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L’EFFET ALTHUSSER SUR FOUCAULT : DE LA SOCIÉTÉ PUNITIVE À LA


THÉORIE DE LA REPRODUCTION

Julien Pallotta
in Christian Laval et al., Marx & Foucault

La Découverte | « Recherches »

2015 | pages 129 à 142


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ISBN 9782707188014
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L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive


à la théorie de la reproduction
Julien Pallotta

L’article « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes pour une


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recherche », publié par Althusser en juin 1970 dans La Pensée1, a constitué
un texte contraignant de la conjoncture théorico-politique des années 1970.
Je voudrais mesurer son impact sur le cours préparatoire de Surveiller et
punir prononcé au début de l’année 1973, La Société punitive2, et dont
Foucault a livré un condensé dans une série de conférences données à la
PUC de Rio de Janeiro en mai 1973, intitulées « La vérité et les formes juri-
diques3 ». L’aspect le plus immédiatement visible de la réponse à Althusser
que constitue La Société punitive se trouve dans la leçon conclusive du
cours : Foucault y présente de manière implicite la théorie althussérienne
du pouvoir sous la forme de « quatre schémas théoriques4 ». Que le cours
et, plus généralement, les recherches de Foucault jusqu’à la publication
de Surveiller et punir constituent une forme d’alternative à Althusser,
donc une nouveauté par rapport au marxisme dominant dans le champ
théorico-politique français de l’époque, rien ne le montre mieux que la
recension de Surveiller et punir par Deleuze dans la revue Critique5. Dans
son article où il crédite Foucault d’un renouvellement majeur de la pensée
de gauche, Deleuze recopie la critique des « quatre schémas théoriques6 »

1. Voir Louis althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes pour une
recherche », in Sur la reproduction, PUF, Paris, 2011, p. 263-306.
2. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/
Seuil/Gallimard, Paris, 2013.
3. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988),
Gallimard, Paris, 2001, tome 1, p. 1456-1491.
4. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 231-240.
5. Aujourd’hui repris en une version remaniée dans son Foucault. Voir Gilles deleuze,
Foucault, Éditions de Minuit, Paris, 1986.
6. Gilles deleuze, Foucault, op. cit., p. 32-38.
130 Marx & Foucault

(ce qui montre qu’il disposait de notes du cours) et, à son tour, évite de
citer explicitement Althusser.
Si Althusser représente un adversaire théorique décisif, ce n’est pas seu-
lement parce qu’il a entrepris, depuis les années 1960, un renouvellement
théorique du marxisme, c’est aussi parce qu’il parle, dans cette conjoncture,
depuis deux lieux marquants du pouvoir institutionnel : l’ENS et le PCF.
C’est pourquoi Foucault ne cherche pas tant à critiquer le marxisme en
général qu’un marxisme bien défini et déterminé : le marxisme althussérien
qui, tout critique soit-il à l’égard de la direction du PCF, reste institution-
nellement ancré dans le Parti. Par ailleurs, les maoïstes que Foucault fré-
quente à l’époque sont des ex-althussériens (devenus anti-althussériens) :
l’althussérisme fonctionne aussi comme le langage théorique des militants
politiques auxquels s’adresse Foucault.
Je procéderai en trois moments : premièrement, je commencerai par
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réexposer les grandes lignes de l’argument d’Althusser, puis j’examinerai
les éléments de la réponse foucaldienne à cet argument, avant d’expo-
ser brièvement une ligne de fracture, parmi d’autres, entre Foucault et
Althusser.

l’artIcle d’althusser : une théorIe de la reproductIon

Dans son article de 1970, Althusser se pose le problème de la condition


de la production capitaliste, qui est la « reproduction des conditions de la
production7 ». Son analyse procède par la mise en lumière des éléments
constitutifs du mode de production capitaliste. C’est ainsi qu’il soutient que
la reproduction des conditions de la production suppose la reproduction
des forces productives et des rapports de production existants. Les forces
productives contiennent les moyens de production : « matière première,
installations fixes (bâtiments), instruments de production (machines),
etc.8 » ; leur reproduction correspond à une reproduction des conditions
matérielles de la production. Althusser ne développe pas ce point, faisant
simplement observer que ce n’est pas au niveau de l’entreprise que se joue
cette reproduction, mais au niveau du marché national, voire mondial.
En revanche, le deuxième élément constituant des forces productives
retient bien plus son attention : la force de travail. L’analyse d’Althusser
tient en deux points. Premièrement, la reproduction de la force de travail est
assurée matériellement par le salaire. Le salaire est la « partie de la valeur,
produite par la dépense de la force de travail : entendons indispensable à la

7. Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 263.


