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LE CONTEXTE D’ÉMERGENCE D’UNE INDUSTRIE DU JEU VIDÉO EN

FRANCE (1975-1988)
Logiques de production et modèles éditoriaux

Colin Sidre

La Découverte | « Réseaux »

2020/6 N° 224 | pages 31 à 58


ISSN 0751-7971
ISBN 9782348068140
DOI 10.3917/res.224.0031
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Les mondes de production du jeu vidéo
DOSSIER
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LE CONTEXTE D’ÉMERGENCE
D’UNE INDUSTRIE DU JEU VIDÉO
EN FRANCE (1975-1988)

Logiques de production et modèles éditoriaux

Colin SIDRE
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DOI: 10.3917/res.224.0033
L
a construction progressive de ce qu’est l’objet vidéoludique et son
appartenance aux industries créatrices et culturelles est l’occasion de
réguliers débats entre chercheurs (Perticoz, 2011). L’industrie du jeu
vidéo est le fruit de plusieurs héritages industriels et intellectuels successifs
ou concomitants. Entre le jeu universitaire né d’un acte de hacking au cours
des années 1960 (Triclot, 2011), l’insertion du jeu d’arcade dans l’économie
foraine (Donovan, 2010), ou encore le rôle des grandes sociétés du jouet
dans la genèse des consoles des années 1970 et 1980 (Kline et al., 2003), elle
connaît une construction complexe et hybride, comme le notaient déjà ses
observateurs dans les années 1980 (Miège, 1986).

Une large partie de ces analyses s’appuie cependant sur une historiographie
nord-américaine, qui donne une place centrale aux spécificités du marché et
de l’industrie des États-Unis : une économie du jeu vidéo tournée principa-
lement vers les consoles, marquée par le krach industriel de 1983 (Donovan,
2010) et polarisée par la relation entre consolier et éditeur de jeu.
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Encore peu étudiée, l’histoire du jeu vidéo sur le continent européen met
pourtant en évidence des caractéristiques singulières, ainsi de la place de la
micro-informatique dans son développement (Triclot, 2011), des logiques
« bottom-up » qui s’y développent (Izushi et Aoyama, 2006) ou du rôle des
politiques publiques en faveur de la production logicielle ; la chronologie
nord-américaine, en particulier le krach de 1983, y est par ailleurs inopérante,
les industries locales étant en plein essor au même moment. Notre étude du
développement de l’industrie du jeu vidéo en France met ainsi en évidence
trois grandes phases : un marché reposant principalement sur l’importation de
machines et de jeux de 1975 à 1983 ; une éclosion des structures industrielles
(en particulier des éditeurs de jeux) de 1983 à 1988 ; enfin, de 1988 à 1995,
une polarisation du marché français autour de nouveaux entrants ou d’acteurs
auparavant marginaux qui procèdent à une concentration verticale de leur
chaîne de production et de distribution (Nintendo et Sega). Nous reviendrons
dans cet article sur les deux premières phases.
36 Réseaux n° 224/2020

Nous proposons d’étudier dans cet article les modalités de construction de


l’industrie du jeu vidéo domestique en France1, qui restent à ce jour peu docu-
mentées et mal connues. À partir de cet exemple, il s’agira d’affiner notre
compréhension des modèles dans lesquels s’inscrit le jeu vidéo et de proposer
des alternatives aux approches américanocentrées. Après avoir présenté notre
méthodologie de recherche, nous reviendrons sur les deux grandes phases de
la naissance de l’industrie française, de 1975 à 1983 puis de 1983 à 1988.
Nous étudierons la manière dont se dessinent plusieurs caractéristiques sin-
gulières de l’industrie vidéoludique européenne durant ces deux phases de
développement, en particulier l’importance des mouvements hobbyistes et la
place des politiques éducatives dans le développement de l’industrie. Nous
verrons quelles seront leurs conséquences sur les formes prises par les modes
de production du jeu vidéo en France, ainsi de l’émergence de modèles édito-
riaux originaux et inspirés d’autres industries culturelles.

SOURCES ET MÉTHODOLOGIES

La réflexion que nous développons dans le cadre de cet article s’appuie sur un
travail de recherche plus large portant sur la structuration et le développement
de l’industrie vidéoludique française entre 1975 et 1995. Ce travail mobilise
une diversité de sources visant à reconstituer avec précision les différentes
étapes de la construction de cette industrie et à comprendre ses spécificités.
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Quatre grands types de sources ont été mobilisés dans le cadre de cette
recherche : chacune d’entre elles fait appel à une méthodologie d’analyse spéci-
fique, mais c’est le croisement de chacune de ces sources qui permet réellement
de contrebalancer leur caractère parfois lacunaire. Notre étude repose sur :

1. Un dépouillement approfondi de la presse spécialisée, micro-informatique


et vidéoludique, parue en France du milieu des années 1970 au milieu
des années 1990. Nous avons été particulièrement attentifs à l’étude des
marques contenues dans la presse et permettant la reconstitution de la chro-
nologie de la période d’étude (brèves de presse, publicités) ainsi qu’au dis-
cours porté par les acteurs de la presse sur les différentes formes prises par
le jeu vidéo et la constitution de l’industrie (dossiers détaillés, éditoriaux,

1. Nous excluons de notre réflexion le jeu vidéo universitaire et le jeu vidéo d’arcade, aux
modes de circulation et de consommation spécifiques (Triclot, 2011).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 37

réponses au courrier des lecteurs, etc.) 2. Nous nous appuierons plus spé-
cifiquement sur deux périodiques : L’ordinateur individuel, ci-après OI
(groupe Tests, 1978-2010), et Tilt (Éditions mondiales, 1985-1994).
2. Une étude des (rares) fonds d’archives issus de sociétés de jeux vidéo qui
ont pu être conservés et sont accessibles aux chercheurs, à commencer
par le fonds Brocard, aujourd’hui conservé au Conservatoire national du
jeu vidéo (CNJV à Chalon-sur-Saône) et renseignant le travail de déve-
loppement et d’édition de jeux vidéo de Bertrand Brocard entre 1983 et
1995, ainsi que le fonds Ediciel déposé à l’Institut Mémoires de l’édition
contemporaine (IMEC) à Caen.
3. Des entretiens avec des acteurs de la naissance de l’industrie vidéoludique
que nous avons pu rencontrer, en s’appuyant sur les méthodes d’entretien
historique de Florence Descamps (Descamps, 2001).
4. Une analyse des packagings de jeux vidéo des années 1980, à une époque
où ceux-ci font état de formes beaucoup plus hétérogènes qu’actuelle-
ment (Guins, 2014). Afin d’analyser ces objets, nous nous appuyons sur
les méthodologies de bibliographie matérielle employées pour décrire le
livre ancien (Charon et Vène, s.d.). Nous cherchons en particulier dans les
packagings des années 1980 les traces laissées par les différents acteurs de
l’industrie, et qui mettent en évidence les rapports de force qui s’exercent
entre eux dans la conception même de l’objet vidéoludique.
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1975-1983 : UNE INDUSTRIE EN DEVENIR

L’arrivée du jeu vidéo domestique en France

De 1975 à 1983, deux parcs de machines de jeux se développent sur le terri-


toire français, essentiellement via l’importation.

