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DISCOURS DES ORIGINES ET PENSÉE POLITIQUE DANS LA

LITTÉRATURE DES XIIE ET XIIIE SIÈCLES

Dominique Boutet

L'Harmattan | « Revue Française d'Histoire des Idées Politiques »


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2020/2 N° 52 | pages 31 à 59
ISSN 1266-7862
ISBN 9782343220420
DOI 10.3917/rfhip1.052.0031
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-
politiques-2020-2-page-31.htm
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ÉTUDES
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Discours des origines et pensée politique
dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles

Dominique Boutet*

©'LVFRXUVª©RULJLQHVª©SROLWLTXHªWURLVWHUPHVTX¶LOIDXW
FRPPHQFHUSDUGp¿QLUSRXUSUpFLVHUO¶DPSOHXUGXVXMHW
Pris au sens étroit, le discours formalisé, théorisé, des textes
vernaculaires du Moyen Âge central sur les origines se réduit à
peu de chose, si l’on excepte bien entendu les chroniques univer-
selles : une poignée de textes dissertant ponctuellement sur l’ori-
gine des trois ordres de la société et la création des rois, comme
la Bible au seigneur de Berzé, le Roman de la Rose de Jean de
Meun, les Coutumes de Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir,
ou le Dialogue de Placides et Timeo. Je prendrai donc le terme
GH©GLVFRXUVªGDQVVRQVHQVODUJHHQLQFOXDQWODSHQVpHPLVHHQ
°XYUHGDQVGHV¿FWLRQV
©2ULJLQHVªSHXWGpVLJQHUGHX[W\SHVGHUpDOLWpVWHPSRUHOOHV
celles qui constituent un commencement absolu (origines de
l’homme, de la société, d’un pays), et celles qui correspondent à

*
Dominique Boutet est professeur émérite de littérature française à Sorbonne-
8QLYHUVLWp ($©eWXGHHWpGLWLRQGHWH[WHVPpGLpYDX[ª 
32 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

un moment fondateur des valeurs dont le présent veut se réclamer.


J’envisagerai évidemment ces deux sens, le second étant par nature
porteur d’une pensée politique.
4XDQWj©SROLWLTXHªQRXVSUHQGURQVOHWHUPHGDQVVRQVHQV
large : non pas les règles de gouvernement, mais plus généralement
toute pensée s’intéressant à la marche de la société et à ses valeurs.
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La frontière entre pensée politique et pensée de l’Histoire devient
alors ténue, surtout pour une époque où le christianisme augus-
tinien demeure dominant, et où la pensée politique est en grande
partie redevable à la théologie. L’origine, chez Augustin, est insé-
SDUDEOHGHOD¿QODSHQVpHSROLWLTXHHVWLQVpSDUDEOHGHODWUDMHFWRLUH
historique que l’Humanité doit accomplir de la cité des hommes à
la cité de Dieu. Pour les hommes du Moyen Âge, le discours sur
les origines relève pour l’essentiel de la sphère symbolique : le
Graal en est sans doute la manifestation la plus étrange et la plus
remarquable. Isidore de Séville avait montré le chemin dans ses
Etymologiae, où l’origine des mots est en relation avec l’essence
même de ce qu’ils désignent : « Homo dictus, quia ex humo est
factus […]. Nam proprie homo ab humo1ªLO\DOjjODIRLVXQH
allusion à la création d’Adam dans la Genèse et un programme idéo-
logique qui relie l’homme à la terre, pensée comme le plus vil des
éléments2. L’avenir de l’Humanité, avec ses errances et ses erreurs,
est comme inscrit dans cette étymologie. La quête des origines est
une quête du sens, et c’est pourquoi, sans doute, elle est dans la
littérature médiévale une véritable obsession.
Aux XIIe-XIIIeVLqFOHV HWHQFRUHDXGHOj ODUpÀH[LRQVXUFHWWHTXHV-
tion est double : dans le domaine du sacré, elle se fonde sur la Genèse,

1
Isidore de Séville, Etymologiarum sive originum libri XX, éd. W. M. Lindsay,
Oxford, 1911, livre XI, 1, 4 (étymologie fondée explicitement sur Genèse, 2, 7).
2
C’est ce que déclare, autour de 1193, Lothaire de Segni (le futur pape
Innocent III) dans son traité De miseria humane conditionis : « Formavit igitur
Dominus Deus hominem de limo terre, quae ceteris est indignior elementis ª
(éd. Maccarrone, Lugano, Thesaurus Mundi, 1955, I, chap. 2, p. 8). Ce texte, très
célèbre au Moyen Âge, nous a été transmis par plus de 450 manuscrits.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 33

le péché, et la venue du Christ ; dans le domaine profane, elle cultive


le mythe troyen au niveau européen et l’opposition entre le sauvage
HWOHFLYLOLVp¬ODFKDUQLqUHGHVGHX[LO\DODUpÀH[LRQSURSUHPHQW
politique sur les grands modèles du passé, fondateurs des valeurs
féodalo-chrétiennes et courtoises. C’est ainsi que se développe,
SDUH[HPSOHjOD¿QGXXIIe siècle, la théorie du reditus ad stirpem
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Caroli3OH¿OVGH3KLOLSSH$XJXVWHHWG¶,VDEHOOHGH+DLQDXWpWDQW
par sa mère un descendant des Carolingiens, et que dans ce cadre
*LOOHVGH3DULVFRPSRVHSRXUFH¿OV OHIXWXU/RXLV9,,, HQ
son Carolinus4WKpRULHG¶DXWDQWSOXV©SROLWLTXHªTXHOHVXFFqVGHV
FKDQVRQVGHJHVWHIDLVDLWGpMjGH&KDUOHPDJQHXQH¿JXUHWXWpODLUH
Je commencerai logiquement par la question des origines
de la société féodale et par le texte où l’on ne s’attendrait pas à
la voir évoquée, le -HXG¶$GDP ou 2UGRUHSUHVHQWDFLRQLV$GH.
Gilbert Dahan a montré que notre plus ancienne pièce de théâtre
en français développait principalement des thèmes bien représentés
dans les gloses médiévales de la Genèse5. Cependant les dialo-
JXHVHQWUH$GDPHWOD)LJXUH ©)LJXUDª'LHX ODLVVHQWHQWHQGUH
que la perspective de l’auteur n’est pas seulement théologique. La
critique a mis en évidence l’importance de la référence féodale qui,
selon la formule de Véronique Dominguez, « fournit une grille de
lecture cohérente de l’Ordo dans sa globalité6ª'qVOHVSUHPLHUV
mots, Adam emploie le mot sire pour s’adresser à Dieu, lequel, lui
rappelant qu’il a été fait avec de la terre à Son image, lui ordonne :

3
André de Marchiennes, dans son Historia succincta de gestis et successione
regum francorum (1196), évoque la prophétie faite à Hugues Capet que sa lignée
régnera pendant sept générations ; or Philippe Auguste est le septième. On attend
donc le retour de la lignée carolingienne.
4
The Karolinus of Egidius Parisiensis, éd. M. L. Colker, Traditio, 29, 1973,
p. 199-325.
5
Gilbert Dahan, « L’interprétation de l’Ancien Testament dans les drames
religieux (XIe-XIIIeVLqFOHV ªRomania, 1979, p. 72-103, en particulier n. 2 p. 77.
6
/H -HX G¶$GDP, édition bilingue de V. Dominguez, Introduction, Paris,
H. Champion, 2012, p. 59 (Champion Classiques. Moyen Âge).
34 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

©QHPRLGHYH]MDPDLVPRYHUJXHUHª Y SXLVV¶DGUHVVDQW


jÊYH)LJXUDSUpFLVH©HWPRLUHFRQXLVDVHLJQRUª Y HW
FHOOHFLOXLUpSRQGTXH©7RLFRQXVWUDLDVHLJQRUª Y )LJXUD
dépeint alors la vie agréable qu’elle accordera au couple (vie éter-
nelle, ni faim, ni soif, ni maladie, seigneurie sur les bêtes) à la
condition que celui-ci se conforme à ses conseils : « Por nul conseil
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QHJXHUSLVH]OHPLHQª Y (W$GDPFRQFOXWHQDI¿UPDQWVRQ
ferme engagement : « Tu es mi sires, jo sui ta creature / […] Ma
YROHQWpQHVHUUDGMDVLGXUH4X¶jWRLVHUYLUQHVRLWWRWHPDFXUHª
(v. 76-79) : tout cela ressemble fort à un contrat vassalique, avec
obligations réciproques d’aide et de conseil. Cette perspective se
FRQ¿UPHORUVTXH)LJXUDLQWHUGLWj$GDPGHPDQJHUOHIUXLW$GDP
répond en employant le vocabulaire de la vassalité : « Por un sol
IUXLWVHSHUWWHOFKDVHPHQWGURL]HVWTXHVRLHGHIRUVMHWH]DOYHQWª
(v. 106-107), et il ajoute : « Jugiez doit estre a loi de traïtor / que si
SDUMXUHHWWUDwVWVRQVHLJQRUª Y /HSDUDGLVHVWOHchase-
mentOH¿HIGXSUHPLHUKRPPHHWVDSHUWHHVWODFRQVpTXHQFH
logique, en droit féodal, d’un manquement du vassal aux devoirs
qu’il a envers son seigneur. Pour tenter Adam, le Diable a recours
au même registre : « Je te conseillerai en fei / que porras estre senz
VHLJQRUª Y 3OXVWDUG&DwQUHIXVHODSURSRVLWLRQG¶$EHO
G¶RIIULUj'LHX©OHVGLVPHVª Y GHVRQWURXSHDXO¶LQVWLWXWLRQ
GHODGvPHYHUVpHDXFOHUJpWURXYHDLQVLVRQRULJLQHDXWHPSVGH
la Genèse, et ceux qui refuseraient de la verser, ou ruseraient avec
elle, seraient promis au sort de Caïn. Ainsi, selon Maurice Accarie,
l’auteur a pour but essentiel de faire admettre à ses contemporains
les règles qui régissent la société féodale, en insinuant que ces
règles ont été établies par Dieu même dès la création du premier
homme, et remontent donc aux origines de l’Humanité7. Mais selon
ce critique cette transposition féodale des premiers chapitres de la
Genèse serait le signe d’une inquiétude, celle « de voir s’écrouler

