Aggeri Saussoi 2017

LA PUISSANCE DES GRANDES ENTREPRISES MONDIALISÉES À
L’ÉPREUVE DU JUDICIAIRE
De l’affaire Volkswagen au dieselgate
Franck Aggeri, Jean-Michel Saussois
Lavoisier | « Revue française de gestion »
2017/8 N° 269 | pages 83 à 100

ISSN 0338-4551
ISBN 9782746248397
DOI 10.3166/rfg.2018.00208
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FRANCK AGGERI
Mines ParisTech, PSL Research University
JEAN-MICHEL SAUSSOIS
Escp-Europe
La puissance des
grandes entreprises
mondialisées
à l’épreuve du judiciaire
De l’affaire Volkswagen au dieselgate
Pour avoir contourné les normes environnementales sur ses

véhicules diesel, Volkswagen a été lourdement sanctionnée aux
États-Unis. C’est l’origine du scandale du dieselgate. Dans cet
article, à partir d’une analyse compréhensive du processus
judiciaire des deux côtés de l’Atlantique, les auteurs mettent au
jour le conflit latent entre les normes juridiques et les normes
managériales en étudiant le jeu autour des normes anti-
pollution. Celui-ci a pu être mis en échec aux États-Unis par
l’activation d’un dispositif d’enquête judiciaire sans équivalent
en Europe. Les auteurs terminent par une discussion plus
générale sur l’autonomisation des grandes entreprises et sur les
conditions d’une action judiciaire performative pour contre-
balancer leur puissance d’agir.
DOI: 10.3166/rfg.2018.00208 © 2017 Lavoisier

84 Revue française de gestion – N° 269/2017
D
epuis le Watergate, le suffixe gate aux États-Unis. L’onde de choc de l’affaire
est rentré dans le vocabulaire Volkswagen s’est depuis lors répandue en
courant, porte d’entrée à tous Europe où des pratiques « d’optimisation »
les scandales politico-financiers qui se des tests d’antipollution par les autres
déploient à la lisière du légal et de l’illégal. constructeurs automobiles ont été révélées,
Dans le dieselgate, la porte d’entrée est une suggérant des pratiques de contournement
affaire de contournement juridique de généralisées des tests antipollution, qui
normes environnementales qui implique le jettent l’opprobre sur la technologie diesel,
premier constructeur mondial d’automobi- sur les constructeurs avec des conséquences
les, en l’occurrence le groupe Volkswagen juridiques, économiques et politiques
(VW)1. encore difficiles à mesurer.
Les faits sont connus. Après une enquête Cet article vise à résoudre l’énigme sui-
initiée par une ONG et une université vante : pourquoi une entreprise transnatio-
américaine, puis poursuivie par l’agence nale comme VW connue dans le monde
environnementale nord-américaine (EPA), entier pour sa devise Made in Germany, Das
cette dernière met en évidence la présence Auto, mais aussi pour la réputation de ses
d’un logiciel « truqueur » dans certains douze marques (dont Passat, Audi, Porsche,
modèles diesel de Volkswagen. Ceux-ci etc.), prend un tel risque commercial,
activent les systèmes d’antipollution quand financier et managérial en violant une loi
le logiciel identifie que les véhicules sont en visant à protéger l’environnement et la santé
situation de tests d’homologation et les publique des citoyens américains qui sont
désactivent en condition réelle afin de aussi ses clients ?
réduire la consommation du véhicule et Pour cela, il s’agit de s’écarter d’une vision
ne pas affecter les performances techniques simpliste qui mettrait en face-à-face une
du véhicule. Les émissions réelles d’oxyde entreprise déviante avec des juges chargés
d’azote qui sont à l’origine de maladies de faire respecter la loi. Nous cherchons, au
respiratoires, d’AVC et de cancers, sont contraire, dans une perspective compréhen-
ainsi près de quarante fois plus élevées que sive (Weber, 1986), à rendre compte de la
les émissions homologuées. En moins d’un formation des normes environnementales,
an, une procédure judiciaire est menée à les modalités de contrôle et de sanction
terme aux États-Unis où des preuves juridiques associées et à leurs répercussions
accablantes sont rassemblées par les enquê- sur les conduites des entreprises. Dans cette
teurs qui mettent en évidence une stratégie approche pragmatique et compréhensive,
organisée avec le consentement de la nous explicitons le processus judiciaire aux
direction générale du groupe automobile. États-Unis qui a mobilisé une variété
Afin d’éviter une condamnation inéluctable, d’acteurs et nous mettons en évidence les
l’entreprise accepte de payer une amende causes cognitives et organisationnelles qui
record de plus de 15 milliards de dollars afin ont conduit l’entreprise à minorer les risques
d’éviter toute poursuite pénale ultérieure juridiques encourus.
1. Cet article, remis aux éditeurs du numéro spécial fin juillet 2017, n’intègre pas le déroulement des faits postérieurs à
fin juillet 2017.
Les grandes entreprises mondialisées à l’épreuve du judiciaire 85
Sur un plan théorique, nous nous intéressons déroulement de la procédure judiciaire aux
en particulier à la question de l’internorma- États-Unis pour mettre en évidence ce qui a été
tivité (Pezet et Sénechal, 2014), en mettant à précisément reproché à Volkswagen et
jour le conflit latent entre les normes comment sa responsabilité a été établie. Nous
juridiques et les normes managériales et en revenons ensuite sur ce qui est cœur de
étudiant les tactiques employées par les l’affaire : le jeu autour des normes anti-
constructeurs automobiles pour contourner pollution entre régulateurs et régulés. De ces
ces normes juridiques. Nous observons analyses, nous en tirons trois hypothèses pour
qu’entre le respect des normes ou leur expliquer le comportement déviant de Volks-
transgression, il existe toute une palette de wagen. Enfin, nous terminons par une
situations intermédiaires qui sont souvent discussion de la question de la gestion des
tolérées par le régulateur. Cette gestion des illégalismes et des conditions d’une action
illégalismes2, selon la formule de Michel judiciaire performative pour limiter les abus de
Foucault (Foucault, 1975), caractérise les pouvoir des grandes entreprises mondialisées.
relations des pouvoirs publics avec des
grandes entreprises, le droit ayant un rôle de
médiation. C’est, en effet, une certaine gestion I – LE RÉCIT DE L’AFFAIRE
des illégalismes, faite de connivences et de VOLKSWAGEN
relations d’accommodation entre le régulateur
et le régulé, que l’irruption de parties 1. L’enquête judiciaire aux États-Unis
prenantes extérieures au jeu de la régulation Aux États-Unis, des normes de pollution à
environnementale (ONG, université, juges) ne pas dépasser en matière d’émissions
vient prendre ici en défaut et remettre en cause. polluantes notamment d’oxydes d’azote
Alors que l’on dénonce souvent le pouvoir (NOx) sont définies et inscrites dans une
excessif des grandes entreprises mondialisées loi, la loi sur l’air propre (Clean Air Act3),
face à des États affaiblis et leur capacité à première loi environnementale d’envergure
imposer leurs propres normes, ce cas met en qui autorise une procédure citizen suit, c’est-
évidence que, dans des circonstances parti- à-dire la possibilité pour des citoyens d’agir
culières que nous cherchons à établir, des contre des associations, contre des entre-
actions juridiques peuvent être engagées pour prises mais aussi contre l’État fédéral
contrecarrer les pratiques déviantes des lorsque la loi n’est pas respectée. Cette loi
grandes entreprises et subordonner les normes énonce que tout constructeur automobile qui
managériales à des normes juridiques. vend des voitures sur le marché américain
L’article est organisé selon le plan suivant. doit obtenir préalablement un certificat de
Dans un premier temps, nous présentons le conformité (Certicate Of Conformity ou
2. Pour rompre avec la catégorie juridique de délinquance, Foucault a proposé le concept d’illégalisme, entendu
comme l’ensemble des pratiques illicites associé à des groupes sociaux ou à des groupes d’acteurs. L’originalité de
cette approche consiste à considérer l’illégalisme non comme un accident mais comme un élément indispensable du
fonctionnement social, comme une fonction coextensive à la société (Fischer et Spire, 2009).
3. Le Clean Air Act en 1970 marque l’entrée de l’État fédéral américain dans une mission de contrôle de la pollution
atmosphérique. Plusieurs programmes sont alors mis en place dont le National Emission Standard for Hazardous Air
pollutants (NESHA). En même temps est créé la US Environmental Agency (EPA) en charge de garantir l’exécution
des programmes. Le Clean Air Act fera par la suite l’objet de plusieurs amendements.
COC) auprès de l’agence de protection de ampleur ; le juge américain chargé de