1. D’une part, des consoles de jeux, qualifiées de « première » ou de « seconde »


génération3, semblent se vendre de manière importante à la fin des années

2. Nous nous situons dans la lignée de travaux soulignant la place de la presse spécialisée et
en particulier de la presse jeu vidéo dans la construction de communautés de lecteurs (Noyer,
2001) et de discours spécifiques contribuant à la construction de la culture vidéoludique
(Kirkpatrick, 2015).
3. Si la notion de « génération de console » est régulièrement critiquée par les historiens pour
son imprécision et son approche téléologique du jeu vidéo (Arsenault, 2017), elle s’avère aussi
38 Réseaux n° 224/2020

1970 : 15 000 machines en circulation en 1976 (étude de l’Agence BREF,


citée par Audureau, 2014), puis passage de 70 000 à 700 000 machines
commercialisées entre 1977 et 1978 (Querzola et Verebelyi, 1983).
2. D’autre part, à partir de 1977 en particulier, la micro-informatique se
développe en France autour de machines comme l’Apple II, le TRS-80
et le PET de Commodore. Ce parc se développe avec régularité : 200 000
machines seraient présentes sur le territoire en 1982 (Pajon, 1985). Le
micro-ordinateur se caractérise par la diversité de ses usages, mais l’usage
ludique n’est pas des moindres, comme le démontre la commercialisation
de programmes de jeux avec les machines dès les années 19704.

De manière générale, les productions vidéoludiques liées à ces deux types


de machines arrivent en France par vagues alternées : consoles de type Pong
à partir de 1975 (et fort développement à partir de 1977) ; premiers micro-
ordinateurs grand public (Apple II, PET, TI99/4A) à partir de 1977-78 ;
consoles de deuxième génération (Atari VCS, Intellivision, Philips Videopac)
entre 1980 et 1981 ; développement progressif de la micro-informatique à
partir de 1981 (ZX Spectrum, Commodore 64, Oric, etc.) et tout au long de
la décennie. Consoles et micro-ordinateurs existent bien de manière conco-
mitante, mais se développent par poussées successives qui ne semblent que
peu liées les unes aux autres – au-delà du fait que le développement de l’équi-
pement des foyers en téléviseurs facilite l’essor des consoles comme des
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micro-ordinateurs. C’est toutefois autour de l’offre micro-informatique que
se développe la production européenne. C’est au prisme de la différenciation
construite entre ces deux objets, pourtant aux sources d’une culture vidéolu-
dique commune, que nous interrogerons les particularités de la construction
de l’industrie française du jeu vidéo.

pratique lorsqu’il s’agit de travailler sur les premières machines de jeux : nous reprendrons
ainsi la notion de première génération pour décrire les machines ne faisant pas encore état
d’une séparation, dans leur production et leur diffusion, entre hardware et software (et dont le
prototype est la console Pong d’Atari) et celle de deuxième génération pour les machines qui
voient se mettre en place des circuits de production et de distribution distincts pour la console
en elle-même et ses jeux.
4. Ainsi du PET: « Le PET au banc d’essai », OI, n° 1, octobre 1978, p. 30-37.
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 39

Un terreau favorable à une industrie tournée vers la micro-informatique


Micro-ordinateurs et consoles : des lignées séparées à la naissance
L’étude des modes de circulation des différents types de machines met en
évidence des réseaux de distribution différenciés, y compris lorsque les pro-
ductions coexistent. Ainsi, au début des années 1980, deux principaux types
d’acteurs diffusent les consoles de deuxième génération sur le territoire : des
acteurs de la hi-fi comme Philips (Videopac) ou issus du jouet comme Mattel
(qui réalise l’Intellivision) et Idéal Loisirs5 (qui importe la Colecovision).
Les machines sont vendues dans les boutiques de jouets, de hi-fi, ou dans les
grandes surfaces culturelles comme la FNAC (Gorges, 2011).

La production micro-informatique connaît des réseaux de diffusion plus


divers, que l’analyse des publicités, mais également du contenu éditorial de la
presse spécialisée, met en lumière. Si nous exceptons les machines importées
sur le territoire par une ou deux boutiques seulement (ainsi le Dragon 32 par la
boutique Goal Computer à Paris), la diffusion des micro-ordinateurs puis des
programmes est souvent effectuée par des acteurs qui s’attellent à construire
de nouveaux réseaux de distribution, ainsi du travail d’ASN Diffusion qui
lance sa filiale Oric France à l’été 1983. Les lieux de vente se caractérisent par
leur grande diversité : développeurs de photographies, vidéoclubs, boutiques
d’électronique, librairies, grandes surfaces spécialisées et magasins de hi-fi,
sans oublier bien évidemment les premiers magasins dédiés entièrement ou
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disposant d’un rayon dédié à la micro-informatique (Sivea, Illel), et qui pour
certains développent en particulier des fonds de jeux vidéo comme Coconut
Informatique dans le 11e arrondissement de Paris.

Ces réseaux de distribution différenciés traduisent les stratégies commerciales


diverses qui animent les acteurs de la micro-informatique et les consoliers :
les seconds, en particulier, visent davantage un public familial que les pre-
miers, qui s’orientent tantôt vers des usages domestiques, tantôt profession-
nels. Surtout, la diversité des structures de vente des micro-ordinateurs et la
taille « humaine » des lieux de vente favorisent le regroupement d’un public
en particulier : les hobbyistes.

5. La société distribue également le Rubik’s Cube, ainsi que certains jeux électroniques
comme Electronic Detective. La reconstitution de ces différentes informations s’appuie sur
l’étude croisée des publicités parues dans la presse spécialisée, ainsi que des brèves et réponses
données par les périodiques au courrier des lecteurs.
40 Réseaux n° 224/2020

Le poids de la culture hobbyiste


Une des figures essentielles de la naissance de l’industrie du jeu vidéo euro-
péenne est celle du hobbyiste. Loin d’être propre à la France, cette figure
revient dans les historiographies espagnoles (Meda-Calvet, 2016), italiennes
(Fassone, 2017), finlandaises (Saarikoski et al., 2017) ou norvégiennes
(Jørgensen et al., 2015), pour ne citer que quelques exemples6.

Dans l’ensemble des pays européens, le développement de la micro-infor-


matique à partir de la seconde moitié des années 1970 voit l’émergence de
passionnés, rarement professionnels du domaine eux-mêmes, mais qui s’en
servent pour un usage professionnel (ainsi des différents secteurs indus-
triels couverts, numéro par numéro, par l’OI) ou personnel (gestion domes-
tique ou loisir)7. Développant leur pratique de la micro-informatique à une
époque où l’offre de logiciels est peu développée et peu accessible, ils sont
bien souvent contraints de développer leurs propres programmes. La diffu-
sion de programmes sous forme de listings à recopier, qui perdure jusqu’au
début des années 19808, renvoie à des pratiques d’apprentissage de la pro-
grammation et du code via la copie, l’imitation et la manipulation d’éléments
recopiés (Perriault, 1994 ; Kirkpatrick, 2015). Les programmes réalisés dans
ce cadre prennent alors des formes diverses, listings parus dans la presse
ou dans des ouvrages spécialisés, logiciels programmés collaborativement
au sein d’un club ou copies plus ou moins pirates échangées entre pairs, au
point qu’en novembre 1979, au SICOB, le grand salon français de l’informa-
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tique, les journalistes de l’OI s’étonnent de voir des programmes proposés
« sous plastique »9, comprendre sous packaging comme nous les connaissons
aujourd’hui. À plus d’un titre, les hobbyistes peuvent être décrits comme les
premiers développeurs de logiciels pour micro-ordinateurs, logiciels dont ne
nous gardons que peu de traces au-delà de témoignages ou de ponctuelles
mentions dans la presse spécialisée (Meda-Calvet, 2016).

