A. Hatchuel, Sciences de Gestion, Sciences Fondamentales de L'action Collective

EXIT TO THE PAST AND VOICE FOR THE FUTURE
Sciences de gestion, sciences fondamentales de l’action collective
Armand Hatchuel
Lavoisier | « Revue française de gestion »
2019/8 N° 285 | pages 43 à 57

ISSN 0338-4551
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ARMAND HATCHUEL
Mines ParisTech/PSL Université ; CGS, I3,
UMR 9217
Exit to the past and

voice for the future
Sciences de gestion, sciences
fondamentales de l’action collective
Cet article1 résume les résultats d’une refondation des sciences

de gestion. Il part de la théorie de la « bene gesta » romaine qui
reliait l’action rationnelle et la responsabilité citoyenne. Impen-
sable dans la modernité « économiciste », cette notion revient
avec la théorie administrative de Henry Fayol et de l’entreprise
moderne. Pourtant, la théorie du management oublie Fayol et se
réduit à la quête de performances dans l’entreprise action-
nariale. Aujourd’hui, relier rationalité et responsabilité débou-
che sur une science de l’action collective qui a contribué à la
théorie de la conception et à la redéfinition de « l’entreprise »
dans la loi française.
DOI: 10.3166/rfg.2019.00395 © 2019 Lavoisier
1. Je tiens à remercier J.-P. Denis, rédacteur en chef de la RFG, ainsi que A.-C. Martinet et P.-M. Menger, pour leur
invitation. Par ailleurs, ce texte a bénéficié des suggestions de J.-P. Denis, B. Segrestin, K. Levillain, P. Le Masson et
B. Weil.
44 Revue française de gestion – N° 285/2019
C
et article introduit quelques résul- de non-séparabilité entre rationalité et res-
tats, parfois surprenants, du pro- ponsabilité (Hatchuel, 2005).
gramme de refondation des – Une nouvelle définition de « l’entre-
sciences de gestion lancé en 2001 (David prise»4 et de sa mission, adaptée aux défis
et al., 2002 ; Hatchuel, 2002). Dès ses de la civilisation contemporaine (Segrestin
débuts, ce programme exigeait un réexamen et Hatchuel, 2011, 2012).
des sources historiques, de la terminologie On ne peut examiner ici tous ces travaux et
et des questions originelles du champ. À cet article ne présente que quelques avan-
terme, étaient visés la reconstitution d’une cées historiques et théoriques qui illustrent
mémoire scientifique et un réarmement ce parcours. Ces résultats peuvent nourrir
théorique de la recherche. Si l’on en juge une discussion transdisciplinaire et ont une
par le chemin parcouru, cet exit to the pasts’ pertinence directe pour les problèmes
s’est révélé d’une réelle fécondité. Il a contemporains. Au préalable, nous donnons
conduit, notamment aux quelques percées ci-dessous un bref résumé des points
suivantes : développés dans ce texte.
– Une archéologie inédite de la « gestion » : 1) En 1949 paraissait la seconde traduction
elle a confirmé la nécessité de remonter aux anglaise (Fayol, 1949) du traité de Henri
sources antiques, donc bien en deçà de la Fayol (Fayol, 1917), mais le terme « mana-
modernité libérale et du management amé- gement » y est substitué à « administra-
ricain de l’après-guerre (Hatchuel et Weil, tion » dans le titre du livre. Lyndall Urwick,
2018 ; Crété, 2018) ; invité à écrire la préface, dénonce une
– Un modèle original de la rationalité trahison de la théorie fayolienne, au nom
créatrice (ou théorie C-K de la conception)2 d’un dogme de la modernité libérale anglo-
(Hatchuel, 2001 ; Hatchuel et Weil, 2014 ; saxonne (que nous appellerons « économi-
Le Masson et al., 2010). Cette rationalité cisme »). L’histoire a donné raison à
conceptive était impensable dans le cadre de Urwick : ce détournement a masqué l’his-
la logique décisionnelle classique. Elle toire des notions « d’administration » et de
éclaire les conditions cognitives d’une « gestion », privant la recherche d’un
action novatrice (technique, entrepreneu- héritage théorique sans lequel elle ne
riale ou sociale) ainsi que les solidarités pouvait se consolider.
requises pour affronter collectivement un 2) On sait, depuis peu, que gerere (notre
futur à la fois inconnu et désirable (Hatchuel « gérer ») a occupé une place intellectuelle
et al., 2017)3. et politique majeure dans la Rome classique.
– Une théorie axiomatique de l’action C’est là que s’invente une théorie de la bene
collective, et, plus particulièrement, de la gesta (« bonne gestion ») qui s’opposait
création collective, qui repose sur le principe aux pratiques anciennes de gouvernement
2. Le formalisme de cette rationalité créatrice découle de la théorie unifiée de la conception dite aussi théorie C-K
(Concept-Knowledge theory ; Hatchuel et Weil, 2007).
3. La rationalité créatrice (ou raison conceptive) échappe aux oppositions classiques entre rationalité et imagination,
rationalité et désir, rationalité et émotions. Elle organise au contraire une dialectique constructive et générative entre
ces différents termes (Hatchuel et Weil, 2014).
4. Et de la société commerciale qui lui sert de personnalité juridique.
Exit to the past and voice for the future 45
de la cité. Son originalité résidait dans la responsabilité. Ce principe restaure notre

