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LA GRANDE GUERRE COMME « ÉVÉNEMENT COSMIQUE ».

JAN
PATOČKA ET L’EXPÉRIENCE DU FRONT

Ovidiu Stanciu

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

2018/4 Tome 143 | pages 507 à 524


ISSN 0035-3833
ISBN 9782130802372
DOI 10.3917/rphi.184.0507
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La Grande Guerre comme


«  ÉvÉnement  cosmique  ».
Jan Patočka et l’expÉrience du front

L’expérience de la guerre est quelque chose dont l’humanité est tellement


pénétrée, dont elle subit à tel point la fascination, que cette expérience seule
permet de comprendre les grandes lignes de l’histoire de notre temps1.

Dans le dernier volet de ses Essais hérétiques sur la philosophie de


l’histoire, intitulé « Les guerres du xxe siècle et le xxe siècle comme
guerre », Jan Patočka se propose d’élucider la charge de sens conte-
nue dans ce qu’il tient pour «  l’événement décisif du xxe  siècle  »
(EH, p.  159), la première guerre mondiale. La lecture qu’il engage
ne s’attache pas à l’explicitation des circonstances immédiates ou du
déroulement effectif de la guerre, mais est commandée par le projet
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de restituer sa portée « symptomatique », sa dimension « époquale »
et de l’inscrire ainsi dans ce qu’il appelle une «  histoire des pro-
fondeurs ». À cet effet, il importe de relever le caractère paradigma-
tique des expériences que la guerre a occasionnées, expériences qui
seules – c’est une des thèses maîtresses de l’ouvrage – peuvent nous
guider sur la voie d’une durable « sortie de la guerre2». Confirmation
éclatante du régime de sens qui domine encore notre présent, la
Grande Guerre s’avère également, saisie rétrospectivement, être le
lieu d’une «  conversion colossale, d’un metanoein sans précédent  »
(EH, p.  102), à même de miner les bases du système qui a conduit
à la guerre. Ressaisie selon ces lignes, elle apporte un témoignage
non seulement pour ce que la modernité a été, mais également pour
ce qu’elle a encore à être ; elle met au jour non seulement les lignes
de force de notre présent mais tout autant le levier à même de les
subvertir.

1.  Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (désormais


EH), trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1981/1999, p.  168. Je tiens à remercier
les deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires précieux et
leurs riches suggestions.
2.  Jan Patočka, « Vers une sortie de la guerre  » (désormais VSG), trad.
E. Abrams, Esprit, n° 352, février 2009, pp. 158-164.
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Qu’est-ce qui amène Patočka à accorder une place si impor-


tante à la Grande Guerre au sein de ses méditations sur la philo-
sophie de l’histoire, au point d’y voir non seulement l’événement
qui donne la clef d’intelligibilité du xxe siècle, mais simultanément
le pendant final d’un cheminement historique inauguré par l’émer-
gence conjointe, en Grèce, de la philosophie et de la politique  ?
Ni la proximité de cet événement ni un engagement personnel ne
peuvent en être les raisons, car Patočka déploie ses réflexions
sur une guerre à laquelle il n’a pas pris part, plus d’un demi-
siècle après son achèvement, alors que d’autres phénomènes, tout
aussi massifs, ont bouleversé l’histoire du xxe  siècle. Qu’est-ce
qui fait que,  située  à  une  telle distance, historique et biogra-
­phique, cette  conflagration  suscite chez lui des réflexions d’une
telle ampleur  ?
Trois ordres de raisons semblent motiver ce privilège. En premier
lieu, la Grande Guerre lui apparaît comme un événement au sens
fort, c’est-à-dire comme un phénomène qui affecte un champ sans
pouvoir être déduit à partir de linéaments préalables de ce champ,
un phénomène qui excède le régime de sens au sein duquel il sur-
git. Comme telle, la Grande Guerre s’avère rétive à toute tentative
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de la saisir à partir de ce qui la précède, de ce que Patočka appelle
« les idées du xixe siècle » (EH, p. 154). Ensuite, la Grande Guerre
possède une signification historiale, dans la mesure où elle porte
au grand jour l’articulation souterraine d’une époque. Enfin, et c’est
sans doute le point le plus énigmatique, la Grande Guerre revêt une
portée cosmique, elle laisse apparaître les germes d’un revirement
à l’échelle du monde, car «  portée par les hommes, [sa] portée va
au-delà de l’humanité –  événement en quelque sorte cosmique  »
(EH, p.  153).
Afin de reconstituer la trame théorique à l’intérieur de laquelle
Patočka insère ses analyses, nous chercherons en premier lieu à
faire apparaître la manière particulière dont il a assumé et infléchi
la perspective historiale de Heidegger et en particulier sa caracté-
risation de la technique comme figure contemporaine dominante de
l’être. Ensuite, nous examinerons la place que Patočka ménage, dans
ses réflexions, aux récits de guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de
Chardin – auteurs dont le témoignage atteste que l’expérience du front
recèle, malgré sa frayeur, une «  positivité profonde et mystérieuse  »
(EH, p.  161). Enfin, nous interrogerons la signification accordée à
l’épreuve du sacrifice, qui lui apparaît comme ce qui fissure le monde
clos de la technique et qui, grâce à ce potentiel de bouleversement,
recèle une portée «  cosmique  ».
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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 509

Mais d’abord, quelle est la posture théorique assumée par Patočka


dans ses analyses  ? L’habit qu’il endosse n’est ni celui de l’exégète
scrupuleux des textes classiques de la tradition, ni celui du fin scru-
tateur de l’expérience qu’on en fait en première personne. En effet,
le terrain de la philosophie de l’histoire lui impose une autre attitude
théorique. Il y fait référence dans un passage où il distingue son
approche  de la méthode dialectique  :
On ne peut pas prendre, sans autre forme de procès, la méthode et les
structures dialectiques pour un fil d’Ariane universel dans la philosophie
de l’histoire. Comment faire, alors  ? Pour notre part, nous nous efforcerons
de procéder de manière phénoménologique, de trouver les phénomènes-clefs
qui, dans les différents cas concrets, permettent de comprendre les grandes
décisions aux carrefours où se détermine l’orientation de l’histoire3.