6. À noter que la pratique du hobbyisme n’est pas une spécificité européenne, mais est bien
davantage liée à l’émergence de la micro-informatique : ainsi des mouvements hobbyistes qui se
développent aux États-Unis autour du TRS-80 dès la fin des années 1970 (Welsh et Welsh 2007).
7. Voir aussi le portrait que l’OI fait de son lectorat : Jean-Pierre Nizard, « Éditorial », OI,
n° 2, novembre 1978, p. 5.
8. Lancé en 1983, l’hebdomadaire Hebdogiciel est à ses débuts voué quasi exclusivement à ce
type de publications, avant de développer un important volet rédactionnel en 1985.
9. Bernard Savonet, « Sicob boutique informatique : des programmes, du logiciel, des ser-
vices ! », OI, n° 12, novembre 1979, p. 99.
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 41

Cette dernière joue un rôle important dans la construction de la figure du


hobbyiste ; ainsi de MikroBitti qui paraît depuis 1984 en Finlande (Suominen
et al., 2015). En France, l’OI réunit les premiers hobbyistes sous sa bannière,
via la publication de listings, du courrier des lecteurs, de petites annonces
ou encore de jeux réguliers. La presse spécialisée forme l’un des espaces
majeurs de construction des communautés de hobbyistes, en tant que lieu
d’éducation et d’information des hobbyistes, d’échange entre passionné.es,
mais également de construction d’un « esprit de chapelle » autour de cer-
taines machines : elle remplit ce rôle au côté des clubs de micro-informatique
(qu’ils soient dédiés à un constructeur, voire financés par lui, ou qu’ils pro-
viennent de réseaux associatifs), des premiers réseaux d’usagers en ligne, en
particulier autour du Minitel (Thierry 2012)10 et, à partir du début des années
1980, des boutiques.

Propre à la micro-informatique, le hobbyisme ne dispose pas de son équiva-


lent pour les consoles (tout du moins pas avant l’émergence des mouvements
homebrew qui nous sont davantage contemporains). Au-delà du fait que le
micro-ordinateur, bien plus plastique et modulable, se prête davantage à des
pratiques de ce type, il est difficile de déterminer l’incidence de la démogra-
phie des utilisateurs de micro-ordinateurs et de consoles sur l’émergence de
cet usage : les données concernant les usages du jeu vidéo à l’époque sont en
effet très parcellaires si ce n’est inexistantes.
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Hobbyisme et pratique ludique
Dès ses débuts, la pratique du hobbyisme cultive un rapport singulier avec
la pratique ludique. Dans un éditorial de l’OI paru à l’été 1979, en ouverture
d’un numéro dédié aux jeux et aux loisirs, Jean-Pierre Nizard, éditeur de la
revue, écrit ainsi : « Le jeu est certainement le cheval de Troie de l’ordina-
teur individuel. C’est par les jeux qu’il pénètre dans des millions de foyers
de par le monde » ; et d’opposer le « profane », pour lequel l’ordinateur est

10. Benjamin Thierry attribue principalement ce triple rôle d’éducation, d’échange et de


construction d’un esprit de chapelle aux clubs de micro-informatique, mais il est tout à fait
possible de l’étendre à la presse spécialisée : rôle d’éducation via la publication d’articles infor-
matifs, parfois par des collaborateurs des magazines eux-mêmes professionnels de la micro-
informatique ; rôle d’échange entre passionné.es via les petites annonces et le courrier des
lecteurs ; rôle de construction d’un esprit de chapelle via la mise en scène, dans le courrier
des lecteurs, d’affrontements entre partisans d’une machine ou d’une autre (ainsi des querelles
entre aficionados d’Atari ou d’Amiga dans les colonnes de Tilt, dans les années 1990).
42 Réseaux n° 224/2020

« magique », à « celui qui sait » que « tout tient à la créativité du concepteur


et à la qualité du programme »11. Un an plus tard, toujours dans un éditorial,
Jean-Pierre Brunerie, rédacteur, précise ce projet intellectuel : « Très vite,
on souhaite aller au-delà de ce premier niveau du jeu sur ordinateur : il est
autrement plus intéressant d’enseigner à l’ordinateur les règles d’un jeu, ou
plutôt un programme pour y jouer. (…) La fascination de la création qu’est la
programmation est encore plus prenante lorsqu’il s’agit d’un jeu, puisqu’elle
vous fournit un partenaire et adversaire : autant que jouer, programmer un
jeu est amusant »12. Pour le périodique, le jeu vidéo n’est qu’une pratique
permettant de découvrir la micro-informatique ; ceci étant dit, l’usage de la
machine que l’OI souhaite inspirer à son lectorat est avant tout la program-
mation, perçue comme la réelle activité ludique et de loisirs vers laquelle tend
l’utilisateur d’un micro-ordinateur.

Tout en se construisant autour de la notion de programmation ludique, ce


discours s’appuie aussi sur la critique d’autres objets ludiques, à commencer
par les jeux sur consoles. À plusieurs reprises, ces objets sont décrits pour
être décriés : comparés ainsi à du « hulla hop » (une pratique essentiellement
enfantine) dès le premier numéro de la revue13. En 1981, dans Jeux et stratégie,
les consoles et les jeux d’échecs électroniques ne sont guère évoqués que pour
souligner la polyvalence et la complexité des programmes de jeux que peut
offrir, de son côté, le micro-ordinateur14.
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Mais davantage que des objets à dévaloriser, les consoles sortent très vite
du champ de perception de l’OI : elles y apparaissent comme des objets mal
connus et que les journalistes ont des difficultés à décrire15. Pour les acteurs
de l’époque, bien que (vidéo)ludiques, ces productions ne sont pas exacte-
ment du même ressort : cette dissociation est accentuée par les poussées de
développement des micro-ordinateurs et des consoles en France, ainsi que

11. Jean-Pierre Nizard, « Éditorial », OI, n° 9, juillet-août 1979, p. 5.


12. Jean-Pierre Brunerie, « Éditorial : la joie du jeu », OI, n° 16, avril 1980, p. 4.
13. Laurent de Vilmorin, « Verte, conviviale, personnelle ou individuelle : pourquoi une nou-
velle informatique ? », OI, n° 1, octobre 1978, p. 26-29.
14. Denis Guigo, « Quel avenir pour les jeux sur ordinateur ? », Jeux et stratégie, n° 11,
octobre-novembre 1981, p. 19-26.
15. Ainsi des journalistes de l’OI qui évoquent dans des articles postérieurs un « semi-échec
des jeux dits vidéo il y a deux ans » (Jean-Daniel Wachs, « Jeux de demain, jeux pas vilains ?
Les nouveaux jeux électroniques », OI, n° 23, décembre 1980-janvier 1981, p. 55-60).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 43

par le krach de l’industrie nord-américaine des consoles de jeux en 1983


(Donovan, 2010), observé de loin16.

Les premières structures françaises de production de jeux

L’année 1983 correspond à un réel tournant. En l’espace de quelques mois


apparaissent sur le territoire de nombreuses sociétés de développement (Ère
Informatique), d’édition (Infogrames, Loriciels, Cobra Soft, Coktel Vision),
de distribution (Micromania, Innelec) qui forment parmi les principaux
acteurs de l’industrie de la décennie17. La même année que celle du krach de
l’industrie du jeu vidéo aux États-Unis, l’industrie européenne se développe
en effet (Fassone 2017). L’impulsion à l’origine de la naissance de l’industrie
française provient tant d’acteurs industriels disposant de capitaux leur per-
mettant de se lancer sur le marché de la micro-informatique en France, que
d’acteurs plus confidentiels.

