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L’INSTITUTION DE LA “ VIE MUTILéE ”

Eugène Enriquez
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Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2006/4 Vol. 70 | pages 899 à 917


ISSN 0035-2942
ISBN 213055587X
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2006-4-page-899.htm
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I — Institutions humaines et organisations
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L’institution de la « vie mutilée »1

Eugène ENRIQUEZ

« Here is no water but only rock


Rock and no water and the sandy road
.........................................................
Amongst the rock one cannot stop or think
Sweat is dry and feet are in the sand. »
T. S. Eliot, The Waste Land 2.

Les institutions de la vie sociale répondent au désir des hommes de vivre


dans un monde pacifié, dans un environnement qui ne serait plus régi par le
simple rapport de forces et le meurtre du Père ou des enfants. C’est du moins
leur vocation escomptée et espérée. Comme l’écrit Freud, après le « crime
commis en commun » vient le temps des « organisations sociales, restrictions
morales et religion » (S. Freud, Totem et tabou, 1914). Après la horde, la
famille se constitue, les Églises s’établissent, l’armée se construit, l’école prend
son essor et un jour l’État se fortifie et devient, du moins en Occident, l’insti-
tution suprême.
Cette mutation est bien connue et il est inutile de s’y attarder longuement.
Bien qu’ils soient rarement intéressés par la perspective freudienne, les socio-
logues, en particulier les premiers d’entre eux, ont voulu faire de la sociologie la
« science des institutions » dans la mesure où, pour eux, vivre en société signi-
fiait vivre dans un ensemble relativement harmonisé où les individus rassemblés
devaient respecter (et le faisaient effectivement) les règles morales, les normes et
les obligations sociales indispensables à l’existence de rapports stabilisés. Telle
1. Expression de T. W. Adorno, dans « Minima Moralia ». Réflexions sur la vie mutilée,
Paris, Payot, « PBP », 2003. Première édition allemande 1951.
2. « Ici point d’eau rien que le roc / point d’eau le roc et la route poudreuse / comment parmi les
rocs faire halte ou penser / la sueur est séchée, les pieds sont dans le sable » (T. S. Eliot, La terre
vaine).
Rev. franç. Psychanal., 4/2006
900 L’institution de la « vie mutilée »

était la condition pour que l’homme ne reste pas ou ne devienne pas « un loup
pour l’homme » mais au contraire et progressivement, comme l’avait écrit
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Spinoza, « un dieu pour l’homme ». La société, avec son appareillage juridique,
économique et politique, prenait donc un caractère contraignant et donnait
naissance à une forme de bonne conscience collective plus ou moins bien inté-
riorisée par chaque membre du socius.
Ainsi s’est construite une vision largement partagée (une doxa) du rôle
joué par les institutions. Certes, une telle conception n’est pas fausse. Des
sociétés sans institutions n’ont jamais existé et, on peut le dire avec force,
sans risque de se tromper, n’existeront jamais. Les institutions peuvent varier
suivant les pays, elles peuvent se modifier profondément, il n’empêche qu’un
ensemble sans institutions, c’est-à-dire sans des éléments permettant la régu-
lation sociale, s’effondrerait rapidement. Même ceux qui veulent détruire les
institutions existantes se voient contraints d’en fonder d’autres pour échapper
au chaos qui résulterait de la réunion sur un même lieu de personnes ayant
des intérêts personnels différents, voire divergents, et livrées à l’expression
directe de leurs pulsions. Si tout est possible, tout devient impossible. L’anar-
chiste le plus impénitent, le libertaire le plus absolu ne croit plus, aujour-
d’hui, à une société (si on conserve ce mot, à ce moment-là, parfaitement ina-
déquat) où chacun en ferait à sa guise1.
Mais dire qu’un ensemble d’individus ne peuvent pas vivre sans institu-
tions ne signifie en rien que les institutions créées favorisent effectivement un
monde cohérent et accordé. Aussi est-il nécessaire d’indiquer que, si l’insti-
tution a pour mission d’endiguer la violence et de permettre à chacun
d’être soi-même, de vaquer à ses affaires et d’être reconnu par les autres, elle
conserve un autre visage qu’il est nécessaire de déchiffrer, si on désire se
confronter au roc du réel et ne pas (trop) céder à des illusions idéalisantes et,
de ce fait, rassurantes. Il est indispensable également de pointer les caractéris-
tiques des institutions modernes, en particulier celles qui donnent le ton
actuellement et qui sont à l’origine des épistémès, des croyances et des actions
de notre temps – disons : les grandes entreprises et les grandes administra-
tions. On pourra constater alors que si le tableau, une fois brossé à grands
traits, n’est pas totalement noir, il comporte, néanmoins, des figures suffi-
samment inquiétantes pour nous alarmer et nous faire douter de l’aspect
bénévolent que se donnent, à peu ou à grands frais, les institutions.

1. Un simple exemple contemporain : le saccage de Bagdad par ses habitants après la prise de la
ville par les Américains qui ont dissout la police et se sont refusé, les premiers jours, à instaurer une
quelconque autorité.
Eugène Enriquez 901
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INSTITUTION ET VIOLENCE

Les institutions en tant qu’exorcistes de la violence originaire

Mais n’allons pas trop vite. Penchons-nous d’abord sur leur rôle magnifié
d’exorciste de la violence originaire. Pourquoi évoquer cette violence et lui don-
ner cette place originaire, alors que d’autres (il suffit de penser au mythe du
paradis perdu, de l’âge d’or ou de l’état de nature cher à Rousseau1) nous don-
nent à voir, à l’origine, une nature favorable, un homme libre et innocent, mû
par des désirs simples, ne connaissant ni la guerre ni l’envie. Nous pourrions
faire état de la réflexion freudienne de Totem et tabou et énoncer simplement
que nous nous rallions à l’hypothèse forte qu’elle émet et qui a été évoquée au
début de ce texte. Ce serait facile mais juste puisqu’elle est au soubassement de
notre lecture du social. Mais nous n’en serions pas quitte pour cela, puisque la
perspective freudienne est loin d’être communément acceptée. Aussi, au lieu de
se référer à d’autres mythes2 qui iraient dans le sens que, après Freud, nous
défendons, nous pouvons faire appel à une « vérité » psychique ou à ce qui sert
de vérité, de point d’appui, d’étayage fondamental pour le psychisme humain.
Ce qui a été détruit par l’homme, ou ce qui a mérité de l’être, c’est toujours ce
qui représente pour lui l’informe, le chaos, l’irreprésentable, l’inacceptable,
l’insupportable, le démoniaque (même si la destruction, comme il est dit dans
Totem et tabou engendre la culpabilité).
Ainsi, on ne peut détruire que ce qui empêche de vivre, étouffe, affole, per-
sécute. Au fond de l’homme, sourdent toujours la haine et la paranoïa.
Castoriadis (1990) a bien vu que la haine de soi est une composante de tout être
humain car la psyché n’accepte jamais ce que la société nous a fait devenir : un
individu social, donc limité. Il montre que le noyau psychique se révolte contre
tout ce qui contredit ses aspirations les plus fortes – autrement dit, toute-
puissance et narcissisme illimité. Il exprime « un refus acharné de la réalité »
(Castoriadis, 2002). Aussi, quand on considère la haine de l’autre –, qui
s’exprime de façon privilégiée dans le racisme – on ne peut la comprendre que

