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CARL SCHMITT ET L'INFLUENCE FASCISTE.

RELIRE LA THÉORIE DE LA
CONSTITUTION

Hugues Rabault

Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

2011/4 n° 88 | pages 709 à 732


ISSN 1151-2385
ISBN 9782130582434
DOI 10.3917/rfdc.088.0709
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2011-4-page-709.htm
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Carl Schmitt et l’influence fasciste.
Relire la Théorie de la constitution

HUGUES RABAULT

L’œuvre de Carl Schmitt témoigne d’une profonde ambivalence entre


science juridique et prises de position politiques. On peut illustrer ce
point en confrontant Le nomos de terre, ouvrage paru en 19501, et le Glos-
sarium, journal tenu à la même époque2. Ces textes expriment les deux
facettes d’un même auteur. On dispose d’une part d’une production
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d’apparence scientifique et d’autre part de fulminations à caractère poli-
tique, auxquelles nul aujourd’hui ne saurait se rallier. Inutile d’appro-
fondir ici ce point, on se contentera de quelques indications bibliogra-
phiques3. Des ouvrages anciens et récents4 donnent une vision désormais
assez claire du parcours de l’auteur de la Théorie de la constitution. Rappe-
lons quelques points marquants. On sait que Carl Schmitt intégra le
parti national-socialiste après la prise de pouvoir d’Adolf Hitler. De
1933 à 1936, il manifesta un intense engagement scientifique et idéolo-
gique en faveur du régime nazi, notamment sur le terrain de l’antisémi-
tisme. Nul ne conteste ces points. La période ultérieure est plus discutée.
Longtemps la légende a circulé d’un Schmitt retiré dans une sorte d’exil
intérieur, entièrement consacré à des activités scientifiques. On sait
aujourd’hui que cette interprétation est erronée. Tombé en disgrâce mais

Hugues Rabault, professeur de droit public à l’Université Paul Verlaine-Metz.


1. C. Schmitt, Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum europaeum [1950],
Paris, PUF, 2001.
2. C. Schmitt, Glossarium. Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, Berlin, Duncker & Hum-
blot, 1991. Pour une traduction d’extraits significatifs en français, voir C. Schmitt, « Glos-
sarium (Extraits) », cités 2004/17, p. 181-210. Voir encore H. Rabault, « L’antisémitisme
de Schmitt », ibid., p. 165-171.
3. Pour une présentation détaillée de recherches récentes avec les références renvoyons à
H. Rabault, « Carl Schmitt, la mythologie de l’État total et l’esprit du fascisme européen »,
Droit et société, 2010/74, p. 191-214.
4. Voir notamment R. Gross, Carl Schmitt et les juifs, Paris, PUF, 2005 ; J.-W. Müller,
Carl Schmitt. Un esprit dangereux, Paris, Armand Colin, 2007.

Revue française de Droit constitutionnel, 88, 2011


710 Hugues Rabault

conservant des responsabilités universitaires, ce qui n’est pas insignifiant


à l’époque du nazisme, Schmitt tenta sans cesse de revenir sur le devant
de la scène. De fait, dans les dernières années de la guerre, il connut un
retour en grâce, devenant une sorte de plénipotentiaire idéologique,
envoyé pour des tournées de conférences dans les capitales de l’Europe
occupée ou sympathisante pour défendre, du point de vue des relations
internationales, l’idée d’une Europe sous domination nationale-socialiste,
seul remède contre la menace des impérialismes soviétique et anglo-
saxon5. Après la guerre, Schmitt resta nostalgique de cette Europe natio-
nale-socialiste qu’il avait défendue, désormais occupée selon lui par les
Américains et les Russes. Il demeura un fervent admirateur de l’Espagne
de Franco et du Portugal de Salazar, pays avec lesquels il entretenait des
liens étroits, et qu’il considérait comme les derniers bastions de l’idéal
politique qui avait été le sien6.
Malgré toutes les avancées de la connaissance, on voit cependant
encore des auteurs se fonder sur la Théorie de la constitution, pour y puiser
des définitions, ou s’y référer comme à une source fiable. La présente
contribution voudrait donc s’attacher à la période située entre 1922 et
1933. Il s’agit ici de critiquer la thèse, qui autorise les références scien-
tifiques à l’œuvre de Schmitt, d’un tournant biographique radical, qui
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remonterait à l’engagement de Schmitt aux côtés des nationaux-socia-
listes. L’hypothèse est qu’à l’arrière-plan de la Théorie de la constitution,
ouvrage paru en 1928, se trouve le fascisme italien comme modèle. Ce
point permet de comprendre l’unité de l’œuvre de Schmitt. On peut
résumer l’hypothèse en cause de la façon suivante. Schmitt appartient
dans les années vingt à une mouvance qui s’enthousiasme pour le fas-
cisme de Mussolini. Le fascisme représente pour Schmitt une forme de
rénovation du nationalisme, parce que c’est un mouvement qui se pré-
sente comme révolutionnaire et moderniste. Le fascisme comporte une
dimension sociale et veut imposer un État fort, fondé sur des méthodes
nouvelles de gouvernement, qui impliquent tout à la fois une dictature
charismatique et un soutien des masses garanti par la propagande. La
maxime de Schmitt selon laquelle « la dictature n’est pas le contraire de
la démocratie7 » trouve ici son enracinement concret. On a oublié
aujourd’hui que loin de se présenter comme antidémocratique, le régime
fasciste, comme on le verra, se prétend une démocratie authentique,
directe car fondée sur l’alliance mystique entre un chef et son peuple.
Schmitt, estimant que le fascisme italien préfigure une forme radicale-
ment neuve d’État, partage cette vision positive. On connaît la fameuse
formule de Mussolini selon laquelle le vingtième siècle devait être le

5. Voir J.-W. Müller, op. cit., p. 63-74.


6. Ibid., p. 190-219.
7. C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie [1923], Paris, Seuil, 1988, p. 35.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 711

siècle du fascisme. Cette idée restitue non seulement l’état d’esprit com-
préhensible des fascistes italiens, mais aussi une opinion partagée par de
nombreux sympathisants en Europe.
Dans la littérature politique allemande d’alors un concept est
répandu, qui résume à lui seul la question, celui d’« État du futur ».
Quelle sera la forme de l’État du futur ? La Théorie de la constitution dis-
pense une « doctrine constitutionnelle8 » adaptée à ce que les auteurs
appellent à l’époque « l’État du futur » ou « l’État nouveau »9. Par
opposition à l’Allemagne de son époque, fédérale, parlementaire et libé-
rale, Schmitt envisage l’État moderne comme une démocratie autori-
taire, plébiscitaire, sociale et centralisée. Le modèle sous-jacent est l’Ita-
lie de Mussolini. La théorie de l’État des fascistes rejette en effet les
propensions traditionnelles au régionalisme, à travers la radicalisation
d’un nationalisme jacobin. Elle se fonde sur une théorie de la démocra-
tie directe de masse, reposant sur la résurrection de formes archaïques
d’acclamation. Elle condamne enfin, comme on sait, la doctrine des
libertés libérales, notamment du point de vue économique. Le rappro-
chement entre les thèses défendues par Schmitt dans la Théorie de la
constitution et le fascisme était patent pour les contemporains. Cela
explique le succès limité de la Théorie de la constitution parmi les juristes
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de l’époque. Mais aujourd’hui la restitution du sens originel suppose un
véritable travail d’investigation historique.
Pour mettre en évidence le lien profond entre la Théorie de la constitution
et le fascisme, on procédera en trois temps. On évoquera d’abord l’engoue-
ment de Schmitt pour le fascisme, qui correspond étroitement à la période
de la rédaction de la Théorie de la constitution (I). On présentera ensuite la
théorie de l’État qui procède de l’expérience fasciste (II) pour montrer
comment la Théorie de la constitution apparaît comme la théorie juridique
du « nouvel État » qui se profile derrière la révolution fasciste (III).

