, est décrit dans
les Mémoires de Guerre comme irrésistible :
Le but allait être atteint parce qu’il s’inspirait d’une France
qui resterait la France pour ses enfants et pour le monde. Or, en
dépit des malheurs subis et des renoncements affichés, c’est cela qui
était vrai. Il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité 30.

C’est ce tableau de l’autorité tirée d’une révélation que peint


le Général dans ses Mémoires de guerre : l’histoire d’un homme doté
d’une « certaine idée », ayant saisi derrière les apparences l’essence
de la France éternelle là où les autres restaient aveugles ; un homme
élevé « hors de toutes les séries » par une mission providentielle, et
qui, parce qu’il personnifie l’idéal, obtint des autres une allégeance
sans pareil. De Gaulle raconte à plusieurs reprises la façon dont le
peuple a reconnu la profonde inspiration dont il était porteur,
voyant en lui l’« incarnation » de quelque chose qui le dépassait :

28. Ibid.
29. T. Carlyle, Les Héros, op. cit., p. 24.
30. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 677.
226 – Jean-Baptiste Decherf

[L]’émotion enthousiaste que je venais de rencontrer, je la


retrouverais toujours, en toutes circonstances, dès lors que la foule
serait là [...]. Le fait d’incarner pour mes compagnons le destin de
notre cause, pour la multitude française le symbole de son espérance,
pour les étrangers la figure d’une France indomptable au milieu des
épreuves, allait commander mon comportement et imposer à mon
personnage une attitude que je ne pourrais plus changer. Ce fut
pour moi, sans relâche, une forte tutelle intérieure en même temps
qu’un joug bien lourd 31.

Le plan du livre dit parfaitement le mouvement allant de la


révélation jusqu’à la reconnaissance et la victoire de son dépositaire :
l’« Appel », l’« Unité », le « Salut ». Un vocabulaire bien peu
nietzschéen...

Il reste que le prestige des hommes qui voient plus loin, à


supposer qu’on l’ait, nécessite d’être travaillé. De Gaulle avoue que
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malgré son don, malgré son inspiration, il lui a fallu tenir un rôle
qui n’était pas tout à fait lui, user d’une théâtralité qui souvent fut,
confesse-t-il, un « joug bien lourd ». Le travail nécessaire à la
construction d’une autorité était déjà dépeint dans le Fil de l’épée :
[S]’il entre dans le prestige une part qui ne s’acquiert pas, qui
vient du fond de l’être et varie avec chacun, on ne laisse d’y discerner
aussi certains éléments constants et nécessaires. On peut s’assurer de
cela, ou du moins, les développer. Au chef, comme à l’artiste, il faut
le don façonné par le métier 32.

C’est donc l’art de jouer le rôle de l’inspiré que de Gaulle


entend apprendre au lecteur du Le Fil de l’épée. La distance et le
mystère sont conçus comme le moyen d’imposer aux hommes le
sentiment d’une profonde supériorité :
Et, tout d’abord, le prestige ne peut aller sans mystère, car on
révère peu ce que l’on connaît trop bien. Tous les cultes ont leurs
tabernacles et il n’y a pas de grand homme pour ses domestiques 33.

L’attitude recommandée à l’homme de caractère pour


apporter à ses subordonnés le « souffle venu des sommets »

31. Ibid., p. 114.


32. Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 180.
33. Ibid., p. 181.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 227

ressemble à celle du sage : montrer qu’on pense plus profondément


mais sans dire quoi.
Rien ne rehausse mieux l’autorité que le silence, splendeur des
forts et refuge des faibles, pudeur des orgueilleux et fierté des hum-
bles, prudence des sages et esprit des sots 34.

