Vous êtes sur la page 1sur 21

DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE

Olga Galatanu
in Jean-Marie Barbier et al., Sujets, activités, environnements
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
Presses Universitaires de France | « Education et formation »

2006 | pages 85 à 104


ISBN 9782130543374
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/sujets-activites-environnements---page-85.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Du cinétisme de la signification lexicale
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
Olga Galatanu

« C’est dans et par le langage que l’homme


se constitue comme sujet ; parce que le langage
seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est
celle de l’être, le concept d’ego. »
Émile Benveniste.
« Toute activité de langage va donc sans
cesse composer entre d’un côté, du cerné, du
nommé, du stabilisé et de l’autre, du non
cerné, du non défini que cette activité même
introduit aux fins de déplacer les repères de
connaissance ou de compréhension établis et
par là, négocier des représentations nouvelles
ou personnelles des choses. »
Georges Vignaux.

Notre propos est de montrer les incidences proprement linguisti-


ques, plus précisément sémantiques, des discours qui accompa-
gnent l’activité du sujet dans son environnement. Depuis Ferdi-
nand de Saussure, la linguistique, s’efforçant de construire son
objet spécifique, s’interroge sur la définition, la délimitation et la
place de la langue « dans les faits de langage » et « dans les faits
humains », et si les réponses sont multiples et parfois polémiques,
il n’en reste pas moins que l’interface de la langue et de la parole
est pour tous les paradigmes que l’histoire de la linguistique a
connus, un objet d’étude qui intéresse aussi bien les sciences du
langage que la sociologie, la psychologie, les sciences de
l’éducation, les sciences cognitives. Il est indéniable, par exemple,
que l’étude des représentations sociales passe par l’analyse des
discours portés par les acteurs sociaux sur le monde, et en parti-
culier sur les pratiques humaines, sur eux-mêmes et sur les
autres. Il est aussi unanimement admis que, pour en rendre
compte, pour construire les représentations du monde proposées
par le discours, nous devons mettre en œuvre les outils issus de
86 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

l’analyse linguistique : sémantique, syntaxique... Le discours,


« voie d’accès » aux représentations, aux connaissances des sujets,
est également étudié dans sa dimension d’ « acteur du monde »,
qui agit sur les « états mentaux », pour les conforter et ou les com-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
pléter, les enrichir, les insérer dans de nouveaux systèmes de
connaissances et de valeurs, ou encore les déstabiliser, les décons-
truire et les reconstruire. L’analyse des mécanismes discursifs de
cette « force agissante » fait apparaître, en revanche, un phéno-
mène moins étudié à l’interface de la sémantique linguistique et
de l’analyse du discours qu’à l’interface de cette dernière et
d’autres sciences humaines et sociales, comme la sociologie ou la
psychologie, celui du cinétisme de la signification lexicale.
Dans la mise en œuvre du potentiel de signification des mots,
pour construire du sens discursif, la parole peut activer (Il est
intelligent, il comprend tout), voire renforcer (C’est un vrai crime, il
faut une sanction sévère) ce potentiel, mais également l’affaiblir
(Elle est belle, mais bête), le transgresser, voire l’intervertir (Je suis
raisonnable, je demande l’impossible), l’enrichir de nouveaux stéréo-
types, le modifier (C’est une belle femme, mais elle n’est pas superfi-
cielle). Nous allons essayer de montrer comment ces mécanismes
discursifs, qui relèvent de l’actualisation subjective de la langue,
en contexte – à la fois porteur de contraintes socioculturelles et
inédit pour chaque occurrence de parole –, peuvent modifier « le
patrimoine » sémantique d’une communauté linguistique, le faire
évoluer, garantissant ainsi la richesse de ces ensembles ouverts
d’associations mentales portées par la signification des mots. Et
ce faisant, nous pensons apporter un argument à une approche
holistique de l’action humaine comme une « intrication sujet acti-
vité environnement » dans laquelle la parole, l’activité langagière,
participe en construisant le monde, les identités, du lien social, et
les mots pour les dire. Nous en voulons pour preuve l’élaboration
discursive de l’Union européenne et des nouvelles significations
pour les expressions linguistiques qui en sont les dénominations :
la société du développement durable donc de la connaissance, la société
de la diversité dans l’unité, la société de la citoyenneté, ou encore
l’élaboration discursive d’une francophonie, non pas comme « le
caractère francophone = qui concerne la langue française dans
tous ses emplois géographiques », ou comme « l’ensemble consti-
tué par les populations qui parlent français », mais comme « diffu-
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 87

sion de la culture française ». Nous pourrions ajouter à ces


deux exemples de (re)-construction discursive des significations
d’entités linguistiques sous la pression des institutions et autres
instances politiques, de nombreux exemples de déconstruction-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
reconstruction spontanée des significations des mots, dans et par
les interactions de la vie quotidienne : les jeunes et « les jeunes », les
jeunes des banlieues, la purification (ethnique) et les collaborateurs,
l’eugénisme, le corporatisme et tant d’autres, que nous avons pu voir
changer de polarité axiologique.
Nous allons proposer une approche théorique de ce phéno-
mène linguistique appréhendé comme un produit de l’interaction
du sujet (parlant) et de son environnement (contexte sociocultu-
rel de l’acte de langage), dans et par les activités langagières.

