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Position de l'exilé

Georges Didi-Huberman
Dans Lignes 2008/2 (n° 26) , pages 64 à 87
Éditions Éditions Lignes
ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260131
DOI 10.3917/lignes.026.0064
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Position de l’exilé
Georges Didi-Huberman

Exil, regard
Pour savoir, il faut prendre position. Rien de simple
dans un tel geste. Prendre position, c’est se situer deux fois
au moins, sur les deux fronts au moins que comporte toute
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position puisque toute position est, fatalement, relative. Il
s’agit par exemple d’affronter quelque chose ; mais, devant
cette chose, il nous faut aussi compter avec tout ce dont
nous nous détournons, le hors-champ qui existe derrière
nous, que nous refusons peut-être mais qui, en grande partie,
conditionne notre mouvement même, donc notre position. Il
s’agit également de se situer dans le temps. Prendre position,
c’est désirer, c’est exiger quelque chose, c’est se situer dans le
présent et viser un futur. Mais tout cela n’existe que sur le fond
d’une temporalité qui nous précède, nous englobe, en appelle à
notre mémoire jusque dans nos tentatives d’oubli, de rupture,
de nouveauté absolue. Pour savoir, il faut savoir ce qu’on veut
mais il faut, aussi, savoir où se situe notre non-savoir, nos
peurs latentes, nos désirs inconscients. Pour savoir il faut donc
compter avec deux résistances au moins, deux significations
du mot résistance : celle qui dit notre volonté philosophique ou
politique de briser les barrières de l’opinion (c’est la résistance
qui dit non à ceci, oui à cela) mais, également, celle qui dit
notre propension psychique à ériger d’autres barrières dans
l’accès toujours dangereux au sens profond de notre désir de
savoir (c’est la résistance qui ne sait plus trop bien à quoi elle
consent ni à quoi elle veut renoncer).
Pour savoir, il faut donc se tenir dans deux espaces et dans
deux temporalités à la fois. Il faut s’impliquer, accepter d’entrer,
affronter, aller au cœur, ne pas louvoyer, trancher. Il faut aussi
– parce que trancher l’implique – s’écarter, violemment dans le
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conflit, ou bien légèrement, comme le peintre lorsqu’il s’écarte


de sa toile pour savoir où il en est de son travail. On ne sait rien
dans l’immersion pure, dans l’en-soi, dans le terreau du trop-
près. On ne saura rien, non plus, dans l’abstraction pure, dans
la transcendance hautaine, dans le ciel du trop-loin. Pour savoir,
il faut prendre position, ce qui suppose de se mouvoir et de
constamment assumer la responsabilité d’un tel mouvement.
Ce mouvement est approche autant qu’écart : approche avec
réserve, écart avec désir. Il suppose un contact, mais il le
suppose interrompu, si ce n’est brisé, perdu, impossible
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jusqu’au bout.
Telle est, après tout, la position de l’exil, quelque part entre
ce qu’Adorno appelait la « vie mutilée » (là où cruellement
nous manque le contact) et la possibilité même d’une vie de la
pensée (là où, dans le regard même, nous requiert la distance).
« Il faudra, un jour, relire l’histoire du xxe siècle à travers le prisme
de l’exil », écrivait récemment Enzo Traverso au début de son
bel ouvrage La Pensée dispersée . C’est, en tout cas, à partir
de leur situation d’exil que nombre d’artistes, d’écrivains ou
de penseurs auront tenté de comprendre – voire de répondre
à – la configuration historique nouvelle qui leur avait été
durement imposée dès le début des années trente . Le cas
de Bertolt Brecht apparaît, sous ce regard, exemplaire : son
exil commence le 28 février 1933, au lendemain même de
l’incendie du Reichstag. À partir de ce moment, il erre de
Prague à Paris et de Londres à Moscou, s’établit à Svendborg
au Danemark, passe par Stokholm, rejoint la Finlande, repart
pour Leningrad, Moscou et Vladivostok, se fixe à Los Angeles,
séjourne à New York, quitte les États-Unis au lendemain de

. E. Traverso, La Pensée dispersée. Figures de l’exil judéo-allemand, Paris, Éditions


Lignes & Manifestes-Léo Scheer, 2004, p. 7.
. Cf. notamment H. Möller, Exodus der Kultur. Schriftsteller, Wissenschaftler und
Künstler in der Emigration nach 1933, Munich, C. H. Beck, 1984. J.-M. Palmier,
Weimar en exil. Le destin de l’émigration intellectuelle allemande antinazie en Europe et
aux États-Unis, Paris, Payot, 1988, I, p. 325-391, 437-528 et II, p. 7-77. E. Böhne
et W. Motzkau-Valeton (dir.), Die Künste und die Wissenschaften im Exil, 1933-1945,
Gerlingen, Lambert Schneider, 1992.
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sa déposition devant la « Comission d’enquête sur les activités


anti-américaines », se retrouve à Zurich avant de rejoindre,
définitivement, Berlin . Il ne sera pas revenu en Allemagne
avant 1948, il aura donc passé quinze ans de sa vie « sans théâtre,
souvent sans argent, vivant dans des pays dont la langue n’était pas
la sienne  », entre l’accueil et l’hostilité, celle, notamment, des
procès maccarthystes qu’il eut à affronter en Amérique.
Mais Brecht, en dépit de ces difficultés, voire de ces
quotidiennes tragédies, sera parvenu à faire de sa position d’exil
un travail d’écriture et de pensée malgré tout, une heuristique de
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la situation qu’il traversait, la situation de guerre et d’incertitude
quant à tout avenir. Exposé à la guerre, mais ni trop près (il ne
fut pas mobilisé sur les champs de bataille) ni trop loin (il eut à
subir, fût-ce de loin, maintes conséquences de cette situation),
Brecht aura pratiqué une approche de la guerre, une exposition
de la guerre qui fut à la fois un savoir, une prise de position et un
ensemble de choix esthétiques absolument déterminants.
Il est frappant que le Brecht de l’exil soit aussi le Brecht
de la maturité, comme on dit : le Brecht des chefs-d’œuvre,
Le Roman de quat’sous, Grand’peur et misère du IIIe Reich, La Vie
de Galilée, L’Achat du cuivre, Maître Puntila et son valet Matti,
Le Cercle de craie caucasien, etc. Il est frappant aussi – mais
très immédiatement compréhensible – que, dans une telle
précarité de vie, le dramaturge se soit durablement tourné vers
la production de petites formes lyriques : « Pour le moment »,
écrit-il dans son journal le 19 août 1940 (il se trouve alors en
Finlande), « je suis juste bon à composer de petites épigrammes,
huit vers et actuellement plus que quatre . » Position obligée de
. Pour une chronique précise de l’exil de Brecht entre 1933 et 1948, cf. W. Hecht,
Brecht Chronik, 1898-1956, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1997, p. 347-796.
Cf. également K. Schuhmann et J. Räuber (dir.), « Das letzte Wort ist noch nicht
gesprochen ». Bertolt Brecht im Exil, 1933-1948, Leipzig, Deitsche Bücherei, 1998.
Sur l’exil de Brecht aux États-Unis, cf. B. Cook, Brecht in Exile, New York, Holt,
Rinehart & Winston, 1982. A. Heilbut, Exiled in Paradise. German Refugees Artists
and Intellectuals in America, from 1930’s to the Present, New York, The Viking Press,
1983, p. 175-194. J.-M. Palmier, Weimar en exil, op. cit., II, p. 392-399.
. B. Dort, Lecture de Brecht, Paris, Le Seuil, 1960 (éd. 1972), p. 106.
. B. Brecht, Journal de travail (1938-1955), trad. P. Ivernel, Paris, L’Arche, 1976,
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l’écrivain en exil, toujours en instance de replier bagages, de


