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© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
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[L]’homme de caractère confère à l’action sa noblesse ; sans lui morne tâche
d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros 1.
1. Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, in Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée et autres écrits,
Paris, Plon, 1999, p. 168.
2. Cf. Jean Touchard, Le gaullisme, Paris, Seuil, 1978, p. 27. On notera le silence du
Dictionnaire De Gaulle (Claire Andrieu, Philippe Braud et Guillaume Piketty (dir.),
Paris, Robert Laffont, 2006) sur cette question, qui contraste avec la quantité d’infor-
mations fournies sur le rapport de De Gaulle à Bergson.
3. Lire, pour s’en convaincre, La discorde chez l’ennemi, in Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée
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en contact avec celui qui est fait pour le commander. Deux tableaux
de cet instant de révélation semblent s’opposer dans l’œuvre écrite
de De Gaulle. Le premier, dominant dans les Mémoires de guerre,
est plein d’un romantisme du chef proche de celui de Carlyle. Il
montre un héros extralucide, affrontant un destin dont lui seul
entend l’appel, dévoilant au peuple les réalités supérieures qu’il est
en temps normal seul à percevoir, soulevant son enthousiasme et
hissant les consciences au-delà de toute quotidienneté. Le second,
dominant dans le Fil de l’épée, rappelle davantage le monde désen-
chanté de la psychologie des foules, où le chef, loin de gagner le
peuple grâce à la force de fascination de sa révélation, domine par
la seule mécanique de la suggestion. Ce que dévoile l’extraordinaire
n’est plus alors une réalité suprasensible telle la France éternelle,
mais plus sobrement l’instinct de soumission des masses à ceux que
la nature a doté du « prestige ».
Par le mélange qu’elle opère entre des représentations opposées
du chef et de son rôle, cette célébration de l’action héroïque comme
rupture avec le quotidien, affranchissement de toute régularité, a
quelque chose d’un ovni intellectuel. Lorsque de Gaulle donne dans
l’idéalisme romantique, son héros est presque un prophète, un
homme chargé de montrer au peuple ce que sa vue n’atteint pas. Le
et autres écrits, op. cit., p. 22 (passage sur le désastreux « nietzschéisme » des généraux
allemands).
4. Ch. de Gaulle, Mémoires, Paris, Gallimard, 2004, p. 27.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 219
Apparences leboniennes
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beaucoup pillé 5. » De Gaulle emprunte effectivement dans son livre
à la gloire de « l’homme de caractère » l’essentiel des thèses de Le
Bon, tendant notamment à considérer la suggestion comme le fait
élémentaire et irréductible expliquant tous les mystères de la domi-
nation. Comme le père de la psychologie des foules, il entend pro-
fiter de la crise que l’autorité est réputée traverser pour en saisir
l’essence. Cette crise correspond à une évolution par laquelle le
principe d’autorité s’adapte à la modernité. Le diagnostic des deux
auteurs est le même : l’autorité traditionnelle, attachée à la fonction,
est en passe d’être remplacée par la suggestion pure, qui permettra
aux chefs de se faire obéir des masses par la seule force de leur
personnalité, de plus en plus indépendamment des cadres établis.
5. M. Mannoni, Conditions psychologiques d’une action sur les foules, C. E. Nancy, 1952,
p. 62, repris de Serge Moscovici, L’Âge des foules, Bruxelles, Complexe, 1985.
6. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 76-78.
220 – Jean-Baptiste Decherf
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sance impersonnelle. C’est dans leurs âmes qu’il lui faut imprimer
sa marque vivante. Frapper les volontés, s’en saisir, les animer à se
tourner d’elles-mêmes vers le but qu’il s’est assigné, grandir et
démultiplier les effets de la discipline par une suggestion morale qui
dépasse le raisonnement, cristalliser autour de soi tout ce qu’il y a
dans les âmes de foi, d’espoir, de dévouement latents, telle est cette
domination 8.
par son chef. Sans un meneur, elle est dominée par ses tendances
divergentes et cesse d’exister : « privée d’un maître, elle a tôt subi
les effets de sa turbulence 10. » La panique, conçue par la psychologie
lebonienne comme la tendance naturelle de la foule à se disperser
dès que son maître n’en tient plus les rênes, est présentée par de
Gaulle comme un phénomène de contagion n’ayant pour antidote
que le prestige :
En face de l’action, la foule a peur, l’appréhension de chacun
s’y multiplie à l’infini de toutes les appréhensions des autres. [...]