Des acteurs industriels tournés vers la micro-informatique


Dès les années 1970, plusieurs autres pays européens connaissent l’émer-
gence d’une industrie de production de consoles de première génération,
ainsi le Royaume-Uni ou l’Allemagne (Audureau, 2014). Pourtant, au-delà
de quelques producteurs locaux comme la Société Occitane d’Électronique
qui produit les consoles Occitel à Toulouse, aucune réelle industrie française
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ne se crée autour des consoles de jeux dans la deuxième moitié des années
1970. William Audureau souligne en particulier le désintérêt des industries
du jouet pour le jeu vidéo, l’expliquant par une double réticence, culturelle
(approche française du jouet comme outil d’éveil avant tout) et économique
(marché français fragilisé par la concurrence américaine, faiblesse de la
R&D) (Audureau, 2014). Ainsi, à l’exception de quelques consoles de pre-
mière génération, la quasi-totalité de la production pour consoles est, tout au
long des années 1970 et 1980, importée sur le territoire.

16. Bien que les consoles de jeux soient toujours commercialisées en France au-delà de
1983, les jeux proposés ne sont plus à proprement parler des nouveautés et disparaissent des
rubriques de tests de la presse spécialisée. Et si, début 1983, la production de jeux sur consoles
connaît ainsi une certaine revalorisation via les pages de présentation de logiciels dans Tilt ou
le livre Jeux vidéo de Christian Gros et Rémy Pernelet, ces entreprises restent éphémères, tout
du moins jusqu’à la fin des années 1980.
17. À noter également la naissance d’Ubi Soft en 1985.
44 Réseaux n° 224/2020

À l’inverse, plusieurs acteurs industriels d’importance soutiennent rapi-


dement en France l’émergence d’une industrie du logiciel, et en particulier
du logiciel ludique, sur micro-ordinateurs. Le cas le plus emblématique est
celui de Texas Instruments, où travaille Michel Motro à partir de 196918. Afin
de lancer son micro-ordinateur, le TI 99/4A, en Europe, Texas Instruments
travaille au développement de logiciels (ludiques, mais pas exclusivement)
dès la fin des années 1970 depuis ses bureaux de Villeneuve-Loubet. À la
manière des argumentaires déployés quelques années plus tard par certains
éditeurs, l’objectif est de proposer une offre de logiciels « locaux » et en fran-
çais pour accompagner la sortie de la machine. Les bureaux de Villeneuve-
Loubet deviennent assez vite le point de rencontre de nombreux acteurs de
l’industrie des années 1980, ainsi Albert Loridan et Bruno Duriez (qui fondent
Micromania fin 1982 à Cagnes), Christophe Sapet (qui lance Infogrames avec
Bruno Bonnell à Lyon en 1983) et Jacques Palpacuer (fondateur d’Exelvision,
constructeur de micro-ordinateurs éducatifs, en août 1983 dans la région de
Sophia-Antipolis).

Si le cas de Texas Instruments France est l’un des plus notables, d’autres
acteurs industriels ont pu à leur niveau accompagner la naissance de mouve-
ments de production de jeux : c’est ainsi le cas d’Édiciel, filiale d’édition de
logiciels d’Hachette, ou encore d’Innelec et sa collection No Man’s Land, qui
publient dans la presse spécialisée, dès 1983, des publicités annonçant recher-
cher des développeurs amateurs et proposant rémunération contre la possibi-
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lité d’éditer leurs jeux.

Le modèle du revendeur-éditeur
Au côté de ces acteurs industriels qui se lancent sur le marché dans le cadre de
diversifications horizontales ou d’ouverture de nouveaux marchés, de nom-
breux passionnés de micro-informatique, aux profils d’entrepreneurs indépen-
dants, décident de se lancer sur le marché naissant du jeu vidéo au début des
années 1980, suivant plusieurs configurations.

Le début de la décennie connaît en particulier l’émergence d’un modèle


industriel : celui du revendeur-éditeur. À la fin des années 1970 et au début
des années 1980, la boutique commercialisant des micro-ordinateurs, qu’elle

18. Entretien avec Michel Motro. Michel Motro travaille chez Texas Instruments où il s’occupe
du marketing et de la production des produits pour l’Europe à partir de la deuxième moitié des
années 1970, avant de prendre la direction de Vifi-Nathan en décembre 1982.
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 45

soit spécialisée dans ce secteur ou non, joue à plein son rôle de « surface
de contact » (Braudel, 1979) entre l’industrie micro-informatique et le grand
public. Bien davantage qu’un simple lieu d’interaction marchande entre
revendeur et utilisateur d’une machine (commercialisation, service après-
vente, formation et assistance, etc.), la boutique est aussi un lieu de rencontre
entre passionnés de micro-ordinateurs alors coûteux et difficiles à trouver19.
Elle est aussi un espace d’utilisation des micro-ordinateurs : les utilisateurs
(qu’ils possèdent ou non une machine) viennent y jouer, y développer voire y
pirater20 des programmes (Welsh et Welsh 2007).

Observant leurs clients développer des programmes, plusieurs boutiques de


micro-informatique leur proposent de se faire éditer : dès 1981, Sideg, bou-
tique de micro-informatique du quinzième arrondissement de Paris, développe
une activité d’édition sur Apple II, Commodore PET et TRS-80 ; c’est égale-
ment le cas d’Ellix dès 198221, ou encore de Vismo, Video Telemat Report et
R.U.N. Informatique dès 198322 (Sidre 2015).

Si pour la plupart de ces boutiques l’activité d’édition se cantonne à quelques


programmes, certaines d’entre elles construisent un réel catalogue. Le cas le
plus spectaculaire est celui d’Ellix. Dès 1982, la boutique débute une activité
d’édition à destination du PET de Commodore. Début 1983, elle est l’une
des premières à importer en France le micro-ordinateur Oric. Elle devient
alors un espace de référence pour les utilisateurs de cette machine23, qui vont
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converger vers Ellix afin de proposer leurs programmes – ainsi de Bertrand
Brocard qui y propose ses premiers logiciels avant de fonder sa propre struc-
ture. L’importance prise par l’activité d’édition amène la boutique à repen-
ser son organisation et à séparer ces fonctions en deux filiales distinctes dès

19. Cette réalité est attestée par de nombreuses sources : entretiens avec Jean-Louis Le Breton,
fondateur de la société d’édition Froggy Software, et Bertrand Brocard, fondateur de la société
d’édition Cobra Soft ; petites annonces parues dans les périodiques Tilt et Hebdogiciel et orga-
nisant des rendez-vous d’utilisateurs dans les boutiques mêmes, etc.
20. « Centre Mondial de Piratage », Hebdogiciel, n° 107, 1er novembre 1985, p. 1-18.
21. Publicité Ellix, OI, n° 36, avril 1982, p. 107.
22. Toutes les boutiques ici citées sont situées à Paris, mais un phénomène comparable a éga-
lement pu être identifié dans d’autres régions : ainsi Bertrand Brocard appuie la naissance de sa
structure d’édition Cobra Soft sur son magasin de Chalon-sur-Saône, Micros et Robots (entre-
tien avec Bertrand Brocard).
23. Si l’import de l’Oric n’est pas exclusif à cette date à Ellix (c’est d’ailleurs son concurrent
ASN Diffusion qui obtient à l’été 1983 l’exclusivité de ce marché), il s’agit de la seule boutique
qui parvient à créer cette dynamique.
46 Réseaux n° 224/2020

l’automne 1983 : le magasin conserve le nom d’Ellix et la partie édition abou-


tit à la naissance de Loriciels24, par la suite l’un des principaux éditeurs de
jeux vidéo en France au cours de la décennie.

