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« CETTE ESPÈCE NOUVELLE DE SCEPTICISME, PLUS

DANGEREUSE ET PLUS DURE ». EPHEXIS, BOUDDHISME,


FRÉDÉRICISME CHEZ NIETZSCHE
Patrick Wotling

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

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2010/1 n° 65 | pages 109 à 123
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130576433
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Pour citer cet article :


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Patrick Wotling, « « Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus
dure ». Ephexis, bouddhisme, frédéricisme chez Nietzsche », Revue de
métaphysique et de morale 2010/1 (n° 65), p. 109-123.
DOI 10.3917/rmm.101.0109
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« Cette espèce nouvelle de scepticisme,
plus dangereuse et plus dure ».
Ephexis, bouddhisme,
frédéricisme chez Nietzsche

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RÉSUMÉ. — Cet article étudie le renouvellement de sens que Nietzsche fait subir à la
notion de scepticisme. Il part de la double appréciation déroutante du scepticisme grec,
loué pour la probité intellectuelle de son ephexis et critiqué simultanément comme une
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forme de nihilisme de type bouddhiste préservant les valeurs ascétiques, pour montrer
que le scepticisme évoqué par la formule « les grands esprits sont des sceptiques. Zara-
thoustra est un sceptique » renvoie au « frédéricisme » (Par-delà bien et mal), c’est-à-dire
à une expérimentation pratique – audacieuse et dangereuse – menée sur les valeurs.

ABSTRACT. — This paper explores the new meaning conveyed to skepticism by Nietzsche.
Starting from the puzzling double assessment of Greek skepticism, praised for the intellec-
tual honesty of its ephexis, and simultaneously criticized as a buddhist type of nihilism
maintaining ascetic values, it shows that the skepticism in the statement « great spirits are
skeptics. Zarathustra is a skeptic » is to be understood in terms of « Frederickianism »
(Beyond Good and Evil), that is, as a practical, bold and dangerous experiment on values.

Avec des accents presque pascaliens, Par-delà bien et mal critique le « ber-
çant pavot du scepticisme 1 » ; un texte contemporain en tire clairement les
conséquences : « Quant à nous, nous ne sommes point sceptiques 2. » Mais
L’Antéchrist affirme quant à lui : « Les grands esprits sont des sceptiques. Zara-
thoustra est un sceptique 3. » Deux ans à peine séparent ces déclarations. La
variation de position qu’elles dessinent n’est cependant pas imputable à une
évolution doctrinale de Nietzsche. La preuve en est, d’ailleurs, que l’époque où

1. Par-delà bien et mal, § 208. Les textes de Nietzsche sont cités d'après la version française de
l'édition Colli-Montinari : Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes (Paris, Gallimard,
1968-1997), à l’exception des textes suivants : Le Gai Savoir, Par-delà bien et mal, et Crépuscule des
idoles, que nous citons dans notre propre traduction (respectivement, Paris, Flammarion, GF,
respectivement 1997 ; 2000 ; 2005). Les Fragments posthumes sont désignés par l'abréviation FP,
suivie de l’indication du tome dans l'édition des Œuvres philosophiques complètes.
2. FP XI, 35 [43].
3. L’Antéchrist, § 54.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2010


110 Patrick Wotling

Nietzsche médite et rédige L’Antéchrist est celle où il prête une attention renou-
velée au scepticisme antique, stimulée par la lecture du livre de Victor Bro-
chard 4. Or, les notes posthumes qu’il rédige à cette époque confirment sa
condamnation du scepticisme comme position philosophique. Cette curieuse
simultanéité d’appréciations antagonistes témoigne au contraire du rôle opéra-
toire que joue l’idée de scepticisme dans la problématique nietzschéenne ; et, du
même coup, de la nécessité, pour expliciter celle-ci, d’approfondir l’enquête sur
la signification de cette notion.

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On pourrait être tenté de penser que le scepticisme échappe à la critique sévère
que Nietzsche adresse à la tradition philosophique depuis son instauration plato-
nicienne. Certains spécialistes ont été du reste jusqu’à prêter à l’auteur d’Ainsi
parlait Zarathoustra des sympathies indéniables pour le scepticisme ancien. Tel
est le cas de Robert C. Solomon, qui voit dans la réflexion de Nietzsche une
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« théorie anti-théorique » et propose de caractériser sa position « par la formule


de scepticisme nuancé mais minutieux, très proche en cela de celle de Sextus
Empiricus, qu’il admirait énormément 5 ». Plusieurs déclarations de Nietzsche
corroborent cette proximité : « Je mets à part quelques Sceptiques – le seul type
convenable dans toute l’histoire de la philosophie – : mais les autres ignorent les
exigences élémentaires de la probité intellectuelle 6. » Ainsi encore de l’exclama-
tion d’Ecce homo, « Les Sceptiques, le seul type respectable parmi la gent, pleine
de duplicité – et de quintuplicité – des philosophes 7 !… » : remarquable témoi-
gnage d’admiration, chez un penseur que l’on sait avare de ses éloges quand il se
penche sur les philosophes. D’autant plus remarquable qu’il indique clairement
que cette appréciation est liée en premier lieu à des considérations que l’on peut
dire éthiques : non pas relatives à la morale au sens courant, mais à l’éthique de
la pensée – liée étroitement à la philologie, au sens que Nietzsche donne à ce
terme. On notera du reste que c’est dans L’Antéchrist que l’on trouve l’éloge le
plus appuyé du scepticisme en ce sens, et que c’est également l’un des ouvrages
qui caractérisent avec le plus d’insistance la tâche du philosophe à partir du
modèle philologique.
Mais en quoi cette probité prétendue se manifeste-t-elle donc ? Et surtout reste-
t-il place pour la notion de scepticisme dans un univers strictement interprétatif,
comme celui de Nietzsche, c’est-à-dire une fois éliminée la problématique de la

