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La supply chain santé est aussi une affaire dʼÉtat ! | Cairn.

info 31/03/2021 17(46

La supply chain santé est aussi une affaire d’État !


Nathalie Sampieri-Teissier, Christelle Camman, Laurent
Livolsi
Dans Revue française de gestion 2020/8 (N° 293), pages
127 à 137

Article

T elle une tragédie grecque, la crise de la Covid-19 réunit des participants


dans un lieu et un temps donné, lui conférant les caractéristiques d’une
situation de gestion (Girin, 1990), surtout quand ceux-ci doivent
1

accomplir une action collective conduisant à un résultat soumis au jugement


de toute une société sur ce qui la touche le plus profondément. Au niveau
hospitalier, les conditions initiales sont également particulières avec une
nouvelle réforme qui fait ressurgir, comme les précédentes (Valette et al.,
2015), les tensions « médico-économiques » sur fond de difficultés
quotidiennes en termes de ressources (humaines et matérielles) et de
dysfonctionnements organisationnels.

Souvent critiqués dans le domaine de la santé, et a fortiori avec les premiers 2


éléments médiatisés de cette pandémie, les outils de gestion et de
management apparaissent alors comme à l’origine des difficultés de
traitement de cette crise. Leur mobilisation, dans la perspective d’un New

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Public Management caricatural des sciences de gestion elles-mêmes, a donné


du poids à l’idée d’une société tout entière malade de la gestion, constituant
une « véritable épidémie » (de Gaulejac, 2009). Pour autant, alors qu’il est
facile de les dénoncer (Lorino et Mottis, 2020), nous pensons que les sciences
de gestion et du management peuvent être source de solutions en période de
crise mais aussi pour penser les organisations de demain, à la condition de
sortir du cadre de la situation de gestion initiale (toujours au sens de Girin)
et de porter un autre regard.

Stocks, flux, capacités, pont aérien avec la Chine ou entre hôpitaux, 3


reconfiguration industrielle (gel hydroalcoolique de Channel !) sont des
termes qui empruntent à une approche supply chain (SC) qui n’est pas
nouvelle dans le domaine de la santé (Benzidia et Bentahar, 2019). En nous
fondant sur cette approche, l’objectif de cet article est de proposer, dans une
perspective performative, une nouvelle représentation de cette SC santé en
renouvelant les logiques institutionnelles sous-jacentes, dont la dynamique
est décryptée au travers du modèle EVL (Exit, Voice et Loyalty) de Hirschman
(1970). Celui-ci, sur la base du comportement des acteurs durant cette crise,
permet de mettre à jour le travail institutionnel en questionnant
particulièrement les valeurs sur lesquelles il se fonde et sur lesquelles un
pilotage renouvelé de la SC santé doit prendre appui.

Fondée sur l’analyse de contenu des discours du directeur général de la Santé 4


(DGS) et du ministre et des entretiens avec des acteurs de la direction
générale de l’Offre de Soins (DGOS ; cf. encadré méthodologique), la première
partie permet de caractériser la SC santé et son pilotage tels qu’ils
apparaissent lors de cette crise. La seconde partie, en intégrant le
comportement des acteurs étudiés au travers des communiqués officiels et
caractérisé sur la base du modèle de Hirschman (1970), atteste d’un
changement de logiques institutionnelles qui pourrait constituer les
prémices d’une SC santé plus agile et partagée.

I – La sc santé existe, le dgs la révèle chaque soir

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Les interventions du DGS, comme celles des autres acteurs publics ou privés 5
étudiés, ont révélé les parties prenantes de la SC santé, leurs rôle et
interactions. La gouvernance et le pilotage de cette SC sont également
progressivement apparus avec leurs succès mais aussi les ajustements
nécessaires.

1. Les acteurs de la SC Santé


Dans l’industrie et la distribution, le Supply Chain Management (SCM) consiste 6
à prévoir les ventes, avec le marketing et le commerce, afin de planifier au
mieux les activités de production, d’achat et de logistique associées
(distribution et approvisionnement), en lien avec la stratégie de l’entreprise.
Par essence, comme le souligne le Council of Supply Chain Management
Professionals, le SCM intègre donc le management de l’offre et de la demande
dans et entre les entreprises.