8. Ibid., p. 264.
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 131

reconstitution de la force de travail du salarié9 » et aussi « à l’élevage et à


l’éducation des enfants en qui le prolétaire se reproduit10 ». Cette dernière
remarque, si elle était approfondie, devrait aller au-delà du niveau de la
simple reproduction « biologique » et nous rappeler la nécessité de penser
la « famille » (ouvrière) comme appareil de transmission des habitus
populaires, des savoir-faire nécessaires à la constitution et à la reproduction
de la classe ouvrière. Althusser ne développe pas cette question, et préfère
se concentrer sur le deuxième aspect de la reproduction de la force de
travail, deuxième aspect qui lui-même se subdivise en deux éléments. La
reproduction de la force de travail ne se limite pas à une reconstitution
« physique » ou matérielle, elle doit reproduire la force de travail comme
force de travail et non pas comme simple force physique. Cela implique
qu’elle soit reproduite comme « compétente », c’est-à-dire qualifiée pour
un poste de travail, mais aussi comme « assujettie », c’est-à-dire « sou-
mise » aux « règles de l’ordre établi11 », à l’idéologie dominante. La force
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de travail n’est opérationnelle pour l’exploitation que si elle est qualifiée
pour un poste de travail et se soumet à l’ordre social capitaliste : elle n’est
productive qu’assujettie. C’est alors qu’Althusser avance son hypothèse :
dans la formation sociale capitaliste, c’est le système scolaire capitaliste
qui réalise, de manière dominante, cette reproduction de la qualification de
la force de travail en tant qu’assujettie. Le plus intéressant est néanmoins
la suite.
Après avoir clos la brève analyse de la reproduction des forces produc-
tives, Althusser passe à la question des rapports de production qu’il règle de
la manière qui restera la plus connue : par un renouvellement de la théorie
marxiste de l’État en définissant l’État comme l’unité de l’Appareil répressif
d’État (ARE) et des Appareils idéologiques d’État (AIE). La nouveauté
principale provient de ce nouveau concept d’AIE12 qui n’obéit pas à la
définition juridique de l’État comme puissance publique : des institutions,

9. Ibid., p. 266.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 267.
12. Althusser lui-même présente de manière plus ou moins frauduleuse le concept d’ARE
comme déjà bien théorisé par la tradition marxiste, et se propose d’ajouter le nouveau concept
d’AIE. En réalité, le concept d’ « ARE » n’existe à proprement parler que sous sa plume. Étienne
Balibar m’a fait remarquer que Foucault, lors du cours au Collège de France de l’année 1971-
1972, contre Althusser qui déclare que l’ARE est déjà bien connu et bien théorisé, propose une
généalogie de l’ARE dans l’Europe occidentale, et cela en s’appuyant sur certains matériaux
historiques déjà utilisés par Althusser lui-même dans son premier livre (en l’occurrence, le travail
de l’historien soviétique Boris Porchnev sur les révoltes populaires dans la France du xvIIe siècle.
Voir Boris porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, SEVPEN, Paris,
1963 (réedité sous le titre Les Soulèvements populaires au xviie siècle, Flammarion, Paris, 1972).
Voir Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-1972),
EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2015.
132 Marx & Foucault

même dites « privées » par le droit, sont des AIE en tant qu’elles assujet-
tissent les individus à l’idéologie dominante. Le fait marquant à relever est
le suivant : dans son analyse de la « division du travail13 » entre les différents
appareils d’État, Althusser replace le système scolaire en position décisive
en le renommant AIE scolaire, et en en faisant l’AIE n° 1 de la formation
sociale capitaliste14 ; de la sorte, il répète, pour l’essentiel, ce qu’il a déjà
dit dans sa sous-section consacrée à la reproduction de la force de travail.

la réponse de Foucault dans la Société punitive

Si l’on peut lire La Société punitive comme une réponse assez systéma-
tique à la théorie althussérienne de la reproduction, c’est qu’il faut y lire,
conformément à ce qu’énonce la leçon conclusive, non pas simplement
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l’histoire de l’émergence d’une pénalité centrée sur la forme-prison, mais
bien l’histoire de l’émergence « d’une société à pouvoir disciplinaire,
c’est-à-dire dotée d’appareils dont la forme est la séquestration, dont la
finalité est la constitution de la force de travail, et dont l’instrument est
l’acquisition des disciplines ou habitudes15 ». Dans sa critique du troisième
schéma théorique althussérien du pouvoir, Foucault soutient que le pouvoir
ne se définit pas par une fonction qui serait le maintien ou la reproduction
des rapports de production : le pouvoir ne reproduit pas les rapports de
production, il les constitue. Ainsi, Foucault opère un déplacement par
rapport à Althusser : ce n’est pas tant la reproduction que la constitution
même des rapports de production qu’il faut penser16. La théorie du système
du pouvoir disciplinaire a pour objectif de répondre à ce problème. Or
Foucault développe pour cela une théorie de la constitution de la force de
travail qui, de manière silencieuse, opère un certain nombre de critiques
d’Althusser, révélant parfois une proximité plus grande qu’on ne pourrait
le penser entre les deux théoriciens. Je vais identifier trois critiques qui
sont, bien entendu, liées entre elles.

Première critique : la distinction entre forces productives et rapports


de production n’est pas une distinction réelle

Premièrement, on peut dire que Foucault a relevé une incohérence dans


la démarche d’Althusser : le fait d’un côté d’établir une séparation entre la
reproduction des forces productives (de la force de travail en l’occurrence)

13. Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 279.