repartir ailleurs : ne rien faire qui alourdisse ou qui immobilise
trop, réduire les formats et les tempos d’écriture, alléger les
ensembles, assumer la position déterritorialisée d’une poésie
dans la guerre ou d’une poésie de guerre. Poésie foisonnante,
d’ailleurs, exploratoire et prismatique : loin de se replier sur
l’élégie, loin de sacrifier à quelque nostalgie que ce soit, l’écrivain
y multiplie les choix formels et les points de vue, ne cessant de
convoquer toute la mémoire lyrique – de Dante à Shakespeare,
à Kleist ou à Schiller –, ne cessant d’expérimenter de nouveaux
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« genres » qu’il nommera tour à tour « chroniques », « satires »,
« études », « ballades » ou bien « chansons d’enfants  ».
Or, il s’agissait partout, dans ces formes passagères ou
cycliques, de prendre position et de savoir ce qu’il en est de
la situation environnante, situation militaire, politique et
historique. Alors que les positions brechtiennes semblent
aujourd’hui, plus que jamais, « passées de mode  », il convient
de remarquer à quel point elles furent concordantes avec
celles de Walter Benjamin, interlocuteur privilégié  qui
reconnaissait en Brecht l’exemple caractéristique d’une
écriture d’exil capable de maintenir ses exigences formelles
tout en intervenant directement sur le terrain des analyses et
p. 117. Pour l’édition allemande : id.,Werke, XXVI-XXVII, Journale, éd. W. Hecht, J.
Knopf, W. Mittenzwei et K.-D. Müller, Berlin-Weimar-Francfort, Aufbau-Verlag-
Suhrkamp, 1994-1995, p. 309-489 et 7-365.
. Id., Poèmes, IV (1934-1941), trad. M. Regnaut et al., Paris, L’Arche, 1966. Id.,
Poèmes, V (1934-1941), trad. G. Badia et al., Paris, L’Arche, 1967. Id., Poèmes, VI
(1941-1947), trad. M. Regnaut et al, Paris, L’Arche, 1967. Sur ce tournant lyrique
de l’écriture brechtienne pendant l’exil, cf. C. Bohnert, Brechts Lyrik im Kontext.
Zyklen und Exil, Königsberg, Athenäum, 1982. G. Banu, « Faut-il partir ? Faut-il
revenir ? Les poèmes de l’exil », Avec Brecht, dir. G. Banu et D. Guénoun, Arles-
Paris, Actes Sud-Académie expérimentale des théâtres, 1999, p. 109-122.
. B. Dort, « La traversée du désert : Brecht en France dans les années quatre-
vingt », Brecht après la chute. Confessions, mémoires, analyses, dir. W. Storch, Paris,
L’Arche, 1993, p. 122.
. Benjamin, trois fois – en 1934, 1936 et 1938 –, rejoignit Brecht dans ses
demeures d’exil. Sur leurs relations, cf. B. Dort, « Walter Benjamin et l’exigence
brechtienne » (1969), Théâtre réel. Essais de critique, 1967-1970, Paris, Le Seuil,
1971, p. 129-134. Et surtout E. Wizisla, Benjamin und Brecht. Die Geschichte einer
Freundschaft, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2004.
68 Georges Didi-Huberman

des prises de position politiques . Même quand elle se donne


dans l’élément du jeu et de l’humour, l’écriture brechtienne
de l’exil ne manque jamais de susciter une réflexion sur le
monde contemporain, par exemple dans ce petit fragment
des Dialogues d’exilés : « Le passeport est la partie la plus noble
de l’homme. D’ailleurs, un passeport ne se fabrique pas aussi
simplement qu’un homme. On peut faire un homme n’importe
où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable ; un
passeport, jamais . »
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Travail, journal
La position de l’exilé rend l’« acuité de la vue » ou la
« puissance du voir » (Schaukraft) aussi vitale, aussi nécessaire
que problématique, vouée qu’elle est à la distance et aux
lacunes de l’information. Si Brecht écrit en août 1940 qu’il a
« l’impression de recevoir en pleine face un nuage de poussière », à
simplement rouvrir son propre manuscrit d’écrits esthétiques
sur le théâtre, c’est que l’actualité militaire – brûlante et lourde
de la fumée des bombes, de la poussière des ruines – offusque
déjà son regard sur toute chose . L’Arbeitsjournal, ce « journal
de travail » auquel il confie alors sa sensation, n’est autre qu’un
Kriegsschauplatz intime, le théâtre d’une guerre que se livrent, sur
sa table de travail, l’histoire singulière de sa propre vie errante,
les histoires inventées de son art de dramaturge et l’histoire
politique qui se livre partout dans le monde, au loin, mais qui
le touche de si près en lui parvenant à travers ces journaux qu’il
scrute, découpe et recompose chaque jour, obstinément.
On a souvent dit que le titre d’Arbeitsjournal avait été choisi
par Helene Weigel, la compagne de Brecht, pour accentuer

. W. Benjamin, « Le pays où il est interdit de nommer le prolétariat. À propos de


la première représentation de huit monoactes de Brecht » (1938), trad. P. Ivernel,
Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003, p. 59 : « Le théâtre de l’émigration ne peut
adopter pour cause qu’un théâtre politique. […] Brecht a donc toujours recommencé à
neuf comme nul autre. C’est à quoi l’on reconnaît, soit dit en passant, le dialecticien. »
. B. Brecht, Dialogues d’exilés (1940-1941), trad. G. Badia et J. Baudrillard, Paris,
L’Arche, 1965 (éd. 1972), p. 9.
. B. Brecht, Journal de travail, op. cit., p. 117.
Position de l’exilé 69

son caractère littéraire et justifier la disparition de certains


éléments plus privés – d’ordre sexuel ou sentimental – tels
que les voyages de l’écrivain avec Ruth Berlau entre 1942
et 1947 . Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. La notion
d’Arbeitsjournal se justifie pleinement, en effet, si l’on prend acte
du véritable travail – au sens artisanal, artistique, conceptuel,
voire au sens psychique et freudien du terme – qui se livre dans
cette œuvre extraordinaire. C’est un journal où se construisent
ensemble, fût-ce pour se contredire, toutes les dimensions de la
pensée brechtienne. C’est un work in progress permanent, c’est
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un working progress de la réflexion et de l’imagination, de la
recherche et de la trouvaille, de l’écriture et de l’image.
Toutes les acceptions du « journal » sont ici coprésentes
jusque dans leur concurrence : d’un côté le Tagebuch, le « livre
des jours » ou journal intime, d’un autre côté le Tageblatt, la
Zeitung ou l’Anzeiger, c’est-à-dire le quotidien d’information,
tout cela que réunissait peut-être, dans l’esprit de Brecht, ce
même mot de Journal . Ainsi, le chantier d’écriture déployé
par le dramaturge entre 1938 et 1955 – soit principalement
dans les années d’exil – dépasse de loin les limites imparties au
journal intime dans sa pratique romantique et moderne : contre
l’interprétation traditionnelle de Ralph-Rainer Wuthenow, par
exemple, Jacques Le Rider aura considéré l’Arbeitsjournal de
Brecht sous l’angle d’une ferme « volonté de rénovation de la
forme traditionnelle du journal . »

