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ΠΌΛΕΜΟΣ ΠΆΝΤΩΝ ΠΑΤΉΡ.

LES PRÉSOCRATIQUES DANS LA


RECHERCHE DES ANNÉES 1920

Glenn W. Most

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »


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2010/2 n° 93 | pages 235 à 253
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130577089
DOI 10.3917/leph.102.0235
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2010-2-page-235.htm
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22 avril 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 235 / 312

PólemoV pάntwn patήρ. Les Présocratiques


dans la recherche des années 19201
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Les Présocratiques de Diels

PólemoV pάntwn men patήr ἐsti… Ainsi parlait Héraclite. Si ce n’est


peut-être pas le cas dans d’autres domaines, force est de reconnaître que pour
la recherche sur Héraclite et les autres Présocratiques, la Première Guerre
mondiale fut une sorte de père. Car dans la décennie suivant cette guerre,
les études consacrées aux premiers philosophes grecs ont connu un essor sans
précédent ni postérité. Pendant cette période, les textes des philosophes grecs
ont fait l’objet d’un soin éditorial tout particulier. L’édition complète de
Hermann Diels, édition de référence qui dominait et déterminait le champ
de la recherche avec ses Fragmente der Vorsokratiker2, fut alors rejointe par
trois autres anthologies dont l’une était même destinée aux lycéens3. Tous
les Présocratiques ont bénéficié de cet essor, mais Héraclite en particulier
jouissait d’une popularité étonnante, y compris hors de l’Université, comme

1.  La présente contribution est extraite de G. Most, « PólemoV pάntwn patήr. Die
Vorsokratiker in der Forschung der Zwanziger Jahre », in H. Flashar (éd.), Altertumswissenschaft
in den 20er Jahren. Neue Fragen und Impulse, Steiner, Stuttgart, 1995, p. 87-89, 92-114.
2.  H.  Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Zurich, 1903, 21906, 31912, 41922, éd.
W. Kranz 51934, 181989. E. Howald parle même d’« époque dielsienne » dans son « Bericht
über die Vorsokratiker (einschliesslich Sophistik) aus den Jahren 1897 bis zur Gegenwart », in
Jahresbericht über die Fortschritte der Altertumswissenschaft 49/197 (1923), 139-192, cit. 141.
Parmi les bulletins bibliographiques des années  1920, cf. également D. Tarrant, « Ancient
Philosophy », in The Year’s Work in Classical Studies 15 (1921-1922), 59-69 ; 16 (1922-1923),
55-63 ; 17 (1923-1924), 57-66 ; 18 (1924-1925), 55-64 ; 19 (1925-1926), 63-72 ; 20 (1926-
1927), 59-68 ; 21 (1927-1928), 65-73 ; 22 (1928-1929), 63-73 ; 23 (1929-1930), 65-76 ;
M. Lacroix, « Bulletin bibliographique. Philosophie (1919-1923) », in reg 35 (1922), 261-
264 ; 36 (1923), 541-545 ; M. Wundt, « Philosophie 1912-1925 », in arw 24 (1926), 319-
366 ; J. Pavlu, « Sammelbericht zur Geschichte der Philosophie des Altertums », in Zeitschrift
für die Österreichischen Mittelschulen 2 (1926-1927), 82-90 ; G. de Ruggiero, « Alcuni recenti
studi sulla filosofia greca », in La Critica 26 (1928), 169-181 ; E. des Places, « Bulletin d’an-
cienne philosophie grecque », in Recherches de Science Religieuse 21 (1931), 105-128.
3.  W.  Nestle, Die Vorsokratiker in Auswahl, Iéna, 1908, 21922; K.  W.  Schmidt, Die
Vorsokratiker. Eine Auswahl für den Schulgebrauch, Berlin, 1924; M. Grünwald, Die Anfänge
der abendländischen Philosophie. Fragmente und Lehrberichte der Vorsokratiker, Zurich, 1925.
Les Études philosophiques, n° 2/2010, p. 235-253
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en témoignent les cinq éditions et traductions exclusivement consacrées à


ce penseur, autant d’ouvrages de vulgarisation que les éditeurs allemands
ont publiés en l’espace de seulement sept ans1. Parallèlement, on commença
à étudier en profondeur le contexte historique et intellectuel des philoso-
phes présocratiques (les premiers prosateurs, les Orphiques) dans des recueils
ambitieux et scientifiquement plus fiables2.
Celui qui s’intéressait dans les années 1920 aux Présocratiques n’était pas
laissé démuni face aux textes originaux, car les librairies regorgeaient alors de
présentations consacrées à la philosophie grecque en général et à sa première
phase en particulier, si bien qu’on pourrait presque s’étonner que les libraires
aient pu trouver encore de la place pour d’autres thèmes. Les deux présenta-
tions générales les plus influentes de cette période étaient Die Philosophie der
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Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, par Eduard Zeller3 et Grundriss
der Geschichte der Philosophie par Friedrich Ueberweg et Karl Praechter4. En
l’espace de dix ans, au moins vingt-cinq autres histoires de la philosophie
grecque en langue allemande furent publiées ou rééditées5 ; la plupart d’en-

1.  F.  Schirmer, Heraklit. Eine Auswahl der Fragmente des Ephesiers, Nürnberg, 1922;
E. Köppen, Heraklit. Die Fragmente, Potsdam, 1924; G. Burckhardt, Heraklit, seine Gestalt
und sein Künden. Einführung, Übertragung, Deutung, Zurich, 1925; B.  Snell, Heraklit.
Fragmente, Munich, 1926; F. Herrmann, Heraklit. Über das All, Berlin, 1929.
2.  O. Kern, Orphicorum fragmenta, Berlin, 1922; F. Jacoby, Die Fragmente der griechi-
schen Historiker. I: Genealogie und Mythographie, Berlin, 1923, 21957; J.L. Heiberg, Corpus
medicorum graecorum. I, 1: Hippocratis opera, Leipzig, 1927.
3.  Il est significatif que seule la première section sur les Présocratiques fut mise à jour
dans le premier tome : Allgemeine Einleitung. Vorsokratische Philosophie, éd. Lortzing et Nestle,
6
1919, 71922.
4.  Grundriss der Geschichte der Philosophie. I: Das Altertum, 111920, 121926.
5.  E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung. I: Allgemeine
Einleitung. Vorsokratische Philosophie (éds. F. Lortzing et W. Nestle), Leipzig, 61919, 71922; A.
v. Aster, Geschichte der antiken Philosophie, Berlin, 1920; W. Kinkel, Allgemeine Geschichte der
Philosophie. Entwicklung des philosophischen Gedankens von Thales bis auf unsere Zeit. I: Geist der
Philosophie des Altertums, Osterwieck, 1920; V. Kolb, Aussprüche der Weltweisen des Altertums
über Gott, Seele und Unsterblichkeit, Vienne, 1920; L. Stein, Geschichte der Philosophie bis Platon,
Munich, 1920; F.  Ueberweg, Grundriss der Geschichte der Philosophie. I: Das Altertum (éd.
K. Praechter), Berlin, 111920, 121926; E. Hoffmann, Die griechische Philosophie von Thales bis
Platon, Leipzig / Berlin, 1921; K. Joel, Geschichte der griechischen Philosophie I, Tübingen, 1921;
G. Kafka, Die Vorsokratiker, in Geschichte der Philosophie, II, 20, Munich, 1921; W. Capelle,
Geschichte der Philosophie. I: Die griechische Philosophie. 1: Von Thales bis Leukippos, Berlin, 1922;
T. Gomperz, Griechische Denker. Eine Geschichte der antiken Philosophie I (éd. H. Gomperz),
Berlin / Leipzig, 41922; H. Leisegang, Griechische Philosophie von Thales bis Platon, in Jedermanns
Bücherei, Abt. Philosophie, Breslau, 1922; H. v. Arnim, Die europäische Philosophie des Altertums,
in W. Wundt et al. (éd.), Allgemeine Geschichte der Philosophie, in Die Kultur der Gegenwart I, 5,
Leipzig / Berlin, 21923, 94-263 ; O. Dittrich, Die Systeme der Moral. Geschichte der Ethik vom
Altertum bis zur Gegenwart. I: Altertum bis zum Hellenismus, Leipzig, 1923; F. Neubauer, Grosse
Denker. Eine Einführung in die Philosophie, Francfort, 1923; W. Windelband, Geschichte der
abendländischen Philosophie im Altertum (éd. A. Goedeckemayer), in Müllers Handbuc  V, 1, 1,
Munich, 1923; R. Hönigswald, Die Philosophie des Altertums. Problemgeschichtliche und systemati-
sche Untersuchungen, Berlin / Leipzig, 21924; K. Vorländer, Die griechischen Denker vor Sokrates, in
Philosophie. Eine Reihe volkstümlicher Darstellungen 2, Leipzig, 1924; W. Windelband, Lehrbuch
der Geschichte der Philosophie (éd. E. Rothacker), Tübingen, 111924; E. Cassirer et E. Hoffmann,
Geschichte der antiken Philosophie, in Lehrbuch der Philosophie (éd. M. Dessoir), Berlin, 1925,
7-256; E. Howald, Die Anfänge der europäischen Philosophie, Munich, 1925; H. Meyer, Geschichte
der alten Philosophie, in Philosophische Handbibliothek 10, Munich, 1925; E. Howald, Ethik des
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 237

tre elles sont aujourd’hui tombées dans l’oubli, parmi lesquelles certaines
qui à l’époque jouissaient d’un crédit particulier, telles que la Geschichte der
griechischen Philosophie I par Karl Joels (qui n’est plus éditée depuis 1921), et
la Geschichte der antiken Philosophie par Ernst Cassirer et Ernst Hoffmann,
publiée dans le Lehrbuch der Philosophie de Max Dessoir (1925). À comparer
cette situation à celle prévalant dans d’autres pays européens, force est de
conclure que l’intérêt massif pour les Présocratiques était surtout un phé-
nomène allemand : en Angleterre, en France et en Italie, excepté le cas de
John Burnet avec sa Early Greek Philosophy, cette vogue présocratique n’arriva
que plus tard et fut loin de faire autant d’effet qu’en Allemagne1. L’abondance
presque effrayante des études monographiques et thématiques publiées à
l’époque, fut initiée par le Parmenides und die Geschichte der Philosophie de
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Karl Reinhardt publié pendant la Première Guerre mondiale (1916). Deux
de ces études restent influentes de nos jours, celle de Hermann Fränkel et la
thèse de doctorat de Bruno Snell2.

