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L'ESTHÉTIQUE DÉTERRITORIALISÉE

Pascale Criton

Érès | « Chimères »

2012/2 N° 77 | pages 23 à 34
ISSN 0986-6035
ISBN 9782749233444
DOI 10.3917/chime.077.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2012-2-page-23.htm
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L’esthétique
déterritorialisée

L E FAIT D’AVOIR LU CHAOSMOSE à plusieurs reprises n’a pas épuisé


chez moi le sentiment que beaucoup de choses m’échappaient.
C’est la raison pour laquelle j’ai pensé qu’il serait intéressant de le
lire à plusieurs… Une lecture de ce feuilletage conceptuel, dont
l’écriture polyphonique excelle à surprendre, ne saurait de toute évi-
dence suffire. Alors qu’on est en train de lire attentivement, un plan
se détache pour en croiser un autre et raccorde, sans qu’on s’en
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aperçoive, là où on ne s’y attend pas, dans un champ de relation
différent… Loin de ces écritures qui vous tiennent par la main et
entendent vous guider de façon explicite, on est ici projeté dans des
zones prospectives que l’on expérimente sur une membrane multiple
et « chiffonnée ». À soi de relier, de créer le sens de sa lecture dans
cette écriture en excès, qui ne se laisse pas totaliser, ni synthétiser
facilement – et sans doute est-ce bien ainsi. Y aurait-il une dimen-
sion non-discursive dans l’écriture de Chaosmose ? Oui, sûrement, si
l’on tient compte de cette façon rythmique de relier des strates et
des idées, certainement nécessaire pour faire tenir ensemble les
composantes hétérogènes d’une pensée chaosmique.
• Compositrice, directrice artistique de art & fact, chercheure associé au Créart-Phi
(Université Paris Ouest Nanterre La Défense), auteure de « L’invitation », dans
Deleuze épars, approches et portraits, Paris, Hermann, 2005 ; « Bords à bords, vers
une pensée-musique », dans Deleuze-Guattari Territoires et devenirs, Le Portique,
n° 20, 2007 ; « Nothing is established forever… », dans The Guattari Effect, (dir)
E. Alliez et A. Goffey, London, Continuum, 2011.
Chaosmose, une lecture collective #1, (Chaosmose, chap..I).

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Il ne s’agit d’ailleurs peut-être pas uniquement de comprendre, mais


d’éprouver et sentir de quoi il s’agit. Comme si « ne pas
comprendre » nous rapprochait d’une connaissance pathique, d’un
ordre autre que celui des mots. Et il me semble que dans ce livre,
Guattari approche ce qu’il désigne par subjectivité pathique, qu’il
reconnaît dans les états schizoïdes ou psychotiques, mais aussi chez
les artistes, chez les enfants, ou encore dans les états amoureux. Il
semble que ces grandeurs intensives, ces intensités a-signifiantes,
soient non seulement thématisées dans Chaosmose, mais d’une cer-
taine façon à l’œuvre dans la syntaxe même du texte. Guattari met
en acte la transitivité subjective dont il parle et active in libro
quelque chose de « ces entités incorporelles qu’on détecte en même
temps qu’on les produit ». Chaosmose le livre, c’est déjà la
chaosmose : une dramaturgie subjectivante, théâtre de composantes
pathiques qui traversent les différentes dimensions expressives de la
vie. La plupart du temps rangées selon des catégories linéaires, cloi-
sonnées, ordonnées, les différents niveaux d’expression sémiotiques
deviennent ici communicants, coexistants et interactifs : l’adulte
coexiste avec les intensités du nourrisson, l’enfant côtoie les devenirs
animaux, les individuations de langage sont à la fois pré-personnelles
et collectives et ne se dissocient pas de leurs champs d’énonciation.
Cette transitivité traverse les espaces-temps virtuels des signes, du
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développement sensoriel du tout-petit aux choix existentiels de
l’individu, de ses ouvertures potentielles à ses processus névrotiques
et leurs résonances dans les événements collectifs et politiques.