. Cf. G. Meyer, Ruth Berlau, Fotografin an Brechts Seite, Munich, Propyläen Verlag,
2003, p. 68-129.
. Pour la grande édition allemande des « journaux » brechtiens, cf. B. Brecht, Werke,
XXVI-XXVII. Journale, 1913-1955, éd.W. Hecht, J. Knopf,W. Mittenzwei et K.-D. Müller,
Berlin-Weimar-Francfort, Aufbau-Verlag-Suhrkamp, 1994-1995. Sur l’Arbeitsjournal, cf.
notamment M. Morley, « Brecht’s Arbeitsjournal : A Rejoinder », The German Quarterly,
XLVIII, 1975, n° 2, p. 229-233. R. Jost, « Journale », Brecht Handbuch, IV. Schriften,
Journale, Briefe, dir. J. Knopf, Stuttgart-Weimar, Metzler, 2003, p. 424-440.
. J. Le Rider, « Brecht intime ? Retour sur les journaux personnels », Brecht 98,
op. cit., p. 317. Cf. R.-R. Wuthenow, Europäische Tagebücher. Eigenart, Formen,
Entwicklung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1990, p. 185-188.
70 Georges Didi-Huberman

Brecht, il est vrai, a pratiqué une écriture de journal intime


au sens strict du terme . Mais l’Arbeitsjournal met en jeu tout
autre chose : il ne cesse de confronter les histoires d’un sujet
(histoires minuscules, après tout) avec l’histoire du monde tout
entier (l’histoire avec un grand H). Il pose d’emblée, comme
bien d’autres œuvres de Brecht, le problème de l’historicité
à l’horizon de toute question d’intimité et de toute question
d’actualité . Mais il n’en rompt pas moins la stricte chronologie
par un réseau d’anachronismes issus de ses propres montages
ou constructions d’hypothèses. Il appartient donc plutôt à
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ce genre essentiellement moderne que l’on pourrait appeler
le journal de pensée, que l’on retrouve chez Nietzsche, Aby
Warburg, Hofmannsthal, Karl Kraus, Franz Kafka, Hermann
Broch, Ludwig Wittgenstein ou bien Robert Musil, en attendant
Hannah Arendt, par exemple . Ce type de journal ressemble
moins à une chronique des jours qui passent – avec leur lot
d’anecdotes et de sensations concomitantes – qu’à un atelier
provisoirement en désordre ou à une salle de montage dans
laquelle se fomente et se réfléchit l’œuvre tout entière d’un
écrivain, pas moins.
On est loin du « journal de bavardage où le Je s’épanche et
se console » ; on est loin du piège que tend si souvent la forme
du journal intime, cette forme « apparemment si facile, si
complaisante et, parfois, si déplaisante par l’agréable rumination
de soi-même » qu’elle entretient aux dépens de l’écriture ou
de l’œuvre comme telles . Si le Journal de Kafka, ce montage

. B. Brecht, Journaux et notes autobiographiques (1920-1954), trad. M. Cadot,


Paris, L’Arche, 1978.
. Cf. F. Jameson, Brecht and Method, Londres-New York, Verso, 1998, p. 165-179
(« Modernity - Actuality - Historicity »).
. Cf. J. Le Rider, Journaux intimes viennois, Paris, PUF, 2000. Voir, en particulier,
R. Musil, Journaux (1899-1941), trad. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1981. H.
Arendt, Journal de pensée (1950-1973), trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil,
2005. Ou bien l’étonnant « journal collectif » de la bibliothèque Warburg tenu à
Hambourg entre 1926 et 1929 : A. Warburg, Gesammelte Schriften, VII. Tagebuch
der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg (1926-1929), éd. K. Michels et
C. Schoell-Glass, Berlin, Akademie Verlag, 2001.
. M. Blanchot, « Le journal intime et le récit » (1955), Le Livre à venir, Paris,
Position de l’exilé 71

de notes et de pensées, d’esquisses et d’images, est apparu si


exemplaire aux yeux de Maurice Blanchot, c’est qu’il parvenait
à s’écrire par-delà toute consignation factuelle, toute description
anecdotique, capable qu’il était de briser le lien unissant la
parole au Je qui s’y exprime ; dans ces conditions, l’écrivain
véritable « ne peut tenir que le journal de l’œuvre qu’il n’écrit pas »,
n’écrira jamais ou n’écrit pas encore . Ce que Michel Foucault
nommera, plus tard, le travail des hypomnêmata – « recueil de
choses lues et entendues et support des exercices de pensée […] par
l’appropriation, l’unification et la subjectivation d’un déjà-dit
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fragmentaire et choisi » – dans l’écriture de soi . Ce que Gilles
Deleuze nommera, quant à lui, une écriture de la singularité
impersonnelle : « Écrire n’est pas raconter ses souvenirs, ses voyages,
ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. […] La littérature
suit la voie inverse, et ne se pose qu’en découvrant sous les apparentes
personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une
généralité, mais une singularité au plus haut point : […] la littérature
ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui
nous dessaisit du pouvoir de dire Je . » Cela, Brecht l’écrivait déjà,
à sa façon, dans son Journal de travail à la date du 24 avril
1941 : « Si ces cahiers contiennent si peu de choses privées, ce n’est
pas seulement que je m’intéresse moi-même assez peu aux choses
privées (pour lesquelles, en outre, je ne dispose guère d’un mode de
représentation qui me satisfasse), c’est encore et surtout qu’a priori
je m’attendais à devoir leur faire franchir un nombre incalculable de
frontières de toute nature. Cette dernière pensée me retient aussi de
choisir des thèmes autres que littéraires . »

L’Arbeitsjournal se propose donc, avant tout, de créer des


passages, de franchir des frontières. À celui pour qui il devenait

Gallimard, 1959 (éd. 1971), p. 274-275.