Altertums, Munich, 1926; T. Hopfner, Ethik des Altertums I, Munich, 1927; W. Windelband,
Grundriss der Geschichte der Philosophie I (éd. B. Geyer), Berlin, 111928; E. Zeller, Grundriss der
Geschichte der griechischen Philosophie (éd. W. Nestle), Leipzig, 131928; K. Joel, Wandlungen der
Weltanschauungen. Eine Philosophiegeschichte als Geschichtsphilosophie I-VIII, Tübingen, 1928-
1929; W. Nestle, Die griechischen Philosophen. I: Die Vorsokratiker, Iéna, 1929.
1.  Angleterre  /  usa: J.  Burnet, Early Greek Philosophy, Londres, 1892, 21908, 31920,
4
1930 (tr.  all. Berlin, 1913, tr. fr. Paris, 1919) ; id., Greek Philosophy. 1: Thales to Plato,
Londres, 1914, 21964; R.  B.  Appleton, The Elements of Greek Philosophy. From Thales to
Aristotle, Londres, 1922; B. A. G. Fuller, History of Greek Philosophy: Thales to Democritus,
New York, 1923; R. Scoon, Greek Philosophy Before Plato, Princeton, 1928; F. M. Cornford,
Before and After Socrates, Cambridge, 1932. France / Belgique : J. Bidez, Les premiers philoso-
phes grecs techniciens et expérimentateurs, Bruxelles, 1921 ; L. Robin, La Pensée grecque, Paris,
1923 ; E. Bréhier, Histoire de la philosophie. I : L’antiquité et le moyen âge. 1 : Introduction,
période hellénique, Paris, 1926. Italie : E. P. Lamanna, Manuale di storia della filosofia ad uso
delle scuole. I: La filosofia antica, Florence, 1927; F. Fiorentino, Compendio di storia della filo-
sofia (éd. A. Carlini), Florence, 1928; M. Losacco, Introduzione alla storia della filosofia greca,
Bari, 1929; R. Mondolfo, Storia della filosofia esposta con testi scelti dalle fonti. I: Il pensiero
antico (Storia della filosofia greco-romana), Milan, 1929.
2.  C.  Bailey, The Greek Atomists and Epicurus, Oxford, 1928; P.  Bise, La politique
d’Héraclite d’Éphèse, Paris, 1925 ; A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège / Paris,
1922 ; id., La Vie de Pythagore de Diogène Laërce, Bruxelles, 1922 ; H. Diels, « Anaximandros
von Milet », in Neue Jahrbücher für das klassische Altertum  51 (1923), 65-76; J.  A.  Faure,
L’Égypte et les Présocratiques, Paris, 1923 ; H.  Fränkel, « Eine Stileigenheit der frühgriechi-
schen Literatur », in ngg, 1924, 63-103, 105-127; id., « Xenophanesstudien », Hermes, 60
(1925), 174-192; id., « Parmenidesstudien », in ngg, 1930, 143-192; id., « Der Zeitbegriff
in der frühgriechischen Literatur », in Forschungen und Fortschritte 7 (1931), 2-3; id., « Drei
Interpretationen aus Hesiod », in Festschrift für Richard Reitzenstein, Leipzig / Berlin, 1931,
1-22; id., « Die Zeitauffassung in der archaischen griechischen Literatur », in Beilagenheft zur
Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft 25 (1931), 97-118; E. Frank, Plato und
die sogenannten Pythagoreer. Ein Kapitel aus der Geschichte des griechischen Geistes, Halle, 1923;
H. Gomperz, « Psychologische Beobachtungen an griechischen Philosophen », in Imago 10
(1924), 1-92; R. K. Hack, God in Greek Philosophy to the Time of Socrates, Princeton, 1931;
R. Harder, Okkelos Lucanus, Berlin, 1923; W. A. Heidel, « Anaximander’s Book, the Earliest
Known Geographical Treatise », in Proceedings of the American Acad. of Arts and Sciences,
56, 1921, no  7 ; E.  Hoffmann, « Kulturphilosophisches bei den Vorsokratikern », in Neue
Jahrbücher für Wissenschaft und Jugendbildung, 5, 1929, 2-24; T. Hopfner, Orient und griechi-
sche Philosophie, Leipzig, 1925; W. Jaeger, « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen
Lebensideals », in Sitzungsber. d. Preuss. Ak. d. Wiss., phil.-hist. Kl. 25, 1928, 390-421; id.,
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238 Glenn W. Most

Comment expliquer cette extraordinaire floraison d’études consacrées


aux Présocratiques dans l’Allemagne de l’après-guerre ? Un facteur impor-
tant (nécessaire mais non suffisant) fut sans aucun doute l’énorme succès de
l’édition des Présocratiques de Diels, qui rassembla pour la première fois de
façon commode et maniable la plupart des textes requis pour l’étude de ce
champ1. Si l’on consulte la parole d’Héraclite « la guerre est le père de toutes
choses » dans l’édition de Diels-Kranz, l’on trouve trois niveaux d’informa-
tions réunis, bien que clairement distingués : en haut le contenu du fragment
avec l’indication abrégée de la source, en dessous une traduction allemande
et tout en bas un commentaire varié composé d’un choix parcimonieux de
leçons, de pistes d’interprétation et d’une bibliographie secondaire2. […]
Diels propose donc maintenant ce que personne parmi ses prédécesseurs
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n’avait encore osé : une citation en grec avec ses références abrégées et une
traduction pure et simple en allemand3. Aucune critique du texte, aucune
difficulté d’interprétation, aucune bibliographie secondaire ne viennent
troubler l’accès présumé transparent au texte grec d’origine et au sens articulé

« Griechische Staatsethik älterer Zeit », in Studienwoche Gymn. Templin, janv. 1929 ; O. Kern,


Orpheus. Eine religionsgeschichtliche Untersuchung, Berlin, 1920; V. Macchioro, Eraclito, Bari,
1922 ; K. Marx, Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie, in K. Marx,
Werke und Schriften I, Francfort, 1927, 1-144; W. Nestle, « Die Schrift des Gorgias “Über
die Natur oder über das Nichtseiende” », in Hermes 57 (1922), 551-562 ; H. Oppermann,
« Die Einheit der vorsophistischen Philosophie », in Xenia Bonnensia, Bonn, 1929, 1-34;
M. Pohlenz, « Die Anfänge der griechischen Poetik », ngg, 1920, 142-178; S. Ranulf, Der
eleatische Satz vom Widerspruch, Copenhague / Kristiana, 1924; K. Reinhardt, Parmenides und
die Geschichte der Philosophie, Bonn, 1916; R. Schaerer, Étude sur les notions de connaissance
et d’art d’Homère à Platon, Macon, 1930 ; B. Snell, Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens
in der vorplatonischen Philosophie, Diss. Göttingen, 1922, Berlin, 1924; id., « Die Sprache
Heraklits », in Hermes 61 (1926), 353-381; id., « Zur naturwissenschaftlichen Begriffsbildung
im Griechischen », in Philosophischer Anzeiger 3 (1929), 243-260; A. Stöhr, Heraklit, Vienne,
1920; W. Theiler, Zur Geschichte der teleologischen Naturbetrachtung bis auf Aristoteles, Zurich,
1925; M.  Untersteiner, Parmenides, Turin, 1925; W.  Graf Uxkull-Gyllenband, Griechische
Kultur-Entstehungslehren, Berlin, 1924; E. Weerts, Heraklit und die Herakliteer, Berlin, 1926;
F. Wehrli, Studien zur ältesten Ethik bei den Griechen, Leipzig / Berlin, 1931.
1.  L’édition de référence du xixe siècle était celle de F. G. A. Mullachius, Fragmenta phi-
losophorum graecorum. I: Poeseos philosophicae caeterorumque ante Socratem philosophorum quae
supersunt, 1860. Dans son recueil sur Héraclite tout au moins, la méthode de Mullach suit
celle de F. Schleiermacher, Herakleitos der dunkle, von Ephesos, dargestellt aus den Trümmern sei-
nes Werkes und den Zeugnissen der Alten, Museum der Alterthums-Wissenschaft (éd. F. A. Wolf
et R. Buttmann), 1, 1807, 313-533. C’est Ingram Bywater qui isola systématiquement les
citations littérales de la masse transmise des reliquiae d’Héraclite : Ingram Bywater, Heraclitii
Ephesii reliquiae, 1877. L’édition d’Héraclite établie par Diels, Herakleitos von Ephesos, 1901,
reprend et radicalise les idées innovantes de Bywater. À l’instar de ce dernier, Diels confère
un privilège optique aux citations originales d’Héraclite et renvoie les rapports sur la vie et la
doctrine, ainsi que les erreurs, en annexe. Ce faisant, il réduit largement la référence exhaus-
tive au contexte de réception et gagne de la place pour le commentaire textuel et critique.
Mais Diels innove surtout sur deux points. D’abord, il abandonne la tentative d’ordonner les
citations littérales de façon systématique et les restitue plutôt selon la succession alphabétique
de leurs sources. Ensuite, il traduit les fragments grecs en allemand, à la différence de tous ses
prédécesseurs, qui ne proposaient tantôt aucune traduction (Ritter-Preller, Bywater), tantôt
une traduction en latin (Mullach).
2.  H.  Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker  I, éd. W.  Kranz, Zürich, 181989,
162 = 22 B 53 ; cf. J.-P. Dumont et al. (éd.), Les Présocratiques, Paris, 1988.
3.  Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, 21906, I, 69, Frg. 53.
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 239