I – LE FASCISME ITALIEN COMME MODÈLE POLITIQUE

La prise de pouvoir de Mussolini en 1922 eut un impact extraordi-


naire sur les intellectuels ultranationalistes européens. Un auteur alle-
mand publia un article au titre évocateur : « Italia docet ». Désormais,
c’était l’Italie qui montrait la voie10. Chose difficile à se représenter
8. Le terme Verfassungslehre pourrait être en effet traduit par l’idée de « doctrine consti-
tutionnelle », plutôt que par celle de « théorie de la constitution ».
9. En allemand, la littérature de l’époque utilise abondamment l’expression de Zukunfts-
staat. Les fascistes italiens veulent fonder un « Stato nuovo ».
10. Voir S. Breuer, Anatomie de la révolution conservatrice, Paris, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 1996, p. 148.
712 Hugues Rabault

aujourd’hui, les contemporains perçurent souvent le fascisme italien


comme la synthèse réussie entre modernisme et nationalisme. Le fas-
cisme italien symbolisait pour les nationalistes les plus radicaux les idées
politiques modernes, à savoir un nationalisme révolutionnaire, tout à la
fois progressiste, socialiste et impérialiste11. Carl Schmitt ne manqua pas
de contribuer à ce concert d’enthousiasme. C’est à cette ambiance d’en-
gouement pour le fascisme qu’il faut rapporter le passage de Parlementa-
risme et démocratie, de 1923, où Carl Schmitt vante les vertus de Musso-
lini : « Jusqu’à présent, il existe un seul exemple où l’invocation
consciente du mythe a fait rejeter avec mépris la démocratie humaniste
et le parlementarisme, et ce fut un exemple de la force irrationnelle du
mythe national. Dans son célèbre discours d’octobre 1922 à Naples,
avant la marche sur Rome, Mussolini déclara : “Nous avons forgé un
mythe, le mythe est une foi, un noble enthousiasme, il n’a nul besoin
d’être une réalité, c’est une impulsion et une espérance, une foi et un
courage. Notre mythe, c’est la nation, la grande nation dont nous vou-
lons faire une réalité concrète.” » Et Schmitt conclut, en référence à
Machiavel, que les fascistes italiens considèrent comme un grand
ancêtre : « Comme jadis au XVIe siècle, c’est encore un Italien qui a
exprimé le principe de la réalité politique12. » Reinhard Mehring, l’un
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des meilleurs spécialistes de Schmitt, commente en posant qu’à cette
date s’observe dans la pensée de Schmitt un tournant du catholicisme
politique au fascisme13. Un petit texte de Carl Schmitt intitulé « La
théorie politique du mythe14 » date de 1923 et explicite la nouvelle épis-
témologie politique proclamée par Schmitt.
Mais il convient de souligner que l’idée du « mythe » n’est nulle-
ment une originalité de Schmitt. Ce thème était déjà au cœur des élabo-
rations des intellectuels fascistes. Ceux-ci empruntèrent le concept à
l’opuscule de Georges Sorel, Réflexions sur la violence, diffusé en Italie dès
190615. Sorel, dénonçant la décadence économique, sociale et morale de
la bourgeoisie capitaliste, développait une théorie éthique de la révolu-
tion. La politique, comme la religion, implique des mythes, qui sont le
moteur de l’action. Il s’agit, selon Sorel, de « systèmes d’images », de
« forces historiques ». La religion est le lieu originel du mythe : « les
catholiques ne se sont jamais découragés au milieu des épreuves les plus
dures, parce qu’ils se représentaient l’histoire de l’Église comme étant
une suite de batailles engagées entre Satan et la hiérarchie soutenue par

11. Ibid., p. 152.


12. C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, op. cit., p. 94.
13. R. Mehring, C. Schmitt zur Einführung, Hambourg, Junius, 2001, p. 39.
14. Dans C. Schmitt, Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles, 1923-
1939 [1940], Berlin, Duncker & Humblot, 1994, p. 11-21. Le texte a été tout récemment
traduit dans Y. C. Zarka [direction], Carl Schmitt ou le mythe du politique, Paris, PUF, 2009,
p. 183-198.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 713

le Christ. » Sorel traite donc la politique sous l’angle de la religiosité.


Cette théorie permet le dépassement d’une conception rationnelle de
l’histoire politique, telle qu’elle est exprimée par Marx à travers sa théo-
rie économique. Comme ce qu’on appelle « l’Église militante », le pro-
létariat animé par le mythe se mue en une armée mystique. Dès lors, la
politique devient un éthos héroïque où la vertu et la foi sont l’élément
décisif : « Les mythes révolutionnaires actuels sont presque purs ; ils per-
mettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses
populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas
des descriptions de choses, mais des expressions de volontés » ; « nos
mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour
détruire ce qui existe »16. L’essai de Sorel fut exploité par les courants de
pensée relevant de l’action révolutionnaire. Le passage d’un Mussolini de
l’action syndicale à l’ultranationalisme implique aussi la transmission
des concepts. C’est ainsi que les fascistes italiens, dès le début du mou-
vement, mirent le « mythe » au centre de leur pensée.
S’il faut évoquer ce type d’influence, c’est pour montrer que Schmitt,
dans les années vingt et trente, n’est nullement du côté de la conserva-
tion, mais relève d’une tendance révolutionnaire ultranationaliste. Les
spécialistes de Carl Schmitt évoquent des anecdotes édifiantes sur le
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culte voué par Schmitt au Duce. Selon des propos rapportés, Schmitt
voyait en Mussolini, dans les années vingt, l’homme dont la vie était la
plus précieuse pour l’humanité européenne et dont la mort l’ébranlerait
plus, au nom de l’Europe, que celle d’un proche parent. À l’annonce d’un
attentat contre Mussolini, en 1926, Schmitt affirma, selon un témoin de
cette époque, que le succès d’un tel attentat eût été pour lui le plus
grand malheur concevable dans le domaine politique17. Ces faits méri-
tent d’être mentionnés dans la mesure où ils témoignent du substrat
idéologique qui se profile derrière les écrits18. Dans les années trente, ce
culte personnel se traduisit par un pèlerinage à Rome, qui permit à
Schmitt d’obtenir un entretien avec le grand homme d’État. Ultérieure-
ment, Schmitt aimait à évoquer le caractère fructueux de cette discus-
sion19. Mais pour comprendre la relation entretenue par Carl Schmitt
avec le fascisme, on doit se référer, de façon plus scientifique, à un article
intitulé « Essence et devenir de l’État fasciste », qui date de 1929.

15. Voir, par exemple, A. J. Gregor, Mussolini’s Intellectuals. Fascist social and political
thought, Princeton [New Jersey]/Oxford [UK], Princeton University Press, 2005, p. 64.
16. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris [1908], 1921, « Lettre à Daniel Halévy », III
et IV, cité d’après la version mise en ligne par Wikisource.
17. S. Breuer, op. cit., p. 156, note 39.
18. Pour d’autres détails, voir le récent ouvrage de R. Mehring, Carl Schmitt. Aufstieg und
Fall. Eine Biographie, München, C. H. Beck, 2009, p. 195 ; 199 ; 201-202 ; 221 ; 241-242
; 256.
19. J.-W. Müller, op. cit., p. 64. Cet entretien eut lien en 1936.
714 Hugues Rabault

Le texte sur l’« essence et le devenir de l’État fasciste » est significa-


tivement inscrit dans un recueil intitulé Positions et concepts dans le combat
contre Weimar-Genève-Versailles, publié en 194020. Il est important de pré-
ciser que ce recueil de textes parus entre 1923 et 1939 vise, à l’époque
de sa publication, à mettre en avant le parcours et le positionnement
politique de Schmitt depuis l’avènement du fascisme en Italie. Le livre
commence avec l’article « La théorie politique du mythe », référence,
comme on a vu, au fascisme de Mussolini, et s’achève sur des textes rela-
tifs à la situation internationale, consacrés aux concepts de « grand
espace » et d’« empire »21. Entre ces textes se situe, notamment, le
fameux « Le Führer protège de droit » de 1934, légitimation théorique
de la Nuit des longs couteaux22. De la sorte, Schmitt présente son par-
cours, à un moment où il est ostracisé au plan politique en Allemagne,
comme l’itinéraire cohérent d’un fasciste européen. Il convient de donner
un aperçu du texte en cause, car il met en évidence l’arrière-plan idéolo-
gique des écrits de cette époque, parmi lesquels il faut citer La notion de
politique, dont la première version, qui est insérée dans le recueil23,
remonte à 1927, et la Théorie de la constitution, de 1928. En même temps,
on se trouve ramené au passé, à La dictature, dont la seconde édition, de
1927, comporte une référence au livre commenté par Schmitt dans l’ar-
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ticle sur « l’essence et le devenir de l’État fasciste », et vers le futur, avec
Le gardien de la constitution, de 1931, qui reprend pour partie des analyses
du texte en question, et qui amorce la réflexion sur « l’État total » du
début des années trente.
Le texte sur « l’essence et le devenir de l’État fasciste » est la recen-
sion d’un livre écrit par un certain Erwin von Beckerath, daté de 1927,
auquel l’article emprunte son titre24. Dans la préface de 1927 à La dicta-
ture, Schmitt avait déjà évoqué ce livre25. Cette préface montre que
Schmitt analyse son propre livre comme anticipant la montée en puis-
sance de l’État de type fasciste. Schmitt oppose l’opinion de ceux qui
croient que « la chute de Mussolini n’est qu’une question de temps » à
celle de ceux qui pensent que « l’État autoritaire regagnera du terrain à
l’intérieur de la communauté formée par la civilisation occidentale ».
Schmitt affirme dans cette préface ne pas vouloir se laisser entraîner sur
le terrain du pronostic. Cependant, on voit où va sa sympathie, comme
le montre son ton sarcastique : « Or, à la longue, toutes les choses de ce
monde ne sont qu’“une question de temps”, et de tels prophètes ne cou-
rent guère le risque de se voir démentis. » Quoi qu’il en soit, Schmitt