À L’INTERFACE DE LA SÉMANTIQUE LINGUISTIQUE


ET DE L’ANALYSE DU DISCOURS

« Ne se pourrait-il que le siècle prochain assiste à la naissance,


grâce aux travaux conjoints des philosophes, des grammairiens et
de tous ceux qui étudient le langage, d’une vraie Science du
langage, complète et détaillée ? » (J.-L. Austin, Pouvoir et si, in
Proceedings of British Academy, 1956).
La question posée par Austin, le philosophe « du langage ordi-
naire », en 1956, reste intéressante de nos jours sur le plan d’une
épistémologie des « sciences du langage », mais elle présente éga-
lement beaucoup d’intérêt, comme illustration de ce que nous
avons appelé dans le titre de notre article, « le cinétisme de la
signification lexicale ». Qu’entendait Austin par une science du
langage, « une vraie science du langage » ? Y a-t-il des approches
désignées par la lexie « sciences du langage » qui ne seraient pas
de « vraies sciences du langage » ? Entre Michel de Bréal, qui voit
dans la linguistique, et plus précisément dans la sémantique, une
science historique, Bloomfield qui refusait toute crédibilité scien-
tifique à un linguiste comme Sapir, ou Hall, qui considère
en 1946 que les linguistes européens qui se préoccupent encore
timidement de la signification « se rendent coupables de sacrifier
l’analyse positive des données concrètes à des fictions impossibles
à démontrer, comme le sens et l’esprit qui se reflète soi-disant
dans le langage » et dont la rhétorique est pour le moins virulente,
88 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

comment peut-on définir ce que c’est qu’ « une science du lan-


gage », « la linguistique » et « le linguiste » ?
Au-delà de la définition conventionnelle a posteriori de la lin-
guistique, non pas par son objet, le langage et les langues dites
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
« naturelles », mais par le point de vue observationnel, par les prin-
cipes explicatifs et donc par la délimitation de son domaine empi-
rique, ce qui peut paraître normal pour une discipline scientifique
relativement jeune et qui cherche encore son identité en tant que
discipline scientifique, nous ne pouvons pas ignorer une rhéto-
rique que nous retrouvons dans l’usage « ordinaire » des langues,
usage de tous les jours et de tout le monde. Les linguistes parlent
dans leurs débats d’une « vraie linguistique » et d’ un « vrai lin-
guiste », comme si, dans l’usage de ces mots à un moment donné
de l’histoire des sciences du langage, il y avait une « gradualité » de
la qualité de linguiste et de l’appartenance à la linguistique. On
peut être plus ou moins linguiste et la linguistique que l’on pra-
tique, comme science du langage, est plus ou moins linguistique,
plus ou moins science du langage, ce qui paraît contredire
l’affirmation même du statut scientifique de cette discipline.
Discipline paradigmatique, la linguistique, devrait probable-
ment accepter son visage multiforme et ne pas avoir à distinguer
« la vraie linguistique » de « la linguistique non vraie, voire fausse »,
même si elle est, comme toutes les sciences humaines et sociales,
le résultat de cheminements et d’errances qui en font la difficulté
et l’intérêt, mais l’usage récurrent de ces syntagmes ne fait pas
apparaître seulement des tensions encore fortes entre ces paradig-
mes, mais également et surtout, comme nous l’avons suggéré plus
haut, l’adoption d’une rhétorique quotidienne dans les discours
du langage ordinaire. Tout se passe comme si la parole se chargeait de
rappeler l’histoire de la signification des mots et ce principe de change-
ment, de mouvement, qui caractérise son « état » à un moment donné,
en « synchronie »..., ce que nous avons appelé sa cinétique ou son ciné-
tisme, par analogie avec le phénomène physique.
On parle ainsi, d’une vraie démocratie, d’un vrai crime, d’une
vraie grève, d’un vrai bonheur, d’un vrai malheur, d’une vraie amé-
lioration et d’une vraie dégradation de la santé/ de la situation, d’une
vraie beauté, etc.
On peut chercher et trouver une première explication à cet
usage, qui correspond à l’une des intuitions, si riches, du langage
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 89

ordinaire dans l’explicitation du monde. La première serait de


dire que tous ces mots, porteurs d’un potentiel évaluatif, ont une
signification graduelle : l’adjectif vrai fonctionne dans ce cas
comme un modificateur sémantique réalisant MR (Ducrot, 1995),
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
qui renforce le degré d’applicabilité de nominal à l’univers réfé-
rentiel. Si le bonheur est l’« état de la conscience pleinement
satisfaite » (Petit Robert), ou un « état de pleine et entière satisfac-
tion » (Lexis), ou encore un « état heureux, état de pleine satisfac-
tion et de jouissance » (Littré), un « vrai bonheur » serait celui qui
représente justement cette pleine satisfaction et non celui de
moyenne satisfaction. Par ailleurs, une « vraie démocratie » serait
celle qui se rapprocherait le plus de la dénomination du système
de gouvernance selon lequel « la souveraineté doit appartenir à
l’ensemble des citoyens » (Petit Robert), et de même, « une vraie
grève » serait celle qui répondrait à tous les éléments de la déno-
mination de ce phénomène social : « cessation volontaire et col-
lective du travail, décidée par les salariés dans un but revendicatif
(augmentation du salaire, amélioration des conditions du travail,
protestation contre les licenciements, etc.) et entraînant la sup-
pression du salaire pendant cette période ».
Cette explication, rassurante quant à la « raisonnabilité » du
langage ordinaire, devient insuffisante lorsqu’il s’agit de l’emploi
de l’adjectif vrai devant des nominaux comme femme, homme,
enfant, professeur, etc., et a fortiori devant des nominaux désignant
des objets fabriqués d’usage courant : table, chaise, crayon, voi-
ture, etc. : un homme et un vrai, une vraie femme, un vrai change-
ment, une vraie voiture. Celle qui est « une vraie femme » de nos
jours, est-elle la même qu’une vraie femme au XIXe siècle, et
même au début du XXe siècle ? La « vraie femme » en France est-
elle la même qu’au Japon, en Inde, et même que dans un autre
pays européen, en Roumanie, en Italie, en Espagne ou ailleurs ?
Entre la signification du mot innovation dans l’exemple donné par
Littré (I) et l’innovation dont parle le discours académique actuel
en France (II), il y a visiblement une différence se situant au
niveau de l’évaluation du monde social :
(I) « ... tu entendras murmurer autour de toi : cela ne se peut, et, quand cela se
pourrait, ce sont des innovations ; des innovations ! soit, mais tant de décou-
vertes dans les sciences et les arts n’en ont-elles pas été ? (Raynal, Hist.
phil. IV, 18) (Littré).
90 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