4. V. Brochard, Les Sceptiques grecs, Paris, Imprimerie nationale, 1887.


5. Voir son étude « Nietzsche : le philologue comme psychologue “de la profondeur” », in « L’art
de bien lire ». Nietzsche et la philologie, ed. J.-F. Balaudé/P. Wotling, Vrin, à paraître. Sur cette
question, voir encore l’article de B. Magnus « Nietzsche's Mitigated Skepticism », in Nietzsche-
Studien, Berlin/New York, de Gruyter, Band 9, 1980, pp. 260-267.
6. L’Antéchrist, § 12. Voir aussi FP XIV, 15 [28] : « Mis à part les estimables, mais rares
sceptiques, nulle part ne se montre un instinct de probité intellectuelle. »
7. Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 3.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 111

vérité ? Puisque Nietzsche répète que tout est faux, que « c’est encore le caractère
erroné du monde dans lequel nous croyons vivre qui constitue ce que notre œil
peut saisir de plus assuré et de plus ferme 8 », le rejet de toute affirmation ou
négation dogmatique et la suspension du jugement peuvent-ils encore avoir un
sens ? Ne deviennent-ils pas un dispositif superfétatoire, une technique que plus
rien ne justifie ? Si le dogmatisme s’effondre avec cet évanouissement du vrai, la
stratégie destinée à le combattre, lui et ses effets désastreux, ne s’évapore-t-elle
pas du même coup, le combat cessant faute d’adversaires en quelque sorte ?

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Serait-ce alors cette position anti-métaphysique de disqualification du vrai elle-
même qui offrirait justement une forme généralisée de scepticisme ? Mais un
sceptique aura beau jeu d’affirmer au contraire que le rejet de la vérité et l’assimi-
lation de la réalité à l’erreur constituent tout au contraire des affirmations, et
rejoignent le dogmatisme par des voies détournées.
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En outre, si la vérité disparaît, le règne du scepticisme n’est pas établi pour autant,
car la question du dogmatisme (ou de l’équivalent de ce que les sceptiques antiques
nommaient ainsi) ne s’évanouit pas de ce seul fait. L’abandon de la recherche du
vrai ne produit pas en effet un vide pur et simple : elle revient à montrer que ce qui
était conçu comme vérité n’est à son tour qu’un régime d’interprétation : les « véri-
tés » d’antan sont donc toujours présentes, mais la nouveauté tient à la découverte
de leur statut authentique : celui d’« erreurs », de croyances, qui se trouvent désor-
mais en concurrence avec les autres interprétations, naguère disqualifiées comme
non vraies… Certes, dans la réalité telle que Nietzsche la pense, il n’y a plus que
des croyances – des interprétations, dont les plus fondamentales (les croyances
intériorisées et rendues inconscientes que sont les valeurs) fixent à chaque fois un
cadre au sein duquel sont engendrées des interprétations dérivées (opinions, thèses,
doctrines). Mais toutes les interprétations ne se valent pas nécessairement. Et c’est
justement parce que se pose alors la question de la régulation des croyances que le
problème du scepticisme conserve toute sa pertinence 9. La question du scepticisme
renvoie désormais au problème du rapport aux interprétations, plus précisément au
protocole de construction et de traitement des interprétations.
C’est dans ce cadre que prend sens l’éloge nietzschéen du scepticisme, dont
le pivot est la notion d’ephexis. Il est significatif en effet que, pour définir la
notion de philologie, grâce à laquelle il caractérise la nature du travail philoso-
phique et en élucide les exigences, Nietzsche choisisse précisément de se référer
à l’opération qui est au cœur du procédé sceptique, la suspension du jugement :

8. Par-delà bien et mal, § 34.


9. L’univers nietzschéen, du fait de ce rôle primordial de la croyance, n’est pas sans évoquer à
certains égards celui de David Hume. Pour une confrontation entre Nietzsche et Hume sur ce point,
on se reportera à l’article d’É. Bondel « “Wohin ?”, “Wozu ?” : ein Kulturproblem. Wahrheit und
Leben bei Hume und Nietzsche », in Perspektiven der Philosophie, Amsterdam, 1980.
112 Patrick Wotling

Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens très général, l’art de bien lire, – de
savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de
comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philo-
logie conçue comme ephexis dans l’interprétation : qu’il s’agisse de livres, de nou-
velles des journaux, de destins ou du temps qu’il fait – sans même parler du « salut
de l’âme » 10…

En quoi la suspension sceptique du jugement donne-t-elle à penser les vertus du


philosophe engagé dans son travail de lecture ? D’abord en ce que Nietzsche lui

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fait désigner le rejet de la précipitation, la lenteur indispensable au déchiffrage
scrupuleux ; mais aussi l’aptitude à se garder de toute déformation des « faits », ou
du texte à lire 11, sous les espèces par exemple de la généralisation abusive (fré-
quemment décelée par Nietzsche chez les philosophes) ; des conclusions trop
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entières, aveugles aux nuances ; et surtout par l’aptitude à se passer de conviction