1. Bien que celui-ci savait que l’état qu’il décrivait ne s’était jamais inscrit dans les faits.
2. Nous l’avons fait dans un texte déjà ancien (1981). Nous écrivions alors : « Que l’on songe à
Chronos châtiant son père Ouranos sous l’impulsion de sa mère Gaïa et qui se fera détrôner à son
tour par son fils Zeus ou encore au meurtre de Laïos par Œdipe, aux légendes des frères ennemis Abel
et Caïn, Jacob et Esaü, Étéocle et Polynice, aux sacrifices des enfants : Iphigénie, Isaac, les enfants
d’Héraklès, et au martyr du “fils de Dieu” (pour des millions de croyants, le Christ), on reconnaîtra
sans difficulté, malgré la diversité des civilisations mises en cause, que tout un mythe originaire ou pri-
mordial ne peut jamais raconter qu’une histoire où le meurtre est roi, la violence souveraine, la dupli-
cité omniprésente et où les enfants comme les princes sont voués à la mort. »
902 L’institution de la « vie mutilée »

comme une série de « monstrueux déplacements psychiques moyennant lesquels


le sujet peut garder l’affect en changeant d’objet » (Castoriadis, 1990).
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Ainsi donc, ce que nous détruisons (individu, manière de vivre, institutions
antérieures), c’est toujours un « objet maléfique ». Et si nous le détruisons, ce n’est
pas seulement parce que, comme les psychanalystes l’ont mis en évidence, la haine
est antérieure à l’amour, c’est aussi parce que ce qui est en dehors de notre prise, ce
qui a fait ce que nous sommes (des êtres hétéronomes et limités), ce qui nous rap-
pelle le temps où nous n’existions pas et qui nous indique, en conséquence et de
surcroît bien qu’implicitement, le temps où nous ne serons plus, nous menace
directement et continuellement. Aussi mérite-t-il d’être abattu définitivement.
Et, donc, même si ce qui nous préexiste – ou qui existe en même temps que
nous mais que nous ne supportons pas – n’est la figure ni du chaos, ni de
l’informe, ni du mal, même si ce sont des manières de vivre et des institutions
qui, bien qu’anciennes, sont parfaitement acceptables et ont été louangées long-
temps, même si les autres – étrangers ou vécus comme tels (et n’oublions pas
que l’inquiétante étrangeté que diffuse l’étranger – réel ou non – nous renvoie
aussi bien à un espace inconnu et donc dangereux comme à un temps que nous
ne pouvons admettre comme contemporain du nôtre1) – ne nous veulent aucun
mal, nous ne pouvons les accepter et nous aspirons à les détruire2. Quoi que
fassent les étrangers, quelle que soit la valeur des institutions antérieures, ils
méritent de périr, car ils nous empêchent d’être nous-mêmes. « Il faut tuer pour
vivre » devient le postulat essentiel. Il faut donc exorciser la violence originaire3
(ou ce que nous caractérisons comme tel ou ce qui encore nous confronte à la
violence réactive des institutions délaissées ou des étrangers stigmatisés4) pour,

1. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire des Arabes qu’ils vivaient encore au Moyen Âge ?
2. Naturellement, un tel mouvement qui désigne toujours l’autre à détruire pour préserver
l’image idéalisée de soi-même est heureusement combattu, la plupart du temps et chez le plus grand
nombre de personnes, par le processus de sublimation, par le travail de la pensée et l’intériorisation
des tendances sociales. Mais quand les personnes vivent dans des sociétés où ce qui leur était interdit
devient possible et même louable, elles peuvent, même les plus tranquilles parmi elles, exprimer une
haine et une violence d’autant plus fortes qu’elles auront été longtemps contenues.
3. Les Juifs, étant appréhendés comme le peuple de l’origine, le seul à s’être maintenu intact (ce
qui est naturellement inexact), alors que les autres peuples anciens (Égyptiens, Mésopotamiens) ont
disparu, peuvent donc être perçus comme particulièrement menaçants car ils représentent « l’autre »
par excellence (ils sont des étrangers venus de l’origine). Ils apparaissent ainsi comme appartenant à
un autre temps et un autre espace.
4. Les peintres considérés comme académiques ou « pompiers » délaissés du fait du triomphe
– certes tardif – des impressionnistes et des post-impressionnistes, ont tout fait pour que les œuvres de
leurs vainqueurs soient refusées par les grandes institutions d’art français. C’est ainsi que le legs
Caillebotte fut refusé en partie, ce qui fit perdre à l’État français un nombre de toiles de maîtres qui
font le bonheur des musées américains. Exemple fort différent mais intéressant notre propos : la crise
des banlieues de fin 2005 a exprimé la violence de jeunes (français et étrangers) qui ont le sentiment
d’être non seulement abandonnés, mais aussi délibérément cassés ou poursuivis par les autorités, mis
au ban de la société (d’ailleurs le terme « banlieue » ne veut pas dire autre chose) qui préférerait qu’ils
se tiennent tranquilles ou même qu’ils n’existent pas.
Eugène Enriquez 903

enfin, entrer dans des rapports pacifiés où les institutions feront ce que nous en
ferons. La « destruction créatrice » (pour reprendre l’expression de l’écono-
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miste autrichien Joseph Schumpeter, laquelle connaît un succès journalistique
significatif depuis dix ans) est – ou devient – le vœu secret des individus vivant
dans des sociétés qui veulent produire leur histoire. Et cette destruction peut
être le fait des gens les plus aimables, les plus humbles comme l’ont été, pour
prendre un exemple bien connu, les peintres impressionnistes qui ont rendu
totalement ridicule la peinture léchée des peintres académiques qui faisaient,
jusqu’à ce moment, la « loi ».

