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ISSN 0984-2292
ISBN 9782130561811
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contemporains-2007-2-page-83.htm
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FREUD, LA PSYCHANALYSE
ET LE « TOURNANT »
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DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
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C’est par ces mots que, moins d’un an après le déclenchement des
hostilités, Freud décrit la guerre qui déchire l’Europe : « En proie à une
rage aveugle, elle renverse tout ce qui lui barre la route, comme si après
elle il ne devait y avoir pour les hommes ni avenir ni paix. »1 Depuis
Vienne, il s’interroge : comment expliquer que cette guerre ait pu affecter
à ce point, en seulement quelques semaines, les limites érigées par des siè-
cles de développement de la civilisation ? Pourquoi l’humain a-t-il tou-
jours recours au meurtre pour régler son rapport à l’autre ? Et comme
souvent dans l’histoire de la pensée freudienne, ce qu’il perçoit des com-
portements de ses contemporains va nourrir sa réflexion. À ce titre, la
guerre devient un formidable champ d’expérimentation de ses hypothèses
sur les fondements inconscients des actes humains.
Ce n’est cependant pas par la guerre que l’Histoire a fait son entrée
dans le champ des interrogations freudiennes. Depuis Totem et tabou2 jus-
qu’à L’Homme Moïse et le monothéisme3, en passant par Le malaise dans la
culture4, les références historiques traversent l’œuvre du médecin vien-
nois. Mais le rapport de Freud à l’Histoire ne fut pas que théorique. De
la mort de sa fille, de la grippe espagnole en 1919, à son exil londonien
en 1938 face à la montée du péril hitlérien, de nombreux éléments
témoignent d’une existence marquée par les moments les plus sombres
de l’histoire du XXe siècle. Cependant, c’est autour de la Première
Guerre mondiale, que Freud en vint à donner une conception tout à fait
originale, non seulement des conditions du devenir historique de l’indi-
vidu, mais également de ce qui fonde les liens à ses semblables. Cette
conception nouvelle du lien social, qu’il théorise dans son ouvrage Psy-
1. Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1981, p. 13 (1re éd., 1915).
2. S. Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 2000 (1re éd., 1913).
3. S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986 (1re éd., 1939).
4. S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995 (1re éd., 1930).
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 226/2007
84 Benoist Couliou
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science ? Pour répondre, il importe de suivre au plus près le parcours de
Freud durant les années 1914-1923, à l’aide de sa volumineuse corres-
pondance et de ses écrits théoriques. Envisager la manière dont il a tra-
versé la guerre et les années difficiles de sortie du conflit devrait alors
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La désillusion
« Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et
apporta... la désillusion. »7 Freud se passionne pour le début des hostilités. Il
ne peut penser à aucun travail et passe ses journées à commenter les événe-
ments du jour avec son frère, Alexandre. Il a deux fils au front, dont il
attend impatiemment des nouvelles. Lui, le vieux libéral, tait pour un
temps son opposition à la monarchie de François-Joseph et affirme que,
jamais, il ne s’est autant senti autrichien. Pris dans le mouvement de l’union
sacrée, Freud, qui n’a cessé de proclamer le caractère universel de ses
découvertes, les rattache de manière inédite à leurs origines viennoises.
Cependant, cet état d’esprit est assez vite abandonné, et dès 1915, dans ses
Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, il regrette que la science « ait
abandonné son impassible partialité ; ses serviteurs profondément ulcérés
tentant de lui ravir ses armes, pour apporter leur contribution au combat
contre l’ennemi. L’anthropologiste se doit de déclarer l’adversaire inférieur
et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental
et psychique »8. L’éthique de la psychanalyse interdit de la mettre au ser-
vice de toute propagande. C’est là une ligne de conduite qu’il n’aban-
donnera pas.
5. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, op. cit. (1re éd.,
1921).
6. Une topique est un mode de représentation de l’appareil psychique sous forme d’instances
réparties dans l’espace. La première topique freudienne s’organise autour du conscient, du précons-
cient et de l’inconscient. La seconde autour du moi, du surmoi, et du ça.
7. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 13.