prédéterminée – de foi à tous les sens du terme –, entendons de conviction préa-
lable au sujet du sens du texte à interpréter, qui déteindrait alors sur la lecture en
superposant à la séquence initiale une grille préconçue avec laquelle on cherche-
rait à toute force à faire cadrer celle-là. Car s’il n’y a pas d’interprétations vraies,
il y a en revanche des interprétations intenables, « fausses », situation déroutante
au premier abord, que le modèle philologique permet de comprendre : celles qui
mutilent le texte à interpréter (telle séquence de la réalité), ou lui incorporent un
texte étranger qui se retrouvera dans la traduction qu’est l’interprétation 12.
L’ephexis dans l’interprétation désigne ainsi le contrôle de soi-même par
lequel le philosophe veille constamment à s’interdire toute déformation de l’objet
à interpréter en un sens conforme aux vœux de son cœur, ou à ses habitudes de
pensée. Victoire sur la paresseuse facilité à se satisfaire et sur la tendance au
mensonge, le scepticisme est une irremplaçable école de lutte contre la préven-
tion : tel est le sens de l’éloge nietzschéen. Et en particulier contre cette préven-
tion si courante et si séduisante qu’est le besoin d’absolu – le démon des
philosophes –, la pulsion d’adoration servile. Car ce à quoi L’Antéchrist oppose
le scepticisme, c’est bien en effet « le besoin de foi, le besoin d’un oui et d’un

10. L’Antéchrist, § 52.


11. C’est l’un des nombreux points qui justifieraient une confrontation entre la pensée de
Nietzsche et celle de Wittgenstein. Voir par exemple les remarques de C. Chauviré dans son ouvrage
Voir le visible : la seconde philosophie de Wittgenstein, Paris, PUF, 2003, p. 32 en particulier à
propos de la question de la description.
12. Sur cette question, voir en particlier l’article de R. Schacht, « Beyond Nihilism : Nietzsche on
Philosophy, Truth and Knowledge », in Making Sense of Nietzsche, Urbana, University of Illinois
Press, 1994. Voir également du même auteur Nietzsche, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1983,
ainsi qu’É. Blondel Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986 ; rééd. L’Harmattan, « La
librairie des Humanités », 2006), et P. Wotling. Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF,
1995, rééd. coll. Quadrige, 2009.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 113

non absolus, quels qu’ils soient 13 », la tyrannie de l’inconditionné, qui relève de


la pathologie 14. Entraînement à neutraliser tout penchant à adhérer incondition-
nellement, l’ephexis n’épargne pas même son rapport à elle-même, évitant l’atta-
chement dogmatique à son détachement, « la croyance à l’incroyance 15 » en
quelque sorte, pour transposer une formule que Nietzsche applique à la moder-
nité. Peut-être aussi – ce n’est qu’une hypothèse – Nietzsche va-t-il jusqu’à voir
dans l’ephexis la capacité à admettre la variation des perspectives, qui joue un
rôle déterminant dans sa pensée de l’interprétation.

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Par la pratique intransigeante de la suspension du jugement, les sceptiques sont
à coup sûr des philosophes à part, qu’honore leur sens du scrupule – les seuls qui
ne se bouchent pas les oreilles pour ne plus entendre les commandements de la
« conscience en matière intellectuelle 16 ». Car c’est justement de cette retenue
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imposée par l’honnêteté que les philosophes, ordinairement « porte-parole retors


de leurs préjugés 17 », ne font guère preuve. Et si la philosophie désigne une
exigence intellectuelle d’indépendance et de probité avant d’être la production
d’un corps de doctrines, on comprend que le sceptique constitue un modèle
rassemblant les principaux traits constitutifs du philosophe authentique, d’où
aussi la transposition d’une position doctrinale globale, originellement destinée à
contrer le dogmatisme, en technique positive de construction de la réflexion
philosophique.
Mais il n’y a pas seulement de la prudence, il y a de la noblesse dans cette
éducation à la retenue. Sens de la distance, aptitude à la maîtrise de soi, détache-
ment : autant de traits qui s’opposent en tout au fanatisme de la vérité, au désir
de savoir coûte que coûte qui anime les dogmatiques. La marque caractéristique
de l’absence de noblesse, de ce que Nietzsche qualifie souvent de plébéien, est
en effet cette incapacité à la maîtrise de soi qui interdit de ne pas réagir à une
sollicitation 18. Une forme d’esclavage donc : « l’esclave veut de l’inconditionné,
il ne comprend que le tyrannique, dans la morale également, il aime comme il
hait, sans nuance, à fond, jusqu’à la douleur, jusqu’à la maladie, – son énorme
souffrance cachée se révolte avec indignation contre le goût noble, qui semble
nier la souffrance 19 ». Par opposition au christianisme, religion plébéienne, sou-
lèvement d’esclaves, la noblesse antique, romaine surtout, est constamment
caractérisée chez Nietzsche par son scepticisme. Sur le terrain philosophique, la

13. L’Antéchrist, § 54. Formule finale soulignée par nous.


14. Voir par exemple Par-delà bien et mal, § 154.
15. Le Gai Savoir, § 347.
16. Voir en particulier Le Gai Savoir, § 2 et § 335.
17. Par-delà bien et mal, § 5.
18. Voir par exemple Crépuscule des idoles, « Ce qui abandonne les Allemands », § 6.
19. Par-delà bien et mal, § 46.
114 Patrick Wotling

volonté de vérité est particulièrement propre à déchaîner cet esclavage. C’est en


ce sens que la parole prêtée à Ponce Pilate par les Évangiles apparaît à Nietzsche
comme la manifestation paradigmatique de ce qu’est le scepticisme noble : « Le
sarcasme aristocratique d’un Romain devant qui on abuse effrontément du mot
“vérité”, a enrichi le Nouveau Testament du seul mot de valeur qu’il contienne,
et qui, à la fois, le critique et le réduit à néant : “Qu’est-ce que la vérité ?” 20 »
La noblesse du scepticisme tient donc à la légèreté, sens de la réserve qui n’est
pas superficialité, qu’il maintient en se préservant ainsi de l’assombrissement