14. Ibid., p. 282.
15. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 240.
16. Ibid., p. 234.
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 133

et la reproduction des rapports de production, et d’un autre côté, de répéter,


à chacun des deux moments, la même analyse de la force de travail qui ne
devient productive qu’assujettie. En effet, si Althusser répète deux fois, à
deux endroits supposés distincts, la même analyse, c’est qu’en réalité il n’y
en a qu’une. En posant que le corps n’est productif (c’est-à-dire devient
une force de travail qualifiée-déterminée utilisable sur un poste de travail,
au lieu d’être un simple ensemble de forces physiques et intellectuelles
virtuelles et indéterminées) que s’il est assujetti aux rapports de produc-
tion, Foucault montre que la distinction entre les forces productives et les
rapports de production utilisée par les althussériens, si elle peut être une
distinction de raison, ne peut pas être une distinction réelle. C’est pourquoi,
chez Foucault, la théorie de la constitution des rapports de production prend
la forme d’une théorie de la constitution de la force de travail, ou de la
transformation de la force de travail en force productive.
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Bien sûr, ainsi présentée, on peut encore se demander s’il s’agit réel-
lement d’une critique. Si par critique on entend rejet d’un argument ou
d’une analyse après examen, alors peut-être faudrait-il plutôt parler ici de
mise en cohérence.

La deuxième critique : l’insuffisance de l’analyse althussérienne de


la reproduction matérielle de la force de travail par le salaire, et ce
qu’elle révèle

La première critique « silencieuse » de Foucault constitue donc, avant


tout, un gain de cohérence par rapport à Althusser. En revanche, la deu-
xième critique qu’il lui adresse est plus proprement originale : elle porte
sur l’autre élément de la reproduction de la force de travail, celui qui
contribue matériellement à sa reconstitution, à savoir le « salaire ». Il faut
dire qu’Althusser passe trop rapidement sur la question et se contente de
mentionner le fait que le salarié, par la dépense du salaire, trouve « de quoi
se loger, se vêtir et se nourrir, bref de quoi être en état de se représenter
demain – chaque demain que dieu fait – au guichet de l’entreprise17 ».
La critique de Foucault à ce sujet est subtile et s’adresse, au-delà d’Al-
thusser, à des positions traditionnelles dans le marxisme ; on la voit se
prolonger dans d’autres textes de 1973 à 1976. En substance, Foucault
énonce ceci : penser la consommation immédiate du salaire comme la
condition matérielle de la reconstitution de la force de travail, c’est-à-dire,
de soi comme force de travail, est fondamentalement insuffisant. Dans le
cours de 1973, cette critique prend la forme des références à l’épargne18.

17. Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 266.


18. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 211, p. 216 et p. 232.
134 Marx & Foucault

Celles-ci surgissent notamment lorsque Foucault évoque la nécessité pour


le capital de s’assurer, au sein de son « libre marché du travail » fondé
sur la concurrence, d’un « volant de chômage19 ». De par ses mécanismes
immanents – en plus d’un marché du travail libre, c’est-à-dire fondé sur
la concurrence –, le système capitaliste a besoin d’un volant de chômage
permanent, raison pour laquelle le salaire ne doit pas être entièrement
dépensé, voire dilapidé. Le salarié doit être contraint à épargner une partie
de son salaire pour assurer sa subsistance dans les périodes de « chôme ».
La question que pose Foucault, par la mise en lumière de la question déci-
sive de l’épargne ouvrière au début du xIxe siècle, est celle des mécanismes
d’assurance à mettre en place pour assurer la reconstitution physique
des corps ouvriers. La disciplinarisation par le livret d’épargne (comme
mécanisme parapénal) répond en fait à un autre aspect de ce problème que
n’aborde pas Althusser : celui de la lutte contre les conduites irrégulières
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des ouvriers20 qui entravent ce qui est un besoin pour le capital, à savoir
la fixation de la force de travail à l’appareil productif21. Cette nécessité de
fixer la force de travail répond, en effet, au problème mentionné plus haut et
qu’Althusser n’affronte donc pas à l’époque22 : le caractère contradictoire de
l’accumulation capitaliste. D’un côté, la logique de l’accumulation suppose
une totale libération de la force de travail qui correspond à une instabilité
permanente, une mobilité potentiellement permanente, entretenues pour
garantir la concurrence maximale sur le marché du travail capitaliste ; d’un
autre côté, cette mobilité doit être bridée pour assurer une stabilisation
nécessaire (y compris sur plusieurs générations, d’où l’importance de la
régularisation de la vie du prolétaire par la famille) à l’exploitation et à la
fixation à l’appareil productif de l’entreprise. L’épargne, comme mécanisme
de pouvoir disciplinaire, comme discipline indissociablement morale et
économique, fait partie des mécanismes qui ont dû être inventés « pour
assurer la limitation de la liberté de la force de travail à l’intérieur de la
tendance immanente au capitalisme de libération de la force de travail
et comme condition interne de possibilité de cette libération23 ». Bref,
Foucault traite bien du problème des conditions de la production, mais