. Ibid., p. 277. Cf. id., « La solitude essentielle » (1953), L’Espace littéraire, Paris,
Gallimard, 1955 (éd. 1988), p. 20.
. M. Foucault, « L’écriture de soi » (1983), Dits et écrits, IV. 1980-1988, éd. D. Defert
et F. Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 430.
. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 12-13.
. B. Brecht, Journal de travail, op. cit., p. 183.
72 Georges Didi-Huberman

si difficile d’obtenir un passeport, n’était-il pas vital de penser


« en dehors de tout droit de douane », ainsi qu’Aby Warburg
l’avait un jour exigé ? Le journal brechtien de l’exil sera donc
un exercice méthodique de la liberté de passage. Alors même
qu’il subit l’angoissant « temps de l’entre-deux », en 1940, Bertolt
Brecht se donne la souveraineté du jeu, de la mise en relation,
du saut, du lien entre des niveaux de réalité que tout semble
opposer. Le 17 avril 1940, il note son départ en bateau pour la
Finlande « en abandonnant meubles, livres, etc. » ; mais il n’oublie
pas d’écrire un petit quatrain lyrique pour son ami peintre Hans
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Tombrock . Le 29 et le 30 juin de la même année, il consigne
ensemble sa difficulté d’obtenir un visa – puisque, alors, « le
sol devient brûlant » pour lui et les siens – et son impossibilité
d’« achever une pièce sans le plateau . » En juillet, il note que
« beaucoup prévoient maintenant une victoire du fascisme allemand
et de ce fait une victoire du fascisme dans toute l’Europe (au
moins) », tout en remarquant combien, là où il se trouve, « les
nuits sont claires et très belles . » Alors qu’à Londres « l’incendie
fait encore rage », les 10 et 12 septembre 1940, il réfléchit au fait
que « rien n’est plus étranger à l’art que de prétendre faire quelque
chose à partir de rien . » Le 16, il confie à son Journal de travail :
« Il serait incroyablement difficile de dépeindre mon état d’âme
lorsque, après avoir suivi la bataille d’Angleterre à la radio et dans la
médiocre presse finno-suédoise, j’écris Puntila. Ce phénomène moral
explique pareillement que de telles guerres puissent exister et que le
travail littéraire puisse continuer. Puntila ne me concerne presque en
rien, la guerre en tout ; je peux presque tout écrire sur Puntila, rien
sur la guerre. Je ne pense pas seulement au “droit” d’écrire, je pense
réellement aussi à la “capacité” d’écrire. Il est intéressant de voir
comment la littérature est reléguée, en tant que praxis, à une telle
distance du centre des événements dont tout dépend . »

. Ibid., p. 71.
. Ibid., p. 95.
. Ibid., p. 103.
. Ibid., p. 126-127.
. Ibid., p. 128.
Position de l’exilé 73

Montage, désordre
Comme l’a bien remarqué Jean Jourdheuil, « on ne saurait
apprendre de Brecht quelque chose qui ressemble de près ou de loin à un
savoir constitué, à un ensemble de règles formant système. Le caractère
délibérément fragmentaire, ponctuel, limité de ses interventions est
de nature à rendre vaine toute tentative de ce genre . » Comme
dans les Documents surréalistes de Carl Einstein et de Georges
Bataille, comme dans les montages explosifs d’Eisenstein et
de Raoul Hausmann, la dialectique brechtienne est d’abord
concrète – on se souvient qu’il avait inscrit sur les poutres de sa
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pièce de travail : « La vérité est concrète » –, c’est-à-dire qu’elle
est singulière, partielle, lacunaire, passagère comme une étoile
filante. L’observateur des documents collés sur les planches
de la Kriegsfibel – ce recueil d’images de guerre composé en
exil  – n’a donc pas « la vérité » à sa disposition, mais voit des
fusées, des bribes, des bris de vérité se disperser ici et là dans
la « dys-position » des images, en sorte qu’il n’est spectateur
qu’à devenir le constant expectateur de la vérité en jeu : « Le
gestus de l’observateur et son attitude [sont] ceux de quelqu’un
qui attend . »
Devant une réunion de gestes aussi différents que ceux, par
exemple, de Pie XII aux mains levées, de Rommel à la baguette
pointée sur sa carte militaire et des femmes russes aux corps
éplorés, serrant des cadavres entre leurs bras (cf. page suivante),
l’observateur, en effet, ne dispose d’aucune certitude sur la
détermination d’un tel rapport. Mais il pressent – « expectateur »

. J. Jourdheuil, « Brecht : par quel bout le prendre ? » (1973), L’Artiste, la politique, la


production, Paris, Union générale d’Éditions, 1976, p. 185. Cf. également N. Müller-
Schöll, « Das “epische Theater” ist “uns” (k)eine Hilfe. Brechts Erfindund eines
Theaters der Potentialität », Brecht 98, op. cit., p. 43-54.
. B. Brecht, Kriegsfibel, Berlin, Eulenspiegel Verlag, 1955. Édition augmentée de
20 planches inédites et de postfaces par G. Kunert et J. Knopf, Berlin, Eulenspiegel
Verlag, 1994. Trad. P. Ivernel avec un appareil critique de K. Schuffels, ABC de la
guerre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1985, d’après l’édition de
référence Werke, XII. Gedichte II. Sammlungen 1938-1956, éd. dirigée par W. Hecht,
J. Knopf, W. Mittenzwei et K.-D. Müller, Berlin-Weimar-Francfort, Aufbau-Verlag-
Suhrkamp, 1988, p. 127-283.
. R. Berlau, « Introduction », ABC de la guerre, op. cit., p. 232.
74 Georges Didi-Huberman
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i Bertolt Brecht, Arbeitsjournal, 15 juin 1944 : « Pie XII. Rommel et l’état-


major organisant la défense. Charnier nazi en Russie : la neige et le temps
ont effacé les preuves. Devant Piatigorsk, où les Allemands qui battaient
en retraite ont massacré 200 prisonniers de guerre et civils russes. » Berlin,
Akademie der Künste, Bertolt-Brecht-Archiv (cote 282/01).
Position de l’exilé 75

à ce titre, car il lui faudra retravailler son intuition, la vérifier


si possible – qu’une surdétermination est à l’œuvre dans ce
montage de gestes. Walter Benjamin a remarquablement
éclairé la force épique et théorique d’une telle approche du
geste humain : premièrement, elle est documentaire (« les gestes
sont trouvés dans la réalité ») ; deuxièmement, elle est recadrée
(« cette clôture, ce cadrage strict de chaque élément d’une attitude
[…] constitue un des phénomènes dialectiques fondamentaux du
geste ») ; troisièmement, elle est décalée de l’action, du drame, de
la chronologie qu’elle brise par son interruption (« plus souvent
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nous interrompons quelqu’un en train d’agir, plus nous obtenons de
gestes ; pour le théâtre épique, l’interruption de l’action se trouve donc
au premier plan ») ; quatrièmement, elle est suspensive, retardée,
voire en arrêt (« c’est le retardement dû à l’interruption et à la
découpe en épisodes due au cadrage qui font du théâtre gestuel un
théâtre épique  »).
Or, c’est bien ce travail formel du montage – recadrage,
interruption, décalage, retard – qui fait ici de la poétique
brechtienne, aux yeux de Benjamin, un authentique travail
dialectique de l’image, travail mené depuis l’intérieur même du
geste documenté tel qu’un montage photographique ou une
séquence épique peuvent nous en livrer la surprise : « C’est alors
un comportement dialectique immanent qui est révélé comme en un
éclair dans l’état des choses – en tant qu’il porte l’empreinte des gestes,
actions et paroles humaines. L’état de choses que décèle le théâtre
épique n’est autre que la dialectique en arrêt. Car, de même que chez
Hegel le déroulement du temps n’est pas la mère de la dialectique mais
seulement le médium dans lequel se présente celle-ci, de même dans
le théâtre épique le déroulement contradictoire des propos énoncés ou
des comportements adoptés n’est pas la mère de la dialectique. C’est
le geste lui-même qui l’est. […] La retenue des eaux dans le fleuve
de la vie, l’instant où son écoulement vient à s’immobiliser, voilà qui
fait sentir comme un reflux : l’étonnement n’est autre que ce reflux.
La dialectique à l’arrêt constitue son objet propre. […] Mais si le flot
. W. Benjamin, « Études sur la théorie du théâtre épique » (1931), Essais sur Brecht,
trad. P. Ivernel, op. cit., p. 35-36.
76 Georges Didi-Huberman