Bien entendu, des artistes, des thérapeutes, des pédagogues, des phi-
losophes liront Chaosmose, chacun à leur façon, probablement diffé-
remment des scientifiques, des politiques, des sociologues… Et
comme Guattari le suggère lui-même, chacun investira et puisera les
composantes qui lui conviennent (combien de gestes et voix inté-
rieures se conjuguent au cours de cette lecture) – car l’enjeu d’une
syntaxe polyphonique, imbrication de plans et de « sous-
conversations » comme le dirait Sarraute, concerne déjà la question
de la subjectivité. Celle qui n’est plus définie par un sujet unifié et
qui, en deçà d’un rapport sujet-objet, fait rencontre, résonance en
circulation de celui qui écrit à celui qui lit. Celle d’une relation à
construire que Guattari propose, avec Bakhtine, dans un engage-
ment partagé des signes, subjectivité transitive et multiple, couplage,

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activité absorbante réciproque : pourquoi quelque chose nous fait


signe,… ou non ; pourquoi se retourne-t-on ?

Une subjectivité multiple et transversale

Le premier chapitre de Chaosmose intitulé « De la production de


subjectivité » considère à nouveaux frais la notion de subjectivité,
dans les domaines de l’éthologie des individus et des groupes, de
l’écologie sociale et mentale. Guattari montre comment une refonda-
tion de la subjectivité et plus particulièrement une fonction éthico-
poétique peut être déterminante pour de nouvelles pratiques poli-
tiques, cliniques, éducatives. Il est évident que le champ hétérogène
des signes convoqué par Guattari dans Chaosmose passe par sa pra-
tique psychanalytique, comme il l’annonce d’ailleurs dès
l’introduction, soulignant ses activités professionnelles « dans le
champ de la psychothérapie comme dans ses engagements politiques
et culturels qui [l’ont] amené à mettre toujours plus l’accent sur la
subjectivité en tant qu’elle est produite par des instances indivi-
duelles, collectives et institutionnelles ». Ces trois niveaux coexistants
– individuel, collectif, institutionnel – seront d’ailleurs redéfinis1 tant
dans leurs relations que dans leur production, à partir de processus
de subjectivation exprimés sous de multiples facettes. Subjectivation
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n’opposant plus le sujet individuel et la société, non plus déterminée
mais production active et polyphonique, non hiérarchique, à
l’œuvre aussi bien dans un travail analytique que dans un champ
artistique ou la vie d’une institution. L’hétérogénéité des compo-
santes de subjectivation oscille transversalement de la famille à
l’éducation, de l’environnement à l’art, des mobilisations politiques
aux productions des médias et de l’industrie, et repose sur des
dimensions sémiologiques a-signifiantes qui ne sont pas rabattues
sur le langage. Ainsi l’enjeu d’une subjectivité transversale, chaos-
mique, est susceptible de relier les composantes éthologiques de
l’infans – en deçà de la personne – à la résonance collective au sein
du socius – au-delà de la personne –, celles d’un champ pré-person-
nel aux individuations existentielles… La chaosmose serait une
façon de construire et faire tenir un champ hétérogène, engageant la
1. Le terme de collectif est redéfini comme « multiplicité se déployant tant au delà de
l’individu, du côté du socius, qu’en deçà de la personne, du côté des intensités préverbales,
relevant d’une logique des affects », F. Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 22.

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mutation d’un domaine (territoire) par une transitivité subjective et


« machinique » adjacente.