8. Ibid., p. 9.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 85
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reuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos
concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elles repo-
saient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissé prendre. En réalité,
ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne
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s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux. »11
La guerre agit comme un formidable révélateur. Les pulsions régissant le
psychisme humain n’avaient pas été effacées par des processus de civilisa-
tion séculaires. Elles n’attendaient qu’une occasion pour se manifester à
nouveau. La guerre fait ainsi réapparaître l’homme des origines : aux yeux
de Freud, l’homme moderne n’est pas si éloigné de cela de la horde primi-
tive constituée d’assassins qu’il décrivait dans Totem et tabou.
Dans la seconde partie, Freud explique comment le conflit a balayé la
manière conventionnelle de traiter la mort. La tendance à la mettre de
côté, à « l’éliminer de la vie »12 n’est plus, face au deuil de masse provoqué
par la guerre, soutenable. De cette analyse, dans laquelle se devinent les
prodromes de celle de Philippe Ariès13, Freud tire plusieurs conclusions.
La tendance à dénier la mort répondait à des motivations essentiellement
inconscientes. Notre mort ne nous est pas représentable, et notre incons-
cient « se conduit comme s’il était immortel »14. La tendance à l’héroïsme
découlerait de telles motivations. Et surtout, il faut apprendre à se com-
porter différemment devant elle ; jusqu’à en tirer une véritable morale
d’action : Si vis vitam, para mortem écrit Freud en conclusion de son texte.
Savoir se préparer pour la mort (notamment celle de ses deux fils, exposés
quotidiennement à ce risque), pour supporter la vie, devient alors pour lui
une sorte de leitmotiv. Texte de circonstance, les Considérations incarnent
en ce sens le levier qui fit sauter le verrou de l’inhibition au travail que
Freud avait développée durant les premiers mois du conflit. En cette
année 1915, il peut se confronter de nouveau à son matériau de prédilec-
tion : l’inconscient.
9. François Cochet en donne ainsi de larges extraits en annexe de son ouvrage Survivre au front.
1914-1918. Les poilus entre contrainte et consentement, Paris, 14-18 Éditions, p. 229-234.
10. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 14.
11. Ibid., p. 21.
12. Ibid., p. 26.
13. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 2000.
14. S. Freud, « Considérations... », op. cit., p. 36.
86 Benoist Couliou
« Deuil et mélancolie »,
ou le manuscrit sauvé des flammes
Comme l’ensemble des Européens, Freud souffre des conditions
nouvelles imposées par le conflit. Il a peu de patients ; les rationnements
et le froid sont pour lui source d’innombrables difficultés, mais c’est la
solitude qui l’affecte le plus. Désœuvré par défaut, il se tourne alors vers
l’écriture et entame la rédaction d’une série d’articles « visant à clarifier et
approfondir les hypothèses théoriques sur lesquelles un système psycha-
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nalytique pourrait être fondé », qu’il souhaite réunir sous le titre de
Métapsychologie15. Il existe au sein de la communauté analytique toute une
aura de légende autour de cet ouvrage, liée en grande partie à son carac-
tère inachevé. En effet, si le recueil devait initialement comporter douze
articles, seuls cinq nous sont parvenus, les autres ayant été détruits par
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leur auteur.
Ouvert par un texte magistral sur le sort des pulsions, dans lequel
Freud rappelle leur caractère essentiellement dual, il se clôt sur l’analyse
d’une question qui intéresse particulièrement l’histoire culturelle de la
Première Guerre mondiale, à savoir celle du deuil16. Dans cet écrit, Freud
se propose de « tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la comparant
avec l’affect normal du deuil ». Quels mécanismes psychiques distinguent
les deux états ? Alors que dans le travail de deuil, « l’épreuve de réalité a
montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer la
libido17 des liens qui la retiennent à cet objet », la mélancolie, elle, se carac-
térise par le fait qu’on ne sait pas ce qu’on a perdu18. C’est que la vraie
perte du mélancolique (qu’on appellerait aujourd’hui le dépressif) est une
perte concernant son moi ; dans le tableau clinique de la mélancolie, ce
qui vient au premier plan, « c’est l’aversion morale du malade » à l’égard
de sa propre personne19. La forme pathologique de l’affliction née de la
perte de l’objet aimé, en lien avec l’état mélancolique, consiste donc
en d’incessants autoreproches, qui visent à se rendre soi-même respon-
sable de cette perte. On devine le gain que l’historien, intéressé par la
question du deuil de masse provoqué par la guerre, est à même de trouver
dans ces développements. Suivre, entre autres, le parcours de personnes
endeuillées, implique nécessairement de prendre en compte la réflexion
freudienne. Depuis 1897, cette dernière avait montré « que, pour l’essen-
tiel, les symptômes névrotiques ne renvoient pas à des expériences
vécues dans la réalité : pour le névrosé, comme pour tout individu, la
réalité psychique, le fantasme du désir comptent plus que la réalité maté-
15. S. Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1988. Les cinq articles qui composent ce recueil,
furent initialement publiés entre 1915 et 1917.
16. Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre, Paris, Noesis, 2001.
17. Freud appelle libido l’énergie psychique des pulsions, quand elles s’expriment en termes de
désir ou d’aspiration amoureuse.
18. S. Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, op. cit., p. 148-149.
19. Ibid., p. 153.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 87
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du mélancolique21, deux éléments qui joueront un rôle primordial dans la
réflexion ultérieure de Freud.
20. Michel Plon, « Freud et le roman de la psychanalyse », L’Histoire, no 246, septembre 2000,
p. 43.
21. « La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouis-
sance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satis-
faction de tendances sadiques et haineuses » (« Deuil et mélancolie », op. cit., p. 159).
22. E. Rodrigue, op. cit., p. 159.
23. S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1984, p. 244.
24. Sur cette question de la confrontation de la psychiatrie traditionnelle aux névroses de
guerre, voir Bianchi Bruna, La follia e la fuga : nevrosi di guerra, dizersione e desobbedenzia nell’esercito ita-
liano (1915-1918), Rome, Bulzoni, 2001 ; Sophie Delaporte, « Névroses de guerre », Stéphane
Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004,
p. 357-367.
88 Benoist Couliou
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la thérapie électrique sur des névrosés de guerre28.
Le fondement d’une telle « thérapie », pratiquée partout en Europe
durant la guerre29, était avant tout fonctionnel. Il s’agissait à la fois de
débusquer les simulateurs présumés, et de rendre au malade le traitement
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25. Kurt R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992, p. 250.
26. Ibid.
27. Il obtiendra le prix Nobel en 1928 pour ses travaux sur la guérison de certaines paralysies par
l’inoculation de la malaria.
28. Sur ce sujet, Frédéric Rousseau, « L’électrothérapie des névroses de guerre durant la Pre-
mière Guerre mondiale », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 185, 1997, p. 13-27.
29. Voir par exemple le récit qu’en donne Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la
nuit, Paris, Gallimard, 1931.
30. K. Eissler, op. cit., p. 249 sq.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 89
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cès de la psychanalyse. Si le conflit avait rapproché médecins et psychana-
lystes autour des névrosés de guerre, entretenant ces derniers dans l’espoir
d’une réelle reconnaissance, « cet espoir fut déçu, en partie à cause du
remaniement théorique auquel Freud a procédé, compte tenu entre autres
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problèmes de ceux soulevés par les névroses de guerre »32. Les psychiatres
étaient peut-être prêts à reconnaître l’ « ancienne » psychanalyse, mais il
était hors de question pour eux de cautionner les remaniements théori-
ques opérés par Freud à partir de 1919. La rencontre entre psychanalyse et
psychiatrie était donc manquée.
Il est à noter que Freud n’a jamais fait des névroses de guerre un élé-
ment central de sa réflexion. Il écrit ainsi, à la veille du congrès de Buda-
pest : « Il faut faire savoir, tout au moins, que je ne prendrai part à rien,
que je ne parlerai pas en public [...] Ce que je pourrai faire, s’il arrive que
le Congrès s’élève à pareille hauteur, sera uniquement de proposer un
sujet de discussion plus digne et certainement plus intéressant que celui
qui se trouve inscrit au programme. »33 S’il est clair que cette question ne
l’a jamais passionné, elle a cependant contribué, par l’observation du
mécanisme de la répétition chez les névrosés de guerre, à enraciner dans sa
pensée l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort. La voie vers la
seconde topique était ainsi partiellement ouverte.