20. C. Schmitt, Positionen und Begriffe, op. cit., p. 124-130.


21. Ibid., p. 335 et s. ; p. 344 et s.
22. Ibid., p. 227-232.
23. Ibid., p. 75-83.
24. E. von Beckerath, Wesen und Werden des faschistischen Staates, Berlin, Springer, 1927.
25. Voir C. Schmitt, La dictature, Paris, Seuil, 2000, p. 8-12.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 715

constate la chose suivante : « Le même phénomène étrange se présente,


sous des formes différentes, dans presque tous les pays européens :
comme dictature manifeste, comme pratique de la législation sur les
pleins pouvoirs », etc. Le livre « plein d’intelligence et de clarté » d’Er-
win von Beckerath, annonçant l’essor de l’État fasciste, coïncide donc
avec les thèses défendues dans La dictature26. La dictature, selon Schmitt,
correspond à une forme moderne et rationnelle d’État27. Dans l’article
sur l’État fasciste, Schmitt pose ainsi la question du devenir de l’État :
« Est-il pensable qu’un État aujourd’hui, vis-à-vis des contradictions et
des intérêts économiques et sociaux, joue le rôle du tiers supérieur (c’est
la revendication de l’État fasciste) ; ou est-il nécessairement seulement le
serviteur armé d’une quelconque classe économique et sociale (la thèse
marxiste bien connue) ; ou est-il une sorte de tiers neutre, un pouvoir
neutre et intermédiaire [en français dans le texte] (ce qui est le cas en
Allemagne jusqu’à un certain point [etc.])28 ? » Comme le montre Le
gardien de la constitution, de 1931, la critique de la République de Wei-
mar opérée par Schmitt est la critique de la troisième hypothèse, à savoir
de l’idée d’un « État neutre » vis-à-vis de la société et de l’économie29.
L’allégeance aux conceptions constitutionnelles libérales, pense
Schmitt, à savoir les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs,
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etc., sape le principe de souveraineté, « neutralise » la puissance de
l’État. Face à une telle situation, l’État fasciste représente « la tentative
héroïque de maintenir et d’imposer la dignité de l’État et de l’unité
nationale contre le pluralisme des intérêts économiques30 ». On se trouve
ici juste après le tournant totalitaire du régime fasciste, de 1925. Ce
dont parlent Beckerath et Schmitt, c’est l’État fasciste sous sa forme
d’État totalitaire et corporatif (le Stato corporativo). Schmitt critique cer-
taines positions de Beckerath d’une façon qui révèle le sens de ses
conceptions constitutionnelles. Beckerath oppose classiquement fascisme
et démocratie. Schmitt conteste cette antithèse. Il reprend en cela un
thème central de la Théorie de la constitution. Selon lui, l’État de droit
« bourgeois », l’État libéral, doit être distingué de la démocratie. « Que
le fascisme renonce au vote et haïsse et méprise tout l’“elezionismo” n’est
nullement antidémocratique, mais antilibéral, et prend sa source dans la
connaissance exacte que les méthodes actuelles du vote individuel secret
menacent d’une privatisation complète tout l’étatique et le politique,
refoulent complètement le peuple comme unité de l’espace public (le

26. Ibid., p. 11.


27. Ibid., p. 31.
28. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 125.
29. C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung [1931], Berlin, Duncker & Humblot, 1996,
p. 100 et s.
30. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 125.
716 Hugues Rabault

souverain disparaît dans l’isoloir) et rabaissent la formation de la volonté


étatique à une addition de volontés individuelles secrètes et privées,
c’est-à-dire en vérité à des désirs et des ressentiments de masse incontrô-
lables. » De fait, dit Schmitt, la pratique électorale mussolinienne, de
type plébiscitaire, n’est « antidémocratique que dans le sens de cette pri-
vatisation libérale ». Selon Schmitt : « Un plébiscite n’a pourtant rien
d’antidémocratique. De surcroît, que le peuple se contente d’acclamer,
ou ne puisse dire que oui ou non, n’exclut pas la démocratie la plus radi-
cale et la plus directe.31 »
On retrouve ici l’idée exprimée par la Théorie de la constitution, datée
de l’année précédente, que l’État de droit « bourgeois » n’est qu’une
démocratie fallacieuse. Mais la Théorie de la constitution se trouve ici uti-
lement complétée et illustrée par un exemple concret. Le fascisme ita-
lien, selon Schmitt, représente une forme authentique de démocratie,
une démocratie radicale et directe, fondée sur l’acclamation. On voit ici
également le sens de la théorie de la « représentation » chez Schmitt. La
démocratie plébiscitaire fasciste montre comment un chef peut consti-
tuer le « vrai représentant » de la communauté organique que constitue
le peuple, incarner de façon vivante le principe national, alors que le par-
lement n’est qu’une représentation abstraite et déformée.
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Dans l’esprit de Schmitt, le fascisme comporte d’autres avantages.
Selon la Théorie de la constitution, l’État de droit « bourgeois », on le
verra, est une forme décadente, vouée à la disparition. Le sens de cette
idée apparaît dans la recension sur « l’essence et le devenir de l’État fas-
ciste » : « Il est très étonnant que deux États comme la Russie bolche-
vique et l’Italie fasciste soient les seuls qui ont fait l’expérience de
rompre avec les clichés constitutionnels traditionnels du dix-neuvième
siècle et d’exprimer également dans l’organisation étatique et une consti-
tution écrite les grandes transformations dans la structure économique32
et sociale du pays.33 » Ici, Schmitt renvoie à l’économie soviétique et à
l’économie corporative fasciste. C’est ce qu’il nomme les « constitutions
économiques » de ces États. La constitution économique, selon Schmitt,
est un moyen de hisser l’État au-dessus de l’économie. Cette idée est
reformulée en 1931 dans Le gardien de la constitution34. C’est ce qui fait de
ces régimes des États modernistes malgré leur retard économique. « Une
suprématie de l’État vis-à-vis de l’économie n’est susceptible d’être
accomplie qu’à l’aide d’une organisation fermée, conforme à un ordre. Le
fascisme, aussi bien que le bolchevisme communiste, nécessite pour sa

31. Ibid., p. 126.


32. Pour l’Italie, sans doute Schmitt pense-t-il à la Charte du travail de 1927. Pour la
Russie soviétique, il s’agit de la Loi fondamentale de la République socialiste fédérative des
Soviets de Russie, de 1918, qui institue une forme radicalement nouvelle d’économie.
33. Ibid., p. 127.
34. C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 96 et s.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 717

supériorité sur l’économie un tel “appareil”35 ». Ce texte montre que


Carl Schmitt est fort éloigné de tout conservatisme. Ce que défend
Schmitt, c’est la dictature comme forme moderne d’État, quelle qu’en
soit l’orientation politique, même si son goût le porte plutôt vers le fas-
cisme. Schmitt se trouve proche de ces multiples tendances qui impli-
quent ce qu’on appelle la « convergence des extrêmes ». En fait, comme
Schmitt le constate dans Parlementarisme et démocratie, le bolchevisme a
transformé le communisme en un mouvement national36, de même que
le fascisme pratique une politique sociale. Telle est la proximité de ces
mouvements, qui résulte du fait que l’État de droit « bourgeois » est une
forme politique dépassée, débordée par deux révolutions, la révolution
bolchevique et la révolution fasciste37.
Le problème de l’Allemagne, selon Schmitt, est qu’elle a « produit,
déjà plus de cent ans auparavant, une théorie philosophique de grand
style de l’État comme tiers supérieur, qui va de Hegel en passant par
Lorenz von Stein jusqu’aux grands théoriciens de l’économie nationale »,
etc., mais qu’elle s’est trouvée paralysée par des conservatismes de toutes
sortes. « À l’inverse, le fascisme accorde un prix, à juste titre, au fait
d’être révolutionnaire. » « L’État fasciste décide non comme tiers neutre,
mais comme tiers supérieur. Telle est sa suprématie. D’où viennent cette
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énergie et cette force nouvelle ? De l’enthousiasme national, de l’énergie
individuelle de Mussolini, du mouvement des anciens combattants,
peut-être encore d’autres fondements – tout cela est décrit dans le livre
de Beckerath avec une clarté exemplaire38. » L’antithèse entre l’État de
droit « bourgeois » faible et l’énergique État fasciste est exprimée de la
façon suivante : « Seul un État faible est le serviteur capitaliste de la pro-
priété privée. Tout État fort […] montre sa puissance véritable non
contre les faibles, mais vis-à-vis des puissants au plan social et écono-
mique. […] C’est pourquoi les employeurs et plus particulièrement les
industriels ne peuvent jamais complètement faire confiance à un État
fasciste et doivent présumer qu’un jour il se transformera finalement en
un État des travailleurs avec une économie planifiée39. »
Le texte sur « l’essence et le devenir de l’État fasciste » apparaît ici
riche d’enseignements, car il renverse un certain nombre de schémas
d’interprétation traditionnels. Schmitt n’apparaît pas ici comme un
conservateur catholique. Le terrain de l’analyse est purement politique.
Par ailleurs, à l’opposé de tout conservatisme, Schmitt se montre parti-
san d’un contrôle accru sur l’économie et n’est pas hostile à l’économie

35. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 127.
36. Voir C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, op. cit., p. 93.
37. Pour ce type d’analyse chez les fascistes italiens, voir R. De Felice, Autobiographia del
fascismo. Antologia di testi fascisti 1919-1945, Torino, Einaudi, 2004, p. 310.
38. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 128.
39. Ibid., p. 129.
718 Hugues Rabault

planifiée. On se trouve ici fort éloigné de l’idée d’un État fort par souci
de conservation. À travers ce texte, se profile l’idéal d’un nouveau
modèle d’État.