l’environnement (EPA). l’affaire valide un accord concernant les
Pendant dix ans, les certificats de confor- 475 000 voitures Volkswagen diesel deux
mité ont été délivrés par l’EPA et cela pour litres. Cet accord contraint le constructeur à
chaque modèle de voiture diesel. C’est racheter les véhicules incriminés aux pro-
seulement en 2014 qu’un laboratoire (Cen- priétaires qui le souhaitent, mais aussi à
ter for Alternative Fuel Engines and verser à ces derniers une indemnité allant de
Emission) de l’université de West Virginia 5 000 à 10 000 dollars, à contribuer à un
observe sur des véhicules Volkswagen des fonds d’investissement écologique à hauteur
écarts allant jusqu’à quarante fois les de 2,7 milliards de dollars et enfin à investir 2
émissions autorisées par la loi lorsque les milliards pour développer aux États-Unis les
émissions de NOx étaient mesurées, non technologies dites zéro émission. Les dom-
plus sur des bancs d’essai, mais en conduite mages et intérêts demandés à VW par la
réelle sur les routes californiennes. Un justice américaine sont de l’ordre de 15
logiciel embarqué est alors mis en évidence. milliards de dollars, une somme surprenante
Le logiciel active les systèmes antipollution ramenée au nombre de véhicules diesel
lors des phases de tests d’homologation et commercialisés par le groupe aux États-Unis
les désactive ensuite en situation de (le diesel ne représente en effet que 2 % de
conduite sur route. Ce logiciel sera publi- ses immatriculations).
quement qualifié de logiciel truqueur. Sur le plan non plus pénal mais civil, l’EPA
L’Agence de protection de l’environnement va négocier avec Volkswagen un Consent
(EPA) rédige (18 septembre 2015) une Decree5 (11 février 2017) annulant du même
Notice of violation du Clean Air Act en coup toute poursuite pénale ultérieure.
liaison avec le Californian Air Resources Sur le plan managérial enfin, outre la
Board (CARB)4. En janvier 2016, la justice démission des hauts dirigeants de VW6,
poursuit VW pour violation de la section six cadres supérieurs sont mis en examen
203 du Clean Air Act. Pour le groupe VW, par la justice américaine7. Ces cadres, dont
les conséquences commerciales, juridico- le parcours organisationnel au sein de VW a
financières et managériales sont lourdes. été reconstruit par les enquêteurs du Federal
Sur le plan commercial, c’est l’image des Bureau of Investigation (FBI)8, ont été
marques du groupe VW qui est entamée aux identifiés comme ayant été impliqués dans
États-Unis. Tout d’abord les propriétaires la mise en place du logiciel truqueur et
des véhicules engagent une class action, devront rendre des comptes à la justice
certainement la plus grande à ce jour par son américaine même si leur extradition
4. Le CARB est un dispositif étatique en charge de protéger le public californien des effets néfastes de la pollution
atmosphérique et d’agir contre les effets du changement climatique. L’État de Californie est considéré comme étant
l’État américain le plus en pointe pour établir des normes exigeantes en matière de pollution de l’air et pour mettre en
place des programmes contre le réchauffement climatique.
5. On se reportera à la section IV.2 pour comprendre l’usage de cette technique juridique.
6. Le Chief Executive Officer de VW Martin Winterkorn donnera sa démission dès septembre 2015.
7. La liste des 6 dirigeants mis en examen sera disponible sur le site du ministère de la Justice, dont Richard
Dorenkamp, ex-président du directoire du groupe de 2007 à 2015, qui a développé, de 2006 à 2013, le premier moteur
diesel conçu pour répondre aux normes américaines antipollution.
8. https://www.fbi.gov/news/stories/volkswagen-to-pay-total-of-43-billion-to-resolve-criminal-and-civil-actions
d’Allemagne semble juridiquement peu recours auprès de la Cour constitutionnelle