Patočka revendique donc le caractère phénoménologique de son


entreprise, même lorsque celle-ci se situe dans le domaine de la
philosophie de l’histoire. Pourtant la phénoménologie qu’il a ici en
vue se rapproche davantage de ce qu’on pourrait appeler une «  sis-
mographie historiale4  », car les expériences analysées sont promues
au rang de révélateurs des tensions et des mouvements souterrains
et sont choisies en vertu de leur capacité à faire voir ces revers de
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l’histoire. Les seuls phénomènes sur lesquels il s’attarde sont ceux
qui sont situés «  aux carrefours  » de l’histoire, qui marquent des
ruptures ou annoncent des mutations, qui «  témoigne[nt] d’un revi-
rement dans le mode d’apparition de l’étant  » (SET, p.  314). Une
telle posture théorique n’est pas dépourvue de risques, au premier
rang desquels celui d’une démarche purement spéculative. Pourtant,
l’envergure et l’ambition de ce projet, qui aspire à proposer une
cartographie des possibilités propres à toute une époque, rendent
inévitable l’adoption de cet angle d’attaque, à la fois audacieux et
précaire. Si les exigences strictes d’une discipline descriptive ne sau-
raient ici être entièrement satisfaites, c’est parce que la tâche qu’il
assigne à sa démarche n’est pas tant de décrire ce qui est manifeste
que de figurer ce qui est sur le point d’apparaître, en faisant voir
que certaines expériences sont lourdes d’un avenir, qu’au-delà de
leur sens premier elles recèlent aussi un sens « transitionnel », que
leur surgissement est contemporain de la montée en puissance d’un
nouveau visage du monde.

3.  Jan Patočka, « Séminaire sur l’ère technique  » (désormais SET), in Jan
Patočka, Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 303.
4. Voir Ovidiu Stanciu, « Pour une délimitation du champ historique. Patočka
et la question d’un régime libre du sens », Alter, 2017, n° 25, pp. 155-171.
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Le sens historial de la Grande Guerre

Selon Patočka, la Grande Guerre peut être caractérisée comme


un événement au sens fort, c’est-à-dire comme un phénomène
qui induit non seulement une rupture dans une chaîne causale
en laissant surgir une nouvelle situation, mais qui met également
en question l’armature théorique auparavant disponible. Son sens
demeure inaccessible tant qu’on projette sur lui un type d’intel-
ligibilité constituée au préalable, une conceptualité qui ne s’est
pas laissé instruire par l’événement, tant qu’on essaie d’en rendre
compte en faisant appel aux «  idées du xixe  siècle  ». Pourtant, en
se dérobant à leur prise, la guerre ne se borne pas à contester leur
force explicative, mais dévoile également leur indigence consti-
tutive : la mise en échec de ces idées équivaut à leur mise en crise.
En montrant l’inanité de toutes les idoles du xixe siècle – la science,
la raison, la nation, le progrès  –, en réduisant leurs autels en
poussière, en faisant apparaître qu’aucune ne reste indemne lorsque
son étendard est brandi sur le front, la guerre permet également de
porter au grand jour les mécanismes secrets qui les ont forgés. La
rupture ainsi induite prend l’allure d’un approfondissement. Pour
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saisir la signification de la Grande Guerre dans toute son ampleur
il est nécessaire de l’inscrire dans une trame historiale plus vaste,
afin d’y reconnaître le lieu où s’accomplit «  la victoire définitive
de la conception de l’étant née au xviie  siècle avec l’émergence
des sciences mécaniques de la nature  » (EH, p.  159). Envisagée
sous cet angle, la première conflagration mondiale apparaît comme
l’aboutissement du projet de domination du monde né à l’aube des
temps modernes, la réalisation du rêve de transformer tout savoir en
pouvoir, «  la suppression de toutes les “conventions” susceptibles
de s’opposer à cette libération de forces –  une transmutation de
toutes les valeurs sous le signe de la force  » (EH, pp.  159-160).
Livré sans réserve à l’arbitraire et aux ravages de la force, le monde
perd sa consistance propre et devient un vaste théâtre d’opérations,
le terrain sur lequel s’entrechoquent les projets de sens issus de la
volonté de domination. La transformation du monde en une scène
d’affrontement s’avère être le ressort intime, la tendance qui déter-
mine de manière souterraine le développement de la modernité  :
«  l’idée générale qui sous-tend la première guerre mondiale, c’est
une conviction en gestation depuis longtemps  : l’idée du monde et
des choses comme dépourvus de tout sens positif, objectif, l’idée
de l’homme comme libre de réaliser un tel sens par la force, par
la puissance  » (EH, p.  155).
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Dans le 5e  Essai hérétique, Jan Patočka emploie la formule de


«  métaphysique de la force  » pour saisir le type de compréhension
et de réalité que la « civilisation technique » met en scène. En effet,
celle-ci «  crée un concept de force omni-dominante et mobilise la
réalité tout entière en vue de la libération des forces enchaînées,
en vue du règne de la Force qui se réalise à travers des conflits à
l’échelle de la planète » (EH, p. 151). Un tel horizon, qui est indisso-
ciablement espace de constitution du sens et lieu effectif dans lequel
celui-ci s’inscrit, détermine également la compréhension de soi de
l’homme qui «  a cessé d’être un rapport à l’être pour devenir une
force – force puissante, l’une des plus puissantes. Dans son existence
collective, il est devenu une immense station de libération de forces
cosmiques emmagasinées depuis des éternités  » (EH, p.  149). En
soutenant que la compréhension de soi comme force et du monde
comme réservoir d’énergies peut se substituer au rapport à l’être,
Patočka se situe résolument dans le sillage de Heidegger. En effet,
dans la première partie des années  1970 –  au moment même où il
rédigeait ses Essais hérétiques – Patočka s’est penché à de nombreuses
reprises sur la thématisation heideggérienne de la technique, afin de
faire ressortir son pouvoir d’éclaircissement et ses limites5. Pourtant,
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cette conception n’est pas assumée de manière immédiate  : elle est
reconduite à sa source, c’est-à-dire à la conception jüngerienne de la
« mobilisation totale » et, partant, elle est retranscrite comme « règne
de la Force », terme auquel Patočka attribue, tout au long des Essais
hérétiques, une majuscule. Les considérables déplacements de sens
qui accompagnent l’appropriation par Patočka de la compréhension
heideggérienne de la technique deviennent visibles dès que l’on met
en regard la manière dont les deux philosophes envisagent le dépas-
sement du règne de la technique.
Patočka reprend à son compte l’orientation générale des dévelop-
pements que Heidegger consacre à la technique et adhère à leur
principe organisateur, selon lequel l’essence de la technique trace