Dans le domaine de la santé, le SCM donne lieu à des recherches que l’on peut 7
classer en deux catégories (Sampieri-Teissier et Livolsi, 2019). La première,
qualifiée de SCM en santé, privilégie l’étude de l’achat et de
l’approvisionnement dans une optique de réduction des coûts et des
gaspillages. Les acteurs étudiés sont donc classiques avec les fournisseurs
(notamment les laboratoires pharmaceutiques), les distributeurs (grossistes
répartiteurs, officines de ville et pharmacies hospitalières) et enfin, les
producteurs de soins (hôpitaux, cliniques, EHPAD). La seconde, dite SCM de
la santé, plus récente, s’intéresse à la coordination des acteurs autour du
patient dans une optique d’accessibilité et de continuité des soins. La
considération du patient comme acteur à part entière conduit à des
propositions d’organisations, centrées sur lui, qui nécessitent d’intégrer tous
les autres acteurs malgré les cloisonnements institutionnels. De nouveaux
acteurs apparaissent alors dans la SC santé comme ceux en charge des
politiques publiques et de leur financement (État, agences régionales de
santé - ARS, Caisse nationale d’Assurance maladie - CNAM, etc.), les
différents établissements sanitaires, médicaux-sociaux et sociaux à l’échelle
des territoires (hôpitaux, EHPAD, réseaux de santé, etc.) et, enfin, ceux

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relevant plus directement du soin (médecins spécialistes et traitants,


infirmières à domicile, etc.). L’hospitalo-centrisme des systèmes de santé
occidentaux tend ainsi à être interrogé par ces recherches.

Méthodologie

Chaque État ayant adopté une stratégie propre de réponse à la crise de


la Covid-19, il peut être considéré comme un cas unique au sens de Yin
(2012). Les sources d’évidence mobilisées sont d’abord institutionnelles :
point d’information quotidien du directeur général de la Santé (DGS),
discours du ministre des Solidarités et de la Santé, communiqués des
fédérations des médecins libéraux, cliniques, laboratoires biologiques,
industries pharmaceutiques, établissements d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes (EHPAD), durant la période de janvier à
mai 2020. Elles ont été complétées par des entretiens avec les acteurs de
la cellule de gestion de cette crise : un membre de la DGS et des
consultants intervenant au sein de la DGOS en charge du pilotage des
flux en lien avec les besoins des établissements de santé. Des directeurs
d’hôpitaux et des acteurs de la prestation logistique auxquels a été
confié le pilotage de certaines activités dans un contexte
particulièrement compliqué ont également été interrogés.
L’analyse de contenu s’est déroulée en deux phases. La première a
consisté à identifier les acteurs de la supply chain santé. La seconde s’est
appuyée sur une analyse thématique de leurs discours centrée sur
l’action (ce qui est fait, ne l’est pas, devrait l’être pour améliorer la
performance du système de santé). Les analyses de chacun des auteurs
ont alors permis, dans une perspective contradictoire, de caractériser le
pilotage de la supply chain (niveaux de décision, rôles, etc.) en repérant
aussi les logiques institutionnelles et leur dynamique. Les entretiens ont
été l’occasion de discuter de leur traduction potentielle dans la
structuration et le pilotage de la SC santé (périmètre, indicateurs de
performance, etc.).

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Pendant la crise de la Covid-19, les interventions quasi-quotidiennes du DGS 8