II – LE « NOUVEL ÉTAT » : LA THÉORIE DE « L’ÉTAT TOTAL »

En 1929, Schmitt voit donc l’État fasciste comme le modèle para-


digmatique d’une nouvelle forme d’État. Schmitt est moderniste, adepte
d’un État social radicalement autoritaire. L’État fasciste est le modèle
contemporain de cette forme d’État. Schmitt d’ailleurs, avec l’acuité qui
caractérise son regard, annonce, comme on vient de le voir, la radicalisa-
tion inéluctable du régime en termes de politique économique. C’est le
développement de « l’économie corporative40 ». À la même époque,
Ernst Jünger, ami intime de Schmitt, adepte, selon ses propres termes,
d’un « fascisme allemand41 », défend des idées analogues, qu’on trouve
exprimées dans Le travailleur en 193242. La société qu’il décrit repose sur
un contrôle étatique absolu, c’est une vaste usine composée d’hommes
qui sont des ouvriers-soldats disciplinés. C’est là, selon Jünger, une
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garantie de puissance et d’efficacité. On est alors proche de ce qu’on
appelle le « national-bolchevisme ». Cela dispense le sens concret de la
formule issue de La notion de politique, dans sa version de 1932, selon
laquelle « l’État total » « exige l’abolition des dépolitisations [à savoir
de la désétatisation des sphères religieuse, culturelle, scientifique, etc.43],
en mettant fin notamment à l’axiome posant une économie libre à
l’égard de l’État »44. Cette formule correspond au « primat de la poli-
tique », qui constitue un thème classique chez les intellectuels fascistes45.
La conclusion du texte sur « l’essence et le devenir de l’État fasciste »
est digne d’être commentée. L’État fasciste se proclame « Stato etico », il

40. En 1932, l’intellectuel fasciste C. Pellizzi écrivit : « Le communisme fasciste s’appelle


corporativisme ». Renzo De Felice, op. cit., p. 330. Voir encore le discours de Mussolini au
Conseil national des corporations du 14 novembre 1933, ibid., p. 333 et s. Sur l’évolution
de l’économie fasciste, voir A. James Gregor, op. cit., p. 126 et s.
41. C’est ainsi qu’il nomme son « nouveau nationalisme ». Voir S. Breuer, op. cit., p. 157.
42. E. Jünger, Le travailleur, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 273 : « Les nécessités les
plus diverses réclament toujours plus impérieusement des solutions de nature totale que
seul l’État – et même, comme nous allons le voir, un État d’une nature bien particulière –
est apte à assumer. » À l’époque les deux auteurs sont très proches et partagent les mêmes
convictions. Voir, par exemple, H. Kiesel, Ernst Jünger. Die Biographie, München, Pantheon,
2009, p. 330 et s.
43. C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan [1932, 1963], Paris, Calmann-
Lévy, 1972, p. 59 et s.
44. Ibid., p. 65.
45. Voir, par exemple, E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo. Dal radicalismo nazionale al fas-
cismo, 2e éd., Roma/Bari, Laterza, 2002, p. 224 et s.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 719

implique une « éthique d’État46 ». Le fascisme, selon Schmitt, représente


un retour à la morale. « Comme tous les puissants mouvements, le fas-
cisme cherche aussi à se libérer de l’abstraction idéologique et des fausses
apparences et à accéder à l’Existentiel concret.47 » C’est là « l’ethos fas-
cist48 » : « L’État fasciste veut avec une antique probité redevenir un
État, avec des détenteurs du pouvoir et des représentants visibles, non
pas des détenteurs du pouvoir et des pourvoyeurs d’argent de façade et
d’antichambre, invisibles et irresponsables. Le puissant sentiment de rat-
tachement avec l’Antiquité n’est pas purement décoratif49 », ce que l’au-
teur du livre commenté, selon Schmitt, ne perçoit pas assez. Le fascisme
italien, selon Schmitt, prend pleinement la mesure de l’historicité de
l’État, dont il prolonge les évolutions, de la Renaissance aux grands
États français et prussien en passant par l’État baroque, et exprime en
définitive la grande philosophie étatique de Hegel, « qui s’enracine pro-
fondément dans l’Antiquité50 ». (On perçoit ici le sens politique de l’his-
toire de la « souveraineté » telle que la décrit Schmitt dans La dictature.)
Le fascisme, conclut Schmitt, manifeste la conscience « que le peuple
italien ne peut garantir sa nature concrète d’être national que par une
mobilisation de sa volonté politique51 ». À travers ce texte, Schmitt rend
hommage aux fascistes et à la fécondité de leur imagination politique.
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En même temps, il exprime l’idée du caractère transposable des solutions
fascistes, ce que les fascistes appellent « l’universalité du fascisme52 ». En
effet, selon des expressions issues d’une revue d’intellectuels fascistes,
« l’État fort » et « l’ordre corporatif », fondés sur une « nouvelle morale
héroïque et virile, faite de volontarisme et d’esprit de solidarité », sont
une solution, non seulement pour l’Italie mais aussi pour « la crise euro-
péenne »53. C’est en ce sens que le fascisme, dans l’esprit de ses adeptes,
constitue une « révolution universelle54 ». Schmitt, on le voit dans le
texte commenté, partage un tel point de vue.
Tout ce qui vient d’être exposé permet de mieux comprendre la théo-
rie de « l’État total » chez Schmitt. Les interprètes de Schmitt ont sou-
vent voulu faire du concept d’« État total », tel qu’il est utilisé par
Schmitt, quelque chose de profondément différent de ce que nous appe-
lons l’« État totalitaire ». On voudrait ici défendre l’idée que la théorie
de « l’État total » est une transposition fidèle de la doctrine fasciste du

46. C. Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 129.
47. Ibid.
48. Ibid., p. 130.
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Voir R. De Felice, op. cit., p. 301.
53. Ibid., p. 302.
54. Ibid., p. 418.
720 Hugues Rabault

Stato totalitario55. On a vu plus haut que Schmitt suit pas à pas la poli-
tique concrète de son époque. Sa théorie du « mythe » politique appa-
raît après l’utilisation du concept issu de Sorel par les fascistes. La même
chose s’observe avec le concept d’« État total ». En Italie, le qualificatif
« totalitaire » vient à l’origine de la mouvance antifasciste libérale56.
Que signifie primitivement ce concept57 ? Il renvoie à la tendance du fas-
cisme à prendre le contrôle de tous les domaines de l’existence humaine.
Selon les libéraux, les fascistes veulent supprimer tout espace d’autono-
mie privée. En tant que religion politique, le fascisme s’ingère dans
l’économie, dans l’art, la morale, etc. Il subordonne entièrement le privé
au public. On trouve dès 1923 sous la plume des libéraux l’expression de
« dictature totale du parti » fasciste58. Notons qu’ici déjà les épithètes
« total » et « totalitaire » apparaissent interchangeables. Les fascistes,
quant à eux, ont conscience de cette évolution politique. Nombre
d’entre eux y voient un élément positif. Le qualificatif « totalitaire »
inventé par les libéraux correspond en fait à une composante préexistante
de l’ultranationalisme, qu’on appelle « l’intégralisme » et qui consiste en
l’idée que toutes les dimensions de la vie humaine doivent être subor-
données à l’idée de nation. La conception « intégraliste » de la nation
date d’avant le premier conflit mondial et se trouve exprimée, en parti-
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culier, par l’Action française. Les fascistes font de « l’intégralisme »,
c’est-à-dire de « l’unité morale et spirituelle totale de la nation59 », un
de leurs mots d’ordre. « L’intégralisme » est, selon un intellectuel fas-
ciste, « un programme d’action politique clairement fasciste60 ». Il y a
après la Marche sur Rome une mouvance fasciste « intégraliste » qui
prône l’accélération de la révolution fasciste. Malaparte défend en 1924
l’idée d’un « fascisme integral61 ». Le juriste fasciste Alfredo Rocco, l’ar-
chitecte de l’État fasciste, décrit le fascisme comme « une doctrine inté-
grale de la socialité » opposant à « l’atomisme libéral » une « conception

