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FREUD, LA PSYCHANALYSE ET LE « TOURNANT » DE LA

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE


Benoist Couliou

Presses Universitaires de France | « Guerres mondiales et conflits contemporains »

2007/2 n° 226 | pages 83 à 96

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ISSN 0984-2292
ISBN 9782130561811
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FREUD, LA PSYCHANALYSE
ET LE « TOURNANT »

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DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
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C’est par ces mots que, moins d’un an après le déclenchement des
hostilités, Freud décrit la guerre qui déchire l’Europe : « En proie à une
rage aveugle, elle renverse tout ce qui lui barre la route, comme si après
elle il ne devait y avoir pour les hommes ni avenir ni paix. »1 Depuis
Vienne, il s’interroge : comment expliquer que cette guerre ait pu affecter
à ce point, en seulement quelques semaines, les limites érigées par des siè-
cles de développement de la civilisation ? Pourquoi l’humain a-t-il tou-
jours recours au meurtre pour régler son rapport à l’autre ? Et comme
souvent dans l’histoire de la pensée freudienne, ce qu’il perçoit des com-
portements de ses contemporains va nourrir sa réflexion. À ce titre, la
guerre devient un formidable champ d’expérimentation de ses hypothèses
sur les fondements inconscients des actes humains.
Ce n’est cependant pas par la guerre que l’Histoire a fait son entrée
dans le champ des interrogations freudiennes. Depuis Totem et tabou2 jus-
qu’à L’Homme Moïse et le monothéisme3, en passant par Le malaise dans la
culture4, les références historiques traversent l’œuvre du médecin vien-
nois. Mais le rapport de Freud à l’Histoire ne fut pas que théorique. De
la mort de sa fille, de la grippe espagnole en 1919, à son exil londonien
en 1938 face à la montée du péril hitlérien, de nombreux éléments
témoignent d’une existence marquée par les moments les plus sombres
de l’histoire du XXe siècle. Cependant, c’est autour de la Première
Guerre mondiale, que Freud en vint à donner une conception tout à fait
originale, non seulement des conditions du devenir historique de l’indi-
vidu, mais également de ce qui fonde les liens à ses semblables. Cette
conception nouvelle du lien social, qu’il théorise dans son ouvrage Psy-

1. Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1981, p. 13 (1re éd., 1915).
2. S. Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 2000 (1re éd., 1913).
3. S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986 (1re éd., 1939).
4. S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995 (1re éd., 1930).
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 226/2007
84 Benoist Couliou

chologie des foules et analyse du moi5, est contemporaine d’un profond


remaniement de sa doctrine. Elle débouche sur la conceptualisation du
couple pulsions de vie - pulsions de mort, et sur la fondation de la
seconde topique6, qui bouleversent en profondeur les fondements théori-
ques de la psychanalyse. Doit-on lire dans une telle coïncidence tempo-
relle une influence notable de la Grande Guerre, ce que la mise en avant
d’un terme comme celui de pulsion de mort laisserait à première vue
entrevoir ? Freud est-il vraiment l’archétype du savant ayant été marqué
d’une manière telle par l’expérience de la Première Guerre mondiale,
qu’il aurait, de ce fait, radicalement bouleversé les fondements de sa

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science ? Pour répondre, il importe de suivre au plus près le parcours de
Freud durant les années 1914-1923, à l’aide de sa volumineuse corres-
pondance et de ses écrits théoriques. Envisager la manière dont il a tra-
versé la guerre et les années difficiles de sortie du conflit devrait alors
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nous conduire à ces interrogations parallèles : comment ont évolué, du


fait même de la guerre, les regards sur la jeune et sulfureuse science ana-
lytique ? Et, surtout, quels peuvent être les apports de la réflexion freu-
dienne à la connaissance du premier conflit mondial ?

La désillusion
« Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et
apporta... la désillusion. »7 Freud se passionne pour le début des hostilités. Il
ne peut penser à aucun travail et passe ses journées à commenter les événe-
ments du jour avec son frère, Alexandre. Il a deux fils au front, dont il
attend impatiemment des nouvelles. Lui, le vieux libéral, tait pour un
temps son opposition à la monarchie de François-Joseph et affirme que,
jamais, il ne s’est autant senti autrichien. Pris dans le mouvement de l’union
sacrée, Freud, qui n’a cessé de proclamer le caractère universel de ses
découvertes, les rattache de manière inédite à leurs origines viennoises.
Cependant, cet état d’esprit est assez vite abandonné, et dès 1915, dans ses
Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, il regrette que la science « ait
abandonné son impassible partialité ; ses serviteurs profondément ulcérés
tentant de lui ravir ses armes, pour apporter leur contribution au combat
contre l’ennemi. L’anthropologiste se doit de déclarer l’adversaire inférieur
et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental
et psychique »8. L’éthique de la psychanalyse interdit de la mettre au ser-
vice de toute propagande. C’est là une ligne de conduite qu’il n’aban-
donnera pas.

5. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, op. cit. (1re éd.,
1921).
6. Une topique est un mode de représentation de l’appareil psychique sous forme d’instances
réparties dans l’espace. La première topique freudienne s’organise autour du conscient, du précons-
cient et de l’inconscient. La seconde autour du moi, du surmoi, et du ça.
7. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 13.
8. Ibid., p. 9.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 85

Le texte des Considérations est, de par son titre et sa date de parution,


l’écrit de Freud le plus souvent mentionné par les historiens du premier
conflit mondial9. Il se compose de deux parties. Dans la première, Freud
confesse l’immense désillusion qu’a fait naître chez lui la violence de la
guerre. Ainsi, « elle a révélé ce phénomène à peine concevable : les peuples
civilisés se connaissent et se comprennent si peu que l’un peut se retourner
contre l’autre, plein de haine et d’horreur »10. Freud y concède un profond
abattement devant la rapidité avec laquelle les sociétés européennes ont
rejeté le vernis de civilisation qui les recouvrait. Puis il se reprend, compre-
nant avoir été victime d’une chimère : « Notre affliction et notre doulou-

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reuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos
concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elles repo-
saient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissé prendre. En réalité,
ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne
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s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux. »11
La guerre agit comme un formidable révélateur. Les pulsions régissant le
psychisme humain n’avaient pas été effacées par des processus de civilisa-
tion séculaires. Elles n’attendaient qu’une occasion pour se manifester à
nouveau. La guerre fait ainsi réapparaître l’homme des origines : aux yeux
de Freud, l’homme moderne n’est pas si éloigné de cela de la horde primi-
tive constituée d’assassins qu’il décrivait dans Totem et tabou.
Dans la seconde partie, Freud explique comment le conflit a balayé la
manière conventionnelle de traiter la mort. La tendance à la mettre de
côté, à « l’éliminer de la vie »12 n’est plus, face au deuil de masse provoqué
par la guerre, soutenable. De cette analyse, dans laquelle se devinent les
prodromes de celle de Philippe Ariès13, Freud tire plusieurs conclusions.
La tendance à dénier la mort répondait à des motivations essentiellement
inconscientes. Notre mort ne nous est pas représentable, et notre incons-
cient « se conduit comme s’il était immortel »14. La tendance à l’héroïsme
découlerait de telles motivations. Et surtout, il faut apprendre à se com-
porter différemment devant elle ; jusqu’à en tirer une véritable morale
d’action : Si vis vitam, para mortem écrit Freud en conclusion de son texte.
Savoir se préparer pour la mort (notamment celle de ses deux fils, exposés
quotidiennement à ce risque), pour supporter la vie, devient alors pour lui
une sorte de leitmotiv. Texte de circonstance, les Considérations incarnent
en ce sens le levier qui fit sauter le verrou de l’inhibition au travail que
Freud avait développée durant les premiers mois du conflit. En cette
année 1915, il peut se confronter de nouveau à son matériau de prédilec-
tion : l’inconscient.

9. François Cochet en donne ainsi de larges extraits en annexe de son ouvrage Survivre au front.
1914-1918. Les poilus entre contrainte et consentement, Paris, 14-18 Éditions, p. 229-234.
10. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 14.
11. Ibid., p. 21.
12. Ibid., p. 26.
13. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 2000.
14. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 36.
86 Benoist Couliou

« Deuil et mélancolie »,
ou le manuscrit sauvé des flammes
Comme l’ensemble des Européens, Freud souffre des conditions
nouvelles imposées par le conflit. Il a peu de patients ; les rationnements
et le froid sont pour lui source d’innombrables difficultés, mais c’est la
solitude qui l’affecte le plus. Désœuvré par défaut, il se tourne alors vers
l’écriture et entame la rédaction d’une série d’articles « visant à clarifier et
approfondir les hypothèses théoriques sur lesquelles un système psycha-

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nalytique pourrait être fondé », qu’il souhaite réunir sous le titre de
Métapsychologie15. Il existe au sein de la communauté analytique toute une
aura de légende autour de cet ouvrage, liée en grande partie à son carac-
tère inachevé. En effet, si le recueil devait initialement comporter douze
articles, seuls cinq nous sont parvenus, les autres ayant été détruits par
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leur auteur.
Ouvert par un texte magistral sur le sort des pulsions, dans lequel
Freud rappelle leur caractère essentiellement dual, il se clôt sur l’analyse
d’une question qui intéresse particulièrement l’histoire culturelle de la
Première Guerre mondiale, à savoir celle du deuil16. Dans cet écrit, Freud
se propose de « tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la comparant
avec l’affect normal du deuil ». Quels mécanismes psychiques distinguent
les deux états ? Alors que dans le travail de deuil, « l’épreuve de réalité a
montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer la
libido17 des liens qui la retiennent à cet objet », la mélancolie, elle, se carac-
térise par le fait qu’on ne sait pas ce qu’on a perdu18. C’est que la vraie
perte du mélancolique (qu’on appellerait aujourd’hui le dépressif) est une
perte concernant son moi ; dans le tableau clinique de la mélancolie, ce
qui vient au premier plan, « c’est l’aversion morale du malade » à l’égard
de sa propre personne19. La forme pathologique de l’affliction née de la
perte de l’objet aimé, en lien avec l’état mélancolique, consiste donc
en d’incessants autoreproches, qui visent à se rendre soi-même respon-
sable de cette perte. On devine le gain que l’historien, intéressé par la
question du deuil de masse provoqué par la guerre, est à même de trouver
dans ces développements. Suivre, entre autres, le parcours de personnes
endeuillées, implique nécessairement de prendre en compte la réflexion
freudienne. Depuis 1897, cette dernière avait montré « que, pour l’essen-
tiel, les symptômes névrotiques ne renvoient pas à des expériences
vécues dans la réalité : pour le névrosé, comme pour tout individu, la
réalité psychique, le fantasme du désir comptent plus que la réalité maté-