ont révélé la prise en compte de cette vision SC par les autorités sanitaires et
politiques mais aussi la nécessité qu’elles élargissent son périmètre initial.
Cette vision a été affirmée, dès le départ, avec la volonté de coordonner le
management de la demande de soins (selon l’évolution pandémique) et celui
de son offre, notamment en réanimation, afin de permettre « la soutenabilité
du système de santé c’est-à-dire dégager une capacité de lits qui évite
d’atteindre le seuil de saturation » (ministre de la Santé). Mais l’offre de soins
a très vite nécessité d’intégrer d’autres acteurs que ceux de la « production de
soins » stricto sensu des services de réanimation des établissements de
première ligne. En effet, il n’est pas possible d’armer des lits de réanimation
sans respirateurs ; ce qui pose la question de leur traçabilité d’abord (dernier
inventaire en 2009) et de la capacité à s’approvisionner ensuite (fournisseurs
actuels et potentiels avec le changement d’activité de certains industriels). La
disponibilité d’anesthésiques implique également d’intégrer les laboratoires
pharmaceutiques dans cette SC santé en évaluant aussi leur propre
dépendance vis-à-vis de leurs fournisseurs. De nombreux autres exemples
sont apparus, mais il est intéressant d’illustrer le même élargissement des
acteurs impliqués côté demande. Dans la lignée d’une intégration croissante
des patients dans la SC santé, ceux-ci ont d’abord été responsabilisés dans le
respect du confinement et le signalement de symptômes auprès du Samu.
Leur orientation et prise en charge selon des modalités adaptées (test en
drive des laboratoires d’analyse, téléconsultation des médecins de ville) a
aussi impliqué une adaptation du rôle des acteurs pour que soient respectés
les parcours-patients définis (exemple des EHPAD dans le recours ou non à
l’hospitalisation).

La crise a donc illustré la pertinence de la mobilisation simultanée des 9


acteurs recensés dans chaque catégorie de recherches en SC santé et même la
nécessité d’élargir ce spectre (cf. figure 1), mais elle a aussi confirmé le besoin
de les décloisonner pour un pilotage plus performant (Fabbe-Costes et al.,
2018).

2. Le pilotage de la SC Santé

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Le pilotage d’une SC implique une représentation en termes de flux et la 10


recherche d’une performance globale au niveau stratégique. Dans le cas de la
SC santé, il convient de piloter des flux à l’échelle d’un système afin d’ajuster
l’offre à la demande de soins liés à la Covid-19. Ce pilotage passe par une
coordination verticale et horizontale des acteurs à trois niveaux : stratégique,
tactique et opérationnel (cf. figure 1).

Figure 1
Les acteurs de la supply chain santé
en France et les niveaux de pilotage

L’analyse des discours témoigne de cette coordination verticale. La stratégie de 11


lutte est définie par la DGS et les décideurs politiques (ministre des
Solidarités et de la Santé sous l’autorité du Premier ministre et du président
de la République compte tenu de la gravité de la crise – « nous sommes en
guerre ») qui agissent comme les chefs d’orchestre de cette SC santé. Suivant
les préconisations de l’Organisation mondiale de la santé et des experts, la
stratégie a reposé sur une approche en termes de flux associée à un tableau
de bord Covid (entrées en réanimation, décès, etc.). Durant la phase du
premier semestre 2020, le principal objectif a été de ralentir la propagation
de l’épidémie pour gérer la fin de la grippe saisonnière qui mobilisait déjà les
services de réanimation. Cette question du flux des pathologies fondera

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ensuite une critique du pilotage stratégique par les acteurs non mobilisés
dans la crise de la Covid-19 qui argueront de la surmortalité liée aux autres
pathologies non traitées durant cette période, posant finalement la question
du tableau de bord de cette SC santé. Le traitement de la deuxième vague
illustre cette volonté de limiter l’afflux de patients Covid en réanimation afin
de conserver des lits pour les autres pathologies. La mise en acte effective de
la stratégie a mobilisé l’Assurance maladie, organisatrice de l’accès aux soins
en lien avec les soignants, les agences régionales de santé qui ont identifié les
besoins en ressources et surveillé l’évolution pandémique, ou encore Santé
Publique France en charge des achats et de la logistique des masques ou des
tests avec des difficultés largement connues. Le pilotage stratégique de cette
SC santé est apparu comme institutionnalisé d’abord au travers de la
classification des acteurs (hôpitaux de première ligne, hôpitaux du plan
ORSAN blanc – accueil des malades des hôpitaux de première ligne pour leur
permettre de libérer de la place en réanimation –, établissements médicaux-
sociaux du plan ORSAN bleu) mais aussi via la révélation des normes et
doctrines comme pour la gestion des stocks de ressources (exemple des
stocks d’État de masques).