des choses se brise sur ce roc de l’étonnement, il n’y a pas de différence


alors entre une vie humaine et un mot. Tous deux ne sont que la crête
de la vague, dans le théâtre épique. Celui-ci fait jaillir haut l’existence
hors du lit du temps et la laisse miroiter dans le vide un instant … »
Faire « jaillir haut l’existence hors du lit du temps » – à l’image
de la vague, du tourbillon, de la tempête, mais aussi du travail
de montage filmique –, c’est d’abord démonter l’ordre, spatial
et temporel, des choses. Pie XII, Rommel et les cadavres de
civils russes ne sont placés sur leur table de montage et dans
leur contemporanéité même qu’à partir d’un acte premier de
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démontage-remontage qui les associe à partir d’un éloignement
géographique, mais aussi « hors du temps » de leur chronologie
événementielle. Nous n’avons plus que faire, aujourd’hui, des
discours propagandistes de Hermann Goering et de Rudolf
Hess, mais nous pouvons continuer avec quelque profit de lire
leur méticuleux démontage par Bertolt Brecht dans ses Essais
sur le fascisme, écrits dans les années 1933-1939 : car leur façon
d’interrompre les arguments manifestes, de créer des intervalles
et des suspens, de faire lever des latences, bref, de dys-poser les
discours, contribue efficacement à leur lecture symptomale que
Brecht veut ici nommer un « rétablissement de la vérité  ».
En faisant ainsi jaillir cette vérité « hors du temps »
linéaire ou littéral des paroles prononcées par Goering – les
photographies de la Kriegsfibel faisant de même avec le temps
chronologique des événements de la Seconde Guerre mondiale –
, le démontage brechtien nous permet d’apercevoir tout ce qui
traverse symptomalement l’ordre des discours. Et, d’abord, ses
contradictions que toute pensée de la surdétermination ne peut
manquer de mettre au jour : « Les livres d’histoire et les pièces de
théâtre désignent la plupart du temps trop peu de motifs pour les actions
des personnages. Cela donne à croire que l’acte a découlé d’un motif
unique. C’est une manière de présenter les choses malencontreuse, car
[…] il faut découvrir tout le faisceau de motifs sans lesquels un acte

. Id., « Qu’est-ce que le théâtre épique ? (1ère version) » (1931), ibid., p. 32-34.
. B. Brecht, « Essais sur le fascisme » (1933-1939), trad. P. Dehem et P. Ivernel,
Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche, 1970, p. 148-153.
Position de l’exilé 77

est généralement impossible. Or, dans chaque faisceau de motifs, il y


a des contradictions. […] Le caractère transformable du monde tient
à ses contradictions . »
Ce qu’un tel démontage des éléments manifestes perd sur
le plan de la chronologie, il le gagnera désormais sur celui de
la dynamique. Voilà pourquoi l’agencement littéraire brechtien
– ou celui des images collées dans le Journal de travail ou l’ABC
de la guerre – vise un certain rythme, une certaine « vitesse »
dans la disposition des choses : « L’iambe jazzé, syncopé, que
j’utilise souvent par ailleurs (cinq pieds, mais sur un rythme de
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claquettes) [vise] à donner de la vitesse à la démarche épique. […]
L’épique peut utiliser aussi bien l’accéléré que le ralenti . » Or, ce jeu
sur les rythmes et les tempos a souvent pour effet d’accentuer
les coups et les à-coups, les sauts et les sautes, c’est-à-dire les
discontinuités : « Il y a constamment saut du particulier au général,
de l’individuel au typique, de maintenant à hier et à demain, unité
de ce qui n’est pas congruent, discontinuité de ce qui se poursuit.
[…] Par à-coups, des qualités se désagrègent, l’image d’ensemble se
modifie. […] Les mutations s’opèrent avec une rapidité étonnante.
De nos jours, la science admet que le passage d’une ère à l’autre
a lieu par bonds ; on pourrait même parler de mutations-éclairs.
Longtemps, il ne se produit que des variations, des discordances, des
aberrations infimes, simples signes précurseurs. Mais la mutation
elle-même s’opère avec une soudaineté dramatique . »
On comprend alors que la « dialectique du monteur »
désorganise radicalement la teneur de prévisibilité qu’on eût
été en droit d’attendre d’une « dialectique philosophique »
décrivant les progrès de la raison dans l’histoire. La dialectique
du monteur – de l’artiste, du montreur –, parce qu’elle donne
toute sa place aux contradictions non résolues, aux vitesses
d’apparition et aux discontinuités, ne « dys-pose » les choses
. Id., « Notes sur la philosophie » (1929-1941), ibid., p. 123. Id., « Le théâtre
dialectique – La dialectique au théâtre » (1929-1956), trad. dirigée par J.-M.Valentin,
Théâtre épique, théâtre dialectique. Écrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, 1999, p. 183.
. Id., Journal de travail, op. cit., p. 176-177.
. Ibid., p. 155. Id., « Notes sur la philosophie », art. cit., p. 122. Id., Dialogues
d’exilés, op. cit., p. 24.
78 Georges Didi-Huberman

qu’à faire éprouver leur intrinsèque vocation au désordre. « En


appliquant les principes, recommande Brecht, qu’on ne craigne pas
les brèches. Il est toujours utile de se souvenir que si les bonnes raisons
n’ont pas manqué pour ériger ces principes, cela veut dire seulement
que les bonnes raisons ont prévalu sur les raisons opposées. Par ces
brèches, on met au jour ces raisons opposées . » D’où quelque chose
qui résonne presque comme un éloge du désordre : « Là où rien
n’est à sa place, c’est le désordre. Là où, à la place voulue, il n’y a
rien, c’est l’ordre . »
Une sensation de désordre serait donc le passage obligé
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de toute dialectique du montage. Le 21 janvier 1942, Brecht
note ainsi, sans son Journal, que son propre travail littéraire et
théorique lui apparaît comme une perpétuelle transgression des
principes qu’il a pourtant adoptés en lisant Hegel, Marx ou
Lénine. Mais « les limites sont justement faites pour être transgressées »,
affirme-t-il gaiement, ce qui implique – comme il le complétera
le lendemain – de ne pas utiliser la dialectique dans un sens
uniquement « relativiste » : « La dialectique précisément vous force
à détecter et à utiliser le conflit dans tous les processus, institutions et
représentations . » Le désordre est introduit par l’artiste dans la
dialectique ou comme dialectique parce qu’il manipule celle-ci en
ne cessant jamais de changer ses règles ou ses jeux de langage.
D’où, par exemple, ce savoureux apologue philosophique,
versé dans le Livre des retournements et intitulé « Violer les règles
du jeu » : « Violer les règles du jeu. Le mathématicien Ta traça
devant ses élèves une figure très irrégulière et leur fixa pour tâche
d’en calculer la superficie. Ils divisèrent la figure en triangles, carrés,
cercles et autres figures dont on peut calculer la surface, mais aucun
d’eux ne fut capable d’indiquer de façon vraiment exacte celle de
cette figure irrégulière. Alors le maître Ta pris des ciseaux, découpa
la figure, la mit sur l’un des plateaux d’une balance, la pesa et mit
sur l’autre plateau un rectangle de surface facile à calculer, dont il
retrancha des fragments jusqu’à ce que les deux plateaux fussent à

. Id., « Notes sur la philosophie », art. cit., p. 138.