dans la langue allemande considérée d’égale valeur. De ce point de vue, les


adjonctions de l’appareil critique que Kranz ajouta aux éditions postérieures
apparaissent comme un retour à la conscience d’un problème ouvertement
formulé et admis par les prédécesseurs de Diels, mais que celui-ci semblait
vouloir réprimer1. Car Diels pensait être venu définitivement à bout, par ses
études doxographiques, surtout ses Doxographi Graeci (1879), des difficultés
apparues de façon si virulente à chaque fois qu’on prenait conscience du
problème, notamment la clarification des rapports de dépendance à l’inté-
rieur des témoignages et, ce qui est lié, la distinction entre ceux qui étaient
fiables et ceux qui ne l’étaient pas. Pour Diels et pour beaucoup à sa suite, la
recherche sur la situation de la transmission des Présocratiques avait rempli
son objectif et était devenue superflue : dorénavant, les scientifiques pou-
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vaient s’appuyer aveuglément sur Diels et restreindre leurs recherches sur
les problèmes posés non pas par la transmission, mais par les textes transmis
eux-mêmes. Scientia celat scientiam.
Nous savons désormais combien le fondement de l’œuvre magnifique de
Diels était vacillant2. Pourtant, son édition a fait époque, écartant les précé-
dentes éditions de référence3 et préparant le terrain pour de nouvelles orienta-
tions de la recherche. La distinction (trop) claire que Diels fit entre le rapport
doctrinal et la citation textuelle plaça pour la première fois les ipsissima verba
des philosophes au centre du regard : ces paroles pouvaient désormais être
considérées pour elles-mêmes, apparaissant comme nettoyées de leur boue
et de leur poussière par une fouille archéologique. La méthodique identifi-
cation et isolation d’un nouvel objet de la recherche, à savoir les « fragments
des Présocratiques », eurent pour conséquence scientifique des investigations
nouvelles et précises sur la langue et le style des Présocratiques4, mais aussi
sur le détail de leurs doctrines, pour autant que la reconstruction de celles-ci
s’appuyait sur les fragments et non sur les rapports doctrinaux5. La large
résonance non scientifique, qui procéda au moins indirectement des travaux
de Diels, est attestée par l’impressionnante quantité, mentionnée ci-dessus,

1.  Si l’on juge l’édition de Diels, l’on ne doit pas oublier qu’elle était à l’origine destinée
à « servir de base à des cours sur la philosophie grecque » (Fragmente der Vorsokratiker, 181989,
I: « Aus den Vorreden zur ersten Auflage [1903] »). L’intention initiale et explicite de Diels
n’était pas de déterminer également la recherche scientifique dans le domaine.
2.  Ces dernières années, c’est surtout l’analyse que Diels fit de la méthode d’Hippolyte,
qui a fait l’objet de critiques véhémentes, mais justifiées. Cf. par ex C. Osborne, Rethinking
Early Greek Philosophy. Hippolytus of Rome and the Presocratics, 1987; J. Mansfeld, Heresiography
in Context. Hippolytus « Elenchos » as a Source for Greek Philosophy, 1992.
3.  Le Ritter-Preller connut encore une neuvième édition, préparée par Eduard Wellmann
(1913), indiquant la numérotation de Diels et privilégiant les citations par rapport aux récits
doctrinaux : certains fragments deviennent texte principal, parmi eux le fragment du polemos
(p. 28, no 34). Ce recueil resta utile, en particulier pour d’autres domaines de la philosophie
antique et connut même une dixième édition presque inchangée (1934), reprise à son tour
dans une réimpression reprographique (1975).
4.  Par ex. H. Fränkel, « Eine Stileigenheit der frühgriechischen Literatur », ngg, 1924,
63-103, 105-27; B. Snell, « Die Sprache Heraklits », in Hermes 61 (1926), 353-81.
5.  Par ex. H.  Fränkel, « Xenophanesstudien », in Hermes  60 (1925), 174-92; id.,
« Parmenidesstudien », ngg, 1930, 143-92.
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240 Glenn W. Most

de présentations et de traductions populaires, surtout concernant Héraclite,


publiées dans les années d’après-guerre1.
Il faut noter cependant que les travaux de Diels présentaient une condi-
tion certes nécessaire, mais en aucun cas suffisante pour le développement des
recherches dans ces années d’après-guerre. Car ses travaux remontaient tous
au tournant du siècle : les éditions séparées que Diels donna de Parménide2
et d’Héraclite ont paru respectivement en 1897 et 1901, son recueil des poè-
tes philosophes grecs également en 19013, la première édition des Fragmente
der Vorsokratiker en 1903. Ils s’inscrivaient alors dans une première vague de
recherches plutôt modérée, marquée par des noms tels que John Burnet et
Theodor Gomperz4. Mais la seconde vague, qui commença à se lever seule-
ment vingt ans plus tard, fut beaucoup plus puissante et durable. Il en résulte
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un problème intéressant de l’histoire des sciences : pourquoi la réception des
travaux de Diels sur les Présocratiques a-t-elle été retardée de deux décennies ?
Selon toute apparence, les éditions de Diels ont produit l’effet d’une bombe,
mais d’une bombe à retardement. Pourquoi ?

Fascination de l’archaïque (Cassirer, Heidegger)

On peut en trouver une trace significative dans une tendance commune


aux études sur les Présocratiques de l’époque, qui était de vouloir expliquer
de façon programmatique que les Présocratiques doivent être compris pour
eux-mêmes, et pas tant comme les prédécesseurs imparfaits de la philoso-
phie grecque classique, mais bien plus comme penseurs à part entière avec
des intuitions philosophiques propres et sensées, et donc dignes d’intérêt.
Encore en  1916, Karl  Reinhardt prend presque un ton d’excuse quand il
entend justifier son choix du thème Parménide :

Et pour le confesser d’avance : il s’agit moins pour moi d’une nouvelle classifica-
tion historique que de donner la parole à Parménide. J’avoue avoir une prédilection
pour lui, et croire être dans le devoir de lui rendre justice. Et il se pourrait qu’il ait
bien le droit d’être entendu une fois pour lui même, sans être toujours situé dans les
polémiques d’école et dans le développement de la pensée5.

1.  À ces éditions populaires d’Héraclite, énumérées plus haut, se sont ajoutées au cours
des années  1920 les monographies suivantes : A.  Stöhr, Heraklit, 1920 ; V.  Macchioro,
Eraclito, 1922; P. Bise, La politique d’Héraclite d’Éphèse, 1925 ; E. Weerts, Heraklit und die
Herakliteer, 1926.
2.  H. Diels, Parmenides Lehrgedicht, 1897.
3.  H.  Diels, Poetarum philosophorum fragmenta, in Poetarum graecorum fragmenta  3.1
(éd. U. v. Wilamovitz-Moellendorff), 1901.
4.  J.  Burnet, Early Greek Philosophy, 1892; Greek Philosophy, 1914; T.  Gomperz,
Griechische Denker, 1895, ouvrages cités plus haut.
5.  K.  Reinhardt, Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie, 11916,
3
1977, 4.
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 241

Mais déjà en  1922, Wilhelm  Nestle, après avoir admis que l’aversion de
Socrate pour la philosophie de la nature fut un moment certainement déci-
sif, pouvait ajouter aussitôt : « Mais la philosophie présocratique ne doit pas
être considérée comme un simple prélude à la trilogie philosophique Socrate,
Platon, Aristote. »1 À peine deux années plus tard, Hermann Fränkel, non sans
pathos, tirait des conclusions méthodologiques et historiques de son obser-
vation de quelques tendances stylistiques des écrivains grecs archaïques :

On ne peut pas expliquer le premier style grec en définissant seulement ce qu’il


possède « déjà » et ce qui lui manque « encore ». Il faut également considérer cela
même qui a dû être détruit pour qu’à partir de l’art archaïque, mais aussi contre
lui, l’art classique supérieur puisse s’épanouir. C’est cela qu’au nom des œuvres, qui
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autrement nous demeurent fermées dans leur finalité et dans leur caractéristique
la plus propre, nous devons enfin et d’abord faire revivre en nous. Le monde qui
s’ouvre alors à nous est fort étranger, malgré sa parenté secrète avec certains traits
de notre époque […] Aucun chemin ne mène au-delà [sc. au-delà d’Héraclite et
Pindare], et toute descente serait chute. Il n’y a pas non plus de séjour possible dans
ces domaines. Car l’air glaciaire rare de la spiritualisation et du double sens doit être
fatal pour un certain type d’être humain évoluant dans la proximité terrestre d’un
présent tourné avec passion vers les choses singulières2.