15. S. Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1988. Les cinq articles qui composent ce recueil,
furent initialement publiés entre 1915 et 1917.
16. Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre, Paris, Noesis, 2001.
17. Freud appelle libido l’énergie psychique des pulsions, quand elles s’expriment en termes de
désir ou d’aspiration amoureuse.
18. S. Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, op. cit., p. 148-149.
19. Ibid., p. 153.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 87

rielle »20. La manière dont le sujet inscrit sa réalité psychique dans un


contexte historique donné, reste un vaste objet de recherches, à nos yeux
très prometteur. D’autant plus que Freud, en associant à la perte de l’objet
aimé celle de tout idéal, quel qu’il soit, invite à élargir cette question à
certaines des problématiques historiographiques les plus actuelles, comme
celle du rapport au patriotisme par exemple.
Freud s’investit totalement dans l’aventure métapsychologique. Dans
ce cas, pourquoi n’avoir conservé qu’une partie du manuscrit initial ? Si
Deuil et mélancolie échappe à l’autodafé, il le doit à ses développements sur
la perte de l’objet et sur l’ambivalence fondamentale de l’état psychique

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du mélancolique21, deux éléments qui joueront un rôle primordial dans la
réflexion ultérieure de Freud.

La rencontre manquée des névroses de guerre


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Le conflit à peine achevé, Freud écrit à Ferenczi, dans un style très


noir : « Notre psychanalyse n’a pas eu de chance. À peine commençait-
elle à intéresser le monde grâce aux névroses de guerre » que la guerre
s’arrête22. Avant d’ajouter quelques mois plus tard : « On peut espérer
qu’elle ne reviendra pas de si tôt. »23 Le conflit a cependant joué un rôle
indéniable dans le processus de reconnaissance de la science freudienne.
Devant la violence et la durée inédites du conflit, de nombreux soldats
ont développé des troubles (démence, paralysie...) liés à une peur panique
de retourner au front. Et ce sont bien ces névroses de guerre qui ont
amené les médecins à la psychanalyse. Avec des hésitations, bien sûr, mais
ces derniers se tournèrent vers elle du fait de leur échec à soigner, par les
moyens traditionnels de la psychiatrie, des symptômes qui n’étaient certes
pas inconnus, mais qui n’avaient jamais pu se développer à une telle
échelle24. Devant l’ampleur du phénomène, qui ne permettait plus de se
placer sur le seul terrain de la simulation, les médecins militaires furent
appelés à constater que « quelques-uns des facteurs que la psychanalyse
avait depuis longtemps reconnus et décrits dans les névroses du temps de
paix – l’origine psychogène des symptômes, la signification des motions
pulsionnelles inconscientes, le rôle du bénéfice primaire de la maladie
dans la résolution psychique du conflit (ce que Freud appelle la “fuite dans

20. Michel Plon, « Freud et le roman de la psychanalyse », L’Histoire, no 246, septembre 2000,
p. 43.
21. « La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouis-
sance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satis-
faction de tendances sadiques et haineuses » (« Deuil et mélancolie », op. cit., p. 159).
22. E. Rodrigue, op. cit., p. 159.
23. S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1984, p. 244.
24. Sur cette question de la confrontation de la psychiatrie traditionnelle aux névroses de
guerre, voir Bianchi Bruna, La follia e la fuga : nevrosi di guerra, dizersione e desobbedenzia nell’esercito ita-
liano (1915-1918), Rome, Bulzoni, 2001 ; Sophie Delaporte, « Névroses de guerre », Stéphane
Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004,
p. 357-367.
88 Benoist Couliou

la maladie”) – furent ainsi constatés et presque généralement acceptés dans


les névroses de guerre »25.
La question de la confrontation de la psychanalyse aux névroses de
guerre a fait l’objet d’une remarquable étude de Kurt Eissler26, et nous invi-
tons le lecteur à s’y reporter pour tout approfondissement. Il est cependant
un moment qui cristallise les conditions et les enjeux de cette attention
nouvelle portée à la psychanalyse. C’est celui qui voit – pour la première et
dernière fois – Freud convoqué à titre d’expert dans un procès. Ce dernier
concerne le Pr Wagner-Jauregg, figure du milieu psychiatrique viennois du
début du siècle27, mis en accusation pour avoir pratiqué, pendant la guerre,