fusion dans un même concept, de la capacité collective à inventer et à réaliser des
rationalité de l’action et de la responsabilité futurs désirables. Il a aussi inspiré le projet de
citoyenne. Cependant, ce fonds théorique refondation de l’entreprise (Segrestin et
sera perdu avec ce que nous appelons Hatchuel, 2012) qui a contribué à la nouvelle
l’« économicisme » de la fin du 18e siècle loi française sur l’entreprise responsable, sa
qui dissocie efficacité et responsabilité. raison d’être et sa mission.
3) Un siècle plus tard, l’irruption de la
science et de la recherche technique pose
une énigme inédite à la modernité. Il faut I – LE GRAND DÉTOURNEMENT :
domestiquer une rationalité conceptrice, QUAND « MANAGEMENT » FAIT
créatrice de progrès et de dangers… OUBLIER « ADMINISTRATION »
imprédictibles ! Le futur devient en grande En 1949, l’éditeur anglais Sir Isaac Pitman
partie inconnu, et pour protéger chacun des & Sons confie à Constance Storrs5 une
risques à venir, il faut repenser la solidarité nouvelle traduction du traité d’Henri Fayol,
de l’action collective qu’elle soit privée ou Administration industrielle et générale
publique. Emerge alors le projet fayolien publié en 1916. La première traduction
d’une « science administrative » renouve- due à J.A Coubrough avait été éditée à
lée et unifiée. Il recoupe les percées de Genève en 19296. Or, entre la traduction de
Taylor, Follett et Barnard. « L’ entreprise Coubrough et celle de Storrs, il y a une
moderne », le contrat de travail et l’État différence immédiatement visible. Cou-
protecteur naîtront de ce faisceau d’inven- brough intitulait sa traduction « General
tions et des luttes sociales du 20e siècle. and industrial administration », mais vingt
4) Mais comme l’avait prévu Urwick, le ans plus tard, Storrs abandonne « adminis-
« management » américain de l’après- tration » et le traité devient « General and
guerre se construit sur l’oubli de cet héritage industrial management ». Mais, ironie de
(O’Connor, 2011). Sans unité théorique, et l’histoire, la préface de l’ouvrage est confiée
réduit à la recherche des facteurs de la à Lyndall Urwick (Urwick, 1949), intro-
performance, il ne pourra pas résister à la ducteur des travaux de Fayol dans le monde
financiarisation des années 1980 et aux anglo-saxon, qui est en désaccord total avec
codes de « bonne gouvernance » qui impo- le nouveau titre ! Et il va le faire savoir dans
sent une logique actionnariale. sa préface par une dénonciation peu
Aujourd’hui, la reconquête de cette mémoire, commune : « Personnally, and taking the
ainsi que de nombreux travaux, débouchent long view, I feel that it is a pity that Mrs
sur une théorie axiomatique de l’action Storrs and Mr. Pitman have decided to
collective d’une cohérence et d’une univer- translate Fayol’s word “administration” by
salité inattendues. Au cœur de cette théorie, “management”. In the original english
il y a l’essence de la bene gesta : le principe translation his title was translated directly
de non-séparabilité entre rationalité et “administration”. »
5. Constance Storrs (1911, 1990) : jeune enseignante en gestion des entreprises en 1949.
6. Disparu en 1925, Fayol n’a connu aucune de ces traductions
Ensuite, Urwick explique longuement qu’il study of management or administration in

s’agit d’une erreur scientifique qui aura des accordance with the purpose of particular
conséquences sociales et politiques impor- forms of undertaking seems to many
tantes. Car la nouvelle traduction s’aligne authorities, as it seemed to Fayol himself,
sur la tradition anglo-saxonne qui distingue equally misdirected ».
clairement entre la notion de « manage- Fayol s’opposait au dogme qui assigne à
ment » pour les entreprises et celle de l’entreprise privée un objectif exclusif de
« public administration » réservée aux profit et qui demande à l’acteur public de
activités de l’État. Et cet alignement a un s’en tenir à rendre un service au citoyen. Car
prix inacceptable : l’abandon d’un axiome ce dogme est scientifiquement intenable. Il
central de la pensée fayolienne, l’unité de la réduit la science administrative à une
« science de l’administration ». Car celle-ci recherche autiste de l’efficacité et l’on
doit s’appliquer aussi bien à l’entreprise compterait alors autant de théories adminis-
privée qu’à l’action publique : « It was of tratives que de critères d’efficacité ! En
the essence of Fayol’s teaching that this affirmant l’unité de la théorie administra-
distinction is false and misleading. » Et tive, Fayol fait de la définition de l’efficacité
Fayol tenait particulièrement à ce principe : une conséquence de la théorie adminis-
« as has been shown he (Fayol) devoted trative et non l’inverse. La tache de cette
much of his effort in the concluding years of dernière étant de chercher des invariants
his life to demonstrating this unity of d’un ordre supérieur et indépendants des
administrative theory ». objectifs d’efficacité.
Urwick dénonçait un hold-up langagier
doublé d’un détournement théorique. Sa
1. L’alignement sur la tradition
protestation se révéla prémonitoire. En
anglo-saxonne
intitulant « management » le traité de Fayol,
Urwick va droit au but : l’unité de la science on accréditait l’idée que son projet était une
administrative s’oppose à des principes science de la performance des entreprises,
idéologiques de la culture anglo-saxonne science assujettie, par les dogmes libéraux, à
dans laquelle « the false antithesis between des critères d’efficacité (profit) dont la
“business management” and “public admi- définition était hors du champ de cette
nistration” is far more widespread and science. C’était un clair déni du pari
cherished more tenaciously by members of théorique le plus audacieux et le plus actuel
both callings ». L’éditeur et la traductrice ont de Fayol : reconnaître que le choix des
donc choisi d’imposer cette tradition même si objectifs (purpose) de l’action collective,
l’édifice théorique de Fayol est ainsi mis à qu’il s’agisse des entreprises ou de l’État,
bas, et alors même, martèle Urwick, que les n’est pas exogène à la science administrative
spécialistes américains partagent la position mais en découle7. Car celle-ci est à la fois une
de Fayol : « the attempt to subdivide the science des moyens et une science des fins !
7. On sait que Fayol n’a pas manqué de le prouver dans sa propre pratique en imposant à ses actionnaires sa définition
du « profit raisonnable ». Il le montre aussi en assignant à l’administration industrielle un objectif général de
« perfectionnement » qui ne découle pas de la recherche du profit, mais de la prévoyance responsable.
c’est-à-dire, une science qui étudie la bonne II – BENE GESTA, L’INVENTION