7
Maurice Accarie, « La légitimation de la société féodale dans le -HXG¶$GDPª
dans Mélanges J. Lods, 1978, p. 11.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 35

l’ordre moral de la société, en constatant que l’aristocratie féodale


échappe de plus en plus au contrôle de Dieu et de l’Église, en regret-
tant aussi l’apparition de nouvelles classes qui refusent les valeurs
traditionnelles8ª/DIRQFWLRQSROLWLTXHGXGLVFRXUVGHVRULJLQHV
DSSDUDvWHQSOHLQHOXPLqUH
La Bible au Seigneur de Berzé (début du XIIIe siècle : entre 1215
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et 1220) est une revue des états du monde qui place également l’or-
donnancement de la société sous la lumière théologique, mais avec
un décalage temporel qui renvoie à un autre temps originel, celui
du Christ. Les revues d’états du monde se présentent comme une
satire des dévoiements de la société, et examinent généralement, en
succession, les rois, l’aristocratie, la chevalerie (les bellatores), le haut
et le bas clergé (les oratores HQ¿QOHVSD\VDQVDUWLVDQVHWDXWUHV
laboratores. Quelques décennies auparavant, Étienne de Fougères
avait pour la première fois exposé pour un public de laïcs la célèbre
tripartition sociale dans son Livre des manières (autour de 1170) :
« Li clerc deivent por toz orer,
li chevalier sanz demorer
deivent defendre et ennorer,
et li païsant laborer9ª
Hugues de Berzé en attribue l’origine au Christ lui-même :
« Quant il nous ot d’enfer rescous,
S’ordena trois ordres de nous.
La premiere fu sans mentir
Des provoires pour Dieu servir
Es chapeles e es moustiers,
E li autre des chevaliers
Pour justicier les robeours,
Li autre des laboreours10ª

8
Ibid., p. 16.
9
Étienne de Fougères, Le Livre des manières, éd. R. A. Lodge, Genève, Droz,
1979, strophe 169 (TLF). Voir Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire
du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.
10
La Bible au Seigneur de Berzé, éd. Félix Lecoy, Paris, 1938, v. 179-186.
36 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

On notera que ce n’est pas le Christ-homme, le prophète qui


DXUDLWDLQVL©OHVLHFOHRUGHQpª Y GDQVVHVVHUPRQVF¶HVWOH
Ressuscité (v. 179), qui prescrit aussitôt après la chasteté, le baptême
HWOHPDULDJH©VDQVYLORQQLHHWVDQVSXWDJHª Y &HWWHLGpH
(qu’on ne rencontre pas ailleurs) est d’autant plus intéressante
qu’Hugues de Berzé n’est pas un clerc : c’est un homme de guerre
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et un poète lyrique, qui se livre à une violente satire des cisterciens
et des clunisiens. Mais c’est le temps de saint François, c’est aussi
l’époque où le Graal, de mystérieux et luxueux plat à poisson qu’il
était chez Chrétien de Troyes11, devient avec Robert de Boron une
relique du Christ, lequel devient l’Origine par excellence en même
temps que la source de la foi.
Plus tard, dans la seconde moitié du siècle, plusieurs textes
donnent au contraire une origine purement laïque à l’organisa-
tion de la société. Tous partent d’un état de désordre qui agite une
société sans pouvoir de contrainte, mais sans relier cet état au péché
originel.
Jean de Meun associe l’émergence de cet état, avec tous les
PDX[TXLO¶DFFRPSDJQHQWjOD¿QGHO¶kJHG¶RUFDUDFWpULVpSDUO¶pJD-
lité, le communisme primitif et la cueillette : les rois n’existaient
pas parce que Méfait n’avait pas encore sévi12. Un millier de vers
plus loin, ce sont Barat, Pechiez, Orgueil, Convoitise et Avarice
TXLRQWPLV¿QjODYLHSDLVLEOHGHQRVSUHPLHUVSqUHVHQGpIHU-
ODQWVXUOHPRQGHIDLVDQWV¶pFKDSSHUGHO¶HQIHU3RYUHWpHWVRQ¿OV
Larrecin (v. 9521-9564) : si l’auteur se souvient des considérations
GHV$QFLHQVVXUO¶kJHG¶RUHWVXUVD¿QO¶DOOpJRULVDWLRQ TXLHVWOH
principe d’écriture du Roman de la Rose et n’a donc ici rien d’ex-
ceptionnel) élude la dimension temporelle et relève tout autant de la

11
Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, éd. F. Lecoy, Paris, H. Champion, 1984,
v. 6203-6205 (Classiques français du Moyen Âge) : « Et ne cuidiez pas que il ait /
OX]QHODQSURLHVQHVDXPRQVª
12
Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992, v. 8449-
8452 (Lettres gothiques).
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 37

VDWLUHGXWHPSVSUpVHQW&HVGpPRQV ©GROHUHXVPDXIIpªY 
se sont alors élancés à travers les terres pour semer les discordes
et les guerres. L’apparition de la propriété a excité les envies et les
jalousies, chacun cherchant alors à voler son prochain. C’est ainsi
qu’est apparue l’institution des rois :
« Lors couvint que on esgardast
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aucun qui les loges gardast
et qui les mauffaiteurs prist
et droit as plaintis en feïst,
ne nus ne l’osast contredire.
Puis s’assenblerent pour eslire.
Un grant vilain entr’euls eslurent,
le plus ossu de quanqu’il furent,
le plus corsu et le greigneur,
HWOH¿UHQWSULQFHHWVHLJQHXU
Cil jura que droit leur rendroit
et que leur loges deffendroit
se chascuns endroit soi li livre
GHVELHQVGRQWLOVHSXLVVHYLYUHª Y
Mais ce roi, étant seul, ne parvient pas à faire respecter l’ordre
OHVYROHXUV©SDUPDLQWHVIRL]OHEDWLUHQWªY OHSHXSOH
doit s’assembler une nouvelle fois et décider d’accorder au roi des
©VHUMDQ]ªSRXUOHVHFRQGHU3RXUOHVHQWUHWHQLULOIDXWFUpHUGHV
impôts et donner au roi de grands domaines : c’est la naissance
d’une aristocratie qui ne cessera de s’enrichir (v. 9628-9636).
(Q¿QEHDXFRXSSOXVORLQ GL[PLOOHYHUVSOXVORLQ -HDQGH
Meun évoque une dernière fois la question des origines de la
VRFLpWpHQDWWULEXDQWFHWWHIRLVH[SOLFLWHPHQWOD¿QGHO¶kJHG¶RUj
l’élimination de Saturne et à l’arrivée du règne de Jupiter13 : c’est
ce dieu qui a incité les hommes à rechercher leur plaisir personnel,
à satisfaire tous leurs désirs, et qui a instauré le Mal partout dans
le monde, apprenant aux loups à ravir, étanchant les ruisseaux de
vin, instaurant le travail et toutes les activités humaines, créant les

13
Ibid., v. 20087-20207.
38 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

quatre saisons, ne cherchant qu’à « muer l’estat de l’empire / de


ELHQDQPDOGHPDOHQSLUHª Y /HFKDQJHPHQWGH
règne n’affecte donc pas seulement les hommes : c’est tout l’ordre
du monde qui se trouve bouleversé. La laïcisation de la pensée passe
par le détour du temps mythologique païen des origines, même
si certains traits sont compatibles avec la Bible (ainsi, l’idée que
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c’est le péché d’Adam et d’Ève qui a transformé certains animaux
comme les loups en prédateurs des autres, alors qu’auparavant,
selon Genèse, 1, 30, tous étaient herbivores, se rencontre dans
certaines bibles en français, comme celle du ms. BnF, fr. 76314).
Le temps des rois va ainsi s’imposer : c’est le temps du Mal, de la
privation de la liberté originelle, qui succède à la paix du commu-
nisme primitif en liaison avec l’apparition de la propriété. Le mythe
de l’émasculation de Saturne est « le mythe fondateur par excel-
lence, celui qui explique l’état actuel du monde15ª$UPDQG6WUXEHO
rappelle, à la suite de Jean-Charles Payen16, que « il s’agit d’un topos
dans lequel on aurait tort de voir une “pensée politique” innovatrice
HWFRQWHVWDWDLUHª&RPPHMHO¶DYDLVPRLPrPHVRXOLJQpDLOOHXUV17,
cette présentation de l’origine d’une société organisée converge
(hormis le mythe de Saturne et de Jupiter, bien entendu) avec la
Bible, et Jean de Salisbury déclare dans son Policraticus, composé
au milieu du XIIe siècle, que le temps des rois a succédé au temps
des juges parce que les hommes n’étaient pas capables de respecter
la loi divine, l’apparition de la royauté étant l’effet de la colère de
Dieu18O¶LGpH¿JXUHGpMjGDQVOHLiber sententiarum d’Isidore de