À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit ici d’une historicisation


traditionnelle : chaque époque a un droit propre à l’existence ; l’existence
de chacune peut être annulée par d’éventuels développements et progrès
postérieurs, mais pas sa façon d’être typique ni son sens. Pourtant, un tel
mode de considération historicisant ne partagerait pas cet étrange pathos
qui entend défendre ces premiers auteurs contre les préjugés des suivants,
et qui veut même les célébrer comme des héros passionnément adonnés à
la réalité empirique et consacrés à un inéluctable déclin. Pour interpréter
correctement ce pathos, nous ne devons pas nous contenter de situer ces
manifestations dans le contexte de la philologie classique, mais nous devons
aussi discerner leur arrière-plan, celui d’un mouvement culturel plus grand,
à savoir le mouvement de fascination pour l’archaïque et le primitif apparu
au cours du dernier quart du xixe siècle en partie par réaction à l’embour-
geoisement et la domestication du monde, et qui est devenu pour ainsi dire
virulent après la connaissance profondément bouleversante acquise pendant
la Première Guerre mondiale par bon nombre d’Européens, de leur propre
primitivité3. C’est ainsi que pour les spermatikoì lógoi que Diels avait
semés vingt ans plus tôt, le terreau culturel ne devint vraiment fécond qu’à
partir de 1918.

1.  W. Nestle, Die Vorsokratiker in Auswahl, 21922, 21.


2.  H.  Fränkel, « Stileigenheit », in id., Wege und Formen frühgeschichtlichen Denkens.
Literarische und philosophiegeschichtliche Studien (éd. F. Tietze), 31968, 40-96, cit. 95-96.
3.  Cf. G. Most, « Zur Archäologie der Archaik », in Antike und Abendland 35 (1989),
1-23, spéc. 20-21.
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242 Glenn W. Most

Dans la recherche philosophique de l’époque, cette fascination se mani-


festait par la mise en évidence de ce qu’on appelait la « pensée archaïque » : le
philosophe moderne et cultivé était censé ne plus écarter comme simplement
primitifs les documents des modes de pensée premiers, voire imparfaits, mais
il devait les comprendre comme produisant des effets et du sens à l’intérieur
de sa propre conceptualité1. Parmi les philosophes, ce fut surtout le cas chez
les néokantiens que l’intérêt pour la théorie de la connaissance portait natu-
rellement dans cette direction, pensant trouver dans des stades préliminaires
apparemment plus simples un éclaircissement sur les structures fondamen-
tales de la connaissance humaine. À côté de Marbourg, c’était avant tout
Hambourg, avec le cercle autour d’Aby Warburg, qui était alors un centre
de cette orientation de la recherche : Ernst Cassirer, qui enseignait à l’Uni-
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versité de Hambourg durant cette décennie, publia dans ces années-là en
collaboration avec Ernst Hoffmann une Geschichte der antiken Philosophie2
et, seul, les trois tomes de sa Philosophie des formes symboliques3, ainsi que
plusieurs analyses spécifiques sur la « pensée mythique »4. Malgré son intérêt
pour les formes de pensée primitives et mythiques, Cassirer ne mettra jamais
en question son adhésion à un modèle téléologique et hiérarchique de la
connaissance humaine. Dans l’introduction à son manuel de philosophie
grecque, il écrit ainsi, dans un esprit tout à fait hégélien : « La considéra-
tion qui va suivre conçoit l’histoire de la philosophie grecque comme l’histoire
du “Logos” qui se trouve lui-même », et lorsqu’il met explicitement en garde
quelques pages plus loin contre la tendance à comprendre les Présocratiques
par le concept aristotélicien postérieur de substance, il s’empresse d’ajouter
que celui-ci « forme moins le point de départ que le but de la philosophie
de la nature ionienne »5 ; ailleurs, il félicite Héraclite : « Pour la première
fois, en toute conscience et en toute clarté, l’idée fondatrice de la spéculation
philosophique, l’unité et la légalité inviolable du tout, s’oppose à la vision
mythique de la contingence du monde (…) Ainsi, la corrélation mythique
et magique entre des forces s’est transformée maintenant en corrélation des
significations »6. Cette conception a laissé des traces évidentes chez les phi-
lologues et philosophes alors influencés par Cassirer, comme par exemple

1.  En dehors des philosophes discutés ici, voir en particulier H. Leisegang, Denkformen,
1928, et J. Stenzel, Zahl und Gestalt bei Platon und Aristoteles, 1924.
2.  E. Cassirer et E. Hoffmann, Geschichte der antiken Philosophie, in M. Dessoir (éd.),
Lehrbuch der Philosophie, 1925, 7-256.
3.  E. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, I: Die Sprache, 1923, II: Das mythi-
sche Denken, 1925, III: Phänomenologie der Erkenntnis, 1929 (tr. fr. C.  Fronty, O.  Hanse-
Love, J. Lacoste, 1972) ; cf. aussi le même, Der Begriff der symbolischen Form im Aufbau der
Geisteswissenschaften, in Vorträge der Bibliothek Warburg, I, 1921-22, 1923, 11-39.
4.  E. Cassirer, Die Begriffsform im mythischen Denken, in Studien der Bibliothek Warburg,
I, 1922; le même, Sprache und Mythos. Ein Beitrag zum Problem der Götternamen in Studien
der Bibliothek Warburg, 6, 1925 (tr. fr. O. Hansen-Love, 1973).
5.  E. Cassirer et E. Hofmann, Geschichte der antiken Philosophie, op. cit., 11, 16-17 (sou-
ligné dans le texte).
6.  E. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen I, 58 (souligné dans le texte original ;
tr. fr. 64).
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 243

Ernst Hoffmann dont l’étude sur Die Sprache und die archaische Logik fut
un lieu de discussion significatif de la pensée présocratique pendant cette
décennie1, et Bruno Snell2.
À cet égard, Martin Heidegger représentait une autre variante du néo-
kantisme d’alors. Certes, Heidegger n’a commencé à lire les Présocratiques
de façon évidente et programmatique que pendant la Seconde Guerre mon-
diale3. Durant cette période, par exemple dans ses cours sur Parménide et
Héraclite et dans La parole d’Anaximandre (1946)4, ce sont surtout ces trois
philosophes qui représentent à ses yeux une origine pure de la philosophie
occidentale, origine où se manifestait une vérité qui, au cours de la tradition
postérieure, fut presque totalement oubliée et ensevelie, à partir, au plus tard,
d’Aristote :
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Ce qui est pensé dans la pensée des deux penseurs [sc. Parménide et Héraclite]
ne sera jamais touché par l’écoulement des années et des siècles […] Ce qui est pensé
dans cette pensée est bien plutôt l’historique (das Geschichtliche) à proprement par-
ler, qui précède et éclaire toute histoire postérieure. Ce qui précède ainsi en détermi-
nant toute histoire, nous le nommons l’initial (das Anfängliche). Parce que l’initial ne
remonte pas à un passé, mais se trouve avant ce qui vient (das Kommende), il arrive
de temps à autre que cet initial se donne lui-même à une époque5.

Or, Heidegger soutenait dès les années  1920 d’une manière conséquente,
bien que moins dramatique, cette thèse de l’initialité des Présocratiques et
de la nécessité d’une destruction de la philosophie grecque (et post-grecque).
Les cours de cette période évoquant des thèmes présocratiques ne sont pas
encore publiés6, mais les cours déjà imprimés montrent que durant toute

1.  Ernst Hoffmann, Die Sprache und die archaische Logik, 1925, viii : « la pensée archaï-
que se caractérise par le combat qu’elle mène pour se détacher de ce lien qui était encore
définitif pour la pensée “primitive” et déjà considéré comme dépassé dans la pensée “classi-
que”. Comme le montrent le mythique, le mantique et le magique, les formes de la pensée
primitive n’abritent pas encore en elles la possibilité d’une auto-libération ; la pensée classique
rationnelle de la philosophie attique se croit (à tort) tellement immunisée contre les formes
primitives dépassées, qu’elle les prend à son service pour remplir certaines fonctions dont elle

ne veut pas elle-même se charger. Or, ce sont les αrcaĩoi, considérés par Platon comme à la
fois “vieux jeu” et “vénérables”, qui ont eux-mêmes mené le combat pour la libération ».
2.  B. Snell, Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens in der vorplatonischen Philosophie,
op. cit., 4 et n. 3, 50-51; cf. aussi B. Snell, Der Weg zum Denken und zur Wahrheit. Studien
zur frühgriechischen Sprache, 1978, 9, 118 (passage tiré d’une conférence de 1932, Klassische
Philologie im Deutschland der zwanziger Jahre).
3.  L’intérêt de Heidegger pour les Présocratiques fut précédé de quelques années par son
intérêt pour Nietzsche, ce qui ne doit rien au hasard comme nous le verrons plus bas.
4.  Heidegger, Parmenides (ws 1942/43), ga 54, éd. M. S. Frings, 1982; Heraklit. 1. Der
Anfang des abendländischen Denkens (Heraklit) (ss 1943), 2. Logik. Heraklits Lehre vom Logos
(ss 1944), ga 55, éd. M. S. Frings, 21987 ; « Der Spruch des Anaximander », in Holzwege,
5
1972, 296-343 (« La parole d’Anaximandre », in Chemins qui ne mènent nulle part, tr.  fr.
W. Brokmeier, 1950, 387-449). Ce n’est pas un hasard non plus si ce dernier texte commence
par l’exposition de l’interprétation nietzschéenne d’Anaximandre (296-298).
5.  Heidegger, Parmenides, ga 54, 1-2.
6.  Voir maintenant Heidegger, Grundbegriffe der antiken Philosophie (ss 1926), ga 22,
éd. F.-K. Blust, 1993, 22004; Der Anfang der abendländischen Philosophie (Anaximander und
Parmenides) (ss 1932), ga 35, éd. H. Hüni (à paraître).
22 avril 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 244 / 312

244 Glenn W. Most

cette période, Heidegger a traité de Platon et d’Aristote en considérant les


Présocratiques, soulignant souvent le caractère autonome et indépassable de
ces premiers penseurs.1 Même dans son tristement célèbre Discours de rectorat
du 27 mai 1933, Heidegger demande : « si la science doit être, et si elle doit
être pour nous et par nous, sous quelle condition peut-elle alors trouver sa
véritable consistance ? » Il répond :

C’est à la seule condition que nous nous placions à nouveau sous la puissance du
commencement (Anfang) de notre existence spirituo-historiale. Ce commencement
est l’irruption (Aufbruch) de la philosophie grecque. C’est là que pour la première
fois l’homme occidental, à partir du génie d’un peuple et grâce à la langue de ce
peuple, se dresse en face de l’étant en totalité, qu’il interroge et le saisit comme l’étant
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qu’il est. Toute science est philosophie, qu’elle le sache ou non, qu’elle le veuille ou
non. Toute science reste affectée par ce commencement de la philosophie. C’est de
lui qu’elle puise la force de son essence, supposé qu’elle reste encore en général à la
hauteur de ce commencement2.