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la thérapie électrique sur des névrosés de guerre28.
Le fondement d’une telle « thérapie », pratiquée partout en Europe
durant la guerre29, était avant tout fonctionnel. Il s’agissait à la fois de
débusquer les simulateurs présumés, et de rendre au malade le traitement
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encore plus insupportable que son angoisse de retrouver le front. Cepen-


dant, la faradisation se heurta bien vite à de nombreux obstacles, le
moindre n’étant pas la forte tendance des patients soignés à rechuter ; la
répétition des symptômes entraînant une intensification du courant appli-
qué sur le corps, pour s’efforcer de rendre caduc le « bénéfice » trouvé par
le patient dans sa maladie. Dans ce contexte, l’institution militaire s’in-
téressa de très près aux premiers témoignages de réussites de traitements
psychanalytiques de soldats névrosés. Inquiète devant la montée du chiffre
des hommes mis hors de combat sans même avoir subi de blessures,
l’armée allemande envoya ainsi des observateurs au Ve Congrès de psy-
chanalyse, qui s’ouvrit à Budapest le 29 septembre 1918, sur le thème des
névroses de guerre. Mais le projet d’ouverture de cliniques psychanalyti-
ques au sein des hôpitaux militaires fut vite oublié, du fait de la cessation
des hostilités.
Freud se présente au tribunal le 14 octobre, pour y lire son rapport
d’expertise, dans lequel il se montre clément envers Wagner-Jauregg.
Selon lui, les connaissances psychiatriques de l’époque impliquaient
le recours à la faradisation. Il répète ensuite l’origine psychogène des
névroses de guerre, qui ont la même conception que les névroses du
temps de paix. Freud ajoute enfin que « pour ce qui concerne la psycha-
nalyse, je dois constater que souvent, on ne sait pas combien de temps
durera le traitement, [et] par conséquent cette méthode n’est pas appli-
cable en temps de guerre »30.

25. Kurt R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992, p. 250.
26. Ibid.
27. Il obtiendra le prix Nobel en 1928 pour ses travaux sur la guérison de certaines paralysies par
l’inoculation de la malaria.
28. Sur ce sujet, Frédéric Rousseau, « L’électrothérapie des névroses de guerre durant la Pre-
mière Guerre mondiale », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 185, 1997, p. 13-27.
29. Voir par exemple le récit qu’en donne Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la
nuit, Paris, Gallimard, 1931.
30. K. Eissler, op. cit., p. 249 sq.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 89

Devant le caractère mesuré de son rapport, Freud n’aurait pu s’ima-


giner la manière dont les débats se terminèrent, en son absence, par une
attaque en règle contre la psychanalyse. Il faut dire que de nombreux dis-
ciples de Wagner-Jauregg, mobilisés dans les services auxiliaires de santé,
n’avaient que modérément apprécié l’accusation portée par Freud dans
son rapport : le procédé thérapeutique de la faradisation « était dès le
début affecté d’une tare. Il ne visait pas au rétablissement du malade [...]
mais avant tout au rétablissement de son efficacité guerrière »31. Ces
médecins avaient donc dérogé à leur devoir humanitaire. Cependant, ces
derniers transformèrent le procès de leurs procédés thérapeutiques en pro-

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cès de la psychanalyse. Si le conflit avait rapproché médecins et psychana-
lystes autour des névrosés de guerre, entretenant ces derniers dans l’espoir
d’une réelle reconnaissance, « cet espoir fut déçu, en partie à cause du
remaniement théorique auquel Freud a procédé, compte tenu entre autres
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problèmes de ceux soulevés par les névroses de guerre »32. Les psychiatres
étaient peut-être prêts à reconnaître l’ « ancienne » psychanalyse, mais il
était hors de question pour eux de cautionner les remaniements théori-
ques opérés par Freud à partir de 1919. La rencontre entre psychanalyse et
psychiatrie était donc manquée.
Il est à noter que Freud n’a jamais fait des névroses de guerre un élé-
ment central de sa réflexion. Il écrit ainsi, à la veille du congrès de Buda-
pest : « Il faut faire savoir, tout au moins, que je ne prendrai part à rien,
que je ne parlerai pas en public [...] Ce que je pourrai faire, s’il arrive que
le Congrès s’élève à pareille hauteur, sera uniquement de proposer un
sujet de discussion plus digne et certainement plus intéressant que celui
qui se trouve inscrit au programme. »33 S’il est clair que cette question ne
l’a jamais passionné, elle a cependant contribué, par l’observation du
mécanisme de la répétition chez les névrosés de guerre, à enraciner dans sa
pensée l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort. La voie vers la
seconde topique était ainsi partiellement ouverte.

Éros et Thanatos
L’immédiat après-guerre fut, pour Freud, une période très sombre,
plus difficile à vivre encore que celle du conflit. D’Allemagne lui parvient
la nouvelle de la mort de sa fille préférée, Sophie, victime de la grippe
espagnole. L’expression de « pulsion de mort » apparaissant dans sa corres-
pondance une semaine après ce décès, il semblait séduisant de lier l’ap-
parition de ce concept à ce tragique événement. Mais les spécialistes d’his-
toire littéraire connaissent les dangers de cette tentation réductrice de lier
l’œuvre à la vie. Freud réfuta cette interprétation, et pour Peter Gay
« cette perte n’est sans doute pas à l’origine de cette conceptualisation »,