Video Telemat Report


Video Telemat Report (VTR) est l’un des revendeurs-éditeurs qui apparaissent
en 1983. La boutique de matériel micro-informatique, basée dans le 18e arron-
dissement de Paris, profite au début des années 1980 de son partenariat avec le
producteur de cartes d’extension pour micro-ordinateurs Mageco pour produire
des adaptateurs pour ZX Spectrum : ceux-ci permettaient de bénéficier d’une
meilleure qualité visuelle des programmes et d’éviter les temps de chargement
très longs des logiciels sur cassettes. Autour de ces adaptateurs, VTR met en
place entre 1983 et 1984 une offre d’une quinzaine de jeux : l’essentiel des pro-
grammes est développé par Jesus Martinez, employé de la boutique (et plus tard
développeur chez Chip et Delphine Software), mais également par des clients du
magasin. Par son dispositif complexe et l’importance de son offre, VTR forme
l’un des exemples les plus remarquables de revendeur-éditeur25. Après 1984,
VTR semble se recentrer sur la micro-informatique et l’extension de son réseau :
elle ouvre sa troisième boutique à Lyon début 1985.

Pour les hobbyistes, la rencontre avec les revendeurs-éditeurs forme un point


de bascule : c’est le passage du domaine privé (échange entre pairs, diffusion
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confidentielle des programmes) au public (commercialisation des jeux en bou-
tique, premiers phénomènes de mise en avant des auteurs26), mais également
le passage d’une activité gratuite à une activité rémunérée – le phénomène est
comparable à celui qui peut être observé en Norvège autour de la demoscene
(Jørgensen et al., 2015). La transformation industrielle qui s’opère dépasse
le seul champ des revendeurs-éditeurs. En 1983, la majorité de l’industrie
se compose de microstructures composées de deux ou trois personnes, et

24. « Exporter ou mourir ! [Entretien avec Laurant Weill et Marc Bayle, fondateurs de
Loriciels] », Hebdogiciel, n° 59, 30 novembre 1984, p. 8.
25. Entretien avec Jesus Fernandez, recoupement des publicités pour VTR dans la presse spé-
cialisée.
26. Ainsi de Bertrand Brocard qui évoquait, à une échelle locale, la venue au sein de sa bou-
tique d’hobbyistes qu’il avait édités et qui souhaitaient montrer leurs jeux sur présentoirs à
leurs pairs ; ou d’Hervé Le Marchand/t (les deux orthographes se rencontrent dans les sources),
créateur de deux jeux vidéo pour R.U.N. Informatique en 1983 et qui écrit à Tilt en se présen-
tant comme « auteur de jeux vidéo » (Tilt, n° 7, septembre-octobre 1983, p. 114).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 47

le développement d’un logiciel reste un phénomène essentiellement solitaire.


La décennie qui s’ouvre va considérablement modifier cet état de fait, et par
là amener à la dissolution progressive de la figure du hobbyiste entre deux
idéal-types, celui de l’amateur éclairé et celui du novice (Thierry, 2012), et à
la naissance d’une tension entre les pratiques souhaitées ou initialement pen-
sées comme propres à la micro-informatique (acquisition de connaissances en
programmation, valeurs éducatives) et des pratiques qui se développent, car
davantage solvables et qui se caractérisent par des phénomènes de marchan-
disation27 (Pajon, 1985).

Si le système d’absorption du hobbyiste par l’industrie n’est pas propre au


modèle du revendeur-éditeur, ce dernier éclaire le mieux la transformation
qui se tient autour de 1983, en particulier le passage d’un modèle où le logi-
ciel (dont le jeu vidéo) est conçu collaborativement et échangé, à un modèle
où sa production est contrôlée avant qu’il ne soit commercialisé. L’influence
du hobbyisme est importante et double dans développement de l’industrie au
cours de la décennie suivante. Il contribue à la diversité des modèles édito-
riaux qui s’y déploient en France.

DE 1983 À 1988 : UNE INDUSTRIE EN CONSTRUCTION


À LA RECHERCHE DE MODÈLES ÉDITORIAUX
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La période s’écoulant de 1983 à 1988 voit le marché français du jeu vidéo
se consolider autour des acteurs précédemment mentionnés. Plusieurs phéno-
mènes conjoints attestent de cette évolution.

27. Si nous insistons sur le jeu vidéo dans le cadre de cet article, cette problématique peut
être étendue à l’ensemble de la production logicielle sur micro-ordinateur. Dans la seconde
moitié des années 1980 et le début des années 1990, le développement du « domaine public »
permet à certains usages hobbyistes de persister : bien loin du sens usuel de domaine public, le
terme définit ici la pratique de développeurs qui diffusent gratuitement ou à très bas prix leurs
créations (souvent le coût de la copie du logiciel) tout en laissant la possibilité à d’autres de
les modifier. Plusieurs périodiques des années 1990 se spécialisent dans ce type de production,
comme A-news (qui devient Amiga News en 1990) ou DP-Magazine. À noter toutefois qu’une
bonne partie des développeurs du domaine public ne semblent plus cadrer avec le profil du
hobbyiste tel que construit par l’OI, soit le passionné de micro-informatique qui en fait sur son
temps libre : ce sont au contraire souvent des professionnels de l’informatique.
48 Réseaux n° 224/2020

Des premières structures de production de jeux aux débuts des phénomènes


de concentration de l’industrie

Tout d’abord, les réseaux de distribution du jeu vidéo s’étoffent, ce dont


témoignent très nettement les publicités parues dans la presse spécialisée :
progressivement apparaissent des chaînes de boutiques de micro-informatique
comme Computerland ou Digit Center, puis des magasins spécialisés dans le
jeu vidéo, ou disposant de rayons à part entière dédiés au jeu vidéo, comme
Coconut Informatique, toujours à Paris. Progressivement, le marché du jeu
vidéo s’émancipe de celui de la micro-informatique pour former un marché à
part entière.

En parallèle, les canaux d’information sur le jeu vidéo se renforcent. C’est


d’abord la disparition progressive, de 1982 à 1984, du courrier des lecteurs
sollicitant la presse spécialisée (en particulier Tilt) pour s’informer sur la dis-
ponibilité ou le distributeur d’un logiciel de jeu en particulier, reflétant la dis-
parition progressive de difficultés d’accès aux jeux. Le développement des
boutiques de vente par correspondance, de l’achalandage des boutiques via
les actions de prospection menées par certains distributeurs comme Innelec
(entretien avec Denis Thebaud) et les possibilités d’échange ouvertes par les
petites annonces de la presse spécialisée (dont celles d’échange de jeux pira-
tés) facilitent considérablement l’accessibilité au jeu vidéo, y compris dans
des zones rurales peu équipées en boutiques. L’information des joueurs, mais
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également des revendeurs devient à ce titre un enjeu crucial pour les distribu-
teurs de jeux vidéo, comme en témoigne la diffusion de lettres d’information
à destination des premiers (ainsi Le tatou par Infogrames) et de catalogues à
destination des seconds (entretien avec Denis Thebaud).