Parmi ses publications des années 1920, c’est tout particulièrement dans Sein
und Zeit que Heidegger remonte à Héraclite pour la théorie de la vérité et à
Parménide pour le rapport entre être, étant et pensée3. Dans une remarque
d’Être et Temps, Heidegger parle plutôt avec dédain de la Philosophie des for-
mes symboliques de Cassirer comme œuvre philosophique et la renvoie à la
« recherche ethnologique »4. De fait, cet intérêt pour la pensée archaïque et
primitive dans les années 1920 n’était nullement restreint aux scientifiques
que nous considérons comme philosophes. C’était aussi la décennie de la
découverte de la « mentalité primitive » par Lucien Lévy-Bruhl, de l’étude
sur le don de Marcel Mauss et des recherches de Bronislaw Malinowski sur

1.  Cf. en particulier Heidegger, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles.


Einführung in die phänomenologische Forschung (ws 1921/22), éd. W. Bröcker et K. Bröcker-
Oltmann, ga 61, 1985; Platon : Sophistes (ws 1924/25), éd. I. Schlüssler, ga 19, 1992 (tr. fr.
J.-F. Courtine et al., 2001) ; Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (ss 1925), éd. P. Jaeger,
ga 20, 1979 (tr. fr. A. Boutot, 2006); Logik. Die Frage nach der Wahrheit (ws 1925/26), éd.
W. Biemel, ga 21, 1976; Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie
(ss 1930), éd. H. Tietjen, ga 21, 1976 (tr. fr. E. Martineau, 1987); Aristoteles, Metaphysik
θ 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft (ss  1931), éd. H.  Hüni, ga  33, 1981 (tr. fr.
B. Stevens et P. Vandenvelde, 1991); Vom Wesen der Wahrheit. Zu Platons Höhlengleichnis und
Theätet (ws 1931/32), éd. H. Mörchen, ga 31, 1982 (tr. fr. A. Boutot, 2001); Einführung in
die Metaphysik (ss 1935, éd. P. Jaeger), ga 40, 1983 (tr. fr. G. Kahn, 1958).
2.  Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, Breslau, 21934, 8 (souligné
dans le texte), tr. fr. citée G. Granel (L’auto-affirmation de l’Université allemande, Mauvezin,
1982, 13). Ici certes, Heidegger ne parle pas explicitement des Présocratiques en les opposant
à Platon et à Aristote, mais si l’on replace ces propos dans le contexte argumentatif du Discours
de rectorat et des autres écrits de Heidegger, toutes ses circonlocutions, en particulier le terme
de Aufbruch, semblent renvoyer très clairement non seulement à la philosophie grecque en
général, mais surtout aux premiers philosophes grecs, les philosophes grecs kat’ ἐxocήn,
c’est-à-dire les Présocratiques.
3.  Heidegger, Sein und Zeit, 121972, spéc. 25-26, 100, 171, 219 (tr. fr. E. Martineau,
1985).
4.  Heidegger, Sein und Zeit, 51 n. 1.
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 245

la fonction des coutumes primitives1 ; dans une Allemagne sans colonies,


les recherches ethnologiques étaient moindres, mais on y publiait également
des ouvrages (pseudo)ethnologiques2. Dans les sciences de l’antiquité, l’an-
thropologie acquit toujours plus de légitimité : l’activité des anthropologues
de Cambridge se poursuivait3, et des chercheurs comme Louis  Gernet et
Karl Meuli étaient au début de leur carrière4. Mais il convient de rester pru-
dent sur ce point, car la distinction qui paraît évidente pour Heidegger (et
pour nous) ne saurait être appliquée aux années 1920 que de façon restric-
tive. Lévy-Bruhl n’était pas professeur d’anthropologie (il n’existait alors en
France aucune chaire d’anthropologie), mais de philosophie ; son œuvre et
bon nombre des travaux de ses collègues (à nos yeux) étaient régulièrement
publiés dans L’année philologique de Marouzeau sous la rubrique « histoire
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de la philosophie ». En Allemagne, les efforts pour supprimer d’éventuel-
les délimitations entre les deux disciplines étaient particulièrement inten-
ses ; que l’on songe en particulier à la tentative d’Aby Warburg d’instaurer
une relation entre ethnographie et philosophie par le concept de symbole5,
ou encore au premier chapitre de l’Allgemeine Geschichte der Philosophie de
Wilhelm Wundt, issu de la célèbre collection Die Kultur der Gegenwart, et
qui porte le titre révélateur « Les commencements de la philosophie et la
philosophie des peuples primitifs »6.

Les Présocratiques de Nietzsche : trois thèses

Tel est donc le contexte qui permet de comprendre pourquoi philologues


et historiens de la philosophie ont porté un intérêt intense aux Présocratiques
dans les années 1920. Peut-on toutefois situer les Présocratiques encore plus
précisément dans le contexte culturel et scientifique de l’époque ? Eu égard

1.  L.  Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, 1922, 41925, L’âme primitive, 1927,
2
1927, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 81928, Le surnaturel et la nature dans
la mentalité primitive, 1931 ; cf. aussi G. van der Leeuw, La structure de la mentalité primitive,
1928 ; M. Mauss, « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaï-
ques », L’Année n. s. 1, 1925, 30-186 ; B. Malinowski, Crime and Custom in Savage Society,
1927, Sex and Repression in Savage Society, 1927.
2.  Par ex. : F. Graebner, Das Weltbild der Primitiven, 1924.
3.  J. E. Harrison, Ancien Art and Ritual, 1913, 21918, 31927, 41935, Epilegomena to the
Study of Greek Religion, 1921, Mythology: Our Debt to Greece and Rome, 1924, Myths of Greece
and Rome, 1927; J.G. Frazer, The Golden Bough, éd. abrégée 1922 (tr. all. 1928).
4.  L.  Gernet, Frairies antiques, Revue des Études grecques  41 (1928), 313-59, repris in
L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, éd. J.-P. Vernant, 1976, 21-61 ; K. Meuli, Der
griechische Agon. Kampf und Kampfspiel im Totenbrauch, Totentanz, Totenklage und Totenlob
(thèse d’habil., Bâle, 1926), 1968. Cf. aussi R. Schlesier, « “Arbeiter in Useners Weinberg”.
Anthropologie und Antike Religionsgeschichte in Deutschland nach dem Ersten Weltkrieg »,
in H. Flashar (éd.), Altertumswissenschaft in den 20er Jahren, op. cit., 329-380.
5.  Par ex.: A. Warburg, « Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika »
(communication donnée au sanatorium Bellevue, Kreuzlingen, le 21 avril 1923), publié sous
le titre de Schlangenritual. Ein Reisebericht, éd. U. Raulff, 1988.
6.  W. Wundt, « Die Anfänge der Philosophie und die Philosophie der primitiven Völker »,
in Allgemeine Geschichte der Philosophie, Die Kultur der Gegenwart I, 5, 21923, 1-29.
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aux processus historiques si complexes et si stratifiés, il ne peut évidemment


pas s’agir de découvrir des explications causales simples réduisant une situa-
tion à une origine unique, mais bien plutôt de faire ressortir les relations
entre les différents secteurs culturels au moyen d’analogies, de parallèles,
et d’influences réciproques, lesquels doivent assurément s’appuyer sur les
moments centraux articulés dans des témoignages explicites et intentionnels,
sans pour autant s’y limiter (car aucun acteur n’est pleinement conscient de
ses motifs). Ainsi pourra-t-on en conclusion établir et exposer brièvement
trois thèses contextuelles, en procédant simplement par mots-clefs, sans pré-
tendre donc à une démonstration scientifique exhaustive, mais en forçant
d’autant plus le trait.
1°)  Dans les années  1920, l’attitude fondamentale de la philologie à
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l’égard des Présocratiques consistant à souligner leur spécificité et leur légiti-
mité propre remonte à Nietzsche.
L’Antiquité nous a légué deux modèles principaux pour déterminer le
rôle des Présocratiques dans l’histoire de la philosophie grecque. Le premier
procède des rapports doxographiques qu’Aristote consacra à ses aînés, prin-
cipalement dans Métaphysique A  3-5 et  8. Le fil conducteur de son ana-
lyse consiste à attribuer à ses prédécesseurs le tέloV philosophique auquel
il aspire également ; dans cette perspective, ils offrent certes des impulsions,
dont il faut leur savoir gré, mais Aristote les dépasse lui-même par principe,
les considérant comme précoces et imparfaits. C’est souvent selon ce modèle
que les historiens de la philosophie classifièrent les Présocratiques au début
du xixe siècle ; pour en citer deux : Friedrich Ernst Daniel Schleiermacher et
Georg Wilhelm Friedrich Hegel1.
Le second modèle qui nous a été transmis se trouve dans un passage
célèbre au Livre V des Tusculanes de Cicéron : Socrates autem primus philoso-
phiam devocavit e caelo et in urbibus conlocavit et in domus etiam introduxit et
coegit de vita et moribus rebusque bonis et malis quaerere2. Selon cette concep-
tion, Socrate marque une rupture radicale dans la continuité de l’histoire de
la philosophie grecque, dans la mesure où il distingua entre une première