31. Ibid.
32. Erik Porge, introduction à K. Eissler, op. cit., p. X.
33. Lettre à Anton von Freund, 17 septembre 1918. Correspondance, op. cit., p. 351.
90 Benoist Couliou

même si « elle peut avoir joué un rôle subsidiaire »34. Selon Rodrigué, il
en va de même du contexte historique : « La date, 1919, laisse supposer
que la pulsion de mort est un enfant de la guerre. Mais je suis d’accord
avec Mezan pour dire qu’ “il serait absurde de prétendre que la chute de
la monarchie des Habsbourg amena Freud à inventer ce concept”. »35 De
fait, cette notion s’inscrit dans un ensemble de réflexions bien trop vastes
pour être liée de manière arbitraire au seul contexte de son irruption.
Malgré tout, cette question fait encore débat chez les analystes eux-
mêmes. Ainsi, Jean-Baptiste Pontalis demeure persuadé que « la Grande
Guerre a joué un rôle décisif dans l’introduction par Freud des pulsions de

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mort et de la pleine reconnaissance du mal, du démoniaque au cœur de
l’humain »36.
Comment trancher ? Et, tout d’abord, que recouvre cette invention
qui en vint presque à constituer le socle conceptuel de la psychanalyse, à
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mesure que son inventeur avançait dans son œuvre37 ? Freud a toujours
revendiqué une conception dualiste des pulsions. Ce dualisme répondait,
entre autres, d’un phénomène fondamental, qu’on pourrait résumer par le
terme d’ « ambivalence », et qui recouvre la capacité à l’amour et à la
haine, inhérente à chaque être humain. L’originalité de l’observation
freudienne réside dans le fait que, chez l’enfant comme chez l’adulte, la
même personne devient l’objet de ces motions affectives opposées ; ce
qu’il a joliment épinglé sous le néologisme hainamoration. Dès lors, aux
facteurs connus qui déterminent un sentiment de haine chez les combat-
tants de la Grande Guerre (mort d’un frère ou d’un camarade, moments
où il fallait tuer pour sauver sa peau)38, il nous faut ajouter l’élément pul-
sionnel. L’individu en guerre, qui exprime des sentiments contradictoires
à l’égard des ennemis, le fait aussi en tant qu’objet de pulsions, par nature
duale. Ce que l’abbé Birot, aumônier de la 31e division, relève ainsi : « Les
contacts prolongés [avec l’ennemi] ne sont pas bons pour les nôtres. La
haine, l’hostilité disparaissent. L’ennemi devient le voisin, souvent le ten-
tateur. »39 La découverte, après des mois de guerre, d’une altérité étrange-
ment semblable peut expliquer un tel changement, qui répond aussi de
cette ambivalence pulsionnelle mise en avant par la psychanalyse.
Cependant, si la Guerre de 1914-1918 a amené Freud à assigner un
rôle beaucoup plus considérable à l’agression et à la haine, « la présence de
tendances agressives partout, même dans la vie sexuelle, même chez la

34. P. Gay, op. cit., p. 454.


35. E. Rodrigue, op. cit., p. 227-228.
36. Michel Plon, Élisabeth Roudinesco, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 2000,
p. 70.
37. Roland Chemama, Bernard Vandermersch (dir.), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris,
Larousse, 2002, p. 357-358.
38. Rémy Cazals, Les mots de 14-18, article « Haine », p. 61. Il précise bien que certains gestes,
associés à la haine, furent provoqués le plus souvent par la peur.
39. Louis Birot, Carnets. Un prêtre républicain dans la Grande Guerre, Albi, Fédération des Sociétés
intellectuelles du Tarn, 2000, p. 93. Sur les trêves et fraternisations entre combattants, voir Malcolm
Brown, Rémy Cazals, Marc Ferro, Olaf Mueller, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 91

femme, lui était devenue une évidence plus d’une décennie avant la Pre-
mière Guerre mondiale »40. Une fois de plus, la guerre confirme plus
qu’elle ne fait naître les théories psychanalytiques. Il en va de même pour
la compulsion de répétition que Freud isole dans les cauchemars des
névrosés de guerre : pourquoi se remémorer ainsi une situation pourtant
désagréable ? Freud relie cette tendance à d’autres observations cliniques,
très éloignées du front. Ainsi de l’interprétation célèbre qu’il donna,
en 1915, du jeu pratiqué avec une bobine par son petit-fils Hans41. Freud
voit dans cette activité ludique (lancer, puis ramener la bobine) la mise en
scène de l’absence maternelle, l’enfant associant le retour de la bobine à

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celui, tant attendu, de sa mère. Quant aux résistances à la guérison de cer-
tains de ses malades, elles firent comprendre à Freud que « le sujet, en
répétant une scène dont il souffre, y trouverait “quelque chose” de plus
fort que la recherche du plaisir »42. Il en déduit les insuffisances de sa pre-
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mière topique, où les pulsions demeuraient régies par les principes de réa-
lité et de plaisir. Il existe bien un « au-delà du principe de plaisir »43. Pour
en rendre compte, il émet alors l’hypothèse d’une pulsion de mort, anta-
goniste et complémentaire des pulsions de vie. Freud définit le lieu de
cette opposition comme celui du Ça44. De la sorte, il détermine une nou-
velle topique, autour des instances du Moi, du Surmoi45, et du Ça.
L’ensemble de ces considérations nous invite à conclure qu’on ne peut
faire du remaniement théorique opéré par Freud durant la Première
Guerre mondiale un produit exclusif de la guerre. Cette dernière doit
plutôt être pensée comme le cadre dans lequel certaines des intuitions et
des observations, développées par Freud en temps de paix, ont trouvé,
parfois une confirmation, parfois une obligation à étendre les investiga-
tions. Dans l’accent mis sur le narcissisme en 1914, dans l’aventure méta-
psychologique, ou dans la fondation de la seconde topique, « le paysage
lunaire des tranchées sert de toile de fond, mais en dernière instance, ce
qui est déterminant, ce sont les considérations théoriques »46.
Pour toutes ces raisons, on ne peut être tout à fait d’accord avec l’idée
que la production freudienne du temps de guerre constituerait un « tour-
nant » dans son œuvre, le conflit l’ayant obligé à infléchir son travail47.
Si l’on souhaite trouver une influence tangible de la Première Guerre
mondiale dans une production freudienne, c’est plutôt vers le Malaise dans

