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Carl Schmitt Et L'influence Fasciste. Relire La Théorie de La Constitution
Carl Schmitt Et L'influence Fasciste. Relire La Théorie de La Constitution
RELIRE LA THÉORIE DE LA
CONSTITUTION
Hugues Rabault
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HUGUES RABAULT
siècle du fascisme. Cette idée restitue non seulement l’état d’esprit com-
préhensible des fascistes italiens, mais aussi une opinion partagée par de
nombreux sympathisants en Europe.
Dans la littérature politique allemande d’alors un concept est
répandu, qui résume à lui seul la question, celui d’« État du futur ».
Quelle sera la forme de l’État du futur ? La Théorie de la constitution dis-
pense une « doctrine constitutionnelle8 » adaptée à ce que les auteurs
appellent à l’époque « l’État du futur » ou « l’État nouveau »9. Par
opposition à l’Allemagne de son époque, fédérale, parlementaire et libé-
rale, Schmitt envisage l’État moderne comme une démocratie autori-
taire, plébiscitaire, sociale et centralisée. Le modèle sous-jacent est l’Ita-
lie de Mussolini. La théorie de l’État des fascistes rejette en effet les
propensions traditionnelles au régionalisme, à travers la radicalisation
d’un nationalisme jacobin. Elle se fonde sur une théorie de la démocra-
tie directe de masse, reposant sur la résurrection de formes archaïques
d’acclamation. Elle condamne enfin, comme on sait, la doctrine des
libertés libérales, notamment du point de vue économique. Le rappro-
chement entre les thèses défendues par Schmitt dans la Théorie de la
constitution et le fascisme était patent pour les contemporains. Cela
explique le succès limité de la Théorie de la constitution parmi les juristes
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15. Voir, par exemple, A. J. Gregor, Mussolini’s Intellectuals. Fascist social and political
thought, Princeton [New Jersey]/Oxford [UK], Princeton University Press, 2005, p. 64.
16. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris [1908], 1921, « Lettre à Daniel Halévy », III
et IV, cité d’après la version mise en ligne par Wikisource.
17. S. Breuer, op. cit., p. 156, note 39.
18. Pour d’autres détails, voir le récent ouvrage de R. Mehring, Carl Schmitt. Aufstieg und
Fall. Eine Biographie, München, C. H. Beck, 2009, p. 195 ; 199 ; 201-202 ; 221 ; 241-242
; 256.
19. J.-W. Müller, op. cit., p. 64. Cet entretien eut lien en 1936.
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35. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 127.
36. Voir C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, op. cit., p. 93.
37. Pour ce type d’analyse chez les fascistes italiens, voir R. De Felice, Autobiographia del
fascismo. Antologia di testi fascisti 1919-1945, Torino, Einaudi, 2004, p. 310.
38. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 128.
39. Ibid., p. 129.
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planifiée. On se trouve ici fort éloigné de l’idée d’un État fort par souci
de conservation. À travers ce texte, se profile l’idéal d’un nouveau
modèle d’État.
46. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 129.
47. Ibid.
48. Ibid., p. 130.
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Voir R. De Felice, op. cit., p. 301.
53. Ibid., p. 302.
54. Ibid., p. 418.
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Stato totalitario55. On a vu plus haut que Schmitt suit pas à pas la poli-
tique concrète de son époque. Sa théorie du « mythe » politique appa-
raît après l’utilisation du concept issu de Sorel par les fascistes. La même
chose s’observe avec le concept d’« État total ». En Italie, le qualificatif
« totalitaire » vient à l’origine de la mouvance antifasciste libérale56.
Que signifie primitivement ce concept57 ? Il renvoie à la tendance du fas-
cisme à prendre le contrôle de tous les domaines de l’existence humaine.
Selon les libéraux, les fascistes veulent supprimer tout espace d’autono-
mie privée. En tant que religion politique, le fascisme s’ingère dans
l’économie, dans l’art, la morale, etc. Il subordonne entièrement le privé
au public. On trouve dès 1923 sous la plume des libéraux l’expression de
« dictature totale du parti » fasciste58. Notons qu’ici déjà les épithètes
« total » et « totalitaire » apparaissent interchangeables. Les fascistes,
quant à eux, ont conscience de cette évolution politique. Nombre
d’entre eux y voient un élément positif. Le qualificatif « totalitaire »
inventé par les libéraux correspond en fait à une composante préexistante
de l’ultranationalisme, qu’on appelle « l’intégralisme » et qui consiste en
l’idée que toutes les dimensions de la vie humaine doivent être subor-
données à l’idée de nation. La conception « intégraliste » de la nation
date d’avant le premier conflit mondial et se trouve exprimée, en parti-
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55. Les traducteurs français de l’époque transposent tout simplement l’expression alle-
mande par celle d’« État totalitaire ». Voir, par exemple, la traduction de W. Gueydan de
Roussel, de 1936, du texte de Schmitt « Légalité et légitimité » [1932], dans C. Schmitt,
Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 77. Les com-
mentateurs d’aujourd’hui considèrent souvent la traduction comme fautive. On peut esti-
mer, au contraire de cette interprétation, qu’une telle traduction restitue le sens politique
historique contemporain du concept. Le traducteur en question n’était pas un amateur, mais
un disciple de Carl Schmitt, plus tard condamné pour faits de collaboration. Voir
C. Schmitt, Glossarium, op. cit., p. 354.
56. E. Gentile, Fascismo. Storia e interpretazione, 4e éd., Roma/Bari, Laterza, 2008, p. 65 et s.
57. Pour une étude du concept de « totalitarisme », voir E. Traverso [textes choisis avec
une présentation], Le totalitarisme. Le vingtième siècle en débat, Paris, Seuil, 2001.