(II) Depuis trois ans dans l’Académie de Besançon, l’innovation a été remise en
chantier, et reconduite à travers l’action dynamisante du pôle académique et
de ses deux coordonnateurs.

Les définitions que les dictionnaires et les linguistes cités plus


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
haut donnent de la linguistique, ou les définitions que donnent les
dictionnaires du mot innovation sont loin d’épuiser les significa-
tions de ces mots et des concepts qui leur correspondent, de « lin-
guistique » et d’ « innovation », proposées actuellement par les
discours des pratiques sociales et/ou par les chercheurs en scien-
ces humaines et sociales, ces significations qui, tout en gardant
un noyau sémantique « permanent », qui nous permet d’identifier
à travers les siècles la pratique de recherche que nous pouvons
appeler linguistique et, respectivement, les phénomènes et actes
sociaux que nous pouvons appeler innovations, s’enrichissent éga-
lement d’associations nouvelles de représentations, ancrées dans
des stéréotypes culturels qui se font et se défont.
Pour en rendre compte, notre recherche articule deux démar-
ches portées par deux approches, en général séparées en sciences
du langage : l’analyse du discours et la sémantique lexicale.
Autrement dit, elle articule :
— d’une part, une définition du discours comme une pratique de
construction de soi et du monde, productrice de son propre
univers, de sa propre réalité ;
— d’autre part, un modèle de description des significations lexi-
cales susceptible de rendre compte de leur potentiel évaluatif,
axiologique, id est argumentatif.

Le pouvoir de la parole est dans cette perspective non seulement celui


d’une voie d’accès privilégiée aux identités des acteurs sociaux et aux
représentations sociales, mais également et surtout celui d’une force
agissante sur les pratiques sociales qui portent les discours, par les ima-
ges qu’il construit et propose du monde et des systèmes de valeurs, et
même celui d’une force agissant sur la signification même des mots que
le discours mobilise.
Ce second aspect du « pouvoir de la parole », qui porte à la fois
sur la langue et sur le monde social représenté et évalué par la
langue, aspect que les recherches sur le cinétisme de la significa-
tion des mots et sur l’élaboration discursive de nouveaux
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 91

concepts comme l’ « union européenne », la « francophonie » font


apparaître, est souvent présent dans les dictons et confirmé ainsi
par les intuitions du « langage ordinaire ». Nombreux sont les
proverbes, les dictons, les expressions qui soulignent le pouvoir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
qu’a la parole de convaincre, de changer les représentations men-
tales de ses destinataires et de reconstruire le monde. « La mort et
la vie sont au pouvoir de la langue », disent les Psaumes, « La
langue n’a pas d’os, mais elle peut briser les os », dit un proverbe
judéo-espagnol, « Rien ne peut guérir ce que la langue a blessé »,
dit un proverbe arabe, « Avec une langue, on peut aller à Rome »,
dit un proverbe québécois. Enfin, un autre proverbe arabe pro-
pose une véritable théorie linguistique, articulant justement
sémantique et pragmatique : « La langue de l’homme est comme
un fauve, si on le lâche, il vous dévore. » La réflexion sur ce pou-
voir de la parole agissante, qu’elle soit violente comme le fauve
du proverbe, pour déstructurer le monde qu’elle représente en
l’évaluant comme non conforme à la vérité et/ou aux valeurs por-
tées par « les mots de la tribu », comme dans les exemples (III),
(IV) et (V), ou au contraire, rassurante, pour permettre la recons-
truction de soi et du monde conformément aux valeurs portées
par « les mots de la tribu », comme dans l’exemple (VI), amène le
linguiste à chercher ce qui dans la langue, dans les mots que les
discours des acteurs sociaux mobilisent, habilite ce pouvoir.
(III) Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingra-
titude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres :
ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre
tombe ou que le feu s’élève (La Bruyère, Les Caractères, ch. De l’Homme).
(IV) Tu n’es qu’un bon à rien.
(V) Tu es tellement nul que personne ne voudrait de toi, sans moi tu resterais tout
seul (Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien).
(VI) I like who I am and I enjoy being me.
I am glad to be alive and I’ve decided to be the best « me » that I can be.
Take control of your life. The Self-Talk Solution.