40. P. Gay, op. cit., p. 455.


41. C’est le jeu du fort-da.
42. M. Sauret, Freud et l’inconscient, Toulouse, Milan, 1999, p. 44-45.
43. S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, op. cit. (1re éd., 1920).
44. S. Freud, « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, op. cit. (1re éd., 1923).
45. Le Surmoi est pour Freud l’instance moralisatrice de l’appareil psychique, qui se manifeste
notamment par des injonctions culpabilisantes ( « tu ne dois pas être ou faire cela » ).
46. E. Rodrigue, op. cit., p. 227-228. Peter Gay conclut quant à lui : « La nouvelle classification
des pulsions découle essentiellement de problèmes inhérents à la théorie psychanalytique » (P. Gay,
op. cit., p. 456).
47. Annette Becker, « Freud entre rêves et cauchemars », 14-18. La très grande guerre, Centre de
recherches de l’Historial de Péronne, Paris, Le Monde Éditions, 1994, p. 148.
92 Benoist Couliou

la culture (1930), qu’il faut se tourner. On y découvre un tableau assez


sombre du devenir historique des sociétés et des individus qui les compo-
sent, en s’en prenant à l’illusion augustinienne de la bonté humaine.
« L’homme est un loup pour l’homme », écrit Freud. Il en conclut qu’à
l’image de ce qui se passe pour l’individu, le « fonctionnement collectif,
social et politique de l’humanité [est] en proie à un malaise permanent
dans les révoltes, les guerres et les multiples formes d’agression ». Autant
de symptômes qu’il présente comme « un champ d’étude prioritaire pour
la psychanalyse »48, champ qu’il avait inauguré dès 1921 dans son ouvrage
Psychologie des foules et analyse du moi49.

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Freud à l’épreuve du vécu des combattants
Dans ce texte, Freud explose complètement les codes de la psychoso-
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ciologie naissante. D’après lui, l’opposition entre psychologie individuelle


et psychologie sociale n’est qu’apparente, et il n’existe pas de pulsion
sociale à proprement parler, contrairement à ce qu’affirme Gustave Le
Bon50. Pour résoudre l’énigme de ce qui relie entre eux les membres
d’une foule, Freud se tourne vers les « foules artificielles » que sont les ins-
titutions religieuses et militaires. Hautement organisées, ces dernières
fournissent par leur stabilité un modèle d’étude. Elles sont dites « artifi-
cielles » car « une certaine contrainte extérieure est mise en œuvre pour
les préserver de la dissolution »51. Dans ces deux groupes prévaut l’illusion
qu’un chef suprême (le Christ ou le commandant en chef) aime tous les
individus de la foule d’un même amour. « Le commandant en chef est le
père, qui aime tous ses soldats également, et c’est pourquoi ils sont cama-
rades entre eux. »52 L’armée présente même la particularité d’offrir une
« pyramide de foules de ce type », car depuis le capitaine jusqu’aux sous-
officiers, chacun à son niveau incarne la figure paternelle de l’unité qu’il
commande. Pour Freud, toute armée repose donc sur une structure libi-
dinale : un « père » aime de manière égale tous ses « enfants », qui, du fait
de cet amour, s’identifient entre eux, et sont prêts à tous les sacrifices. Il
serait impossible de résumer plus encore un texte dense, dans lequel Freud
développe une série d’hypothèses autour des ressorts de l’identification,
de la pulsion grégaire, du héros et du mythe... On a cependant compris
qu’il a franchi le pas : en faisant de la libido l’essence du lien social,
il sexualise le champ social lui-même. Ainsi il subvertit « les relations
sociales et fictives [...], démystifie les idéaux et les idéologies »53. Mais,

48. M. Plon, op. cit., p. 44.


49. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, op. cit.,
p. 117.217.
50. Psychologue français, fondateur de la psychologie sociale et inspirateur du darwinisme
social, Le Bon avait publié en 1895 La psychologie des foules, un ouvrage abondamment commenté par
Freud dans son article.
51. S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 153.
52. Ibid., p. 155-156.
53. E. Rodrigue, op. cit., p. 245.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 93

dans le même mouvement, il place sa pensée à l’épreuve des faits : qu’est-


ce que l’expérience combattante du premier conflit mondial nous dit de la
validité de ses thèses ?
Sa conception des foules, perçues comme des espaces où l’individu
abandonne son libre arbitre dans les bras du groupe, se retrouve dans ce que
les témoins disent de leurs sentiments au moment de l’attaque54. Mais pour
vraiment rencontrer la structure libidinale mise en avant par Freud, il faut se
tourner vers le roman de Jean Bernier, La percée. En février 1915, peu avant
de prendre part à de meurtrières attaques dans le secteur de Perthes-lès-
Hurlus, la division à laquelle appartient Favigny, son jeune héros, est