Un cas n’est cependant pas traité par de Gaulle : celui où le


chef, au lieu de borner son jeu théâtral à augmenter la visibilité de
son don, le simulerait tout à fait. La possibilité est envisagée par
Carlyle, pour qui le charlatanisme, s’il peut bien susciter quelques
apparences du lien d’autorité héroïque, ne parvient jamais à engen-
drer la vraie foi 35. De Gaulle, avec sa théorie de la reconnaissance
magique par la foule du dépositaire du don, n’aurait pas pu dire
autre chose.
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Le divin de l’action

L’idéalisme qu’introduit de Gaulle dans la mécanique lebo-


nienne du prestige interdit de réduire sa célébration de l’héroïsme
à un naturalisme teinté de nietzschéisme. Il y a quelque chose dans
ce que l’action du héros révèle qui dépasse la nature sensible. C’est
bien comme pleine expression de la vie que de Gaulle loue
l’héroïsme, la force et la créativité que le chef y déploie, mais ce
paroxysme vital n’est divin qu’en tant qu’il dévoile des réalités
cachées : ce que le monde contient d’éternel, d’idéel, derrière le flux
des apparences, mais aussi la profondeur de l’homme, l’élan créateur
qui est en lui. Quelque part entre un idéalisme d’un genre bien
particulier et un bergsonisme revendiqué se trouve la source du
culte gaullien du héros.

De Gaulle est un idéaliste, quelqu’un qui a vécu sa vie entouré


de tout un arrière-monde visible de lui seul, sûr de connaître une
profondeur des choses ignorée des autres, à commencer par cette
France éternelle dont il avait une « certaine idée ». Il est cependant
un idéaliste hétérodoxe, le seul à concevoir le mouvement comme
condition de dévoilement du stable. Là où Platon ne voyait que la

34. Ibid.
35. T. Carlyle, Les Héros, op. cit., p. 27.
228 – Jean-Baptiste Decherf

méditation pour accéder aux vraies réalités, il propose l’héroïsme.


La révélation de ce qui est éternel n’intervient d’après lui que dans
les moments d’exception, ceux où tout est en mouvement, où
l’ordre figé de la médiocrité est subverti par l’imminence du danger.
Fidèle à une longue tradition romantique, de Gaulle abhorre le
quotidien, le concevant comme un temps ou l’essentiel est oublié,
où les choses dérivent loin de leur nature. C’est d’abord l’ordre
véritable de la société qu’il dissimule, celui qui oppose les natures
de chef à celles de suiveurs. Dans le Fil de l’épée, le cours habituel
de la vie est dépeint comme le règne de la séduction et de l’intérêt,
un monde faux où l’homme de caractère est mal à l’aise et rejeté :
Vis-à-vis des supérieurs, le train ordinaire des choses le favorise
mal. Assuré de ses jugements et conscient de sa force, il ne concède
rien au désir de plaire. [...] « Orgueilleux, indiscipliné », disent de
lui les médiocres, traitant le pur-sang dont la bouche est sensible
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comme la bourrique qui refuse d’avancer 36.

Immanquablement, une fois l’heure venue, l’ordre profond de


la nature se rétablit :
Au dessous de lui, on murmure de sa hauteur et de ses exi-
gences. Mais, dans l’action, plus de censeurs ! Les volontés et les
espoirs s’orientent vers lui comme le fer vers l’aimant. Vienne la
crise, c’est lui que l’on suit, qui lève le fardeau de ses propres bras
[...] 37.

On trouve plus bas dans le texte une autre description de ce


retour à la vraie hiérarchie :
Mais, que les évènements deviennent plus graves, le péril plus
pressant, que le salut commun exige tout à coup l’initiative, le goût
du risque, la solidité, aussitôt change la perspective et la justice se
fait jour. Une sorte de lame de fond porte au premier plan l’homme
de caractère 38.

Cette réorganisation spontanée du social en fonction de la


nature de chacun provient des forces invisibles du psychisme.
Celles-ci ne manquent jamais de se manifester lorsque la situation
l’exige :

36. Ibid., p. 169-170.


37. Ibid., p. 169.
38. Ibid., p. 170.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 229

Ce recours unanime au Caractère, quand l’évènement


l’impose, manifeste l’instinct des hommes. Tous éprouvent, au fond,
la valeur suprême d’une pareille puissance 39.