Les acteurs de l’industrie enfin, se professionnalisent : alors que le jeu vidéo


est un champ encore nouveau dans les années 1970, l’arrivée sur le marché
d’acteurs provenant d’autres secteurs industriels (ainsi Denis Thebaud) favo-
rise le recrutement de profils différents et en particulier diplômés au sein de
l’industrie (entretien avec Bertrand Brocard).

Dans la suite des années 1980, le mouvement de développement de l’industrie


française s’intensifie, via plusieurs tendances. C’est dans un premier temps
l’agglomération de groupes aux formes et aux statuts divers autour de plu-
sieurs éditeurs qui semblent piloter le marché. Ainsi, Loriciels chaperonne
plusieurs de ses premiers développeurs lorsque ceux-ci lancent leurs premières
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 49

sociétés d’édition : les programmes de Silmarils, fondée par André et Louis-


Marie Rocques (développeur de L’aigle d’or pour Loriciels), et de Microïds,
créée par Elliot Grassiano et Patrick le Nestour, sont ainsi distribués et diffu-
sés, en France et à l’étranger, via Lorifil, la filiale de distribution de Loriciels
(entretien avec Laurant Weill). Au modèle familial construit par les frères
Guillemot autour de Guillemot International Software (distribution), Ubi Soft
(éditeur) et Sodipeng (importation et diffusion en France de la console PC
Engine à partir de 1989) (Hellio, 2016) répond le conglomérat de structures
qui entourent Infogrames et qui toutes disposent de statuts différents : filiales
(Carraz Éditions, créée vraisemblablement en 1987 par Jacqueline Carraz28),
rachat de la société Ère Informatique en 1987, rachat de la marque Cobra Soft
tout en laissant une certaine indépendance à la structure d’édition en 1986
(entretien avec Bertrand Brocard), etc.

Dans un second temps, ces groupes en cours de constitution développent des


relations à l’international, via la signature de contrats de distribution exclusive
(Micromania avec l’éditeur anglais US Gold en 198529, Loriciels avec l’édi-
teur américain Broderbund Software) ; plusieurs éditeurs français apparus
dans la deuxième moitié des années 1980, comme Titus ou Microïds – tous
deux fondés par d’anciens créateurs de Loriciels – pensent par ailleurs très tôt
leur stratégie vers l’international (Blanchet et Montagnon, 2020).
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Micropool
L’un des exemples qui illustrent le mieux les premiers phénomènes d’extension
de l’industrie française vers l’international est la mise en place du consortium
Micropool en 1985. Ce regroupement de distributeurs européens associe entre
autres Innelec pour la France, Proein (diffuseur de l’Amstrad en Espagne) ou
Rushware en Allemagne : une dizaine de pays sont représentés. L’objectif du
consortium est de favoriser l’émergence d’une création vidéoludique européenne
en distribuant, mais également en traduisant à l’international la production des
différents pays associés. L’expérience s’arrête toutefois début 1987, d’après
Denis Thebaud du fait de la nature hétéroclite des différents marchés représentés
dans le consortium, et après que celui-ci ait tenté de se diversifier vers les péri-
phériques de jeux (notamment les joysticks) et le logiciel professionnel.

28. Nathalie Meistermann, « L’élève quitte le maître », Tilt, n° 44, juillet-août 1987, p. 24.
29. « Ils ont signé », Tilt, n° 24, septembre 1985, p. 18.
50 Réseaux n° 224/2020

Le développement de l’industrie française tout au long de la décennie se


caractérise également par deux originalités, pour partie héritage de la place du
hobbyisme dans la construction de cette industrie : le soutien des politiques
éducatives à l’industrie du jeu vidéo, et la vitalité des modèles éditoriaux qui
caractérisent le secteur.

Politique éducative et soutien de l’État

Quelques initiatives de soutien direct de l’État au secteur du jeu vidéo dès


les années 1980 doivent être évoquées. C’est notamment le cas du minis-
tère de la Culture, via l’Agence Octet qui décerne des bourses de dévelop-
pement à des studios naissants, ainsi que via un éphémère prix du meilleur
jeu vidéo décerné au début des années 1980 : Mandragore, édité en 1984 par
Infogrames, semble avoir été le seul programme récompensé (Blanchet et
Montagnon, 2020).

Mais c’est surtout indirectement, via sa politique éducative, que l’État contri-
bue au développement et à une certaine orientation de l’industrie du jeu vidéo.
Plusieurs plans d’action successifs visent ainsi, dès les années 1970, à déve-
lopper l’informatique puis la micro-informatique dans les établissements
scolaires : opération 58 lycées en 1970, opération 10 000 micros dans les
collèges et les lycées en 197830, plan 100 000 micros en 1983, mais surtout
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Plan Informatique pour Tous (ci-après PIT) en 1985 (Inaudi, 2017). Le PIT se
décline en trois volets : l’équipement des établissements scolaires en micro-
ordinateurs ; la formation des enseignants ; et enfin le développement d’une
offre de logiciels pédagogiques pouvant être utilisés notamment en classes31.

C’est ce troisième volet qui contribue le plus à orienter l’industrie française


du jeu vidéo. En 1985, ce qui est regroupé sous la notion de jeu vidéo éducatif,
soit des logiciels visant à éduquer les jeunes publics et s’adossant parfois sur
les programmes scolaires, est une réalité depuis plusieurs années. Plusieurs
éditeurs spécialisés dans le domaine sont apparus dans la première moitié de

30. Plusieurs constructeurs contribuent à cet effort d’équipement, dont la Société Occitane
d’Électronique. Brève, dans OI, n° 11, octobre 1979, p. 83.
31. Un plan de ce type n’est pas une nouveauté en Europe : ainsi du développement des cur-
sus informatiques dans les universités finlandaises en 1982, offrant à de nombreux étudiants
un accès à des ordinateurs (Saarikoski et al., 2017) ou du plan « Computer Literacy Project »
lancé en 1981 au Royaume-Uni (Meda-Calvet, 2016).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 51

la décennie, souvent des émanations d’éditeurs de livres et en particulier de


livres scolaires. Le cas d’Édiciel, filiale d’Hachette dont l’activité est dédiée
à l’édition de logiciels, et qui travaillera dans le domaine de 1983 à 1985
afin d’être refondu en partie dans Hachette Informatique, est probablement
le mieux documenté. Si la filiale commence son activité en important, dif-
fusant et traduisant en français des programmes importés de l’étranger, ainsi
la série des Sorcery, elle divise rapidement son offre entre logiciels à visées
ludique et éducative. Surtout, Édiciel édite des logiciels éducatifs réalisés par
des enseignants (archives d’Édiciel). Plusieurs autres filiales se développent
chez Nathan (Vifi-Nathan), Magnard ou Hatier.

La presse micro-informatique est un relais important pour cette production.