55. Les traducteurs français de l’époque transposent tout simplement l’expression alle-
mande par celle d’« État totalitaire ». Voir, par exemple, la traduction de W. Gueydan de
Roussel, de 1936, du texte de Schmitt « Légalité et légitimité » [1932], dans C. Schmitt,
Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 77. Les com-
mentateurs d’aujourd’hui considèrent souvent la traduction comme fautive. On peut esti-
mer, au contraire de cette interprétation, qu’une telle traduction restitue le sens politique
historique contemporain du concept. Le traducteur en question n’était pas un amateur, mais
un disciple de Carl Schmitt, plus tard condamné pour faits de collaboration. Voir
C. Schmitt, Glossarium, op. cit., p. 354.
56. E. Gentile, Fascismo. Storia e interpretazione, 4e éd., Roma/Bari, Laterza, 2008, p. 65 et s.
57. Pour une étude du concept de « totalitarisme », voir E. Traverso [textes choisis avec
une présentation], Le totalitarisme. Le vingtième siècle en débat, Paris, Seuil, 2001.
58. E. Gentile, Fascismo, op. cit., p. 66.
59. Formule issue de la revue Critica fascista, citée par E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo,
op. cit., p. 243.
60. R. De Felice, op. cit., p. 220.
61. Ibid., p. 200 et s.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 721

organique et historique »62. L’adjectif « totalitaire », au départ, désigne


en réalité la mise en pratique de « l’intégralisme »63.
Cela explique qu’en 1925 les fascistes retournent le qualificatif
« totalitaire » en un élément positif, typique de leur doctrine et de leur
système politique64. Ils proclament alors que le fascisme est « totali-
taire ». Mais dans les textes de l’époque, insistons sur ce point, on
constate une identité entre les termes « totalitaire » et « intégral » :
« L’État totalitaire est le règne de la politique intégrale65. » Pour donner
le sens de la notion de « politique intégrale », il suffit de renvoyer à La
notion de politique de Schmitt66, de 1932, qu’on peut résumer par l’idée
que, pour Schmitt, « tout est politique », ou à la formule de
Schmitt selon laquelle « le politique est le total67 ». Et si l’on traduisait
en posant que pour Schmitt « la politique est nécessairement “totali-
taire” », cela donnerait le sens exact de l’idée en question. À l’origine,
l’application de l’adjectif « totalitaire », chez les fascistes, porte plutôt
sur le fascisme comme mouvement. En 1925, Mussolini exprime la
fameuse formule : « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien
contre l’État. » Il faut semble-t-il attendre 1929 pour que l’usage s’im-
pose dans l’Italie fasciste de l’expression d’« État totalitaire68 ». Dès lors,
le qualificatif « totalitaire » renvoie à l’unité de l’État fasciste, « morale,
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politique et économique tout à la fois »69.
C’est précisément au début de l’année 1931 que le thème de « l’État
total » est introduit dans l’œuvre de Schmitt à travers un article intitulé
« Le virage vers l’État total70 ». L’approche chronologique laisse supposer
que la réflexion de Schmitt autour de ce concept résulte assez simplement
d’une transposition de la théorie du Stato totalitario. Carl Schmitt se réfère
également à un article d’Ernst Jünger de 1930 sur la « mobilisation
totale ». La conceptualisation trouve un état d’achèvement dans un article
de 1933 intitulé « Évolution de l’État total en Allemagne71 », dont il

62. Ibid., p. 235 et s., dans un texte intitulé « La doctrine politique du fascisme ».
63. E. Gentile, Fascismo, op. cit., p. VI.
64. Ibid., p. 67.
65. Dans un texte fasciste cité par E. Gentile, La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo
Stato nel regime fascista, 2e éd., Roma, Carocci, 2006, p. 208.
66. C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 59 et s. Voir supra la citation à laquelle
renvoie la note 44.
67. C. Schmitt, « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » [1933], dans
Id. Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954. Materialien zu einer Verfassungs-
lehre, Berlin, Duncker & Humblot, 1985, p. 361.
68. E. Gentile, La via italiana al totalitarismo, op. cit., p. 205.
69. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo, op. cit., p. 222, citant le dignitaire fasciste Giu-
seppe Bottai.
70. C. Schmitt, « Le virage vers l’État total », dans Parlementarisme et démocratie, op. cit.,
p. 153-170. Le texte est ensuite inclus dans C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit.,
p. 73 et s.
71. C. Schmitt, « Weiterentwicklung… », op. cit., p. 359-365. Le texte est traduit dans
E. Traverso, op. cit., p. 137-146.
722 Hugues Rabault

faut citer quelques extraits : « Considérons, dit Schmitt, au lieu de la


propagande et de la littérature, la vraie situation. » « L’État total
existe. » En effet, poursuit-il, « Chaque État s’efforce nécessairement de
s’emparer des instruments de pouvoir dont il a besoin en vue de sa domi-
nation politique72. » « Aujourd’hui domine encore en Allemagne,
regrette-t-il, une large liberté de la presse. » On trouvait déjà dans la
Théorie de la constitution ce souci d’une maîtrise par l’État des médias de
masse73. Voilà l’argumentation : « Aucun État ne peut se permettre
d’abandonner à quelque autre les nouveaux moyens techniques d’infor-
mation, d’influence sur les masses, de suggestion des masses, et de for-
mation de l’opinion “publique”, ou, plus exactement, de l’opinion col-
lective. » La solution à ce problème, c’est précisément « l’État total ».
« Derrière la formule d’État total, continue l’auteur, réside la connais-
sance exacte que l’État actuel dispose de nouveaux instruments de pou-
voir et de possibilités d’une monstrueuse intensité, dont nous imaginons
à peine la portée et les effets ultimes, car notre lexique et notre imagi-
nation demeurent profondément enracinés dans le dix-neuvième siècle.
L’État total, dans ce sens, est en même temps un État particulièrement
fort. Il est total au sens de la qualité et de l’énergie, de même que l’État fas-
ciste se nomme un “Stato totalitario”, par quoi il entend avant tout que
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les nouveaux instruments de pouvoir appartiennent exclusivement à
l’État et servent l’accroissement de sa puissance. Un tel État ne laisse
surgir en son sein aucune force hostile, susceptible d’entraver ou de divi-
ser l’État. » L’État total, selon Schmitt, comporte de nombreux avan-
tages : « Un tel État peut distinguer ami et ennemi. En ce sens, comme
il a été dit, tout vrai État est État total », etc.74.
La République de Weimar était-elle un État libéral ? Non, nous dit
Schmitt, dans le texte ici évoqué. Et là intervient un « autre sens du mot
d’État total, et c’est hélas celui qui convient à la situation de l’Alle-
magne d’aujourd’hui ». Dans la République de Weimar, l’État est total
« dans un pur sens quantitatif, dans le sens du simple volume, non pas de l’in-
tensité et de l’énergie politique75 ». Les commentateurs ont souvent voulu
distinguer nettement la théorie de « l’État total » de Schmitt et celle du
Stato totalitario des fascistes76. Le premier argument est conceptuel. Il est
vrai que la notion d’« État total “quantitatif” » pour désigner ce qu’on
appelle l’État social est une création originale de Schmitt. Cependant, on
voit à travers les citations évoquées plus haut que Schmitt préconise un

72. C. Schmitt, « Weiterentwicklung… », op. cit., p. 359-360.


73. C. Schmitt, Théorie de la constitution [1928], Paris, PUF, collection « Quadrige », 2008,
p. 306.
74. C. Schmitt, « Weiterentwicklung… », op. cit., p. 360-361.
75. Ibid., p. 361.
76. S. Baume, Carl Schmitt, penseur de l’État. Genèse d’une doctrine, Paris, Presses de la Fon-
dation nationale des sciences politiques, 2008, p. 85.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 723

« État total “qualitatif” » dont le Stato totalitario italien est le modèle.


Certains pensent qu’il y aurait un déplacement dans la pensée de
Schmitt. On aurait affaire à un Schmitt d’abord conservateur, qui
deviendrait totalitaire à un moment précis77.
En réalité, la confrontation des textes montre un parcours linéaire
qui inscrit Schmitt dans la filiation du fascisme italien. Le manuel de
droit constitutionnel de Schmitt pose déjà la question du contrôle des
médias de masse par l’État, qui est une caractéristique typique de
« l’État total “qualitatif” » tel qu’il le définit ultérieurement. Sur la
question de l’économie, le texte sur l’État fasciste fait déjà, en 1929,
l’éloge d’une économie contrôlée sous la forme fasciste ou bolchevique.
La linéarité des positions apparaît dans La notion de politique dans sa ver-
sion de 1932, où Schmitt évoque, comme il a été dit, le fait que « l’État
total » « met fin à l’axiome qui pose une économie libre à l’égard de
l’État ». Le gardien de la constitution, en 1931, explicite la pensée écono-
mique de Schmitt, lorsque Schmitt préconise l’extension de la notion
d’« état d’exception » aux finances et à l’économie78. À quoi sert dans un
tel contexte la théorie de « l’État total “quantitatif” » ? La notion de
« virage vers l’État total » décrit en fait l’effacement de la distinction
entre État et société. Ce phénomène résulte de la première guerre mon-
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diale et de la « mobilisation totale », à savoir d’un contrôle économique,
social et psychologique accru des populations. Le retour à la paix n’est
pas un retour à l’État limité des libéraux. L’État limité est donc désor-
mais aboli. Le nouvel État est un État interventionniste, en matière éco-
nomique, culturelle, d’éducation, etc. Le mythe de « l’État limité » des
libéraux n’a plus de sens. Tous les États se calquent sur le modèle de
« l’État total ». Cependant, tout « État total » n’est pas un « État fort ».
Aux partisans du libéralisme, Schmitt répond qu’ils sont irréalistes, et
aux adeptes de l’État social, que leur État est voué à la décomposition.
Quelle est la solution ? Un « État total “qualitatif” », un État « parti-
culièrement fort », un Stato totalitario à l’italienne, comme l’exprime lit-
téralement le texte.
Dans son texte sur la « mobilisation totale », auquel Schmitt se réfère,
Ernst Jünger présente les choses de la manière suivante : « Qu’on prenne
ici pour exemple certains phénomènes tels que les restrictions croissantes
de la “liberté individuelle”, bien qu’à vrai dire, et dès l’origine, cette
revendication ait été problématique. Mais une telle atteinte, dont le but
est de faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’État, est effec-
tive en Russie et en Italie tout d’abord, mais chez nous aussi, et il est pos-
sible d’envisager que tous les pays, dès lors qu’ils prétendent jouer un rôle

