Vous êtes sur la page 1sur 6

FORMULATION ET MISE EN ŒUVRE D’UNE STRATÉGIE LOGISTIQUE

HOSPITALIÈRE : UN EXEMPLE D’INDUSTRIALISATION

Sylvain Landry, Martin Beaulieu

Management Prospective Ed. | « Management & Avenir Santé »

2018/1 N° 3 | pages 31 à 48
DOI 10.3917/mavs.003.0031
Article disponible en ligne à l'adresse :

https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-sante-2018-1-page-31.htm

© Management Prospective Ed. | Téléchargé le 16/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.251.147.78)


Distribution électronique Cairn.info pour Management Prospective Ed..
© Management Prospective Ed.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son
stockage
dans une base de données est également interdit.
Formulation et mise en œuvre d’une stratégie logistique
hospitalière : un exemple d’industrialisation

Sylvain LANDRY1

Martin BEAULIEU2

Résumé

La « logistique hospitalière » est l’expression utilisée pour désigner la gestion


des différents réseaux de distribution internes qui soutiennent la prestation
de soins avec différents produits, fournitures et équipements. Cet article
entend discuter des défis de la formulation et de la mise en œuvre d’une
stratégie logistique dans un milieu comme celui de la santé où les activités
logistiques demeurent en périphérie de la mission première de l’organisation.
Pour ce faire, cet article retrace certains emprunts du milieu de la santé au
secteur manufacturier afin de définir les structures de gestion de la logistique
hospitalière et certains des outils qui sont utilisés pour gérer les stocks d’un
hôpital. L’article montre que la mise en œuvre d’une stratégie

Management Prospective Ed. | Téléchargé le 16/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.251.147.78)


logistique dans un centre hospitalier a avantage à s’inspirer sur une démarche
de Lean management qui constitue lui-même un autre exemple d’emprunt au
secteur industriel.

Abstract

“Healthcare logistics” is the term used to describe the management of the diverse
internal distribution networks that provide products, supplies and equipment to
support the provision of care. This article discusses the challenges of developing
and implementing a logistics strategy in an environment such as healthcare,
where logistics activities remain on the periphery of the organization’s primary
mission. To more clearly define hospital logistics management structures and
identify some of the tools used to manage a hospital’s inventory, the article
examines ways the healthcare sector has borrowed from the manufacturing
industry. It also demonstrates how in deploying a logistics strategy, a hospital
can gain from following a lean management approach, itself a practice borrowed
from the industrial sector.

1 Sylvain LANDRY : Ph.D., Professeur titulaire, HEC Montréal, Canada – sylvain.landry@hec.ca


2 Martin BEAULIEU : M.Sc. Professionnel de recherche, Groupe de recherche CHAÎNE, HEC Montréal,
Canada – martin.beaulieu@hec.ca

31
N°3 - Mai 2018

Introduction

« L’industrialisation de la santé est la seule façon d’humaniser les soins ! », c’est ainsi que
s’expri- mait, il y a une dizaine d’années, le Dr Markus Froehling, un chirurgien qui travaillait à
l’époque en Grande-Bretagne. Il avait fait cette affirmation lors d’une discussion avec l’un des
auteurs. Ces propos peuvent paraître étonnants alors que, pour plusieurs personnes,
l’industrialisation de la santé inspire de la crainte. Cependant, lorsque l’on s’y arrête un
instant, ce qui peut sembler être une boutade renferme une forme de vérité. Naturellement, il
n’est pas question de traiter les patients comme des numéros ni de les faire défiler sur une
chaîne de montage, mais tout simplement d’organiser différemment les processus qui
soutiennent la prestation de soins de façon à ce que les cliniciens puissent créer de la valeur
pour les patients. Ce point de vue rejoint les propos de Toussaint et Gerard (2010) qui
affirment que les processus en amont ou en aval de l’acte de soins peuvent faire l’objet
d’efforts organisationnels afin de rehausser leur performance, mais que la rencontre du
médecin avec son patient, ce que les auteurs nomment le « middle flow », ne peut pas être
standardisée.