Quelle est la nature de la fonction transversale qui fait tenir la


chaosmose ? Cette fonction, nous dit Guattari, repose sur une sensi-
bilité aux signes, ceux qui nous affectent et nous parlent, non moins
que ceux que nous produisons. Il est remarquable que la virtualité et
la polysémie des signes sont souvent valorisées sous l’indice du
musical, dans une fonction d’interface alliant agencement de distri-
bution et affect partageable. On se souviendra par exemple com-
ment, dès l’analyse que fait Guattari de la petite phrase de Vinteuil,
la musique acquiert une dimension « machinique » redistribuant
l’ordre des sensations, si bien que « toute une micropolitique de
conformité aux modèles dominants, se trouve ainsi menacée par son
irruption2 ». Guattari insiste sur la consistance hétérogène de la
musique, le champ sémiotique avec lequel elle se compose, sa
dimension incorporelle, abstraite, sa ductilité contaminante, trans-
versale aux catégories. L’analyse des chevauchements perceptifs chez
Proust montre les possibilités d’une sémiotique ouverte, qui met
en jeu la représentation de l’espace et des corps, l’irruption d’une
transversalité hétérogène3. La fonction machinique de « ritournelli-
sation » est déterritorialisante : « la ritournelle ne cessera de sortir
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d’elle-même, de se transversaliser et elle conduira [le Narrateur] à opé-
rer une véritable et durable mutation micro-politique4 ». Les régimes
de signes non-discursifs sont doués de vitesses de propagation, de
simultanéité polyphonique et de résonance plus fluides que les mots.

Une subjectivation créative

Comment se produisent ces échanges transversaux, entre capture et


consistance ? Le paradigme latent de Chaosmose est celui de la
pensée de la complexité, dont les variables interactives s’écartent des
modèles stables pour décrire des êtres physiques instables, contin-
gents, événementiels. Les productions subjectives se constituent
dans un double mouvement, oscillant entre un pôle territorialisant –
2. F. Guattari, L’inconscient machinique, « Neuf agencements pour une ritournelle »,
Paris, Encres, 1979, p. 252.
3. F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 31-35.
4. F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 244.

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les Territoires existentiels – et des composantes déterritorialisantes,


ouvertures sur des systèmes de valeur aux implications sociales et
culturelles – les Univers incorporels. Deux pôles que l’on considére-
ra comme des tendances – l’une d’accélération, l’autre de ralentis-
sement (et non comme des états stables). Ces tendances
s’entrecroisent et interagissent à des degrés divers, chacune avec un
double signe susceptible de s’inverser : de l’aspiration au mouvement
à l’accélération excessive, du ralentissement nécessaire à l’immobilité
mortifère. Tout est dosage et la processualité créative – qu’il s’agisse
du travail d’une analyse ou de la mutation d’une situation – visera à
dégager l’intentionnalité et à rechercher les conditions qui rendront
possibles l’émergence d’instances individuelles et/ou collectives.

Bien que la subjectivité soit l’objet principal de ce chapitre introduc-


tif, les opérations « ritournellisantes » sont acquises et sous-tendent
la subjectivation. La dimension processuelle et créative de la subjec-
tivité repose sur certains segments sémiotiques susceptibles de prendre
leur autonomie, de se mettre à travailler à leur propre compte et secré-
ter de « nouveaux champs de référence ». Cette autonomisation des
signes, si pertinente pour la génération des formes et des différences
dans la création artistique – fonction d’isolement ou de détachement
valorisée par Bakthine – est ici étendue aux registres existentiels : « Une
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singularité, une rupture de sens, une coupure, une fragmentation, le
détachement d’un contenu sémiotique – à la façon dadaïste ou surréa-
liste – peuvent originer des foyers mutants de subjectivation5 ».

La question de la création est posée de façon transversale : les enjeux


de l’inventivité concernent les événements de la vie, les conditions
de l’émergence de soi et tous les registres existentiels qui engagent
une dimension d’autonomie. La dimension autonomisante (« déta-
chement », « extraction ») est désignée comme composante d’ordre
esthétique liée à l’intentionnalité qui prend consistance dans « des
matières de choix ». Il en sera de même dans le contexte analytique :
comment l’analyse peut-elle faire œuvre, devenir création ? La ten-
sion inventive devient l’enjeu d’une « esthétique inconsciente » dont
les fragments de contenu seront déterminants pour la schizoanalyse.
La valeur que Guattari accorde au « dégagement de l’intentionnalité »
et à « l’extraction de subjectités esthétiques » (objets partiels au sens

