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2010/1 n° 65 | pages 109 à 123
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130576433
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RÉSUMÉ. — Cet article étudie le renouvellement de sens que Nietzsche fait subir à la
notion de scepticisme. Il part de la double appréciation déroutante du scepticisme grec,
loué pour la probité intellectuelle de son ephexis et critiqué simultanément comme une
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forme de nihilisme de type bouddhiste préservant les valeurs ascétiques, pour montrer
que le scepticisme évoqué par la formule « les grands esprits sont des sceptiques. Zara-
thoustra est un sceptique » renvoie au « frédéricisme » (Par-delà bien et mal), c’est-à-dire
à une expérimentation pratique – audacieuse et dangereuse – menée sur les valeurs.
ABSTRACT. — This paper explores the new meaning conveyed to skepticism by Nietzsche.
Starting from the puzzling double assessment of Greek skepticism, praised for the intellec-
tual honesty of its ephexis, and simultaneously criticized as a buddhist type of nihilism
maintaining ascetic values, it shows that the skepticism in the statement « great spirits are
skeptics. Zarathustra is a skeptic » is to be understood in terms of « Frederickianism »
(Beyond Good and Evil), that is, as a practical, bold and dangerous experiment on values.
Avec des accents presque pascaliens, Par-delà bien et mal critique le « ber-
çant pavot du scepticisme 1 » ; un texte contemporain en tire clairement les
conséquences : « Quant à nous, nous ne sommes point sceptiques 2. » Mais
L’Antéchrist affirme quant à lui : « Les grands esprits sont des sceptiques. Zara-
thoustra est un sceptique 3. » Deux ans à peine séparent ces déclarations. La
variation de position qu’elles dessinent n’est cependant pas imputable à une
évolution doctrinale de Nietzsche. La preuve en est, d’ailleurs, que l’époque où
1. Par-delà bien et mal, § 208. Les textes de Nietzsche sont cités d'après la version française de
l'édition Colli-Montinari : Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes (Paris, Gallimard,
1968-1997), à l’exception des textes suivants : Le Gai Savoir, Par-delà bien et mal, et Crépuscule des
idoles, que nous citons dans notre propre traduction (respectivement, Paris, Flammarion, GF,
respectivement 1997 ; 2000 ; 2005). Les Fragments posthumes sont désignés par l'abréviation FP,
suivie de l’indication du tome dans l'édition des Œuvres philosophiques complètes.
2. FP XI, 35 [43].
3. L’Antéchrist, § 54.
Nietzsche médite et rédige L’Antéchrist est celle où il prête une attention renou-
velée au scepticisme antique, stimulée par la lecture du livre de Victor Bro-
chard 4. Or, les notes posthumes qu’il rédige à cette époque confirment sa
condamnation du scepticisme comme position philosophique. Cette curieuse
simultanéité d’appréciations antagonistes témoigne au contraire du rôle opéra-
toire que joue l’idée de scepticisme dans la problématique nietzschéenne ; et, du
même coup, de la nécessité, pour expliciter celle-ci, d’approfondir l’enquête sur
la signification de cette notion.
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On pourrait être tenté de penser que le scepticisme échappe à la critique sévère
que Nietzsche adresse à la tradition philosophique depuis son instauration plato-
nicienne. Certains spécialistes ont été du reste jusqu’à prêter à l’auteur d’Ainsi
parlait Zarathoustra des sympathies indéniables pour le scepticisme ancien. Tel
est le cas de Robert C. Solomon, qui voit dans la réflexion de Nietzsche une
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vérité ? Puisque Nietzsche répète que tout est faux, que « c’est encore le caractère
erroné du monde dans lequel nous croyons vivre qui constitue ce que notre œil
peut saisir de plus assuré et de plus ferme 8 », le rejet de toute affirmation ou
négation dogmatique et la suspension du jugement peuvent-ils encore avoir un
sens ? Ne deviennent-ils pas un dispositif superfétatoire, une technique que plus
rien ne justifie ? Si le dogmatisme s’effondre avec cet évanouissement du vrai, la
stratégie destinée à le combattre, lui et ses effets désastreux, ne s’évapore-t-elle
pas du même coup, le combat cessant faute d’adversaires en quelque sorte ?