Le concept d’industrialisation des services a été formulé par Theodore Levitt dans les années
1970 dans deux articles célèbres (Levitt, 1972 ; 1976). Il désigne l’utilisation dans le secteur
des services d’outils de gestion, de technologies ou de systèmes ayant fait leurs preuves dans
le milieu manufacturier, et ceci afin d’en améliorer la performance (Landry et Nollet, 1992).
Par ailleurs, différents travaux ont mis en évidence que les services ne pouvaient pas être
considérés comme un ensemble monolithique (Chase, 1978 ; Collier et Meyer, 2000). Par

Management Prospective Ed. | Téléchargé le 16/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.251.147.78)


exemple, dans un établissement de santé, certains services seront hautement personnalisés
selon les besoins des patients, comme les consultations ; alors que d’autres s’inspirent du
fonctionnement d’une chaîne de montage, comme les analyses réalisées par les laboratoires
ou la préparation des ordonnances de médicaments.

Ainsi, la complexité d’un centre hospitalier dépasse l’offre de services cliniques puisque ces
derniers sont eux-mêmes approvisionnés ou soutenus par de nombreux services périphériques
(pharmacie, stérilisation, buanderie, cuisine, etc.) (Marcon, Guinet et Tahon, 2008). Ultimement,
l’hô pital s’incarnera par l’entremise d’une diversité de réseaux de distribution internes afin
de soutenir la prestation de soins avec différents produits, fournitures et équipements. Ainsi,
la logistique hospitalière est l’expression utilisée pour désigner la gestion de ces différents
flux internes (Landry et Beaulieu, 2002). Bien que périphérique à l’activité de soins, le poids
de ces activités logistiques pourrait accaparer de 30 % à 45 % du budget total d’un
établissement de santé sans que les dirigeants n’en soient totalement conscients (Abdulsalam et
Schneller, 2017 ; Bourgeon et al., 2001 ; Chow et Heaver, 1994).

Dans ce contexte, il peut être tentant de transposer les innovations technologiques du


secteur industriel aux activités logistiques du secteur de la santé. Il y a déjà des exemples
comme le recours à des systèmes de rangement s’inspirant du système kanban ou l’utilisation des
chariots filoguidés pour assurer la manutention interne du matériel (Landry et al., 2000).
Cependant, le recours à ces seules actions aurait des limites puisque différentes enquêtes
démontrent une forme de stagnation de la performance logistique des établissements de santé
(Beaulieu et Roy, 2015 ; Bhakoo, Singh et Sohal, 2012 ; Nachtmann et Pohl, 2009), et même, dans
certains cas, une régression (Amaya et al., 2010). Ettlie (1988) avait déjà prévenu les
gestionnaires des limites
32
Formulation et mise en œuvre d’une stratégie logistique hospitalière : un
exemple d’industrialisation

de l’introduction d’innovations technologiques qui ne seraient pas accompagnées d’innovations


administratives et il souligne que ces deux dimensions devraient se combiner pour maximiser
leur impact sur la performance. À cet effet, Cohen et Roussel (2005) précisent que les
gestionnaires doivent « créer une configuration qui fera progresser [les] objectifs stratégiques
» (p. 36) et par conséquent, un ensemble d’initiatives logistiques disparates ne peut
remplacer une stratégie logistique. Selon les différentes définitions recensées, ce dernier
concept recoupe des réalités distinctes où certains auteurs parlent de la stratégie logistique
comme étant un processus par lequel les activités logistiques sont gérées afin d’atteindre une
plus grande efficience dans la perspective d’un système intégré de gestion (Clinton et Calatone,
1996), d’autres auteurs parlent d’une stratégie fonctionnelle en soutien à la stratégie de
l’organisation (Fabbe-Costes et Colin, 1999), ou encore d’un outil contribuant à la
compétitivité de l’organisation (Kohn, McGinnis et Kara, 2011) ou finalement d’un sens qui
guidera l’action (Landry, Beaulieu et Roy, 2016). Pour les fins du présent article, nous
définirons la stratégie logistique tout simplement comme étant l’ensemble des actions
réalisées par la fonction logistique ou ses représentants qui permettent de construire au fil
du temps une ligne directrice cohérente qui soutient la stratégie globale de l’organisation.

Cet article entend discuter des défis de la formulation et de l’implantation d’une stratégie
logistique dans un milieu comme celui de la santé où ces activités demeurent en périphérie de
la mission première de l’organisation. Notre propos s’articule autour d’une revue de
littérature basée principalement sur les travaux que nous avons menés au cours des vingt
dernières années sur les processus de logistique hospitalière dans les contextes canadien,
européen et japonais. Nos observations sont complétées par d’autres études qui recoupent nos

© Management Prospective Ed. | Téléchargé le 16/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.251.147.78)


conclusions. Ainsi, dans un premier temps, nous retraçons l’évolution du concept de logistique
dans le secteur de la santé. Ensuite, nous présentons un exemple de rehaussement des pratiques
de logistique hospitalière par l’intégration d’innovations provenant du secteur industriel. Nous
enchaînons en recourant au concept de stratégie logistique afin d’introduire les leçons de
deux établissements de santé qui ont su, au fil des ans, rehausser leur performance
logistique. De là, nous verrons comment ces leçons que l’on peut associées au Lean management
ont besoin d’un cadre de mise en œuvre plus structuré. Ce dernier concept est le plus récent
emprunt aux pratiques développées dans le milieu industriel et il constitue également un
courant de recherche émergeant dans le domaine de la gestion des organisations de la santé
(Costa et Godinho Filho, 2016).