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qu’entraîne la lourdeur dogmatique. À cet égard, l’attitude sceptique peut certai-
nement être rapprochée de la gaieté d’esprit que prône Nietzsche, ainsi que du
gai savoir qui en est la mise en œuvre. La politique de l’ephexis mérite en cela
d’être considérée comme une première forme de liberté d’esprit, et cela explique
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largement l’enthousiasme de l’appréciation portée par l’auteur de Par-delà bien


et mal.
Il n’en reste pas moins qu’une différence essentielle sépare Nietzsche du scep-
ticisme strict puisque si l’ephexis est une vertu fondamentale exigible du philo-
sophe, elle est cependant traitée désormais non comme une fin, mais comme un
moyen au service de l’élaboration des interprétations. Jugée à partir du terrain
sceptique, elle peut donc sembler absurdement mise au service d’un retour sour-
nois au dogmatisme ; le pyrrhonien rappellerait probablement son exigence de
n’affirmer rien au-delà des apparences et se défendrait pour cette raison de tout
rapprochement avec Nietzsche. Lequel confirmerait sans nul doute le divorce en
soulignant que s’il est certes un penseur de l’apparence 21, celle-ci est chez lui de
nature interprétative, en un sens actif : que par conséquent l’apparence n’offre
nullement une base arrière permettant le repos dans la suspension du jugement
puisque la réalité est elle-même un ensemble de processus producteurs d’inter-
prétations.

Telle n’est pas la seule différence. Bien des aphorismes et des notes posthumes
indiquent que Nietzsche s’efforce de radicaliser le scepticisme des philosophes,
comme s’il le jugeait inabouti, et donc en partie superficiel. L’un des points de
rupture significatifs concerne justement la recommandation pyrrhonienne de
n’affirmer rien au-delà des apparences, cadre qui définit l’application de la sus-
pension du jugement. Peut-être Nietzsche a-t-il été frappé sur ce point par l’affir-
mation tranchée de V. Brochard : « Nul doute, on le voit, que Pyrrhon n’ait fait
une distinction entre le phénomène et la chose, ou, comme nous disons, entre le

20. L’Antéchrist, § 46.


21. Sur l’identification de la réalité à l’apparence, voir par exemple Le Gai Savoir, § 54, et FP XI,
40 [53].
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 115

subjectif et l’objectif 22. » Toujours est-il qu’à ses yeux cette règle suppose
encore la croyance à la pertinence du partage entre le phénomène et la chose en
elle-même.
Or c’est aller bien trop loin que procéder ainsi, ou en sens inverse, si l’on
préfère, c’est rester pusillanime dans son scepticisme. Implicitement, c’est accep-
ter une affirmation des plus dogmatiques, ainsi que le souligne le posthume sui-
vant :

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Il m’importe peu que l’un dise aujourd’hui avec l’humilité du scepticisme philoso-
phique ou avec l’abandon religieux : « l’essence des choses m’est inconnue », tandis
que l’autre, plus courageux mais insuffisamment entraîné à la critique et à la méfiance,
affirme : « l’essence des choses m’est pour une bonne part inconnue ». Je maintiens
contre eux deux que, de toute façon, ils prétendent ou s’imaginent encore en savoir
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beaucoup trop, comme si, en effet, la distinction qu’ils présupposent tous deux était
fondée, cette distinction d’une « essence des choses » et d’un monde phénoménal 23.

Malgré sa réserve, le scepticisme se trouve en fait en situation d’excès. Peu


importe qu’aucune thèse épistémologique ne soit admise à titre de réponse, c’est
bien l’idée même de connaissance qui échappe finalement au dispositif éphec-
tique, et qui sauve avec elle les termes dans lesquels la question théorique est
ordinairement posée : « La fabulation majeure est celle de la connaissance. On
voudrait savoir comment sont constituées les choses en soi : mais voilà, il n’y a
pas de choses en soi 24 ! » C’est donc la problématique du connaître tout entière,
et non seulement la possibilité de lui apporter une solution, qui doit être suspen-
due. À défaut de pratiquer une telle extension, les sceptiques croient encore à la
connaissance, fût-ce en posant que l’on ne peut l’atteindre, ou plutôt que l’on ne
sait pas si l’on peut l’atteindre.
On peut certes se demander si Nietzsche ne tend pas à forcer la position
sceptique sur cette question délicate. Plusieurs textes peuvent en effet suggérer
une assimilation du refus de se prononcer au maintien, et implicitement donc à
l’approbation, du cadre conceptuel ordinaire présupposé par le problème. C’est
par exemple le cas du posthume suivant, qui prolonge la critique par l’identifica-
tion d’un autre préjugé, à savoir la conservation de la croyance à la logique – et
avec elle, ce qui est le point le plus grave, aux oppositions dualistes : « Même le
scepticisme comporte pourtant une croyance : la croyance en la logique. Le pas le

22. Les Sceptiques grecs, Paris, rééd. Livre de poche, 2002, p. 71.
23. FP XII, 6 [23]. Voir encore la fin du fragment : « Eliminons la “chose en soi” et, du même
coup, l'un des concepts les plus obscurs, celui de “phénomène” ! Toute cette opposition, comme celle,
plus ancienne, de la “matière et de l'esprit”, s'est révélée inutilisable »
24. FP XII, 2 [154]. Sur la disqualification de cette problématique du connaître, voir la suite du
fragment.
116 Patrick Wotling

plus extrême est donc le renoncement à la logique, le credo quia absurdum est, la
mise en doute de la raison et sa négation 25. » La présupposition de la pertinence
du schéma du partage contradictoire en matière théorique, sur laquelle reposent
les oppositions logiques fondamentales, est en effet requise pour que fonctionne
par exemple la stratégie de l’isosthénie et de l’équivalence des raisons contraires,
qui motive la suspension du jugement.
L’approfondissement de l’enquête ramène dans ces conditions à un point que
nous avons déjà évoqué, sans en tirer toutes les conséquences. On ne s’étonnera