gestion de l’élaboration collective des fins. ROMAINE D’UNE THÉORIE
Ainsi, Fayol conditionnait la construction de DE L’ACTION COLLECTIVE
son « programme d’action » à la recherche
de « l’union du corps social » (Hatchuel et La redécouverte récente de la bene gesta
Segrestin, 2019). romaine par Moïra Crété (Crété, 2018) est
une retombée inattendue du programme de
refondation des sciences de gestion (Hatchuel
2. Une longue amnésie conceptuelle
et Weil, 2018). La surprise, ce fut la révélation
Ce détournement allait favoriser une longue d’une notion de « gestion » dont les pro-
amnésie. Urwick rappelle que la notion fondeurs philosophique et politique avaient
d’« administration » peut se réclamer d’un été perdues9. Crété montre qu’au cours de
long héritage, alors que l’étymologie de l’histoire romaine, gerere (gero, gestum) suit
« management » est récente et imprécise. une ascension qui vadusenscommun« porter
Mais cette absence de passé avait un une charge, s’occuper de, se mettre au service
avantage. « Management » pouvait incar- d’autrui… » à la désignation d’un modèle
ner un corpus récent, de source anglo- normatifpourlaconduitedel’actioncollective
saxonne, alors que la science « adminis- publique et privée.
trative » évoquait un héritage latin. Mais L’élaboration philosophique de gerere et de
Urwick refuse ce jeu des apparences et il la « bene gesta » a été principalement
assène : « they gave France a unified l’œuvre de Cicéron (106-43 av. J.-C.). Elle
management body more than twenty years naît avec la crise de la république romaine
before the same ideal began to be realized in (1e siècle av. J.-C.) dont le point de
Great Britain » ! Après 1949, Fayol fut bifurcation fut l’assassinat de César et
reconnu comme un pionnier du « modern l’instauration de l’Empire par Octave
management ». Mais il s’agissait désormais (Auguste). Avocat célèbre, homme poli-
d’une discipline nouvelle que l’on associait tique et penseur, Cicéron cherche une issue
à la surprenante puissance industrielle des à la crise politique en concevant, non un
États-Unis. En revanche, l’enseignement du nouveau régime, mais une action collective
fayolisme fut vite réduit à quelques formu- réfléchie et responsable qui ne soit ni le
les sans épaisseur8. pouvoir de l’élite, ni un populisme qui
Quel était cet héritage ancien que la notion trahirait les valeurs de la cité. Avant
de « management » avait masqué ? L’an- Cicéron, gerere avait déjà un sens complexe
cienneté et l’universalité de la notion en s’appliquant surtout à la guerre (de
d’administration sont connues. Mais on bellum gerere). Gerere ne se résume pas à
ignorait, qu’à Rome, cette notion avait été l’obtention de la victoire à tout prix, car,
associée à une théorie de la « bene gesta » même en cas de succès, une conduite
(« bonne gestion ») dont l’influence durera irresponsable de la guerre serait porteuse
plus de trois siècles.
8. Ce n’est que depuis les années 1990, et très récemment, à l’occasion du centenaire du Traité, que de nouvelles
lectures explorent l’originalité et l’actualité de Fayol (Bertilorenzi et al., 2019 ; Hatchuel et Segrestin, 2019).
9. La notion est restée dans toutes les langues latines mais a quasiment disparu du lexique anglais.
de conséquences néfastes, pour sa propre puissance (cratos, Kra0 tοz) mais comme des
armée ou pour l’ennemi. Cet exemple relations de réciprocité citoyenne entre
illustre la matrice conceptuelle de Gerere hommes libres où l’autorité se construit et
que Cicéron généralise à l’ensemble des s’évalue par l’action au service des citoyens
actions collectives. Pour lui, Gerere désigne et par l’assentiment qu’elle reçoit en retour
d’une part, l’action réfléchie, rationnelle, de ces derniers.
éclairée, efficace, appropriée à son contexte, La théorie de la bonne gestion cicéron-
et d’autre part, l’action bienveillante, intè- nienne aurait pu rester lettre morte. Elle
gre, respectueuse de la loi, et tout autant des reçut une légitimité prestigieuse de la part
vertus romaines. du premier empereur romain Auguste.
Élève de Cicéron, il s’en réclama publi-
quement dans son célèbre testament qui
1. L’administration des relations s’ouvre par l’expression : Res gestae divi
citoyennes Augusti... Cette invention théorique connut
La « bonne gestion » romaine englobait ensuite une très large diffusion. Durant les
dans un même concept une bonne adminis- trois siècles qui suivirent le règne d’Au-
tration des choses et une bonne adminis- guste, les principes de la bene gesta
tration des… relations citoyennes. Et il ne constituèrent, dans tout l’Empire, la norme
s’agit pas ici de l’administration des de toute fonction dont on a reçu mandat
hommes10 ! Car cette expression occulte (Crété, 2018). Le déploiement de l’Empire
les responsabilités et les valeurs citoyennes romain a connu de nombreux drames et
qu’elle doit pourtant servir et défendre. La heurts mais il n’aurait pas été possible sans
bene gesta se définit donc, et indissocia- de nouveaux acteurs (curateurs, adminis-
blement, comme idéal d’efficacité et idéal trateurs, sociétés, édiles, etc.) qui assurèrent
de responsabilité. Car la responsabilité est son expansion politique, technique et
précisément ce qui organise les relations géographique. La « bene gesta » leur
citoyennes dans la cité. L’originalité théo- donna, pour le moins, un cadre d’action
rique de la bene gesta réside dans le tressage raisonné et légitime.
continu de ces deux régimes de l’action
collective en un unique concept. Elle décrit
2. L’oubli de la bene gesta
l’acte de gestion (ou d’administration) non
et la formation de l’économicisme
comme un pouvoir « sur », mais comme un
pouvoir « pour » et comme un pouvoir Des travaux sont en cours pour suivre le
« avec ». Chez Cicéron, elle convoque les destin de la bene gesta après la chute de
valeurs aristocratiques de la citoyenneté l’Empire romain d’Occident. Mais la redé-
romaine et étend celles-ci à l’exercice de couverte de cette invention suffit pour ouvrir
toute responsabilité. Avec la bene gesta, les une critique nouvelle de la modernité
rapports entre gouvernants et gouvernés ne libérale. Car, elle invite à rejeter l’idée
se décrivent plus comme l’exercice d’une moderne qu’une action peut être jugée
10. On sait le succès chez les penseurs classiques du 19e siècle de la dualité : administration des choses et
administration des hommes.
efficace ou rationnelle indépendamment de nécessaires. L’économicisme est, en revan-