1. La logistique dans l’établissement de santé

Gustat et McGinnis (1980) ont introduit le concept de logistique dans le secteur de la santé
au début des années 1980. Ils expliquent le choix de ce concept ainsi : « We have chosen to use
the term hospital “logistics” rather than “materials management” or “materiel management”.
[…] Logistics has a broader meaning. It represents an overall, systematic approach to the
allocation and use of resources, as opposed to the confusion and fragmentation of roles and
responsibilities that have been so common in hospitals in the past. Thus, logistics involves a kind
of thinking that hospitals need to apply in dealing with problems related to their use of
resources. » (p. 1931).

Bien que ces auteurs tendent à opposer la gestion des matières ou du matériel (materials mana-
gement ou materiel management) à celui de la logistique, d’un point de vue historique, ces
deux termes ont jeté les fondements de la gestion intégrée du flux des matières dans une
organisation.
33

34
N°3 - Mai 2018

À la base, le terme logistique se limitait au contexte militaire, et ce n’est qu’au cours des
années 1960 qu’on verra son apparition dans la réalité de l’entreprise (Ballou, 2007 ; Klaus,
2009). À ce moment, les entreprises commencent à porter une attention aux arbitrages entre
les coû ts de transport et ceux d’entreposage (Ballou, 2007). C’est dans ce contexte qu’en
1964, Heskett, Ivie et Glaskowsky décrivent la logistique d’entreprise comme étant la gestion
du flux des matières entrant et sortant de l’organisation. Plus concrètement, ces concepts ont
commencé à trouver leur application au cours des années 1960 avec l’émergence de la
structure de gestion des matières (materials management) dans les entreprises
manufacturières (Pooley et Dunn, 1994). Cette structure avait pour objectif de confier à un
professionnel la responsabilité des approvisionne- ments, de la planification de la production
ainsi que du transport et de la distribution (Miller et Gilmour, 1979 ; Zenz, 1981). Cette
structure a crû en popularité au cours des années 1970.

À la même époque, s’inspirant du secteur industriel, des établissements de santé


commencent à créer le service de gestion du matériel qui consiste en la centralisation de la
préparation et de la manutention des fournitures médicales pour les différentes unités de soins
et à la gestion des achats (Thorsfeldt, 1988). Par ailleurs, les efforts de centralisation de la gestion
du matériel dans des hô pitaux sont plus anciens, sans avoir pour autant la même ampleur.
Landry et Beaulieu (2002) donnent l’exemple du service central d’approvisionnement de
l’American College of Surgeons (É tats-Unis) qui fut introduit dans les années 1920 et du
concept de centralisation de la préparation et de la manutention de tout le matériel médical
introduit par W.R. Underwood au cours des années 1940.

Outre cette centralisation plus poussée, le concept de gestion du matériel marquait une rup-

Management Prospective Ed. | Téléchargé le 16/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.251.147.78)


ture avec les pratiques antérieures dans les établissements, il confia la responsabilité du flux
du matériel à des professionnels dans ce domaine au lieu de relever d’une direction clinique.

Le concept de logistique se démarque aussi de celui de gestion du matériel par son caractère
intégrateur (Gustat et Mcginnis, 1980). Contrairement à la gestion du matériel, la logistique
n’a pas à se limiter au mouvement des matières dans un hô pital, elle peut aussi inclure le
mouve- ment des patients et celui de l’information (Landry et Beaulieu, 2002). Ces
observations ont été raffinées plus récemment par les travaux de Beaulieu et al. (2014) qui
proposent un découpage des activités de logistique hospitalière (voir la Figure 1). Cette
même évolution est survenue dans le secteur industriel alors que la structure de gestion des
matières perd en popularité au cours des années 1980, et que celle de la logistique prend de
l’essor (Bowersox et Daugherty, 1987 ; Klaus, 2009).

34

Vous aimerez peut-être aussi