5. Voir notamment « Les périls de l’orientation de la science vers la technique


selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger  »
(1973)  ; « Séminaire sur l’ère technique » (1973) ; « Les héros de notre temps »
(1976) ; « Questions et réponses sur Réponses et questions [de Heidegger] » (1976).
L’ensemble de ces textes a été publié en traduction française dans Jan Patočka,
Liberté et sacrifice, op. cit. Voir aussi Jacques Derrida, Donner la mort, Paris,
Galilée, 1999, p. 59 : « Tout ce que Patočka tend à discréditer – l’inauthenticité,
la technique, l’ennui, l’individualisme, le masque, le rôle – relèverait d’une “méta-
physique de la force”. La force est devenue la figure moderne de l’être. […] Cette
détermination de l’être comme force, Patočka la décrit selon un schéma analogue
à celui de Heidegger dans ses textes sur la technique ».
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les coordonnées au sein desquelles tout étant peut apparaître. Plus


précisément, l’événement central de l’âge technique est la consti-
tution d’un plan unidimensionnel, qui se traduit par le nivellement
de tous les modes d’être. Ce régime de la commutabilité universelle
–  où tout étant est converti en une ressource et ne vaut que par la
force qu’il est à même d’emmagasiner ou de transmettre  – marque
de son sceau le rapport de l’homme à lui-même. La «  réquisition  »
et la «  commission  » que l’homme de la technique exerce à l’égard
de tout ce qui entre dans son champ d’action ont pour corollaire son
activisme et son volontarisme.
Plus encore, Patočka suit Heidegger dans son projet de doubler ce
diagnostic par une démarche d’ordre curatif, ce dépassement ne pou-
vant s’effectuer qu’à la faveur d’un renversement interne à l’essence
de la technique. Ainsi, en suivant Hölderlin selon qui « Là où croît
le danger/ Croît également ce qui sauve  », Heidegger soutient que
« l’essence même de la technique abrite la croissance de ce qui sauve
(das Rettende)6  ». Or, de quelle manière le «  salut  » peut-il advenir
à partir du «  plus haut danger  »  ? Si ce qui est redoutable dans la
technique, ce n’est nullement, comme le veut une critique naïve, que
« l’homme devient l’esclave des machines », mais qu’un certain type
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de compréhension, qui nivelle toutes les différences entre les étants,
tend à s’imposer, il s’ensuit que le «  salut  » doit à son tour être
envisagé selon ces coordonnées. Heidegger indique deux voies selon
lesquelles ce basculement peut se produire. En premier lieu, il faut
reconnaître que «  l’essence de la technique est ambiguë en un sens
élevé  » (GA 7, p.  34  ; trad. fr., p.  44)  : en démettant l’homme de
la position centrale qu’il occupait au sein de l’étant, en le réduisant
à une simple «  ressource  », à un «  fonds  » utilisable, la technique
dénie à l’homme toute prétention d’autoconstitution, met à défaut sa
prétention d’être sa propre source. Cette radicale dépossession de soi
apparaît comme une occasion pour l’homme de reconnaître qu’il n’a
pas d’« essence », qu’il est entièrement livré à l’ouverture de l’être, de
sorte qu’à travers sa captation dans le dispositif technique «  devient
visible la plus intime et indestructible appartenance de l’homme à ce
qui lui est accordé  » (id.).
Le deuxième chemin, que Heidegger emprunte dans les dernières
pages de sa conférence sur la technique, consiste à faire appel à un
«  dévoilement plus initialement accordé  » (GA 7, p.  35  ; trad. fr.,

6. Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik  », in Vorträge und


Aufsätze, GA 7, Francfort, Klostermann, 2000, p. 29; trad. fr. par A. Préau in Essais
et conférences, Paris, Gallimard, p. 38.
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p.  46, trad. modifiée). Il évoque ainsi la possibilité de l’émergence


d’une compréhension plus originelle que celle de la techné, dont
le modèle privilégié serait la poiésis. Car «  autrefois (einstmals), la
technique n’était pas seule à porter le nom de techné. Autrefois,
techné désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans
l’éclat de ce qui paraît. Autrefois, techné désignait aussi la pro-
duction du vrai dans le beau. La poiesis des beaux-arts s’appelait
aussi techné  » (id.). C’est à partir de ce passage que nous pouvons
mettre en évidence les réserves formulées par Patočka à l’égard de
la conception heideggérienne du dépassement du règne de la tech-
nique. En effet, l’insuffisance de cette perspective est cristallisée
dans le terme « autrefois » (einstmals) qui est la marque d’un recul
devant la nouveauté radicale que l’essence de la technique recèle,
devant son caractère inassimilable eu égard aux modes antérieurs
de dévoilement. Ce geste théorique, qui consiste à mettre en avant
la nécessité d’une résurgence d’un sens poïétique de la technique,
n’est-il pas une manière de contourner le danger, de chercher refuge
dans un «  autrefois  » où la furie de la «  pro-vocation  » n’avait pas
encore dévasté la terre ? Dans le commentaire qu’il donne de ce pas-
sage (SET, p.  283), Patočka conteste la radicalité de cette solution
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et sa fidélité à l’égard de la logique hölderlinienne de la superpo-
sition du péril extrême et du surgissement de «  ce qui sauve  ».
La domination de la technique ne saurait être battue en brèche à
travers un mouvement de rétrocession. Pour cerner le champ d’où
peut advenir «  ce qui sauve  », il faut plutôt se pencher sur le
domaine où la technique est déchaînée, où elle atteint sa manifes-
tation paroxystique, où sa domination n’est pas seulement totale
mais également dévastatrice.
À cet égard, la retranscription, opérée par Patočka, de la déter-
mination heideggérienne de la technique comme régime universel de
la Force s’avère décisive. En caractérisant la Force comme le vec-
teur de toutes les transformations que le monde subit à l’époque de
la technique, il indique également que le seul horizon vers lequel
celle-ci peut se déployer est celui d’une intensification constante de
soi. En effet, si, d’un côté, la Force détermine le cadre au sein duquel
l’étant se montre –  pour autant qu’il est réductible au rendement
qu’il peut offrir, à l’énergie qu’il peut déployer ou emmagasiner  –
et, d’un autre côté, si la Force ne peut se développer qu’au sein
d’un rapport, Patočka peut affirmer que «  le moyen le plus efficace
de l’accroissement de la puissance [est] l’opposition, la scission, le
conflit. Dans le conflit, il devient tout particulièrement évident que
l’homme comme tel ne domine pas ce processus, mais y est impliqué
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comme simple objet d’un commettre  »7. La détermination du conflit