19. Michel Foucault, ibid., p. 179 et 194. Voir aussi Michel Foucault, Le Pouvoir
psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2003,
p. 73.
20. Pour lesquelles Foucault forge le concept très riche d’illégalisme de dissipation qui
disparaîtra dans Surveiller et punir. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris,
1975.
21. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 197-198.
22. Ce problème sera abordé plus tard par les althussériens : ainsi Étienne Balibar dans un
article écrit dans les années 1980. Voir Etienne BalIBar (avec Immanuel wallersteIn), Race,
nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, p. 284.
23. Stéphane legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007, p. 101.
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 135

de manière plus profonde qu’Althusser : il soulève la question de savoir


comment le capital peut se protéger des inévitables dangers qu’il engendre
envers lui-même.
Les apports de la question de l’épargne ne s’arrêtent pas là. Foucault
montre que cette discipline morale et économique qu’est la conduite
d’épargne, que le capital exige comme remède à l’insécurité de la condition
prolétaire, participe d’une « moralisation des classes laborieuses » et qui
« signifie en fait l’intégration de la vie ouvrière, d’une part au temps de la
production, d’autre part au temps de l’épargne24 ». Cette division capitaliste
du temps de l’ouvrier est une division fonctionnelle qui subordonne
l’épargne à la production, c’est-à-dire qui fait de l’épargne la condition
de la production. Parmi les conditions nécessaires du temps productif, on
trouve cette prévoyance qui doit « amener l’ouvrier à maîtriser le hasard de
son existence : maladie, chômage25 ». C’est le nouvel élément que Foucault
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apporte ici : en plus des périodes de chôme auxquelles il faut remédier,
il faut pouvoir soigner le corps de l’ouvrier, assurer sa santé. Parmi les
conditions de la reproduction de la force de travail, il ne faut pas oublier que
le corps de l’ouvrier est un corps vivant, soumis aux aléas de l’existence,
et qui doit être soigné et entretenu contre les divers risques qu’encourt sa
santé. Ces considérations sont, ici, plus proprement biopolitiques26. Elles
participent de ce que Foucault met en place, pour la première fois, en
octobre 1974, lors d’une conférence donnée à l’université d’État de Rio
de Janeiro sur la naissance de la médecine sociale :
Je soutiens l’hypothèse qu’avec le capitalisme on n’est pas passé d’une médecine
collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est
produit ; le capitalisme qui se développe à la fin du xvIIIe siècle et au début du
xIxe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force
productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne
s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans
le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le bio-politique qui
importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une
réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique27.

24. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 216.


25. Ibid.
26. Ainsi, on pourrait faire démarrer une généalogie de la biopolitique chez Foucault dans le
cours de 1973. Mais, l’empreinte d’Althusser y serait assurément très forte car, comme le rappelle
Laurent Jeanpierre, la perspective de ce cours développerait un « raisonnement exclusivement
fonctionnaliste » (althusséro-compatible en ce sens) en ceci que « la biopolitique ne serait qu’un
moyen au service d’une fin à laquelle elle serait subordonnée, comme l’accumulation du capital,
la domination de classe ou le maintien des rapports de production ». Voir Laurent JeanpIerre,
« Vies et morts de la biopolitique », in Jean-François Bert et Jérôme laMy (dir.), Michel Foucault.
Un héritage critique, CNRS Éditions, Paris, 2014, p. 208.
27. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits (1954-1988),
op. cit., tome 2, p. 210-211.
136 Marx & Foucault

Ce texte contient la première occurrence du terme « bio-politique »


dans le corpus foucaldien. Il indique, sans encore avancer le concept de
« population » comme niveau pertinent d’application de la biopolitique,
une idée essentielle, encore en germe dans le cours de 1973 : en plus des
mécanismes de pouvoir disciplinaire dont parlent les cours La Société
punitive et Le Pouvoir psychiatrique, le capital a besoin de se doter de
mécanismes de régulation biopolitiques pour assurer les conditions de sa
reproduction (à travers la reproduction de la force de travail). Penser la
reproduction matérielle de la force de travail, c’est penser le fait que le
corps qui en est le porteur est un corps vivant.
Ainsi, la réponse de Foucault, non seulement dans le cours sur La
Société punitive, mais au-delà dans les autres textes qui vont jusqu’au
cours de 1976, est d’une rare profondeur et pertinence. Pour ce qui est de
la première critique, il faut dire qu’elle se contente, finement mais nette-
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ment, de relever une incohérence dans l’analyse d’Althusser et d’y mettre
fin par une théorie de production de la force de travail bien assujettie aux
exigences des rapports d’exploitation capitalistes. En ce qui concerne
la deuxième critique, qui est entamée en 1973 et prolongée de manière
continue les années suivantes, c’est de loin la plus fructueuse et celle qui
constitue l’apport, peut-être le plus original de Foucault, à l’analyse des
conditions de la reproduction de la société capitaliste28.
Ainsi, l’analyse de l’épargne, si elle est approfondie, montre que la repro-
duction matérielle de la force de travail comme force productive ne peut pas
se limiter à la consommation immédiate du salaire : mieux qu’Althusser,
Foucault montre l’ensemble des conditions de la production capitaliste29.
Mais, s’il est bien une critique d’Althusser émise par Foucault qui est restée
célèbre, c’est celle qui consiste à refuser l’idée que le pouvoir s’exerce par