77. O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face l’avènement du nazisme, Paris,
Descartes & Compagnie, 1997, p. 59 et s.
78. C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 119.
724 Hugues Rabault

sur la scène internationale, seront contraints de radicaliser ces restrictions


s’ils veulent être en mesure de déchaîner des forces d’un genre nou-
veau79. » Le propos d’Ernst Jünger dispense la signification du « virage
vers l’État total ». Lorsque Schmitt constate que sous la République de
Weimar l’État devient « dirigiste », qu’il devient « auto-organisation de
la société », que dans un tel État, « il n’y a tout simplement rien qui ne
soit, du moins potentiellement, étatique et politique »80, il reproduit le
propos de Jünger. Le gardien de la constitution, de 1931, tire les consé-
quences de cette analyse en recommandant l’extension de la notion
d’« état d’exception » aux finances et à l’économie.

III – UNE NOUVELLE « THÉORIE DE LA CONSTITUTION »


POUR UN NOUVEL ÉTAT

Au regard de l’idéal politique du fascisme, la formule de Schmitt


selon laquelle « la dictature n’est pas le contraire de la démocratie »
apparaît parfaitement limpide. Un enjeu de la Théorie de la constitution est
de fournir la théorie juridique adaptée à la nouvelle forme d’État qui se
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profile à travers l’exemple de l’État fasciste italien, prototype, aux yeux
de Schmitt, de la démocratie à la fois la plus directe et la plus autori-
taire. C’est en ce sens que Schmitt affirme avec mépris que nombre de
« formulations » et de « notions » constitutionnelles en vigueur à son
époque « ne représentent maintenant même plus de vieilles outres pour
du vin nouveau, mais seulement des étiquettes périmées et fausses »81. La
terminologie classique du droit constitutionnel était adaptée à l’idéal des
libéraux du dix-neuvième siècle. Il s’agit de la conception constitution-
nelle d’un État de droit régi par la séparation des pouvoirs et les droits
de l’homme. Pour Schmitt, cette conception n’est plus en mesure de
traiter de l’État contemporain, dont la nature matérielle s’est transfor-
mée. La nouvelle terminologie proposée par Schmitt est adaptée à une
nouvelle forme d’État. Le nouvel État doit être plus fort, plus dyna-
mique, plus efficient que l’État limité des libéraux. L’« État nouveau »,
pour utiliser la terminologie fasciste, est incompatible avec le corset
constitutionnel de l’État de droit. Cela permet d’éclairer les développe-
ments les plus abstraits de Schmitt, et notamment la critique de l’idée
de constitution comme texte, comme « constitution écrite82 ». Enfermer

79. E. Jünger, « La mobilisation totale » [1930], in du même auteur, L’État universel


suivi de La mobilisation totale, Paris, Gallimard, 1990, p. 110-111.
80. C. Schmitt, « Le virage vers l’État total », op. cit., p. 162.
81. C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 127.
82. Ibid., p. 141 et s.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 725

l’État dans l’armature d’un texte est en soi attentatoire à la souveraineté


telle que la conçoit Schmitt. Pour les mêmes raisons, on ne peut définir
la constitution comme garantie de droits83 ou comme système de sépara-
tion des pouvoirs84. Tout cela explique que, dans son traité constitution-
nel, Schmitt s’attaque aux définitions en usage et propose un nouveau
système de définitions.
Schmitt dénonce le caractère polémique des définitions classiques du
droit constitutionnel. Ces définitions, dit-il, visent à condamner certains
États comme « despotisme, dictature, tyrannie, esclavage et autres
appellations85 ». On comprend aisément que Schmitt parle ici notam-
ment des nouvelles dictatures qui se mettent en place. Aux termes de la
conceptualisation instituée par Schmitt, un État, pour être « dictature,
tyrannie », etc., n’en dispose pas moins d’une constitution. La définition
de la constitution comme texte nous semble conforme à l’état actuel
dominant des choses. De même encore l’idée que la constitution est un
ensemble de règles visant à organiser la séparation des pouvoirs et à
garantir les droits fondamentaux. Ce type de définition exprime ce qu’on
considère en général comme le progrès de l’État de droit. Mais le point
de vue de Schmitt repose sur une autre vision de l’histoire.
Tel est le sens de la définition adoptée par Schmitt de la constitution
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comme la « structure globale de l’unité et de l’ordre politiques86 ». La
nouvelle définition proposée correspond à ce que Schmitt nomme le
« sens absolu » désignant « le mode d’existence concret » de « l’unité
politique »87. Le « sens absolu » du concept de constitution, selon
Schmitt, s’oppose aux définitions libérales, qui renvoient à un « sens
relatif », à savoir un sens limité à certains types d’État ou de situation
politique. La définition proposée par Schmitt n’est ici pas juridique mais
politique. D’un point de vue juridique, on peut poser l’hypothèse que la
constitution est un type de loi, ou éventuellement de coutume, permet-
tant de juger de la légalité des décisions politiques. Pour traiter les pro-
blèmes constitutionnels d’un point de vue juridique, il importe de défi-
nir la constitution comme critère d’une légalité particulière. C’est du
point de vue d’une légalité constitutionnelle qu’on peut opposer État de
droit et dictature. Une dictature, en revanche, peut se passer d’un fon-
dement juridique formel. En ce sens la dictature exclut l’idée de consti-
tution au sens juridique du terme. C’est pourquoi Schmitt cherche une
autre définition que les définitions courantes chez les juristes. Ce faisant
il aboutit à une définition qui est politique, voire métaphysique, plutôt
que juridique.
83. Ibid., p. 169-170.
84. Ibid., p. 170.
85. Ibid., p. 168.
86. Ibid., p. 131.
87. Ibid., p. 132.
726 Hugues Rabault

Cet aspect se retrouve avec le concept d’État. L’État est défini par
Schmitt comme « unité politique d’un peuple88 ». Pour les juristes,
l’État peut être caractérisé comme personne morale de droit public dotée
de prérogatives particulières. D’un point de vue sociologique, on peut
analyser l’État comme structure de gouvernement. Ce genre de défini-
tion s’explique aisément. D’une façon générale, il importe de distinguer
l’État d’autres entités juridiques qui composent la société. La définition
juridique qui vient d’être évoquée se développe au dix-neuvième siècle,
précisément au moment où l’on commence à poser la question de l’État
sous l’angle d’un rapport de droits et d’obligations entre celui-ci et
d’autres entités. Cette évolution correspond non seulement à un mouve-
ment politique, mais également à une rationalisation de l’organisation
sociale. Schmitt voit dans ce genre de définitions une atteinte à la notion
de souveraineté. L’État ne peut, dans sa vision politique des choses, être
une entité juridique parmi d’autres. D’où la nécessité de revenir à une
vision politique ou métaphysique, à une véritable mystique de l’État. La
définition de l’État par Schmitt est éclairée par la fameuse formule de
Mussolini : « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre
l’État. » La définition de Schmitt exclut par principe qu’il y ait quoi que
ce soit à l’extérieur de l’État. Il rejette l’idée de l’État comme entité juri-
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dique distincte, comme structure de gouvernement au sein de la société.
Cela explique la conclusion synthétisant les concepts d’État et de consti-
tution à laquelle on aboutit : « L’État n’a pas une constitution […] mais
l’État est constitution89 » ; « l’État est une constitution ; il est une monar-
chie, une aristocratie, une démocratie, une république des soviets et ne
se contente pas d’avoir une constitution monarchique ou autre90. »
Lorsque Schmitt parle de l’État il faut donc garder à l’esprit qu’il parle
du peuple comme unité politique, et non de l’État comme entité dis-
tincte au sein de la société.
Pour comprendre les conséquences juridiques du propos, il suffit de
prendre l’exemple de l’État fasciste italien, qui se met en place sans sup-
pression du statut albertin. Ce qui fait la constitution, selon Schmitt, ce
n’est pas le texte, mais la pratique de l’État comme unité politique, à
savoir, dans sa terminologie, « l’ordre concret91 » de l’État. Juridique-
ment, on pourrait s’interroger sur la constitutionnalité de la pratique de
Mussolini. À cela Schmitt peut objecter que l’État fasciste « est une
constitution », que sa pratique concrète implique un « acte consti-
tuant », que la constitution est « le principe du devenir dynamique de
l’unité politique »92. On perçoit alors la nécessité pour Schmitt de dis-
88. Ibid., p. 131.
89. Ibid., p. 132.
90. Ibid., p. 133.
91. Ibid., p. 138.
92. Ibid., p. 134.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 727