. Id., Dialogue d’exilés, op. cit., p. 16.
. Id., Journal de travail, op. cit., p. 240-241.
Position de l’exilé 79

niveau. Me Ti le qualifia de dialecticien, parce que, à la différence


de ses élèves, qui s’étaient contentés de comparer des figures à des
figures, il avait traité la figure à calculer comme un morceau de
papier pesant un certain poids, et ainsi résolu le problème comme un
problème réel, sans se soucier des règles . »
Il y a, dans cet apologue, un mélange de violence dialectique
– « violer les règles » pour faire lever une vérité là où on ne
l’attendait pas – et d’humour tout aussi bien. Or, les deux ont
partie liée. Aux yeux de Brecht, en effet, l’humour est une
vertu non seulement sensuelle et littéraire, mais théorique et
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politique. Le démontage des discours de Goering ne manque
pas d’humour – fût-ce un humour noir, venant de surcroît
d’un écrivain en exil qui devait à Goering une partie de ses
souffrances –, comme le montage des tas d’oignons avec la
mention Let’s all cry ! ou, tout simplement, la mine compassée,
ridicule et impuissante du souverain pontife en face des atrocités
de la guerre Dans un passage de ses Dialogues d’exilés, Brecht
bouclera malicieusement la boucle de l’ordre philosophique et
du désordre transgressif, de la raison et de l’humour, tout cela,
une fois encore, considéré depuis sa position d’exil, à ses yeux la
position dialectique par excellence : « [Hegel] avait l’étoffe d’un
des plus grands humoristes que la philosophie ait jamais connus ;
à part lui, je ne vois guère que Socrate, qui employait d’ailleurs
une méthode analogue. […] Pour autant que j’aie pu m’en rendre
compte, il avait un tic : il clignait de l’œil, un défaut de naissance
en somme, qui lui est resté jusqu’à sa mort ; sans en avoir jamais eu
conscience, il clignait de l’œil continuellement, comme d’autres sont
atteints d’une irrésistible danse de Saint-Guy. Il avait tant d’humour
qu’il était par exemple incapable de penser l’ordre sans le désordre.
Il concevait clairement que l’extrême désordre se situe à proximité
immédiate de l’ordre le plus strict. […] Il a contesté que un et un soient
identiques, non seulement parce que tout ce qui existe se transforme
inéluctablement et inlassablement en quelque chose d’autre, pour tout
dire, en son contraire, mais aussi parce qu’il n’est rien d’identique
. Id., Me Ti. Livre des retournements (1934-1942), trad. B. Lortholary, Paris,
L’Arche, 1978, p. 48-49.
80 Georges Didi-Huberman

à soi-même. Comme tous les humoristes, il s’est intéressé surtout à


la transformation des choses. […] Jusqu’à présent, je n’ai jamais
rencontré d’homme sans humour qui ait compris la dialectique de
Hegel. […] [De même,] la meilleure école pour la dialectique, c’est
l’émigration. Les dialecticiens les plus pénétrants sont les exilés. Ce
sont les changements qui les ont forcés à s’exiler, et ils ne s’intéressent
qu’aux changements. De signes infimes, ils déduisent, à condition
bien sûr qu’ils soient capables de réfléchir, les événements les plus
fantastiques. Si leurs adversaires l’emportent, ils calculent le prix que
ceux-ci ont dû payer leur victoire, et pour les contradictions ils ont
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l’œil.Vive la dialectique  ! »

Parti, position
C’est au cœur même des certitudes les plus nettement
affirmées que gît souvent la contradiction la plus fondamentale,
la plus insue. Or il y a, chez Brecht, une certitude que toute sa
vie de lutte aura porté à l’incandescence : l’art montre la politique,
il l’expose au double sens du terme – argument de discours et
disposition d’images –, il s’y expose constamment. L’art selon
Brecht démonte et remonte l’histoire pour en montrer la teneur
politique. Pour en remontrer aussi à ses adversaires politiques,
par l’entremise des documents et de leur montage critique.
L’auteur de La Décision situe donc l’activité de l’artiste à
l’aune même de sa position politique : là où il s’agit de montrer
(question de forme) pour en remontrer (question de contenu,
question de combat). Là où il s’agit de prendre parti. « Pour l’art,
lit-on dans le Petit Organon pour le théâtre, être impartial signifie,
tout simplement, qu’on appartient au parti dominant . » Et cela
d’autant plus nettement lorsque règnent les totalitarismes :
« En ces temps de choix décisifs, écrit Brecht en 1933, l’art aussi
doit choisir . »

. Id., Dialogues d’exilés, op. cit., p. 84-87.


. Id., Petit Organon pour le théâtre (1948), trad. J. Tailleur, Paris, L’Arche, 1970,
p. 73.
. Id., « Art et politique » (1933-1938), trad. A. Gisselbrecht, Écrits sur la littérature
et l’art, II. Sur le réalisme, Paris, L’Arche, 1970, p. 8.
Position de l’exilé 81

À ce titre, le réalisme doit bien être pensé comme une « méthode


de combat  » dont la dialectique serait le fondement stratégique
et la charnière épistémologique : « La tâche des dialecticiens est
de dialectiser les différents domaines de la pensée et d’en extraire
la composante politique . » Et Brecht de rappeler utilement à
quel point l’art ne va pas sans l’histoire, ce qui engage, soit dit
en passant, la responsabilité politique des historiens de l’art
autant que celle des artistes eux-mêmes : « Les historiens de l’art
sont des gens qui, à l’écart de toute politique, habitent des musées
où l’on expose, outre des tableaux, des pierres taillées et du bric-à-
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brac vermoulu. À ces gens vraiment tout à fait inoffensifs, il arrive
la chose suivante : soudain une vente d’objets d’art inoffensive et
très réussie apparaît comme une provocation, et on met le doigt sur
l’opposition criante entre le fait qu’on n’a pas d’argent pour acheter
du lait aux enfants qui ont faim et le fait qu’on trouve des sommes
énormes pour acheter quelques mètres de toile peinte. Étonnés, les
historiens de l’art s’empressent d’affirmer que ce n’est pas parce
qu’ils approuvent le prix démesuré des tableaux qu’ils approuvent
l’état de choses qui empêche les enfants affamés d’avoir du lait. Ils
croyaient simplement que les deux choses n’avaient pas de rapport.
[…] Non : ni les artistes ni leurs historiens ne peuvent être déchargés
de la responsabilité qui est la leur dans cette situation, ni dispensés de
l’obligation de travailler à la modifier . »
Prendre parti, mais comment ? Brecht s’est vite fait une
opinion : il faut rejoindre le parti, le Parti communiste s’entend.
Là est sa certitude, sa voie, là est son courage aussi : car c’est
à cela qu’il devra, en 1933, de se retrouver en danger de mort.
Là est aussi sa contradiction insue. Il lui faudra, en effet,
suivre Lénine jusque dans ce texte fameux de 1905, intitulé
L’Organisation du Parti et la littérature de parti. Après s’en être