comme constitutif de l’essence de la technique permet à Patočka de
donner un visage plus précis à la thèse de la domination du tech-
nique, l’inscrivant dans le registre d’une philosophie de l’histoire.
Ainsi, pour reprendre un passage déjà évoqué mais qui ne reçoit que
maintenant tout son sens, « la Grande Guerre est l’événement décisif
du xxe  siècle. C’est elle qui décide de son caractère général, qui
montre que la transformation du monde en un laboratoire actualisant
les réserves d’énergies accumulées pendant des milliards d’années
doit se faire par la voie de la guerre  » (EH, p.  159). La guerre
moderne, qui transforme tout ce qui est en ressource et toute ressource
en un instrument visant à l’accroissement de la puissance de frappe,
représente le phénomène paroxystique de la domination de l’essence
de la technique. Conduisant jusqu’à ses dernières conséquences la
« mobilisation totale » constitutive de la technique, la guerre apparaît
également comme le lieu où un metanoein peut advenir. C’est au sein
de la guerre, dans les expériences qu’elle occasionne, qu’il faut saisir
l’irruption du das Rettende  : surmonter le rapport au Gestell ne peut
pas s’effectuer « par l’attente d’un Gunst des Seins qui se manifesterait
dans l’art et serait comme une grâce d’en haut, mais en engageant
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directement un combat avec le Gestell, en montrant dans cette lutte,
que sa puissance n’est pas absolue  » (SET, p.  284). À l’encontre
de l’attentisme heideggérien pour lequel le dépassement du règne
de la technique ne saurait être provoqué, mais seulement préparé,
Patočka envisage une démarche active, une «  solution conflictuelle
du conflit  » (SET, p.  298). Ébranler le socle sur lequel se tiennent
tous les projets de « mobilisation totale » exige d’engager activement
une confrontation avec ces forces, de ne pas hésiter à  « entre[r] en
conflit avec la concentration du pouvoir qui a constitué jusqu’à présent
la substance de la vie humaine  » (SET, p.  286) et d’ouvrir ainsi un
«  front  » contre le nivellement propre à la compréhension technique
de l’être. La thèse radicale avancée par Patočka est que les expé-
riences que la première guerre mondiale a occasionnées possèdent
une signification exemplaire pour ce combat contre les puissances qui
organisent la « mobilisation générale ». L’expérience (réelle) du front
se voit ainsi érigée en modèle pour toute tentative de s’installer sur
le front de contestation contre le régime de sens régnant, pour tout
effort d’occuper cette frontière entre le monde entièrement soumis
aux décrets de la mobilisation et celui, encore retenu, qui est sur le

7.  Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 271.


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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 515

point de naître. C’est dans l’espace de jeu entre ces deux sens du
front –  théâtre du combat et lieu de la contestation  – que se situent
les éclaircissements sur la Grande Guerre proposés par Patočka.

L’expérience du front

Le front apparaît comme le lieu paradoxal où le danger extrême


laisse surgir le salut, le sacrifice comme l’expérience dans laquelle
cette advenue est inscrite, et la «  solidarité des ébranlés  » comme
la figure durable qu’elle peut recevoir. Afin de fournir une assise
à ces thèses audacieuses, Patočka prend pour guide les récits de
guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de Chardin, qui partagent la
conviction que «  le traumatisme du front n’est pas momentané, mais
qu’il [conduit] à un changement fondamental de l’existence humaine »
(EH, p. 161). Le sens de cette métamorphose ne s’épuise pas dans la
découverte de l’horreur, dans un mutisme qui serait la contrepartie
du caractère écrasant de l’épreuve que les combattants traversent. Si
l’absurdité, le non-sens constitue une dimension inéludable de cette
expérience, il demeure que «  le sentiment puissant d’une plénitude
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de sens, difficile à formuler, finit par s’emparer de l’homme du front »
(id.). Jünger et Teilhard de Chardin décrivent cette situation dans des
termes non équivoques. Ainsi, Jünger note que
Lorsque la guerre éleva sa torche rouge par-dessus les gris murs des villes,
chacun se sentit arraché à la chaîne des jours […]. Le nerf de la vie, jus-
qu’alors isolé et capitonné par toutes les sauvegardes que pouvait offrir le
collectif est soudain exposé à nu8.

Teilhard de Chardin fournit un témoignage tout aussi saisissant


de la même situation  :
En ligne, j’ai peur des obus comme les autres. Je compte les jours et je
guette les symptômes de relève, comme les autres. Quand on « descend », je
suis heureux comme personne. Et il me semble, chaque fois que, ce coup-ci
enfin, je suis rassasié, saturé, des tranchées et de la guerre. […] Et me
voilà revenu, comme à chaque fois, instinctivement, face au Front et à la
bataille  !  […] Est-ce que ce n’est pas absurde d’être ainsi polarisé par la
guerre, au point de ne pouvoir être huit jours à l’arrière sans chercher à
l’horizon, comme un rivage aimé, la ligne immobile des «  saucisses  »9  ?

8. Ernst Jünger, Der Kampf als inneres Erlebnis, in Ernst Jünger, Werke, t. V,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1960-1965, p.  38  ; trad. fr. par F. Poncet, Paris, Bourgois,
1997, pp. 67-68.
9. Pierre Teilhard de Chardin, Ecrits du temps de la guerre, 1916-1919, Paris,
Seuil, 1965, p. 229.
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516 Ovidiu Stanciu

La tâche assumée par Patočka dans le 6e  Essai hérétique est de


rendre compte de cette ouverture inouïe, en la dépouillant des conno-
tations « mystiques » qu’elle revêt sous la plume de ces deux auteurs.
La portée de ces expériences ne peut devenir manifeste que si l’on
opère un déplacement par rapport aux manières usuelles d’envisager
la guerre qui, selon Patočka, se caractérisent par le fait qu’elles
regardent la guerre dans l’optique de la paix, du jour et de la vie, à l’exclusion de
son côté ténébreux, nocturne. […] La vie historique apparaît comme un continuum
où les individus sont les porteurs d’un mouvement général qui seul importe  ;
la mort est comprise comme une passation de fonctions  ; la guerre –  mort en
masse, organisée  – est une césure pénible, mais nécessaire qu’on est contraint
de prendre sur soi dans l’intérêt de certains objectifs de la continuité vitale, mais
dans laquelle, en tant que telle, il ne peut y avoir rien de «  positif  »10.