probable. Un seul cadre a cependant pris le de Karlsruhe, la plus haute juridiction
risque de fouler le sol américain et cela allemande. Dans le même temps, un autre
pendant le car show de Detroit. Au moment front judiciaire s’ouvre, celui du délit
de retourner à Wolfsburg, des agents du FBI d’initiés ; le parquet de Stuttgart (mai
l’arrêtent à l’aéroport international de Miami 2017) soupçonne les dirigeants de VW
(7 janvier 2017) pour le déférer aussitôt à « d’avoir sciemment informés trop tard les
Detroit pour comparaître (10 janvier 2017) actionnaires des conséquences, en particu-
devant le District Court of Michigan. lier financières, pour Porsche SE, des
manipulations des logiciels des véhicules
diesel de Volkswagen AG ».
2. L’effet de contagion au niveau Sous l’angle maintenant de la défense des
mondial consommateurs, les avocats allemands
L’effet de contagion juridique du dieselgate demandent des dommages et intérêts pour
est immédiat dans le monde9 et en Europe leur clients trompés à l’image des class
action mais sans grand succès pour l’ins-
où plusieurs procédures judiciaires sont
lancées. Tout d’abord en Allemagne, VW tant. Le groupe VW résiste à la pression de
va se trouver en première ligne à la fois sur ses clients européens (évalués à 8,5 mil-
le plan interne et externe. lions) qui se trouvent relayés par la
Au niveau du gouvernement de la firme, les Commission européenne déclarant agir au
effets sont immédiats sous forme de cascade nom de la protection des consommateurs
de démissions de dirigeants (septembre européens (55 % du marché de l’automobile
2015). Le personnel de VW est appelé à est assuré par des moteurs diesel) ; une
« coopérer » pour révéler les conditions action en justice est lancée par la Commis-
dans lesquelles ces pratiques frauduleuses sion (mai 2017) contre l’État italien pour
ont été rendues possible. Un audit interne est avoir fermé les yeux sur les manipulations
également diligenté auprès d’un cabinet pratiquées par Fiat-Chrysler.
d’avocats (Jones Day) pour identifier les Le Parlement européen de son côté vote
responsabilités et les responsables ; les (avril 2017) un projet de loi visant à
résultats de deux ans d’une enquête appro- pénaliser financièrement (amende de
fondie (six cents entretiens, analyse de 30 000 euros par véhicule) les constructeurs
milliers de documents, plusieurs tétra-octets d’automobile qui ne respecteraient pas les
de données) ne seront cependant jamais normes légales et aussi à faire en sorte que
rendus publics en dépit des protestations des les instances d’homologation ne soient plus
actionnaires réunis en assemblée générale dans une relation de connivence entre les
(mai 2017). La justice allemande a procédé États et les constructeurs d’automobile en
de son côté à une perquisition du cabinet supprimant la possibilité de financer ces
Jones Day (mars 2017) mais aussi du bureau instances. La Commissaire européenne
du Président du directoire de VW. Jugeant Elz_bieta Bienkowska prédit dans un avenir
ses perquisitions illégales, VW a déposé un proche la fin de l’ère diesel tout en rejetant
9. Onze millions de voitures VW dans le monde sont équipées du logiciel truqueur.

cependant l’idée de créer une agence les atteintes à l’environnement et à la santé

européenne de l’environnement avec des publique (OCLAESP) et par la direction
moyens, des ressources et des prérogatives générale de la concurrence, de la consom-
judiciaires similaires à l’agence américaine. mation et de la répression des fraudes
S’agissant maintenant de la France, dès (DGCRF). La DGCRF établit que 946 087
septembre 2015, l’effet dieselgate est voitures équipées du logiciel frauduleux ont
immédiat à la fois du côté de VW France été écoulées sur le marché français et évalue
et du côté de la puissance publique. Du côté le montant possible de l’amende à 19,7
de VW France, le jour même de l’envoi de la milliards d’euros. Le responsable est iden-
Notice of violation le chef du département tifié comme étant VW AG « prise en la
juridique et assurances écrit : « s’il y a personne de son représentant légal Matthias
fraude également hors des États-Unis, ça va Muller, directeur général ». Le parquet
être catastrophique pour un bon bout de ouvre enfin une information judiciaire
temps : image de marque, crédibilité, contre tous les constructeurs qui opèrent
impact financier, adieu nos primes, risque en France. Le dossier est dans les mains des
sur les effectifs »10. La ligne de défense du juges du pôle santé publique qui n’ont pas
président du directoire de VW France sera encore prononcé de mise en examen, un
de dire que l’entreprise française n’est qu’un dossier qui doit démontrer la relation entre
importateur/distributeur et ne peut re- les dépassements des normes autorisées
connaître vis-à-vis des clients français le d’oxyde d’azote et les excès de morts
caractère frauduleux d’un tel logiciel. Du prématurés liés aux émissions liées aux
côté maintenant de la puissance publique, véhicules diesel. Voilà résumé, le diesel-
plusieurs initiatives sont prises ; une gate, dans la sécheresse des faits.
commission constituée d’experts indépen-
dants est mise sur pied par la ministre de
l’Environnement Ségolène Royal ; cette II – LE JEU AUTOUR DES NORMES
commission, dite commission Royal, rend ANTIPOLLUTION
ses conclusions au bout de sept mois en Pour mieux comprendre les raisons qui ont
évoquant des anomalies, relevant sur de conduit Volkswagen à employer une telle
nombreux modèles de différentes marques tactique de contournement des normes, il
des écarts entre les données d’homologation faut revenir au cœur de l’affaire : le jeu
et les émissions en conditions réelles ; autour des normes antipollution entre
parallèlement, l’enquête judiciaire démarre régulateur et régulés.
en octobre 2015 après l’intervention d’un
élu du conseil régional d’Île-de-France.
Trois juges d’instruction du pôle de santé 1. La nature des normes antipollution
publique du tribunal de grande instance de C’est au milieu des années 1970, que des
Paris sont désignés en février 2016. Les premières normes antipollution pour les
investigations sont menées à la fois par les véhicules automobiles sont introduites en
gendarmes de l’office central de lutte contre Californie pour limiter les émissions de
10. Cf. Procès-verbal de 24 pages de la DGCRF que le journal Le Monde a pu consulter (24 mai 2017).
différents polluants atmosphériques (oxydes recueille les émissions qui sont alors compa-
d’azote, hydrocarbures, monoxydes d’azote, rées aux seuils de la réglementation. Si les
etc.) qui étaient accusées de provoquer des émissions mesurées sont inférieures, le
dégâts sur l’environnement (pluies acides, véhicule est jugé apte pour une homologation
smog) et de nuire à la santé des populations qui est décernée par l’administration compé-
(maladies respiratoires et risques cardia- tente. Si elles sont supérieures, la notification
ques). En Europe, il faut attendre 1992 pour en est faite au constructeur qui doit prendre
que la première directive sur le sujet (norme les mesures adéquates pour représenter un
Euro) soit mise en place. Le diesel est véhicule conforme. Différentes itérations
particulièrement visé par ces normes compte sont ainsi possibles avant une homologation
tenu de l’importance des émissions de NOx définitive. Point important : les constructeurs
et de particules, particulièrement dangereu- paient pour ce travail d’homologation mais
ses pour la santé, qu’elles engendrent. Depuis ont le choix, en Europe, de l’organisme
lors, tous les cinq ans environ, des normes certificateur et du pays où les tests seront
plus sévères sont adoptées, réduisant à réalisés.
chaque fois de moitié les seuils autorisés Il est à souligner que les valeurs obtenues
pour les polluants ciblés. Ces réglementa- lors de ces essais peuvent différer sensi-
tions techniques s’expriment sous forme de blement des émissions en situation de
seuils (en mg/m3) que les nouveaux véhicu- conduite réelle. Mais l’objectif du processus
les mis sur le marché doivent respecter. Aux d’homologation n’est pas de s’approcher
États-Unis, les seuils sont plus exigeants des « émissions réelles » qui sont de toute
qu’en Europe en matière de diesel ; les façon variables en fonction du mode de
américains considérant, à la différence des conduite, de la température extérieure, du
européens, que le diesel est une technologie type de parcours (ville, autoroute, monta-
polluante qui ne justifie aucune politique gne, etc.). Il s’agit, au contraire, à l’instar
incitative particulière11. d’un protocole de recherche en laboratoire,
La conformité aux normes s’apprécie dans le d’avoir un protocole parfaitement stable et
cadre d’une procédure de certification, répétable afin d’éviter toute contestation ou
réalisée chez un certificateur agréé (en France ambiguïté. Les émissions mesurées sont
UTAC-Ceram). Le protocole d’essai consiste donc des mesures conventionnelles.
à évaluer les émissions du véhicule concerné
sur un banc à rouleaux selon un protocole
normalisé (le cycle NEDC12) mis au point en 2. L’impact de l’homologation chez les
1973 où l’on fait subir des tests (accélération, constructeurs
décélération) à un véhicule pendant vingt L’introduction de ces normes a profondé-
minutes à température constante. On ment orienté les stratégies de conception des
11. Une politique incitative en matière de fiscalité a été mise en place, sous la pression des constructeurs champions du
diesel, comme Renault et PSA en France, VW et Mercedes en Allemagne. Elle s’est traduite en France par une baisse
de 30 % de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) par rapport à l’essence. Cet avantage fiscal a abaissé le
point mort à partir duquel l’achat d’un véhicule diesel devient rentable économiquement pour un client. Avec les
progrès de la technologie et ces aides fiscales, la part de marché du diesel en France est ainsi passée de 7,5 % en 1980 à
70 % en 2012 contre seulement 2 % aux États-Unis (Rohfritsch et Batho, 2016).
12. New European Driving Cycle.
constructeurs à travers le développement de est constitué, pour l’essentiel, de normes