Linguistiquement parlant, les énoncés (III), (IV), (V) et (VI)


sont susceptibles d’être déstructurants ou restucturants, comme
dans le phénomène de « résilience » décrit par Boris Cyrulnik, au
niveau de leurs effets sur soi ou sur autrui, de leurs « effets perlo-
cutionnaires », mais ils déploient tous dans le discours leur poten-
tiel évaluatif et argumentatif tel qu’il nous apparaît comme inscrit
92 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

dans la signification des mots mobilisés. Dans (III), la dureté,


l’ingratitude, l’injustice, etc., restent « sagement » des mots por-
teurs de valeurs morales-éthiques négatives et permettent un
déploiement normatif de leur potentiel argumentatif : « injustice
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
donc indignation donc emportement contre les hommes ». De
même, dans (VI), I am glad garde en contexte ses visées argumen-
tatives positives : « donc je me porte bien, donc je ne suis pas
déprimé, donc je réussis dans la vie », etc.
La recherche se donnera donc pour tâche de rendre compte de ce
potentiel positif et respectivement négatif des mots, des séquences argu-
mentatives potentielles et des mécanismes discursifs d’activation de ce
potentiel.
Dans nos exemples, les mécanismes sémantico-discursifs
proposent une représentation du monde conforme (VI) ou
opposée (III, IV, V) au système de valeurs portées par les significa-
tions lexicales, et donc censées être partagées par les participants
à la communication.
En revanche, des énoncés comme (VII), (VIII), (IX) mettent en
œuvre des mécanismes sémantico-discursifs qui vont jusqu’à la
déstructuration de la signification lexicale, avec affaiblissement,
neutralisation, voire interversion de son potentiel argumentatif :
(VII) C’est bon d’être égoïste / d’avoir honte.
(VIII) La vraie société européenne est celle des citoyens.
(IX) Elle est belle, pourtant elle est intelligente / elle n’est pas superficielle.

La recherche devra donc porter sur l’élaboration d’un modèle per-


mettant de rendre compte des mécanismes de déstructuration-restruc-
turation de la signification lexicale, mécanismes susceptibles d’expliquer
le cinétisme de cette signification.
L’interface entre l’analyse du discours et la sémantique lexi-
cale, qui met à la fois la sémantique au service de l’analyse du dis-
cours en lien avec l’étude des pratiques sociales, et l’analyse du
discours au service de la sémantique lexicale, entendue comme la
construction des significations des mots à partir de leurs emplois
en contexte et en contexte, s’appuie sur une triple hypothèse :
1 / Lorsque les conditions de bonne réalisation d’un acte de
langage, sont remplies, l’interprétation du sens des énoncés pro-
duits par ces actes a nécessairement une dimension argumenta-
tive première.
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 93

Cette dimension argumentative peut être déployée dans des


séquences qui activent le potentiel discursif du mot, par exemple
du mot innovation, comme dans l’exemple (X) notamment dans
la zone de l’axiologique positif : efficacité, amélioration des prati-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
ques et des résultats :
(X) Conscient de la richesse des initiatives locales et de la nécessité de pouvoir
encourager ces initiatives, en 1994 le ministre de l’époque a créé un dispositif
de repérage et de valorisation des innovations.

Mais cette dimension argumentative peut également être « vir-


tuelle », potentielle, à construire par les destinataires des actes de
langage, à partir du contexte dans lequel les actes sont performés,
comme dans les exemples (XI) et (XII) :
(XI) Les missions étaient recentrées sur le conseil et l’expertise <....>, comme c’est
le cas par exemple pour le conseil de l’évaluation et pour d’autres conseils de
cet ordre, avec également la possibilité d’animer des débats sur l’innovation
pédagogique, débats en lien avec la recherche, comme nous l’évoquions tout à
l’heure.
(XII) Je rappelais tout à l’heure que l’innovation s’était engagée, dès l’origine
en 1994, dans le cadre de la déconcentration.

2 / La deuxième hypothèse porte sur le fait que cette dimen-


sion argumentative première peut être représentée par un
ensemble ouvert de séquences discursives que l’énoncé autorise
et produit (séquence argumentative déployée), ou peut produire
(visée argumentative d’un énoncé, comme dans IV).
3 / Enfin, la troisième hypothèse pose que l’on peut rendre
compte de cet ensemble ouvert d’enchaînements argumentatifs
au niveau de la description même de la signification lexicale, tout
en articulant cette inscription du potentiel argumentatif à la lec-
ture descriptive du monde représenté et stabilisé par les mots.
Dans ce qui suit, nous nous proposons de présenter et
d’illustrer un modèle de construction des significations lexicales
susceptible de rendre compte du cinétisme de ces significations,
et de montrer comment à travers les mécanismes sémantico-
discursifs d’activation de leurs potentiels argumentatifs, les dis-
cours reconstruisent les systèmes de valeurs qui accompagnent
les pratiques sociales.
94 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

LA CONSTRUCTION DISCURSIVE
DE LA SIGNIFICATION LEXICALE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
Le modèle de description (id est de construction) des significa-
tions lexicales, La « sémantique des possibles argumentatifs »
(SPA), que nous développons au GRASP depuis 1999 (Galatanu,
1999 a, b, 2000 a, b, c ; 2002, 2003 a, b et à paraître) a comme
point de départ :
— d’une part, une réflexion sur la proposition de Putnam (1975,
1990, 1994) de décrire la signification des mots en termes de
noyau (traits de caractérisation) et de stéréotypes (associés
durablement au mots). Nous y avons ajouté une troisième
strate, celle de « possibles argumentatifs », qui représentent
des séquences discursives, déployant l’association du mot
avec les éléments de son stéréotype et donc calculables à par-
tir du stéréotype. Le stéréotype fonctionne donc comme un
dispositif de génération de discours potentiels qui sont activés
en contexte et en contexte par un phénomène de « contamina-
tion discursive », analogue à celui de « décohérence » en phy-
sique quantique ;
— et, d’autre part, l’étude de la signification lexicale proposée
par la théorie des topoï (Anscombre, 1995 ; Ducrot, 1995) et
développée par la suite dans la théorie de blocs d’argu-
mentation interne ou externe (Carel et Ducrot, 1999 ; Ducrot
et Carel, 1999).
L’approche que nous proposons est holistique, associative et
encyclopédique. Pour pouvoir rendre compte de la signification
dans une approche holistique et associative, nous précisons que
les stéréotypes d’un mot représentent des associations, dans des
blocs de signification argumentative (relation posée comme une
« relation naturelle » : cause-effet, symptôme phénomène, but
moyen, etc.) des éléments du noyau avec d’autres représentations
sémantiques. Ces associations sont relativement stables et elles
forment des ensembles ouverts, dans ce sens qu’il serait impos-
sible d’identifier avec certitude des limites rigides à ces ensembles
dans une communauté linguistique à un moment donné de
l’évolution de sa langue. Elles ont un ancrage culturel permettant
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 95