Les institutions nouvelles gardent en elles une part de la violence


qu’elles ont dû exercer pour briser les « objets » maléfiques

L’institution nouvelle est animée par un mouvement instituant ; comme


l’ont bien montré les analystes institutionnels (R. Lourau, 1970), le mouvement
instituant vise à instaurer d’autres rapports sociaux, à créer des normes et des
obligations adaptées à la société qui se transforme. Ceux qui le dirigent, ayant
toujours la crainte du retour de l’ordre ancien ou de voir leur action perturbée,
vont assurer leur succès par tous les moyens, parfois même les plus brutaux. Ce
sont des hommes de conviction, et de tels hommes, croyant avoir raison, ne se
préoccupent que du but qu’ils veulent atteindre. M. Weber (1919) en a fait une
démonstration magistrale. Aucune mollesse dans leurs actes, ce sont – sans le
savoir ou en le sachant – de véritables kantiens (Kant ne goûtait guère la mol-
lesse et les âmes faibles). Au contraire, ils ont la dureté de l’acier. Il suffit pour
s’en assurer de penser à Robespierre, à Saint-Just ou à Lénine pour se rendre
compte qu’il ne pouvait y avoir, avec eux, aucune négociation possible. Ou les
personnes acceptent ou mieux adhèrent aux nouvelles institutions, ou elles n’ont
plus qu’à disparaître. Cet autoritarisme se comprend : personne n’est jamais
parvenu à faire valoir son point de vue, s’il est prêt à le modifier ou à le nuancer,
s’il ne se comporte pas comme un roi et s’il n’est pas prêt à guerroyer. Si Freud a
inventé la psychanalyse (et non Breuer), c’est parce qu’il n’a pas eu peur de ce
qu’il était en train de mettre au jour et qu’il a continué dans la même voie, bien
qu’au début il était isolé. C’est d’ailleurs grâce à ce courage1 qu’il a pu réunir,
autour de sa personne et de sa recherche, le premier groupe de psychanalystes.
Une fois le moment instituant passé, il devient nécessaire de consolider
l’institution, de l’établir, de lui donner une forme qui lui assurera, le plus long-

1. Un philosophe comme Wittgenstein a continuellement insisté sur le rôle déterminant du cou-


rage pour pouvoir penser ce qui n’a pas encore été pensé et pour orienter son action.
904 L’institution de la « vie mutilée »

temps possible, un certain degré de permanence. Il devient nécessaire, alors, de


transformer l’institution en une organisation solide, d’instaurer une division du
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travail, de définir une hiérarchie. Ainsi, progressivement, l’institution tend à se
bureaucratiser, à s’inventer de nouvelles règles particulièrement contraignantes,
à oublier souvent ses buts principaux pour se centrer sur le choix de méthodes
et de moyens. Comme elle désire attirer de nouveaux disciples, et des adeptes de
qualité, elle aura tendance à formuler une doctrine solide, au moins une « idéo-
logie de granit » (cf. Lefort, 1976) – mieux encore, un dogme –, qui favorise-
ront le recrutement et qui permettront la socialisation des entrants, alors futurs
fidèles dévoués corps et âme à cette institution-organisation.
Paul de Tarse s’était bien aperçu que, pour que le message christique (ou la
part du message qu’il voulait diffuser) puisse se répandre et prospérer, il fallait
construire une Église forte, étayée sur des dogmes indiscutables, et de ce fait
pourchasser et combattre toutes les hérésies qui risquaient de se développer,
que ce soit au moment instituant ou à celui (ou à ceux) de sa transformation
progressive en organisation, l’institution mettant en place une structure rigide
des méthodes d’éducation et de socialisation et un système de sanctions sévères.
Elle a compris que ce n’est qu’à ces conditions que son triomphe peut être
durable. Si on prend l’exemple de l’Église catholique, la volonté de Jean XXII
d’assurer un aggiornamento de l’Église en essayant de la démocratiser et la
mettre au goût du jour1 a apporté à l’Église plus de déboires que de succès :
crise de recrutement des prêtres, multiplication des prêtres défroqués, absen-
téisme accru des fidèles, oubli par les croyants, même les plus stricts, de pans
entiers du dogme ecclésiastique.
En fait, une institution doit énoncer un savoir qui a force de loi et qui se
présente comme l’expression de la vérité, elle doit pénétrer au plus profond de
l’être et être organisée autour d’une personne centrale qui joue le rôle d’un père
ou d’une mère (M. et E. Enriquez, 1971) et qui saura utiliser la violence légi-
time (M. Weber, 1922), dont elle est investie si cela paraît nécessaire. Certes, les
termes de « père » et de « mère » ne sont que des métaphores mais celles-ci gui-
dent autant les actes des dirigeants que ceux de leurs sujets : croyants, fidèles,
soumis ou même parfois esclaves. Père bénévolent, qui aime chacun d’un
amour égal (S. Freud, 1921) mais en même temps terriblement exigeant et, plus
d’une fois, castrateur ; mère bienveillante, dispensatrice de ses bienfaits, et éga-
lement terrifiante, ayant le visage de la mère archaïque et dévoratrice.
L’institution, en définitive, est constamment traversée (comme tous les
autres éléments de la vie sociale) par les pulsions de vie, qui permettent à cha-

1. Il ne désirait pas suivre la mode mais instaurer une Église plus ouverte aux problèmes des temps
modernes, plus proche de ses fidèles et plus attentive aux autres religions, qu’il respectait profondément.
Eugène Enriquez 905

cun de se situer dans un monde apaisé et de se réaliser, et par les pulsions de


mort qui l’obligent à être ce que l’institution veut qu’il soit, et qui l’amputent
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de tous les rêves et de toutes les aspirations incompatibles avec l’objectif pour-
suivi par l’organisation.

LES INSTITUTIONS DU MONDE ÉCONOMIQUE EN OCCIDENT

Le décor est planté. Les institutions du monde économique (entreprises


industrielles et commerciales, administrations) ne vont qu’amplifier certains des
aspects qui ont été évoqués et donner aux pulsions de mort un espace où se
déployer librement et une prédominance sur les pulsions de vie.