systèmes d’antipollution. Elles ont conduit à techniques qui se fondent sur des systèmes
la généralisation de l’injection directe, à de métrologie pour en contrôler l’effectivité.
l’introduction des pots catalytiques et à la C’est une affaire de spécialistes, qui
sophistication de la gestion électronique des constituent une forme « d’éco-pouvoir »
moteurs pour en optimiser le processus de car ils accaparent la production, la mise en
combustion. Toutes ces innovations n’ont œuvre et le contrôle de ces normes
pas été sans conséquences négatives pour techniques (Lascoumes, 1994). La techni-
les constructeurs : elles ont contribué à cité des sujets fait qu’il est très difficile pour
renchérir significativement le coût des un profane de s’y plonger et d’exercer un
véhicules (de l’ordre de 10 %) et à limiter quelconque contre-pouvoir.
les performances techniques des véhicules. Le processus d’homologation décrit pré-
Ainsi, les systèmes de dépollution consom- cédemment illustre de façon emblématique
ment de l’énergie et augmentent les ce point. L’homologation antipollution est
émissions de CO2, de même qu’ils contri- un processus qui n’est ouvert à aucun
buent à dégrader l’agrément de conduite des contrôle démocratique ou judiciaire. C’est
véhicules (accélération et reprises)13. une affaire d’experts (ingénieurs automobi-
Mais dans le même temps, la réglementation les, experts administratifs, organismes de
antipollution a eu un effet positif paradoxal certification). Toute la démarche est cons-
sur les véhicules diesel. Traditionnellement, truite de telle sorte que les risques juridiques
le diesel avait mauvaise presse en ce qui soient évacués. La règle d’homologation est
concerne les émissions de polluants qu’elle parfaitement claire et réplicable (il n’y a
génère. En imposant des normes sévères donc pas de risque d’ambiguïté ou de
auxquelles les constructeurs sont censés se mauvaise interprétation) ; les constructeurs
conformer, les pouvoirs publics ont offert connaissent et acceptent la règle ; la
aux industriels la possibilité de « verdir » sanction, quand elle existe, est la non-
l’image de cette technologie. De polluantes, homologation du véhicule qui ne nécessite
les voitures diesel ont été érigées par les pas la médiation d’un juge.
constructeurs en voitures « vertes », car elles
émettent moins de CO2 que les véhicules
essence équivalents. Volkswagen s’était 4. Le jeu autour de l’homologation
ainsi fait le champion du « diesel propre ». Pour répondre le plus efficacement possibles
aux normes antipollution, les industriels se
sont dotés des mêmes moyens d’essai que les
3. Le modèle normatif sous-jacent
certificateurs agréés afin d’optimiser la
Ces différents éléments des normes anti- conception de leurs véhicules.
pollution soulignent une caractéristique Au cours de ces dernières années, l’écart
mise en avant par Pierre Lascoumes à entre les émissions « homologuées » et les
propos du droit de l’environnement : celui- émissions en situation réelle n’a cessé de
ci, médiatisé par la science et la technologie, croître. Dès 2004-2005, des experts avaient
13. Il faut en effet purger régulièrement les pièges à NOx, ce qui consomme de l’énergie et de la puissance.
pointé cette déconnexion croissante. À réalisés ces derniers mois en conditions

partir de 2011, de nombreuses études ont réelles ont pourtant mis en évidence que les
confirmé des écarts considérables, ce qui a émissions étaient en moyenne cinq fois plus
été révélé récemment par une commission élevées que les données issues de l’homo-
d’enquête européenne sur les mesures logation avec une dispersion forte selon les
d’émissions dans le secteur automobile modèles (commission Royal).
(Gieseke et Gerbrandy, 2017). Comment Les interviews que nous avons pu mener
expliquer cet écart croissant ? Les spécia- auprès d’ingénieurs automobiles spécialis-
listes estiment que les constructeurs tendent tes de la motorisation confirment que ces
à « optimiser » le niveau d’émission en pratiques étaient parfaitement connues des
fonction du test d’homologation et que ces concurrents : « Bien sûr que nous savions
pratiques sont tolérées par les organismes qu’il existe un écart entre les données
certificateurs et les administrations. Ainsi, d’homologation et les émissions réelles.
les émissions sont mesurées sans l’usage de C’est connu depuis longtemps. En tant que
la climatisation ou d’équipements qui pour- constructeur, notre objectif est d’optimiser
raient augmenter les émissions. Il est la performance technique à moindre coût.
également toléré que le système de gestion Aller au-delà de la réglementation, c’est
électronique sélectionne un mode de faire de la surqualité ! Le client n’est pas
conduite « éco » que peuvent effectivement prêt à payer pour cela. Nous avons des
activer les conducteurs, mais qui ne moyens d’essai où nous testons les véhicu-
correspond pas nécessairement au mode le les de la concurrence sur banc et en
plus répandu en usage courant. Le gonflage conditions réelles. On échange souvent
des pneus est également optimisé. Par avec nos homologues sur les meilleures
ailleurs, comme les conditions d’essai sont façons d’optimiser le processus d’homolo-
peu exigeantes (température stable, accélé- gation. Nous avons un enjeu commun qui
rations progressives), les constructeurs ont est de respecter les règles au moindre coût.
optimisé les performances des systèmes de Tout ceci est parfaitement connu et légal ! »
dépollution autour de ces valeurs d’homo- (ingénieur automobile, spécialiste du diesel,
logation mais pas dans les cas extrêmes. travaillant chez un grand constructeur).
Ainsi, le système des pièges à NOx, utilisé Les enquêtes récentes menées par les
par différents constructeurs, qui est moins différentes commissions indépendantes ou
onéreux que d’autres, est efficace dans une par les médias ont mis en évidence que
plage de température comprise entre 17 °C l’écart croissant entre données d’homologa-
et 35 °C (qui correspond aux conditions du tion et émissions réelles étaient bien
test), mais l’est beaucoup moins en dehors connues du régulateur, qu’il s’agisse des
de cette plage (démarrage à froid ou administrations ou de la Commission
températures élevées). européenne. D’ailleurs, conscient du pro-
Afin de favoriser leurs constructeurs natio- blème, une modification du processus
naux, les pouvoirs publics ont fermé les d’homologation, introduisant notamment
yeux sur ces pratiques à la limite de la des tests en conditions réelles (Real Driving
légalité. Ils ont pratiqué une gestion bien- Emissions – RDE), était à l’étude avant
veillante de ces illégalismes. Les tests même l’éclatement du scandale VW.
En juillet 2017, le Spiegel14 a cependant mis 5. Les conséquences organisationnelles