C’est pourquoi l’énergie du chef affermit les subordonnés comme
la bouée de sauvetage rassure les passagers du navire 11.
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Apparences nietzschéennes
Celle-ci ne vaut pas en tant que moyen pour une fin, mais en tant
qu’elle est inséparable de la vitalité et de la créativité humaine :
Sans la force, en effet, pourrait-on concevoir la vie ? Qu’on
empêche de naître, qu’on stérilise les esprits, qu’on glace les âmes,
qu’on endorme les besoins, alors, sans doute, la force disparaîtra
d’un monde immobile 13.
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L’héroïsme, parce qu’il révèle la vitalité inhérente au jeu de la
force, est un spectacle sublime. Les grands sont ceux qui ont compris
la valeur esthétique de l’action, et qui savent en jouer. De Gaulle
présente Churchill comme un de ces « exceptionnels artistes » –
façon de dire qu’il est lui-même un artiste, et que les artistes se
comprennent entre eux 16. Ce que recherchent les hommes de cette
trempe est la grandeur, notion irréductible au bon, à l’utile, que de
Gaulle définissait comme un dépassement de soi 17. Celle-ci n’est
pas seulement la dose de sublime parachevant l’action ; elle peut
en être la seule justification. Ainsi de Gaulle dit-il de Napoléon,
malgré son triste bilan :
[F]aut-il compter pour rien l’incroyable prestige dont il
entoura nos armes ? [...] des foules, venues de tous points du monde
rendent hommage à son souvenir et s’abandonnent, près de son
tombeau, au frisson de la grandeur. Tragique revanche de la mesure,
juste courroux de la raison ; mais, prestige surhumain du génie et
merveilleuse vertu des armes 18 !
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Profondeurs carlyliennes
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possédaient, au plus haut point, la faculté de se replier sur eux-
mêmes, de délibérer au-dedans 26.
25. André Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 108.
26. Ch. de Gaulle, Le Fil de L’épée, op. cit., p. 155.
27. Ibid., p. 154-155.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 225
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supérieure. C’est du même coup avec Nietzsche que rompt de
Gaulle, introduisant dans sa célébration de l’action l’idée que
l’héroïsme, loin de se réduire à l’expression de la force et de la
vitalité, commence par la vérité d’une inspiration. Le véritable jeu
du héros, celui qui se fonde sur une profonde vérité, est décrit dans
les Mémoires de Guerre comme irrésistible :
Le but allait être atteint parce qu’il s’inspirait d’une France
qui resterait la France pour ses enfants et pour le monde. Or, en
dépit des malheurs subis et des renoncements affichés, c’est cela qui
était vrai. Il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité 30.
28. Ibid.
29. T. Carlyle, Les Héros, op. cit., p. 24.
30. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 677.
226 – Jean-Baptiste Decherf
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malgré son don, malgré son inspiration, il lui a fallu tenir un rôle
qui n’était pas tout à fait lui, user d’une théâtralité qui souvent fut,
confesse-t-il, un « joug bien lourd ». Le travail nécessaire à la
construction d’une autorité était déjà dépeint dans le Fil de l’épée :
[S]’il entre dans le prestige une part qui ne s’acquiert pas, qui
vient du fond de l’être et varie avec chacun, on ne laisse d’y discerner
aussi certains éléments constants et nécessaires. On peut s’assurer de
cela, ou du moins, les développer. Au chef, comme à l’artiste, il faut
le don façonné par le métier 32.
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Le divin de l’action
34. Ibid.
35. T. Carlyle, Les Héros, op. cit., p. 27.
228 – Jean-Baptiste Decherf
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comme la bourrique qui refuse d’avancer 36.