Le rapport à l’argent

Ces institutions, à la différence des autres grandes institutions de la vie


sociale (famille, Église, armée, école, État), sont centrées sur la production des
richesses et sur la recherche du profit.
Établissons une comparaison rapide entre les institutions économiques et
les autres institutions sociales. La famille, en premier lieu. Si, dans les époques
précédentes et encore à la fin du XIXe siècle, la famille était, en plus du lieu des
rapports de la parenté, des liens de filiation, des relations affectives (de l’amour
à l’indifférence et à la haine), une unité économique (surtout dans le monde
rural) de production de biens et de services, où il était difficile de faire la part
de ce qui ressortissait du domaine privé et de la sphère publique, il n’en est plus
de même actuellement.
Le développement de l’amour romantique (N. Luhmann, 1982) a permis
l’instauration de la famille réduite aux parents et aux enfants ; la montée de
l’individualisme contemporain (plus égoïste que celui prévalant au XIXe siècle et
dans la première moitié du XXe siècle) a abouti aux familles monoparentales,
aux familles recomposées et à l’éclatement des familles. Toutes ces formes sont
diverses mais elles présentent toutes un point commun : seuls priment les senti-
ments (positifs ou négatifs) et le désir de réalisation personnelle. La famille s’est
détachée du monde économique. Et cela, d’autant plus que celui-ci, en deve-
nant plus strict dans son organisation, a établi une scission nette entre le privé
et le public. Comme Weber (1922) l’a souligné, l’individu appartenant à une
entreprise – publique ou privée – doit se comporter comme un fonctionnaire,
c’est-à-dire un être totalement dévolu à sa fonction, froid, sans états d’âme,
durant son temps de travail, quitte à retrouver des sentiments humains lorsqu’il
quitte son organisation, retrouve sa famille ou ses amis et peut exprimer des
906 L’institution de la « vie mutilée »

désirs refoulés pendant ses heures de labeur. Graduellement, la famille est


devenue l’endroit de la formation des liens interpersonnels et l’entreprise
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(l’organisation) celle du travail impersonnel et fonctionnel1.
L’Église (en particulier l’Église catholique), si elle a toujours été, d’un certain
point de vue, une organisation économique (il suffit de se rappeler que le Saint-
Siège possédait un important territoire encore au XIXe siècle et que l’Église
conserve des richesses importantes, la plupart d’ailleurs cachées), a toujours été
principalement le lieu de la croyance, de la diffusion de celle-ci et de la soumission
de tous à la volonté divine. Église combattante pendant de nombreux siècles, elle
s’est transformée en une institution de paix et d’harmonie entre les hommes. Elle
établit la médiation entre la terre et le ciel, entre la vie et la mort. Elle revêt une
fonction essentielle : rassurer les fidèles en leur promettant une autre vie après la
mort. Opium du peuple, disent certains auteurs. En tout cas, elle propage un mes-
sage de vie et sur terre et dans l’au-delà. En s’occupant tout le temps de la mort
(c’est une institution centrée sur la mort), elle l’a rend aimable et désirable. En
tant qu’organisation solide, elle se préoccupe de moins en moins de la sphère éco-
nomique, même si elle ne répugne pas à la richesse. De toute manière, sa dissocia-
tion d’avec la sphère économique s’accroît chaque jour.
L’armée, quant à elle, est directement concernée et par la vie et par la
mort. En tant qu’institution de défense de la nation, elle doit protéger la vie de
ses habitants (et, actuellement, de ressortissants de pays lointains avec qui la
nation a conclu un accord), en tant qu’institution de conquête (n’existant, au
début et encore aujourd’hui, que par la guerre et pour la guerre), elle foudroie
les ennemis de la nation et donne la mort, sans culpabilité ni remords. Elle a
besoin d’argent pour fonctionner, mais elle ne crée aucune richesse. Elle est au
contraire un gouffre financier pour toutes les grandes nations. Le profit ne
l’intéresse pas, la puissance et la domination la passionnent. Institution pour la
mort, elle permet aux citoyens de vivre dans une nation tranquille, sauf dans les
moments de trouble où l’armée peut se retourner contre les citoyens et devenir
un appareil de mort contre ceux-ci (comme on a pu le voir pendant une grande
période au XXe siècle en Amérique latine).
L’école, elle, s’intéresse à la production et à la diffusion du savoir. Elle
dépense mais elle ne produit pas d’argent (au moins jusqu’à ses derniers temps).
Elle se préoccupe de la formation et de la socialisation des individus ; elle essaie
d’en faire des êtres adaptés à la vie sociale, au marché, à la société. Elle doit
donc transformer des enfants turbulents en citoyens responsables et en agents

1. Cette distinction est moins tranchée actuellement : les organisations ressemblent de moins en
moins au modèle bureaucratique décrit par Weber et interviennent massivement dans le domaine
affectif, quand elles n’essaient pas de manipuler l’inconscient des sujets.
Eugène Enriquez 907

économiques performants. Elle s’acquitte, comme elle le peut, de cette tâche


gigantesque pour laquelle elle manque toujours de moyens suffisants.
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Quant à l’État (quand il ne crée pas d’entreprises), il est préoccupé essentiel-
lement par le gouvernement des hommes et la régulation sociale (ce qu’il est
convenu d’appeler actuellement la « bonne gouvernance »). Il prend l’argent des
citoyens par le système des impôts et s’en sert pour son fonctionnement, pour le
bien public (dans le meilleur des cas) et pour une redistribution indispensable à
ceux qui sont dans le besoin. La fonction économique de l’État, qui s’était consi-
dérablement affermie depuis la révolution « keynésienne », faisant de l’État un
élément central de la vie des affaires, tend à diminuer et à s’effacer du fait de
l’adoption, tacite ou explicite, des principes du libéralisme par les grandes puis-
sances. L’État, institution centrale, surplombant les autres institutions, a donc
pour rôle essentiel de maintenir et de développer, si possible, une nation cohé-
sive dans laquelle se reconnaissent les citoyens. Ainsi, la plupart des institutions
sociales ne sont pas obsédées par l’économique, même si l’on peut assister, à
l’heure actuelle, à une plus grande prise en compte, par certaines d’entre elles, de
leur rentabilité, dans la mesure où l’entreprise tendant à devenir l’institution
princeps de la société (comme nous le verrons par la suite) a tendance à exporter
ses manières de voir, ses méthodes vers les institutions non marchandes.
Résumons : la famille est le lieu de la parenté, de la filiation et des rapports
interpersonnels chargés de chaleur ou d’hostilité, l’Église règle notre rapport à
Dieu et à la mort, l’armée défend la nation et place la guerre au centre des rela-
tions nationales et internationales, l’école produit et diffuse le savoir, l’État
gouverne le pays et met de l’unité dans la diversité de la vie civile. Par contre,
l’organisation économique ne se préoccupe que de la production et de la com-
mercialisation des richesses, désire obtenir le profit optimum (lorsque le maxi-
mum est trop ardu à atteindre), nage « dans les eaux glacées du calcul égoïste »,
pour reprendre l’expression célèbre de Marx et d’Engels dans le Manifeste du
parti communiste (1847), et a pour but ultime de transformer le citoyen en un
pur producteur et consommateur frénétique. Elle tient à créer un monde où
l’argent est devenu « le fétiche sacré » (E. Enriquez, 1999) qui mérite dévotion
et fidélité, et auquel tous les humains doivent se soumettre.