28. Précisons que Foucault n’a pas été le seul, dans la conjoncture, à aborder les dimensions de
la question, laissées de côté par Althusser : ainsi, dans le champ du marxisme (non-althussérien),
Claude Meillassoux a proposé un renouvellement de la théorie du salaire à travers une analyse
de l’exploitation de la « communauté domestique », tandis que Suzanne de Brunhoff a étudié la
gestion étatique de la force de travail, aussi bien pour la discipline du travail que pour l’insécurité
de l’emploi. Voir Claude MeIllassoux, Femmes, greniers et capitaux, Éditions Maspero, Paris,
1975, p. 137-205 et Suzanne de BrunhoFF, État & capital. Recherches sur la politique économique,
La Découverte, Paris, 2010, p. 7-29. Ces deux auteurs en viennent à étudier la place essentielle
des institutions de la Sécurité sociale dans la reproduction et l’exploitation de la force de travail :
celles-ci constituent l’un des grands points aveugles de la théorie althussérienne de la reproduction.
29. Concernant la question du salaire et de la valeur de la force de travail, il me semble que c’est
Claude Meillassoux qui, à l’époque, a le mieux posé les distinctions analytiques qui correspondent
à ce phénomène. Voir Claude MeIllassoux, Femmes, greniers et capitaux, op. cit., p. 152 : « Nous
relevons donc trois composantes de la valeur de la force de travail : sustentation du travailleur
pendant sa période d’emploi (ou reconstitution de la force de travail immédiate) ; entretien du
travailleur en période d’inemploi (chômage, maladie, etc.) ; remplacement du travailleur par
l’entretien de sa progéniture (que nous appellerons conventionnellement reproduction) ».
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 137

répression ou par idéologie dans des appareils d’État. C’est par cette question
que nous terminons l’examen de la réponse de Foucault à Althusser.

Des AIE aux institutions de séquestration ?

Le développement de la production capitaliste, pour Foucault, doit


affronter plusieurs problèmes dont les principaux consistent en un marché
libre du travail fondé sur la concurrence, et dans les nouveaux risques
qu’encourt le capital productif : risque de déprédation du capital constant
(matières premières, machines, etc., toute la richesse accumulée du capital),
et risque de mauvais usage ou de gaspillage du capital variable, c’est-à-
dire de la force de travail passée sous le commandement du capital. Pour
répondre à ces problèmes, une solution a été trouvée : celle de moraliser les
classes populaires, c’est-à-dire d’encadrer toute l’existence de l’individu
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dans un jeu continu de récompenses et de peines qui fonctionne comme
une pénalisation de l’existence. La chute de l’individu dans le système
pénal n’est que l’extrémité d’un processus de pénalisation de l’existence.
Foucault soutient que cette moralisation, qui est censée lutter contre un
« nomadisme moral » de la classe ouvrière rétive aux nouveaux rythmes
de la société capitaliste, s’opère dans un réseau d’institutions par lesquelles
passent tous les individus : un réseau d’institutions de séquestration. La
séquestration est une métaphore qui peut être trompeuse : au-delà de
l’enfermement spatial, c’est aussi une séquestration temporelle. Plus géné-
ralement, c’est l’idée d’assujettissement qu’il faut retenir : c’est le terme
que Foucault emploie dans une de ses conférences données à la PUC de Rio
de Janeiro en mai 197330. Il s’agit d’une reprise manifeste des thématiques
althussériennes : l’idée d’institutions qui assujettissent les individus aux
exigences de la production capitaliste. Voyons comment Foucault développe
de manière originale cette problématique.
Foucault se nourrit de deux références, si ce n’est anti-althussériennes,
du moins très étrangères à l’althussérisme. La transformation de la problé-
matique de l’assujettissement en problématique de contrôle du temps de la
vie lui vient vraisemblablement des travaux de l’historien anglais Edward
Palmer Thompson. On peut se faire une idée de cette approche dans son
article « Temps, discipline de travail et capitalisme industriel » paru en 1967
dans la revue britannique d’histoire Past and Present. Foucault va notam-
ment y trouver toutes les références aux prédicateurs anglais qui ont tenté
de moraliser la classe ouvrière, notamment le méthodiste John Wesley.
Thompson s’intéresse au passage brutal de rythmes de travail préindus-

30. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988),
op. cit., tome I, p. 1485.
138 Marx & Foucault

triels à des rythmes industriels, et insiste notamment sur la suppression des


foires et des jeux dans la production de nouvelles habitudes de travail31. Il
me semble que cette référence aux jeux et aux foires est renforcée, chez
Foucault, par un arrière-fond quasi-bataillien : Foucault dit que le temps de
la vie, qui pouvait être scandé par le loisir, la fête, etc., a dû être homogé-
néisé32. Cette idée d’homogénéité est une allusion implicite aux textes de
Bataille de l’année 193333, notamment celui où il définit la société homogène
comme la société utile du point de vue de la production. Foucault, dans
ses listes teintées d’un certain lyrisme des irrégularités de la vie prolétaire,
reproduit, d’une certaine manière, le chatoiement des listes batailliennes de
la « dépense improductive »34. Cette référence permet à Foucault de mettre
à distance une idée venue du jeune Marx selon laquelle le travail serait
l’essence de l’homme. Néanmoins, un doute subsiste quant à la pertinence
de cette critique du marxisme car ce qu’analyse Foucault n’est pas tant le
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travail que le surtravail imposé par la production capitaliste, surtravail qui
a en effet entraîné de fortes résistances lors de sa mise en place35.
Par ailleurs, il est bien connu que l’idée de pouvoir disciplinaire s’exer-
çant dans ces institutions de séquestration est une réponse à l’idée d’un
pouvoir qui s’exercerait par répression, ou par idéologie. En effet, on peut
créditer Foucault d’un apport conceptuel intéressant en ceci que le concept
de répression utilisé par Althusser dans le manuscrit dont il a tiré son article
est plutôt lâche (ainsi les primes et les amendes relèvent, dans l’analyse
althussérienne de l’usine, de la répression36). Le pouvoir disciplinaire
s’exerce sur les corps, et les amène à se conduire selon une certaine norme
d’après un jeu de récompenses et de punitions : il est incontestablement
matériel. Or, précisément, en dépit du fait que Foucault n’ait pas voulu le
constater, dans son article de 1970, Althusser propose un nouveau concept
d’idéologie : un concept d’idéologie matérielle selon lequel les idées d’un
sujet « sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles37 ».

31. Edward Palmer thoMpson, « Time, work-discipline and industrial capitalism », in Past and
Present, n°38, 1967 ; Traduction française : « Temps, travail et capitalisme », Libre, n°5, 1979 ;
(nouvelle traduction d’Isabelle Taudière) Temps, discipline du travail et capitalisme industriel,
La fabrique, Paris, 2004, p. 78.
32. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 216.
33. Georges BataIlle, « La notion de dépense », in La Part maudite, Paris, Éditions de
Minuit, 1967 et La Structure psychologique du fascisme, Nouvelles Éditions Lignes, Paris, 2009.
34. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 236. « Le temps et la vie de l’homme
ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard,
violence, etc. »
35. Il faut dire que cette critique foucaldienne renvoie à une ambiguïté de la critique
marxienne du capitalisme : s’agit-il, dans la perspective de Marx, de libérer le travail ou de se
libérer du travail ?
36. Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 74.
37. Ibid., p. 294.
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 139

C’est ainsi qu’on peut se demander si Foucault, dans son rejet du concept
d’idéologie, a réellement pris en compte la nouveauté de ce concept althus-
sérien : en effet, le pouvoir disciplinaire pensé par Foucault est matériel,
tout comme est matérielle l’idéologie ritualisée dans les pratiques réglées
par les appareils idéologiques pensés par Althusser. Cette convergence
relative n’est jamais aussi manifeste que dans leurs traitements respectifs
du contrat de travail et de son effectivité : d’un côté, Foucault affirme
que le contrat de travail ne peut pas fonctionner sans un « supplément de
code38 » par lequel l’ouvrier est bien disciplinarisé, ou doté d’une « bonne
habitude39 » ; de l’autre, Althusser soutient que le droit ne fonctionne pas
sans un « supplément d’idéologie morale40 ». De manière générale, la
« moralisation41 » de la classe ouvrière est, en langage althussérien, une
idéologisation, si on sait que l’idéologisation est, pour Althusser, une nor-
malisation des conduites matérielles par des rituels42.
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Mais, au-delà de ces différences conceptuelles, et de ce jeu de substitu-
tions auquel s’est adonné Foucault43, il faut bien reconnaître que l’empreinte
d’Althusser est forte dans le cours de 1973. En effet, d’un côté, Foucault
reconnaît à chacune des institutions une spécificité fonctionnelle (enseigner,
corriger, produire), mais d’un autre côté, même « non productives », elles
participent toutes de la normalisation disciplinaire nécessaire à la consti-
tution d’une force de travail. Le rabattement sur cette finalité, clairement
exposé en conclusion du cours, ne participe-t-il pas d’une subordination
des mécanismes de pouvoir à une seule fonctionnalité qui les surdétermine
tous ? Si c’est le cas, Foucault est bien plus proche d’Althusser qu’il ne
veut bien le concéder. À cela, il faudrait ajouter les incertitudes de Foucault

38. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 153.