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pas en effet que Nietzsche, avec l’identification du préjugé logique, pose la
question du rapport à cette antinomie fondamentale qu’est l’opposition du vrai et
du faux. Et qu’il reproche donc au scepticisme de maintenir la croyance à la vérité
en confirmant la pertinence de l’opposition entre vérité et erreur : « La nouveauté
de notre position actuelle envers la philosophie, c’est une conviction que n’eut
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encore aucune époque : la conviction que nous ne possédons pas la vérité. Tous
les hommes d’autrefois “possédaient la vérité” : même les sceptiques 26. » Et c’est
bien là un point essentiel sur lequel Nietzsche revendique quant à lui une radica-
lité dans l’élimination des préjugés conforme à l’exigence même qui est celle de
la philosophie, mais que les philosophes n’ont jamais su atteindre jusqu’à pré-
sent. Comment en effet se justifie la légitimité de la notion de vérité ? C’est bien
l’interrogation sur le statut de cette croyance, l’éternel impensé des philosophes,
qui représente aux yeux de Nietzsche le premier stade nécessaire à la mise en
accord de la pratique de la philosophie et de son idée. Envisager que la vérité
aussi soit une interprétation, mais une interprétation de telle nature qu’elle ne se
laisse pas mettre à l’écart par des procédés théoriques, et appartienne peut-être à
une classe spécifique de croyances, tel serait le véritable scepticisme : « Ultime
scepticisme. – Que sont donc en fin de compte les vérités de l’homme ? Ce sont
les erreurs irréfutables de l’homme 27. »
Le scepticisme tel que le pense Nietzsche se veut plus radical que celui des
sceptiques anciens tout d’abord en ceci qu’il ne porte pas sur la possibilité d’un
accès à la vérité et sur ses modalités techniques, mais remet en cause la notion
même de vérité. C’est pourquoi aussi la question du maintien de la vérité de la
sensation ne se pose plus, dans le cadre de la réflexion nietzschéenne. Et que,
de la même manière, le problème du rapport à la vie comme norme ne possède
pas la même signification dans les deux cas.
L’éloge nietzschéen du scepticisme ne saurait donc être qu’un éloge mitigé.

25. FP des Considérations inactuelles I-II, 29 [8].


26. FP A, 3 [19].
27. Le Gai Savoir, § 265. Nous renvoyons sur ce point à notre étude « “L’ultime scepticisme”. La
vérité comme régime d’interprétation », in La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche,
Paris, Flammarion, 2008.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 117

D’où cette conséquence capitale pour l’analyse de l’évolution que Nietzsche fait
subir à la notion : lorsqu’il déclare avec fermeté que Zarathoustra est un scep-
tique, il est clair que cette formule ne peut s’entendre comme une identification
entière à la position qu’incarne le scepticisme antique, que la référence – pour-
tant bien réelle – à l’ephexis ne saurait en épuiser la signification, et que cette
déclaration doit être encore entendue en un autre sens.
Il suffit du reste, pour s’en persuader et prendre la mesure de la situation
énigmatique à laquelle nous conduit la réflexion nietzschéenne, de considérer

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l’appréciation que porte le philosophe sur Pyrrhon, pour lequel les notes pos-
thumes de 1888 témoignent d’un regain d’intérêt notable. Curieusement, en effet,
toute trace d’éloge disparaît alors. La référence enthousiaste à l’ephexis cède la
place à la dénonciation d’une forme de faiblesse, que Nietzsche formule en usant
de la conceptualité propre à la typologie des civilisations qu’il élabore depuis de
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nombreuses années : « Pyrrhon, le plus doux et le plus patient des hommes qui
aient jamais vécu parmi les Grecs, un bouddhiste, bien que Grec, et même un
Bouddha […] 28 » On sait que dans le cadre de cette pensée des cultures, le
bouddhisme représente un type particulier de nihilisme passif caractérisé par
l’épuisement (entraîné par des valeurs en contradiction avec les exigences de la
vie) mais dénué de ressentiment et d’agressivité, ce qui le distingue radicalement
du nihilisme de type chrétien et justifie que Nietzsche lui accorde toujours une
forme de noblesse. Le scepticisme philosophique antique se trouve par là ramené
à l’expression spiritualisée d’une forme d’inhibition, de découragement, et avant
tout d’incertitude paralysante au sujet des valeurs, qui ne jouent plus leur rôle
d’instances de choix impératives et de guides efficaces du vivant. Et représente
curieusement une rupture par rapport aux pulsions helléniques traditionnelles,
qui promouvaient l’agôn en tout domaine. Loin d’être une vertu de philosophe,
l’ephexis serait alors la marque de l’incertitude propre à une forme de vie décli-
nante n’aspirant plus qu’au repos.
Il convient de noter que, parallèlement à l’étude qu’il en mène sous l’angle de
la stricte technique philosophique, c’est aussi dans le cadre de la réflexion sur la
typologie des cultures que Nietzsche élabore son analyse de la signification du
scepticisme. Or, cette seconde perspective, conduite selon la problématique
généalogique, permet de le comprendre comme un conflit de valeurs, ou, en
termes psychologiques, comme l’impossibilité pour un individu de parvenir à
une coordination et une hiérarchisation réussie de ses pulsions, qui dès lors ne
parviennent plus à collaborer de manière unifiée, à la faveur d’une division du
travail tranchée, mais donnent lieu à des associations partielles qui se combattent
mutuellement, rivalisant pour le contrôle de l’organisme, d’où un état global