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Serait-ce alors cette position anti-métaphysique de disqualification du vrai elle-
même qui offrirait justement une forme généralisée de scepticisme ? Mais un
sceptique aura beau jeu d’affirmer au contraire que le rejet de la vérité et l’assimi-
lation de la réalité à l’erreur constituent tout au contraire des affirmations, et
rejoignent le dogmatisme par des voies détournées.
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En outre, si la vérité disparaît, le règne du scepticisme n’est pas établi pour autant,
car la question du dogmatisme (ou de l’équivalent de ce que les sceptiques antiques
nommaient ainsi) ne s’évanouit pas de ce seul fait. L’abandon de la recherche du
vrai ne produit pas en effet un vide pur et simple : elle revient à montrer que ce qui
était conçu comme vérité n’est à son tour qu’un régime d’interprétation : les « véri-
tés » d’antan sont donc toujours présentes, mais la nouveauté tient à la découverte
de leur statut authentique : celui d’« erreurs », de croyances, qui se trouvent désor-
mais en concurrence avec les autres interprétations, naguère disqualifiées comme
non vraies… Certes, dans la réalité telle que Nietzsche la pense, il n’y a plus que
des croyances – des interprétations, dont les plus fondamentales (les croyances
intériorisées et rendues inconscientes que sont les valeurs) fixent à chaque fois un
cadre au sein duquel sont engendrées des interprétations dérivées (opinions, thèses,
doctrines). Mais toutes les interprétations ne se valent pas nécessairement. Et c’est
justement parce que se pose alors la question de la régulation des croyances que le
problème du scepticisme conserve toute sa pertinence 9. La question du scepticisme
renvoie désormais au problème du rapport aux interprétations, plus précisément au
protocole de construction et de traitement des interprétations.
C’est dans ce cadre que prend sens l’éloge nietzschéen du scepticisme, dont
le pivot est la notion d’ephexis. Il est significatif en effet que, pour définir la
notion de philologie, grâce à laquelle il caractérise la nature du travail philoso-
phique et en élucide les exigences, Nietzsche choisisse précisément de se référer
à l’opération qui est au cœur du procédé sceptique, la suspension du jugement :
Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens très général, l’art de bien lire, – de
savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de
comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philo-
logie conçue comme ephexis dans l’interprétation : qu’il s’agisse de livres, de nou-
velles des journaux, de destins ou du temps qu’il fait – sans même parler du « salut
de l’âme » 10…
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fait désigner le rejet de la précipitation, la lenteur indispensable au déchiffrage
scrupuleux ; mais aussi l’aptitude à se garder de toute déformation des « faits », ou
du texte à lire 11, sous les espèces par exemple de la généralisation abusive (fré-
quemment décelée par Nietzsche chez les philosophes) ; des conclusions trop
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Par la pratique intransigeante de la suspension du jugement, les sceptiques sont
à coup sûr des philosophes à part, qu’honore leur sens du scrupule – les seuls qui
ne se bouchent pas les oreilles pour ne plus entendre les commandements de la
« conscience en matière intellectuelle 16 ». Car c’est justement de cette retenue
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qu’entraîne la lourdeur dogmatique. À cet égard, l’attitude sceptique peut certai-
nement être rapprochée de la gaieté d’esprit que prône Nietzsche, ainsi que du
gai savoir qui en est la mise en œuvre. La politique de l’ephexis mérite en cela
d’être considérée comme une première forme de liberté d’esprit, et cela explique
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Telle n’est pas la seule différence. Bien des aphorismes et des notes posthumes
indiquent que Nietzsche s’efforce de radicaliser le scepticisme des philosophes,
comme s’il le jugeait inabouti, et donc en partie superficiel. L’un des points de
rupture significatifs concerne justement la recommandation pyrrhonienne de
n’affirmer rien au-delà des apparences, cadre qui définit l’application de la sus-
pension du jugement. Peut-être Nietzsche a-t-il été frappé sur ce point par l’affir-
mation tranchée de V. Brochard : « Nul doute, on le voit, que Pyrrhon n’ait fait
une distinction entre le phénomène et la chose, ou, comme nous disons, entre le
subjectif et l’objectif 22. » Toujours est-il qu’à ses yeux cette règle suppose
encore la croyance à la pertinence du partage entre le phénomène et la chose en
elle-même.