donc d’inscrire de nouveaux éléments relevant du contexte cultu-


rel et contextuel dans la signification des mots.
Dans ce sens, cette approche de la signification est également
un modèle encyclopédique, car tous les aspects de notre connais-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
sance de l’entité en jeu contribuent au sens de l’expression qui la
désigne.
Les possibles argumentatifs, définis comme les associations vir-
tuelles, dans les discours, du mot avec les éléments de ses stéréo-
types, s’organisent dans deux faisceaux orientés respectivement
vers l’un ou l’autre des pôles axiologiques (positif et négatif)
(Galatanu, 2002, 2003 et à paraître). L’orientation positive ou
négative du faisceau d’associations est fonction de la contamina-
tion discursive (due à l’environnement sémantique ou au
contexte).
Nous allons illustrer cette approche avec l’étude du mot inno-
vation qui présente à la fois un intérêt linguistique, notamment
par son traitement discursif et par le cinétisme de sa signification,
et un intérêt sociologique, compte tenu de la place qu’il occupe
dans le système de valeurs qui sous-tend les pratiques sociales
dans le contexte de la constitution de la société européenne et de
la mondialisation.
L’analyse des définitions lexicographiques fait apparaître deux
éléments stables du noyau de la signification du mot innovation :
« action » et « résultat de cette action », En fait, ces deux éléments
sont présents dans les deux lectures du mot innovation, mais de
manière différente :
— la signification « action d’innover (= d’introduire une chose
nouvelle) » pourrait être représenter sous la forme d’une
séquence, bloc d’argumentation interne (Carel, Ducrot,
1999) : <action (d’innover) donc résultat = chose nouvelle> ;
— la signification « résultat de l’action d’innover » pourrait être
représenter par la séquence argumentative : <résultat = chose
nouvelle parce qu’action (d’innover)>.
Dans les deux cas, comme il s’agit d’une action humaine, la
signification a forcément une dimension « intentionnalité », au
sens large du terme, tel qu’il est étudié par Searle (1983), cou-
vrant des états mentaux comme l’intention, la volonté, aussi bien
que la pulsion, le désir. La définition proposée par Littré rend
96 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

explicite justement ce trait : innover = « changer par esprit et désir


de nouveauté », innovation = « action d’innover, résultat de cette
action » : « Toute innovation est à craindre dans un gouverne-
ment », « tu entendras murmurer autour de toi : cela ne se peut,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
et, quand cela se pourrait, ce sont des innovations ; des innova-
tions ! soit, mais tant de découvertes dans les sciences et les arts
n’en ont-elles pas été ? » (Raynal, Hist. phil., IV, 18).
Un autre élément stable est le trait nouveau, appliqué au résul-
tat de l’action : « chose nouvelle dont l’existence est rendue pos-
sible par l’action ».
Enfin, toutes les définitions examinées font état, d’une manière
ou d’une autre, d’un élément que l’on pourrait synthétiser
comme une situation établie, instituée, voire régie par des normes
que l’on peut rendre explicites. « La chose nouvelle » est rendue
possible, est introduite « dans une situation établie », « dans un
état de choses établi ».
Les stéréotypes (associations des éléments du noyau à d’autres
représentations sémantiques, présentes de façon relativement
durable dans le contexte culturel d’emploi du mot et, par voie de
conséquence, dans la signification du mot) s’organisent autour de
ces trois éléments qui font la permanence de la signification de ce
mot et de la construction et de l’interprétation du sens discursif
des énoncés qui le mobilisent :
— désir/volonté (de changer) donc – nouveau style – nouvelle
manière de faire – objet nouveau (appareil...)...
— action (de changer) ou résultat(changement) donc – évaluation
positive/négative – succès/échec social – admiration/regard
critique...
— situation établie à changer/changée donc – amélioration/ dé-
sordre – plus belle / plus laide – plus efficace / moins efficace...
La représentation que nous donnons ici des ensembles ouverts
des « stéréotypes linguistiques » du noyau de signification du mot
innovation, telle qu’elle apparaît dans le discours lexicogra-
phique, représentation qui ne prétend pas au statut de formalisa-
tion, met en évidence la bivalence axiologique de ce mot.
Les exemples qui illustrent l’activation de ce potentiel mon-
trent une évolution du pôle négatif (les exemples proposés par le
Littré) vers le pôle positif ou négatif (les exemples qui, à l’heure
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 97

actuelle, semblent privilégier le pôle positif sont plus nombreux


que ceux qui s’orientent vers le pôle négatif, mais une étude
quantitative statistique reste à faire) :
(XIII) « ... tu entendras murmurer autour de toi : cela ne se peut, et, quand cela
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
se pourrait, ce sont des innovations ; des innovations ! soit, mais tant de
découvertes dans les sciences et les arts n’en ont-elles pas été ? (Raynal, Hist.
phil., IV, 18) (Littré).
(XIV) Une innovation heureuse dans la mise en scène (Lexis).
(XV) Des innovateurs hardis conçurent une architecture adaptée aux nouveaux
besoins des cités humaines (Lexis).
(XVI) L’innovation au théâtre est la plus difficile et la plus dangereuse de toutes
(Le Petit Robert).