5. F. Guattari, Chaosmose, op.cit., p. 35.

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psychanalytique) rend possible une complexification de la subjecti-


vité : « J’essaie de tirer l’objet partiel psychanalytique adjacent au
corps, point d’accrochage de la pulsion, vers une énonciation par-
tielle6 ». Il est évident que la question « esthétique » n’est plus
arrimée à l’artistique, mais qu’elle s’autonomise et rencontre
l’extériorité latente d’un dehors : ce qui nous constitue dans notre
rapport aux signes – et non exclusivement au langage – actif dans
tous les champs sémiotiques, traversant toutes les instances de la vie
l’enfance, la famille, l’école, l’amour, le travail, etc., avec la possibi-
lité d’y accorder de la valeur. Voilà notre composante esthétique
déterritorialisée, projetée dans un cadre de pensée inhabituel,
confrontée à une fonction de catalyse existentielle, porteuse de
matières de choix, de ruptures et recadrages, qui se déplacent trans-
versalement dans toutes les instances de la vie. Le « nouveau para-
digme esthétique » repose sur les perspectives d’une processualité
subjective transversale, déterminante pour concevoir un champ
paradigmatique proto-esthétique, déterritorialisation « esthétique »
tout à la fois poétique, existentielle et politique.

La fonction éthico-poétique

Cette fonction éthico-poétique qui concerne toutes les instances


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d’une subjectivation créative n’appartient pas à l’art seulement, bien
que celui-ci en soit un porte-parole consistant. Le sursaut esthé-
tique, existentiel et politique prend racine dans une disposition et
une aperception sensible. Loin d’être reléguée vers les franges secon-
daires du beau et du superflu, la fonction poétique est première dans
la posture éthico-politique, car elle s’origine sur fond d’une inten-
tionnalité dégagée des référents signifiants circonscrits par le sens et
les codes exclusifs du langage. À l’œuvre dans l’engagement artis-
tique, cet écart au référent est expression, expérimentation, position
existentielle qui exige des choix, des ruptures avec des satisfactions et
des conforts convenus7. Il ne s’agit pas d’esthétiser la vie, ni de faire
6. F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 27.
7. « Le nouveau paradigme esthétique a des implications éthico-politiques parce que
parler de création, c’est parler de responsabilité de l’instance créatrice à l’égard de la
chose créée, inflexion d’état de chose, bifurcation au-delà des schémas préétablis,
prise en compte, là encore, du sort de l’altérité dans ses modalités extrêmes. »
F. Guattari, Ibid, p. 149.

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entrer l’art par les pores du quotidien, mais de valoriser l’enjeu exis-
tentiel qui travaille l’artistique et de s’en inspirer pour inventer
d’autres espaces sur le mode éthico-existentiel. De même que
l’intuition chez Bergson exigeait de l’intelligence qu’elle se retourne
pour aller plus loin, la fonction éthico-poétique est l’aiguillon d’une
autre conception de la vie. Non pas l’aspiration à un supplément
d’âme convoité par la société bourgeoise, ni la voracité spéculative d’un
marché de l’art, pas plus que l’hyper production mass-médiatique du
divertissement et du spectacle, mais la détermination liminale d’une
présence à soi et aux signes, désir, émergence vitale8.

Bien sûr, nous sommes très loin du marché de l’art comme des
formes universalisantes de la mass-médiatisation ; nous sommes,
tout à l’opposé, dans le champ de détermination d’un désir mutant,
existentiel. Guattari souligne combien la subjectivité pathique, à la
racine de tous les modes de subjectivation, est communément déva-
lorisée, occultée dans la médiatisation capitalistique qui tend à la
contourner systématiquement. La subjectivité inconsciente et
pathique se distingue alors comme instance fondatrice de
l’intentionnalité, s’opposant au sujet unifié soumis au signifiant9,
défiant les principes dominants. Guattari pose ainsi les conditions
d’une hétérogénèse trans-catégorielle et brasse en profondeur les
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possibilités de productions subjectives susceptibles de renouveler les
praxis politiques, éducationnelles, collectives. Si la chaosmose invite
à des pratiques transversales, désigne les opérations composites d’une
déterritorialisation esthétique (décadrages, autonomisations par-
tielles, ré-enchainements machiniques), celle-ci s’effectue nécessaire-
ment dans un ancrage temporel. La subjectivation poétique et exis-
tentielle est une réappropriation du temps, c’est la composition d’un
temps qualitatif agi, orienté, qui cesse d’être extérieur pour devenir
foyer intensif. Et si la chaosmose opère sur fond d’un champ de vir-
tualité de relations et de vitesses, les processus de (re)singularisation
impliqueront un ralentissement et la consistance d’un espace-temps.