Or c’est aller bien trop loin que procéder ainsi, ou en sens inverse, si l’on
préfère, c’est rester pusillanime dans son scepticisme. Implicitement, c’est accep-
ter une affirmation des plus dogmatiques, ainsi que le souligne le posthume sui-
vant :
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Il m’importe peu que l’un dise aujourd’hui avec l’humilité du scepticisme philoso-
phique ou avec l’abandon religieux : « l’essence des choses m’est inconnue », tandis
que l’autre, plus courageux mais insuffisamment entraîné à la critique et à la méfiance,
affirme : « l’essence des choses m’est pour une bonne part inconnue ». Je maintiens
contre eux deux que, de toute façon, ils prétendent ou s’imaginent encore en savoir
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beaucoup trop, comme si, en effet, la distinction qu’ils présupposent tous deux était
fondée, cette distinction d’une « essence des choses » et d’un monde phénoménal 23.
22. Les Sceptiques grecs, Paris, rééd. Livre de poche, 2002, p. 71.
23. FP XII, 6 [23]. Voir encore la fin du fragment : « Eliminons la “chose en soi” et, du même
coup, l'un des concepts les plus obscurs, celui de “phénomène” ! Toute cette opposition, comme celle,
plus ancienne, de la “matière et de l'esprit”, s'est révélée inutilisable »
24. FP XII, 2 [154]. Sur la disqualification de cette problématique du connaître, voir la suite du
fragment.
116 Patrick Wotling
plus extrême est donc le renoncement à la logique, le credo quia absurdum est, la
mise en doute de la raison et sa négation 25. » La présupposition de la pertinence
du schéma du partage contradictoire en matière théorique, sur laquelle reposent
les oppositions logiques fondamentales, est en effet requise pour que fonctionne
par exemple la stratégie de l’isosthénie et de l’équivalence des raisons contraires,
qui motive la suspension du jugement.
L’approfondissement de l’enquête ramène dans ces conditions à un point que
nous avons déjà évoqué, sans en tirer toutes les conséquences. On ne s’étonnera
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pas en effet que Nietzsche, avec l’identification du préjugé logique, pose la
question du rapport à cette antinomie fondamentale qu’est l’opposition du vrai et
du faux. Et qu’il reproche donc au scepticisme de maintenir la croyance à la vérité
en confirmant la pertinence de l’opposition entre vérité et erreur : « La nouveauté
de notre position actuelle envers la philosophie, c’est une conviction que n’eut
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encore aucune époque : la conviction que nous ne possédons pas la vérité. Tous
les hommes d’autrefois “possédaient la vérité” : même les sceptiques 26. » Et c’est
bien là un point essentiel sur lequel Nietzsche revendique quant à lui une radica-
lité dans l’élimination des préjugés conforme à l’exigence même qui est celle de
la philosophie, mais que les philosophes n’ont jamais su atteindre jusqu’à pré-
sent. Comment en effet se justifie la légitimité de la notion de vérité ? C’est bien
l’interrogation sur le statut de cette croyance, l’éternel impensé des philosophes,
qui représente aux yeux de Nietzsche le premier stade nécessaire à la mise en
accord de la pratique de la philosophie et de son idée. Envisager que la vérité
aussi soit une interprétation, mais une interprétation de telle nature qu’elle ne se
laisse pas mettre à l’écart par des procédés théoriques, et appartienne peut-être à
une classe spécifique de croyances, tel serait le véritable scepticisme : « Ultime
scepticisme. – Que sont donc en fin de compte les vérités de l’homme ? Ce sont
les erreurs irréfutables de l’homme 27. »
Le scepticisme tel que le pense Nietzsche se veut plus radical que celui des
sceptiques anciens tout d’abord en ceci qu’il ne porte pas sur la possibilité d’un
accès à la vérité et sur ses modalités techniques, mais remet en cause la notion
même de vérité. C’est pourquoi aussi la question du maintien de la vérité de la
sensation ne se pose plus, dans le cadre de la réflexion nietzschéenne. Et que,
de la même manière, le problème du rapport à la vie comme norme ne possède
pas la même signification dans les deux cas.