Le pilotage tactique et opérationnel, qui suppose une coordination horizontale, 12


a lui pour objectif d’organiser les activités entre les acteurs mobilisés, leur
affecter les ressources et contrôler leurs réalisations. Par rapport à une
situation normale, il a fallu réorganiser les activités (« on a mis des
laboratoires sur l’ensemble du territoire (…) pour que le tube aille au
laboratoire et pas le patient » selon les propos du DGS pour ne citer qu’un
exemple) provoquant des difficultés d’adaptation des acteurs et des process
dans la première vague mais, également, dans la deuxième lorsque
l’organisation des activités a été modifiée avec des patients se rendant dans
les laboratoires sans que ne soit gérées les files d’attentes en fonction des
priorités. La mobilisation de nouveaux acteurs (réserve sanitaire, nouveaux
industriels, transporteurs ou prestataires logistiques, sans oublier l’Armée !)
a montré les difficultés à les intégrer dans le pilotage opérationnel mais aussi,
dans ce contexte de crise, leur capacité à se coordonner entre eux grâce à des
agencements organisationnels, un bricolage, fondés sur l’autonomie et la

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prise de responsabilités. Enfin, la question des ressources matérielles (et


humaines !) a témoigné des problèmes d’anticipation et, finalement, de la
doctrine passée et actuelle dans le domaine de la santé.

Fondé sur une communication de crise consistant à donner les faits 13


(indicateurs de pilotage) et à dire et justifier ce qui est fait et ce qui ne l’est
pas, le pilotage de la SC santé a crédibilisé le discours et la coordination tout
en faisant apparaître des faiblesses qui contribuent à une volonté de remise
en cause de la SC santé de demain.

II – Les enseignements de la crise Covid-19 pour la sc


santé de demain

La gestion de la crise Covid-19 montre toute la capacité des acteurs de la SC 14


santé à réagir, mais aussi toutes les inefficiences liées au périmètre
organisationnel initialement considéré et à la doctrine sous-tendant son
pilotage. C’est ainsi une « situation de gestion » dans laquelle les logiques
institutionnelles sont remises en cause par de nombreux acteurs, ouvrant la
voie à de nouvelles perspectives pour la SC santé de demain.

1. La crise : une rupture institutionnelle


Dans la continuité des travaux sur l’hôpital de Vallat et Bertenezene (2018), le 15
modèle EVL de Hirschman (1970) est ici mobilisé pour caractériser les
comportements des acteurs de la SC Santé durant cette crise. Face au
« relâchement organisationnel », les individus ont deux comportements
possibles, la défection (exit) ou la prise de parole (voice), dépendant de leur
« loyauté » vis-à-vis de l’organisation (Hirschman, 1970). Celle-ci est
influencée par les caractéristiques environnementales et organisationnelles.
Bajoit (1988) ajoute « l’apathie » qui est, selon lui, présente en creux dans le
modèle EVL de Hirschman et désigne des situations où il n’y a ni défection ni
prise de parole. Elle se distingue toutefois de la loyauté car, si les deux

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tendent à maintenir l’organisation, la loyauté la renforce positivement quand


l’apathie conduit progressivement à sa détérioration en l’absence de prise
d’initiatives pour assurer, en toute circonstance, son bon fonctionnement.

Dans le secteur public de la SC santé, où revendications et manifestations 16


étaient nombreuses au gré des réformes, la crise a interrompu toute
défection et prise de parole. D’anciens médecins, comme la réserve sanitaire
et les élèves infirmiers, ont spontanément renforcé les équipes. Les conflits
ont laissé place à la collaboration entre administratifs et soignants dans cet
« hôpital dans lequel tous rêvaient de travailler » (médecin Assistance
publique - Hôpitaux de Paris) et envers lequel la loyauté n’a été que plus forte !
La valorisation quotidienne par la DGS, les ministres et le président de la
République s’engageant à ce que demain ne soit pas comme avant, n’a cessé
de la renforcer. Comme l’évoquent Georgescu et al. (2018), le feedback oral,
collectif, décadré de la logique comptable et budgétaire au profit du soin et de
la prise en charge globale des patients (care) a renforcé ces comportements.
Son contenu reflète l’activation de logiques institutionnelles (Friedland et
Alford, 1991) en résonnance avec les caractéristiques de la situation (Thornton
et al., 2012), mais plus encore avec les valeurs et buts des soignants dont la
volonté (via une (re)prise de parole) de faire évoluer le système s’en trouve
exacerbée. Inversement, alors que le comportement habituel des acteurs
privés de cette SC santé relevait plutôt de l’apathie ponctuée, de temps à
autre, d’une prise de parole de groupes professionnels (médecine de ville,
infirmières libérales, etc.) s’apparentant à la défense d’intérêts catégoriels,
leur intégration tardive (Ehpad, établissements médicosociaux), quasi
inexistante ou ambiguë (hôpitaux privés et cliniques, médecine de ville) dans
cette gestion de crise, les a conduit à prendre unanimement la parole. L’appel
du président de la Fédération des hôpitaux privés, « Utilisez-nous ! Nous
sommes du privé mais au service du public ! », témoigne de leur
incompréhension et frustration de ne pas être en « première ligne », héros
aussi de cette situation. En activant également les logiques de soin et de care,
leur discours s’appuie sur le risque de « détérioration de la qualité des soins
et de la surveillance de tous les patients fragiles et polypathologiques »,
synonyme de surmortalité (Conseil national des généralistes enseignants)
pour faire reconnaître leur place et rôle dans le pilotage de cette SC santé. Il