Éros et Thanatos
L’immédiat après-guerre fut, pour Freud, une période très sombre,
plus difficile à vivre encore que celle du conflit. D’Allemagne lui parvient
la nouvelle de la mort de sa fille préférée, Sophie, victime de la grippe
espagnole. L’expression de « pulsion de mort » apparaissant dans sa corres-
pondance une semaine après ce décès, il semblait séduisant de lier l’ap-
parition de ce concept à ce tragique événement. Mais les spécialistes d’his-
toire littéraire connaissent les dangers de cette tentation réductrice de lier
l’œuvre à la vie. Freud réfuta cette interprétation, et pour Peter Gay
« cette perte n’est sans doute pas à l’origine de cette conceptualisation »,
31. Ibid.
32. Erik Porge, introduction à K. Eissler, op. cit., p. X.
33. Lettre à Anton von Freund, 17 septembre 1918. Correspondance, op. cit., p. 351.
90 Benoist Couliou
même si « elle peut avoir joué un rôle subsidiaire »34. Selon Rodrigué, il
en va de même du contexte historique : « La date, 1919, laisse supposer
que la pulsion de mort est un enfant de la guerre. Mais je suis d’accord
avec Mezan pour dire qu’ “il serait absurde de prétendre que la chute de
la monarchie des Habsbourg amena Freud à inventer ce concept”. »35 De
fait, cette notion s’inscrit dans un ensemble de réflexions bien trop vastes
pour être liée de manière arbitraire au seul contexte de son irruption.
Malgré tout, cette question fait encore débat chez les analystes eux-
mêmes. Ainsi, Jean-Baptiste Pontalis demeure persuadé que « la Grande
Guerre a joué un rôle décisif dans l’introduction par Freud des pulsions de
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mort et de la pleine reconnaissance du mal, du démoniaque au cœur de
l’humain »36.
Comment trancher ? Et, tout d’abord, que recouvre cette invention
qui en vint presque à constituer le socle conceptuel de la psychanalyse, à
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mesure que son inventeur avançait dans son œuvre37 ? Freud a toujours
revendiqué une conception dualiste des pulsions. Ce dualisme répondait,
entre autres, d’un phénomène fondamental, qu’on pourrait résumer par le
terme d’ « ambivalence », et qui recouvre la capacité à l’amour et à la
haine, inhérente à chaque être humain. L’originalité de l’observation
freudienne réside dans le fait que, chez l’enfant comme chez l’adulte, la
même personne devient l’objet de ces motions affectives opposées ; ce
qu’il a joliment épinglé sous le néologisme hainamoration. Dès lors, aux
facteurs connus qui déterminent un sentiment de haine chez les combat-
tants de la Grande Guerre (mort d’un frère ou d’un camarade, moments
où il fallait tuer pour sauver sa peau)38, il nous faut ajouter l’élément pul-
sionnel. L’individu en guerre, qui exprime des sentiments contradictoires
à l’égard des ennemis, le fait aussi en tant qu’objet de pulsions, par nature
duale. Ce que l’abbé Birot, aumônier de la 31e division, relève ainsi : « Les
contacts prolongés [avec l’ennemi] ne sont pas bons pour les nôtres. La
haine, l’hostilité disparaissent. L’ennemi devient le voisin, souvent le ten-
tateur. »39 La découverte, après des mois de guerre, d’une altérité étrange-
ment semblable peut expliquer un tel changement, qui répond aussi de
cette ambivalence pulsionnelle mise en avant par la psychanalyse.
Cependant, si la Guerre de 1914-1918 a amené Freud à assigner un
rôle beaucoup plus considérable à l’agression et à la haine, « la présence de
tendances agressives partout, même dans la vie sexuelle, même chez la
femme, lui était devenue une évidence plus d’une décennie avant la Pre-
mière Guerre mondiale »40. Une fois de plus, la guerre confirme plus
qu’elle ne fait naître les théories psychanalytiques. Il en va de même pour
la compulsion de répétition que Freud isole dans les cauchemars des
névrosés de guerre : pourquoi se remémorer ainsi une situation pourtant
désagréable ? Freud relie cette tendance à d’autres observations cliniques,
très éloignées du front. Ainsi de l’interprétation célèbre qu’il donna,
en 1915, du jeu pratiqué avec une bobine par son petit-fils Hans41. Freud
voit dans cette activité ludique (lancer, puis ramener la bobine) la mise en
scène de l’absence maternelle, l’enfant associant le retour de la bobine à
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celui, tant attendu, de sa mère. Quant aux résistances à la guérison de cer-
tains de ses malades, elles firent comprendre à Freud que « le sujet, en
répétant une scène dont il souffre, y trouverait “quelque chose” de plus
fort que la recherche du plaisir »42. Il en déduit les insuffisances de sa pre-
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mière topique, où les pulsions demeuraient régies par les principes de réa-
lité et de plaisir. Il existe bien un « au-delà du principe de plaisir »43. Pour
en rendre compte, il émet alors l’hypothèse d’une pulsion de mort, anta-
goniste et complémentaire des pulsions de vie. Freud définit le lieu de
cette opposition comme celui du Ça44. De la sorte, il détermine une nou-
velle topique, autour des instances du Moi, du Surmoi45, et du Ça.