L’extraordinaire, outre l’instinct profond et la nature véritable


des hommes, dévoile les réalités supérieures habituellement cachées.
L’idéel y devient visible, évident à tous. De Gaulle associe le quo-
tidien aux divisions artificielles, au règne des partis. L’« unité », est
en revanche la vérité profonde qui émerge chaque fois que l’urgence
impose au peuple de revenir à ses sentiments enfouis. Autour du
chef, ralliant à lui « comme le fer attire l’aimant », c’est la nation
qui reparaît. « La France redevient la France », disait le Général
après son retour au pouvoir, avec son habituel goût pour les tau-
tologies. Grâce à la crise algérienne, au fond du chaos, l’idéal avait
reparu, incarné en un homme qui, après quatorze années d’égare-
ment de son peuple loin de l’essence éternelle de la nation, allait le
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ramener, soudain décillé, sur le chemin de son véritable destin. Les
Mémoires de guerre regorgent de descriptions de ces moments de
communion sur lesquels plane le fantôme de la France. C’est le
moment où « l’accord des âmes fait déferler une vague de joie 40 »,
où passe sur la foule la « houle de l’enthousiasme 41 », celui où,
par-delà les acclamations, « on dirait que l’histoire nous sourit 42 »,
comme si elle était présente. Si de Gaulle évoque tant ces images
de soudaines révélations collectives, c’est parce qu’il voit en elles la
confirmation de la légitimité illégale à laquelle il aspire, celle fondée
sur les vraies réalités :
Une espèce de marée des volontés et des sentiments consacrait
cette légitimité profonde, qui procède du salut public et que, tou-
jours, reconnut la France au fond de ses grandes épreuves, quelles
que fussent les formules dites « légales » du moment 43.

Voilà comment de Gaulle « dépasse » le nietzschéisme : il aime


le jeu chaotique de la puissance, tout ce qui rappelle la mer déchaînée
(métaphore récurrente dans ses textes), mais seulement dans la
mesure où les jours de tempête permettent la résurgence des eaux
profondes, laissent paraître le stable à travers le mouvement, rendent

39. Ibid.
40. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 278.
41. Ibid., p. 309.
42. Ibid., p. 575.
43. Ibid., p. 385.
230 – Jean-Baptiste Decherf

visible à tous ce que le vrai chef était auparavant seul à discerner. Au


fond du chaos, révélation du suprasensible : c’est la formule d’une
spiritualité, mais d’une spiritualité de l’action.

On a parfois dit que le Général voyait les Français sur le


modèle des Hébreux 44 : peuple exceptionnel, porteur d’une mission
sans pareil, mais sans cesse indigne de lui-même, oublieux de son
lien privilégié avec le transcendant par la faute de ses mauvais pen-
chants « gaulois 45 ». De Gaulle concevait de fait son rôle sur un
modèle assez prophétique : révéler, donner à voir ce que l’homme
du commun, n’ayant pas reçu un « appel venu du fond des âges »,
ne peut trouver par lui-même. Encore faut-il pour cela s’adresser à
ce qu’il y a de sain dans le peuple plutôt qu’à tout ce qui « grouille,
grenouille et gribouille », autrement dit tous ceux à qui l’ordre faux
du quotidien profite. Le Général raconte la difficile réception de
ses allocutions dans les Mémoires d’espoir :
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[J]e m’efforce [...] de rassembler les cœurs et les esprits sur ce
qui leur est commun, de faire sentir à tous qu’ils appartiennent au
même ensemble, de susciter l’effort national. [...] Mais ensuite, dans
les milieux de l’information, s’élève, à côté du chœur modeste des
voix favorables, le bruyant concert du doute, de la critique et du
persiflage stigmatisant mon « autosatisfaction ». Par contre, il se
découvre que, dans les profondeurs nationales, l’impression produite
est que : « C’est du sérieux ! », que : « De Gaulle est bien toujours
pareil ! », que : « Ah ! tout de même ! la France, c’est quelque
chose ! » L’effet voulu est donc atteint, puisque le peuple a levé la
tête et regardé vers les sommets 46.

Mais, de Gaulle l’avoue, les temps ordinaires jouent contre lui,


et la petite intuition fugace des choses éternelles qu’il espère trans-
mettre au peuple des Trente glorieuses n’est pas grand-chose au
regard de la lumière aveuglante qui frappait les esprits dans les temps
héroïques de la Résistance. Hors de l’urgence, il ne peut éternelle-
ment se « substituer aux Français », combattre « l’antique propension