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témoigne aussi du risque perçu, post-crise, d’un hospitalo-centrisme et d’une


séparation public-privé renforcés. « Il y aura […] des rendez-vous structurels
car une fois de plus, le système ne peut tenir sans les hommes et les femmes
qui se seront sacrifiés et nous ne voulons plus entendre que l’économie doit
primer sur la réponse aux besoins. » (Ordre des médecins).

Si les motivations diffèrent, ces prises de parole témoignent d’un travail 17


institutionnel (Lawrence et Suddaby, 2006) engagé par tout le corps médical
et médico-social public et privé. Ce travail institutionnel fonde sa légitimité
sur les valeurs de soin réaffirmées durant cette crise, permettant d’en évaluer
les réussites et les échecs, mais de dénoncer aussi les dysfonctionnements
récurrents du système de santé. Demain ne pourra pas être comme avant car
cette crise a in fine amorcé un processus de désinstitutionalisation –
réinstitutionalisation dont la compréhension fonde aussi les propositions
d’un pilotage de la SC santé renouvelé, et avec lui, celui de tout le système de
santé.

2. Les orientations pour la SC santé de demain : agilité


organisationnelle et valeur du soin
Même si le Ségur et les milliards annoncés ravivent les tensions et 18
fragmentent l’unité des acteurs de la production de soins, tout comme la
médiatisation de certains dysfonctionnements pourrait conduire à des
pratiques de micro-management sur la constitution de tel ou tel stock
demain, la légitimité de cette ré-institutionnalisation implique sans nul
doute une approche plus globale. Parce que, finalement, la pandémie de la
Covid-19 montre que la gestion de crise se prépare tous les jours, au travers
de la doctrine sur de nombreux processus décisionnaires, qu’elle nécessite,
tout comme le système de santé dans son ensemble, d’introduire plus de
management et d’organisation dont elle manque notoirement (Lorino et
Mottis, 2020), et qu’il convient donc de développer une organisation agile
pour faire face en temps de paix comme en temps de guerre.

L’approche SC, mobilisée pour décrypter cette crise sanitaire, montre sa 19


pertinence en lien avec les actions conduites par les autorités sanitaires et
politiques mais aussi la nécessité de dépasser le cadre traditionnellement

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proposé dans la littérature en SC santé et les mesures hospitalo-centrées du


Ségur de la santé. La crise montre tous les enjeux de réactivité et de
flexibilité, d’agilité finalement, de la SC santé. Celle de demain doit donc
s’appuyer sur cette vision renouvelée dont nous pouvons esquisser désormais
les grandes orientations.

La cartographie des acteurs et des flux, au cœur des méthodologies en SCM, 20


contribue à une évolution des représentations, pour dépasser la vision
hospitalo-centrée, à l’instar de ce qu’ont pu faire nos voisins danois
(Christiansen et Vrangbæk, 2018). En outre, elle invite à élargir le périmètre
en intégrant des acteurs qui peuvent contribuer à une meilleure agilité du
système de santé, crise ou pas.