1.  F. Schleiermacher, Geschichte der Philosophie, éd. H. Ritter, in Sämmtliche Werke, III,
2.1, 1839, par ex.: 18-19, 23 ; Schleiermacher distingue entre une période présocratique avec
des aspirations isolées et une période socratique où les branches isolées sont nouées les unes
aux autres ; G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie I, in Werke, 18,
1971, 188, 190 (Leçons sur l’histoire de la philosophie, I, tr. fr. P. Garniron, 1971, 34, 37) :
« Nous commençons par la pensée, mais par une pensée tout à fait abstraite, sous forme
naturelle ou sensible ; nous avançons jusqu’à l’idée déterminée. Cette période présente le
commencement de la pensée philosophante jusqu’à son développement et son élaboration en
tant que science formant en elle-même une totalité. C’est Aristote ; c’est la réunion de tous
ceux qui ont précédé. (…) Aristote est la source la plus riche. Il a fait des anciens philosophes
une étude délibérée et fondamentale ; au début de sa Métaphysique surtout (souvent ailleurs
également) il en a traité historiquement et dans l’ordre. Il est autant philosophe qu’érudit ;
nous pouvons nous en rapporter à lui. Pour connaître la philosophie grecque, il n’y a rien de
mieux à faire que de se mettre à étudier le premier livre de sa Métaphysique ».
2.  « Socrate le premier invita la philosophie à descendre du ciel, l’installa dans les villes,
l’introduisit jusque dans les foyers et lui imposa l’étude de la vie, des mœurs, des choses bon-
nes et mauvaises » (Cicéron, Tusc. Disp. V, IV-10 ; tr. fr. J. Humbert, 1968).
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 247

phase dominée par la philosophie de la nature et une phase éthico-politique


postérieure ; comme aucun tέloV commun ne soutenait les aspirations des
divers philosophes grecs, les philosophes postérieurs ne pouvaient pas être
couronnés pour la réalisation du projet que les premiers avaient avorté.
Ce fut en particulier Friedrich  Nietzsche qui réintroduisit ce second
modèle dans l’historiographie philosophique1. Sa fascination pour les
Présocratiques était l’expression historico-philosophique de son intérêt
général pour l’archaïque grec en particulier, voire pour l’archaïque et le pri-
mitif comme tels2. Ses propos nombreux sur les Présocratiques sont dis-
persés dans son œuvre ; certains se trouvent dans ses cours (surtout ceux
des semestres d’été 1872, 1873, et 18763), d’autres dans ses notes et écrits
posthumes, surtout dans l’essai dédié à Richard Wagner, La philosophie à
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l’époque tragique des Grecs (début  18734), d’autres encore dans le célèbre
§ 261 d’Humain trop humain (été 1875) intitulé « Les tyrans de l’esprit »5.
De tous ces propos ressort une conception compliquée par de nombreuses
variantes, quelques contradictions et certaines évolutions, mais qui est uni-
taire dans le fond. Selon cette conception, les Présocratiques seraient une
communauté philosophique idéale d’individus puissants, voire homogènes,
dont les connaissances philosophiques ne seraient pas dépassées par Aristote
et ne cesseraient d’être virulentes, non seulement parce qu’elles sont encore
valides, mais parce qu’elles représentent peut-être l’excellence même de l’es-
prit grec. Les Présocratiques seraient des solitaires héroïques, mécompris
tant par leurs contemporains que par leurs successeurs, ils seraient politi-
quement actifs et pratiquant la critique de leur culture, loin d’être envelop-
pés dans les vapeurs des systèmes métaphysiques abstraits. La rupture, qui

1.  Sur tout ce complexe, cf. surtout le travail très utile de T.  Borsche, « Nietzsches
Erfindung der Vorsokratiker », in J. Simon (éd.), Nietzsche und die philosophische Tradition, I,
1985, 62-87. Cf. aussi les travaux plus anciens de R. Oehler, Nietzsche und die Vorsokratiker,
1904, et de K.  Hildebrandt, Nietzsches Wettkampf mit Sokrates und Platon, 21922 ; plus
récemment, cf. H.  J. Schmidt, Nietzsche und Sokrates. Philosophische Untersuchungen zu
Nietzsches Sokratesbild, 1969; J.  P.  Hershbell et S.A.  Nimis, « Nietzsche and Heraclitus »,
in Nietzsche-Studien  8 (1979), 17-38; U.  Hölscher, « Die Wiedergewinnung des antiken
Bodens. Nietzsches Rückgriff auf Heraklit », in Neue Hefte für Philosophie  15/16 (1979),
156-82; P. D’Ioro, « L’immagine dei filosofi preplatonici nel giovane Nietzsche », relazione
alla Internationale Nietzsche-Tagung, Urbino, 2-4 marzo 1992.
2.  Cf. G. Most, « Zur Archäologie der Archaik », art. cit., 17-18.
3.  Nietzsche, Die vorplatonischen Philosophen (cours été 1872, 1873, 1876), in Nietzsches
Werke (Grossoktav-Ausgabe), 19: Philologica 3. Unveröffentlichtes zur antiken Religion und
Philosophie (éd. O. Crusius et W. Nestle), 1913, 125-234 (Les philosophes préplatoniciens, tr.
fr. N. Ferrand, Paris, 1994).
4.  Nietzsche, Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen (fragment début 1873),
in Nietzsches Werke, 10: Nachgelassene Werke aus den Jahren 1872/73 – 1875/76, 1903, 5-92
(kgw  III.2, 293-366 ; ksa  1, 799-872; La philosophie à l’époque tragique des Grecs, tr. fr.
M.  Haar et M.  B.  de Launay, in Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes. Écrits posthu-
mes 1870-1873, Paris, 1975, 207-273) ; cf. aussi « Entwürfe zur Fortsetzung » (début 1873),
93-100 et « Planskizzen » (été 1872), 101-106. L’étude de Nietzsche fut rééditée sous ce titre
accompagnée d’une postface de K. Hildebrandt en 1931 (Leipzig, Reclam).
5.  Par ex.: Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister I, § 261,
in Nietzsches Werke, 2, 1906, 242-246 (kgw  IV.2, 218-22 ; ksa  2, 214-18 ; Humain trop
humain I, in Œuvres philosophiques complètes, III, Paris, 1968, 199-202).
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les sépare de la philosophie grecque postérieure, Nietzsche l’attribue tantôt à


l’« optimisme » de Socrate1, tantôt au caractère « hybride » de Platon2 ; dans
ce dernier cas, Nietzsche parle des « Préplatoniciens » et perpétue ce faisant,
à sa manière psychologisante, la vieille distinction de Schleiermacher entre
les branches isolées des Présocratiques et la synthèse socratique ; dans le
premier cas cependant, Nietzsche parle des « Présocratiques » et développe
une nouvelle conception de leur autonomie et de leur signification. Il n’est
pas faux de parler de « l’invention des Présocratiques par Nietzsche »3, bien
que la formule soit quelque peu exagérée. Mais si la question de savoir si
Nietzsche a bien inventé le concept des Présocratiques ou non reste ouverte,
il est sûr qu’il est le premier et le plus influent représentant d’une autonomi-
sation historique et d’une mise en relief pathétique de ces penseurs, autant
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de traits caractéristiques que nous avons discernés dans la recherche sur les
Présocratiques des années 1920.
2°)  Dans les publications des philologues spécialistes des Présocratiques
dans les années 1920, Nietzsche joue un rôle étonnamment insignifiant com-
paré à son importance dans la culture de l’époque.
Chez les meilleurs philologues spécialistes des Présocratiques, les adhé-
sions explicites à Nietzsche ne sont alors pas bien nombreuses, mais il
convient de remarquer que les traces que Nietzsche a laissées par exemple
dans la recherche sur la tragédie et sur Diogène Laërce sont encore moins
nombreuses, sans doute en raison des verdicts bien connus d’Ulrich  von
Wilamowitz-Moellendorff et de Diels4. En dehors de la philologie au sens
strict, par exemple dans les travaux de Walter F. Otto et d’autres spécialistes
de la religion grecque, le nom et les idées de Nietzsche bénéficiaient d’une
réception très vive. Mais à l’intérieur de la discipline, le jugement des vieilles
sommités (encore en vie5) était comme un avertissement pour les jeunes cher-
cheurs aspirant à une carrière en philologie ; au début de la décennie, un écrit
polémique d’Ernst  Howald devait même réitérer, voire canoniser ce juge-
ment6. Les rares exceptions sont fort instructives : Diels, Nestle et Pohlenz
débattaient sur la question de savoir si les Grecs étaient vraiment pessimistes
ou non7, discutant un thème typiquement nietzschéen presque sans aucune