14
La Bible anonyme du Manuscrit Paris, BNF fr 763, éd. J.C. Szirmai, Amsterdam,
5RGRSLY HWY©'HFHYLQWJXHUUHHQWUHOHVEHVWHVª &H
texte anonyme est du XIIIe siècle.
15
A. Strubel, édition du Roman de la Rose, note de la p. 1149.
16
Jean-Charles Payen, La Rose et l’utopie, Paris, Éditions sociales, 1976.
17
D. Boutet, &KDUOHPDJQHHW$UWKXURXOHURLLPDJLQDLUH, Paris, H. Champion,
1992, p. 21, n. 2.
18
Jean de Salisbury, Policraticus, éd. C. Webb, Oxford, 1909, 2 vol., VII, 17, 18.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 39

Séville19 et, à l’époque carolingienne, chez Jonas d’Orléans, l’un des


représentants de l’augustinisme politique de cette époque20. Quant
à l’idée que le roi est élu pour sa vigueur physique, on la rencontre
dans la Vita Dagoberti, où Dagobert est choisi à la fois pour son
lignage et parce qu’il est « potens viribus, statura procerus21ª(OOH
est reprise (mais avec l’adjonction de la sagesse et de la beauté) par
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le juriste Philippe de Beaumanoir dans ses Coutumes de Beauvaisis,
dans une présentation des origines de la société féodale analogue à
celle de Jean de Meun, mais située dans un temps indéterminé et
sans rapport avec la mythologie gréco-romaine – et donc dans une
perspective totalement laïcisée22.
Ces textes cependant n’évoquent que la création des rois et des
bellatores. Le Dialogue de Placides et Timeo, qui leur est contem-
porain, s’intéresse au contraire à l’institution des trois ordres, qui
a la même cause (l’anarchie et la guerre continuelle à laquelle se
livraient les individus), mais qu’il attribue à Platon – qui est en effet
le premier à avoir formalisé dans la République cette répartition
TX¶LOMXJHLGpDOHFKDFXQGHV©pWDWVªFRUUHVSRQGDQWDX[IDFXOWpVGH
l’âme : la raison (le nous : les magistrats), le cœur (le thumos : les
guerriers) et le désir (l’épithumia : les artisans). Ainsi, selon cette
encyclopédie médiévale, Platon
« assambla .i. grant peuple et print une grande contree pour
faire gaignages et labeurs et establi le peuple en. III. lieus : uns
a consail donner, les autres pour les passages garder contre leur
ennemis, les autres a labourer ce dont tous les autres vivoient. Les

19
Isidore de Séville, Sententiarum libri tres, III, 51, dans Migne, Patrologia
latina, t. 83, col. 723.
20
Jonas d’Orléans, De Institutione regia, éd. J. Reviron, Paris, Vrin, 1930,
chap. IV.
21
Vita Dagoberti, dans Monumenta Germaniae Historica (M.G.H.), Scriptores
rerum merovingicarum, t. 2, p. 514.
22
Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, Les Coutumes de Beauvaisis,
éd. Am. Salmon, Paris, Picard, 1900, réimpression 1970, t. 2, § 1453. Voir mon
&KDUOHPDJQHHW$UWKXU, op. cit., p. 29-30.
40 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

conseilliers furent clers, les gardeus des passages furent cheva-


liers, les gaaigneurs des biens furent les vilains, dont Aristote dist
que chevaliers furent hommes vilains qui avoient les plus grans
membres et les plus fors […]23ª
De simple théoricien, Platon devient donc l’organisateur même
de la société trifonctionnelle : glissement intéressant, car il place
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cette institution dans la sphère de la Raison et de la philosophie,
et non d’un besoin éprouvé par des peuples. Mais ce texte, comme
celui de Beaumanoir, ne situe pas l’événement dans un temps
mythologique : c’est même ici un temps parfaitement historique.
On voit donc que le discours sur l’origine de la société est
souvent arrimé, au XIIIe siècle, à l’héritage de l’Antiquité, héritage
qui est acceptable pour autant qu’il n’entre pas en contradiction avec
la Bible. Michel Zink notait d’ailleurs, à propos des Métamorphoses
d’Ovide, que le Moyen Âge « a été frappé par la convergence entre
la genèse biblique et le début du poème24ªGpEXWGRQWODFRVPR-
gonie est précisément utilisée par Jean de Meun25. Celui-ci, en
TXDOL¿DQWGH©PDXIIpª GLDEOHV OHVYLFHVTXLV¶DEDWWHQWEUXWDOH-
ment sur les hommes, noue discrètement l’origine mythologique
gréco-romaine à la thématique biblique de la Chute, sans toutefois
faire référence à sa cause théologique, le péché originel, mais en
IDLVDQWQpDQPRLQV¿JXUHU©SHFKLH]ªSDUPLOHVÀpDX[GXWHPSVGH
Jupiter (v. 9533). On mesure cependant l’écart avec le -HXG¶$GDP,
qui laissait entendre que la relation féodale préexistait à la société et
même à l’apparition de l’homme, puisqu’elle appartenait dans cette
pièce à l’esprit même de Dieu et qu’elle était spontanément recon-
nue par Adam, et cela dès avant le péché originel. Elle relevait de
l’essence, et non des aléas malheureux de l’existence de l’Humanité.
Deux conceptions s’opposent donc, dont la portée politique n’est pas
négligeable même si historiquement les conséquences n’en seront

23
Dialogue de Placides et Timeo, éd. Cl. Thomasset, Genève, Droz, 1980, § 387.
24
Michel Zink, 1DWXUHHWSRpVLHDX0R\HQÆJH, Paris, Fayard, 2006, p. 43.
25
Le Roman de la Rose, éd. cit., v. 16733-16804 (début du discours de Nature).
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 41

tirées que cinq siècles plus tard : d’un côté (-HXG¶$GDP, Bible au
Seigneur de Berzé) le droit qui régit l’organisation sociale féodale
est d’origine divine, et donc originel et absolu, de l’autre ce droit
est proprement humain et ne répond qu’à une nécessité historique :
dans d’autres circonstances, il aurait été autre, et il l’était en effet
du temps de nos premiers pères.
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Après les mythes fondateurs de la société, il y a ceux de l’ori-
JLQHGHVSHXSOHVGHO¶2FFLGHQWPpGLpYDO'HX[RUGUHVGHUpÀH[LRQ
s’entrecroisent ici encore, le profane et le sacré.
Le versant profane est bien connu des historiens : c’est le mythe
de l’origine troyenne, appliqué aussi bien aux Francs (depuis la
chronique du Pseudo-Frédégaire et le Liber historiae Francorum,
respectivement des VIIe et VIIIe siècles) qu’aux Normands (dans
les Gesta Danorum de Dudon de Saint-Quentin) ou aux Bretons
(dans l’Historia regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth,
dédiée au roi d’Angleterre Étienne, et son adaptation en langue
vulgaire, le Roman de Brut de Wace, commandité par Henri II
Plantagenêt). Colette Beaune en a retracé l’histoire (qui se poursuit
jusqu’au XVIe siècle : que l’on pense à la Franciade de Ronsard) au
début de son ouvrage Naissance de la nation France26, et rappelé
son omniprésence dans l’historiographie médiévale, du premier
FKDSLWUHGHVWUqVRI¿FLHOOHVGrandes chroniques de France rédi-
gées à Saint-Denis jusqu’à la Chronique rimée de Philippe Mousket
(pour se limiter à deux exemples du XIIIeVLqFOH TXLDI¿UPHTXH
« nous sommes Troyens27ª$X IXe siècle déjà la généalogie de
Charlemagne faisait de lui un lointain parent de Priam, le nom de
son grand-père, Anségisel (le père de Pépin de Herstal), évoquant
FHOXLG¶$QFKLVH F¶HVWG¶DLOOHXUVVRXVODIRUPH©$QFKLVHVªTX¶LO
¿JXUHGDQVO¶Histoire des Lombards de Paul Diacre). Philippe Ier,

26
Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985,
p. 19-54.
27
La Chronique rimée de Philippe Mouskès, éd. du Baron de Reiffenberg,
Bruxelles, t. I, 1836, p. 8.
42 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

le père de Louis VI, fait inscrire sur son tombeau « Philippus ex


genere Priamo28ª
Ce mythe trouve sa concrétisation littéraire dans la continuité
de trois romans d’Antiquité du XIIe siècle, Troie, Énéas et Brut (leur
ordre de rédaction étant l’inverse de celui de la diégèse), ce dernier
H[SOLTXDQWFRPPHQWXQFHUWDLQ%UXWXVDUULqUHSHWLW¿OVG¶eQpHDG€
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V¶H[LOHUG¶DERUGHQ*UqFHSXLVMXVTX¶HQH[WUrPH2FFLGHQWGDQVO¶vOH
d’Albion qui n’était alors peuplée que par des géants. Le Roman de
TroieHQYHUVGH%HQRvWGH6DLQWH0DXUH FRPSRVpDXWRXUGH 
a connu six mises en prose successives. Selon Colette Beaune, « le
plus grand avantage du mythe est probablement d’ancrer la solidarité
QDWLRQDOHGDQVOHVOLHQVGXVDQJª,OV¶DJLWGH©SUpVHUYHUO¶XQLWpHW
la continuité de la race française29ª&RPPHRQOHVDLWjOD¿QGX
0R\HQÆJH+HFWRU¿JXUHSDUPLOHV1HXI3UHX[ OHWKqPHHVWODQFp
au XIVe siècle par Jacques de Longuyon dans les Vœux du Paon),
et déjà Philippe Mousket, un peu avant le milieu du XIIIe siècle, se
livrait à un éloge appuyé de ce héros troyen30 et comparait Ogier le
Danois et Roland à Hector et à Judas Maccabée, chacun représentant
ODÀHXUGHFKDFXQHGHV©,,,ORLVªFKUpWLHQV©SDwHQªHW©MXwV31ª
Ces mythes rejoignent celui de la translatio imperii et studii,
exposé par Chrétien de Troyes avec un petit décalage dans le
prologue de son Cligès (dont le héros, par ailleurs, « por pris et por
los conquerre / ala de Grece an Engleterre32ª :