L’ensemble de ces considérations nous invite à conclure qu’on ne peut
faire du remaniement théorique opéré par Freud durant la Première
Guerre mondiale un produit exclusif de la guerre. Cette dernière doit
plutôt être pensée comme le cadre dans lequel certaines des intuitions et
des observations, développées par Freud en temps de paix, ont trouvé,
parfois une confirmation, parfois une obligation à étendre les investiga-
tions. Dans l’accent mis sur le narcissisme en 1914, dans l’aventure méta-
psychologique, ou dans la fondation de la seconde topique, « le paysage
lunaire des tranchées sert de toile de fond, mais en dernière instance, ce
qui est déterminant, ce sont les considérations théoriques »46.
Pour toutes ces raisons, on ne peut être tout à fait d’accord avec l’idée
que la production freudienne du temps de guerre constituerait un « tour-
nant » dans son œuvre, le conflit l’ayant obligé à infléchir son travail47.
Si l’on souhaite trouver une influence tangible de la Première Guerre
mondiale dans une production freudienne, c’est plutôt vers le Malaise dans
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Freud à l’épreuve du vécu des combattants
Dans ce texte, Freud explose complètement les codes de la psychoso-
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convoquée pour une revue par son général. Le spectacle l’impressionne :
« Un dieu géométrique a tué jalousement la fantaisie des corps pour lui subs-
tituer les saccades égales de son infâme mécanique [...]. Les soldats tremblent de
puissance. Ils obéiraient comme une limaille [...] Le même sang renfle toutes les
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chairs de l’unique vie rouge [...] Vertige ! Quoi donc est plus fort qu’eux ? Une
autre armée ? Dérision ! [...] Leur maître, leur raison d’être, le général, [...] le
chef, leur âme, leur douze mille vouloirs obscurs arrachés d’eux, les considère. Il
les contemple comme il contemplerait la beauté [...] Mieux qu’eux encore, il
connaît leur bravoure et leur force. Plus orgueilleusement qu’eux-mêmes ne se
regardent, le chef les regarde. Alors, ils l’aiment. »55
Préalable à toute grande offensive, la revue, cette « cérémonie votive
qui prend l’intelligence au piège »56 devient le lieu où s’affirment les liens
entre les membres de la division. Autour de la figure paternelle du géné-
ral, se forme une foule appelée à remporter la victoire dans les heures sui-
vantes. Si ce témoignage abonde dans le sens des avancées freudiennes, il
est cependant trop tôt pour conclure à leur caractère opératoire.
En développant une vision systématique de la société militaire – c’est
le principal reproche qu’on pourrait lui adresser –, Freud omet en effet un
ensemble de pratiques que les cinq ans de guerre, et l’historiographie du
conflit, ont peu à peu révélé. La question du gradé comme figure pater-
nelle, par exemple, mérite examen. Les critiques adressées par Louis Bar-
thas57 à ses officiers (dont il nous dit qu’elles étaient largement partagées
par les hommes de sa compagnie) révèlent ainsi que l’ « amour » du chef
n’avait, au sein des unités engagées dans les combats, rien d’une évidence.
Le général Nielsel, « Quinze-grammes » ou encore le « Kronprinz »58 ne
bénéficient aucunement d’une confiance aveugle. L’officier devait en
effet gagner cette confiance, selon le modèle de ce que François Cochet
propose d’appeler la « féodalité démocratique des tranchées »59. Il ne faut
54. Voir à ce sujet Benoist Couliou et Cédric Marty, « La représentation de la charge à la baïon-
nette, entre affirmation nationale et affirmation de soi », Rémy Cazals, Emmanuelle Picard, Denis
Rolland (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, p. 149-158.
55. Jean Bernier, La percée, Paris, Comeau & Nadeau éditeurs, 2000 (1re éd., 1920), p. 50-53.
56. Ibid.
57. Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 2003.