toute référence à un jugement de responsa- che, indispensable pour fonder certains
bilité, c’est-à-dire à une relation normée ou dogmes de la modernité libérale et pour
légitime vis-à-vis d’un autrui. constituer le savoir économique (et non le
Ainsi la séparation conceptuelle de la phénomène) en discipline autonome. En
rationalité (ou de l’efficacité) et de la effet, un savoir économique qui se veut
responsabilité a installé la modernité science séparée et séparable exige un
comme une antithèse de la bene gesta : principe universel d’efficacité (le profit,
celle-ci devenait impensable et son oubli l’utilité, le rapport cout/bénéfice, la concur-
favorisa un profond schisme conceptuel rence parfaite, etc.) indépendant de tout
dans la compréhension de l’action collec- principe de responsabilité donc de toute
tive. D’une part, la pensée politique, le théorie des relations citoyennes12. Si l’on
droit puis, dans une large mesure, la suppose que chaque individu ne recherche
sociologie se construisirent comme des que son propre intérêt, on postule simulta-
théories de la responsabilité ou des nément que cet intérêt peut être défini sans
relations sociales ; d’autre part, l’économie responsabilité citoyenne vis-à-vis d’un
et certaines théories de la technique se autrui. Ainsi, pour un marchand toute bene
définirent comme des théories de l’effica- gesta semble sans signification. Il n’a pas à
cité (ou de l’action rationnelle). Cette être bienveillant vis-à-vis de ses clients ;
dissociation conduit tout naturellement à rien ne l’oblige à les traiter avec équité ! La
penser que l’action privée relève d’une relation entre un marchand et ses clients
gestion guidée par l’efficacité individuelle peut s’accommoder de toutes les démago-
(ou le profit qui en est une traduction), alors gies et les simulacres possibles tant qu’ils ne
que l’action publique relève avant tout de sont pas interdits par la loi.
l’exercice d’une responsabilité vis-à-vis En réalité, un tel économicisme n’a jamais
des gouvernés. été tenable. Et, il a fallu les normes de
Nous appelons économicisme11 le principe gestion, imposées par la puissance
de cette séparation, principe contre lequel publique, comme l’interdiction de la contre-
protestait Urwick, au nom de Fayol. façon ou de la publicité mensongère, pour
Précisons que l’étude du phénomène éco- reconstituer une bene gesta marchande.
nomique ne suppose pas l’économicisme. D’où le paradoxe d’un économicisme
Comme pour tout « réel », de multiples marchand qui ignore les principes d’une
cadres théoriques sont possibles et bene gesta, mais qui ne survit, en réalité,
11. La notion d’économicisme pourrait remonter à un texte de K. Polonyi de 1977 republié par la revue MAUSS
(Polanyi, 2007). Mais notre perspective est différente. Pour nous l’économicisme ne se confond pas avec un
utilitarisme ou avec la notion d’homo economicus. L’économicisme naît de la séparation conceptuelle entre efficacité
et responsabilité, quelle que soit la définition retenue pour l’efficacité. On peut donc concevoir une efficacité altruiste et
qui reste pourtant un économicisme ou encore un économicisme non utilitariste, si on peut la définir sans référence à
une théorie des relations citoyennes.
12. On sait que le savoir économique, s’est longtemps intitulé « économie politique ». Cette dénomination montrait
une prise de distance vis-à-vis de l’économicisme. Son abandon peut être considéré comme un marqueur d’une
autonomisation du savoir économique qui conduit à l’économicisme. Il s’agit-là d’une question d’histoire du savoir
économique qui ne peut être traitée ici. En revanche, l’économicisme est une doctrine dont on peut attester l’influence
dans la culture générale.
que parce que la Loi ou l’intelligence du siècle, la recherche de nouvelles formes