tinguer « constitution » et « loi constitutionnelle »93. Un État souve-


rain, un « État particulièrement fort », selon une expression qu’affec-
tionne Schmitt, ne peut être lié par un élément contingent et aussi limi-
tant qu’un texte de loi. En revanche une constitution peut être une
« décision94 ». Mais lorsque Schmitt dit que cette décision peut être celle
du monarque ou du peuple, pour ce qui est de la notion de démocratie,
Schmitt pense aux mécanismes d’acclamation, à la démocratie plébisci-
taire. L’exemple concret qui se trouve en arrière-plan de ce type de déve-
loppement est la pratique constituante de l’Italie fasciste, qui opère la
transmutation d’une monarchie constitutionnelle de compromis en une
démocratie directe autoritaire, c’est-à-dire, dans l’esprit de Schmitt, en
une démocratie pure et authentique.
C’est en ce sens qu’on peut lire le passage suivant : « La tendance
propre de l’État de droit bourgeois vise néanmoins à refouler le poli-
tique, à limiter par une série de normations toutes les manifestations de
la vie de l’État, et à transformer toute l’activité de l’État en compétences,
c’est-à-dire en pouvoirs rigoureusement circonscrits, limités par prin-
cipe. » C’est ce que Schmitt appelle « la constitution idéale de l’État de
droit bourgeois ». « Si l’on fait abstraction de la Russie soviétique et de
l’Italie fasciste, on peut dire que cette notion idéale a encore cours dans
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la plupart des États du globe95. » Schmitt estime dépassée une telle
conception. Les États libéraux fonctionnent au moyen d’outils concep-
tuels obsolètes. Cette théorie d’un État matériellement nouveau mais
fonctionnant sur la base d’une structure conceptuelle dépassée corres-
pond à la théorie, présentée plus haut, de l’« État total quantitatif », à
savoir un État social faible, à la fois interventionniste et limité. L’« État
total quantitatif » correspond à la combinaison de l’interventionnisme
économique et social d’État et des instruments juridiques limitant l’État
de la tradition libérale. L’Italie fasciste, avec son Stato totalitario, aban-
donne les vieux concepts pour une démocratie renouvelée, dont Schmitt
veut donner la théorie constitutionnelle. Tel est le sens de la formule
selon laquelle, « Le pouvoir constituant est la volonté politique dont le pouvoir
ou l’autorité sont en mesure de prendre la décision globale concrète sur le genre et
la forme de l’existence politique propre, autrement dit déterminer l’existence
de l’unité politique dans son ensemble96 ». L’abstraction dans laquelle
évolue la théorie de Schmitt n’est pas purement théorique. Il s’agit de
rejeter des acceptions juridiques concrètes. C’est pourquoi « une loi
constitutionnelle [n’] est [que] la concrétisation normative de la volonté
constituante97 ». Le pouvoir constituant peut s’exprimer par un texte,
93. Ibid., p. 151.
94. Ibid., p. 154.
95. Ibid., p. 172.
96. Ibid., p. 211-212.
97. Ibid., p. 212.
728 Hugues Rabault

mais aussi bien dans un État concret sans fondement normatif textuel.
Cela coïncide étroitement avec la pratique d’États qui transforment leur
cadre constitutionnel par la pratique et non par des révisions constitu-
tionnelles.
La cible du livre est l’État de droit parlementaire, que Schmitt traite
de « bourgeois », selon une rhétorique polémique partagée avec les fas-
cistes, qui stigmatisent sans cesse les « bourgeois libéraux », « sans
idéaux d’héroïsme et de grandeur98 », et dont la théorie est dépassée.
Selon Schmitt, l’État de droit parlementaire est un phénomène sui gene-
ris. Ce n’est pas une démocratie, car le parlement n’est pas le peuple99, ce
n’est pas une monarchie, car le monarque ne dispose pas de tout le pou-
voir. On a affaire à un régime mixte, mélange improbable de diverses
formes politiques100. L’État de droit parlementaire est une forme
« pseudo-politique », vouée à une disparition prochaine. La bourgeoisie,
pour Schmitt, n’a d’autre motivation que l’intérêt économique101. Pour
préserver cet intérêt elle est prête à tous les compromis. L’État de droit
« bourgeois » est le résultat historique d’une succession de compro-
mis102. Dans ce contexte, l’État se trouve affaibli par la disparition de la
souveraineté. Cet effacement de la souveraineté s’exprime à travers trois
facteurs typiques : les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et
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le fédéralisme. La bourgeoisie est au sein de l’État et de la démocratie un
corps étranger qui a su imposer ses vues. Les droits fondamentaux visent
à préserver le pouvoir économique de la bourgeoisie en affaiblissant
l’État103. La séparation des pouvoirs permet la dispersion du pouvoir et
affaiblit encore l’État. Le fédéralisme comporte un effet analogue104. Pour
comprendre ces éléments, il est important de mettre en parallèle la Théo-
rie de la constitution, de 1928, et Le gardien de la constitution, de 1931, qui
est plus explicite quant au diagnostic.
Lorsqu’on part de l’idée que Schmitt est un « conservateur catho-
lique », un ensemble d’éléments de sa « doctrine constitutionnelle »
sonnent d’une manière étrange. La condamnation de la « bourgeoisie »
relève plutôt d’une position révolutionnaire que du lexique du conserva-
tisme. D’autre part, comme il a été dit, Schmitt promet l’État de droit
« bourgeois » à une mort prochaine. Par quoi cette forme « pseudo-poli-
tique » doit-elle être remplacée ? Par une monarchie restaurée ? Dans un

98. E. Gentile, Il fascismo in tre capitoli, 3e éd., Roma/Bari, Laterza, 2007, p. 26.
99. C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 356 : « Il est très inexact de traiter la
démocratie représentative en variante de la démocratie. »
100. Ibid., p. 452-453 : « Il utilise des structures monarchiques […] ; il utilise l’idée aris-
tocratique […] ; il utilise des idée démocratiques […]. » On a affaire à un « système d’équi-
libre instable de formes politiques ».
101. Ibid., p. 460.
102. Ibid., p. 159 et s. ; p. 451 et s.
103. Ibid., p. 395.
104. Ibid., p. 527 et s. ; p. 537.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 729

passage, Schmitt se montre dédaigneux vis-à-vis du royalisme de Charles


Maurras. Le monarchisme des royalistes lui semble naïf105. L’État du
futur, pour Schmitt, consiste en une pure démocratie. L’État de droit
« bourgeois » est une fausse démocratie, un « status mixtus106 ». La vraie
démocratie doit consister en une représentation effective du peuple par
un chef. C’est pourquoi il suggère de substituer au vote individuel dans
l’isoloir, une démocratie d’acclamation, une forme de démocratie directe,
qui constituerait selon lui une « vraie » démocratie107. On retrouve au
même moment une théorie identique dans les écrits des intellectuels fas-
cistes en Italie aussi bien que dans la pratique politique des fascistes. Le
régime fasciste se présente comme une « démocratie directe avec une
participation du peuple plus intense et plus immédiate » notamment du
fait de l’utilisation de la radiodiffusion et d’autres moyens technolo-
giques. On peut désormais « convoquer simultanément tout le
peuple108 ». Par comparaison, les techniques de représentation du parle-
mentarisme sont lentes et dépassées.
Par recoupement entre la doctrine constitutionnelle de Schmitt, ses
autres textes des années vingt et trente et les débats des intellectuels fas-
cistes, on voit que Schmitt développe une théorie constitutionnelle ori-
ginale, adaptée à un « État du futur ». Les prémices de cet « État du
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futur » se trouvent dans l’État bolchevique russe et l’État fasciste italien.
La doctrine constitutionnelle de Schmitt s’oppose aussi bien au conser-
vatisme de la monarchie qu’au libéralisme. Certaines références, qui nous
semblent orthodoxes, doivent être rapportées au contexte intellectuel du
fascisme. Ainsi la référence à Rousseau est courante chez les fascistes
pour la théorisation du régime fasciste comme forme moderne et authen-
tique de la démocratie primitive109. De même encore la référence à la
révolution française. Les fascistes italiens ont un sentiment ambivalent à
l’égard de celle-ci. La révolution française constitue le point de départ de
la philosophie des droits de l’homme, stigmatisée comme « bourgeoise »
et « libérale ». Elle fait partie de « l’esprit des Lumières », combattu par
le fascisme. Cependant la révolution française est la première révolution
nationale fondatrice d’un État moderne. En ce sens elle est aussi un
modèle pour la « révolution nationale » entreprise par les fascistes110.