L’ « Épiphanie » de la rationalité instrumentale et la pulsion de mort

Pour parvenir à de telles fins, l’organisation1 se place sous l’égide de la ratio-


nalité en réduisant celle-ci à la stricte rationalité instrumentale. Nous savons,

1. Terme que nous adopterons désormais pour désigner les entreprises industrielles et commer-
ciales et les grandes administrations.
908 L’institution de la « vie mutilée »

depuis le « siècle des Lumières », que la déesse Raison est devenue, comme le
voulaient Kant et les encyclopédistes, le garant transcendant principal sinon
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unique de la société occidentale. Elle avait, au moment de la Renaissance, déjà
imposé sa primauté. Pourtant, bien des savants et des hommes du « commun »
ne s’étaient pas débarrassés ni des mythes ni des croyances. Kepler, pour donner
juste un exemple, était autant astrologue qu’astronome et Galilée avait été con-
traint de réfuter sa théorie pour ne pas encourir les foudres de l’Église. À la fin du
XVIIIe siècle, les « scories » qui entravaient le triomphe de la raison disparaissent1.
Mais de quelle raison s’agissait-il ? D’une raison qui, d’une part, savait
faire la part de la passion nécessaire pour la constituer (la passion de la vérité,
qui, seule, ouvre la voie de la raison et qui était prisée, au plus haut point, par
des hommes aussi différents mais aussi représentatifs de l’Aufklärung que Kant,
Goethe, Rousseau ou Condorcet2) et qui, d’autre part et principalement, ne dis-
sociait jamais la rationalité des fins de la rationalité des moyens. La rationalité
des fins vise à ce que chacun sache pourquoi il poursuit un but, quelles valeurs
il cherche à respecter, quelle vie il veut promouvoir et elle n’utilise jamais
l’homme comme un moyen mais comme une fin. Cette rationalité ne peut faire
l’objet d’aucun calcul, elle ne peut résulter que de la discussion argumentée
d’hommes libres et sincères, faisant passer le bien public – le « bien commun »
– avant le leur propre comme l’avaient fait les Athéniens du Ve siècle lorsqu’ils
prenaient leurs décisions. La rationalité des moyens (la rationalité instrumen-
tale), quant à elle, ne s’intéresse qu’aux outils et méthodes à mettre en œuvre
pour parvenir à la fin souhaitée et est entièrement soumise au calcul écono-
mique. Est rationnel (dans cette perspective) ce qui coûte le moins et ce qui
favorise le plus grand bénéfice. Elle s’énonce donc toujours sous la forme
coûts/avantages. Aussi l’avantage défini par la mathématique économique est-il
toujours préféré, même s’il occasionne un plus grand coût humain3. La peine, la
douleur humaine ne pouvant faire l’objet d’un calcul, ne seront jamais prises en
compte. Ce qui est important. Mais le plus essentiel, sans doute, c’est que, dis-
sociée de la rationalité des fins (ne s’interrogeant que sur la question « com-
ment ? » et jamais sur la question « pourquoi »), elle est susceptible d’aboutir à
l’utilisation des moyens les plus aberrants. De nombreux auteurs ont pu dire,
dans cette optique, que la chambre à gaz mise au point par les nazis était le
moyen « rationnel » le meilleur pour liquider (« vaporiser », écrivait G. Orwell
dans son roman 1984) le plus grand nombre de Juifs (à condition naturellement
de ne jamais se demander si les Juifs devaient être éliminés comme des poux).
1. Elles demeurent néanmoins présentes dans le savoir populaire et même parfois dans le dis-
cours savant mais elles demeurent plus ou moins bien cachées.
2. Goethe ne disait-il pas : « Rien ne se fait sans grande passion ».
3. Ce qu’ont montré les tenants du calcul mathématique du coût de chaque homme dans une
société donnée et à une période historique précise.
Eugène Enriquez 909

La rationalité instrumentale, lorsqu’elle prévaut seule, lorsque les fins sont


oubliées, révèle son vrai visage : celui de la pulsion de mort – dans son aspect
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de pulsion d’allodestruction – telle qu’elle fonctionne, de manière privilégiée,
dans la société occidentale et dans ses organisations. Autant la rationalité des
fins exprime la pulsion de vie, la capacité des êtres réunis à converser, à discu-
ter, à se conduire les uns par rapport aux autres comme des égaux, à respecter
et à trouver ensemble, à l’unanimité ou à la majorité, des décisions acceptables
par le plus grand nombre, car elles permettent, comme l’écrivait Condorcet,
« un progrès de l’esprit humain », autant la rationalité instrumentale (qui, lors-
qu’elle est au service de la rationalité des fins, est indispensable), dans son isole-
ment splendide, est porteuse de mort. Or c’est elle qui a triomphé dans les
institutions-organisations de la vie économique. Une organisation se pose rare-
ment la question « pourquoi ? », car elle pense posséder la bonne réponse :
pour le plus grand profit du capitaliste privé ou de l’assemblée des action-
naires1. Mais elle se pose de façon souvent surabondante la question « com-
ment ? » : comment améliorer les méthodes, comment en inventer d’autres,
comment réduire les dépenses... ou même comment tuer le plus grand nombre
de personnes le plus rapidement possible et au moindre coût ?
À partir du moment où la raison s’est dévoyée en raison instrumentale
(qui a été critiquée, à bon droit, par l’École de Francfort, en particulier par
M. Horkheimer et T. W. Adorno (1969)), elle a troqué son règne pour celui de
l’argent roi, devenu, en lieu et place de la raison (ou encore la face visible de la
raison), le nouveau garant transcendant qui a tenté – et souvent réussi – de
faire disparaître de la scène de l’Histoire d’autres valeurs centrales de l’Occi-
dent – le travail, l’honnêteté, le prestige, l’honneur, la parole donnée... L’argent
roi a toujours une odeur de mort. Les psychanalystes s’en étaient bien rendu
compte depuis longtemps quand ils établissaient un rapport entre l’argent et les
matières fécales : ce qui est mort dans l’homme et qui doit être rejeté.