28. FP XIV, 14 [162].


118 Patrick Wotling

d’indécision, d’hésitation, de progression dans des directions alternativement


opposées. Cette situation de désagrégation du système pulsionnel, que Nietzsche
nomme parfois encore « contradiction physiologique », se rencontre dans les
situations où ce système est caractérisé par une extrême richesse, la difficulté de
la coordination augmentant avec la largeur du spectre pulsionnel. À son tour,
cette richesse s’explique en particulier par la convergence d’héritages multiples
et fortement différenciés, par exemple à la suite d’une fusion soudaine de popula-
tions – de types de vie humaine donc – obéissant à des valeurs strictement dis-

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tinctes. Le point essentiel pour apprécier le sens du scepticisme serait ainsi le
brouillage axiologique, ainsi que l’indique la définition généalogique qu’en pré-
sente Par-delà bien et mal :

Le scepticisme est en effet l’expression la plus spirituelle d’une certaine constitution


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physiologique multiple que l’on appelle dans la langue courante neurasthénie et disposi-
tion maladive ; elle apparaît chaque fois que se produit un croisement décisif et brusque
de races ou de classes longtemps séparées. Dans la nouvelle génération qui hérite en
quelque sorte dans son sang de mesures et de valeurs différentes, tout est inquiétude,
dérangement, doute, tentative ; les meilleures forces exercent un effet d’entrave, les
vertus elles-mêmes s’empêchent mutuellement de croître et de devenir fortes, le corps et
l’âme manquent d’équilibre, de centre de gravité et d’assurance perpendiculaire. Mais
chez de tels hybrides, ce qui devient malade et dégénère le plus profondément, c’est la
volonté : ils ne connaissent plus du tout l’indépendance de décision, le sentiment de
plaisir courageux que suscite le vouloir, – ils doutent de la « liberté de la volonté » jusque
dans leurs rêves 29.

Mais de quel scepticisme Nietzsche parle-t-il ici ? Dans le précédent aphorisme,


il évoque avant tout la situation de la modernité européenne, et prononce du reste
avec régularité le même diagnostic : « Notre époque est sceptique en ses instincts
essentiels 30. » Mais, objectera-t-on, y a-t-il encore une commune mesure entre
cette attitude massivement diffusée à l’âge contemporain et le scepticisme philo-
sophique strict de Pyrrhon ? Certes, car si le schéma du mélange axiologique
brutal, rapporté aux mouvements de populations et surtout aux brusques évolu-
tions sociales, vaut pour l’Europe moderne, il a en fait un équivalent, s’agissant
de l’émergence du scepticisme antique, dans les rencontres avec des cultures non
grecques, à l’axiologie éloignée. Nietzsche songe en particulier aux contacts de
Pyrrhon avec l’Inde, auxquels il fait jouer un rôle certain, à côté de l’effet de
confusion produit par le foisonnement doctrinal propre aux écoles grecques :

29. Par-delà bien et mal, § 208.


30. FP XI, 34 [67]. Voir aussi Le Voyageur et son ombre, § 158 : « notre siècle de scepticisme ».
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 119

Un bouddhiste pour la Grèce, grandi parmi le tumulte des écoles ; tard venu ; épuisé ;
la protestation de l’épuisé contre le zèle du dialecticien ; l’incrédulité de l’épuisé, qui
doute de l’importance de toute chose. Il a vu Alexandre, il a vu les pénitents indiens.
Sur de tels « tard-venus », de tels raffinés, tout ce qui est humble, tout ce qui est pauvre,
tout ce qui est idiot, même, exerce une séduction. Cela agit comme un narcotique 31.

On ne peut qu’être surpris par la cohabitation dans le corpus nietzschéen de ces


deux appréciations divergentes. Le scepticisme est-il la vertu qui témoigne de la
noblesse du philosophe ? Ou faut-il interpréter l’ephexis, l’adiaphorie et l’ata-

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raxie comme une manière douce de glisser dans la décadence, l’incapacité à agir
et la négation de la vie ? Si originale qu’elle soit, l’appréciation nietzschéenne
peut sembler bien contradictoire. En quoi Nietzsche s’intéresse-t-il donc au
scepticisme, qu’il tient à prêter à Zarathoustra, alors qu’il est bien clair d’une
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part qu’il ne l’aborde pas dans une perspective théorique : il est d’ailleurs frap-
pant qu’il ne prête par exemple nulle attention aux séries de tropes, et ignore de
manière générale le détail des argumentations sceptiques ; d’autre part que sa
réflexion sur la notion n’est pas davantage articulée à recherche de l’ataraxie
– l’imperturbabilité qui « suit comme son ombre 32 » la suspension du juge-
ment –, qu’il critique sévèrement au contraire ?
Ces traits sont l’indice du changement fondamental de mode de questionne-
ment qu’opère Nietzsche, en d’autres termes de la substitution de la probléma-
tique de la culture, c’est-à-dire de l’élévation de l’homme, à celle de la recherche
de la vérité. Relus dans cette perspective, ils permettent de comprendre en quel
sens on peut parler de radicalisation du scepticisme chez Nietzsche : le problème
décelé par ce dernier ne tient pas à l’extension du champ doxique couvert par la
suspension du jugement, et il ne cherche pas simplement à piéger le sceptique
en identifiant le maintien d’une affirmation ou d’une négation relativement à
une opinion, ce qui constitue une stratégie courante chez ses adversaires dogma-
tiques. Il y a tout au contraire radicalisation en ceci que l’interrogation passe du
plan de la doxa à celui des valeurs, et que c’est la nature même de l’objet
concerné qui change. On peut bien douter de toutes les opinions que l’on veut,
la question fondamentale est de savoir quels sont les besoins qui trouvent à se
satisfaire dans cette attitude, et par conséquent quelles sont les préférences et
répugnances fondamentales – les valeurs, donc – sur la base desquelles s’opère
la mise en place du doute. Le doute sceptique n’est pas si dévastateur qu’il y
paraît. Quels que soient les efforts de suspension du jugement, il reste une zone
qui demeure épargnée par le doute, et c’est la nature de cette zone qui importe,