58. E. Gentile, Fascismo, op. cit., p. 66.
59. Formule issue de la revue Critica fascista, citée par E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo,
op. cit., p. 243.
60. R. De Felice, op. cit., p. 220.
61. Ibid., p. 200 et s.
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62. Ibid., p. 235 et s., dans un texte intitulé « La doctrine politique du fascisme ».
63. E. Gentile, Fascismo, op. cit., p. VI.
64. Ibid., p. 67.
65. Dans un texte fasciste cité par E. Gentile, La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo
Stato nel regime fascista, 2e éd., Roma, Carocci, 2006, p. 208.
66. C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 59 et s. Voir supra la citation à laquelle
renvoie la note 44.
67. C. Schmitt, « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » [1933], dans
Id. Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954. Materialien zu einer Verfassungs-
lehre, Berlin, Duncker & Humblot, 1985, p. 361.
68. E. Gentile, La via italiana al totalitarismo, op. cit., p. 205.
69. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo, op. cit., p. 222, citant le dignitaire fasciste Giu-
seppe Bottai.
70. C. Schmitt, « Le virage vers l’État total », dans Parlementarisme et démocratie, op. cit.,
p. 153-170. Le texte est ensuite inclus dans C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit.,
p. 73 et s.
71. C. Schmitt, « Weiterentwicklung… », op. cit., p. 359-365. Le texte est traduit dans
E. Traverso, op. cit., p. 137-146.
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77. O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face l’avènement du nazisme, Paris,
Descartes & Compagnie, 1997, p. 59 et s.
78. C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 119.
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Cet aspect se retrouve avec le concept d’État. L’État est défini par
Schmitt comme « unité politique d’un peuple88 ». Pour les juristes,
l’État peut être caractérisé comme personne morale de droit public dotée
de prérogatives particulières. D’un point de vue sociologique, on peut
analyser l’État comme structure de gouvernement. Ce genre de défini-
tion s’explique aisément. D’une façon générale, il importe de distinguer
l’État d’autres entités juridiques qui composent la société. La définition
juridique qui vient d’être évoquée se développe au dix-neuvième siècle,
précisément au moment où l’on commence à poser la question de l’État
sous l’angle d’un rapport de droits et d’obligations entre celui-ci et
d’autres entités. Cette évolution correspond non seulement à un mouve-
ment politique, mais également à une rationalisation de l’organisation
sociale. Schmitt voit dans ce genre de définitions une atteinte à la notion
de souveraineté. L’État ne peut, dans sa vision politique des choses, être
une entité juridique parmi d’autres. D’où la nécessité de revenir à une
vision politique ou métaphysique, à une véritable mystique de l’État. La
définition de l’État par Schmitt est éclairée par la fameuse formule de
Mussolini : « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre
l’État. » La définition de Schmitt exclut par principe qu’il y ait quoi que
ce soit à l’extérieur de l’État. Il rejette l’idée de l’État comme entité juri-
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mais aussi bien dans un État concret sans fondement normatif textuel.
Cela coïncide étroitement avec la pratique d’États qui transforment leur
cadre constitutionnel par la pratique et non par des révisions constitu-
tionnelles.
La cible du livre est l’État de droit parlementaire, que Schmitt traite
de « bourgeois », selon une rhétorique polémique partagée avec les fas-
cistes, qui stigmatisent sans cesse les « bourgeois libéraux », « sans
idéaux d’héroïsme et de grandeur98 », et dont la théorie est dépassée.
Selon Schmitt, l’État de droit parlementaire est un phénomène sui gene-
ris. Ce n’est pas une démocratie, car le parlement n’est pas le peuple99, ce
n’est pas une monarchie, car le monarque ne dispose pas de tout le pou-
voir. On a affaire à un régime mixte, mélange improbable de diverses
formes politiques100. L’État de droit parlementaire est une forme
« pseudo-politique », vouée à une disparition prochaine. La bourgeoisie,
pour Schmitt, n’a d’autre motivation que l’intérêt économique101. Pour
préserver cet intérêt elle est prête à tous les compromis. L’État de droit
« bourgeois » est le résultat historique d’une succession de compro-
mis102. Dans ce contexte, l’État se trouve affaibli par la disparition de la
souveraineté. Cet effacement de la souveraineté s’exprime à travers trois
facteurs typiques : les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et
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98. E. Gentile, Il fascismo in tre capitoli, 3e éd., Roma/Bari, Laterza, 2007, p. 26.
99. C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 356 : « Il est très inexact de traiter la
démocratie représentative en variante de la démocratie. »
100. Ibid., p. 452-453 : « Il utilise des structures monarchiques […] ; il utilise l’idée aris-
tocratique […] ; il utilise des idée démocratiques […]. » On a affaire à un « système d’équi-
libre instable de formes politiques ».
101. Ibid., p. 460.
102. Ibid., p. 159 et s. ; p. 451 et s.
103. Ibid., p. 395.
104. Ibid., p. 527 et s. ; p. 537.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 729
CONCLUSION
117. Voir, par exemple, N. Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1997.
118. Pour reprendre l’expression d’A. Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco. L’oubli du
fascisme, Paris, PUF, 2002.