La culture homogène

Il apparaît un deuxième aspect de la pulsion de mort : sa tendance à créer un


monde homogénéisé, vivant sous l’égide du fantasme de « l’Un » (E. Enriquez,
1980), deuxième aspect corollaire (et non contradictoire) du premier. C’est parce
que toutes les personnes doivent obéir à la rationalité instrumentale (bien que

1. Tout le monde sait bien, aujourd’hui plus qu’hier, qu’un produit n’est jamais lancé pour son
utilité (s’il est utile, tant mieux !) mais pour sa rentabilité escomptée : c’est pour cette raison que les
recherches médicales s’intéressent aux maladies les plus spectaculaires et les plus répandues (celles qui
sont sources d’angoisse dans la société occidentale) mais délaissent les plus rares ou celles qui sévissent
uniquement dans les pays sous-développés.
910 L’institution de la « vie mutilée »

cela ne soit pas toujours le cas) qu’elles peuvent penser et agir en suivant les
mêmes principes. Elles vont participer de la même culture (appelée communé-
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ment « culture d’entreprise, culture d’organisation ») – au sens anthropologique
du terme –, autrement dit des mêmes valeurs, ainsi que d’une conception du
monde et d’une version de l’avenir semblable.
Il est bon de s’arrêter quelques instants sur la notion de culture : elle a été
proposée par le philosophe allemand Herder (1874) pour caractériser les
valeurs, les manières de vivre et de faire communes à une population utilisant le
même langage et profondément enracinée dans le sol nourricier et dans les tra-
ditions, qui la faisait passer du rang de simple groupe à celui de peuple (Volk)
faisant montre d’un « esprit » spécifique. Il opposait la Kultur à la civilisation
française, faite de savoir-vivre, de courtoisie, de bons mots, d’apparence,
détachée du sol et du peuple (aristocratique), en définitive frivole et ne permet-
tant à personne de se sentir membre d’une même entité collective.
Cette notion de culture a été reprise par les ethnologues et les sociologues
culturalistes américains (A. Kardiner (1939), R. Linton (1945)) pour carac-
tériser les mœurs des sociétés dites archaïques (Mélanésiens, Canaques ou
Tupiguarani du Brésil...). Ces chercheurs ont été frappés, comme d’autres
avant eux, par le caractère « holiste » (pour reprendre l’expression de
L. Dumont (1966)) de ces sociétés où la place de chacun est bien définie, qui
ont tous les mêmes valeurs et des représentations similaires (Kardiner a avancé,
à ce propos, la notion de « personnalité de base ») et où les individus ne peu-
vent, sous peine d’être rejetés par leurs frères, penser et se comporter autrement
que les autres membres de la tribu ou du clan. Ils participent tous, donc, d’une
culture homogène qui leur assure chaleur, convivialité et tranquillité, mais qui
est régie par une « compulsion à la répétition » et qui les empêche de faire
preuve d’originalité et d’inventivité.
L’adoption de cette notion par les organisations a un sens bien précis :
transformer les êtres fort divers qui les peuplent en individus semblables, adop-
tant tous le même « prêt-à-penser » et réagissant comme un seul homme. Le
terme de « clone » serait à peine exagéré pour décrire de telles conduites. « Je
ne veux voir qu’une seule tête », « Nous sommes tous embarqués dans le même
bateau », « Nous formons une équipe performante parce que solidaire » : telles
sont les phrases types, pour ne pas dire les slogans, qui émaillent les discours
des directeurs généraux des grandes organisations. Déni de la différence, peur
de la contestation, désir d’un groupe obsédé par la plénitude, rond, sans aspéri-
tés, tels sont les vœux des dominants qui savent bien que des personnes se réfé-
rant à une culture commune créeront une symbolique unique et un imaginaire
semblable qui ne pourront que renforcer la culture mise en place. Quel beau
rêve pour ceux qui détiennent l’autorité : n’avoir comme collaborateurs ou
Eugène Enriquez 911

subordonnés que des individus ne mettant jamais en cause les valeurs de


l’organisation (donc les valeurs des dominants) et prêts à servir sans murmu-
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rer ! Lorsqu’un tel état est atteint, on peut dire que la pulsion de mort, dans son
aspect d’homogénéisation, a triomphé. L’organisation ainsi formée sera extrê-
mement cohésive, très performante un moment, mais, comme elle ne saura pas
inventer, elle deviendra progressivement inerte et « bureaucratique » (au sens le
plus péjoratif du terme : la prévalence des normes et des règles sur la vie,
l’adaptation, l’innovation).

La gestion envahissante

Que les personnes respectent la rationalité instrumentale, qu’elles partici-


pent d’une même culture ne suffit pas : il est indispensable qu’elles intériorisent
« l’idéologie de la gestion » (V. de Gaulejac, 2005). Attention, la gestion est
essentielle, car elle signifie prendre chaque jour les petites décisions permettant
le fonctionnement de l’organisation1. L’idéologie de la gestion est d’une autre
nature. Elle a pour but de former les membres de l’organisation dans une triple
optique : a) leur faire intérioriser la primauté de la rationalité instrumentale à
tel point qu’ils soient obsédés par la création, de nouveaux outils de gestion
(tableaux de bord, questionnaires sur la gestion du temps, graphiques
PERT, etc.), chaque fois plus sophistiqués, leur permettant d’évaluer quasi quo-
tidiennement leur performance. En conséquence, ils passent un temps considé-
rable à rendre compte de leurs décisions et de leurs conduites sans, naturelle-
ment, se poser la question de la pertinence des fins poursuivies et dans un strict
objectif d’accroissement de la rentabilité ; b) les pousser à définir en équipe des
projets, plus ou moins complexes, à préciser leur métier et leurs missions, en
vue de renforcer la culture d’organisation et de favoriser le sentiment d’ap-
partenance ; c) les amener à mobiliser leurs affects afin que chacun s’investisse,
corps et âme, dans son travail en lui faisant croire qu’ainsi il pourra donner
satisfaction autant à son désir de reconnaissance qu’à la reconnaissance de son
désir2. Il s’agit là d’un élément nouveau dans l’organisation. Alors que précé-
demment les diverses catégories de travailleurs devaient éviter toute affectivité
dans leur travail, il leur faut maintenant aimer leur labeur, idéaliser l’or-
ganisation, quitte à ne plus avoir de vie familiale et rêver, la nuit, aux exigences
de leur fonction. Ainsi les collaborateurs, totalement soumis au besoin de gran-

1. Littré évoque déjà la gestion familiale. Il faut savoir gérer « en bon père de famille », c’est-à-
dire ne pas dilapider l’argent.
2. Dès 1974, nous avions décrit cet enrégimentement des individus et nous avions utilisé pour lui
donner figure la métaphore d’« OPA sur les cœurs » (E. Enriquez, 1974).
912 L’institution de la « vie mutilée »