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ramener, soudain décillé, sur le chemin de son véritable destin. Les
Mémoires de guerre regorgent de descriptions de ces moments de
communion sur lesquels plane le fantôme de la France. C’est le
moment où « l’accord des âmes fait déferler une vague de joie 40 »,
où passe sur la foule la « houle de l’enthousiasme 41 », celui où,
par-delà les acclamations, « on dirait que l’histoire nous sourit 42 »,
comme si elle était présente. Si de Gaulle évoque tant ces images
de soudaines révélations collectives, c’est parce qu’il voit en elles la
confirmation de la légitimité illégale à laquelle il aspire, celle fondée
sur les vraies réalités :
Une espèce de marée des volontés et des sentiments consacrait
cette légitimité profonde, qui procède du salut public et que, tou-
jours, reconnut la France au fond de ses grandes épreuves, quelles
que fussent les formules dites « légales » du moment 43.
39. Ibid.
40. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 278.
41. Ibid., p. 309.
42. Ibid., p. 575.
43. Ibid., p. 385.
230 – Jean-Baptiste Decherf
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[J]e m’efforce [...] de rassembler les cœurs et les esprits sur ce
qui leur est commun, de faire sentir à tous qu’ils appartiennent au
même ensemble, de susciter l’effort national. [...] Mais ensuite, dans
les milieux de l’information, s’élève, à côté du chœur modeste des
voix favorables, le bruyant concert du doute, de la critique et du
persiflage stigmatisant mon « autosatisfaction ». Par contre, il se
découvre que, dans les profondeurs nationales, l’impression produite
est que : « C’est du sérieux ! », que : « De Gaulle est bien toujours
pareil ! », que : « Ah ! tout de même ! la France, c’est quelque
chose ! » L’effet voulu est donc atteint, puisque le peuple a levé la
tête et regardé vers les sommets 46.
44. Stanley et Inge Hoffmann, De Gaulle, artiste de la politique, trad. de l’angl. par Pierre
Rocheron, Paris, Seuil, 1973, p. 42 (The Will to Grandeur : De Gaulle as Political
Artist, New York, Daedalus, 1968).
45. Sur la signification du terme gauloiserie, voir Maurice Agulhon, De Gaulle, Histoire,
symbole, mythe, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2001, et Ch. de Gaulle, Mémoires,
op. cit., p. 1036 et 1147.
46. Ch. de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1134.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 231
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en janvier 1968. C’était avouer qu’il luttait en vain contre le retour
de l’ordre du quotidien, que son temps allait bientôt finir.
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que représente le héros transcende la réalité visible.
Conclusion
52. Cf. Thierry Leterre, « Bergson », in Dictionnaire de De Gaulle, op. cit., p. 108-109.
53. La question du rapport entre l’élan vital et le divin chez Bergson est aussi complexe
que hors sujet ici. On pourra cependant, en guise d’introduction, lire dans l’Évolution
créatrice le passage où Dieu, défini comme une « continuité de jaillissement », est
proche d’être assimilé à l’élan vital (Paris, PUF, 2001, p. 249). Concernant de Gaulle,
c’est en revanche explicitement qu’il qualifie de divin le principe de vie dont est
porteur le héros.
54. Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 169.
De Gaulle et le jeu divin du héros. Une théorie de l’action – 233
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Jean-Baptiste Decherf est doctorant en science politique à l’IEP. Il
mène actuellement des recherches sur les conceptions romantiques du
chef apparues dans la première moitié du 19e siècle et leurs multiples
influences sur le 20e siècle dans le cadre d’une thèse intitulée « Le cha-
risme, Le mythe de la domination extraordinaire du romantisme à la
réalité ».
RÉSUMÉ
celle des hommes, celle de la nation, autant de vérités profondes qui selon de
Gaulle sont masquées dans le quotidien.
De Gaulle and the “Divine Sport of the Hero”: A Theory of Action
De Gaulle’s concept of heroism is a bit of an intellectual UFO. Combining the
influence of Romantic theories of the great man, themes drawn from crowd psychology,
and recurrent resonances of Nietzsche, this cult of the exceptional individual may
give the impression of amassing – without a care for coherence – the vulgates in
vogue from 1920-1930, back when de Gaulle wrote The Edge of the Sword. The
foregoing article aims to show the underlying coherence of the apparent paradoxes in
de Gaulle’s vision of the hero and his authority, which served him as a guiding theory
of action throughout his political career. This celebration of the exceptional man and
his struggle springs from the idea, not explicit but omnipresent, that at the critical
moment when that man takes in hand the fate of his people, all things shall be
revealed: the true nature of things, of men and the nation – the deep truths de Gaulle
believed lay concealed in everyday life.
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