commerce13 impose les nécessités de l’ac- d’autorité et de nouveaux principes d’action
tion collective. Ainsi s’éclaire un autre trait collective. Le « peuple » de machines qui
surprenant de la doctrine fayolienne : s’implante dans les ateliers, les bureaux, les
l’absence de toute référence au savoir ministères requiert des autorités, des prin-
économique de son temps (Hatchuel et cipes d’efficacité, des modes d’obéissance
Segrestin, 2019). La théorie administrative au travail et d’assentiment différents de ce
fayolienne se voulant universelle, il fallait que l’on connaissait auparavant. Machi-
éviter tout économicisme. nisme, technicisation, complexification des
Depuis le début du 19e siècle, l’économi- rapports de travail et des rapports mar-
cisme domine dans le langage des États, chands hantent les pensées politico-sociales
des experts et des médias. L’idée d’une du 19e et du 20e siècle. Ils nourrissent crises,
science universelle de l’administration ne luttes politiques et contre-cultures. Cette
pouvait donc apparaître que comme une histoire est bien connue. Avec le recul, on
hérésie. Entre l’administration publique et peut remarquer que les tentatives d’énoncia-
la vie des affaires, une différence de nature tion d’une nouvelle bene gesta sont venues
devait être affirmée. Le monde des affaires de nouveaux acteurs (ingénieurs, savants,
y voyait la condition de la liberté d’en- mouvements ouvriers.) et de nouvelles
treprise et l’État moderne pouvait se percées théoriques (marxisme, économie
prévaloir d’exprimer « l’intérêt général ». sociale, coopératisme, fayolisme, taylo-
Mais il ne faudra pas attendre longtemps risme, etc.) toutes indissociables de l’esprit
pour que le besoin d’une nouvelle théorie scientifique. Sur une période courte de
de la bonne gestion se fasse douloureuse- l’histoire (1880-1920), et au milieu des
ment sentir, autant pour l’État que pour les guerres meurtrières et des révolutions
acteurs privés ! politiques, on voit émerger un « droit du
travail », une figure du « chef d’entre-
prise », un monde « d’entreprises » ; sans
III – LA SCIENCE, L’INCONNU
oublier un nouvel appareil d’État, ce dernier
ET L’ENTREPRISE MODERNE :
étant aussi sommé de repenser ses principes
LA RENAISSANCE D’UNE SCIENCE
d’action. Partout s’inventent les agir col-
DE « LA BONNE GESTION »
lectifs qui ont fait la seconde moitié du
L’irruption de la science et de la recherche 20e siècle.
technique dans tout le tissu des activités Ce détour historique et théorique réinscrit les
humaines a bouleversé les repères de pensées de Taylor, de Fayol et de Follett dans
l’action et notamment la frontière public l’histoire longue de la civilisation. Chacun
privé14. Elle impose, dès le milieu du 19e d’eux tentait de rebâtir une bene gesta
13. Dans son ouvrage Le parfait négociant, Jacques Savary (Savary, 1675) s’efforce de construire cette « intelligence
du commerce ». Nous sommes un siècle avant la naissance du mouvement « libéral » et on a pu montrer que Savary
pense l’activité marchande dans un cadre théorique différent (cf. Colloque de Cerisy, « L’activité marchande sans le
marché » cf. Hatchuel, 2010).
14. On sait aujourd’hui que cette irruption marque l’entrée dans l’anthropocène, où l’action collective humaine change
l’histoire de la Terre.
contre les doctrines de la modernité libérale. recherche pour tenter de faire advenir ce qui
L’activité industrielle ne fut pas la seule à est encore inconnu mais néanmoins dési-
devoir repenser ses principes d’efficacité et rable !16. La conception économiciste de
de responsabilité. Mary Parker Follett l’entrepreneur (et de l’État) se trouve alors
repense la gestion des organisations carita- devant une impasse bien décrite par Frank
tives et humanitaires qui se multiplient aux Knight (Hatchuel et Segrestin, 2019). Car
États-Unis avec les vagues d’émigration l’investissement dans la recherche scienti-
(O’Connor, 2011). Le monde militaire fique est un investissement dans l’inconnu,
affrontait aussi une crise technique et une dont l’efficacité (rapport coût-bénéfice) est
crise du commandement (Saint-Fuscien, incalculable ou indécidable ! Comment un
2011). La mécanisation des armes décuplait chef d’entreprise pourrait-il alors justifier
la puissance de feu et modifiait considéra- l’efficacité d’un tel investissement ? La
blement la notion de bataille et son dérou- réponse de Fayol déjoue l’énigme : il serait
lement. La discipline et l’obéissance simplement irresponsable pour un chef
n’étaient plus garantes ni de l’efficacité au d’entreprise (comme pour un État) de ne
combat, ni d’un comportement responsable pas « soutenir les savants » !
face à l’ennemi. En 1891, le futur Maréchal De façon violente, la question de la bene
Lyautey, publie, « le rôle social de l’offi- gesta revenait avec la modernité scientifique
cier »15 où il retrouve des accents de la bene et rappelait l’inséparabilité de la rationalité
gesta cicéronienne. Il veut repenser l’action et de la responsabilité. Car face à l’inconnu,
et la responsabilité des officiers, car l’obéis- à l’attente du surgissement, à la puissance