58. Surnoms donnés à leurs officiers par Barthas et ses camarades.
59. F. Cochet, op. cit., p. 152-159.
94 Benoist Couliou
pas oublier qu’en rédigeant son texte, Freud avait en tête les codes en
vigueur au sein des armées austro-hongroise et allemande, où les officiers
formaient une caste, et étaient nettement séparés de leurs hommes60.
Peut-être le modèle freudien d’explication des foules militaires mériterait-
il alors d’être confronté à l’examen d’une armée comme celle de la France
durant la Première Guerre mondiale, au sein de laquelle s’était maintenu
le souvenir des pratiques démocratiques et républicaines du temps de
paix61. Ce dont témoigne, par exemple, la forte demande d’égalité
exprimée par les soldats. Mais cette revendication trouve elle-même, chez
Freud, une explication libidinale :
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« Ce que l’on va trouver plus tard dans la société agissant comme esprit col-
lectif, esprit de corps, etc., ne désavoue pas l’envie originaire dont il découle. Nul
ne doit se mettre en avant, chacun doit être et avoir pareil. Justice sociale, ceci
signifie que l’on refuse beaucoup de choses à soi-même, afin que les autres eux
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aussi soient contraints d’y renoncer ou, ce qui revient au même, qu’ils ne puissent
les exiger. Cette exigence d’égalité est la racine de la conscience sociale et du sen-
timent de devoir. »62
Ce dernier point invite à se poser une autre question : quel rôle les
motions inconscientes ont pu jouer dans la remarquable ténacité des com-
battants de 1914-1918, à côté des facteurs déjà identifiés63 ?
Répondre à une telle interrogation impliquera de ne plus voir com-
mises certaines erreurs. On trouve trop souvent, chez les psychanalystes qui
se proposent d’éclairer une situation historique, la volonté d’appliquer un
schéma théorique donné, imperméable aux contextes d’apparition et de
développement de leurs objets d’étude. En déclarant l’inconscient zeitlos,
« hors temps », Freud a sans doute laissé la porte ouverte à de telles analyses,
anhistoriques. Mais si la psychanalyse est à même de faire progresser la
connaissance historique, et en premier lieu celle du premier conflit mon-
dial, ce ne sera plus de nier ce qu’elle a elle-même contribué à démontrer.
À savoir que « tous les traumatismes liés à la guerre [...] sont à la fois spécifi-
ques d’une situation historique donnée et révélateurs pour chaque individu
d’une histoire qui lui est propre »64. L’étude des rapports entre individuel et
collectif, dans un contexte donné, ne doit plus être rejetée au profit de
considérations théoriques, peut-être spectaculaires, mais ne disant rien du
vécu des acteurs. En passant sous silence les résistances, les engagements, ou
encore les espoirs et les désillusions qui traversent le champ social durant un
60. Une telle séparation existait aussi au sein de l’armée française. Il convient cependant de dis-
tinguer les officiers qui vivaient auprès des hommes et ceux de l’état-major, par exemple. Du fait de
leur éloignement de front, ou devant le prolongement des hostilités, ces derniers étaient l’objet de
nombreuses critiques, qui ne devaient épargner aucun belligérant.
61. Sur ce sujet, voir notamment Leonard Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the
French Fifth Infantery Division during World War I, Princeton, Princeton University Press, 1994.
62. S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 187.
63. Sur ce sujet, voir les actes du colloque de Craonne-Soissons, et notamment André Loez,
« L’espace public des tranchées. Tenir sous le regard de l’autre en 1914-1918 », La Grande Guerre. Pra-
tiques et expériences, op. cit., p. 259-268, ainsi que F. Cochet, op. cit.
64. M. Plon, E. Roudinesco, op. cit., p. 732.
Freud, la psychanalyse et le « tournant » de la Première Guerre mondiale 95
événement, on en oublie que l’histoire est, avant tout, vécue et faite par les
hommes. L’ « ogre » psychanalyste ne doit pas oublier cette « chair
humaine », qu’en dernière instance il se partage avec l’ « ogre » historien.
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jamais été aussi grande. Il se plaint pourtant : « Ma situation a radicale-
ment changé depuis quinze ans. Je suis délivré des soucis matériels,
entouré d’une popularité qui me déplaît, engagé dans des entreprises qui
absorbent mon temps et les loisirs nécessaires à un travail scientifique dans
le calme. »65 Très sollicité, il lui faut de plus affronter de nouvelles opposi-
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Benoist COULIOU,
Doctorant,
Université de Toulouse-Le Mirail.
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