Dès la fin des années 1970 et dans plusieurs éditoriaux successifs, l’OI adresse
ainsi une attention assidue à la mise en place du plan « 10 000 micros ». En
janvier 1984, Gérard Ceccaldi, rédacteur en chef d’Hebdogiciel, s’inquiète
de la qualité de la production en circulation : « J’ai récemment terminé une
étude sur les logiciels éducatifs (en collaboration avec la FNAC) et je me suis
aperçu avec horreur du peu de logiciels disponibles dans ce domaine. Si les
cassettes, disquettes et modules de jeux se chiffrent par milliers, on trouve
à peine une centaine de logiciels pédagogiques. Et encore, il faut voir quel
niveau ! »32

La presse vidéoludique suit elle aussi de près la mise en place du PIT. Tilt
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y dédie ainsi plusieurs articles, interviewe à l’automne 1985 Jean-Pierre
Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale33, et ouvre en juin 1985
une rubrique dédiée au jeu éducatif, « Kid’s school ». La rubrique perdure
jusque septembre 1991, bien au-delà de la fin du PIT. Bien que succincte, la
place régulière donnée au jeu éducatif semble en décalage par rapport à l’évo-
lution que connaît au même moment la presse vidéoludique dans le monde
anglo-saxon, en resserrant son propos en direction d’un public de joueurs clai-
rement identifié (Kirkpatrick, 2015). En cela, la persistance de la rubrique
« Kid’s school » traduit l’importance de la production logicielle éducative au
sein de la production vidéoludique et logicielle ordinaire en France, non pas
tant en termes de logiciels produits et vendus qu’en termes d’influence et de
participation à la construction de modèles industriels.

32. Gérard Ceccaldi, « Édito », Hebdogiciel, n° 14, semaine du 13 janvier 1984, p. 1.


33. Véronique Charreyron, « I.P.T. : y’a un micro dans le potache (entretien avec Jean-Pierre
Chevènement) », Tilt, n° 24, septembre 1985, p. 8-10.
52 Réseaux n° 224/2020

Les éditeurs, mais également constructeurs français s’emparent très vite des
opportunités, en particulier financières, ouvertes par le PIT. Outre Thomson,
qui fabrique une large partie des machines proposées dans le cadre du plan,
le constructeur Exelvision commercialise l’EXL 100 à partir de 1984 : son
catalogue se compose très essentiellement de programmes éducatifs. De nom-
breux éditeurs développent des gammes de jeux éducatifs, comme Infogrames
avec sa filiale Carraz Éditions. Plusieurs autres n’hésitent pas à présenter leurs
jeux comme éducatifs, bien qu’ils n’aient pas été conçus dans ce cadre – ainsi
de Cobra Soft avec Meurtres sur l’Atlantique en 198734. Le PIT s’appuie éga-
lement sur France Image Logiciel (FIL), structure d’édition et de distribution
fondée en 1985 : la société développe son propre catalogue de logiciels et
s’appuie sur les réseaux de distribution de plusieurs autres éditeurs, à com-
mencer par Infogrames. De fil en aiguille, une partie notable de l’économie
française du logiciel de jeu s’avère découler du PIT.

Au-delà de l’effet d’opportunité pour les éditeurs de jeux, l’importance prise


par le PIT dans le développement de l’industrie vidéoludique française puise
aussi dans la culture hobbyiste d’où émergent les premiers acteurs de l’in-
dustrie. À la valorisation du développement de compétences en programma-
tion répond l’incitation aux enseignants à développer des logiciels éducatifs ;
l’importance du jeu éducatif fait de son côté écho à la perception du jeu vidéo
comme « cheval de Troie » pour d’autres apprentissages.
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La naissance de modèles industriels hybrides

Au début des années 1980, la relative faiblesse des coûts d’entrée sur le mar-
ché (le développement des programmes reposant sur des acteurs extérieurs, le
vivier des hobbyistes, et ne nécessitant que peu de main-d’œuvre en interne) et
la proximité simultanée des constructeurs de machines (soit présents en Europe
comme Sinclair ou Oric, soit représentés par leurs filiales françaises ou leurs
importateurs comme Procep pour Commodore) facilitent l’arrivée dans l’indus-
trie vidéoludique française naissante de nouveaux acteurs. La multiplicité des
vecteurs de soutien à l’industrie (hobbyisme, acteurs industriels et État) favo-
rise de son côté la diversité de ces acteurs, qui elle-même amène à l’émergence
de nombreuses pratiques en matière d’organisation de l’activité d’édition.

34. Notice « Cobra Soft », dans « Combats de chefs », Tilt, n° 38, janvier 1987, p. 94. En
entretien, Bertrand Brocard nous avouera qu’en effet Meurtres sur l’Atlantique n’avait pas été
conçu comme un produit éducatif.
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 53

Nous avons ainsi évoqué plus haut l’arrivée sur le marché des acteurs du livre
et notamment du livre scolaire. Les principaux éditeurs de littérature scolaire,
en particulier Nathan et Hachette, entrent sur le marché du logiciel éducatif
et ludique avec leurs pratiques d’édition. Pour Michel Motro, en tant que pré-
sident de Vifi-Nathan cette fois-ci, « si le support est différent, c’est toujours
le même métier. Il faut trouver des auteurs, composer un catalogue, assurer
la finition et la commercialisation des produits. La seule différence, c’est que
pour le livre, nous disposons de quelques siècles d’expérience. En micro-
informatique, nous ne savons pas grand-chose des attentes du public »35. Dès
le printemps 1982, la revue Expertise des systèmes d’information décrit le tra-
vail mené par ces éditeurs comme « les prémices d’un nouveau mode d’élabo-
ration et de distribution des logiciels, professionnels ou non »36, en s’appuyant
sur le modèle de l’édition livresque (auteurs extérieurs à la société éditrice,
qui peut se concentrer sur la construction d’un circuit de distribution). Mais
si ce sont les acteurs de l’édition de livres qui les premiers apportent leurs
savoir-faire, le modèle retenu par la revue est celui du dessin de mode : « ce
qui importe d’abord, ce n’est pas la qualité de la réalisation technique, mais
l’originalité de l’ouvrage et le style »37 : charge ensuite à l’éditeur de logiciels
d’apporter les corrections et le lissage nécessaires au programme (pratique
constatée chez certains éditeurs comme Loriciels qui disposent de déve-
loppeurs en interne) et de prendre en charge le portage sur d’autres machines
ainsi qu’éventuellement la traduction des programmes.

Si les acteurs du livre sont les premiers à apporter leur influence sur la
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construction de modèles éditoriaux pour l’industrie vidéoludique française,
la diversité des nouveaux entrants sur le marché et des parcours individuels
de ceux-ci voit également l’émergence de nombreuses expérimentations en
matière d’édition. Au sein de sa société d’édition Froggy Software, Jean-
Louis Le Breton, ancien libraire, choisit ainsi de développer une « politique
d’auteurs » (entretien avec Jean-Louis Le Breton) : de manière assez margi-
nale à l’époque, les développeurs et développeuses des jeux de la société sont
mis en avant dans sa communication, sur les jaquettes des programmes, mais
également via des entretiens dans la presse spécialisée38. Pour développer
sa société Innelec, Denis Thebaud choisit de recruter plusieurs acteurs issus

35. Jean-François Lacan, « Un éditeur au clavier », Le Monde, 12 février 1984, p. ix (Blanchet


et Montagnon, 2020).
36. François Wallon, « L’édition de logiciels », Expertise des systèmes d’information, n° 39,
avril 1982, p. 69.
37. Ibid.
38. « Le créateur (sic) du mois : Clotilde Marion », Tilt, n° 28, janvier-février 1986, p. 8.
54 Réseaux n° 224/2020

de l’industrie musicale, et fait appel à celle-ci pour la reproduction des cas-


settes de jeux de No Man’s Land39. Infogrames et Cobra Soft, de leur côté,
conçoivent Full Metal Planete sur le modèle de la coproduction, en s’inspirant
de l’industrie cinématographique (entretien avec Bertrand Brocard).