sance doit venir de la sollicitude des chefs et créatrice, c’est la responsabilité qui s’im-
de l’éducation morale des soldats et celle-ci pose comme principe de rationalité et qui
est le meilleur gage de leur engagement et de pallie le calcul impossible ou désespérément
leur efficacité au combat. myope. Fayol y trouve la première compo-
sante de sa théorie administrative : la
prévoyance, qui acquiert avec la crise
Un nouveau futur et les deux sens écologique contemporaine une pertinence
de la prévoyance encore plus grande.
Fayol était le mieux placé pour remarquer On aurait dû s’étonner qu’un industriel
que la science brise fondamentalement les mette en avant une notion qui désigne les
représentations classiques du futur. Elle met systèmes d’entraide et d’assistance
à mal la rationalité et la responsabilité des mutuelle ! Certes, Fayol recommande de
nouveaux « chefs d’entreprise », tout autant prévoir autant que possible le futur mais il
que celles des gouvernements des États. reconnaît aussitôt l’imprédictibilité de
D’une part, le futur devient inconnu ; l’avenir. D’où la double signification de
d’autre part, toute autorité, privée ou sa prévoyance : face à l’inconnu menaçant,
publique, doit envisager une activité de l’effort d’anticipation conduit, non à la
15. Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 104, 1891, p. 443-459.
16. Comme, par exemple, ce projet de « métal qui ne se dilate pas » que le physicien Charles-Edouard Guillaume
propose en 1896 à Fayol. Il mènera à la découverte de l’Invar, une des plus belles réussites industrielles de Fayol et qui
vaudra à Guillaume le prix Nobel de physique en 1920.
prévision illusoire, mais à renforcer la modèle, il faut reconstituer une bene gesta
solidarité et le soutien mutuel ! Ainsi, dans contemporaine en inventant un régime équi-
la bene gesta moderne, la prévoyance, valent au contrat de travail, régime sans lequel
comprise comme l’anticipation efficace, et les crises récurrentes du salaire aux pièces, si
la prévoyance, vue comme l’organisation fréquentes dans le monde prétaylorien,
responsable de la solidarité, se rejoignent reviendront sous des formes amplifiées.
dans le même concept. En montrant qu’un Mary Parker Follett avait aussi montré que la
terme aussi éloigné du monde des affaires bonne gestion présuppose des « relations
est essentiel pour un chef d’entreprise, circulaires » (O’Connor, 2011) car elles
Fayol écarte toute confusion entre sa science permettent une créativité collective tant sur
administrative et une optimisation produc- la fixation des objectifs que sur celle des
tive ou marchande. Il établit une proposition moyens. Elle étend ainsi la théorie adminis-
suffisamment universelle pour décrire les trative à des actions collectives fondées sur
métamorphoses de la bonne gestion au l’engagement volontaire et bénévole. Au sein
cours de l’histoire et pour stimuler, si de ces formes « associatives », les principes
nécessaire, l’invention de formes nouvelles. cicéroniens de la bene gesta respublicae
C’est ainsi que, face à l’inconnu inquiétant (bonne gestion des choses publiques) retro-
inhérent à la rationalité créative de la uvent une nouvelle fraîcheur. En effet, les
recherche, Fayol prescrit « l’union du corps valeurscitoyennesetsolidairesquifondentces
social » de l’entreprise. Il annonçait ainsi actions humanitaires peuvent se lire à la fois
que les solidarités protectrices seraient comme principes d’efficacité et comme
inévitables dans un monde doté d’une principes de responsabilité ! En parallèle,
puissance créative sans précédent (Hatchuel Maurice Hauriou faisait une distinction
et Segrestin, 2019). entre l’État comme puissance publique et
D’autres auteurs s’inscrivent dans une per- l’État comme « administration de services
spective similaire. Frederick Taylor qui, au publics ». Distinction qui le conduit à retro-
nom de la responsabilité de l’entreprise, uver une théorie de la gestion administrative
s’oppose à l’organisation du travail comme comme « espace de relations » entre État et
un régime d’enchères marchandes auxquelles citoyens17.
les ouvriers seraient « librement » invités à
répondre, en concurrence les uns avec les
IV – CONCLUSION : SCIENCE
autres. En stabilisant l’activité ouvrière et sa
FONDAMENTALE ET INVENTIONS
rémunération, le taylorisme contribua à l’idée
CIVILISATIONNELLES
d’un « contrat de travail » protecteur. Le
modèle qu’il contestait est aujourd’hui massi- Après la Seconde Guerre mondiale, le
vement de retour avec les plateformes développement du « management » s’est
informationnelles de mobilité ou de livraison. construit sur un double oubli. Oubli, de
Et pour lutter contre l’irresponsabilité de ce l’histoire longue que les termes de gestion et
17. Rappelons aussi les thèses d’un Léon Bourgeois qui théorise la « solidarité » comme « bene gesta » des sociétés
modernes parce qu’elle conditionne la participation de tous à l’efficacité collective et parce qu’elle exprime
simultanément la responsabilité de tous vis-à-vis de chacun.
d’administration portaient en héritage. 1. Après la crise de 2008, une nouvelle