39. Ibid., p. 178. Cette idée de « bonne habitude » gagnerait à être comparée à l’idée hégélienne
de « vouloir devenu habitude ». Voir Georg W. F. hegel, Principes de la philosophie du droit,
PUF, Paris, 2003, p. 349-350. Voir aussi le développement sur le concept d’ « habitude » dans
l’Encyclopédie : Georg W. F. hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie
de l’Esprit, Vrin, Paris, 1988, p. 214-216.
40. Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 104.
41. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 153.
42. Pour défendre la thèse d’une existence matérielle de l’idéologie, Althusser fait référence
à la pensée de Pascal sur l’agenouillement et la prière (« Mettez-vous à genoux, remuez les lèvres
de la prière et vous croirez ») qui radicalise la thèse cartésienne des « animaux-machines » :
dans cette perspective, le corps est conçu comme un « pense-bête ». Voir Louis althusser, Sur
la reproduction, op. cit., p. 293. Il est impossible de ne pas relever ici que Bourdieu développe
l’idée du corps comme « pense-bête » en mobilisant également, de manière certes plus généralisée
qu’Althusser, une référence à Pascal. Voir Pierre BourdIeu (édition revue et corrigée), Méditations
pascaliennes, Seuil, Paris, 2003, p. 204.
43. On peut avancer que le concept foucaldien de « discipline » ou de « pouvoir disciplinaire »
est une réponse aux incertitudes et aux imprécisions du doublet conceptuel althussérien
« répression-idéologie ». Il est vrai que l’extension du concept althussérien d’idéologie le rend
sans doute difficilement maniable.
140 Marx & Foucault

concernant le rapport de ces institutions à l’État. D’un côté, la conclusion


dit nettement que ces mécanismes de pouvoir sont d’un niveau plus profond
que les appareils d’État, et que détruire l’appareil d’État ne serait pas suffi-
sant pour les faire disparaître. D’un autre côté, la leçon précédente soutient
que ces institutions de séquestration ne fonctionneraient pas sans la structure
étatique44, un peu comme les AIE d’Althusser ne fonctionneraient pas sans
la structure étatique répressive, c’est-à-dire l’État au sens courant du terme.
Dans les conférences données en mai 1973 à Rio de Janeiro, Foucault sta-
bilise peut-être sa position en affirmant que les institutions de séquestration
sont des institutions prises dans un réseau intra-étatique45. Quoi qu’il en
soit, aussi bien Foucault qu’Althusser rejettent un concept simplement
juridique du pouvoir, mais Foucault est bien plus précis qu’Althusser dans
l’analyse des mécanismes d’assujettissement qui s’exercent à un niveau
quotidien et permanent dans l’existence des individus.
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Après avoir mis en évidence des similarités non immédiatement per-
ceptibles dans les approches de Foucault et d’Althusser, nous terminons
cet article par une brève analyse d’une ligne de fracture qui les sépare
nettement.

une lIgne de Fracture sur la conceptIon du pouvoIr et des luttes

La substitution du concept de pouvoir disciplinaire au doublet répression-


idéologie n’est pas, loin de là, l’élément de différenciation le plus probant
entre Foucault et Althusser. Il nous semble qu’il faut en revenir au premier
des quatre schémas théoriques : celui par lequel la conception marxiste
affirme que le pouvoir est ce que possède ou détient la classe dominante46.
On trouve, en effet, sous la plume d’Althusser l’idée selon laquelle la classe
dominante détient le pouvoir d’État47. À cela, Foucault oppose une thèse
modulée de deux manières. Le pouvoir n’est pas de l’ordre d’une propriété
possédée par les uns au détriment des autres, il est de l’ordre d’une guerre,
ou plutôt d’une « guerre civile48 » continue, faite d’affrontements stratégiques
permanents. Foucault en conclut que le pouvoir n’est pas « monolithique49 »,

44. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 214-215.


45. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1483.
46. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 231-232.
47. En réalité, à ce sujet, dans le manuscrit de 1969, Althusser cite nommément l’ouvrage
de Nicos poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales de l’état capitaliste, Paris, Éditions
Maspero, 1968. Voir Louis althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 109. Il fait disparaître
cette référence dans l’article de 1970.
48. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 15 et 233. Foucault parle aussi de
« guerre sociale ». Voir ibid., p. 23.
49. Ibid., p. 232.
l’eFFet althusser sur Foucault : de la socIété punItIve… 141