Ces enjeux et périmètre nécessitent de réviser le système de pilotage de cette 21


SCS pour améliorer le développement de capacités d’anticipation des
situations de crise et de « routine ». L’articulation entre le niveau stratégique,
piloté au plus haut niveau de l’État, et le niveau tactique et opérationnel,
coordonné sur les territoires, doit s’appuyer sur une redéfinition de la
performance via de nouveaux indicateurs s’inspirant des tableaux de bord
dans le domaine du SCM qui en intègrent cinq catégories : les coûts, le
niveau de service, le temps, la réactivité et la flexibilité.

Le fondement de la rupture institutionnelle repose sur un feedback qui 22


légitime la primauté donnée au soin, érigé en valeur de la République
(Hirsch, 2016). Le soin signifie évidemment la qualité du service, mais la crise
montre que le temps est aussi central dans la prise en charge des patients
Covid et des autres comme l’a rappelé le Conseil national des généralistes
enseignants. Ce qui est valable en temps de crise (ou par nature pour les
urgences !) doit être rappelé en temps de paix.

Donner désormais la primauté au soin suppose de questionner, en intégrant 23


les potentialités liées à la e-santé, les ressources mobilisées qu’il s’agisse des
actifs (hôpitaux, lits, plateaux techniques, etc.), des consommables
(médicaments, masques, etc.) et bien sûr des ressources humaines
(médicales, paramédicales et sociales par spécialité).

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Ce choix sociétal, qui dimensionne les ressources allouées à la SC santé, 24


relève de la politique de santé publique sous contrainte de durabilité
financière avec l’idée d’une adaptation des moyens aux valeurs selon l’éthique
de discussion d’Habermas (1992). Cette politique doit se décliner dans le
pilotage de la SC santé et la doctrine de ses nombreux processus
décisionnaires. Par exemple, la crise a soulevé les enjeux d’indépendance et
de souveraineté nationale et mis en exergue le rôle de l’État en matière
d’achats/approvisionnements et de distribution (et parfois ces choix
critiquables comme ceux d’un stock dormant !) que ce soit pour le secteur
public ou privé. Au-delà de la médiatisation des masques et respirateurs, les
risques de rupture sur les anesthésiques ont révélé la vulnérabilité de la SC
santé nationale et les tensions entre pays. Les solutions peuvent résider dans
des logiques de relocalisation/reconfiguration industrielle mais, plus
vraisemblablement, dans une fiabilisation des contrats d’achats et des
approvisionnements.

Si le rôle stratégique de l’État semble renforcé par cette crise, et ce d’autant 25


plus dans un secteur traditionnellement « administré », le pilotage de la SC
santé de demain doit en fait reposer sur une mobilisation permanente de
l’ensemble des acteurs liés par la valeur du soin et sa déclinaison dans la
mesure de la performance. L’agilité de cette SC s’entend alors dans sa
capacité à déployer de nouvelles routines dans une médecine du quotidien et
un pilotage de crise en temps d’épidémies/ pandémies.

Conclusion

Cette crise, véritable tragédie pour des milliers de familles endeuillées, a 26


suscité un élan de reconnaissance de la population pour les soignants érigés
en héros et des attentes vis-à-vis de ceux qui avaient pour mission de
conduire l’action collective. Pour appréhender cette situation de gestion,
l’approche SC témoigne que les outils et cadres théoriques des sciences de
gestion et du management peuvent constituer le support fécond d’un
processus de transformation et de ré-institutionnalisation de la SC santé
autour du soin érigé en valeur fondamentale de la République.

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La SC santé et ses logiques de pilotage sont apparues non seulement aux yeux 27
de ses acteurs mais aussi de la société tout entière. Par rapport à la littérature
existante en SC santé, la crise a d’abord témoigné de la nécessité d’intégrer
simultanément les acteurs traditionnels (laboratoires pharmaceutiques,
grossistes répartiteurs, pharmacies, hôpitaux, cliniques, Ehpad, ARS, CNAM,
médecins, infirmières, etc. et patients) quand bien même certains ne l’ont
pas été au moment souhaité, et de nouveaux (réserve sanitaire,
transporteurs, industriels, armée, etc.) avec les difficultés liées à une
« première ». La crise a montré ensuite la capacité à produire des
agencements organisationnels, un bricolage, qui ont donné satisfaction. La
rupture institutionnelle, officialisée au travers d’un feedback présidentiel
confirmant la valeur du soin, et qu’il conviendra d’approfondir dans des
recherches futures, conduit alors à un changement dans l’évaluation de la
performance de cette SC santé. Les questions des ressources mobilisées et
des responsabilités dans le pilotage, avec de nouvelles routines à développer,
sont alors à penser dans les situations normales comme en temps de
pandémies dans un contexte géopolitique qui appelle une réflexion en termes
de souveraineté.