À plus d’un titre, les modes de production du jeu vidéo sur micro-ordinateur
en France se singularisent des autres formes culturelles. Bernard Miège fait
ainsi le constat de la spécificité des logiques à l’œuvre dans la production
des programmes informatisés et en particulier des jeux vidéo (Miège, 1986).
Cette singularisation est double. Elle se fait :

1. Par rapport à la production de jeux sur consoles, qui s’appuie sur des
modèles davantage fermés (interfaces de jeu uniques et conçues par des
acteurs privés, verrouillage de la production logicielle sur consoles avec
mise en place de contrats de licence par Nintendo en 1984 (Gorges, 2011))
en opposition aux phénomènes de machines compatibles puis de standards
qui se développent dans la micro-informatique. Cette singularisation s’in-
carne dans des acteurs différents : prééminence des acteurs du jouet et de
la hi-fi pour les consoles, diversité des acteurs pour la micro-informatique.
2. Par rapport à la production informatique. Le passage de l’informatique
à la micro-informatique, décrit par Patrick Pajon dans sa thèse de docto-
rat, implique la transformation de chaînes de distribution, mais aussi de
production ; le passage du logiciel construit sur mesure pour les premiers
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clients de l’industrie informatique au « progiciel » standardisé pour le
micro-ordinateur beaucoup plus ubiquitaire ; la multiplication des inter-
médiaires entre le producteur du programme et son utilisateur ; le passage
enfin d’une activité artisanale à une activité industrielle (Pajon, 1985).

CONCLUSION : QUE RESTE-T-IL DES SPÉCIFICITÉS DE L’INDUSTRIE


FRANÇAISE ?

Comme dans plusieurs autres industries européennes (Jørgensen, 2015 ; Kerr,


2017), l’étude des conditions de l’apparition de l’industrie vidéoludique fran-
çaise met en évidence le poids des logiques établies dès les années 1970.
La place des réseaux de distribution et de commercialisation dans la naissance
des premières structures d’édition, l’importance du hobbyisme et la valeur

39. Les cassettes des programmes No Man’s Land sont notamment dupliquées par Le témoi-
gnage, société spécialisée alors dans la musique religieuse (entretien avec Denis Thebaud).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 55

qu’il confère à la micro-informatique, la diversité des premiers entrants sur le


marché influent considérablement sur la forme prise par les structures indus-
trielles françaises au cours des années 1980. Plusieurs particularités euro-
péennes si ce n’est françaises s’y dessinent : la place du jeu éducatif dans la
construction de ces modèles, les formes complexes prises par les premières
sociétés d’édition entre édition et distribution, ou encore les expérimentations
développées par les acteurs de l’époque, à la recherche d’un modèle éditorial.

À la fin des années 1980, un double événement bouleverse la structure du mar-


ché et de l’industrie française du jeu vidéo. C’est tout d’abord la fin du PIT dans
la seconde moitié de la décennie. Outre la perte d’un marché potentiel pour les
éditeurs, cet arrêt programmé du plan a des conséquences plus directes : à l’au-
tomne, FIL disparaît et semble entraîner dans sa suite la galaxie de structures
qui composent Infogrames, ainsi de Carraz Éditions ou d’Ère Informatique40 –
Infogrames poursuit son activité en absorbant le reste de Cobra Soft41.

C’est ensuite l’arrivée en France des consoles de troisième génération, la PC


Engine de NEC, mais surtout la NES de Nintendo et la Master System de
Sega, à partir de 1987, et surtout la consolidation des réseaux de diffusion de
ces machines à partir de 1988, respectivement par Sodipeng, Bandai et Virgin.
Cette génération de consoles et la suivante occupent vite une place considé-
rable sur le marché et polarisent l’attention des acteurs de l’industrie au cours
des années 1990 : Nintendo et Sega se distinguent à ce titre par leur politique
de concentration verticale qui vise petit à petit à contrôler tous les maillons
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de la chaîne de valeur du jeu vidéo, de l’édition, voire du développement des
programmes jusqu’à l’acheminement en magasins42. À la place prééminente
des micro-ordinateurs succède cette fois-ci une nouvelle vague de consoles43.

40. Ses fondateurs lancent la maison d’édition Cryo Interactive.


41. L’ensemble des transformations que subit Infogrames est à ce jour très mal documenté,
faute d’avoir pu échanger avec ses protagonistes (hormis Bertrand Brocard) et surtout d’avoir
pu consulter des archives qui permettent de reconstituer plus précisément la chronologie et
l’enchaînement des événements. La disparition de FIL n’est probablement pas le seul facteur
qui ait joué dans la dislocation et la recomposition d’un des principaux éditeurs de jeux vidéo
de l’époque, mais il nous est difficile de mesurer finement le rôle de chaque acteur.
42. Le processus est parachevé en 1993 par la reprise en main de la distribution de ses jeux en France
par Nintendo même, au détriment de Bandai. Conseil de la concurrence, Décision n° 93-D-56
du 7 décembre 1993 relative à la situation de la concurrence dans le secteur des consoles et des
logiciels de jeux vidéo électroniques, publié dans Consoles + n° 30, mars 1994, p. 170-171.
43. Comme précédemment, les deux types de production continuent à exister simultanément :
mais l’effondrement concomitant de FIL au début des années 1990 conduit à un nouveau
tableau de l’industrie française et à la disparition d’une partie de ses acteurs.
56 Réseaux n° 224/2020

Ce double bouleversement de l’industrie française met fin à la diversité


des expérimentations conduites par les acteurs de l’industrie, et concentre
celle-ci autour d’une minorité d’acteurs : l’industrie du jeu vidéo en France
prend alors la forme d’un oligopole à franges, avec formation d’une branche
assez concentrée de l’industrie autour de laquelle évoluent une multitude de
petites sociétés, forme assez classique des industries culturelles et audiovi-
suelles (Flichy, 1991). Les deux décennies qui suivent contribuent à gommer
progressivement les différences entre production de jeux pour consoles et
micro-ordinateurs, alors que la prééminence des consoliers en France amène
les éditeurs à travailler sur les deux types de machines. Les deux types de
production sont aujourd’hui indifférenciés : si les écosystèmes de distribu-
tion des programmes de jeux restent différents, les modes de production et
d’édition sont quasi identiques, concernant tout du moins la production com-
mercialisée.

Que reste-t-il alors de l’ensemble de la singularité des modèles industriels


européens ? En rappelant le peu de travaux sur le sujet, Aphra Kerr donne
dans ses recherches quelques pistes de réponse. Tout en soulignant la manière
dont l’industrie du jeu vidéo a internationalisé ses réseaux de production (de
machines comme de logiciels), elle rappelle ainsi que cette internationalisa-
tion se heurte toujours à « des barrières politiques, économiques, sociales et
culturelles » (Kerr, 2017). En France, la considération complexe prêtée au
loisir vidéoludique, patrimoine à préserver et industrie culturelle à défendre
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tout autant qu’objet de panique morale et distraction par rapport à d’autres
pratiques culturelles vues comme plus légitimes, est probablement pour
partie tributaire de l’image complexe du jeu vidéo qui se dessine dès la fin
des années 1970, tiraillé entre pratiques ludiques et éducatives de program-
mation et pratiques oisives de divertissement critiquées comme telles. À la
fin des années 1980, cette contradiction semble s’incarner dans les discours
revendiquant une « French touch » vidéoludique, alors même que la pro-
duction exportée à l’international se standardise beaucoup plus (Blanchet et
Montagnon, 2020).
Le contexte d’émergence d’une industrie du jeu vidéo en France 57

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