d’un seul bloc, qu’il n’est pas du côté de certains au détriment des autres :
il donne lieu à des batailles qui sont des victoires ou des défaites, et une
défaite peut devenir le point d’appui d’une nouvelle bataille qui donnera
lieu à une victoire locale, etc. À cet égard, on peut avancer une possible ori-
gine maoïste de cette conception50. Les maoïstes ex-althussériens auxquels
s’adresse Foucault en 1972-1973 reprennent à leur compte des propos sur la
lutte et la guerre venus du Petit livre rouge qui consonnent avec ses propres
énoncés51. C’est sur ce point que le jeu de Foucault avec le marxisme de
son temps est complexe : il s’adresse, à partir d’une problématique althus-
sérienne, à des ex-althussériens devenus maoïstes et anti-althussériens, et
n’hésite pas à leur emprunter des schèmes théoriques, comme celui de la
« guerre civile52 ». Foucault conçoit donc le pouvoir comme un rapport bel-
liqueux continu dans lequel victoires et défaites s’appuient les unes sur les
autres. Pour illustrer cette thèse fondamentale dans son dispositif théorique
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d’alors, Foucault revient sur l’exemple de l’épargne : on a vu que le patronat
a eu besoin de l’épargne pour « séquestrer » la classe ouvrière en la fixant à
l’appareil de production. Mais, bien qu’imposée par la stratégie patronale de
« séquestration » de la classe ouvrière, cette épargne rend la grève possible
et devient, de la sorte, un levier d’action pour les ouvriers. C’est alors que le
patronat va chercher à imposer ses représentants dans la gestion des caisses
d’épargne : la deuxième moitié du xIxe siècle va voir l’émergence de luttes
autour du contrôle de la caisse d’épargne.
C’est cette idée de victoire locale qu’Althusser semble avoir du mal à
envisager. L’équivalent de la caisse d’épargne chez Althusser serait la loi
sur la journée de travail de dix heures analysée par Marx dans le Capital
comme un épisode de la « guerre civile » (Bürgerkriev) entre les capita-
listes et les ouvriers.
Dans l’analyse d’Althusser53, il faut distinguer l’intérêt immédiat et
irréfléchi des capitalistes individuels de l’intérêt général de la classe capi-
taliste, c’est-à-dire le véritable intérêt à long terme. Du point de vue de

50. Par ailleurs, on connaît bien, à la même époque, l’étroite collaboration de Foucault avec
des militants maoïstes pendant l’expérience du GIP.
51. Mao tse-toung, Le Petit livre rouge. Citations du Président Mao Tse-Toung, Seuil, Paris,
1967, p. 45. « Lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à
la victoire – telle est la logique du peuple ».
52. Voir « Élargir la résistance », Cahiers prolétariens, n°1, janvier 1971. De ce point de vue,
la référence de Bernard Harcourt dans son édition du cours de 1973 à Clausewitz pour penser
le schème de la « guerre civile » est erronée : Harcourt confond le cours de 1976 où Clausewitz
sera effectivement mobilisé pour être inversé avec les problématiques crypto-maoïstes du cours
de 1973. En aucun cas, Clausewitz ne peut être considéré comme un penseur de la « guerre
civile ». Étienne Balibar a montré qu’elle était, pour lui, fondamentalement « anti-politique ».
Voir Étienne BalIBar, Violence et civilité, Galilée, Paris, 2010, p. 234-235.
53. Voir Louis althuSSer, Écrits philosophiques et politiques, Stock/IMEC, Paris, 1994,
tome 1, p. 433.
142 Marx & Foucault

l’intérêt immédiat des capitalistes individuels, l’opposition à la loi est


farouche : rien ne doit venir limiter la « liberté du travail », c’est-à-dire
leur désir de surexploitation (des femmes, des enfants, dans des conditions
déplorables) ; ils envisagent la loi comme l’assurance de leur mort dans la
concurrence. Du point de vue de l’intérêt général, la loi est le seul moyen
de garantir l’exploitation à long terme en permettant à la force de travail
de se reconstituer plus ou moins correctement. C’est cette dernière voie
qui l’a emporté, car elle a été imposée par le parlement. La protection
relative de la force de travail a permis de relancer l’exploitation. En effet,
peu après son application, les capitalistes reconnaissent que la catastrophe
escomptée n’a pas eu lieu. La loi aura permis d’inventer de nouvelles formes
d’extraction de la survaleur, notamment par l’intensification des rythmes de
travail, et le renouvellement des moyens de production. Althusser explique
alors que le pouvoir exercé par l’État garantit in fine l’intérêt général de
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la classe capitaliste. En d’autres termes, la loi obtenue suite à une lutte de
classes ouvrière ne semble être envisagée par Althusser que comme une
concession tactique qui maintient l’exploitation, qui la rationalise même.
La conquête des droits ouvriers ne semble pas être envisagée comme une
victoire locale et partielle. Il semble qu’Althusser refuse que la lutte de
classes puisse se solder par un compromis de classe qui concéderait des
droits aux dominés. Sans doute est-ce chez lui un résidu de la position de
Marx sur le prolétariat : classe universelle qui ne saurait se libérer sans
libérer toute la société. La victoire ne saurait être seulement locale : pour
être effective elle se doit d’être totale.
Mais, plus profondément encore, le modèle belliciste utilisé par Foucault
ne peut convenir aux althussériens. Ainsi que l’a rappelé Étienne Balibar
dans un article de sa période althussérienne54, le modèle polémologique
a le tort de laisser croire que les deux adversaires sont semblables, et
qu’ils mènent la même guerre. Au contraire, la lutte des classes n’est pas
la même selon les points de vue engagés : du point de vue du prolétariat,
c’est une lutte qui vise à l’abolition de la domination, non à son maintien.
L’hétérogénéité (l’« inégalité » en termes althussériens) de la lutte des
classes des dominants et des dominés est sans doute le paradoxe de la
pensée marxiste que Foucault n’a pas pris en compte, paradoxe incompa-
tible à terme avec sa conception belliqueuse ou « agonique » de la lutte.

54. Étienne BalIBar, Cinq études du matérialisme historique, Éditions Maspero, Paris,
1974, p. 191-192.

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