deur de l’entreprise, tenteront-ils non seulement de bien accomplir leur tâche


mais encore d’être excellents. Il ne suffit plus d’être bon, il faut posséder une
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âme de vainqueur. Il en découle le développement de la compétition entre les
équipes et à l’intérieur des équipes1, la montée du stress, car, à chaque instant,
se dresse un nouveau défi devant être surmonté avec succès (la réussite anté-
rieure ne comptant pas, il est essentiel d’être vainqueur de manière permanente)
et souvent, en fin de compte, l’épuisement physique et psychique. Épuisement
particulièrement nocif, car l’organisation, n’ayant pas d’états d’âme (alors
qu’elle exige de ses travailleurs un total don de soi), pourra éliminer, sans
culpabilité ni remords, ceux qu’elle estime ne plus être à la hauteur de la tâche à
accomplir. L’atmosphère générale de l’organisation est celle qui règne dans un
pays en temps de guerre : mort aux vaincus. Et les vaincus (les licenciés, les
individus « brûlés de l’intérieur » et cassés...) se multiplient. Les personnes doi-
vent se sentir encore heureuses d’être maintenues dans leur emploi, car elles
savent qu’elles peuvent être licenciées non seulement parce qu’elles ne donnent
plus satisfaction, mais aussi parce qu’elles sont susceptibles de devenir, malgré
leur dévouement, leur fidélité, leur « passion de l’entreprise » (Gaulejac, 2005),
des « surnuméraires » le jour où leur organisation est prise dans un processus
de fusion ou d’acquisition.
L’organisation, dans cette perspective, ne gère plus seulement les activités,
elle gère les sentiments et la vie de ses collaborateurs qu’elle peut féliciter (rare-
ment) ou renvoyer (le plus souvent) quand le développement – supposé – de
l’organisation le commande.

L’AVENIR DES INSTITUTIONS-ORGANISATIONS ÉCONOMIQUES

L’organisation entre paranoïa et perversion

La tendance paranoïaque

Il est facile d’imaginer le développement dans cette atmosphère de guerre


et de tension constante de conduites paranoïaques, chaque individu (supérieur,
collaborateur, subordonné) pouvant se comporter ou être ressenti comme un
persécuteur réel ou potentiel. Chacun veut pouvoir « tirer son épingle du jeu »,
être le promu, le choisi, l’aimé, mais il risque toujours de trouver autrui sur sa

1. L’injonction faite aux travailleurs est paradoxale : il faut à la fois être le meilleur (et donc
entrer en compétition avec les autres) et avoir l’esprit d’équipe (et donc renforcer la cohésion de celle-
ci en la rendant plus conviviale).
Eugène Enriquez 913

route. D’où la tentation de l’éliminer : il s’agit alors de diffuser des rumeurs


désobligeantes à son propos, de lui voler ses idées, de le placer, si possible, dans
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une situation intenable. Le harcèlement (dont on parle tant maintenant à juste
raison) va se développer et se généraliser. On ne doit pas considérer ce phéno-
mène comme relevant de la psychologie de certains individus malintentionnés
mais comme un symptôme de l’organisation. Dans un climat compétitif à
outrance, il est normal que chacun ait peur de l’autre et « essaie de sauver sa
peau ». Il est évident que, quand cette tendance paranoïaque apparaît au grand
jour, elle puisse se mettre à réveiller la paranoïa sous-jacente en chaque être
humain et à provoquer la haine des autres pour se protéger de la haine de soi.
L’augmentation du nombre d’individus adoptant des positions paranoïaques
dépend donc de l’ambiance générale de l’organisation. Si, en outre, celle-ci a
engagé des individus aptes à se positionner ainsi, la paranoïa ne pourra que
croître et embellir.
Dans une telle atmosphère, en fait, personne n’est gagnant longtemps, car
le vainqueur d’un moment peut être lui-même harcelé et accusé de tous les
maux un peu plus tard. Il suffit de regarder la liste des personnes licenciées : ce
ne sont plus seulement les ouvriers ou les employés, mais les cadres supérieurs
et les directeurs généraux. L’installation de la paranoïa dans une organisation,
si elle est désirée par certains dirigeants (qui pensent que le soupçon, le mépris,
la lutte permanente de tous contre tous et la peur généralisée sont des éléments
moteurs), est, à plus ou moins long terme, le signe de la décomposition, de
l’effritement et de l’implosion de l’organisation. À trop manier la peur de
l’autre, à trop le considérer comme un ennemi, on finit par installer un jeu à
somme non nulle où tout le monde est un perdant potentiel.

La tendance perverse

Elle a pour horizon la métamorphose d’individus concrets – des sujets


sociaux – en de purs objets instrumentalisés, qui, de plus, sont prêts à s’instru-
mentaliser eux-mêmes. Dans la mesure où, dans l’organisation, la rationalité pré-
domine (et prescrit même l’ensemble des comportements), il apparaît que chacun
troque son identité pour celle d’un pion parfaitement substituable à un autre. Se
développe alors une violence insidieuse où chacun essaie de persuader, de
séduire, de manipuler l’autre, en le prenant au piège de son désir de reconnais-
sance, et afin d’obtenir de lui tout ce qu’il veut. Se forme ainsi une organisation
perverse. Si le pervers sexuel ne jouit qu’au travers d’instruments ou d’objets
choisis et vénérés : le fouet, la chaussure..., le pervers social, lui, jouit grâce à
l’utilisation d’une technologie raffinée, en ne voyant dans autrui qu’un instru-
ment pour sa propre jouissance. Comme tout le monde se prête au même jeu
914 L’institution de la « vie mutilée »

(ceux qui le refusent sont des perdants immédiats), l’organisation devient le lieu
de stratégies subtiles où chacun lutte pour accroître son pouvoir au détriment des
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autres. Et parfois, à force de tenter de se leurrer mutuellement, les divers protago-
nistes risquent de tomber dans des traquenards qu’ils avaient ourdis.
À l’heure actuelle, il est possible de constater que les organisations éco-
nomiques sont toutes, à un degré plus ou moins élevé, traversées par des ten-
dances paranoïaques ou perverses. Parfois celles-ci se combinent ; dans d’autres
cas, elles se succèdent. Des organisations qu’on pourrait qualifier de « névro-
sées normales » sont une rareté. Quant aux organisations ne présentant aucun
symptôme quelque peu pathologique, il n’en existe pratiquement plus. Ce qui
ne peut que nous interroger sur la dynamique de la société contemporaine.