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convoquée pour une revue par son général. Le spectacle l’impressionne :
« Un dieu géométrique a tué jalousement la fantaisie des corps pour lui subs-
tituer les saccades égales de son infâme mécanique [...]. Les soldats tremblent de
puissance. Ils obéiraient comme une limaille [...] Le même sang renfle toutes les
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chairs de l’unique vie rouge [...] Vertige ! Quoi donc est plus fort qu’eux ? Une
autre armée ? Dérision ! [...] Leur maître, leur raison d’être, le général, [...] le
chef, leur âme, leur douze mille vouloirs obscurs arrachés d’eux, les considère. Il
les contemple comme il contemplerait la beauté [...] Mieux qu’eux encore, il
connaît leur bravoure et leur force. Plus orgueilleusement qu’eux-mêmes ne se
regardent, le chef les regarde. Alors, ils l’aiment. »55
Préalable à toute grande offensive, la revue, cette « cérémonie votive
qui prend l’intelligence au piège »56 devient le lieu où s’affirment les liens
entre les membres de la division. Autour de la figure paternelle du géné-
ral, se forme une foule appelée à remporter la victoire dans les heures sui-
vantes. Si ce témoignage abonde dans le sens des avancées freudiennes, il
est cependant trop tôt pour conclure à leur caractère opératoire.
En développant une vision systématique de la société militaire – c’est
le principal reproche qu’on pourrait lui adresser –, Freud omet en effet un
ensemble de pratiques que les cinq ans de guerre, et l’historiographie du
conflit, ont peu à peu révélé. La question du gradé comme figure pater-
nelle, par exemple, mérite examen. Les critiques adressées par Louis Bar-
thas57 à ses officiers (dont il nous dit qu’elles étaient largement partagées
par les hommes de sa compagnie) révèlent ainsi que l’ « amour » du chef
n’avait, au sein des unités engagées dans les combats, rien d’une évidence.
Le général Nielsel, « Quinze-grammes » ou encore le « Kronprinz »58 ne
bénéficient aucunement d’une confiance aveugle. L’officier devait en
effet gagner cette confiance, selon le modèle de ce que François Cochet
propose d’appeler la « féodalité démocratique des tranchées »59. Il ne faut

54. Voir à ce sujet Benoist Couliou et Cédric Marty, « La représentation de la charge à la baïon-
nette, entre affirmation nationale et affirmation de soi », Rémy Cazals, Emmanuelle Picard, Denis
Rolland (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, p. 149-158.
55. Jean Bernier, La percée, Paris, Comeau & Nadeau éditeurs, 2000 (1re éd., 1920), p. 50-53.
56. Ibid.
57. Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 2003.
58. Surnoms donnés à leurs officiers par Barthas et ses camarades.
59. F. Cochet, op. cit., p. 152-159.
94 Benoist Couliou

pas oublier qu’en rédigeant son texte, Freud avait en tête les codes en
vigueur au sein des armées austro-hongroise et allemande, où les officiers
formaient une caste, et étaient nettement séparés de leurs hommes60.
Peut-être le modèle freudien d’explication des foules militaires mériterait-
il alors d’être confronté à l’examen d’une armée comme celle de la France
durant la Première Guerre mondiale, au sein de laquelle s’était maintenu
le souvenir des pratiques démocratiques et républicaines du temps de
paix61. Ce dont témoigne, par exemple, la forte demande d’égalité
exprimée par les soldats. Mais cette revendication trouve elle-même, chez
Freud, une explication libidinale :

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« Ce que l’on va trouver plus tard dans la société agissant comme esprit col-
lectif, esprit de corps, etc., ne désavoue pas l’envie originaire dont il découle. Nul
ne doit se mettre en avant, chacun doit être et avoir pareil. Justice sociale, ceci
signifie que l’on refuse beaucoup de choses à soi-même, afin que les autres eux
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aussi soient contraints d’y renoncer ou, ce qui revient au même, qu’ils ne puissent
les exiger. Cette exigence d’égalité est la racine de la conscience sociale et du sen-
timent de devoir. »62
Ce dernier point invite à se poser une autre question : quel rôle les
motions inconscientes ont pu jouer dans la remarquable ténacité des com-
battants de 1914-1918, à côté des facteurs déjà identifiés63 ?
Répondre à une telle interrogation impliquera de ne plus voir com-
mises certaines erreurs. On trouve trop souvent, chez les psychanalystes qui
se proposent d’éclairer une situation historique, la volonté d’appliquer un
schéma théorique donné, imperméable aux contextes d’apparition et de
développement de leurs objets d’étude. En déclarant l’inconscient zeitlos,
« hors temps », Freud a sans doute laissé la porte ouverte à de telles analyses,
anhistoriques. Mais si la psychanalyse est à même de faire progresser la
connaissance historique, et en premier lieu celle du premier conflit mon-
dial, ce ne sera plus de nier ce qu’elle a elle-même contribué à démontrer.
À savoir que « tous les traumatismes liés à la guerre [...] sont à la fois spécifi-
ques d’une situation historique donnée et révélateurs pour chaque individu
d’une histoire qui lui est propre »64. L’étude des rapports entre individuel et
collectif, dans un contexte donné, ne doit plus être rejetée au profit de
considérations théoriques, peut-être spectaculaires, mais ne disant rien du
vécu des acteurs. En passant sous silence les résistances, les engagements, ou
encore les espoirs et les désillusions qui traversent le champ social durant un