Il s’agit alors, à la faveur d’un renversement d’optique, d’admettre


que « la guerre peut avoir une fonction explicative, qu’elle a en elle-
même le pouvoir de conférer un sens  » (EH, p.  154).
Ces passages peuvent sans doute être rangés parmi ceux que
Ricœur qualifiait d’«  étranges et à bien des égards effrayants  »11.
Pourtant, les exigences paradoxales qui sont formulées –  ressaisir la
guerre selon sa dimension nocturne et admettre qu’elle est source
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de sens  – deviennent intelligibles dès lors qu’on les resitue dans le
mouvement d’ensemble de la pensée de Patočka. En effet, lorsqu’elle
est envisagée dans l’optique de la paix et du jour, la guerre est entiè-
rement régie par le sens que lui prêtent ceux qui l’engendrent  : elle
peut seulement apporter une confirmation ou un démenti aux objectifs
auparavant fixés. Que quelque chose d’entièrement nouveau est à
même d’éclater au sein de la guerre, que l’être de la guerre excède
tout projet de guerre –  ceci représente la limite constitutive de
tous ces éclaircissements. Le renversement d’optique proposé par
Patočka exige de se situer au milieu même de la guerre et de l’envi-
sager non pas à partir de ce qui se décide dans les chancelleries ou
de ce qui se proclame dans les communiqués officiels, mais à partir
de ce qui s’éprouve sur le front. Car le front –  auquel le passage
cité renvoie à travers les tournures métaphoriques de la nuit et des
ténèbres – est non seulement le lieu où se scelle le sort de la guerre,
mais plus encore le champ où surgit sa vérité propre.
L’épreuve que l’homme du front est contraint de traverser est
celle d’une confrontation imminente avec sa mortalité, avec son
propre pouvoir-mourir. On fait la guerre pour la vie – afin de réaliser

10.  EH, p. 165.


11. Paul Ricœur, « Préface », in EH, p. 9.
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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 517

«  certains objectifs de la continuité vitale  »  : la vie ou la survie


de la nation, une meilleure vie pour les générations futures – mais,
pour la vie, on pousse des millions à la mort, pour la simple vie, on
enjoint de tuer et de mourir. Or la confrontation imminente avec la
mort fait apparaître le «  marchandage avec la mort  », comme inte-
nable : au moment même où l’on demande aux hommes de renoncer à
leur vie pour la vie (de la nation, de la patrie, des générations futures)
on leur attribue un pouvoir, celui de « tenir bon face à la mort » (EH,
p.  165), de ne pas s’accrocher à la simple vie, dont on ne peut pas
rendre compte par le seul appel à la vie. « La vie n’est pas tout, si
elle peut renoncer à elle-même  » (EH, pp.  165-166).
Ce pouvoir de renoncement à la vie opère une brèche dans le
régime de justifications mis à l’honneur par les forces qui ont orches-
tré la mobilisation guerrière et il permet, partant, de contrecarrer leur
puissance  : « Les motifs diurnes qui ont suscité la volonté de guerre
se consument dans le brasier du front, là où l’expérience du front est
assez profonde pour ne pas succomber derechef aux forces du jour  »
(EH, p. 166). Ainsi, dans sa dimension négative, l’expérience du front
conduit à récuser tous les régimes de sens dont s’est alimentée la
volonté de guerre et dont le principe fondamental réside en ceci que
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la vie de quelqu’un peut être intégrée dans un processus d’échange,
qu’elle peut être convertie en autre chose. Alors même qu’elle est
investie d’une signification plus vaste –  même lorsqu’on en fait un
sacrifice pour la nation  –, la mort reste mort de chacun  : à ce fait
répugne toute inscription dépersonnalisante.
Afin de restituer sa position avec davantage de netteté, il convient de
s’arrêter sur cette formule au premier abord déconcertante de «  forces
du jour  », à travers laquelle Patočka cherche à donner une détermi-
nation plus concrète à la manière selon laquelle s’exerce la domination
de la technique. En effet, pour lui, «  ce sont les forces du jour qui
pendant quatre ans envoient des millions d’hommes dans la géhenne
du feu, et le front est le lieu qui pendant quatre ans concentre toute
l’activité de l’ère industrielle  » (EH, p.  160). Les «  forces du jour  »
désignent de manière condensée ces figures ou plutôt ces simulacres
de l’appartenance, ces domaines d’inclusion (l’identité ethnique, la
famille, la nation, l’idiome propre, le bien-être des générations futures
ou le progrès) qui font de la vie individuelle une valeur d’échange à
même d’être versée sur le compte d’une supra-entité. L’enrôlement de
l’individu au service de ces puissants impersonnels –  qui, au prétexte
de fournir un cadre englobant, une signification plus vaste, lui ôtent
toute signification autonome – conduit à sa transformation en un simple
quanta de force, en un rouage d’un mécanisme qui l’excède. Portées
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518 Ovidiu Stanciu

jusqu’au front, ces régimes de convertibilités de la vie en force dévoilent


leur inanité foncière. En effet, ces «  forces du jour  » poussent «  des
millions d’hommes au feu et en jette[ent] plus encore dans les prépa-
ratifs colossaux et sans fin de cet autodafé monumental » (EH, p. 155),
sans pour autant prendre en compte l’expérience qui est ainsi suscitée,
sans intégrer le sens que cette expérience ne tarde pas de produire.
Jünger donne voix d’une façon saisissante à cette situation  :
Quelle est l’impulsion qui persiste à produire le mouvement, toute énergie
psychique épuisée ? […] Serait-ce quand même la patrie, le sentiment d’hon-
neur et du devoir qui vous meut  ? Mais si maintenant, en cet instant précis
où les impacts d’obus nous encadrent comme une forêt de palmiers de feu,
quelqu’un prétendait nous crier ces mots, il n’aurait pour toute réponse qu’un
juron farouche. […] Ici, en tant qu’individu, l’homme n’est plus qu’un conglo-
mérat d’angoisses. Mais le fait même qu’il persiste à se mouvoir montre qu’il
a derrière lui une volonté supérieure12.