8. On peut en trouver l’indice dans des situations existentielles extrêmes, de celles du


grasping à l’expérience esthétique de survie de Imre Kertesz, dans Kaddish pour
l’enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995.
9. F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 40.

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L’hétérogénèse transcatégorielle

On l’aura compris : le sens du terme esthétique est profondément


renouvelé. Il ne définit plus une catégorie étanche et localisée dans
la sphère du beau, mais développe des champs de possibles, « des
tensions de valeur, des rapports d’hétérogénéité ». L’esthétique déter-
ritorialisée se propage comme une fluidité première (cardinale), vec-
teur de relation qui se constitue selon des modalités de couplages
combinés. Cette position « machinique » destitue les classes d’ordre
et les catégories préétablies du politique, de l’art, de la culture, de la
clinique, du corps, du temps, de l’espace, au profit d’une conception
trans-catégorielle. Celle-ci travaille aux frontières de chaque do-
maine tout en les invitant à se resituer. Loin d’une méthode, plus
éloignée encore d’un programme, la chaosmose est une proposition
intensive : « une tension pour saisir la potentialité créative à la racine
de la finitude sensible, “ avant ” qu’elle ne s’applique aux œuvres, aux
concepts philosophiques, aux fonctions scientifiques, aux objets
mentaux et sociaux qui fondent le nouveau paradigme esthé-
tique10 ». Indissociable de ses dimensions performative et proces-
suelle, c’est une invitation à expérimenter ce niveau ouvert, hété-
rogène, qui confronte l’intentionnalité aux possibilités
d’agencements d’énonciation, à la formation « d’univers de valeur ».
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Cette expression mutante n’a d’avenir et de réalité qu’à essaimer
sous un mode a-signifiant vers des couplages impliquant nos puis-
sances de sentir, susceptibles de s’opposer à la modélisation média-
tique universalisante. Car les régimes de signes de la médiatisation
capitalistique mondiale s’immiscent au niveau des processus de sub-
jectivation et des composantes sémiologiques : comment sent-on, com-
ment se représente-t-on, comment se détermine-t-on11 ? Chaosmose
convie donc les forces d’invention poïétiques, existentielles, éthiques à
constituer de l’événement (transitivité des affects partageables), de
l’émergence de soi aux énonciations collectives. Car si les possibilités
de mutations existentielles collectives fondées sur des affects sont
amplifiées par les médias, celles-ci ne sont cependant pas à l’abri de

10. F. Guattari, Chaosmose, op.cit., p. 156.


11. Guattari analyse avec Deleuze comment « l’exercice du pouvoir moderne
implique désormais des procès de normalisation, de modulation, de modélisation,
d’information qui portent sur le langage, la perception, le désir et le mouvement ».
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.573.

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reterritorialisations conservatrices. Il s’agit de sortir l’universel, de la


sérialité, de la standardisation, de l’abstraction, pour entrer dans des
processus d’expérimentation et de (re)singularisation.