en évidence que les échanges entre cons- et politiques du dieselgate
tructeurs allemands étaient plus qu’infor-
La décision judiciaire a chamboulé ce jeu bien
mels. Le magazine a ainsi révélé l’existence
réglé. Journalistes, politiques et ONG sont
d’une forme de cartel des constructeurs
venus étudier de près les arrangements entre
allemands depuis les années 1990 dans le
les différents acteurs de ce microcosme. La
but de partager l’ensemble des connaissances
première victime de ce scandale est la
liées à l’homologation des véhicules –
technologie diesel dont la sortie est désormais
notamment en ce qui concerne les normes
programmée. Partout dans le monde, l’an-
antipollution – et de définir des actions
nonce a été faite de la disparition progressive
communes pour y répondre à moindre coût.
des incitations fiscales qui la rendaient
Si les faits sont avérés, l’amende de Bruxelles
attractive et d’un durcissement des normes.
ou de l’Office anti-cartel allemand pourrait,
Le mythe du « diesel propre » a vécu.
en théorie, aller jusqu’à 10 % du chiffre
Toutefois, au-delà des discours martiaux des
d’affaires des entreprises concernées.
politiques à l’égard des constructeurs, le jeu
Ces éléments soulignent une réalité du
autour des normes perdure. Même si une
monde des spécialistes de l’antipollution :
évolution des tests antipollution a été annon-
l’existence d’une communauté épistémique
cée par la Commission européenne en
et de pratique (Amin et Cohendet, 2004) qui
introduisant un nouveau protocole sur banc
partage une connaissance commune des
(Worlwide harmonized Light vehicle Test
différentes tactiques pour répondre au mieux
Procedures – WTLP) et en modifiant des
aux normes environnementales. Certes,
essais en conditions réelle (RDE), celle-ci a
Volkswagen est allé un cran plus loin en
ajouté que des écarts allant jusqu’à 110 %
introduisant un logiciel truqueur. Mais entre
entre les données d’homologation et les
celui-ci et celui sélectionnant automatique-
émissions « réelles » seraient tolérés jusqu’en
ment le mode « éco » quand les conditions
2021, puis de 50 % au-delà, suscitant l’ire des
du test sont identifiées, la frontière est mince.
associations et ONG face à de tels compromis
Il est probable qu’en utilisant ce subterfuge,
qui se font au détriment de l’environnement et
si difficile à repérer, le constructeur allemand
de la santé des populations15.
a sous-estimé les conséquences de sa
transgression à côté de la variété des tactiques
d’optimisation utilisées par ailleurs. III – TROIS HYPOTHÈSES POUR
Ce jeu autour des normes, cette logique EXPLIQUER LE COMPORTEMENT
d’accommodation entre régulateur et régulé DE VOLKSWAGEN
aurait pu en rester là sans l’entrée en jeu
Les analyses qui précèdent permettent de
d’outsiders (ONG, université américaine)
formuler trois hypothèses cognitives et
qui sont venus le perturber et en faire une
organisationnelles pour expliquer la stratégie
affaire publique.
14. http://www.spiegel.de/international/germany/the-cartel-collusion-between-germany-s-biggest-carmakers-a-
1159471.html
15. https://www.challenges.fr/automobile/actu-auto/le-parlement-autorise-le-diesel-a-depasser-les-normes
risquée de contournement des normes d’État qui a ouvert par hasard la boîte de
employée par Volkswagen. Pandore (opened the can of worms)17 après
une enquête financée par une ONG, conseil
international pour un transport propre
1. L’arrogance organisationnelle et
(ICCT), avec un modeste budget de
l’inversion du contrôle
50 000 dollars.
La première hypothèse renvoie à l’évalua-
tion subjective que l’entreprise s’est faite
2. La prééminence des normes
des conséquences de ses actions. En
managériales sur les normes juridiques
s’arrogeant le droit de produire son propre
jugement et ses propres règles indépendam- Une deuxième hypothèse, qui est une
ment du jugement des autres, l’entreprise a conséquence logique de la première, est la
fait preuve d’arrogance organisationnelle prééminence des normes managériales sur
(Saussois, 2015). Cette auto-production de les normes juridiques.
jugement caractérise les systèmes auto- L’enquête américaine a mis en évidence la
poïétiques, clôturés sur eux-mêmes, igno- pression énorme mise sur les équipes de
rant en quelque sorte les signaux de développement pour atteindre à tout prix
l’environnement ou les minorant au filtre des objectifs de performance toujours plus
de leur langage et de biais cognitifs. Bref, ce ambitieux. Aux États-Unis, Volkswagen
sont les joueurs qui définissent les règles du n’est pas une marque dotée d’une forte
jeu pour l’arbitre chargé de vérifier le réputation. La marque est perçue comme un
respect des règles qu’ils ont défini eux- constructeur moyen de gamme qui doit
mêmes ; les régulateurs sont donc régulés consentir des efforts tarifaires pour séduire
en retour par ceux qui sont supposés être une clientèle exigeante. Le groupe souhai-
régulés (Ashby, 1954)16. Autrement dit, il tait réaliser une percée sur le diesel en
est possible d’avancer l’hypothèse que misant sur une campagne de communication
l’image que les dirigeants de VW se font mettant en avant les vertus écologiques de
des régulateurs européens a contribué à voir cette motorisation. Mais pour les ingénieurs,
l’EPA comme une agence relativement c’était un casse-tête : comment vendre à des
manipulable sans envisager sérieusement prix attractifs des véhicules qui doivent
la possibilité qu’une supercherie puisse être remplir des normes antipollution sévères qui
découverte un jour. Il faut remarquer que le en renchérissent le coût ? L’introduction
facteur déclenchant le processus judiciaire d’une nouvelle norme antipollution en 2009
américain a été extérieur à l’EPA, ce qui supposait l’installation de technologies
confirme a posteriori l’hypothèse d’une coûteuses incompatibles avec les objectifs
inversion de contrôle. Sans une intervention de prix de revient fixés en interne. Plutôt que
extérieure, le régulateur aurait continué à de sacrifier la performance de ses véhicules
être régulé par ceux qu’il doit réguler. C’est au respect des normes juridiques, les
en effet un laboratoire d’une université équipes de développement de Volkswagen
16. Le systémicien Ross Ashby évoque l’inversion du contrôle lorsque la variété du système de contrôle est inférieure
à la variété du système à contrôler.
17. Selon l’expression du directeur par intérim du modeste laboratoire universitaire.
ont choisi de les transgresser délibérément, IV – DISCUSSION : LA PUISSANCE