28
C. Beaune, « L’utilisation politique du mythe des origines troyennes en France
jOD¿QGX0R\HQÆJHªGDQVLectures médiévales de Virgile : actes du colloque
GH5RPH RFWREUH , Rome, Publications de l’École française de Rome,
1985, p. 333.
29
Ibid., p. 38 pour les deux citations.
30
Chronique rimée, éd. cit., v. 50-119.
31
« Des III lois vous ai je nommés / Les III c’on a mellors clamés. / Et pour Ogier
et pour Rollant / Vous ai remis Ector avant / Et Judas Macabeu, le fort, / Dont
VDLQWHJOLVHIDLWUHFRUWª Y 
32
Les Romans de Chrétien de Troyes. II. Cligès, éd. par M. Roques, Paris,
H. Champion, v. 15-16 (Classiques français du Moyen Âge).
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 43

« Ce nos ont nostre livre apris


qu’an Grece ot de chevalerie
le premier los et de clergie.
Puis vint chevalerie a Rome
et de la clergie la some,
TXLRUHVWDQ)UDQFHYHQXHª Y
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Comme on le voit, la Grèce remplace Troie (peut-être parce
qu’Alexandre, conquérant et élève d’Aristote, était déjà un modèle
d’union de la clergie et de la chevalerie33), et c’est la France qui
est le point d’arrivée de la translatio (et Chrétien émet aussitôt le
souhait que chevalerie et clergie s’y plaisent et y demeurent34).
Troie a été détruite, mais elle a été re-fondée ailleurs, sous
ODIRUPHGHFHWWH©7URLHQHXYHª©7ULQRYDQWªTXLIXWVHORQ
le Brut, le nom premier de Londres35, et le peuple breton tire
lui-même son nom de celui de Brutus. Énée, lointain fondateur
du futur Empire de Rome, devient ainsi le grand ancêtre, après
DYRLUIDLWGXVDQJWUR\HQOHSOXVLOOXVWUHGXPRQGH/D¿QGX
Moyen Âge exploite politiquement cette antériorité de Troie par
UDSSRUWj5RPHSRXUDI¿UPHUO¶LQGpSHQGDQFHGHOD)UDQFHSDU
rapport à l’Empire. Au début du Roman de Brut, les Troyens exilés
apparaissent comme les représentants de la civilisation face à la
barbarie primitive, qu’ils éradiquent en massacrant tous les géants
TXLSHXSODLHQWO¶vOHG¶$OELRQHWGRQWOHFKHISRUWDLWOHQRPKDXWH-
PHQWV\PEROLTXHGH©*HRPDJRWªLGHQWLTXHjFHOXLGHVSHXSOHV
sauvages de Gog et Magog qu’Alexandre avait enfermés dans
une vallée du Caucase et qui doivent, selon la légende transmise
par les encyclopédies et par le 5RPDQG¶$OH[DQGUH, déferler sur la

33
On notera que le père et le grand-père de Cligès se prénomment tous deux
Alexandre.
34
Ce qui va à l’encontre de l’hypothèse critique qui voudrait que les romans de
Chrétien de Troyes soient écrits pour soutenir les Plantagenêts contre Louis VII.
35
Wace, Le Roman de Brut, éd. I. Arnold, Paris, SATF, 1938-1940, t. I, v. 686.
44 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

WHUUHjOD¿QGHVWHPSV36. Cette lutte précède le moment où Wace


PHQWLRQQHOHFKDQJHPHQWGHQRPGHO¶vOH
« Le terre avoit non Albion,
Mes Brutus li chanja son non,
De Bruto, son non, non li mist
(W%UHWHLJQHDSHOHUOD¿VW
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Les Troÿens ses conpeignons
5DSHODGH%UXWR%UHWRQVª Y
/D¿FWLRQYLHQWGRQFDSSX\HUXQUpFLWGHIRQGDWLRQ:DFHPHW
l’accent sur l’affrontement avec la population gigantale et la néces-
sité du recours à la force. Ce faisant, il insiste sur l’écart que symbo-
lisent les géants, créatures renvoyant à un temps archaïque, un temps
d’avant la Loi (comme dans la cosmogonie grecque par exemple,
dont le Roman de Thèbes s’était fait l’écho), l’autrefois de l’homme :
opposition entre le sauvage et le civilisé, comme en témoignent leurs
armes, que Wace prend soin de décrire en contraste avec celles des
Troyens : des pierres, des troncs, des pieux (v. 1088), face à des
MDYHORWVGHVODQFHVGHVpSpHVGHVÀqFKHVEDUEHOpHV Y 37.
Le géant est bien ici l’antichevalier, en même temps que le non-ci-
vilisé : il vit dans des cavernes (vsGHV©PDLVRQVª HWFHPRGHGH
vie s’oppose aux fêtes données par les Troyens (v. 1074-76).
2ULOH[LVWHXQWH[WHDQJORQRUPDQGELHQSOXVWDUGLI GHOD¿QGX
XIIIe ou du début du XIVe siècle), qui a cherché à expliquer l’origine
de ces géants du Brut, c’est le poème Des granz Geanz38. Vingt-neuf

36
La source est $SRFDO\SVH, 20, 7-8 : « Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa
prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et
OHVUDVVHPEOHUSRXUODJXHUUHDXVVLQRPEUHX[TXHOHVDEOHGHODPHUª WUDGXFWLRQ
de la Bible de Jérusalem), à la suite d’Ezechiel, 38, 2-4 évoquant Gog, prince au
pays de Magog, et ses armées contre lesquelles Yahvé ordonne de combattre.
37
Cet épisode a été analysé par Francis Dubost, $VSHFWVIDQWDVWLTXHVGHOD
littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIeVLqFOHV O¶$XWUHO¶$LOOHXUVO¶$XWUHIRLV,
Paris, H. Champion, 1991, t. I, p. 106-107.
38
Des granz Geanz, éd. Georgine E. Brereton, Oxford, 0HGLXP $HYXP
Monographs, 1937. Ce texte a été traduit par D. Régnier-Bohler dans la collection
Stock+ Moyen Âge, 1979, p. 281-292.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 45

sœurs exilées de Grèce pour avoir tenté d’assassiner leurs époux


RQWpWpMHWpHVSDUODWHPSrWHVXUFHWWHvOHpFKDXIIpHVSDUODOX[XUH
elles attirent des démons incubes : « Et la furent engendré / Enfaunz
TLJHDXQ]GHYLQGUHQW(WDSUpVODWHUUHWLQGUHQWª Y 
Ils s’installent dans les montagnes où ils creusent des cavernes ; la
YLROHQFHTXLUqJQHHQWUHHX[IDLWTX¶LOQ¶HQVXEVLVWH¿QDOHPHQWTXH
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YLQJWTXDWUHDXPRPHQWR%UXWXVGpEDUTXHVXUO¶vOH/HGHUQLHU
survivant, Goemagog, a rapporté cette histoire avant de mourir,
et c’est ainsi qu’elle a pu être connue et transmise. Dans ce texte
SDUWLFXOLHUTXLYLVHjFRPEOHUXQ©EODQFªGXBrut, on voit que la
¿FWLRQJLJDQWDOHSDwHQQHHVWPLVHHQUHODWLRQDYHFOHYHUVDQWQpJDWLI
du sacré chrétien, lié à la luxure. Fr. Dubost émet l’hypothèse que
ce récit s’inspirerait d’un livre apocryphe, le Livre d’Enoch, où
des géants sont engendrés de semblable manière39. Brutus et ses
Troyens ne sont pas seulement des héros civilisateurs (selon un
schéma mythique bien connu des anthropologues), ils détruisent
des représentants du Mal théologique alors même qu’ils ne sont pas
chrétiens (et ne peuvent l’être, puisque le Christ n’est pas encore
YHQX (WF¶HVWXQHIRLVGHSOXVXQDIIURQWHPHQWHQWUHGHVGHVFHQ-
dants de Troyens et des descendants de femmes grecques, repré-
sentantes de la luxure.
Comme l’écrit Colette Beaune, « de 1300 à 1500, le mythe troyen
est utilisé en politique intérieure en liaison avec la guerre de Cent
Ans. Le siège de Troie est un exemple typique de chute et de muta-
WLRQGHVHPSLUHVªHWODUpIpUHQFHj7URLHYLHQWLOOXVWUHUOHWKqPH
des malheurs des temps40. Or c’est précisément la luxure qui, dans
OHVWH[WHVGHOD¿QGX0R\HQÆJHIXWODFDXVHGHODUXLQHGH7URLH
avec l’orgueil et l’excès de richesses. La trahison fut la conséquence,
permise par Dieu, de ces péchés. Cette place du péché dans l’écrou-
lement des empires jouait déjà un rôle, au milieu du XIIe siècle, dans
le Roman de Thèbes : on la retrouvera à propos du règne d’Arthur.