31. FP XIV, 14 [99].


32. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 107, Paris, Livre de poche, 1999,
p. 1137.
120 Patrick Wotling

plus que la complétude du geste sceptique 33. Car en maintenant, même si c’est
pour douter de la possibilité d’y accéder, la vérité, les sceptiques maintiennent à
leur insu, de la manière la plus dogmatique, l’axiologie morale et ascétique qui
en est la source 34 :

Qu’est-ce que la recherche de la vérité, de la sincérité, de l’honnêteté sinon une


démarche morale ? Et en l’absence de ces évaluations et des comportements qui y
correspondent comment une science serait-elle possible ? Ôté du savoir l’esprit de scru-
pule – que reste-t-il de la science ? Le scepticisme en morale n’est-il pas une contradic-

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tion dans la mesure où c’est le raffinement suprême des exigences morales qui ici est
précisément moteur : dès que le sceptique cesse de ressentir ces évaluations du vrai
comme critères, il n’a plus aucune raison alors de douter ni de chercher : il faudrait
donc nécessairement que la volonté de savoir ait une racine tout autre que celle de la
probité 35.
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Dans un texte qui fait écho au paragraphe 265 du Gai Savoir, La Généalogie de
la morale souligne encore que même ces « ephectiques » de l’esprit que sont les
scientifiques restent prisonniers de l’idéal ascétique, vénérant toujours la
vérité 36.
Nietzsche met ainsi en évidence un reste non interrogé, qui constitue l’axio-
logie inaperçue du scepticisme, en d’autres termes, les vénérations soustraites
au doute des spécialistes de la mise en doute. Considéré dans cette perspective,
le scepticisme, si poussé qu’il soit, ne présente plus de différence fondamentale
par rapport aux philosophies dogmatiques. C’est toujours la même structure qui
est à l’œuvre, et, pour une large part, ce sont les mêmes valeurs qui agissent.
Le sceptique aurait-il dans ces conditions déçu l’attente du philosophe ? Ou est-
il possible d’aller plus loin ? Telle est bien la question qui sous-tend la réflexion
de Nietzsche face au scepticisme. Est-il possible, en d’autres termes, de donner
une dimension axiologique au scepticisme ? Et quel en serait le sens ?

Sens de la vérité. – Je me félicite de tout scepticisme auquel il m’est permis de


répondre : « Faisons l’essai ! » Mais je ne veux plus entendre parler de ces choses et

33. Il est significatif que Nietzsche formule cette critique en l’appliquant également à la figure
paradigmatique de la radicalité philosophique et en l’appliquant à sa stratégie méthodologique de
doute hyperbolique, même s’il ne s’agit pas de scepticisme au sens strict et si Descartes, comme on le
sait, souligne son dégoût pour cette viande si souvent remâchée. Voir par exemple Par-delà bien et
mal, § 2.
34. Sur cette question capitale, voir en particulier Le Gai Savoir, § 344.
35. FP XI, 35 [5]. Voir encore FP XI, 34 [193], qui transpose le reproche au cas du scepticisme à
l’égard de la morale : « Les sceptiques de la morale ne se rendent pas compte de tout ce que leur
scepticisme véhicule d'évaluation morale : leur attitude est presque un suicide de la morale et peut-
être pourtant une transfiguration de celle-ci. »
36. III, § 24.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 121

de ces questions qui n’admettent pas l’expérience. Telle est la frontière de mon « sens
de la vérité » : car la bravoure y a perdu ses droits 37.

On peut avoir le sentiment que, traitant du scepticisme, Nietzsche tourne le dos


par principe à son exploitation dans le cadre du débat théorique pour ne s’inté-
resser, avec quelque apparence d’arbitraire, qu’à sa transposition sur le terrain
pratique. Ce serait laisser échapper le lien qui permet de comprendre l’unité de
sa réflexion. Une telle interprétation de ses textes suppose en effet le maintien

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du partage entre le théorique et le pratique. Or, c’est justement là le cœur du
rapport de Nietzsche au scepticisme, en ce que ce dernier concentre sa critique
dissolvante du dogmatisme sur le travail théorique des philosophes pour déter-
miner en conséquence, à titre de retombée, la pratique recommandable.
L’analyse généalogique indique cependant que non seulement le champ du
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« dogmatique », les opinions et doctrines théoriques, n’est pas autonome, mais


plus encore qu’il est toujours un épiphénomène du pratique, un résultat du travail
interprétatif des instincts : raison pour laquelle, au lieu de concentrer ses forces
sur la réfutation théorique ou la neutralisation des opinions dogmatiques par
production de raisons contraires, c’est bien sur cette sphère, celle des valeurs,
ainsi que des mœurs et formes de vie qui les traduisent, que le philosophe doit
agir.
Or, en matière pratique, le scepticisme historique n’innove pas. Bien au
contraire, il se tient précautionneusement à l’intérieur des limites de l’agir sanc-
tionné par la tradition : conformité aux habitudes, lois et coutumes selon les
propos traditionnellement prêtés à Timon et Énésidème 38, ou conformité à la
common life dans le scepticisme mitigé de Hume 39. Et ce qui est plus grave, il ne
saisit pas le caractère expérimental et créateur de l’agir, et ne discerne pas que là
est le moyen d’influer à terme sur les valeurs. « Ce n’est pas dans la connais-
sance, c’est dans la création que réside notre salut 40 ! », indiquait Nietzsche dès
les premières années de son activité philosophique. « Faisons l’essai ! », « Versu-
chen wir’s ! » : le philosophe de l’avenir, en effet, se définit bien comme un
Versucher, un homme de tentative et de tentation, ainsi que le souligne le para-
graphe 42 de Par-delà bien et mal. Mais c’est l’homme lui-même qui est l’objet
de ses expérimentations : « On peut concevoir les philosophes comme des gens