avec l’assentiment de leur hiérarchie, tout en DES GRANDES ENTREPRISES À
cherchant à cacher cette transgression. L’ÉPREUVE DU JUDICIAIRE
3. Une normalisation de la déviance L’intérêt des procédures judiciaires est de

jouer une fonction de révélateur de pratiques
Enfin, une dernière hypothèse s’inscrivant
économiques et sociales souterraines, voire
plutôt dans la suite des travaux portant sur les
cachées. Ainsi, elles jouent un rôle clé de
White Collar Crime (WCC) (Sutherland,
contre-pouvoir démocratique lorsque les
1949) montre que « les élites ne sont pas plus
intérêts économiques et politiques se rejoi-
respectueuses des normes sociales que
gnent pour privilégier des pratiques de
n’importe quelle autre catégorie sociale ».
négociation et d’accommodation plutôt que
Ce qui revient à émettre l’hypothèse que les
le respect des normes juridiques.
élites dirigeantes des grandes entreprises
Toutefois, les cas où l’action judiciaire a des
peuvent avoir un rapport pour le moins
effets économiques, juridiques et politiques
distant aux normes juridiques ; ce rapport
aussi forts que dans l’affaire Volkswagen
distant voire dédaigneux serait justifié par le
sont suffisamment rares pour qu’on s’at-
fait même d’être en position concurrentielle.
tarde sur les conditions de sa performativité
Autrement dit, ne pas transgresser la norme
et sur celles dans lesquelles le droit est
revient en fait à prendre un risque si les
« agi » pour limiter l’excès de puissance des
concurrents la transgressent. Cette justifica-
grandes entreprises.
tion implicite alimenterait en retour une sorte
Pour traiter de cette problématique, nous
d’impunité parmi les cadres de ces grandes
abordons trois plans de discussion : la thèse de
entreprises qui se sentent protégés voire
l’autonomisation du pouvoir des entreprises,
incités à transgresser des normes au nom de
la question de la performativité des procédures
l’impératif de compétitivité (Lascoumes et
judiciaires et le rôle des lanceurs d’alerte.
Nagels, 2014). En suivant cette hypothèse, le
logiciel truqueur deviendrait alors une trans-
gression normale, une réponse de gestion. Ce
1. L’autonomisation du pouvoir des
phénomène a été décrit par Diane Vaughan
grandes entreprises est-elle
comme une normalisation de la déviance
inéluctable ?
(Vaughan, 1997). Dès lors que la norme n’est
pas de respecter les règles mais de les Volkswagen n’est pas n’importe quelle
transgresser, les comportements déviants entreprise. C’est une entreprise transnatio-
deviennent la norme. nale « publique » au sens américain de
En privilégiant la recherche d’efficacité public, c’est-à-dire qui vient lever de
économique à tout prix, les dirigeants de l’argent sur des marchés financiers et qui
Volkswagen ont oublié, pour paraphraser la est cotée en Bourse. Historiquement, la
formule de Romain Laufer, que diriger c’est naissance de l’entreprise libre moderne,
aussi légitimer (Laufer, 1996). Au-delà des dégagée de l’autorisation administrative ou
pénalités encourues, l’entreprise aura du royale, ne s’est pas faite sans débats
mal à résorber une telle crise de légitimité contradictoires tout au long du XIXe siècle.
auprès de ses différents publics. L’argument central avancé par les libéraux
pour concevoir un droit des sociétés implicitement des travaux de Selznick pour
encadrant cette liberté d’entreprendre (Cor- proposer une approche institutionnelle
porate Law) était que l’entreprise étant étendue à toute la société. Il aboutit à ce
petite et ayant des capacités d’action limitée, qu’il appelle une constitutionnalisation
elle n’entrait pas en concurrence avec l’État sociétale, voulant dire par là que l’État doit
et serait soumise aux lois du marché et composer avec d’autres sources de pouvoirs
subordonnée aux règles juridiques (Hurst, privés que sont les grandes entreprises, bref
2004). Cette fiction de l’entreprise-point a que l’État a perdu en fait le monopole de la
volé en éclat avec la naissance de la grande constitution politique. Teubner avance
entreprise qui a cherché à imposer ses également une autre idée, celle de dire
propres règles du jeu. Ce phénomène que les pouvoirs privés produisent leurs
d’autonomisation a pris une ampleur inédite propres codes de conduite, qu’il nomme des
avec le développement d’entreprises trans- ordres privés non étatiques. Teubner pro-
nationales qui ne sont plus dépendantes pose alors une hypothèse consistant à dire
d’un seul État et sont en situation de mettre que ces codes de conduite formeraient une
les États en concurrence en fonction de leurs nouvelle extension du domaine de la hard
intérêts stratégiques propres. law et que l’on assiste à une inversion
Les travaux du théoricien et sociologue du étonnante, la hard law ne serait plus du côté
droit Gunther Teubner (Teubner, 2016) des États mais plutôt du côté des pouvoirs
contribuent à analyser ce mouvement privés. Dit autrement, l’État serait plutôt
d’autonomisation des organisations privées producteur de soft law et les entreprises de
et cela dans la suite des travaux du hard law. Larry C Becker, sociologue du
sociologue Selznick qui, dès les années droit, insiste plutôt, dans une optique
1960, avait perçu la dimension institution- interactionniste, sur l’horizontalité des rela-
nelle des organisations (Selznick, 1957). tions entre acteurs : « le contrat remplace la
C’est en effet Selznick qui analysa les loi ; les réseaux de relation viennent
grandes entreprises comme des organisa- remplacer la communauté politique » (Bec-
tions mais aussi comme des institutions. ker, 2016).
Cette analyse était prémonitoire quant à Que penser de cette analyse à l’aune du cas
l’émergence de la dimension institutionnelle VW présenté ci-dessus ? Plutôt qu’une
qui ne cesserait de prendre de l’importance affaire de soft law, le cas illustre comment
au fur à mesure que les organisations se des grandes entreprises cherchent à négocier
développaient et se complexifiaient par ou à contourner ce qu’il reste de hard law
l’ambivalence de leurs objectifs. Ces ins- étatique.
titutions sont à analyser comme des Quant à la thèse de l’inversion des rapports
pouvoirs privés avec les mêmes instruments de force, le cas illustre, au contraire, la
conceptuels que ceux manipulés par les capacité d’action du système judiciaire pour
sciences politiques. Tout se passe comme limiter la puissance des entreprises. Ainsi,
si ces grandes entreprises se comportaient dans le cas américain, on ne peut qu’être
en fait comme de véritables gouvernements frappé par la célérité de la riposte judiciaire
privés et imposaient à leur environne- une fois la mauvaise conduite établie. Les
ment leurs propres normes. Teubner part pénalités financières exigées par l’État
fédéral sont en effet lourdes. Il faut dire que, demande instamment que la Commission
contrairement à l’Allemagne où Volkswa- s’en tienne à son devoir d’impartialité »
gen a une capacité d’influence élevée, rappelant, en passant, que VW est la
l’entreprise ne pèse pas grand-chose aux première entreprise allemande. Le président
États-Unis. Pire encore, c’est un nouvel de la Commission ne sera pas non plus sans
entrant qui est susceptible de faire de réagir en s’appuyant sur des bases légales :
l’ombre aux grands constructeurs natio- « la Commission s’assure toujours que ses
naux. Quant aux codes de conduite internes actes sont en conformité avec ses responsa-
à VW, il semble difficile d’évaluer leur bilités », c’est-à-dire protéger les consom-
dureté effective mais le cas montre plutôt la mateurs même si les pays membres
faiblesse de contre-pouvoirs internes à la rechignent à le faire et font d’ailleurs l’objet
logique de performance impulsée par la de procédure d’infraction européenne.
direction générale. Les experts internes de Là encore, l’inversion des rapports de force
l’environnement ou de la responsabilité entre les États et les grandes entreprises est
sociale des entreprises (RSE) ont, semble-t- invalidée. Aux États-Unis, non seulement le
il, pesé de peu de poids face à la puissance juge et l’EPA ont l’opinion pour eux, mais
des départements d’ingénierie et de l’entreprise se trouve dans la situation du
développement. fraudeur qui doit rebâtir de fond en comble
S’agissant maintenant de l’Europe, la sa légitimité sociale perdue.
situation est différente dans la mesure où
les connivences entre les pouvoirs privés et
2. Comment rendre performatives les