Si le travail institutionnel, débuté avant la crise, trouve avec celle-ci l’occasion 28


d’une rupture, le processus de ré-institutionnalisation de la SC santé placera
aussi les acteurs face à leurs responsabilités. Au-delà des acteurs
cartographiés dans cette SC santé, le rôle des chercheurs en sciences de
gestion et du management est d’assumer aussi les leurs en accompagnant ce
processus. La crise de la Covid-19 a donné à voir cette SC et sa performance,
et ce sont les patients, les citoyens, qui confèreront sa légitimité aux
nouvelles organisations.

Résumé

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La crise de la Covid-19 a mis en lumière l’existence d’une véritable supply chain


(SC) santé, avec ses atouts et faiblesses, ses acteurs et son pilotage. Sur la
base du modèle de Hirschman, cette situation de gestion, analysée comme un
cas unique, nous donne l’occasion de décrypter le travail institutionnel en
marche dans le système de santé et de proposer une SC santé plus agile et
partagée, qui intègre le soin au cœur des logiques institutionnelles.

Healthcare supply chain is also an affair of State!


Covid-19 crisis highlighted an existing healthcare supply chain, managed by
several actors, who drive its performance, with successes and failures. Based
on Hisrchman’s model, this management situation, as a single case study,
represents an opportunity to decode the ongoing institutional work and to
put forward an agile and shared healthcare supply chain, in which the care is
at the heart of institutional logics.

Plan
I – La sc santé existe, le dgs la révèle chaque soir
1. Les acteurs de la SC Santé
2. Le pilotage de la SC Santé

II – Les enseignements de la crise Covid-19 pour la sc santé de demain


1. La crise : une rupture institutionnelle
2. Les orientations pour la SC santé de demain : agilité organisationnelle et valeur
du soin

Conclusion

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Auteurs
Nathalie Sampieri-Teissier

maître de conférences en sciences de gestion à Aix Marseille Université, au Centre de


recherche sur le transport et la logistique (CRET-LOG). Après un travail doctoral et
différents travaux analysant les pratiques logistiques hospitalières, elle a développé des
recherches dans le domaine de la santé sur des questions managériales plurielles (logistique,
organisation, contrôle de gestion et knowledge management). Ses travaux actuels portent
sur la logistique et le supply chain management dans le domaine de la santé, sous l’angle
organisationnel et RH.
Aix Marseille Univ., CRET-LOG Aix-en-Provence, France

Christelle Camman

maître de conférences en sciences de gestion à Aix-Marseille Université, au Centre de


recherche sur le transport et la logistique (CRET-LOG). Ses recherches portent sur la
structuration des stratégies et organisations logistiques et supplychain et sur le pilotage de
leur performance opérationnelle en lien avec la performance financière. Et, dans le cadre de
la chaire « Prestation de services logistiques et SCM » au sein de la fondation A*Midex, les
stratégies logistiques nationales, en lien avec les stratégies industrielles et les questions
d’aménagement du territoire, sont aussi au cœur de ses problématiques.
Aix Marseille Univ., CRET-LOG Aix-en-Provence, France

Laurent Livolsi

maître de conférences HDR en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille, au Centre


de recherche sur le transport et la logistique (CRET-LOG), dont il est le directeur. Ses
recherches portent sur la structuration et le pilotage des supplychains, et sur le rôle des
institutions en termes de politiques publiques en transport et logistique. Il a créé et est
responsable de la chaire « Supply chain management & prestation de services logistiques »
sur ces thématiques au sein de la fondation A*Midex d’Aix-Marseille Université.

Mis en ligne sur Cairn.info le 31/03/2021


https://doi-org.ressources.univ-poitiers.fr/10.3166/rfg.2020.00485

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