105. Ibid., p. 433.


106. Ibid., p. 180.
107. Ibid., p. 382-383 : « En démocratie pure, c’est en tant que peuple présent, physi-
quement rassemblé, qu’il existe avec le plus haut degré possible d’identité […] : il peut accla-
mer, c’est-à-dire exprimer son accord ou son désaccord par une simple exclamation, crier
“vivat” ou “à bas” [etc.]. »
108. Formules citées par E. Gentile, La via italiana al totalitarismo, op. cit., p. 206.
109. Voir l’exemple du juriste fasciste S. Panunzio, dans A. J. Gregor, op. cit., p. 146 et s.
Comparer avec C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 415-416. Schmitt évoque la
« démocratie idéale de Rousseau » fondée sur « l’identité et l’homogénéité du peuple ».
110. E. Gentile, Fascismo, op. cit., p. 224.
730 Hugues Rabault

C’est de ce point de vue qu’on doit interpréter la référence à la révolu-


tion française comme origine de la théorie du « pouvoir constituant »
dans la Théorie de la constitution111. Selon Schmitt, la théorie du « pouvoir
constituant » trouve une forme nouvelle et prometteuse avec les sys-
tèmes bolchevique et fasciste, car les révolutions bolchevique et fasciste
sont un « acte constituant » fondé sur « le refus de la méthode libérale
de la décision […] et le refus des principes de l’État de droit bourgeois »112.

CONCLUSION

On considère souvent Carl Schmitt comme un « conservateur catho-


lique ». Schmitt est certainement issu du milieu du catholicisme. Il est
catholique par sa formation, par sa culture. Cependant, son œuvre ne
contient guère de référence à la doctrine de L’Église catholique ou au
dogme catholique, alors que pour les catholiques le dogme de l’Église
est une mesure de la justice qui permet de passer au crible la politique
des États. Le concept de souveraineté, dans la tradition européenne, avait
pour enjeu de libérer les États de l’emprise du pouvoir spirituel. Carl
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Schmitt s’inscrit dans cette tradition lorsqu’il place au cœur de son
œuvre ce concept. Le catholicisme de Schmitt peut s’interpréter exacte-
ment de la façon dont les fascistes italiens font du catholicisme, en dépit
des conflits avec l’Église catholique, une source du fascisme. Ce catholi-
cisme « politique » rappelle le culte fasciste de la « romanité », de la
« Rome impériale et catholique »113. La religiosité de Schmitt le tourne
vers le culte de l’État plutôt que vers l’Église. Il va de soi que la plupart
des catholiques ne peuvent se reconnaître dans cette forme de catholicisme.
Le mythe du catholicisme de Schmitt sert en fait à masquer un
ensemble de traits de son œuvre. On a voulu montrer ici la proximité de
la théorie juridique de Schmitt, jusque dans ses éléments les plus abs-
traits, avec le fascisme comme courant de pensée. Il ne s’agit pas de pros-
crire la lecture de l’œuvre de Schmitt, mais de prouver les limites d’une
part de sa réception. Restituée au contexte de l’époque, la doctrine
constitutionnelle de Schmitt n’apparaît pas comme une pure théorisa-
tion, mais comme un programme incluant une prospective. Cela
explique le parcours de l’auteur. Dans les années trente, on pouvait
observer une fascisation de l’Europe. La nouvelle forme d’État préconisée
par Schmitt semblait destinée à s’installer durablement. Il est étonnant

111. C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 211 et s.


112. Ibid., p. 218-219.
113. R. De Felice, op. cit., p. 363.
Carl Schmitt et l’influence fasciste 731

de constater combien dans les théorisations constitutionnelles des pre-


mières années du régime nazi les ouvrages de Schmitt, notamment la
Théorie de la constitution, sont cités comme référence114. On a souhaité
montrer plus haut comment un tel phénomène s’explique. L’œuvre de
Schmitt dans sa totalité doit être restituée au problème de l’instauration
d’une nouvelle forme d’État dont l’État fasciste est le modèle.
Dans l’idéal fasciste, l’État total, corporatiste, dictatorial, etc., devait
constituer un facteur d’efficacité. Le fascisme n’est pas condamnable seu-
lement comme errance morale. Il fut avant tout un échec matériel. En
tant que modernité alternative, le fascisme croyait en son avenir concret
et matériel. Mais l’État corporatif ne tint pas ses promesses. La moderni-
sation accélérée de l’Italie prévue par les fascistes ne se réalisa pas. La
politique d’autarcie, l’expansionnisme, dispendieux pour les finances
publiques, furent un frein à cette modernisation. Il fallut attendre la
Constitution de 1947, libérale et sociale, pour que l’Italie connaisse
enfin l’essor économique attendu. Les autres expériences d’économie cor-
porative, au Portugal de Salazar ou dans l’Espagne de Franco, ne furent
pas plus fructueuses. De même encore, la défaite de l’Europe fasciste
menée par l’axe italo-allemand peut s’interpréter comme une défaite
matérielle, face aux alliés soutenus par la puissante économie capitaliste
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américaine. La défaite de 1945, puis la chute du mur de Berlin en 1989,
mirent en évidence la capacité supérieure d’adaptation du libéralisme
comme forme politique, économique et juridique, vis-à-vis des formes
totalitaires d’État.
Au plan du droit constitutionnel, la Loi fondamentale allemande de
1949 fut conçue comme antithèse consciente de l’État totalitaire théorisé
par Schmitt, garantissant, à travers son catalogue des droits fondamen-
taux, non seulement la liberté politique et religieuse, mais aussi les
libertés économiques, artistiques, scientifiques, etc. Ce système fut de
surcroît fondé sur un parlementarisme orthodoxe, un fédéralisme accen-
tué et un contrôle juridictionnel qui institua la Cour constitutionnelle
fédérale en véritable sommet de l’État. On sait que cette construction
constitutionnelle d’esprit libéral fut le cadre d’une reconstruction écono-
mique impressionnante, qui démentit les pronostics pessimistes de
Schmitt et des juristes nostalgiques d’une Europe fasciste115. Comment
comprendre le succès de la forme constitutionnelle libérale ? Il existe
toute une littérature sur le sujet, mais elle bénéficie d’une audience
moindre en termes de traduction que l’œuvre de Schmitt116. Garantis-

114. Voir, par exemple, E. Tatarin-Tarnheyden, Werdendes Staatsrecht. Gedanken zu einem


organischen und deutschen Verfassungsneubau, Berlin, C. Heymanns Verlag, 1934, p. 5, 21, 24-
25, 150, 160-164.
115. Voir J.-W. Müller, op. cit., p. 93 et s.
116. Voir, par exemple, N. Luhmann, Grundrechte als Institution. Ein Beitrag zur politischen
Soziologie [1965], Berlin, Duncker & Humblot, 2009.
732 Hugues Rabault

sant une autonomie relative des sphères économique et scientifique,


notamment vis-à-vis de l’État et de la politique, les droits fondamentaux
préservent conjointement l’adaptabilité et la stabilité de la société. Ce
n’est pas une soumission de la société à la politique et à l’État qui consti-
tue la garantie de la prospérité, mais au contraire la différenciation des
diverses dimensions de la vie humaine et l’autonomie relative du
social117. La constitution dans son sens libéral, c’est-à-dire dans sa défini-
tion juridique traditionnelle, est l’un des fondements de ce type d’orga-
nisation sociale.
Il faut donc lire Schmitt, mais le lire, pour ainsi dire, à rebours. La
doctrine constitutionnelle de Schmitt a échoué et l’on ne peut que s’en
féliciter. L’État de droit libéral s’est imposé comme conception constitu-
tionnelle, même si, comme en France, c’est souvent de façon chaotique
et imparfaite. L’État de droit libéral, c’est naturellement un État limité
par des droits fondamentaux garantis par un puissant pouvoir juridic-
tionnel. L’État de droit suppose bien sûr la séparation des pouvoirs avec
un parlement dominant. L’État de droit implique aussi une forte auto-
nomie locale, une démocratie exercée au plus près des citoyens, etc. Or
tous ces aspects impliquent la réalisation d’un ensemble de conditions
juridiques. Ils supposent en particulier que la constitution soit définie
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concrètement comme une norme textuelle dont le respect est garanti par
un organe juridictionnel. Par ailleurs, il convient que l’État soit compris
comme une entité spécifique, une personne morale dotée de droits et
d’obligations vis-à-vis du reste de la société. En somme, l’État de droit
contemporain nécessite une conceptualisation proprement juridique. Il
ne se laisse pas réduire à un ensemble mystérieux de concepts politiques
ou métaphysiques, à une phraséologie politique incantatoire, à une mys-
tique de la « puissance de l’État », à une statolâtrie superficielle.
Nous voilà donc arrivés à la conclusion de la démonstration. L’œuvre
de Schmitt est une totalité cohérente. Mais son sens profond relève de la
politique concrète. On ne peut adopter la pensée de Schmitt qu’en bloc.
On ne peut retenir telle analyse ou telle définition issue de la Théorie de
la constitution sans se poser la question de sa portée politique concrète.
D’un autre côté, les errances de la réception actuelle de Schmitt ont un
sens profond. Il s’agit du refoulement d’une histoire, en d’autres termes,
de « l’oubli du fascisme118 ».

117. Voir, par exemple, N. Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1997.
118. Pour reprendre l’expression d’A. Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco. L’oubli du
fascisme, Paris, PUF, 2002.

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