1.  Par ex. : Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, §  261 (kgw  IV.2, 220 ; ksa  2,
216 ; Humain trop humain, 201).
2.  Par ex. Nietzsche, Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen (kgw III.2, 303-
304 ; ksa 1, 809-10 ; La philosophie à l’époque tragique des Grecs, 217) ; Die vorplatonischen
Philosophen, 129.
3.  Cf. T. Borsche, « Nietzsches Erfindung der Vorsokratiker », art. cit.
4.  U.  v. Wilamowitz-Moellendorff, Zukunftsphilologie! eine erwidrung auf Friedrich
Nietzsches « geburt der tragödie », 1872; H. Diels, Doxographi Graeci, 1879, 161-162.
5.  Diels meurt en 1922, Wilamowitz seulement en 1931.
6.  E. Howald, Friedrich Nietzsche und die klassische Philologie, 1920.
7.  H. Diels, « Der antike Pessimismus », in Schule und Leben (Zentralinstitut für Erziehung
und Unterricht), I, 1921; W. Nestle, Der Pessimismus und seine Überwindung bei den Griechen,
nja, 1921, 81-97 ; M. Pohlenz, H. Diels über den antiken Pessimismus, dlz, 1922, 217-20. En
première page, Nestle nomme explicitement Nietzsche avec Schopenhauer ; en revanche Diels,
en première page également, ne se réfère qu’au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler.
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 249

référence explicite à Nietzsche. Un seul article, celui d’Anna Tumarkin, alors


pratiquement inconnue, avait pour thème « L’apollinien et le dionysiaque
dans la philosophie grecque »1. Le seul chercheur important dans ce domaine
à avoir adhéré à Nietzsche, c’est Karl Joel qui, en 1903, avait publié un livre
au titre explicite2 et entendait systématiquement exploiter et développer les
idées de Nietzsche pour l’historiographie philosophique dans sa Geschichte
der griechischen Philosophie (1921) : « Nietzsche, ce prophète visionnaire et
spirituel des plus délicats, stimula profondément l’intérêt de l’époque pour
ces penseurs les plus éloignés, dont nous croyons pourtant aujourd’hui mieux
entendre les voix : c’est un signe que nous assistons à l’émergence d’une nou-
velle période spirituelle, n’en déplaise à tous les pessimistes »3. En raison de
sa description acérée des figures, de son style vif et de son utilisation de
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facteurs inhabituels comme le climat et la géographie, la Geschichte de Joel
fit l’objet de nombreux éloges après sa parution et fut même citée à l’occa-
sion, mais son nietzschéisme fut soit passé sous silence, soit critiqué4 et assez
vite, le livre disparut de la conscience collective des philologues (le tome II,
annoncé, ne parut jamais)5. La correspondance entre Diels, Usener et Zeller
publiée récemment nous apprend que des savants lisaient bien Nietzsche en
privé et n’hésitaient pas à prendre position6, mais en public, ils le mention-
naient à peine.
Cela est d’autant plus étonnant que dans la culture allemande en géné-
ral, les années 1920 connaissent l’apogée de la vénération quasi cultuelle de
Nietzsche. Il est même possible de confirmer statistiquement la popularité de
Nietzsche durant ces années : une analyse quantitative menée par Reichert et
Schlechta indique un premier pic dans la courbe du nombre de publications
sur Nietzsche au tournant du siècle, ensuite une baisse jusqu’à la fin de la
Première Guerre mondiale, puis une remontée générale qui durera presque
vingt ans, avec des pics en 1925, 1931 et 19377. C’est également pendant
cette décennie que furent publiés les vingt-trois tomes de l’édition Musarion

1.  A. Tumarkin, Das Apollinische und das Dionysische in der griechsichen Philosophie, njw,
1927, 257-68. En dépit du titre, l’objet principal de l’article est Platon. Les autres études de
Tumarkin sont consacrées au Phèdre (njw, 1925, 17-30), au Phédon (RhMus, 1926, 58-84),
à la méthode platonicienne (Travaux du IXe congrès international de philosophie, éd. R. Bayer,
1937, t. 5, 101-107), sur l’’άpeiron (assph, 1943, 55-71) et sur la doctrine aristotélicienne
de l’art (MusHelv, 1945, 108-22).
2.  K. Joel, Ursprung der Naturphilosophie aus dem Geist der Mystik, 1903.
3.  K. Joel, Geschichte der griechischen Philosophie I, 1921, x.
4.  Par ex. E. Howald, « Bericht über die Vorsokratiker », art. cit., 146.
5.  E. Howald s’avéra prophétique : « ce livre n’aura jamais la durée de vie de l’ouvrage
de Zeller, bien qu’il fût également un coup de maître. On se montrera bientôt ingrat à son
égard » (« Bericht über die Vorsokratiker », art. cit., 147).
6.  H. Diels, H. Usener, E. Zeller, Briefwechsel, éd. D. Ehlers, 1992, par ex. : II, 185 sq.
(Diels à Zeller, 26/7/1897), 285 (Diels à Zeller, 5/4/1901), 370 (Zeller à Diels, 9/1/1905
[1906]), 371 (Diels à Zeller, 20/1/1906). Cf. aussi plus généralement H.  Cancik, « Der
Einfluss Friedrich Nietzsches auf klassische Philologen in Deutschland bis 1945. Philologen
am Nietzsche-Archiv » in H. Flashar (éd.), Altertumswissenschaft in den 20er Jahren, op. cit.,
381-402.
7.  H. W. Reichert et K. Schlechta, International Nietzsche Bibliography, 1968.
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250 Glenn W. Most

suivie peu de temps après par l’édition historico-critique complète de Beck,


mise en chantier dès  19221. En  1919 fut fondée la Nietzsche-Gesellschaft2,
sept ans plus tard la Gesellschaft der Freunde des Nietzsche-Archivs. Toute
la décennie durant s’épanouissait avec de plus en plus de force un vérita-
ble culte de Nietzsche avec pour centre Weimar ; le Déclin de l’Occident3
d’Oswald  Spengler et Nietzsche. Essai d’une mythologie d’Ernst  Bertram4
contribuèrent largement à la propagation de ce culte. Le mythe de Nietzsche
en marginal, en juge admonestant, en polémiste qui par ses aphorismes acer-
bes intente un procès impitoyable à son époque et à l’avenir, ce mythe-là fut
à l’époque sollicité par de nombreux critiques de la culture en quête d’un
modèle et d’un prétexte pour leurs propres œuvres5.
3°)  Pour les années  1920, Héraclite et Nietzsche étaient les deux
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Présocratiques les plus importants. Héraclite était compris, parfois incons-
ciemment, comme un Nietzsche grec, et Nietzsche comme un Présocratique
allemand.
Il est assez connu qu’à plusieurs points de vue, Nietzsche prit comme
modèle les Présocratiques, et Héraclite en particulier ; c’est ce qu’il assure lui-
même dans Ecce homo6. Il ne s’agissait pas seulement de certaines doctrines
(l’éternel retour, la guerre comme père de toutes choses), qu’il emprunte à
la philosophie grecque et qui peut-être remontent à Héraclite, mais surtout

1.  Nietzsche, Gesammelte Werke  1-23 (Musarion-Ausgabe), 1920-1929 ; Kröners


Taschenausgabe, Dünndruckausgabe, Werke in 2 Bänden, 1930 ; Werke und Briefe. Historisch-
kritische Gesamtausgabe 1-5 et 1-4 (Beck-Ausgabe), 1933-1942.
2.  Elle fut fondée par F. Würzbach ; les membres du comité étaient E. Bertram, H. v.
Hofmannstahl, Th. Mann, R. Oehler et H. Wölfflin.
3.  O.  Spengler, Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der
Weltgeschichte, I: Gestalt und Wirklichkeit, 1918, II: Welthistorische Perspektiven, 1922 (Le
déclin de l’Occident, tr. fr. M. Tazerout, Paris, 1931-1933, 1948). Cf. aussi O.  Spengler,
Der metaphysische Grundgedanke der Heraklitischen Philosophie (Diss. Halle 1904), repris
in Heraklit. Eine Studie über den energetischen Grundgedanken seiner Philosophie, in Reden
und Aufsätze, 1937, 1-47 ; O.  Spengler, « Pessimismus », in Preussische Jahrbücher  184,1,
1921, repris in Reden und Aufsätze, 63-80 ; et surtout O.  Spengler, « Nietzsche und sein
Jahrhundert » (allocution  15/10/1924  à l’occasion du 80e  anniv. de Nietzsche, Nietzsche-
Archiv, Weimar), repris in Reden und Aufsätze, 110-124.
4.  E. Bertram, Nietzsche. Versuch einer Mythologie, 1918, 61922 (E. Bertram, Nietzsche.
Essai de mythologie, tr. fr. R. Pitrou, Paris, 1932, repris avec une préface de P. Hadot, Paris,
1990).
5.  Par ex. F.  Muckle, Friedrich Nietzsche und der Zusammenbruch der Kultur, 1921;
R. Reininger, Friedrich Nietzsches Kampf um den Sinn des Lebens, 1921, 21925; F. Gundolf et
K. Hildebrandt, Nietzsche als Richter unsrer Zeit, 1923.
6.  Nietzsche, Ecce Homo, 3 (kgw VI.3, 310-311 ; ksa 6, 312-13; tr. fr. J.-C. Hémery,
Paris, 1974, 288) : « Avant moi, on ne connaît pas cette transposition du dionysisme en une
passion philosophique : la sagesse tragique fait défaut ; j’en ai moi-même, en vain, cherché
des traces chez les grands philosophes grecs, ceux des deux siècles qui ont précédé Socrate.
Il me restait un doute au sujet d’Héraclite, dont la fréquentation me met plus à l’aise et me
réconforte plus qu’aucune autre. L’acquiescement à l’impermanence et à l’anéantissement, le
“oui” dit à la contradiction et à la guerre, le devenir, impliquant le refus de la notion même
d’“être” – en cela, il me faut reconnaître en tout cas la pensée la plus proche de la mienne qui
ait jamais été conçue. La doctrine de l’“éternel retour”, c’est-à-dire du mouvement cyclique
absolu et infiniment répété de toutes choses – cette doctrine de Zarathoustra pourrait, tout
compte fait, avoir déjà été enseignée par Héraclite ».
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Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 251

d’une certaine attitude personnelle, à savoir le pathos d’une possession exclu-


sive de la vérité et la fierté de la solitude, et d’un certain style littéraire qui
se veut aphoristique, apodictique, métaphorique, dialogique, ou pour le dire
avec Nietzsche (et Héraclite) : « la guerre est le père de toutes les bonnes choses,
la guerre est aussi le père de la bonne prose ! »1. Ce premier pas, l’utilisation
des Présocratiques comme modèle pour se découvrir soi-même, est amplifié
par un second pas avec l’édition Diels d’Héraclite, car Diels édite Héraclite
comme un auteur d’aphorismes en se référant explicitement à Nietzsche :