. Id., « Les arts et la révolution » (1948-1956), trad. B. Lortholary, Écrits sur la


littérature et l’art, III. Les arts et la révolution, Paris, L’Arche, 1970, p. 177-179.
. Id., « Études marxiennes » (1926-1939), trad. P. Dehem et P. Ivernel, Écrits sur
la politique et la société, op. cit., p. 65.
. Id., « Sur l’art ancien et l’art nouveau » (1920-1933), trad. J.-L. Lebrave et
J.-P. Lefebvre, Écrits sur la littérature et l’art, I. Sur le cinéma, Paris, L’Arche, 1970,
p. 84-86.
82 Georges Didi-Huberman

pris à la littérature bourgeoise « impartiale » – « maudite époque


de discours en langue d’Ésope, d’avilissement littéraire, d’expression
servile, d’asservissement de la pensée » –, Lénine soutenait que
« la littérature doit devenir une littérature de parti », ne « pas
constituer une source d’enrichissement » et, ainsi, « devenir partie
intégrante du travail organisé, méthodique et unifié du Parti . » « Il
est indiscutable que la littérature se prête moins que toute chose à
une égalisation mécanique, à un nivellement, à une domination de
la majorité sur la minorité », admettait Lénine ; cependant, « elle
ne saurait être une affaire individuelle, indépendante de la cause
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générale du prolétariat » ; à ce titre, donc, « les bibliothèques et les
diverses librairies doivent devenir des entreprises du Parti, soumises
à son contrôle », de façon à imposer une littérature « libre de
l’arrivisme et, ce qui est plus encore, libre aussi de l’individualisme
anarchique bourgeois . » Les objections arguant de la liberté
individuelle lui semblaient pouvoir être réfutées sans délai :
« Comment ! va s’écrier peut-être quelque intellectuel, partisan
passionné de la liberté. Comment ! Vous voulez donc soumettre à
la collectivité un sujet aussi délicat, aussi individuel que celui de
la création littéraire ! Vous voulez que des ouvriers résolvent, à la
majorité des voix, les problèmes de la science, de la philosophie, de
l’esthétique ! Vous niez la liberté absolue de la création purement
individuelle de l’esprit !
Rassurez-vous, Messieurs ! D’abord, il s’agit de la littérature
de parti et de sa soumission au contrôle du Parti. Chacun est libre
d’écrire et de dire tout ce qu’il veut, sans la moindre restriction,
[mais] le Parti est une association libre qui serait immanquablement
vouée à la dissolution idéologique d’abord, matérielle ensuite, si elle ne
s’épurait pas de ceux de ses membres qui répandent des idées hostiles
au Parti. […] En second lieu, Messieurs les individualistes bourgeois,
nous tenons à vous dire que vos discours sur la liberté absolue ne sont
qu’hypocrisie. Dans une société fondée sur la puissance de l’argent,
dans une société où les masses laborieuses végètent dans la misère,

.V. Lénine, « L’organisation du Parti et la littérature de parti » (1905), trad. anonyme,


Écrits sur l’art et la littérature, Moscou, Éditions du Progrès, 1969, p. 19-21.
. Ibid., p. 20-22.
Position de l’exilé 83

tandis que quelques poignées de gens riches vivent en parasites, il


ne peut y avoir de “liberté” réelle et véritable. […] La liberté de
l’écrivain bourgeois, de l’artiste, de l’actrice, n’est qu’une dépendance
masquée. [Au contraire,] cette littérature sera libre, parce que ce ne
seront pas l’âpreté au gain ni l’arrivisme qui lui amèneront des forces
toujours nouvelles, mais l’idée du socialisme et la sympathie pour les
travailleurs. […]
Et maintenant, au travail, camarades ! Nous avons devant
nous une tâche difficile et nouvelle, mais, aussi, grande et noble, la
tâche de promouvoir une littérature vaste, riche, variée, en liaison
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étroite et indissoluble avec le mouvement ouvrier. […] Alors
seulement la littérature “social-démocrate” deviendra réellement […]
révolutionnaire jusqu’au bout . »
Bertolt Brecht a voulu assumer cette prise de parti dans
des lieux et à une époque – du moins jusqu’à son retour à
Berlin-Est – où « le Parti » était bien loin d’être au pouvoir.
La littérature de parti est intrinsèque à une œuvre hautement
politique comme La Décision, par exemple : c’est elle que Louis
Althusser admire, c’est en elle qu’il reconnaît la prescription
léniniste, la « position de parti » lui apparaissant comme la
condition nécessaire, chez Brecht, au « déplacement du point de
vue depuis le spéculatif vers le politique . » C’est encore à elle que
Trétiakov fait référence lorsqu’il en appelle à une « collectivisation
du travail littéraire » – ce que Brecht a pratiqué, fût-ce de façon
assez machiste et autoritaire, sous son seul nom propre – ou
lorsqu’il rejette les surréalistes et les psychanalystes freudiens,
fussent-ils communistes, dans le camp bourgeois des purs
« mystiques du moi  ».

. Ibid., p. 22-24.
. L. Althusser, « Sur Brecht et Marx » (1968), Écrits philosophiques et politiques, II,
éd. F. Matheron, Paris, Stock-IMEC, 1997 (éd. Le Livre de Poche, 2001), p. 569-
570. Cf. également F. Fischbach, L’Évolution politique de Bertolt Brecht de 1913 à
1933, Lille, Publications de l’Université de Lille-III, 1976, p. 21-23.
. S. Trétiakov, « À suivre » (1929), trad. B. Grinbaum, Dans le front gauche de
l’art, Paris, François Maspero, 1977, p. 106. Id., « Les surréalistes » (1936), trad.
D. Zaslavsky, ibid., p. 202-203.
84 Georges Didi-Huberman

En prenant ce parti, Brecht ne fut pas complètement dupe


– là est sa contradiction, son débat interne – du fait qu’une telle
façon de revendiquer la liberté consistait à s’en priver sur un
autre plan. « Je suis devenu quelque peu doctrinaire », admit-il une
fois dans ses Notes sur le travail littéraire, écrites entre 1935 et
1941, « parce que j’avais un pressant besoin que l’on m’instruisît . »
C’est alors qu’il faisait profession de s’emporter contre
« l’imagination fuyante, cette excessive instabilité dans l’alternance
des images  »… instabilité et alternance qu’il pratiquait pourtant,
à la même époque, dans les feuillets erratiques de son Journal
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de travail. D’où, aussi, une ambivalence particulière – parce que
le cas est emblématique – à l’égard de la poésie de Baudelaire,
qui a chanté la misère comme nul autre, mais sans le recours à
la prise de parti : « La pauvreté, c’est chez lui celle du chiffonnier ;
le désespoir est celui du parasite, le sarcasme, celui du mendiant . »
Bref, l’honnête travailleur, le prolétaire à la tâche ne sont
pas assez illustrés dans ce lyrisme-là, ce qui ne correspond
évidemment pas au programme esthétique lisible dans les
discours de Brecht prononcés aux Congrès des écrivains des
années cinquante, alors qu’il jouissait de la reconnaissance
officielle incarnée dans le Prix Staline .
On n’a pas manqué de critiquer, quelquefois très sévèrement,
les « pièges de l’engagement » politique brechtien . Dans un
texte de 1962 intitulé Engagement, Theodor Adorno a mis le
doigt sur les limites politiques de Brecht jusque dans la texture
dramaturgique de pièces comme La Résistible Ascension d’Arturo
Ui : « La comédie sur la résistible ascension du grand dictateur Arturo
Ui éclaire d’une lumière brutale et juste la nullité subjective et le
caractère factice du chef fasciste. Mais le démontage du personnage
du chef, comme de tous les individus chez Brecht, se prolonge par