Oubli aussi des inventions des théoriciens définition de l’entreprise
qui, de 1895 à 1939, organisent la restaura- et de sa mission
tion des « sciences de gestion » (O’Connor,
2011) et l’invention de l’entreprise En deux décennies, la réduction de la
moderne. performance des entreprises au seul rende-
Des années 1960 à nos jours, une très large ment actionnarial a balayé les acquis
part des travaux en management se concen- théoriques et protecteurs du début du siècle.
tre sur l’explication statistique ou structurale La notion même d’entreprise moderne a été
de la performance des entreprises, cette remplacée par des doctrines de gouvernance
dernière étant dogmatiquement définie18. Le (corporate governance) qui ont érodé
développement d’une théorie unifiée des l’autorité des dirigeants à mesure que leur
organisations était plus prometteur. Celle-ci rémunération explosait et provoqué une
aurait pu retrouver la logique universaliste détérioration intense des relations internes et
et unificatrice de la bene gesta. Mais la externes dans les entreprises (Segrestin et
spécialisation disciplinaire qui marque le Hatchuel, 2012). Par ailleurs, cette finan-
monde académique à partir des années ciarisation a lourdement pesé sur la capacité
1980, a limité le travail transdisciplinaire d’innovation des entreprises au moment où,
nécessaire. En outre, la persistance de avec l’accélération et l’intensification des
l’économicisme a favorisé l’étanchéité entre révolutions techniques celle-ci devenait
science du management, science des orga- vitale pour leur survie, pour celle des États,
nisations, socio-économie des organisations et pour relever les grands défis environne-
et sciences juridiques. La critique que l’on mentaux (Hatchuel et al., 2017).
peut adresser à cette évolution académique Une des grandes retombées du programme
reste d’abord celle d’Urwick : l’absence de refondation de 2002 a été l’implication
d’un projet unificateur19 et leur faible de chercheurs en gestion dans la redéfinition
fécondité théorique malgré une accumula- récente de « l’entreprise » à travers un droit
tion d’analyses empiriques. Mais la recher- des sociétés remanié et la création des
che en management a aussi, et surtout, été sociétés à raison d’être et à mission20. Il y a
dans l’incapacité à résister doctrinalement à là une victoire posthume de l’unité scienti-
la financiarisation théorique et normative fique que recherchait Fayol. En réinventant/
des entreprises qui débutera dans les années responsabilisant l’entreprise par les enga-
1980 et aboutira à la crise de 2008. gements qu’elle prend, au-delà des action-
naires, vis-à-vis des sociétés et des milieux
18. C’est ainsi que la capacité d’innovation des entreprises restera un point aveugle du management jusqu’aux années
2000.
19. Il existe depuis quelques années des tentatives intéressantes d’unification des sciences sociales vers une science
sociale (Caillé et al., 2017), mais le projet d’une théorie de l’action collective n’y figure pas tant la séparation entre
efficacité et responsabilité reste profondément installée.
20. La société à mission est une qualité des sociétés commerciales créée par la loi française en mai 2019. Elle s’inspire
notamment des travaux conduits au Collège des Bernardins (Hatchuel et Segrestin, 2012) et permet un gouvernement
d’entreprise beaucoup plus engagé dans la réalisation d’objectifs sociaux et environnementaux. La théorie de la
mission comme principe d’efficacité et principe de responsabilité est cohérente avec ceux de la bene gesta. Elle
actualise aussi cette dernière pour répondre aux défis contemporains (Segrestin et Levillain, 2019).
naturels où elle agit, on rapproche action et plus écologiques qui éclairent les
publique et action privée dans une même conditions de la création collective,
conception de la bene gesta (Segrestin et – d’autre part, les explorations de nouveaux
Levillain, 2018). Ce faisant on ne se prive ni principes de responsabilité conduisant à de
de l’échange marchand, ni de la capacité nouveaux collectifs ou de nouvelles orga-
entrepreneuriale. On entre plutôt dans un nisations, plus ouvertes, plus participatives
monde post-hégélien (Levillain et al., dans lesquelles les logiques d’appartenance,
2014), où les actions collectives « privées » de solidarité et de reconnaissance citoyenne
prennent conscience de leur puissance ou politique sont repensées pour répondre à
d’agir dans le processus civilisationnel et de nouvelles exigences territoriales, biogra-
des responsabilités qui en découlent. Le phiques ou éthiques21.
profit marchand n’est plus alors qu’une In fine, il est acquis que le projet des
logique, parmi d’autres, de la construction « sciences de gestion » va maintenant bien
de l’action collective. De plus, son mode de au-delà du champ du « management »
calcul et de répartition découle, comme (Martinet et Pesqueux, 2013). Pour nous,
l’enseignait Fayol, des nécessités de la il débouche, du point de vue théorique, sur
prévoyance et de l’union du « corps social » un cadre axiomatique de portée transdisci-
de l’entreprise, ce dernier étant étendu aux plinaire et qui échappe au piège conceptuel
parties prenantes concernées. dans lequel l’oubli de l’héritage antique et
l’économicisme généralisé nous avaient
plongés. Le postulat de la non-séparabilité
2. Une axiomatique générative entre rationalité et responsabilité se révèle à
pour une science refondée la fois émancipateur et génératif. Il installe
Fort heureusement, le champ des sciences une double interdépendance entre des
de gestion a connu aussi, à partir des années notions que la modernité libérale a dogma-
1980, une prise de conscience épistémolo- tiquement posées comme indépendantes.
gique accrue (Martinet, 1990) et une Cette avancée est particulièrement adaptée
capacité d’invention théorique réelle. aux défis contemporains. Par exemple :
Aujourd’hui, on peut lire ces courants de qu’est-ce aujourd’hui qu’une production
recherche comme autant de tentatives pour d’énergie « efficace » ? Peut-on la définir
reconstruire des théories de la rationalité et sans poser le problème du changement
de la responsabilité adaptées aux menaces climatique ? À l’évidence non. Autre
contemporaines. Sans être exhaustif, on exemple : qu’est-ce aujourd’hui qu’une
peut évoquer deux voies de recherche, que justice « responsable » ? Peut-on la définir
nous savons maintenant indissociables et sans évoquer l’efficacité des procédures, ne
dont les impacts ont été multiples (Hatchuel serait-ce que leur durée ? Enfin, la prise en
et al., 2017). compte de notre responsabilité vis-à-vis des
– d’une part, les explorations de nouvelles règnes naturels (animaux, plantes, milieux,
rationalités plus conceptives, plus sensibles planète, etc.) peut-elle se passer d’un
21. À l’occasion de multiples colloques, le mouvement de la Prospective du présent, autour d’Edith Heurgon, a donné
une forte impulsion à ces nouvelles logiques collectives.
principe de rationalité créatrice pour notre efficacité ou comme la recherche de la