39
Fr. Dubost, op. cit., t. I, p. 607 et n. 93.
40
C. Beaune, op. cit., p. 40.
46 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

Mais le thème de la translatio imperii n’a pas seulement un


versant profane. Il remonte à Eusèbe et à Orose, chez qui cette trans-
latio se présente comme une transposition dans l’ordre de l’histoire
humaine de la fameuse vision de Nabuchodonosor (Daniel, 2) de
la statue aux pieds d’argile et de fer et de la succession des empires
(Mèdes, Perses, Alexandre, ses successeurs). Ce thème joue un rôle
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important dans ce que l’on pourrait appeler la théologie politique,
MHYHX[GLUHFHOOHTXLUpÀpFKLWVXUOHGHYHQLUGXPRQGH'HX[FOHUFV
illustres du XIIe siècle, Otto de Freising (oncle de l’empereur germa-
nique Frédéric Barberousse) et surtout Hugues de Saint-Victor, en
ont donné la substance. Ce dernier, le plus complet, écrit ainsi dans
son traité De arca Noe morali :
« En toute chose, ou presque, l’ordre spatial et l’ordre temporel
se conjoignent dans la succession des événements, et il en a été
décidé ainsi par la divine providence, de sorte que les événe-
ments, à l’origine du monde, aient lieu en Orient, sorte de point
de départ du monde ; ensuite, à mesure que le temps s’écoulait,
O¶D[HGXPRQGHVHGpSODoDLWMXVTX¶jDWWHLQGUHO¶2FFLGHQWD¿Q
que, par ce fait même, nous soyons à même de comprendre que
OD¿QGXPRQGHDSSURFKDLWSXLVTXHOHFRXUVGHVFKRVHVpWDLW
près d’atteindre l’extrémité du monde. Le premier homme, dès
sa création, avait été placé à l’extrémité de l’Orient dans le jardin
G¶(GHQD¿QTX¶jSDUWLUGHFHOLHXRULJLQHOVDSRVWpULWpVHSURSD-
geât à travers le monde41ª
Il évoque ensuite le passage de la « caput mundi ª GHV
Assyriens, des Chaldéens et des Mèdes aux Grecs (Troie n’est pas

41
« Ordo autem loci et ordo temporis fere per omnia secundum rerum gestarum
seriem concurrere videntur. Et ita per divinam providentiam videtur esse
dispositum, ut que in principio temporum gerebantur, in oriente, — quasi
in principio mundi — gererentur, ac deinde ad finem profluente tempore
usque ad occidentem rerum summa descenderet, ut ex hoc ipso agnoscamus
DSSURSLQTXDUH¿QHPVDHFXOLTXLDUHUXPFXUVXVLDPDWWLJLW¿QHPPXQGL,GHR
primus homo in oriente in hortis Eden conditus collocatur ut ab illo principio
SURSDJRSRVWHULWDWLVLQRUEHPSURÀXHUHWª +XJXHVGH6DLQW9LFWRU'H$UFD1RH,
éd. P. Sicard (Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, t. 176), Turnhout,
Brepols, 2001, p. 111-112 [livre IV, chap. IX]). Traduction personnelle.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 47

PHQWLRQQpH SXLVDX[5RPDLQV©LQ2FFLGHQWHTXDVLLQ¿QHPXQGL
habitantes ª/¶LGpHFDSLWDOHHWQRXYHOOHHVWTXHFHWWHtranslatio
d’est en ouest combine la perspective temporelle avec la perspective
géographique au point de faire de l’arrivée de la rerum summa à
O¶H[WUpPLWpGHO¶2FFLGHQWOHVLJQHGHO¶DSSURFKHGHOD¿QGHVWHPSV
Le temps chrétien est ainsi réinjecté dans la théorie de la translatio,
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qui jusque-là semblait se contenter d’un temps linéaire non marqué
théologiquement (comme c’est le cas chez Chrétien de Troyes, qui
Q¶DSDVVXELFHWWHLQÀXHQFHYLFWRULQHHWSURSRVHXQHFRQFHSWLRQ
laïque de la translatio).
'DQVOD¿FWLRQKLVWRULTXHGH*HRIIUR\HWGH:DFHODFRQ¿JXUD-
tion est différente dans la mesure où l’étape de l’Empire romain est
évacuée, la fondation de la Bretagne étant antérieure ou parallèle
à la fondation de Rome. Cependant l’idée d’une translatio dont
le point d’arrivée est l’extrême Occident est explicitement expri-
mée dans l’oracle que Diane délivre à Brutus, lui ordonnant de
fonder une nouvelle Troie « ultre France, luinz dedenz mer, / vers
Occident42ª0DLVFHW2FFLGHQW¿QLVPXQGL, est alors conçu comme
le lieu d’une renaissance et non comme celui qui prélude à la ¿QLV
saeculi, comme le lieu de l’accomplissement des temps43. La trans-
latioFKH]*HRIIUR\HW:DFHDXQHIRQFWLRQSROLWLTXHJORUL¿DQWH
VDQVDI¿QLWpDYHFODWKpRORJLH
C’est avec Robert de Boron et son diptyque formé par le Roman
de l’Estoire dou Graal et son Merlin que le thème de la translatio
revêt une coloration théologico-politique et renouvelle radicalement
la question de l’origine et sa symbolique. Ces deux romans de l’ex-
WUrPH¿QGXXIIe siècle conjoignent deux thèmes préexistants mais
originellement indépendants, celui du Graal et celui de la Table

42
Wace, Roman de Brut, éd. I. Arnold, v. 681-682.
43
Pour de plus amples développements, nous renvoyons le lecteur à notre article
« De la translatio imperii à la ¿QLVVDHFXOL: progrès et décadence dans la pensée
GHO¶+LVWRLUHDX0R\HQÆJHªGDQVProgrès, réaction, décadence dans l’Occident
médiéval, Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner (éd.), Genève,
Droz, 2003, p. 37-48.
48 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

ronde, pour conférer au temps d’Arthur une dimension surnaturelle


et symbolique.
Le Roman de l’Estoire dou Graal (autrement nommé le Joseph)
est centré sur le personnage de Joseph d’Arimathie et s’inspire très
largement de l’Évangile de Nicodème. Il relate le transfert par voie
de mer du Graal, devenu une relique de la Passion, de la Terre sainte
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YHUVO¶vOHGH%UHWDJQHSHXWrWUHVHORQOHPRGqOHGHODtranslatio du
corps de saint Jacques44 vers cet autre point extrême de l’Occident
TX¶HVWOH©3HUURQ6DLQW-DFTXHVª DXMRXUG¶KXL(O3DGURQQRQORLQ
de Compostelle) où selon la Chronique de Turpin Charlemagne
DSODQWpVDODQFHGDQVODPHUDSUqVDYRLU©OLEpUpªOHFKHPLQGH
Saint-Jacques sous domination arabe45. Robert de Boron affec-
tait ainsi, délibérément ou non, à l’univers arthurien un type de
sacralité que la chronique d’inspiration clunisienne, et avec elle
EHDXFRXSGHFKDQVRQVGHJHVWHDIIHFWDLWP\WKLTXHPHQWjOD¿JXUH
de Charlemagne. Or cette translatio du Graal est ordonnée par
le Christ dans des termes qui évoquent la pensée d’Hugues de
Saint-Victor :
« Ausi cum li monz va avant
Et touz jours en amenuisant,
Couvient que toute ceste gent
Se treie devers Occident.
Si tost com il seisiz sera
De ton veissel et il l’ara,
Il li couvient que il s’en voit
Par devers Occident tout droit46ª

44
C’est ce qu’a suggéré récemment Jean-Claude Vallecalle, dans Le Livre de
saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin : sacralité et littérature, éd.
-&O9DOOHFDOOH3UHVVHVXQLYHUVLWDLUHVGH/\RQ©,QWURGXFWLRQªS
45
Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, éd.
C. Meredith-Jones, Paris, E. Droz, 1936 : « Inde visitato sarcofago beati Jacobi,
YHQLWDG3HWURQXPVLQHFRQWUDULRHWLQ¿[LWLQPDULODQFHDPDJHQV'HRHWVDQFWR
Jacobo grates ª S 
46
Roman de l’Estoire dou Graal, éd. W. A. Nitze, Paris, H. Champion, v. 3351-
3358 (Classiques français du Moyen Âge).
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 49