L’éloge nietzschéen du scepticisme ne saurait donc être qu’un éloge mitigé.
D’où cette conséquence capitale pour l’analyse de l’évolution que Nietzsche fait
subir à la notion : lorsqu’il déclare avec fermeté que Zarathoustra est un scep-
tique, il est clair que cette formule ne peut s’entendre comme une identification
entière à la position qu’incarne le scepticisme antique, que la référence – pour-
tant bien réelle – à l’ephexis ne saurait en épuiser la signification, et que cette
déclaration doit être encore entendue en un autre sens.
Il suffit du reste, pour s’en persuader et prendre la mesure de la situation
énigmatique à laquelle nous conduit la réflexion nietzschéenne, de considérer
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l’appréciation que porte le philosophe sur Pyrrhon, pour lequel les notes pos-
thumes de 1888 témoignent d’un regain d’intérêt notable. Curieusement, en effet,
toute trace d’éloge disparaît alors. La référence enthousiaste à l’ephexis cède la
place à la dénonciation d’une forme de faiblesse, que Nietzsche formule en usant
de la conceptualité propre à la typologie des civilisations qu’il élabore depuis de
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nombreuses années : « Pyrrhon, le plus doux et le plus patient des hommes qui
aient jamais vécu parmi les Grecs, un bouddhiste, bien que Grec, et même un
Bouddha […] 28 » On sait que dans le cadre de cette pensée des cultures, le
bouddhisme représente un type particulier de nihilisme passif caractérisé par
l’épuisement (entraîné par des valeurs en contradiction avec les exigences de la
vie) mais dénué de ressentiment et d’agressivité, ce qui le distingue radicalement
du nihilisme de type chrétien et justifie que Nietzsche lui accorde toujours une
forme de noblesse. Le scepticisme philosophique antique se trouve par là ramené
à l’expression spiritualisée d’une forme d’inhibition, de découragement, et avant
tout d’incertitude paralysante au sujet des valeurs, qui ne jouent plus leur rôle
d’instances de choix impératives et de guides efficaces du vivant. Et représente
curieusement une rupture par rapport aux pulsions helléniques traditionnelles,
qui promouvaient l’agôn en tout domaine. Loin d’être une vertu de philosophe,
l’ephexis serait alors la marque de l’incertitude propre à une forme de vie décli-
nante n’aspirant plus qu’au repos.
Il convient de noter que, parallèlement à l’étude qu’il en mène sous l’angle de
la stricte technique philosophique, c’est aussi dans le cadre de la réflexion sur la
typologie des cultures que Nietzsche élabore son analyse de la signification du
scepticisme. Or, cette seconde perspective, conduite selon la problématique
généalogique, permet de le comprendre comme un conflit de valeurs, ou, en
termes psychologiques, comme l’impossibilité pour un individu de parvenir à
une coordination et une hiérarchisation réussie de ses pulsions, qui dès lors ne
parviennent plus à collaborer de manière unifiée, à la faveur d’une division du
travail tranchée, mais donnent lieu à des associations partielles qui se combattent
mutuellement, rivalisant pour le contrôle de l’organisme, d’où un état global
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tinctes. Le point essentiel pour apprécier le sens du scepticisme serait ainsi le
brouillage axiologique, ainsi que l’indique la définition généalogique qu’en pré-
sente Par-delà bien et mal :
physiologique multiple que l’on appelle dans la langue courante neurasthénie et disposi-
tion maladive ; elle apparaît chaque fois que se produit un croisement décisif et brusque
de races ou de classes longtemps séparées. Dans la nouvelle génération qui hérite en
quelque sorte dans son sang de mesures et de valeurs différentes, tout est inquiétude,
dérangement, doute, tentative ; les meilleures forces exercent un effet d’entrave, les
vertus elles-mêmes s’empêchent mutuellement de croître et de devenir fortes, le corps et
l’âme manquent d’équilibre, de centre de gravité et d’assurance perpendiculaire. Mais
chez de tels hybrides, ce qui devient malade et dégénère le plus profondément, c’est la
volonté : ils ne connaissent plus du tout l’indépendance de décision, le sentiment de
plaisir courageux que suscite le vouloir, – ils doutent de la « liberté de la volonté » jusque
dans leurs rêves 29.