44. Stanley et Inge Hoffmann, De Gaulle, artiste de la politique, trad. de l’angl. par Pierre
Rocheron, Paris, Seuil, 1973, p. 42 (The Will to Grandeur : De Gaulle as Political
Artist, New York, Daedalus, 1968).
45. Sur la signification du terme gauloiserie, voir Maurice Agulhon, De Gaulle, Histoire,
symbole, mythe, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2001, et Ch. de Gaulle, Mémoires,
op. cit., p. 1036 et 1147.
46. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1134.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 231

française à se disperser » 47. Les Mémoires d’espoir racontent la prési-


dence comme une période de lutte contre le retour aux mauvaises
habitudes, celles dont il avait déjà déploré la victoire en 1946 :
Sur la pente que gravit la France, ma mission est toujours de
la guider vers le haut, tandis que toutes les voix d’en bas l’appellent
sans cesse à redescendre 48.

Maintenir l’extraordinaire alors qu’il était devenu comme hors


de propos ; telle était l’impossible tâche que de Gaulle a voulu
affronter durant les dernières années de son règne. Sans doute y
a-t-il là la cause profonde de sa fuite en avant vers le spectaculaire,
le dramatique, sa volonté de faire de tous les dossiers une question
de vie ou de mort pour la France. L’extraordinaire, cependant, ne
se décrète pas ; et on ne peut indéfiniment le simuler. « Il n’y a
plus rien d’héroïque à faire », confesse le Général à son entourage
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en janvier 1968. C’était avouer qu’il luttait en vain contre le retour
de l’ordre du quotidien, que son temps allait bientôt finir.

On peut enfin ajouter que de Gaulle, en certains passages, se


rapproche de la conception bergsonienne du héros. Ce ne sont plus
alors des idéalités enfouies que révèle son action, mais le principe
même de la vie, dont il est l’expression la plus pure. De Gaulle a
dit devoir à Bergson sa philosophie de l’action 49. Probablement
tient-il du philosophe une part de son vocabulaire : le thème de
l’appel, si central dans les Mémoires de Guerres, pourrait avoir pour
origine la section des Deux sources de la morale et de la religion 50
intitulée « L’appel du héros ». Le livre, publié en 1932, la même
année que Le Fil de l’épée, est un monument du romantisme du
chef. N’étant pas idéaliste, Bergson ne situe pas le génie du chef
dans un lien privilégié avec les réalités supérieures, mais dans une
intime connexion avec la force créatrice de l’univers, qu’il appelle
non sans citer Spinoza la « nature naturante 51 ». C’est le héros qui
par son intervention rappelle l’humanité au mouvement, au progrès
moral, alors que son inertie naturelle la porte à se figer. De Gaulle,

47. Ibid., p. 1150.


48. Ibid., p. 1144.
49. Régis Debray, À demain de Gaulle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 104.
50. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. « Qua-
drige », 2005.
51. Ibid., p. 56.
232 – Jean-Baptiste Decherf

imprégné de longue date par la conception bergsonienne de la créa-


tion 52, tient de même le vrai chef pour celui qui possède au fond
de son « caractère » la faculté d’initier, un créateur capable d’intro-
duire sur la scène de l’histoire le divin de l’élan vital 53 :
Mais c’est du caractère que procède l’élément suprême, la part
créatrice, le point divin, à savoir le fait d’entreprendre. De même
que le talent marque l’œuvre d’art d’un cachet particulier de compré-
hension et d’expression, ainsi le Caractère imprime son dynamisme
propre aux éléments de l’action. De là le tour personnel que prend
celle-ci du moment qu’il y participe. Moralement, il l’anime, il lui
donne la vie, comme le talent fait la matière dans le domaine de
l’art 54.

Ce qu’atteint ici le héros, l’élément suprême, est le principe


de vie que recèle la nature ; il l’insuffle aux autres. Parce que ce
principe confine d’après de Gaulle au divin, le paroxysme de la vie
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que représente le héros transcende la réalité visible.