37. Le Gai Savoir, § 51.


38. « Nous effectuons des choix et des rejets conformes aux habitudes, et nous observons les lois
et les coutumes », Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 108, Paris, Livre de
poche, 1999, p. 1138. Brochard, op. cit., p. 73 ; citait aussi Timon en ces termes : « Nous ne sortons
pas de la coutume ».
39. En particulier An Enquiry Concerning Human Understanding, sect. XII, « Of the Academical
or Sceptical Philosophy ». Voir à ce sujet l’article précité d’É. Bondel.
40. FP des Considérations inactuelles I-II, 19 [125].
122 Patrick Wotling

qui font l’effort le plus apparent pour expérimenter jusqu’où l’homme peut s’éle-
ver 41. » C’est pour exprimer cette détermination que Nietzsche déclare au sujet
de ces philosophes de l’avenir : « ils pourraient bien, de toute nécessité, être des
sceptiques » ; mais il a soin de préciser immédiatement : « au sens qui vient d’être
suggéré 42 ».
Il y a scepticisme authentique quand l’agir devient une expérimentation :

Comme nous sommes des sceptiques, nos actions sont des expériences, des calculs
avec quelques grandeurs inconnues – donc très intéressantes parce qu’elles ne sont pas

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des extériorisations idiotes de notre puissance qui nous irritent si elles échouent, mais
des tentatives pour obtenir, selon leur succès, des éclaircissements sur un point quel-
conque 43.
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De ce sens renouvelé, de ce « scepticisme de la virilité téméraire 44 », le modèle


n’est plus Pyrrhon, mais un praticien de la guerre et de la conquête, Frédéric II
de Prusse, dont les grands philologues et historiens allemands ont été les héri-
tiers intellectuels et ont transposé l’audace sur le terrain de l’esprit. Le « frédéri-
cisme », du nom dont Nietzsche baptise ce concept radicalisé, rappelle que
l’intervention axiologique est une exploration pleine de risques, dont les résul-
tats, ne pouvant être estimés d’avance, ne sont livrés que par l’expérimentation,
et que le courage doit faire partie des déterminations du philosophe authentique.
C’est donc un scepticisme de la force, qui « donne à l’esprit une liberté dange-
reuse 45 », à l’opposé de la douceur épuisée du pyrrhonisme : « La vigueur, la
liberté qui vient de la force et du trop-plein de forces de l’esprit, se prouve par
le scepticisme 46. »
On mesure la nature de la réinterprétation opérée. Le scepticisme dont
Nietzsche fait l’éloge et dont Zarathoustra est le représentant n’est donc pas un
nouvel Art de ne croire en rien. Il est plutôt un art de suspendre et de faire varier,
à titre d’expérimentation, les croyances devenues inconscientes que sont les
valeurs. Et par là, les valeurs n’étant pas de simples représentations, mais bien
des régulations implacables contraignant à chaque fois la vie à prendre tel type de
forme particulier, un art, dangereux, de faire évoluer les conditions d’existence
de l’homme de manière à tester les effets de cette variation, c’est-à-dire le degré
de santé et de force du type humain ainsi favorisé. Cette compréhension radicali-
sée prend ainsi son sens dans le cadre d’une pensée de la hiérarchie, de la diffé-

41. FP XI, 34 [74].


42. Par-delà bien et mal, § 210.
43. FP d’Aurore, 6 [442].
44. Par-delà bien et mal, § 209.
45. Ibid.
46. L’Antéchrist, § 54.
« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure » 123

rence de valeur entre les différentes formes que peut prendre la vie humaine. Que
signifie donc le fait que les philosophes de l’avenir seront des sceptiques ? Qu’ils
seront législateurs en matière de valeurs 47. Mais, simultanément, que l’identifica-
tion de valeurs favorables à l’expansion de la vie n’est pas affaire de théorie ;
qu’ils devront donc mener des essais ; et qu’ils s’efforceront de ne pas modifier
les valeurs à l’aventure, au risque d’anéantir ce qu’ils veulent guérir, l’homme
entraîné par le nihilisme dans une logique de mort. Le frédéricisme est ainsi une
ephexis pratique, en quelque sorte, car nulle neutralisation réelle ne s’opère tant

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que la mise entre parenthèses affecte seulement des théories ou des doctrines. Il
combine ainsi la pensée du Versuch et le souci de faire du philosophe le médecin
de la culture. « Scepticisme ! Oui, mais un scepticisme expérimental ! non l’iner-
tie du désespoir 48. » Mais de ce fait, loin d’être encore un « berçant pavot »,
« cette espèce nouvelle de scepticisme », parce qu’elle applique la suspension
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aux conditions garantissant ou interdisant la possibilité de vivre, se révèle « plus


dangereuse et plus dure 49 ».

Patrick WOTLING
Université de Reims – Cirlep EA 4299

47. Voir en particulier Par-delà bien et mal, § 210.


48. FP d’Aurore, 6 [356].
49. Par-delà bien et mal, § 209.

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