. B. Brecht, « Notes sur le travail littéraire » (1935-1941), trad. B. Lortholary,


Écrits sur la littérature et l’art, III, op. cit., p. 41.
. Ibid., p. 16.
. Ibid., p. 35.
. Ibid., p. 172-174 et 177-180.
. Cf. M. Esslin, Bertolt Brecht ou les pièges de l’engagement (1959), trad. R. Villoteau,
Paris, Union Générale d’Éditions, 1971, p. 217-322.
Position de l’exilé 85

la construction des rapports économiques et sociaux à l’intérieur


desquels le dictateur agit. Au lieu d’une conspiration de décideurs
très puissants, on nous présente une organisation minable, le trust du
chou-fleur. La véritable horreur du fascisme est escamotée ; il n’est plus
le fruit de la concentration du pouvoir social, mais du hasard, comme
les accidents et les crimes. Ainsi le veut la technique de l’agitation : il
faut rapetisser l’ennemi, ce qui favorise une politique fausse, dans la
littérature comme dans la praxis avant 1933. Contrairement à toute
dialectique, le ridicule auquel se livre Ui ne tue pas le fascisme, que
Jack London avait très exactement prédit des dizaines d’années plus
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tôt. L’écrivain anti-idéologique prépare la dégradation de sa propre
théorie en idéologie . »
Bref, la prise de parti ne déboucherait chez Brecht que
sur une simplification non dialectique, c’est-à-dire, en fin de
compte, sur une falsification idéologique de l’analyse politique :
« Le principe artistique de la simplification ne sert pas simplement,
comme il l’aurait voulu, à purifier la politique concrète des nuances
trompeuses qui apparaissent dans le reflet subjectif de l’objectivité
sociale, mais il falsifie aussi cette objectivité que le Lehrstück
s’efforce de distiller. Si l’on prend Brecht au mot, si l’on prend la
politique comme critère de son théâtre engagé, elle en révélera la
fausseté. » C’est donc en prenant Brecht au mot de ses mots
d’ordre que l’on pourra aller jusqu’à l’affirmation que, chez
lui, « le mensonge politique déshonore la forme esthétique . » Telle
serait donc, aux yeux d’Adorno, l’aporie brechtienne d’une
littérature politique : « Ce genre d’aporie se reproduit jusque dans
le tissu de la poésie, le ton brechtien. Bien qu’il existe sans conteste
et qu’il soit inimitable […], il est empoisonné par la fausseté de sa
politique. Parce que ce qu’il prône n’est pas seulement, comme il l’a
cru longtemps, un socialisme imparfait, mais aussi une dictature d’où
revient l’irrationalité aveugle du jeu de forces sociales, dont Brecht
s’est fait l’allié en chantant l’acquiescement (Einverständnis) en soi,

. T. W. Adorno, « Engagement » (1962), trad. S. Muller, Notes sur la littérature,


Paris, Flammarion, 1984, p. 293.
. Ibid., p. 295.
. Ibid., p. 296.
86 Georges Didi-Huberman

le poète doit déguiser sa voix et avaler de la craie, pour mieux te


manger mon enfant, et ça grince . »
Adorno fait ici, sans doute, l’économie de la différence qui
sépare la liberté menacée du poète en exil – Brecht, dans son
journal, n’a pas omis de relater sa participation aux séminaires
de l’École de Francfort exilée à Los Angeles et ses entrevues,
souvent contradictoires, avec Adorno  – et la liberté confortable
mais auto-surveillée du poète officiel de la RDA. À ce titre, le
philosophe réunit Brecht là où Brecht semble plutôt dissocié
(donc plus intéressant). Hannah Arendt, pour sa part, a bien
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vu que ces deux conditions d’existence avaient déterminé,
chez Brecht, deux régimes très différents dans sa production
littéraire : l’exil fut sa grandeur et son énergie créatrice au point
qu’après plusieurs années de stérilité à Berlin – « il savait qu’il
était incapable d’écrire à Berlin-Est » –, « le seul projet qu’il avait
lorsque la mort l’emporta, c’était l’exil  » à nouveau.
Brecht eut, en exil, le courage de dire : faculté par excellence
du poète, soit « quelqu’un qui se doit de dire l’indicible, qui se doit de
ne pas demeurer silencieux en des circonstances où tous le sont, et qui
de ce fait se doit de prendre soin de ne pas trop parler des choses dont
tout le monde parle . » Mais, avec sa reconnaissance officielle et
son Prix Staline, il n’eut que la facilité de taire les contradictions
et ne fournit plus, à ce titre, qu’« un document exemplaire de
l’incertitude des relations entre la poésie et la politique, [notamment
par] l’adhésion doctrinaire et souvent ridicule [qu’il accorda] à
l’idéologie communiste . » À ce moment, d’ailleurs, sa poésie
se fit aussi mauvaise, selon Arendt, qu’elle était compromise :
« Son Ode à Staline, éloge des crimes de Staline, écrite et publiée
pendant qu’il se trouvait à Berlin-Est mais miséricordieusement
exclue du recueil de ses œuvres », montrerait, non seulement à

. Ibid., p. 297.
. B. Brecht, Journal de travail, op. cit., p. 239, 259, 276, 282, 297, 313, 355, 413-
414.
. H. Arendt, « Bertolt Brecht » (1966), trad. Bontemps, Vies politiques, Paris,
Gallimard, 1974 (éd. 1997), p. 205.
. Ibid., p. 217-218.
. Ibid., p. 195.
Position de l’exilé 87

quel point il fut capable d’écrire, à côté de chefs-d’œuvre, ces


vers opportunistes et « indescriptiblement mauvais », mais encore
à quel point, en général, « les poètes ont rarement fait de bons
citoyens . » Cela, conclut Arendt, peut « nous enseigner combien
il est difficile d’être un poète en notre siècle . » Mais cela peut
aussi nous renseigner sur la valeur alternative de la Kriegsfibel
en ces temps de poésie officielle, lorsque Brecht décida de
faire un retour poétique et documentaire – enfantin dans sa
forme d’abécédaire illustré – sur une guerre qu’il avait vécue et
observée depuis l’exil .
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. Ibid., p. 196-197 et 242.


. Ibid., p. 243.
. Ce texte réunit quatre extraits d’un travail en cours intitulé Quand les images
prennent position.

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