Sans doute y a-t-il surtout ici l’idée que c’est désormais l’Occi-
dent chrétien qui détient la source des valeurs chrétiennes, face à
un Orient occupé par les musulmans. Mais ce transfert du Graal
va ainsi pouvoir rencontrer cet autre transfert que j’ai évoqué
SUpFpGHPPHQWFHOXLGHV7UR\HQVYHUVODPrPHvOHGH%UHWDJQH
et transformer ainsi le sens même de la matière du Brut. Wace en
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HIIHWHQYLVDJHO¶+LVWRLUHFRPPHXQÀX[FRQWLQXTXLQHSDUDvWSDV
GHYRLUV¶DUUrWHUV¶LOUHODWHOD¿QWUDJLTXHGXUqJQHG¶$UWKXUUqJQH
qu’il présente comme un apogée, ce règne est suivi de plusieurs
autres, comme chez Geoffroy de Monmouth. En somme chez Wace
la translatio était de même nature que chez Chrétien de Troyes :
elle n’avait pas d’implication théologique et relevait seulement du
mythe des origines troyennes. Mais la logique voulait que les deux
transferts se rencontrassent : Robert de Boron a en effet choisi, sans
doute à la suite de Chrétien de Troyes, d’implanter ce Graal orien-
tal dans la Bretagne arthurienne, celle du BrutRDSSDUDvWGpMj
comme chez Geoffroy, le personnage de Merlin. Et c’est l’auteur du
WURLVLqPHHWGHUQLHUYROHWGX©SHWLWF\FOHªOHPerceval en prose ou
Didot-Perceval47, qui a le premier opéré la jonction complète entre
les deux versions de la translatioHWGRQQpFRUSVDX[DI¿UPDWLRQV
d’Hugues de Saint-Victor, puisque pour la première fois un texte
s’achève sur la ruine du monde arthurien, sans autre avenir envi-
sagé. Cependant la perspective théologique n’est pas pleinement
réalisée : ce sont des causes purement terrestres, des causalités poli-
WLTXHVTXLHQWUDvQHQWOD¿QGHFHPRQGHFRPPHFKH]:DFHHWFHOD
peut donner le sentiment que la perspective est celle, traditionnelle,
de la grandeur et de la décadence des empires, conception cyclique
étrangère à la théologie chrétienne. Le cycle du Lancelot-Graal,
avec la Queste del Saint Graal et la 0RUW$UWXYDHQ¿QUHOLHUOD
¿QDXFRPPHQFHPHQWHWPHWWUHHQSODFHXQHFRQFHSWLRQ¿QDOLVpH
47
The Didot Perceval, according to the mss of Modena and Paris, éd. W. Roach,
Philadelphie, 1941.
50 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

de la marche de l’Histoire, dans laquelle politique et théologie se


mêlent inextricablement.
Le personnage de Merlin est au cœur de la rencontre entre le
discours des origines et la pensée politique. Tout d’abord, le roman
de Robert de Boron s’ouvre sur un conseil des démons, accablés par
les effets de la descente du Christ en enfer pour délivrer les âmes
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d’Adam et d’Ève « et des autres pecheors cels qui li plairoit48ª
lesquels démons entreprennent d’engendrer un homme qui ferait
toutes leurs volontés. Un démon incube va donc surprendre de nuit
une vierge très pieuse, erreur qui empêchera l’enfant, Merlin, d’être
un suppôt du diable : il tiendra de celui-ci la connaissance du passé,
et de Dieu celle de l’avenir. Ce jeune prophète va ainsi devenir le
conseiller des rois de Bretagne, mais il va aussi jouer un rôle plus
trouble en permettant à Uterpandragon de rejouer avec la femme du
duc de Cornouaille, grâce à la magie, l’histoire fameuse de Jupiter
et d’Alcmène, ce qui permettra la conception d’Arthur.
Cet engendrement a une double valence, négative et positive.
Du côté négatif, Arthur est le fruit d’un adultère, et par conséquent
d’un péché ; or la question du péché va hanter tout le cycle à venir
du Lancelot-Graal (et culminer dans /D0RUWOHURL$UWX). Du côté
positif, la conception d’Arthur rejoint le schéma mythique de la
naissance du héros. Ainsi, dans une variante de l’engendrement
de Romulus et de Rémus que Plutarque attribue à Promathion, le
futur fondateur de Rome et son jumeau auraient été le fruit de
O¶XQLRQHQWUHXQHMHXQHVHUYDQWHVXEVWLWXpHjOD¿OOHGXURLG¶$OEH
Tarchétius, et un phallus surnaturel apparu dans le foyer49. Dans
OHVGHX[WH[WHVOHV¿OVDLQVLQpVVRQWpOHYpVjO¶pFDUWGHODIDPLOOH
royale mais accéderont plus tard à la royauté. J’ai montré jadis

48
Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979, chap. 1, p. 19
(TLF). Pour les citations de ce texte, le numéro des chapitres sera porté en gras.
49
Plutarque, Vies parallèles©5RPXOXVªpGHWWUDGSDU5)ODFHOLqUH3DULV
Belles Lettres (Budé) ; Georges Dumézil, Rituels indo-européens à Rome, Paris,
Klincksieck, 1954, p. 38-39.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 51

l’importance que revêtait, dans les textes des XIIe et XIIIe siècles, le
thème de la bâtardise royale50. L’art magique de Merlin, qui pouvait
SDUDvWUHDQHFGRWLTXHHWGHVWLQpVLPSOHPHQWjFUpHUXQHDXUpROHGH
PHUYHLOOHX[DGRQFXQHVLJQL¿FDWLRQSROLWLFRP\WKLTXHFDSLWDOH
HWDSSDUDvWFRPPHXQHQpFHVVLWpLGpRORJLTXH(WVDQV0HUOLQOH
royaume n’aurait pas eu ce roi exceptionnel qui va servir de phare
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à toute la littérature arthurienne et à toute l’idéologie politique
courtoise.
Mais c’est également Merlin qui est à l’origine de la Table ronde,
table politique s’il en est. Il explique à Uterpandragon qu’il a existé
dans le passé deux tables, celle de la Cène et celle du Graal (insti-
tuée en Terre sainte à l’imitation de la précédente sur l’ordre du
Christ par Joseph d’Arimathie), et qu’il est nécessaire, en vertu du
chiffre trois qui représente la Trinité, d’en créer une troisième grâce
à laquelle « granz biens et granz honors vos en vendra a l’ame et au
cors et si avendront a votre tens tels choses dont vos vos merveille-
URL]PROWª 48, p. 185) ; cette table aura elle aussi un siège vide, qui
VHUDOHIDPHX[©VLqJHSpULOOHX[ª0HUOLQH[SOLTXHDXVVLW{Wj8WHU
que le Graal et ses gardiens sont arrivés en Grande-Bretagne (« vers
RFFLGHQWHQFHVWHVSDUWLHVª48, p. 186) : le lien entre la Table ronde
et le Graal est ainsi de fondation, ce qui est logique puisqu’elle
est l’héritière, et même la réplique dans un autre ordre de réalité,
de celles de la Cène et du Graal, fondant ainsi dans une sacralité
originelle l’élite de la société arthurienne. Il est donc clair que dans
le roman de Robert de Boron Merlin est l’agent de l’exaltation de
la royauté bretonne, promise aux plus grands accomplissements
terrestres et spirituels par la volonté même du Christ : la symbolique
des trois Tables n’a pas d’autre sens que d’inscrire cette royauté dans
la lumière de la royauté du Christ. C’est le jour de la Pentecôte que
Merlin nomme lui-même les cinquante chevaliers qui y siégeront.

50
D. Boutet, « Bâtardise et sexualité dans l’image littéraire de la royauté
(XIIe-XIIIe VLqFOHV  ª GDQV Femmes, mariages, lignages : mélanges offerts à
Georges Duby, Bruxelles, De Boeck Université, 1992, p. 55-68.
52 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

Or la Pentecôte, si elle est l’une des fêtes où s’assemblaient les cours


plénières, est d’abord la fête consacrée à l’Esprit saint : et le Graal
VHUDGp¿QLGDQVODQueste del Saint Graal comme « la grâce du
Saint Esprit51ª/HWHPSVGX&KULVWWHPSVRULJLQHOGHODQRXYHOOH
ère, est donc le temps fondateur de ce qui constituera désormais
OD¿FWLRQDUWKXULHQQH¿FWLRQSROLWLTXHHWVRFLDOHTXLYDH[SORUHUOH
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fonctionnement et les dysfonctionnements des sociétés humaines.
On mesure le trajet parcouru depuis Chrétien de Troyes, chez qui
le graal (« un graal52ª pWDLWXQSODWOX[XHX[PDLVGRQWOHP\VWqUH
n’était jamais levé. La Queste del Saint Graal¿FWLYHPHQWDWWULEXpH
comme tout le cycle du Lancelot-Graal, à Gautier Map, est le point
d’aboutissement attendu de ces problématiques, et ce roman est
entièrement marqué par la question des origines, en même temps
TX¶LOVHSUpVHQWHFRPPHXQHUpÀH[LRQVXUODFKHYDOHULHPHQpHGDQV
une optique principalement cistercienne.
La question de l’origine y revêt trois aspects essentiels : l’origine
du lignage de Galaad, l’élu de la quête ; l’origine biblique de la nef
PHUYHLOOHXVHTXLFRQGXLUDOHVWURLVKpURVDYHFOH*UDDOYHUVOD¿Q
des aventures ; le but de cette navigation mystique, Sarraz, terre
d’origine du Graal où celui-ci sera enlevé au ciel avec la Lance et
GLVSDUDvWUDjWRXWMDPDLVDX[\HX[GHVKRPPHV2UFHVWURLVDVSHFWV
se conjoignent avec une même source, le temps des origines, à la
IRLVSRXUJORUL¿HUXQHpOLWHVSLULWXHOOHGHODFKHYDOHULH RQDSXSDUOHU
à son sujet d’un « évangile de Galaad53ª HWSRXUODLVVHU¿QDOHPHQW
la société seule face aux conséquences du péché, puisque la Mort
$UWX se déroulera dans un temps et un espace que le Graal a aban-
donnés. Ainsi, ces deux derniers romans sont porteurs d’une pensée