Conclusion

De Gaulle aime le chaos, mais pas en nietzschéen. Lui qui se


voyait en « homme des tempêtes » conçoit le combat comme un
moment de révélation, celui où deviennent visibles les plus profonds
instincts humains, l’ordre véritable de la société, celui où reparaît
la nation, réalité idéelle que masque le train ordinaire des choses,
celui enfin où le héros peut exprimer et transmettre le divin élan
qui l’anime. Tout ce qu’il y a de « nietzschéen » chez de Gaulle, sa
célébration de la lutte comme manifestation par excellence de la
vie, ne vaut que dans la mesure où l’héroïsme ouvre sur le supra-
sensible. En tournant le dos à la tradition platonicienne, en affir-
mant que c’est dans le mouvement plutôt que dans la méditation
qu’on atteint la seconde profondeur des choses, il crée une

52. Cf. Thierry Leterre, « Bergson », in Dictionnaire de De Gaulle, op. cit., p. 108-109.
53. La question du rapport entre l’élan vital et le divin chez Bergson est aussi complexe
que hors sujet ici. On pourra cependant, en guise d’introduction, lire dans l’Évolution
créatrice le passage où Dieu, défini comme une « continuité de jaillissement », est
proche d’être assimilé à l’élan vital (Paris, PUF, 2001, p. 249). Concernant de Gaulle,
c’est en revanche explicitement qu’il qualifie de divin le principe de vie dont est
porteur le héros.
54. Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 169.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 233

combinaison philosophique qui, bien que perdue quelque part entre


lebonisme, nietzschéisme, idéalisme et bergsonisme, ne manque pas
d’une certaine cohérence. Cet assemblage curieux entre une aspi-
ration au mouvement et un désir d’atteindre l’immuable fait de la
théorie gaullienne de l’action une pensée à la fois subversive et
conservatrice. « Je suis le seul révolutionnaire dans ce pays », disait-il
face à l’ordre bourgeois qu’il regardait comme le règne de la médio-
crité. Parce que de Gaulle ne perdait jamais de vue ce qu’il tenait
pour éternel, la révolution à laquelle il aspirait n’avait rien en
commun avec la volonté, « totalitaire » selon lui, de faire table rase
et reprendre l’histoire à zéro 55. Elle est un retour à l’essentiel, une
lutte romantique, inachevable, pour sauver ce que le quotidien fait
oublier.
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Jean-Baptiste Decherf est doctorant en science politique à l’IEP. Il
mène actuellement des recherches sur les conceptions romantiques du
chef apparues dans la première moitié du 19e siècle et leurs multiples
influences sur le 20e siècle dans le cadre d’une thèse intitulée « Le cha-
risme, Le mythe de la domination extraordinaire du romantisme à la
réalité ».

RÉSUMÉ

De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action


La conception gaullienne de l’héroïsme a quelque chose d’un ovni intellectuel.
Combinant dans un même culte de l’individu d’exception l’influence des théories
romantiques du grand homme, des thématiques venues de la psychologie des
foules et de récurrentes tonalités nietzschéennes, elle peut donner l’impression
d’accumuler sans soucis de cohérence les vulgates en vogue dans les années
1920-1930, moment où de Gaulle écrit le Fil de l’Epée. La présente recherche
vise à montrer la profonde unité qui unit les apparences paradoxales de la repré-
sentation gaullienne du héros et de son autorité, une pensée qui n’a cessé de le
guider dans son action politique. À la source de cette célébration de l’homme
d’exception et de son combat se trouve l’idée, inexplicite mais omniprésente, que
le moment de crise où celui-ci prend en main les destinées de son peuple est le
temps de toutes les révélations : celui où se découvre la vraie nature des choses,

55. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1011.


234 – Jean-Baptiste Decherf

celle des hommes, celle de la nation, autant de vérités profondes qui selon de
Gaulle sont masquées dans le quotidien.
De Gaulle and the “Divine Sport of the Hero”: A Theory of Action
De Gaulle’s concept of heroism is a bit of an intellectual UFO. Combining the
influence of Romantic theories of the great man, themes drawn from crowd psychology,
and recurrent resonances of Nietzsche, this cult of the exceptional individual may
give the impression of amassing – without a care for coherence – the vulgates in
vogue from 1920-1930, back when de Gaulle wrote The Edge of the Sword. The
foregoing article aims to show the underlying coherence of the apparent paradoxes in
de Gaulle’s vision of the hero and his authority, which served him as a guiding theory
of action throughout his political career. This celebration of the exceptional man and
his struggle springs from the idea, not explicit but omnipresent, that at the critical
moment when that man takes in hand the fate of his people, all things shall be
revealed: the true nature of things, of men and the nation – the deep truths de Gaulle
believed lay concealed in everyday life.
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