60. Une telle séparation existait aussi au sein de l’armée française. Il convient cependant de dis-
tinguer les officiers qui vivaient auprès des hommes et ceux de l’état-major, par exemple. Du fait de
leur éloignement de front, ou devant le prolongement des hostilités, ces derniers étaient l’objet de
nombreuses critiques, qui ne devaient épargner aucun belligérant.
61. Sur ce sujet, voir notamment Leonard Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the
French Fifth Infantery Division during World War I, Princeton, Princeton University Press, 1994.
62. S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 187.
63. Sur ce sujet, voir les actes du colloque de Craonne-Soissons, et notamment André Loez,
« L’espace public des tranchées. Tenir sous le regard de l’autre en 1914-1918 », La Grande Guerre. Pra-
tiques et expériences, op. cit., p. 259-268, ainsi que F. Cochet, op. cit.
64. M. Plon, E. Roudinesco, op. cit., p. 732.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 95

événement, on en oublie que l’histoire est, avant tout, vécue et faite par les
hommes. L’ « ogre » psychanalyste ne doit pas oublier cette « chair
humaine », qu’en dernière instance il se partage avec l’ « ogre » historien.

Une rencontre à inventer


À partir de la fin 1921, Freud sort enfin des difficultés qui ont marqué
pour lui les années de conflit, ainsi que l’immédiat après-guerre. Il reçoit à
nouveau des patients, venus de l’Europe entière, et sa renommée n’a

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jamais été aussi grande. Il se plaint pourtant : « Ma situation a radicale-
ment changé depuis quinze ans. Je suis délivré des soucis matériels,
entouré d’une popularité qui me déplaît, engagé dans des entreprises qui
absorbent mon temps et les loisirs nécessaires à un travail scientifique dans
le calme. »65 Très sollicité, il lui faut de plus affronter de nouvelles opposi-
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tions, nées parfois au sein même du milieu psychanalytique, devant les


modifications qu’il a apportées à sa conception des pulsions et à sa vision
topique de l’inconscient. La rencontre entre la psychanalyse et la société,
dont il avait espéré l’avènement du fait du phénomène des névroses de
guerre, était encore loin d’être accomplie. Il faudra une histoire longue
d’un siècle, pour voir la pratique de la psychanalyse se diffuser dans
l’ensemble des sociétés démocratiques, et ses concepts traverser les champs
du savoir. Ainsi, aujourd’hui, les termes « pulsion, refoulement, surmoi »
apparaissent sous la plume de nombreux chercheurs. Même si, en 1993,
Jacques le Goff, dans sa préface à l’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch,
regrettait encore que « la psychanalyse, prudemment évoquée par Marc
Bloch ici et là dans son livre La société féodale n’[ait] pas vraiment pénétré
la réflexion des historiens »66. L’histoire de la Première Guerre mondiale
pourrait contribuer à un tel mouvement. C’est, du moins, ce que nous
avons essayé de montrer.
La guerre ne représenta pas par elle-même un « tournant » dans
l’œuvre de Freud. On peut voir plutôt comment des années de travail,
menées en temps de paix sur ce matériau original que constitue l’in-
conscient, ont trouvé leur prolongement entre 1914 et 1918, et dans les
années qui ont suivi. Certes, la guerre s’est immiscée dans sa pensée mais
on ne peut, pour autant, faire de sa réflexion sur le deuil, ou encore de sa
découverte de la pulsion de mort, les produits du seul conflit. Son refus
très clair de mettre sa science au service de la propagande de guerre
témoigne de sa volonté de ne pas se laisser influencer par les événements
contemporains, afin de continuer à prêter l’oreille la plus attentive aux
phénomènes inconscients ; au premier rang desquels il place, à partir
de 1921, les formations sociales.
À nos yeux, l’ensemble des pistes ouvertes par un texte aussi stimulant
que Psychologie des foules et analyse du moi, simplement esquissées ici, méri-

65. Lettre à M. Eitington du 24 janvier1922, Correspondance, op. cit., p. 369.


66. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997.
96 Benoist Couliou

tent d’être approfondies. Sa manière d’interroger les ressorts de l’autorité


et de l’esprit de corps peut nous amener à des confrontations fructueuses
au vécu des combattants. Mais c’est l’ensemble de la production freu-
dienne des années 1914-1923, qui, en parcourant les territoires ardus de
nos rapports à l’agression, à la mort, en insistant sur l’ambivalence des
motions pulsionnelles, enfin en interrogeant de manière novatrice le lien
social, offre au « moment 14-18 » – entendu dans le sens de l’événement,
associé à son historiographie – les perspectives d’une rencontre féconde.
Rencontre qui demeure, pour l’essentiel, à inventer.

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Benoist COULIOU,
Doctorant,
Université de Toulouse-Le Mirail.
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