publics sont observables dans le secteur de
procédures judiciaires ?
l’automobile. En matière de pollution de
l’air, les pays membres de l’Union ont en Le deuxième plan de discussion est de
effet leur propre mode de régulation et comparer les systèmes juridiques au niveau
arbitrent entre une politique industrielle des procédures judiciaires pour comprendre
pour protéger leurs constructeurs nationaux leur efficacité et mettre en évidence la
et une politique de santé publique pour responsabilité de grandes entreprises dans
protéger leurs concitoyens. En France, le des scandales de ce type. Tout d’abord
développement du diesel a été une décision s’agissant des États-Unis, le cas permet de
conjointe prise entre les constructeurs et découvrir les ressources et les compétences
l’État ; la hard law viendra plutôt de la d’une agence américaine de régulation
Commission qui interviendra au nom de la comme l’EPA. Il s’agit d’une agence de
défense des droits des consommateurs régulation créée à une période, les années
européens ; les dirigeants VW ne seront 1960, où l’on dérégule les secteurs indus-
pas sans réagir si l’on mesure la teneur de la triels mais où l’on régule l’environnement et
lettre du CEO de VW adressée (mars 2017) le social mais d’une manière toute autre
au Président de la Commission euro- qu’auparavant. Ces nouvelles agences ne
péenne : « de notre point de vue, il n’est sont plus indépendantes de l’exécutif, elles
pas dans les compétences de la Commission ont à leur tête un directeur général nommé
de faire respecter les droits des consomma- par l’exécutif (considéré comme respon-
teurs (avec un ton menaçant) je vous sable du succès ou de l’échec de l’agence) et
aussi un agenda défini à l’avance dans le Un dernier point à relever est celui de la
cadre d’une loi, en l’occurrence le Clean Air recherche des responsabilités. Aux États-
Act pour l’environnement ou le Occupatio- Unis, VW est responsable en tant que
nal Safety and Health Act pour le social. personne morale. Quand cette dernière se
L’EPA est dotée d’un véritable pouvoir déclare comme une entreprise socialement
d’investigation et dispose de moyens consi- et sociétalement responsable, cette déclara-
dérables à sa disposition18. La façon dont tion est ainsi prise au pied de la lettre. Mais,
l’EPA utilise la technique dite du consent en même temps, il s’agit aussi de dire que,
decree comme un levier d’action en est une derrière cette personne morale, se cache des
illustration. En effet, la transaction juridique hommes en chair et en os (flesh and blood
proposée à Volkswagen a été mise au point individuals). La justice va alors s’intéresser
par l’EPA elle-même. Une justice sans à ceux qui font et pas seulement à ceux qui
tribunal en quelque sorte. Cet accord à dirigent. Du même coup, le message est de
l’amiable est signé entre les dirigeants de dire aux cadres qu’ils ne pourront plus
VW et les représentants de l’EPA, l’Attor- bénéficier d’une impunité implicite et
ney General mais aussi le chef du FBI. Le surtout qu’ils ne pourront plus s’abriter
Consent Decree a en fait un triple mérite : derrière une hiérarchie à qui ils obéissent
1) pour l’EPA, cette technique permet malgré eux et dont ils pensaient qu’elle les
d’aller vite (un an) et fort (pénalités protégerait de tout recours juridique.
financières) ; 2) pour l’Agence ayant Si l’on revient maintenant au système
accordé en toute bonne foi et cela pendant judiciaire français, les différences apparais-
des années les certificats de conformité à sent à différents niveaux. Tout d’abord, il ne
VW, c’est aussi un moyen de retrouver sa s’agit pas pour la justice française de
légitimité perdue notamment auprès des prouver l’existence d’une triche ou d’un
consommateurs qui se sont sentis trahis mensonge organisé. Autrement dit, le chef
mais aussi auprès de l’État fédéral qui s’était d’accusation ne porte pas sur le logiciel
porté garant d’une politique efficace de truqueur et le point de départ de la procédure
santé publique en confiant à EPA la judiciaire est une information contre X pour
responsabilité de sa mise en œuvre ; 3) pour « tromperie sur une marchandise entraînant
le management de VW, cette technique un danger pour la santé de l’homme et de
permet d’éviter les poursuites pénales ; VW l’animal ». Les émissions polluantes qui
s’engage néanmoins par écrit à ce que les auraient pu être évitées si les dispositifs anti-
écarts aux normes prescrites par la loi ne se émissions avaient fonctionné en conduite
reproduisent plus. Une période probatoire réelle restent à évaluer ; cela sera l’affaire
sera cependant signifiée à VW, période des juges du pôle santé publique ; enfin, il
encadrée par des enquêtes diligentées par un faut remarquer que c’est la personne morale
contrôleur indépendant des parties prenan- VW qui est directement visée (Volkswagen
tes. VW accepte cette période probatoire, AG, prise en la personne de son représentant
signe de sa bonne volonté à coopérer avec la légal Matthias Müller) et non les ingénieurs
justice américaine. de VW ; enfin, dernière différence, celle
18. Pour l’histoire de la formation des agences aux États-Unis, voir Mac Craw (1983).
concernant la technique dite du consent Europe, c’est une ONG, Transport & Envi-
decree, dans la mesure où aucun accord à ronment, qui révèle le non-respect généralisé
l’amiable n’était envisageable dans le des normes antipollution par les constructeurs
système judiciaire français. L’exemple en notant que la France fait partie des pires
américain semble aujourd’hui faire tâche élèves : « Les autorités nationales d’homolo-
d’huile puisqu’une transaction à l’amiable gation doivent vérifier la présence de dis-
est maintenant possible en France depuis la positifs d’invalidation des systèmes de
loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 dite dépollution et sont supposées vérifier
loi Sapin II, ce qui pourrait conduire les comment ces systèmes fonctionnent à toutes
entreprises à suivre la stratégie de VW, les températures. Elles ne le font pas. Elles sont
c’est-à-dire préférer payer des amendes supposées tester les véhicules en conditions
mêmes lourdes plutôt que de s’engager réelles, la plupart ne le font pas. Personne ne
dans un procès long aux conclusions supervise leur travail et la culture du secret
incertaines. règne. Les gouvernements européens cher-
chent plus à protéger les intérêts de leurs
constructeurs que la santé de leurs citoyens.»
3. Le rôle des lanceurs d’alerte
Les observations sur la défense par les ONG
Un dernier plan de discussion porte sur la d’un air propre peuvent également s’étendre
montée en puissance de lanceurs d’alerte qui à la protection des droits humains au sein
peuvent exercer un contre-pouvoir par leur des entreprises. À cet égard, la loi récem-
vigilance et leurs capacités d’investigation. Il ment votée sur le devoir de vigilance19
faudrait préciser que ces lanceurs d’alerte sont illustre la formation d’une alliance implicite
externes et non pas internes. Les lanceurs qui se noue entre le savant et le politique.
d’alerte internes sont toujours dans des Des militants peuvent en effet intervenir
positions délicates et, s’agissant d’une entre- pour rappeler aux entreprises la loi lors-
prise comme VW, la culture de la peur est qu’elles la contournent mais aussi peuvent
dissuasive pour oser révéler publiquement un proposer de nouveaux cadres juridiques :
écart à la règle. La position externe des des ONG comme Sherpa, Amnesty Inter-
lanceurs d’alerte est plus favorable à un national, collectif éthique sur l’étiquette,
déclenchement. Le dieselgate n’aurait jamais comité catholique contre la faim et pour le
vu le jour si une ONG et un modeste développement en s’appuyant sur des
laboratoire universitaire ne s’étaient pas travaux d’universitaires travaillant sur l’en-
associés pour produire des études et des treprise (Roger, 2012) ont ainsi contribué à
recherches sur les émissions réelles des argumenter le contenu d’un projet de loi
véhicules qui ont abouti, de manière inat- déposé en 2013 et âprement discuté pendant
tendue, à l’identification d’anomalies sur les quatre ans ; la loi a été finalement adoptée
véhicules Volkswagen testés. De même en en dépit des réticences des grandes entre-
19. Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre no 2017-750 du 21
février 2017.
prises20 et en dépit de saisines déposées au caractéristiques propres du droit américain.