Un bouddhiste pour la Grèce, grandi parmi le tumulte des écoles ; tard venu ; épuisé ;
la protestation de l’épuisé contre le zèle du dialecticien ; l’incrédulité de l’épuisé, qui
doute de l’importance de toute chose. Il a vu Alexandre, il a vu les pénitents indiens.
Sur de tels « tard-venus », de tels raffinés, tout ce qui est humble, tout ce qui est pauvre,
tout ce qui est idiot, même, exerce une séduction. Cela agit comme un narcotique 31.
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raxie comme une manière douce de glisser dans la décadence, l’incapacité à agir
et la négation de la vie ? Si originale qu’elle soit, l’appréciation nietzschéenne
peut sembler bien contradictoire. En quoi Nietzsche s’intéresse-t-il donc au
scepticisme, qu’il tient à prêter à Zarathoustra, alors qu’il est bien clair d’une
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part qu’il ne l’aborde pas dans une perspective théorique : il est d’ailleurs frap-
pant qu’il ne prête par exemple nulle attention aux séries de tropes, et ignore de
manière générale le détail des argumentations sceptiques ; d’autre part que sa
réflexion sur la notion n’est pas davantage articulée à recherche de l’ataraxie
– l’imperturbabilité qui « suit comme son ombre 32 » la suspension du juge-
ment –, qu’il critique sévèrement au contraire ?
Ces traits sont l’indice du changement fondamental de mode de questionne-
ment qu’opère Nietzsche, en d’autres termes de la substitution de la probléma-
tique de la culture, c’est-à-dire de l’élévation de l’homme, à celle de la recherche
de la vérité. Relus dans cette perspective, ils permettent de comprendre en quel
sens on peut parler de radicalisation du scepticisme chez Nietzsche : le problème
décelé par ce dernier ne tient pas à l’extension du champ doxique couvert par la
suspension du jugement, et il ne cherche pas simplement à piéger le sceptique
en identifiant le maintien d’une affirmation ou d’une négation relativement à
une opinion, ce qui constitue une stratégie courante chez ses adversaires dogma-
tiques. Il y a tout au contraire radicalisation en ceci que l’interrogation passe du
plan de la doxa à celui des valeurs, et que c’est la nature même de l’objet
concerné qui change. On peut bien douter de toutes les opinions que l’on veut,
la question fondamentale est de savoir quels sont les besoins qui trouvent à se
satisfaire dans cette attitude, et par conséquent quelles sont les préférences et
répugnances fondamentales – les valeurs, donc – sur la base desquelles s’opère
la mise en place du doute. Le doute sceptique n’est pas si dévastateur qu’il y
paraît. Quels que soient les efforts de suspension du jugement, il reste une zone
qui demeure épargnée par le doute, et c’est la nature de cette zone qui importe,
plus que la complétude du geste sceptique 33. Car en maintenant, même si c’est
pour douter de la possibilité d’y accéder, la vérité, les sceptiques maintiennent à
leur insu, de la manière la plus dogmatique, l’axiologie morale et ascétique qui
en est la source 34 :
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tion dans la mesure où c’est le raffinement suprême des exigences morales qui ici est
précisément moteur : dès que le sceptique cesse de ressentir ces évaluations du vrai
comme critères, il n’a plus aucune raison alors de douter ni de chercher : il faudrait
donc nécessairement que la volonté de savoir ait une racine tout autre que celle de la
probité 35.
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Dans un texte qui fait écho au paragraphe 265 du Gai Savoir, La Généalogie de
la morale souligne encore que même ces « ephectiques » de l’esprit que sont les
scientifiques restent prisonniers de l’idéal ascétique, vénérant toujours la
vérité 36.