La « vie mutilée »

Que les sujets sociaux soient limités dans leurs actions, contraints dans
l’expression de leurs désirs et dans leurs projets, n’offre rien de scandaleux. Les
institutions, quelles qu’elles soient, ont toujours, du fait que nous existons dans
des sociétés hétéronomes (C. Castoriadis, 1975), imposé leur loi et mis en place
un surmoi et un idéal collectif astreignants. Que les individus soient enclins à la
violence vis-à-vis des anciennes institutions ou de ceux qu’ils considèrent
comme étrangers est regrettable mais ne constitue pas un scandale. La liberté
implique toujours des limitations ; la violence peut être canalisée, elle ne peut
jamais être totalement endiguée. Aussi, chaque être humain devra faire le
deuil de certaines de ses aspirations. Pour paraphraser une phrase célèbre de
Mao-Tsê-tung : « La vie sociale n’est pas un dîner de gala. » On pourrait
ajouter : le bonheur n’est pas au coin de la rue.
Mais accepter des limitations, passer par le défilé de la castration, aban-
donner le fantasme de toute-puissance – ce qui permet à tout homme de se
dresser debout comme un être humain et social – ne signifie pas connaître une
« vie mutilée ».
Ce qui nous semble inquiétant dans nos sociétés, c’est que les institu-
tions-organisations de la vie économique ne font pas que canaliser les pul-
sions agressives vers le travail productif, refouler celles qui pourraient être
perturbatrices ; elles obligent l’ensemble des travailleurs, du haut en bas de la
hiérarchie, à supporter une culture homogène (qui forme un surmoi collectif
répressif et un idéal du moi collectif exigeant jusqu’au sacrifice), à penser
dans les limites de la rationalité instrumentale (ce qui signifie un quasi-déni
de penser ; en tout état de cause, l’impossibilité de la pensée et de la parole
libres) et à une obligation à projeter tous leurs désirs sur l’organisation, à lui
donner tout son temps, à s’aliéner, tout cela en sachant fort bien que
Eugène Enriquez 915

l’organisation, monstre froid (pour reprendre l’expression de Nietzsche), ne


leur en saura, pas forcément, reconnaissante.
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La notion de « vie mutilée » prend alors tout son sens. Une vie mutilée,
c’est une existence sans élan vital, un séjour sur Terre sans réalisation de soi,
une abnégation de tous les instants, sans récompense, un puritanisme sans Dieu
miséricordieux. Une vie mutilée signifie que les possibilités que l’être humain a,
lors de sa naissance, sont délibérément exploitées, sans vergogne, niées, rejetées,
fracassées pour le plus grand bien d’une instance anonyme : l’organisation gou-
vernée par l’argent. Une vie mutilée signifie aussi le congédiement de la faculté
poïétique (et poétique de l’être humain), du goût de l’esthétique, de la flânerie
et de l’air du grand large. C’est une existence rabougrie, sans saveur, sans cou-
leur, soumise à l’ambiance paranoïaque et perverse, au discours de la guerre
économique et où les personnes sont contraintes, bien souvent, à agir contre
leurs convictions, et tout cela pour vivre dans la précarité ou pour, un jour, être
considérés comme de la graisse dont l’organisation doit se débarrasser1, être les
proies des pulsions de mort.

La résistance et l’éthique de la finitude

On ne peut pas vivre sans institutions mais on peut en créer de meilleures.


Comme l’écrit Castoriadis (1988), il faudrait « créer les institutions qui, intério-
risées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur auto-
nomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir
explicite existant dans la société ». Ce mouvement de création d’institutions, ce
mouvement instituant, n’a pas entièrement disparu. La résistance difficile,
imparfaite, s’organise. Les syndicats, jusqu’ici en perte de vitesse, reprennent de
la force, et surtout les hommes, malgré leur angoisse d’être morcelés, rejetés,
malgré toutes les séductions dont ils sont l’objet, commencent à se rendre
compte que, s’ils ne réagissent pas, ils sont condamnés à l’institution durable
d’une vie mutilée par ceux qui ne supportent pas que les gens ne fassent pas
qu’exister mais vivent.
Vivre, c’est répondre au vent qui se lève (« Le vent se lève / il faut tenter de
vivre » : le vers de Paul Valéry devrait être la phrase de ralliement de tous ceux
qui veulent être autre chose que des objets instrumentalisés), à l’odeur acre de
la mer (« Homme libre, toujours tu chériras la mer », Baudelaire) et être prêt à
toutes les aventures hauturières, qu’elles mettent en jeu les forces physiques ou

1. « Il faut dégraisser l’entreprise », « il faut trancher dans le lard ». Voici les termes « élégants »
employés par les thuriféraires de l’idéologie de la gestion.
916 L’institution de la « vie mutilée »

les forces psychiques. De manière moins imagée, vivre, c’est décider par soi-
même, relever les défis que l’on choisit, prendre les risques qui agréent,
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s’inventer chaque jour et inventer des objets plaisants, témoins d’un travail
créateur, nouer des relations surprenantes avec d’autres, et être en quête de la
vérité, même si on sait qu’elle est inatteignable. C’est donc, à la fois, ne pas
renoncer à ses désirs, accepter d’être traversé et mû par les pulsions (même les
pulsions de mort qui peuvent être apprivoisées quand elles sont reconnues) et
également être capable de sublimation.
Vivre, c’est, en deux mots : penser et résister. La résistance ne peut, pour
réussir, être strictement individuelle. S’il est important que des sujets se situent
à contre-pente et le proclament à haute voix, il est indispensable qu’ils s’allient
à d’autres et soient en mesure, avec eux, d’accepter, voire de provoquer le con-
flit (S. Moscovici, 1979). Une résistance digne de ce nom est toujours collective.
Elle pourra d’autant mieux s’organiser que les hommes qui la mèneront seront
animés par une éthique de la finitude. Celle-ci, en rappelant à l’homme qu’il est
mortel, définitivement limité, lui permet aussi de s’interroger sur ses failles, ses
manques et ses possibilités, de faire le travail de deuil de ses illusions les plus
leurrantes et les plus mortifères (comme celle de croire le discours lénifiant et
rassembleur de l’organisation économique), d’être, comme on vient de le dire
plus haut, capable de reconnaître en lui le travail autant des pulsions que de la
sublimation, en mesure d’œuvrer pour la Kulturarbeit, c’est-à-dire pour « la vie
de l’esprit » et une conception d’un monde où l’autre est respecté et accueilli,
d’être enfin pleinement soi-même en édifiant ce que Freud (1930) appelait des
« entités toujours plus grandes » (E. Enriquez, 1993).
Il ne faut certes pas estimer qu’il est facile de résister à la pression écono-
mique, à l’idéologie de la gestion, à la culture de la performance et de l’excel-
lence (au surmoi collectif idéalisant et répressif, au déploiement des pulsions de
mort). Les premiers résistants succomberont peut-être. Mais ils seront un jour
rejoints par d’autres, car la majorité des individus (et non pas seulement une
grande minorité) se rendra compte qu’elle a été flouée en se dévouant entière-
ment à l’organisation et voudra mettre en place des institutions humaines qui
n’auront pas d’humain que le nom. Celles-ci seront loin de répondre exacte-
ment à la volonté de leurs créateurs comme d’ailleurs tout objet créé, mais elles
auront comme avantage de favoriser chez les hommes l’interrogation sur les
valeurs et les fins poursuivies, et le travail de destruction des fausses idoles, des
fausses icônes qui avaient réussi, si longtemps, à les mystifier.
Eugène Enriquez
UFR de Sciences Sociales
Université Paris 7 - Denis-Diderot
Eugène Enriquez 917

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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