Cette description de la signification du mot innovation à partir


des discours des dictionnaires n’épuise pas et ne peut épuiser la
richesse du concept d’innovation dans les pratiques sociales et
dans les débats sur ces pratiques.
Dans notre approche, l’étude de la signification de ce mot à
partir de corpus de discours sociaux sur l’introduction des
changements dans les pratiques sociales est intéressante non
seulement sur le plan sociologique et psychosociologique, pour
rendre compte des évolutions de ces pratiques et des repré-
sentations sociales, mais également sur le plan linguistique,
pour rendre compte du cinétisme de la signification lexicale et
pour vérifier des hypothèses, comme celles que nous avons proposées
ci.dessus.
Notre corpus a été constitué, dans le cadre de cette étude, de
l’ensemble des textes constituant les « Actes du séminaire “Pour-
quoi innover ?” » (7 mai 2003, lycée Pergaud, Besançon).
Nous y avons analysé le déploiement des possibles argumenta-
tifs, c’est-à-dire les séquences d’énoncés qui associent le mot
innovation ou le mot innover avec d’autres représentations séman-
tiques(id est, avec d’autres mots) par un lien argumentatif (cause-
effet, but-moyen, etc.). Ces associations, récurrentes, peuvent être
envisagées comme générées par les stéréotypes de la signification des
deux mots. Ainsi, les titres des ateliers thématiques nous condui-
sent dès le début à envisager la présence, dans la signification
actuelle du mot innovation, dans le champ sémantique de
l’éducation, de stéréotypes qui associent l’élément « intentionna-
lité » du noyau à « meilleure intégration de l’élève à l’école »,
98 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

« améliorer la réussite scolaire », « impulser une dynamique


d’amélioration de la réussite scolaire », « développer le plaisir
d’apprendre et d’être ». Ces associations sont confirmées, détail-
lées et approfondies dans l’ensemble du corpus, qui se charge
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
presque de l’analyse sémantique, en se chargeant de l’analyse des
pratiques innovantes.
Nous avons pu regrouper les associations argumentatives
déployées dans le discours autour des trois éléments du
noyau, qui a priori devraient constituer la partie stable de la
signification.

a) désir/volonté (de changer)


donc – nouveau style – nouvelle manière de faire – objet nouveau
Les enchaînements argumentatifs regroupés sous (XVII) actua-
lisent l’élément « volonté » du noyau que nous avons proposé plus
haut :
(XVII) « innover pour aller vers l’autre »
« innover pour intéresser tout le temps »
« innover pour répondre à un besoin »
« innover pour ne pas reculer »
« innover pour communiquer son expérience »
« innover pour suivre la réalité »
« innover pour réussir »
« innover pour vivifier l’École »
(Atelier « Innover pour aider l’élève à mieux trouver sa place à l’école »)

« Contractualisées » et « légitimées », les actions innovantes


sont menées pour atteindre un but et, en amont, sur la prise de
conscience de devoir répondre à des besoins et des attentes, et
non sur le désir de changement et sur la pulsion de l’acte qui crée
le désordre dans l’ordre établi. C’est la volonté qui organise et
justifie ces nouveaux stéréotypes.
On peut faire l’hypothèse d’une évolution de la signification du
mot innovation non seulement au niveau de ses stéréotypes,
ancrés dans le contexte socioculturel et contraints par les change-
ments de ce contexte, mais également au niveau du noyau, qui
perdrait l’élément « désir » en faveur du renforcement de la
« volonté », organisée, institutionnalisée. En fait, plusieurs inter-
ventions font pourtant état d’une condition de la réussite de
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 99

l’innovation qui reste le désir de l’acteur social, le goût pour


l’introduction du nouveau :
(XVII) Une dimension importante de l’innovation est le goût des personnes pour
innover. Il ne faut donc pas verrouiller le système par la formalisation et la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
formation.
(XVIII) Il ne faut cependant pas innover seulement pour se faire plaisir.
(XIX) « L’innovation reste une démarche personnelle de quelqu’un qui a le sens du
collectif. »
(Atelier « Innover pour impulser dans l’école une dynamique d’amélioration de la
réussite scolaire »)

Ces énoncés placent « le désir », le goût du nouveau dans la


pratique parmi les conditions nécessaires de la réussite de la pra-
tique innovante, mais non parmi les conditions nécessaires et suf-
fisantes pour qu’il y ait action innovante. Si les discours d’autres
pratiques sociales confirment cette analyse, on peut faire l’hypothèse que
la présence seule de la volonté, voire du volontarisme, ancré sociale-
ment, est requise dans le noyau de la signification du mot innovation
(dont le cinétisme est évident), et que « le goût du nouveau » s’inscrit à
l’heure actuelle parmi les stéréotypes proposés par ces discours.

b) action (de changer) ou résultat (changement)


donc – évaluation positive/négative – succès/échec social
– admiration/regard critique –