51
La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, H. Champion, p. 159
(Classiques français du Moyen Âge) : « ce est li Sainz Graax, ce est la grace del
6DLQW(VSHULWª
52
Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, éd. cit., v. 3208-3209.
53
Albert Pauphilet, Études sur la Queste del Saint Graal, Genève, Slatkine
Reprints, 1996, p. 3.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 53

SROLWLTXHTXLXQLWIHUPHPHQWOHWHPSRUHOHWOHVSLULWXHOGp¿QLWXQ
idéal et dresse un constat d’échec lié au poids du péché : péché
d’Arthur, péché de Lancelot et de Guenièvre, péché des chevaliers
revenus de la Quête sans en avoir été transformés parce qu’ils n’en
avaient pas intériorisé le sens. Le texte conduit en effet la logique de
la translatio, telle qu’Hugues de Saint-Victor l’envisageait, jusqu’à
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VRQWHUPHOD¿QGXUqJQHG¶$UWKXU\SUHQGGHVFRXOHXUVjODIRLV
prophétiques et apocalyptiques (ainsi, le rayon de soleil qui traverse
la blessure de Mordret et prend valeur de signe, et les annonces
diverses, inscriptions gravées par Merlin, songes d’Arthur…54), et
surtout l’écroulement n’est plus le fait d’un simple complot ourdi
SDUXQWUDvWUHFRPPHF¶pWDLWOHFDVGDQVOHBrut : c’est la logique
du péché qui anime tout le texte, après avoir parcouru les diffé-
rents romans au moins à partir du Lancelot. Cette logique renvoie
implicitement à l’origine du temps humain, la Chute, et inscrit le
règne d’Arthur dans un contexte marqué par la théologie. Comme
j’avais tenté de le montrer dans un article maintenant ancien, cette
vision de l’Histoire n’est pas aristotélicienne : « Arthur est ainsi
responsable théologiquement des mescheances qui lui adviennent :
les causalités humaines (la jalousie, la haine, la vengeance du sang,
la solidarité des lignages) ne sont que secondaires, et ne sont que
des moyens terrestres particulièrement efficaces. L’utilisation
abondante que fait la 0RUW$UWX de ces notions [= de pechié et de
mescheance] est là pour rappeler que la pensée de l’Histoire est
toujours pour elle dans la dépendance du divin55ª&HSHQGDQWOD
YLVLRQDXJXVWLQLHQQHWKpRSKDQLTXHDSSDUDvWELHQFRPPHGpSDVVpH

54
/D0RUWOHURL$UWX, éd. J. Frappier, Genève-Paris, Droz-Minard, 1964, en
particulier p. 226-245.
'%RXWHW©/D¿QGHVWHPSVDUWKXULHQVGXRoman de Brut au Lancelot-Graal :
55

FULWLTXHHVWKpWLTXHHWFULWLTXHKLVWRULTXHªGDQV0pODQJHV$0LFKD, Greifswald,
Reineke Verlag, 1995, p. 39-52, ici p. 51. Voir aussi id., « Arthur et son mythe
dans la 0RUWOHURL$UWXYLVLRQVSV\FKRORJLTXHSROLWLTXHHWWKpRORJLTXHªGDQV
/DPRUWGXURL$UWKXURXOH&UpSXVFXOHGHODFKHYDOHULH, études recueillies par
Jean Dufournet, Paris, H. Champion, 1994, p. 45-65 (Unichamp).
54 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

dans ce texte pessimiste duquel on voit mal émerger l’idée d’un


avènement progressif de la cité de Dieu.
Galaad est conçu lui aussi (dans le Lancelot en prose) grâce à
un recours à la magie (Lancelot a l’illusion d’être avec Guenièvre
DORUVTX¶LOV¶DJLWGHOD¿OOHGX5RL3rFKHXU PDLVDLQVLSDUVDPqUH
il descend du lignage de David. Le preudons qui introduit le jeune
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Galaad à la cour d’Arthur au début de la Queste del Saint Graal
le présente en ces termes, après avoir prononcé les paroles chris-
WLTXHV©3HVVRLWRYRVª©5RLV$UWXVMHW¶DPHLJQOH&KHYDOLHU
Desirré, celui qui est estraiz dou haut lignage le Roi David et del
parenté Joseph d’Arimacie, celui par cui les merveilles de cest païs
et des estranges terres remaindront56ª(QIDLVDQWGH*DODDGO¶XO-
time descendant de David, héritier de son épée, en en faisant le
destinataire d’une nef construite à son intention par Salomon, nef
qui est un reliquaire des temps adamiques et de l’Arbre de vie qui
a aussi servi pour le bois de la Croix57, la Queste del Saint Graal
replace la chevalerie dans la perspective des temps bibliques à la
fois pour la célébrer et pour mettre en évidence sa vocation reli-
gieuse, selon la perspective même développée par saint Bernard
dans son De laude novae militiae. Les chevaliers, disciples et
héritiers du lignage du Christ, doivent être des malicides. Dans
l’épisode de la Nef de Salomon, le Christ est le point central du
temps vers lequel convergent le passé (l’Ancien Testament) et le
futur (Galaad), et en lequel ils se résument, même si lui-même
Q¶DSSDUDvW TXH FRPPH O¶DQWLW\SH G¶$EHO &RPPH OH UHPDUTXH
Albert Pauphilet : « L’épisode de la Nef de Salomon n’est pas autre
chose que l’étonnant transfert à Galaad de la préhistoire mythique

56
La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, H. Champion, p. 7 (Classiques
français du Moyen Âge).
57
Le roman procède à une longue anachronie remontant au temps de la Genèse et
au temps de Salomon, pour les mettre en parallèle avec Galaad : éd. cit., p. 200-226
(soit près de 10 % du roman). Sur la légende de la Croix, voir A. Pauphilet,
Études…, op. cit., p. 147-154.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 55

de Jésus58ª3RXUTXRL6DORPRQ"¬ODIRLVSDUFHTX¶LOHVWOH¿OVGH
David (donc l’ancêtre du Christ et de Galaad), peut-être parce qu’il
est censé être l’auteur du Cantique des cantiques, et surtout parce
qu’il est connu comme le constructeur du Temple. Un parallèle
V¶pWDEOLWGqVORUVHQWUHOD1HI O¶eJOLVH HWOH7HPSOHTXLFRQ¿UPH
la symbolique mystique de cette nef ; parallèle qui est largement
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mis en œuvre par la référence à la légende de la Croix et de l’Arbre,
DUEUHDXWRXUGXTXHODYDLWSUpFLVpPHQWpWppGL¿pOH7HPSOH/¶pSLVRGH
de la Nef est tout entier tendu entre l’histoire de la Chute et celle de
la Rédemption, inséparables l’une de l’autre comme en témoigne
la légende de la Croix. C’est pourquoi l’épisode remonte deux fois
le temps. Il évoque d’abord les premiers temps chrétiens jusqu’au
Roi Méhaignié : accomplissement de certaines des prophéties
(inscriptions) de la Nef et de l’épée, mais accomplissement négatif,
marquant un contexte de chute. Tout se passe comme si l’acte du
roi Varlan (qui se sert de l’épée pour tuer le roi Lambar, « l’ome del
monde de crestiens ou il avoit greignor foi et greignor creance et
ou Nostre Sires avoit greignor part59ª UHQRXYHODLWO¶DFWHGH&DwQ
et, d’une certaine manière, d’Adam (il a enfreint comme lui une
LQWHUGLFWLRQGLYLQHH[SOLFLWH /H©FRXSGRXORXUHX[ªWUDQVIRUPHOH
royaume en une sorte de désert, la Terre gaste. C’est le possesseur
légitime de cette épée, l’élu, Galaad, qui réparera la faute et rendra
la santé au Roi Méhaignié. Galaad est donc le Christ d’un monde
déchu quelques générations plus tôt (Lambar est le père du Roi
Méhaignié). Ce nouveau Sauveur était lui aussi annoncé par des
écritures, ces lettres gravées en chaldéen sur ces deux symboles
de l’Église que sont la Nef et l’épée. La chevalerie, pour s’inscrire
dans l’histoire universelle, pour en offrir un raccourci autant qu’un
UHÀHWV\PEROLTXHGHYDLWUHQYR\HUDXGHOjGX1RXYHDX7HVWDPHQW
à l’Ancien. À l’Ancien Testament dans la mesure, et dans la mesure
VHXOHPHQWRLOSUp¿JXUHOH1RXYHDXRLOO¶DQQRQFH7RXWO¶pSLVRGH