Loin de l’imitation, la posture de l’expérimentateur travaille au seuil


des conditions de possibilités expressives, à la frontière du sens et du
non-sens, de l’obscur et du visible, du personnel et de l’impersonnel.
L’hétérogénèse sémiotique s’écarte de la prédominance de la parole,
des oppositions binaires exclusives. Comment accorder de
l’attention à ce qui est en voie de consistance, au temps flottant des
associations, des co-existences contradictoires ? Comment exploiter
les situations dans leurs singularités, accueillir la complexité,
l’humour polyphonique du non-sens, des dissonances et arythmies ?
À la différence de comprendre, il s’agirait d’une réceptivité, d’une
préférence, il s’agirait d’emboîter (le pas, le geste), de jouer de la
pluralité des voix, des sens, des temps, des sensations. Qu’est-ce à
dire ? De quoi a-t-on besoin ? Sans doute, les arts sont-ils conviés
avec un crédit particulier dans ce contexte transversalisant, car fami-
liers d’un savoir-faire lié à l’expérimentation, de pratiques de « rup-
tures » et de « suture » spécifiques aux signes, d’une éthique de la
création. Comment accorder un potentiel de sens à ce qui n’en a pas
encore, veiller à ne pas écraser la différence et favoriser l’instance
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non médiatisée d’une autonomisation, d’un détachement ? À la
différence d’une technique, d’un programme, il s’agit de petites rup-
tures moléculaires, d’imperceptibles bifurcations, de shifter de sub-
jectivation qui font place à une logique pathique et révèlent
l’activité non discursive d’affects pré-personnels, pré-matériels, mais
néanmoins actuels et agençables.

Comme le remarque Guattari, les agencements transversaux peuvent


aussi avoir un caractère artificiel, construit12. Il est nécessaire de
créer un espace, les conditions d’une expérience et d’une pratique,
d’élaborer des dispositifs pour expérimenter des modes de subjecti-
vation et des espaces-temps singuliers. La dimension créative de la
production de subjectivité peut avoir à faire à des séries disparates,
expérimenter la disjonction et le décentrement des points de vue.
Elle peut explorer des déplacements de référents sensoriels, cognitifs,

12. F. Guattari, Chaosmose, op. cit, p. 126.

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de nouvelles relations esthésiques13. Que seraient par exemple les


conditions d’une expérience subjective pour une écoute multiple,
décorrélée, dans un espace-temps non unifié, à l’image d’ailleurs de
celui dans lequel nous vivons aujourd’hui14 ? L’artefact révèle, se
conçoit comme une proposition, comme une tentative, comme un
jeu et non comme une institution. Loin des réductions véhiculées
par la standardisation et la normalisation médiatiques, les processus
de resingularisation marquent le différent et s’opposent ainsi à
l’homogénéisation, à l’universel.

Le paradigme esthétique met en valeur ce qui repose sur des vecteurs


de subjectivation active – et non des répétitions –, sur des fonctions
d’échange et de réciprocité, qui font de la création le fait d’une tran-
sitivité latente. Dans cette refondation subjective, appelée à renou-
veler les pratiques tant politiques que thérapeutiques, Guattari
évoque de « nouveaux arts ». Chaosmose confronte l’art à sa propre
capacité subjective et en retour, l’art se voit resitué dans une dyna-
mique qui n’occulterait pas la subjectivation pathique. Cette
extension machinique du pathique aux domaines de l’existentiel,
peut-elle redéfinir certains aspects du champ de l’art ? On peut
imaginer, par exemple, que la fonction revalorisée d’une subjecti-
vité fondatrice ouvre le champ de nouvelles scènes sémiotiques.
© Érès | Téléchargé le 27/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 142.183.237.131)

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La pensée transversale de Chaosmose a tout son sens à l’heure où le
capitalisme mondial tend à contrôler les régimes de signes et fonc-
tionnaliser la culture. La fonction poétique, éthique et politique de
la chaosmose – la catalyse poético-existentielle pour reprendre le
terme de Guattari15 – constitue un espace singulier pour penser
une hétérogénèse transcatégorielle des régimes de signes, dépassant
les cadres de l’art, comme de la thérapie, et gagnant les frontières
d’un réel intensif.

13. P. Criton, « Nothing is established forever… » [Rien n’est jamais acquis], dans The
Guattari Effect, (dir) E. Alliez et A. Goffey, London, Continuum, 2011, traduction
par A. Goffey.
14. P. Criton, « O ouvido ubiquista : escutar diferentemente » [L’oreille ubiquiste :
écouter autrement], dans Cadernos de subjetividade, (dir) Peter Pal Pelbart Université
Catolique Pontificale de Sao Paulo, Brésil, 2012, traduction par S. Ferraz.
15. F. Guattari, Chaosmose, 1992, p. 36.

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