action sur la nature ? responsabilité la plus adaptée. Il devrait en
Comme pour toute axiomatique, cette toute rigueur s’énoncer avec deux formu-
formulation a de nombreux équivalents22 lations récursives reliant les moyens et les
et ses implications sont multiples. Le fins : quelles formes d’efficacité et de
postulat de non-séparabilité s’adresse à responsabilité sont cohérentes avec le futur
toute forme d’agir collectif, y compris à collectivement désiré (science des
tout projet de connaissance collective, car moyens) ? Quelles formes de responsabilité
celui-ci n’est qu’une forme particulière et d’efficacité permettent d’élaborer collec-
d’agir collectif ! On peut donc attester tivement un futur désiré (science des fins) ?
qu’un monde académique qui ne reposerait Après l’épuisement contemporain des gran-
que sur un principe de productivité scienti- des idéologies modernes et la prise de
fique n’est pas viable. On peut aussi conscience du piège de l’économicisme,
s’appuyer sur l’axiome de non-séparabilité une théorie fondamentale et unifiée de
pour rejeter l’économicisme et repenser la l’action collective devient indispensable.
constitution des sciences sociales. Ou pour Elle seule offre un cadre adapté pour
interroger les pensées contemporaines de la qualifier les dérives collectives et inventer
vulnérabilité (care) ou du don (Caillié, solidairement des réponses efficaces/res-
2017) en remarquant qu’elles gagneraient à ponsables face aux risques vitaux qui
clarifier la « bene gesta » associée, c’est-à- menacent la vie sur la planète. Car,
dire le couplage entre efficacité et respon- réconcilier justice sociale et transition
sabilité qu’elles se proposent d’explorer. écologique, c’est poser, deux mille ans
En définitive, un projet de recherche en après Cicéron, la question d’une nouvelle
sciences de gestion, y compris dans son bene gesta res publicae, à ceci près que la
volet d’analyse empirique, ne peut plus se vie sur la planète est devenue notre res
définir comme la recherche de la meilleure publicae (chose publique) la plus précieuse.
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A. Hatchuel, Sciences de Gestion, Sciences Fondamentales de L'action Collective

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EXIT TO THE PAST AND VOICE FOR THE FUTURE

Sciences de gestion, sciences fondamentales de l’action collective

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2019/8 N° 285 | pages 43 à 57

Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier.

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Exit to the past and

Cet article1 résume les résultats d’une refondation des sciences

DOI: 10.3166/rfg.2019.00395 © 2019 Lavoisier

de la cité. Son originalité résidait dans la responsabilité. Ce principe restaure notre

Ensuite, Urwick explique longuement qu’il study of management or administration in

c’est-à-dire, une science qui étudie la bonne II – BENE GESTA, L’INVENTION

efﬁcace ou rationnelle indépendamment de nécessaires. L’économicisme est, en revan-

que parce que la Loi ou l’intelligence du siècle, la recherche de nouvelles formes

d’administration portaient en héritage. 1. Après la crise de 2008, une nouvelle

principe de rationalité créatrice pour notre efﬁcacité ou comme la recherche de la

Fayol H. (1917). Administration Industrielle et Générale, Dunod et Pinat, Paris.

Savary J. (1675). Le Parfait Négociant, 1e édition, Droz.

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