58
A. Pauphilet, Etudes…, op. cit., p. 145.
59
La Queste del Saint Graal, éd. cit., p. 204, lignes 17-19.
56 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

de la Nef est destiné à montrer que Salomon savait que Galaad serait
le point terminal de son lignage mais aussi le symbole même de
la vocation de la chevalerie. Cependant (et c’est toute l’ambiguïté
de ce roman) Galaad n’apporte de salut et de gloire céleste qu’à
lui-même : sa venue n’a aucune retombée sur l’Humanité, ni même
sur l’ensemble de la chevalerie (la régénération de la Terre gaste,
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annoncée chez Chrétien de Troyes, n’est pas mentionnée : il y a
seulement la guérison du Roi Méhaignié), et la 0RUW$UWXFRQ¿U-
mera cette orientation idéologique pessimiste. Le retour vers les
origines n’a pas été la panacée que l’on aurait pu imaginer.
La chanson de geste revêt elle aussi une fonction politique
éminente. Selon le traité De musica de Jean de Grouchy composé
YHUVOD¿QGXXIIIe siècle :
« Nous appelons chanson de geste celle qui raconte les exploits
des héros et les actions des anciens pères, comme la vie et le
martyre des saints et les adversités que les hommes de jadis ont
subies pour la foi et pour la vérité, par exemple la vie de saint
Étienne, premier martyr, et l’histoire du roi Charles. Il faut faire
entendre ce genre de chanson aux personnes âgées, aux travail-
OHXUVHWDX[JHQVGHFRQGLWLRQPRGHVWHD¿QTX¶HQDSSUHQDQWOHV
misères et les calamités des autres, ils supportent plus facilement
les leurs, et que chacun reprenne avec plus d’ardeur son propre
ouvrage. Et par là ce chant sert à la conservation de la cité tout
entière60ª
autrement dit il est utile au maintien de l’ordre dans la cité. La
chanson de geste n’a pas pour but de décrire le passé, mais de le

60
« Cantum gestualem dicimus in quo gesta heroum et antiquorum patrum opera
recitantur, sicuti vita et martyria sanctorum et adversitates quas antiqui viri
SUR¿GHHWYHULWDWHSDVVLVXQWVLFXWYLWDEHDWL6WHSKDQLSURWRPDUW\ULVHWKLVWRULD
regis Karoli. Cantus autem iste antiquis et civibus laborantibus et mediocribus
debet ministrari donec requiescunt ab opere consueto, ut auditis miseriis et
calamitatibus aliorum suas facilius sustineant et quilibet opus suum alacrius
aggrediatur. Et ideo iste cantus valet ad conservationem totius civitatis ª
(Johannes Wolf, Die Musiklehre des Johannes de Grocheo, dans Sammelbände
der internationalen Musikgesellschaft, I/1, 1901, p. 90).
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 57

re-former61 pour lui donner sens. Selon P. Zumthor, « pour l’au-


ditoire à qui elle est destinée (qui se la destine), elle est auto-bio-
JUDSKLHVDSURSUHYLHFROOHFWLYHTX¶LOVHUDFRQWHDX[FRQ¿QVGX
sommeil et de la névrose62ª6HORQ-HDQ0DUFHO3DTXHWWH©O¶pSR-
pée n’est pas qu’un récit sur les fondations historiques d’une
culture, elle est elle-même fondatrice de cette culture, son dessein
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et son dessin comme texte se confondant avec le développement
de la communauté que l’épopée fonde en quelque sorte symboli-
quement63ª(OOH©LQDXJXUHXQHSKDVHGXGpYHORSSHPHQWG¶XQH
FRPPXQDXWpTXLV¶DFKqYHUDGDQVODIRUPDWLRQG¶XQHQDWLRQªHW
correspond, dans l’histoire de toute communauté culturelle, à la
SKDVHGH©WHUULWRULDOLVDWLRQªF¶HVWjGLUHDX©ORQJSURFHVVXVTXL
FRQVLVWHªSRXUFHWWHFRPPXQDXWp©jRFFXSHUG¶DERUGSXLVj
GpOLPLWHUHWjGpIHQGUHXQWHUULWRLUHª©/¶pSRSpHDXUDLWDORUVSRXU
fonction de parachever sur le mode de l’imaginaire ce processus
de territorialisation64ª2QSHXWDMRXWHUTXHODFKDQVRQGHJHVWH
a pour fonction d’exalter les valeurs fondatrices de la civilisation
médiévale, qui est guerrière, féodale et chrétienne. La foi est au
centre de ces valeurs : foi en Dieu, mais aussi, indissolublement,
OR\DXWp¿GpOLWpHQYHUVOHVHLJQHXUHWOHVX]HUDLQOHV\VWqPHIpRGDO
reposant entièrement sur le serment, la parole donnée. La Chanson
de Roland est en l’exemple canonique. R. Menendez Pidal écrivait à
propos des chansons de geste que « l’épopée n’est pas purement et
simplement un poème qui va emprunter son sujet à l’histoire, c’est

61
-HDQ3LHUUH0DUWLQ©+LVWRLUHRXP\WKHVO¶H[HPSOHGHODFKDQVRQGHJHVWHª
L’épopée : mythe, histoire, société, Paris-X-Nanterre, 1996 (Littérales, 19) :
« il ne convient plus alors de parler de déformation de l’histoire, mais bien de
re-formationª
62
Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 109.
-HDQ0DUFHO3DTXHWWH©'p¿QLWLRQGXJHQUHªGDQVL’épopée, Typologie des
63

VRXUFHVGX0R\HQ$JHRFFLGHQWDO, fasc. 49, Turnhout, Brepols, 1988, p. 22.


64
Ibid.
58 / RFHIP n° 52 – ÉTUDES

un poème qui réalise la haute mission politico-culturelle réservée


à l’histoire65ª
L’époque de référence, ce sont essentiellement les temps caro-
lingiens. Ils ne constituent évidemment pas une origine absolue
dans l’existence de la nation, mais ils représentent le temps origi-
nel d’une idéologie que le XIIe et le XIIIe siècles voudraient faire
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revivre dans le domaine français. Selon les termes d’Yves Congar,
c’était « un monde où la vie se construisait d’en haut, […] à partir
des exigences du service de Dieu, de la justice et de la vérité en
VRLªHWFHWLGpDOFRQVWLWXDLWO¶D[HGHODSROLWLTXHGHO¶(PSLUHGH
Charlemagne, assimilé à l’orbis christianus et identique à l’Église.
&HWHPSLUHXQLYHUVHOYRXODLWrWUHFRPPHOH©UHÀHWHWO¶LPLWDWLRQ
de la monarchie divine66ª6HORQ$5RQFDJOLDOH&KDUOHPDJQHGH
la Chanson de Roland était « le symbole de la Chrétienté et de son
destin67ª-%pGLHUOHGp¿QLVVDLWFRPPH©OHFKHIpOXGH'LHXG¶XQ
peuple élu de Dieu68ª&HUrYHG¶XQLWpFKUpWLHQQHWURLVjTXDWUH
siècles plus tard, était devenu celui des croisades, et spécialement
de la première d’entre elles, comme l’ont montré P. Alphandéry et
A. Dupront69. Cependant, sous le poids de l’expérience historique,
ce modèle que représente le règne de Charlemagne ne durera pas :
les chansons de geste, comme de leur côté les romans arthuriens,
se livrent dès le dernier quart du XIIe VLqFOHjXQHUpÀH[LRQVXUOHV
désordres des sociétés humaines, et se font porteuses d’une vision

65
Ramon Menendez Pidal, La Chanson de Roland et la tradition épique des
Francs, trad. fr., Paris, 1960, p. 481.
66
Yves Congar, /¶HFFOpVLRORJLHGXKDXW0R\HQÆJH, Paris, Éditions du Cerf,
1968, p. 269-270.
67
Intervention d’A. Roncaglia dans la discussion de la communication d’E. Köhler
au colloque de Heidelberg : &KDQVRQGHJHVWHXQGK|¿VFKHU5RPDQ, Heidelberg,
Carl Winter, 1963, p. 35.
68
Joseph Bédier, Les légendes épiques, Paris, t. 4, 1913, p. 359.
69
Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, La Chrétienté et l’idée de croisade,
Paris, Albin Michel, 1954-1959 ; rééd. au format de poche, 1995, particulièrement
p. 206.
Discours des origines et pensée politique dans la littérature (XIIe-XIIIe s.) / 59

plus réaliste de la marche des royaumes, comme je me suis appliqué


à le montrer ailleurs70. Les temps carolingiens ne sont plus alors
pensés comme les temps originels d’une idéologie grandiose, mais
comme la matrice qui permet de faire la critique du présent.

La société médiévale, du moins dans la France du Nord, est


© L'Harmattan | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info par via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 105.235.132.209)

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fondée sur le droit coutumier, la source de l’autorité est la tradition.
Il n’est donc pas surprenant que la pensée politique cherche à se
fonder sur un discours des origines. Le rôle joué par le christia-
nisme allait aussi dans ce sens, et le temps de la Genèse et celui
du Christ pouvaient servir de matrice à la fois mythique et idéo-
ORJLTXH0DLVODTXHVWLRQGHVRULJLQHVHVWpJDOHPHQWVLJQL¿FDWLYH
de la synthèse complexe que le Moyen Âge voulait opérer envers
et contre tout entre cet enracinement chrétien et la préservation de
ce capital qu’était l’héritage de l’Antiquité païenne, et spécialement
gréco-romaine. Ambition contradictoire, mais que la littérature
YHUQDFXODLUHHVWSDUYHQXHjUpDOLVHUjWUDYHUVODYDVWH¿FWLRQDUWKX-
rienne où le mythe troyen rejoint celui du Graal, et dans laquelle,
comme pour le mythe de Charlemagne, le profane et le sacré
deviennent indissociables.

70
D. Boutet, &KDUOHPDJQHHW$UWKXURXOHURLLPDJLQDLUH, op. cit., et Formes
littéraires et conscience historique aux origines de la littérature française (1100-
1250), Paris, PUF, 1999, en particulier les chap. II, III, IV (Moyen Âge).

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