Héraclite inaugure la série des hommes solitaires qui ont coulé leurs pensées
méditantes, contemptrices du monde, arrogantes dans la seule forme pouvant leur
convenir, l’aphorisme. Fort probablement, cet ouvrage commençait par « Ainsi par-
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lait Héraclite ». « Ainsi parlait Zarathustra » est le plus jeune rejeton de ce genre très
pratiqué qui manifeste de profondes affinités communes avec le pessimisme. Cet
exemple montre immédiatement comment le conscient et l’inconscient, l’art et la
manière, le jeu le plus frivole et le sérieux le plus terrible, le calcul sagace et la folie
pure s’unissent dans un tout aussi attirant que repoussant2.

La décision de Diels de distinguer les ipsissima verba d’Héraclite de la masse


des rapports doxographiques, décision radicale qui fit époque, reconduit
ainsi, en fin de compte, à sa lecture de Nietzsche et à la reconnaissance d’une
essentielle affinité entre les deux auteurs. Mais il y a plus : du moment où
Héraclite était édité comme auteur d’aphorismes, les deux philosophes, par
une sorte d’illusion optique, pouvaient se ressembler jusqu’à un degré sur-
prenant. Les deux apparaissent soudain comme des écrivains rédigeant des
fragments finement ciselés, mais inachevés, et d’autant plus marquants ; dans
les deux cas, l’absence d’un édifice doctrinal pouvait être stylisée en protesta-
tion héroïque d’un solitaire mélancolique à l’encontre de ses contemporains
superficiels.
La conséquence naturelle, c’était qu’Héraclite et Nietzsche, après la paru-
tion de l’édition Diels, particulièrement durant les années 1920, furent fré-
quemment mis en parallèle, de façon explicite ou implicite. Encore en 1896,
Gomperz, pour expliquer la spécificité d’Héraclite, pouvait curieusement
citer Proudhon3 comme « le parallèle le plus convaincant », mais dès la paru-
tion de l’édition Diels, Nietzsche évinça aussitôt ce dernier et tous les autres4.

1.  Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, 92 (kgw V.2, 123-124 ; ksa 3, 447-48 ; tr. fr.
mod. P. Klossowski, Paris, 1982, 118), où l’analyse des qualités de son propre style trouve son
apogée dans cette parole héraclitéenne.
2.  Diels, Herakleitos, op. cit., ix. Dans une lettre de H. Diels à E. Zeller du 5/4/1901, ce
dernier explique qu’il travaille de temps en temps sur les Présocratiques et qu’il lit Nietzsche ;
cf. H. Diels, H. Usener, E. Zeller, Briefwechsel, op. cit., II, 285.
3.  T. Gomperz, Griechische Denker, op. cit., 64.
4.  Cf. par ex. B. J. Stern, « Ein Nietzsche des Altertums », in Preussische Jahrbücher 117,
1904, 515-23 (ce Nietzsche antique est évidemment Héraclite) ; R.  Oehler, Nietzsche und
die Vorsokratiker, op. cit. ; E. Holzer, « Wie soll man Nietzsches Nachlass herausgeben? », in
Süddeutsche Monatshefte 4, 10 (oct. 1907), 483-95.
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252 Glenn W. Most

Ces mises en parallèle, cependant, n’atteignirent que rarement les sommets


rhétoriques de ce passage de Karl Joel :

Ses paroles [sc. les paroles d’Héraclite] surgissent comme les éclairs aveuglants d’un
nuage ténébreux ; si elles sont conservées dans un état déchiré, c’est qu’elles l’étaient
sans doute déjà dès l’origine1 (…) C’est comme prédicateur dans le désert qu’il inau-
gure la série des combattants solitaires parmi les penseurs, ces grands contempteurs,
dont le dernier était Nietzsche. Un devin, un poète et un souverain habitent encore
Héraclite, tiennent enlacé le penseur en devenir, le portent sur leurs ailes, comme
un Nietzsche par lequel la philosophie se réveille de sa perte de conscience ; et c’est
comme Nietzsche qu’il trace dans son « pathos de la distance » un cercle mystique
d’images autour de lui, c’est comme Nietzsche, paradoxiste conscient, qu’il fouette
de ses coups aphoristiques la grande foule, ses fausses représentations et les autorités
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qui comptent pour elle depuis Homère2.

La philologie scientifique était relativement immunisée contre un hommage


aussi emphatique sollicitant toute la rhétorique du sublime : elle pouvait
renvoyer à ses bornes l’enthousiasme qui sévissait autour d’elle dans toute la
culture, sauvant et distinguant ainsi sa propre scientificité. Mais elle pouvait
peut-être se préserver bien moins contre des nietzschéanisations plus subti-
les. De qui s’agit-il donc dans le passage suivant ?

C’est un solitaire en quête de la vérité, remarquable en ceci que pour sa vision


du monde, il n’espère rien du savoir. Avec fierté le « contempteur de la populace »
regarde la foule, les « trop nombreux » qui, selon lui, ne mènent qu’une sorte de vie
pareille à un rêve, sans jamais s’éveiller à la pensée consciente et à l’action (…) Il
rejette tous les moyens d’instruction vulgaires (…) Même les recherches historico-
géographiques et les recherches mathématico-scientifiques lui semblent dépourvues
de valeur (…) Et la religion se révèle dans toute son inutilité (…) Ce n’est pas un
logicien froid ou un rationaliste, mais une âme religieuse enflammée qui comprend
en profondeur les éléments instinctifs et mystiques de la religion (…) Tout se trouve
ainsi pris dans un éternel changement. Il a compris que l’être statique est une illu-
sion, que tout est bien plutôt soumis à un processus de transformation perpétuel :
tout est devenir (…) la guerre, le conflit est le père de toutes choses3.

Wilhelm Nestle, auteur de ce passage, pensait sans doute avec chacune de ses


phrases décrire Héraclite. Mais son Héraclite ressemblait à Nietzsche jusqu’à
la confusion : le passage aurait pu provenir d’un livre sur Nietzsche4.
Sous cette lumière, la recherche sur les Présocratiques dans les années 1920
devient un épisode de la réception générale de Nietzsche ; on pourrait

1.  K. Joel fait référence à Diels « qui compare ces paroles à juste titre avec les aphorismes
d’Héraclite » (Geschichte der antiken Philosophie, op. cit., 282, n. 6).
2.  K. Joel, Geschichte der antiken Philosophie, op. cit., 282-284 (souligné dans le texte) ;
cf. aussi 33 sq., 285, 309 sq.
3.  W. Nestle, Die Vorsokratiker in Auswahl, op. cit., 35-37.
4.  Les premiers mots du livre de Nestle sont de Nietzsche : W. Nestle, Die Vorsokratiker
in Auswahl, op. cit., 4.
22 avril 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 253 / 312

Les Présocratiques dans la recherche des années 1920 253

même, au moins en partie, la qualifier de réception déguisée de Nietzsche.


Sans aborder les intentions conscientes des chercheurs individuels (si tant est
qu’elles nous soient encore accessibles), on peut voir qu’une partie de la force
d’attraction qu’exerçaient les Présocratiques sur les philologues de l’époque
tenait à ceci qu’ils leur offraient une alternative héroïque et polémique à la
culture dominante, qui remplissait les mêmes besoins psychologiques que
Nietzsche, sans pour autant l’exposer aux mêmes risques professionnels ; dans
ce cas également la guerre, cette fois sous la forme de la polémique sociale,
était le père de toutes choses. La popularité des Présocratiques dans le cadre
plus général de la culture allemande de l’époque peut trouver une explication
similaire, bien que plus simple, car la découverte d’un Nietzsche grec était
susceptible d’anoblir les philosophes allemands et leurs lecteurs modernes
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par l’écho d’une origine lointaine et sublime. Dans les années  1920, tant
Nietzsche que les Présocratiques correspondaient ainsi simultanément à des
besoins semblables de deux publics qui, par ailleurs, ne sont que très rare-
ment en contact. Au cours de la décennie suivante, cette relation insolite
devait se renforcer et se développer davantage encore, jusqu’à l’éclatement
d’une nouvelle guerre qui n’était plus le père de toutes choses.
Glenn W. Most
Scuola Normale Superiore di Pisa
The University of Chicago
(traduit de l’allemand par Virginie  Palette)

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