Conseil constitutionnel à la fois par des Elle tient davantage à la mise en place d’un
députés et sénateurs LR, le Conseil dispositif organisationnel exceptionnel, par
constitutionnel21 jugeant conforme l’es- les moyens employés, et qui combine cinq
sentiel du texte. Les entreprises se voient éléments : des lanceurs d’alerte qui exercent
donc reconnues par un droit national une vigilance et conduisent une enquête
« sujets du droit international des droits préalable ; une agence compétente dotée de
humains ». pouvoirs d’investigation étendus pour pour-
Pour caractériser cette nouvelle alliance, on suivre l’enquête ; la coopération entre
pourrait parler de la formation d’une autre différents services de police pour conduire
communauté épistémique, en miroir de celle une analyse organisationnelle rapide et
mise en place par les industriels, qui recueillir des preuves ; la participation
viendrait déborder les entreprises et les active des politiques à la procédure judi-
États contraints à réagir face à une opinion ciaire ; la mobilisation des médias pour
publique de plus en plus exigeante en donner une résonance internationale à cette
matière de lutte contre la pollution mais affaire. Les possibilités d’exercer un contre-
aussi pour la sauvegarde des droits humains. pouvoir face aux grandes entreprises exi-
stent donc. Mais elles nécessitent des
coalitions, la constitution de communautés
CONCLUSION épistémiques qui, à l’instar de la lutte
Le cas Volkswagen a ceci d’emblématique antidopage dans le sport, partage des
qu’il marque le retour de la force de loi et du connaissances et des moyens d’action et
juge face à la puissance de la grande la constitution de dispositifs pérennes pour
entreprise transnationale qui n’hésite pas à faire agir le droit. Il y a là matière à réflexion
transgresser le droit pour imposer ses pour l’Europe ou la France où de telles
propres normes managériales. On souligne conditions sont encore loin d’être réunies.
souvent les difficultés auxquelles sont Sur le plan de la recherche, ce travail ouvre
confrontés les juges pour imputer des des perspectives pour étudier les scandales
responsabilités face à la complexité des d’entreprise (corporate scandals) au prisme
grandes organisations et aux multiples de l’activité judiciaire. Il met en évidence
cloisonnements mis en place par les l’intérêt, dans une perspective pragmatique
entreprises pour y échapper. S’agissant du et compréhensive, de mettre au jour les
cas américain, la rapidité et l’efficacité de dispositifs organisationnels et les processus
l’instruction judiciaire ont surpris les obser- de l’enquête judiciaire qui permettent
vateurs européens. d’identifier des chaînes de responsabilité
La performativité de cette activité judiciaire tout en dévoilant les logiques et l’organisa-
ne tient ni aux qualités particulières des tion managériales qui sont à l’origine de la
juges en charge de l’instruction, ni aux déviance.
20. Communiqué de l’AFEP 23 mars 2017.

21. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-
depuis-1959/2017/2017-750-dc/communique-de-presse.
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Aggeri Saussoi 2017

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LA PUISSANCE DES GRANDES ENTREPRISES MONDIALISÉES À

Franck Aggeri, Jean-Michel Saussois

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2017/8 N° 269 | pages 83 à 100

Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier.

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Pour avoir contourné les normes environnementales sur ses

DOI: 10.3166/rfg.2018.00208 © 2017 Lavoisier

COC) auprès de l’agence de protection de ampleur ; le juge américain chargé de

d’Allemagne semble juridiquement peu recours auprès de la Cour constitutionnelle

9. Onze millions de voitures VW dans le monde sont équipées du logiciel truqueur.

cependant l’idée de créer une agence les atteintes à l’environnement et à la santé

constructeurs à travers le développement de est constitué, pour l’essentiel, de normes

pointé cette déconnexion croissante. À réalisés ces derniers mois en conditions

En juillet 2017, le Spiegel14 a cependant mis 5. Les conséquences organisationnelles

ont choisi de les transgresser délibérément, IV – DISCUSSION : LA PUISSANCE

3. Une normalisation de la déviance L’intérêt des procédures judiciaires est de

prises20 et en dépit de saisines déposées au caractéristiques propres du droit américain.

20. Communiqué de l’AFEP 23 mars 2017.

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