Nietzsche met ainsi en évidence un reste non interrogé, qui constitue l’axio-
logie inaperçue du scepticisme, en d’autres termes, les vénérations soustraites
au doute des spécialistes de la mise en doute. Considéré dans cette perspective,
le scepticisme, si poussé qu’il soit, ne présente plus de différence fondamentale
par rapport aux philosophies dogmatiques. C’est toujours la même structure qui
est à l’œuvre, et, pour une large part, ce sont les mêmes valeurs qui agissent.
Le sceptique aurait-il dans ces conditions déçu l’attente du philosophe ? Ou est-
il possible d’aller plus loin ? Telle est bien la question qui sous-tend la réflexion
de Nietzsche face au scepticisme. Est-il possible, en d’autres termes, de donner
une dimension axiologique au scepticisme ? Et quel en serait le sens ?
33. Il est significatif que Nietzsche formule cette critique en l’appliquant également à la figure
paradigmatique de la radicalité philosophique et en l’appliquant à sa stratégie méthodologique de
doute hyperbolique, même s’il ne s’agit pas de scepticisme au sens strict et si Descartes, comme on le
sait, souligne son dégoût pour cette viande si souvent remâchée. Voir par exemple Par-delà bien et
mal, § 2.
34. Sur cette question capitale, voir en particulier Le Gai Savoir, § 344.
35. FP XI, 35 [5]. Voir encore FP XI, 34 [193], qui transpose le reproche au cas du scepticisme à
l’égard de la morale : « Les sceptiques de la morale ne se rendent pas compte de tout ce que leur
scepticisme véhicule d'évaluation morale : leur attitude est presque un suicide de la morale et peut-
être pourtant une transfiguration de celle-ci. »
36. III, § 24.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 121
de ces questions qui n’admettent pas l’expérience. Telle est la frontière de mon « sens
de la vérité » : car la bravoure y a perdu ses droits 37.
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du partage entre le théorique et le pratique. Or, c’est justement là le cœur du
rapport de Nietzsche au scepticisme, en ce que ce dernier concentre sa critique
dissolvante du dogmatisme sur le travail théorique des philosophes pour déter-
miner en conséquence, à titre de retombée, la pratique recommandable.
L’analyse généalogique indique cependant que non seulement le champ du
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qui font l’effort le plus apparent pour expérimenter jusqu’où l’homme peut s’éle-
ver 41. » C’est pour exprimer cette détermination que Nietzsche déclare au sujet
de ces philosophes de l’avenir : « ils pourraient bien, de toute nécessité, être des
sceptiques » ; mais il a soin de préciser immédiatement : « au sens qui vient d’être
suggéré 42 ».
Il y a scepticisme authentique quand l’agir devient une expérimentation :
Comme nous sommes des sceptiques, nos actions sont des expériences, des calculs
avec quelques grandeurs inconnues – donc très intéressantes parce qu’elles ne sont pas
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des extériorisations idiotes de notre puissance qui nous irritent si elles échouent, mais
des tentatives pour obtenir, selon leur succès, des éclaircissements sur un point quel-
conque 43.
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rence de valeur entre les différentes formes que peut prendre la vie humaine. Que
signifie donc le fait que les philosophes de l’avenir seront des sceptiques ? Qu’ils
seront législateurs en matière de valeurs 47. Mais, simultanément, que l’identifica-
tion de valeurs favorables à l’expansion de la vie n’est pas affaire de théorie ;
qu’ils devront donc mener des essais ; et qu’ils s’efforceront de ne pas modifier
les valeurs à l’aventure, au risque d’anéantir ce qu’ils veulent guérir, l’homme
entraîné par le nihilisme dans une logique de mort. Le frédéricisme est ainsi une
ephexis pratique, en quelque sorte, car nulle neutralisation réelle ne s’opère tant
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que la mise entre parenthèses affecte seulement des théories ou des doctrines. Il
combine ainsi la pensée du Versuch et le souci de faire du philosophe le médecin
de la culture. « Scepticisme ! Oui, mais un scepticisme expérimental ! non l’iner-
tie du désespoir 48. » Mais de ce fait, loin d’être encore un « berçant pavot »,
« cette espèce nouvelle de scepticisme », parce qu’elle applique la suspension
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Patrick WOTLING
Université de Reims – Cirlep EA 4299