L’étude du corpus fait apparaître un ensemble ouvert d’ac-


tions qui vont des expressions génériques (des pratiques de moti-
vation, la différenciation pédagogique, des parcours originaux, une
répartition particulière des moyens horaires, l’accompagnement très
personnalisé) jusqu’aux pratiques spécifiques (les mathématiques
en 5e sous la forme de jeux par binôme). Les traits associés à ces
pratiques innovantes construisent également un ensemble ouvert
de stéréotypes qui génèrent des possibles argumentatifs (activés
dans le corpus) :
— innovation donc réponse à des besoins de terrain
— innovation donc plaisir pour les apprenants et les enseignants
— innovation donc mutualisation
— innovation donc évaluation
— innovation donc pilotage
100 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

L’activation de ces « possibles argumentatifs » se fait, dans la


plupart des cas, sous la forme d’énoncés définitionnels :
(XX) innover, c’est évaluer
(XXI) innover c’est garantir la relation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
Il est intéressant de voir que tous ces stéréotypes ne sont pas
justifiés par la signification des éléments des stéréotypes qui sont
associés au noyau : « action de création d’une chose nouvelle
donc pilotage » ne se justifie pas de par la signification des élé-
ments associés par un lien proposé comme un lien argumentatif.
Le lien ne peut se justifier en dehors de la connaissance et/ou de
l’expérience institutionnelle et professionnelle de l’éducation,
dans un contexte socioculturel déterminé.
On peut faire l’hypothèse que le partage des pratiques innovantes
dans un domaine d’expérience et le partage des discours sur ces prati-
ques fonctionnent comme des déclencheurs de mécanismes de reconstruc-
tion de la signification des mots de ce champ sémantique (innovation,
innover, innovant) à partir d’associations inédites de représentations,
associations justifiées par l’extralinguistique, par le contexte culturel,
voire institutionnel.
Cette hypothèse répond à nos partis pris épistémologiques et
théoriques :
— qui nous font appréhender le discours comme une pratique de cons-
truction de soi et du monde, productrice de son propre univers, de sa
propre réalité ;
— et qui confèrent à la parole à la fois le statut d’une voie d’accès pri-
vilégiée aux identités des acteurs sociaux et aux représentations
sociales et celui d’une force agissante sur les pratiques sociales, les
systèmes de valeurs et la signification même des mots que le discours
mobilise pour les décrire.

c) Situation établie à changer/changée


donc – amélioration/désordre – plus belle / plus laide
– plus efficace / moins efficace –...

« La situation établie », institutionnelle, est très présente dans


notre corpus, ce qui était tout à fait prévisible, dans les discours
de la pratique éducative et dans le cadre académique du sémi-
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 101

naire. Mais l’analyse linguistique du discours nous amène à faire


trois autres remarques sur :
— l’axiologisation essentiellement positive au niveau des stéréotypes :
les exemples (XXII), (XXIII) construisent l’image d’un proces-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
sus qui garantit « l’augmentation de la plus value dans les
apprentissages scolaires » :
(XXII) Qu’apporte l’innovation comme « plus-value », d’une part aux élèves et
d’autre part aux équipes éducatives ?
(XXIII) L’innovation doit permettre une amélioration de l’efficacité scolaire. Si
l’on pose la question de continuer ou non un projet, les collègues évoquent
toujours l’intérêt que présente une autre manière de travailler.
— le statut axiologiquement négatif de « la chose établie », en tout cas
dans le domaine de l’école que l’action innovante est censée
changer, comme dans l’énoncé définitionnel de l’exem-
ple (XXIV) :
(XXIV) L’innovation est une désobéissance locale qui a réussi.
— le caractère continu du processus d’innovation, associé de par
l’un des stéréotypes du mot au partage, à la mutualisation :
dès que l’innovation est mutualisée, elle est institutionnalisée
et, de ce fait, elle cesse d’être innovation :
(XXV) Une innovation n’est déjà plus d’actualité.
Ce phénomène discursif de reconstruction de la signification
du mot innovation, qui fait que l’un des stéréotypes proposés par
le discours est susceptible de modifier le noyau même, rapproche
le concept d’ « innovation » de celui que nous avions défini sous
la dénomination de « savoir d’action » (Barbier et Galatanu,
2004). Un savoir d’action, par définition inédit, ou vécu comme
inédit par l’acteur social, se transforme en savoir didactique, dès
qu’il est formalisé et institutionnalisé par l’insertion dans un réfé-
rentiel de compétences.

LA RECONSTRUCTION DISCURSIVE
DES SYSTÈMES DE VALEURS DANS L’ACTIVITÉ

L’un des phénomènes discursifs importants que notre analyse


a fait apparaître est celui d’activation du potentiel axiologique,
évaluatif de la signification lexicale. Si le déploiement du poten-
tiel discursif du mot innovation propose de nouvelles associa-
102 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