C’est sur cette «  volonté supérieure  » que les «  forces du jour  »


tablent alors qu’elles exigent de «  tenir bon face à la mort  » (EH,
p.  165), sans voir qu’en ce lieu émerge une contestation radicale de
tous leurs objectifs. Pourtant, si les justifications avancées par les
«  forces du jour  » tombent en ruine, si toute évocation de la patrie
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ou du devoir est, en ce lieu, simplement vulgaire, qu’est-ce qui fait
que l’expérience du front ne s’épuise pas dans l’effroi que la guerre
suscite  ? Or, comme Patočka le souligne, en s’appuyant notamment
sur le témoignage d’Henri Barbusse (EH, p. 162), une telle impression
est non seulement présente, mais statistiquement –  si la statistique
a ici un sens  – elle est même dominante  : la guerre apparaît effec-
tivement comme l’absurdité absolue. Reconnaître l’horreur que la
guerre engendre doit alors conduire au projet d’en finir, une bonne
fois pour toute avec la guerre  : la Grande Guerre doit vraiment être,
selon la célèbre expression, la « der des ders ». Pourtant, aussi bien
intentionnée qu’elle puisse sembler, cette optique se confronte à des
limites insurmontables, qui tiennent en premier lieu au sens étroit
qu’elle confère à la guerre. En effet, une telle perspective occulte la
particularité de la Grande Guerre qui réside précisément dans son
irréductibilité au combat armé. La guerre excède le combat mené
sur le front, puisqu’elle suppose l’organisation et la mobilisation des
forces entières des nations, la transformation de tout ce qui existe en
une énergie à même d’être investie dans l’effort de guerre. La guerre
est donc partout et le privilège de ceux qui sont sur le front, c’est de
pouvoir la regarder en face, alors que les autres la subissent d’une

12. Ernst Jünger, Der Kampf…, op. cit., p. 93-94; trad. fr., p. 144-145.
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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 519

manière aveugle. « S’affranchir de l’état de guerre » ne peut pas alors


consister dans la simple cessation des hostilités, mais exige de désa-
morcer le dispositif qui l’a engendré, de mettre hors-jeu la «  mobili-
sation totale  ». On ne peut pas retourner à la paix comme si rien
n’avait eu lieu, comme si la guerre n’avait pas déjà montré le caractère
fondamentalement guerrier du dispositif époqual dominant.
Tant que l’existence reste soumise aux impératifs de ce régime de
sens, tant que l’homme est réduit à un des instruments et des relais de
cette mobilisation, « la guerre continue, même si elle peut « provisoi-
rement se mettre en veilleuse »13. Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est
un semblant de paix, ce que Patočka appelle un «  super-Munich  »
(VSG, p.  163). Il note en effet, en référence aux accords de 1938
au sujet des Sudètes, que « Munich demeure une grande tentation
pour les puissants, y compris à l’époque de l’impossibilité des guerres
chaudes  » (VSG, p.  160) et qu’il faut donc comprendre « Munich
comme un des phénomènes archétypaux du xxe  siècle – Un super-
Munich [apparaît] comme idéal de la pseudo-politique de la paix  »
(VSG, p. 163). « Munich » désigne ici une paix illusoire et instable, qui
n’est rien d’autre qu’une guerre larvée. Un pacifisme « munichois » se
contente avec trop peu de paix, précisément parce qu’il est incapable
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de saisir la guerre dans toute sa profondeur. Vouloir la paix à tout prix,
et surtout vouloir la paix sans prendre en compte ce que la guerre a
fait voir, cela peut se traduire par un soutien accordé à la volonté de
guerre. Ou, pour transcrire la même problématique sur un plan exis-
tential : « Celui qui ne s’affranchit pas de cette forme du règne de la
paix, du jour et de la vie, qui laisse la mort de côté et refuse de la
voir, ne pourra pas s’affranchir de la guerre  » (VSG, p.  165).

Le sens du sacrifice

Au sein de cette configuration théorique, Patočka accorde au sacri-


fice une importance considérable. Si l’expérience du front possède
une vertu révélatrice, c’est dans le sacrifice qu’elle est portée à son
comble  : en ce lieu, l’emprise que la technique exerce sur le monde
se brise ; ici l’élan corrosif qui soutient les « forces du jour » s’enlise.
Le sacrifice, qui est toujours, c’est-à-dire même dans ses formes moins
radicales, un sacrifice de la vie, consiste à prendre à contre-pied la

13.  EH, p.  163-164. Pour un commentaire du 6e  Essai développé dans cette
perspective, voir Marc Crépon, « La guerre continue. Note sur le sens du monde et
la pensée de la mort », Studia Phaenomenologica, 2007, VII, pp. 395-408.
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520 Ovidiu Stanciu

logique de l’échange propre au monde technique : on donne tout sans


savoir si on va recevoir quelque chose en échange, voire même en
sachant qu’on ne va rien recevoir. Ceci conduit à mettre en échec la
convertibilité universelle propre au Gestell et à introduire une diffé-
rence de niveau, une rupture : « les sacrifices sont la présence persis-
tante de ce qui n’apparaît pas dans le calcul du monde technique. […]
Les sacrifices, où qu’ils se présentent nous concernent en tant qu’êtres
qui vivent à partir d’une différence de rang au sein de l’étant même,
en tant qu’êtres essentiellement intéressés à leur manière d’être14  ».
En effet, le sacrifice n’est possible comme phénomène qu’une fois
qu’émerge une différence véritable, c’est-à-dire une différence qui
sépare deux modes différents d’être, et non pas simplement une dif-
férence d’ordre quantitatif entre deux forces d’intensité différente.
Par l’émergence de cette distinction de rang, le nivellement propre à
la compréhension technique, la substituabilité universelle des étants
propre à ce type d’entente se trouve contestée. Celui qui se sacrifie
apparaît ainsi comme le témoin d’une possibilité, celle d’exister dans
l’horizon de cette rupture, au sein et à partir de cette différence  ;
d’une possibilité qui ne peut être ni intégrée ni mesurée à l’aune des
«  valeurs de la paix  » qui ont engendré la guerre.
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Pourtant, la signification du sacrifice n’est pas réductible au
démenti infligé à la volonté de guerre qui tire sa sève des idéologies
dominantes et qui aspire l’individu dans les «  mauvais infini des
lendemains  » (EH, p.  167). L’épreuve du sacrifice s’avère être égale-
­ment le levier au moyen duquel s’opère un changement de monde  :
«  se montrer capable [du sacrifice], être appelé et élu pour cela,
dans un monde qui mobilise la force au moyen du conflit, au point
de se présenter comme un geyser d’énergie, absolument chosifié et
chosifiant, c’est en même temps surmonter la force  » (EH, p.  166).
C’est à partir de ce passage que nous pouvons ressaisir la signification
«  cosmique  » que Patočka attribue aux expériences que la Grande
Guerre a occasionnées. La vision qui s’y exprime est que le lieu où
se découvre la surpuissance de la technique est également le site d’un
renversement époqual, le lieu où s’accomplit une métamorphose dans
le mode d’apparition du monde. Le sacrifice possède une ampleur de
monde  : il recèle une ouverture nouvelle qui non seulement creuse
une faille dans le monde étanche de la technique, mais accomplit un
dépassement de celui-ci et se présente ainsi comme un «  tournant
dans la situation ontologique » (SET, p. 313). C’est cette signification