tions, issues des pratiques professionnelles sur lesquelles portent


les discours de notre corpus (innovation donc réponse à des besoins
de terrain, innovation donc mutualisation, etc.), il y a au moins deux
éléments qui font partie déjà de la signification du mot, dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
l’ensemble des pratiques sociales : la polarité essentiellement
positive du processus de changement et la polarité négative de « la
chose établie », « à changer ».
Pour conclure, nous pourrions dire qu’une valeur sociale nou-
velle et complexe est née comme effet des évolutions de la signifi-
cation du mot innovation. Le mot apparaît comme une dénomi-
nation de valeur sociale. L’analyse du discours dans le cadre de
notre corpus et d’autres corpus sur lesquels nous travaillons en ce
moment et « la construction discursive de sa signification » que
nous avons étudiée ci-dessus, font apparaître la présence de
valeurs axiologiques positives inscrites au niveau de la strate des
stéréotypes intrinsèques à cette signification : <efficacité>, <inté-
rêt>, <plaisir>, et même, au pôle positif des valeurs morales-
éthiques, <partage>, <travail pour le bien d’autrui>, comme
dans l’exemple (XIII) : « L’innovation est une démarche personnelle
de quelqu’un qui a le sens du collectif. »
À la complexité axiologique de cette valeur, s’ajoute la pré-
sence des valeurs déontiques, très présentes dans notre corpus,
mais également très présentes dans les textes de la construction
européenne, dans les textes des médias ou de communication
interne des entreprises :
(XXI) Il ne faut pas cependant innover seulement pour se faire plaisir.
(XXII) L’innovation doit permettre une amélioration de l’efficacité scolaire.
(XXIII) L’innovation, c’est un processus qui est le résultat d’un système de pilotage,
les établissements sont innovants non pas parce qu’il y a des innovateurs
dans leur sein, parce que chacun l’est <...>, mais parce qu’il y a une
équipe de direction qui sait piloter par le changement et ça c’est valable
aussi au niveau académique, comme au niveau ministériel, on est là dans
des processus d’analyses systémiques, tout à fait bien connus aujourd’hui.

Valeur complexe axiologique positive pragmatique, affective,


intellectuelle, mais aussi et surtout morale, éthique, l’innovation
en éducation et, probablement dans les autres champs de prati-
ques sociales, est légitimée par l’institution ou l’entreprise,
évaluée, partagée, voire généralisée ou simplement diffusée,
« déontologisée ».
DU CINÉTISME DE LA SIGNIFICATION LEXICALE 103

Notre exemple illustre les rapports entre l’environnent profes-


sionnel et politique et des sujets énonciateurs acteurs des prati-
ques professionnelles et politiques concernées à travers leurs acti-
vités discursives et, plus largement ces pratiques mêmes, qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
portent le discours. Le cinétisme de la signification lexicale y
apparaît à la fois comme un effet de ces rapports et comme un
outil de transformation du système de valeurs qui sous tendent la
pratique sociale et individuelle et, de ce fait, créateur d’un sujet
collectif.

BIBLIOGRAPHIE

Anscombre J.-C. (éd.) (1995), Théorie des topoï, Paris, Kimé.


Barbier J. M., Galatanu O. (éd.) (2004), Les savoirs d’action : une mise en
mots des compétences ?, Paris, L’Harmattan.
Benveniste É. (1976), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.
Ducrot O. (1995), Topoï et formes topiques, in J.-C. Anscombre (éd.),
Théorie des topoï, Paris, Kimé, 85-100.
Ducrot O. (1995), Les modificateurs déréalisants, in Journal of Pragmatics.
Galatanu O. (1999 a), Le phénomène sémantico-discursif de déconstruc-
tion reconstruction des topoï dans une sémantique argumentative
intégrée, in O. Galatanu, J.-M. Gouvard (éd.), Langue française, 123 : La
sémantique du stéréotype, 41-51.
Galatanu O. (1999 b), Argumentation et analyse du discours, in Y. Gam-
bier, E. Suomela-Salmi (éd.), Jalons, 2, Turku, Université de Turku,
41.54.
Galatanu O. (2000 a), Signification, sens et construction discursive de soi et
du monde, in J.-M. Barbier, O. Galatanu (éd.), Signification, sens, forma-
tion, Paris, PUF, 25-44.
Galatanu O. (2000 b), Langue, Discours et systèmes de valeurs, in
E. Suomela-Salmi (éd.), Curiosités linguistiques, Université de Turku,
80.102.
Galatanu O. (2000 c), La reconstruction du système de valeurs convoquées
et évoquées dans le discours médiatique, in Actes du XXIIe Congrès inter-
national de linguistique et philologie romanes, Bruxelles, 23-29 juillet 1998,
vol. VII, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 251-258.
Galatanu O. (2002), La dimension axiologique de l’argumentation, in
M. Carel (éd.), Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, 93-107.
Galatanu O. (2003 a), La sémantique des valeurs dans la prière française,
in J.-C. Aroui (éd.), Le sens et la mesure. De la pragmatique à la métrique,
Paris, Champion, 69-88.
Galatanu O. (2003 b), La construction discursive des valeurs, in J.-M. Bar-
bier (éd.), Valeurs et activités professionnelles, Paris, L’Harmattan.
104 SUJETS, ACTIVITÉS, ENVIRONNEMENTS

Galatanu O. (à paraître), Sémantique des « possibles argumentatifs » et axio-


logisation discursive, in D. Bouchard, I. Evrard (dir.), Représentation du
sens linguistique II, Paris - Louvain-la-Neuve, Duculot.
Kleiber G. (1999), Problèmes de sémantique. La polysémie en question, Ville-
neuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - MORENO Jenny - 213.44.62.147 - 01/03/2020 22:21 - © Presses Universitaires de France
Langacker R. (1991), Noms et verbes, Communications, 53, Sémantique
cognitive, 103-154.
Putnam H. (1975), The meaning of « meaning », Philosophical Papers, vol. 2,
Cambridge, Cambridge University Press.
Putnam H. (1990), Représentation et réalité, Paris, Le Seuil.
Putnam H. (1994), Le réalisme à visage humain, Paris, Armand Colin.
Putnam H., La définition, Paris, Larousse, coll. « Langue et langage »,
97.109.
Saussure F. de (1916), Cours de linguistique générale, Paris, Payot & Rivages.
Searle J. (1983), Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, Cam-
bridge University Press.
Vignaux G. (1988), Le discours acteur du monde. Énonciation, argumentation et
cognition, Gap, Ophrys.

Vous aimerez peut-être aussi