14.  Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.


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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 521

ontologique du sacrifice qui est évoquée par Patočka dans un passage


où il fournit sa propre réponse à la question heideggérienne du sur-
passement de la compréhension technique de l’être  :
Celui qui se sacrifie se retire hors du maîtrisable et du commissionable, se
rapporte explicitement à ce qui, sans être comme tel rien de réel, fournit le
fondement de l’apparaître de toute réalité, et en ce sens, règne sur tout. Dans
le sacrifice, «  il y a  » (es gibt) l’être  : l’être se «  donne  » à nous, non plus
dans le retrait, mais expressément. […] Celui qui s’engage dans cette voie
donne alors aux autres, non pas simplement un commissible […] mais avant
tout cette première lueur d’un revirement, d’une nouvelle vérité originaire15.

Contestation de la loi dominante et institution d’un nouvel espace


de sens, fracture d’un ordre oppressif et transgression inaugurant un
avenir –  tel est le double visage sous lequel le sacrifice se présente.
Dans la dislocation qui s’opère à travers lui, émerge un nouveau sens
de l’être – qui est le centre focal d’un monde –, en lui s’accomplit une
mutation dans le rapport de l’homme à la vérité. Pourtant, et c’est ce
qui marque à la fois l’hétérodoxie de Patočka par rapport à Heidegger
et justifie le terme de «  cosmique  » qu’il attribue à la signification
des expériences occasionnées par la Grande Guerre, cette percée
n’ouvre pas vers une nouvelle configuration du retrait de l’être, mais
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accueille la donation expresse de l’être. Le fait qu’un nouveau sol ait
été gagné, qu’une nouvelle loi ait fait son irruption ne veut pas dire
pour autant que l’ensemble des coordonnées de cet espace de sens
ait été fixé. En effet, la démarche de Patočka ne s’épuise pas dans le
projet (descriptif) de faire de l’expérience du sacrifice une catégorie
vivante, de l’élever au statut d’un concept proprement philosophique.
Son engagement théorique possède aussi une dimension performative :
il instaure l’exigence de maintenir cette fissure ouverte, de se faire le
propagateur de cette onde de choc. C’est dans la fidélité à cet impé-
ratif que se décide si le sacrifice demeure seulement une manière
d’installer une distance, d’introduire une lacune dans la configuration
technique de l’être, ou bien s’il prélude véritablement à l’avènement
d’un monde, à l’émergence d’une nouvelle constellation de vérité.
Pourtant, quelle que soit sa radicalité, le sacrifice n’est-il pas une
expérience périphérique, insuffisante pour permettre de dresser une
cartographie précise des possibilités que le présent nous ouvre ? Par
ailleurs ne s’agit-il pas d’une expérience qui concerne l’homme pris
isolément, difficilement communicable et partageable ? Face à ces inter-
rogations, la pensée patočkienne ne demeure pas sans réponse. Parce
que la guerre représente la manifestation paroxystique de l’essence de

15.  Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 266.


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522 Ovidiu Stanciu

la technique, elle ne s’arrête pas quand on met fin aux hostilités  : ce


qui vient après, cette «  demi-paix dans laquelle les adversaires pour-
suivent leur mobilisation en tablant sur la démobilisation de l’autre  »
(EH, p.  171)16 s’inscrit dans la même logique de la mobilisation et du
nivellement. Contester un tel ordre, c’est encore se situer dans la trame
ouverte par le sacrifice, même s’il s’agit d’ « une protestation qui se paie
d’un sang qui ne coule pas, mais pourrit dans les prisons, la marginalité,
les projets et possibilités de vie contrecarrés  »17.
Irréductible à une expérience régionale, qui a le front pour espace
de manifestation, le sacrifice est tout aussi loin d’être une expérience
solitaire, car il apparaît comme une manière de rendre compte d’un
certain type d’action politique, en particulier quand elle prend la
forme de la dissidence. En effet, le résultat positif de l’analyse de
l’expérience du front ne réside pas seulement dans la mise au jour
de ce pouvoir inouï pour lequel le sacrifice représente une attestation,
mais plus encore dans la description de cette communauté nouvelle
qui fait fond sur la « solidarité des ébranlés ». L’enjeu de la dernière
partie du 6e Essai est précisément de montrer que la communauté qui
émerge ainsi n’est pas confinée à l’espace étroit que l’expérience de la
guerre dessine, même si sa première instanciation est à trouver dans
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la solidarité qui, à des instants, a pu s’établir au-delà de la ligne du
front18. Car, le front n’est pas seulement le site d’émergence de cette
communauté, mais également le lieu constant de son séjour19. Il s’agit
d’une communauté qui ne prolonge pas un ordre génératif, qui ne fait
pas fond sur un enracinement naturel ou sur l’appartenance à une
tradition, mais dont le socle est formé par la commune expérience
du déracinement. Dans la mesure où elle naît de «  l’ébranlement du
sens accepté  », cette communauté ne se définit pas par la promotion
d’une nouvelle figure impersonnelle de l’appartenance – fût-elle envi-
sagée dans un sens plus vaste  –, mais précisément par le refus de
cautionner tout projet de sens qui fait de la vie individuelle un simple
point de passage dans une dynamique qui l’englobe et l’excède. La

16.  EH, p. 171.


17.  Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.
18. Voir le témoignage de Jünger : « La réconciliation après le combat devrait-
elle rassembler d’abord les hommes du front. […] N’avons-nous pas souvent serré
les mains qui venaient de nous lancer des grenades, alors que ceux de l’arrière
s’empêtraient toujours plus profonds dans les taillis de leur haine ? N’avons-nous
pas planté des croix sur les tombes de nos ennemis ? » (E. Jünger, Der Kampf…,
op. cit., pp. 52-53 ; trad. fr., p. 88).
19. Ce point a été mis en évidence par Darian Meacham, « The Body at
the Front. Corporeity and Community in Jan Patočka’s Heretical Essays in the
Philosophy of History », Studia Phaenomenologica, VII, 2007, p. 354.
Revue philosophique, n°  4/2018, p.  507 à p.  524
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La Grande Guerre comme «  événement  cosmique  » 523

conviction qui sous-tend son institution est que tout projet de sens
totalisant conduit à la guerre, pour autant qu’il refuse d’octroyer une
place à l’extériorité, à la scission. La détermination que Patočka en
donne reste résolument négative : « La solidarité des ébranlés peut se
permettre de dire “non” aux mesures de mobilisation qui éternisent
l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programmes positifs  ; son
langage sera celui du démon de Socrate  : tout en avertissements et
interdits  » (EH, p.  172). La négativité que cette communauté met
en scène ne saurait être résorbée dans un programme positif  : son
accomplissement propre réside à s’installer dans le négatif, à fissurer
les «  programmes du jour  », à creuser des failles dans les régimes
de justification qui éternisent la «  mobilisation totale  ». Il s’agit du
seul moyen dont elle dispose pour parvenir à une efficace véritable,
c’est-à-dire pour devenir un moyen à même de contrecarrer non pas
un des visages déterminés qu’assument la Force, mais son principe
même  : «  c’est là son front silencieux, sans réclame et sans éclat  »
(id.). Il s’ensuit donc que le monde ainsi inauguré est articulée autour
de ce suspens  : le nouveau visage du monde est peint seulement en
négatif. Loin des projets titanesques qui s’efforcent d’édifier un monde
de toutes pièces dans l’espace du concept, Patočka se limite à recueillir
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et à formuler une exigence, à l’inscrire dans l’espace du possible.
***
Dans un texte de jeunesse, publié en 1934, Patočka formule, avec
une remarquable acuité et clairvoyance, la tâche qui guidera son
effort philosophique : « la compréhension de l’être que la philosophie
accomplit en transcendant intellectuellement le monde se rapporte à
l’existence humaine authentique que représente l’acte libre  ». Et il
poursuit en formulant « l’idéal d’une philosophie souveraine sous les
doubles espèces d’une philosophie de l’héroïsme et d’un héroïsme de
la philosophie20  ». À cette époque, il interprétait l’héroïsme comme
prise en charge radicale de soi-même, comme « résolution authentique
pour le destin propre [qui] ne tient pas compte des circonstances,
des faisabilités ou infaisabilités21  ». La tâche à laquelle la philo-
sophie doit s’atteler est de « purifier l’auto-compréhension de l’homme
héroïque  », de lui rendre apparent que le dépassement qu’il met en
scène n’est pas la manifestation d’un transcendant, mais qu’il engage

20.  Jan Patočka, « Quelques remarques sur la position de la philosophie dans


et en dehors du monde », in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 25.
21.  Ibid., p. 24.
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seulement sa liberté finie. L’héroïsme de la philosophie réside quant


à lui dans ce parti-pris pour l’homme héroïque, dans cet engagement
auprès de celui qui atteste in concreto que le mouvement de dépas-
sement du donné, sans lequel la philosophie ne saurait prétendre à
l’existence, représente bel et bien une possibilité réelle.
Ce ton volontariste, ce pathos de la conquête de soi s’estompera
jusqu’à disparaître, quarante ans plus tard, au moment de la rédaction
du texte « Les héros de notre temps », contemporain des Essais héré-
tiques. Si Patočka garde le terme de « héros », il s’emploie alors à le
libérer de tout arrière-fond activiste et volontariste. Le héros demeure
celui qui, pour être le site où le donné est dépassé et où advient
une clarté sur le monde, doit «  payer réellement de sa propre per-
sonne » (VSG, p. 158), mais n’est plus celui « qui change le monde »
pour assumer la position plus modeste de celui «  en qui le monde
change »22. Or, précisément, parce que « ce ne sont pas les choses qui
changent, mais le monde  », cette métamorphose échappe aux prises
de l’histoire officielle et à la «  mainmise des manipulateurs  »  : elle
«  se déroule, essentiellement, dans le retrait  »23.
Plonger le regard dans les tréfonds de cette expérience est néces-
saire à Patočka pour être à même de porter un diagnostic sur la situa-
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tion de notre présent. Le seul moyen qu’a la philosophie pour tendre
la main à l’héroïsme – « aux armées des opprimés qui périssent sans
secours, dans l’anonymat  » (VSG, p.  159)  – est de s’efforcer à sortir
cette expérience du mutisme qui semble, inévitablement, la marquer.
Ce n’est donc pas le caractère étrange ou insigne de l’expérience du
front et du sacrifice qui enjoint à la pensée de s’y arrêter, mais plutôt
la conviction qu’elle atteste un revirement fondamental, qu’à travers
elle, un changement de monde se produit. C’est ce changement de
monde qui, pour Patočka, perce à travers les expériences occasionnées
par le front, c’est lui qui permet de caractériser la Grande Guerre
comme un événement «  en quelque sorte cosmique  »24.
Ovidiu Stanciu
Société Roumaine de Phénoménologie
ovidstanciu@gmail.com

22.  Jan Patočka, « Les héros de notre temps  », in Jan Patočka, Liberté et
sacrifice, op. cit., p. 326.
23.  Id.
24. Cet article a été rédigé dans le cadre du projet de recherche «  Finitude
and Meaning. Phenomenological Perspectives on History in the Light of the
Paul Ricœur - Jan Patocka Relationship  » (code du projet  : PN-III-P1-1.1-TE-
2016-2224,) soutenu par UEFISCDI et réalisé auprès de l’Institut de philosophie
« Alexandru Dragomir » (Société roumaine de phénoménologie).
Revue philosophique, n°  4/2018, p.  507 à p.  524

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