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UNE MÉTHODE D'ÉTUDE DE CAS CLINIQUE EN PÉDOPSYCHIATRIE

: ANALYSE DE L'EXPRESSION DE SOI ET DU « CORPS PROPRE »


CHEZ UN ENFANT AUTISTE DE 7 ANS À TRAVERS QUINZE DESSINS
DU BONHOMME

Philippe Claudon et al.

Presses Universitaires de France | La psychiatrie de l'enfant


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2013/2 - Vol. 56
pages 603 à 647

ISSN 0079-726X
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2013-2-page-603.htm
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Pour citer cet article :


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Claudon Philippe et al., « Une méthode d'étude de cas clinique en pédopsychiatrie : analyse de l'expression de soi et
du « corps propre » chez un enfant autiste de 7 ans à travers quinze dessins du bonhomme »,
La psychiatrie de l'enfant, 2013/2 Vol. 56, p. 603-647. DOI : 10.3917/psye.562.0603
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Autisme
Corps
Dessin du bonhomme
Méthode clinique
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Une mÉthode d’Étude de cas
clinique en pÉdopsychiatrie :
analyse de l’expression de soi
et du « corps propre »chez un
enfant autiste de 7 ans À travers
quinze dessins du bonhomme
Philippe Claudon1
Brigitte Floquet2
Vanessa Muguet3
Béatrice Recouvreur4
Sylvie Maire5
Sonia Dekkoumi6
Festus Body Lawson7

Une mÉthode d’Étude de cas clinique


en pÉdopsychiatrie  : analyse de l’expression de soi
et du «  corps propre  » chez un enfant autiste de 7  ans
À travers quinze dessins du bonhomme

Nous présentons une étude de cas clinique d’un enfant autiste sévère
suivi lors d’un atelier thérapeutique à médiation corporelle (bain-
massages) au long des quinze séances produites. Pour mener cette étude
de cas, nous proposons une méthode d’analyse clinique fondée sur une

1.  MCU/HDR en psychopathologie, Université de Lorraine.


2.  Psychologue clinicienne, Centre Psychothérapique Nancy-Laxou.
3.  Psychologue clinicienne, Maison de l’enfance Meuse SAU.
4.  Psychologue clinicienne, ITEP/SESSAD Jarville-la-Malgrange.
5.  Psychologue clinicienne, CMPP Nancy.
6.  Psychologue clinicienne, Université de Lorraine.
7.  Pédopsychiatre, médecin chef, Centre Psychothérapique Nancy-Laxou.
Psychiatrie de l’enfant, LVI, 2, 2013, p. 603 à 638
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604 Philippe Claudon et al.

approche psychosomatique du fonctionnement de la pensée et de l’identité.


Cette méthode permet d’observer et d’évaluer concrètement les effets d’un
atelier thérapeutique avec des enfants en grande difficulté de développe-
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ment. L’étude s’appuie sur un matériel clinique pictural original, il s’agit
de quinze dessins spontanés du bonhomme issus de chacune des séances
d’atelier. Des pistes thérapeutiques/cliniques sont proposées et discutées.

A method for clinical case study in child psychiatry:


analysis of the expression of self and of «  one’s own
body  » in the autistic child at age 7 by way
of the presentation of 15 person-drawings

We present a clinical case study of a severely autistic child, observed


during a therapeutic workshop of body-mediation (baths and massages)
over a period of 15 sessions. To carry this study out, we propose a method
of clinical analysis based on a psychosomatic approach of the functioning
of thought process and identity. This method makes it possible to observe
and concretely evaluate the effects of a therapeutic workshop on chil-
dren presenting severe developmental difficulties. The study makes refe-
rence to original, pictoral, clinical material in the form of 15 spontaneous
person-drawings done during the 15  sessions. The therapeutic and cli-
nical possibilities of this type of work are discussed.
Keywords: Autism – Body – Person-drawings – Clinical method.

Un mÉtodo de estudio de casos clÍnicos en psiquiatrÍa


del niño: anÁlisis de la expresiÓn de si mismo y del
“propio cuerpo” mediante los 15 dibujos de un personaje
por niño autista de 7 años.

Presentamos el estudio de un caso clínico de un niño autista severo


seguido en un taller terapéutico con mediación corporal (baño, masa-
jes) a lo largo de quince sesiones. Para realizar este estudio propone-
mos un método de análisis clínico basado en un enfoque psicosomático del
funcionamiento del pensamiento y de la identidad. Este método permite
observar y evaluar concretamente los efectos de un taller terapéutico con
niños con grades dificultades de desarrollo. El estudio utiliza un material
clínico pictórico original: quince dibujos espontáneos de un personaje al
final de cada sesión del Taller. Se proponen y se discuten algunas de las
pistas terapéutico-clínicas.
Palabras clave: Autismo – Cuerpo – Dibujo de un personaje – Método
clínico.

Le travail présenté ici émerge de l’activité d’un groupe


de réflexion théorico-clinique baptisé « Corps–Pensée–
Intersubjectivité » pour énoncer les mots clés de ses
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 605

motivations, animé par des praticiens et des chercheurs de la


région Lorraine dans le champ de la pédopsychiatrie et de la
psychologie clinique. Nous souhaitons montrer et faire par-
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tager l’intérêt d’un regard emprunt de « psychosomatique
relationnelle »8 sur ce qui peut se jouer dans un moment de
rencontre physique et psychique avec un enfant porteur
de troubles de la sphère autistique.
Lorsque l’on parle d’autisme, on pense aux problèmes
communicationnels et interactionnels qu’engendre ce trouble,
cette maladie de l’interaction (Nadel, 2005 ; Golse, Delion,
2005 ; Golse, 2006). Or, même s’il demeure évident que les
enfants atteints d’autisme ne disposent pas des mêmes habilités
communicationnelles qu’un enfant tout venant, les moments
passés avec eux sont bel et bien partagés et constituent une
part de leur histoire (Claudon et al., 2008). Dans notre champ
disciplinaire, on sait que pour soigner il est nécessaire de s’ap-
puyer sur tout ce qui porte un potentiel de développement.
L’objectif de ce travail est de proposer une méthode de lec-
ture permettant de décrire les capacités de représentation de
soi et de l’objet, et par là décrire le développement progressif
de la relation intersubjective. Parce que ce développement
des capacités d’interaction affective et sociale constitue la
demande primordiale des familles et des professionnels agis-
sant auprès de l’enfant autiste, alors décrire ce que chaque
enfant mobilise de lui face à l’autre reste un enjeu clinique
central, cela donne un moyen de saisir chez un petit patient
ce qui peut fonctionner comme un acte expressif, voire com-
municatif. Un concept clé, celui de « corps propre », sera
d’abord étudié et explicité précisément, il fera ensuite fonc-
tion de levier théorico-clinique pour observer et décrire les
dessins du bonhomme réalisés par un enfant autiste ; ce sera
notre « fil rouge ».
À l’origine de cette volonté de communiquer notre
méthode de lecture clinique, il existe un matériel des plus

8.  Dans le sens développé par Sami-Ali (1998). Dans une formulation théo-
rique synthétique, cet auteur (ibid., p. 72) propose que, paradoxalement, ce qui
se passe dans le corps ne se passe pas dans le corporel mais dans une relation à
l’autre car le corporel mobilise l’imaginaire de la présence de l’autre. Ce type d’ar-
gument étaye le point de vue de la « psychosomatique relationnelle », la matière
corporelle est entendue comme le substrat d’imprégnation/d’inscription du monde
(environnements).
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étonnants : un ensemble de quinze dessins du bonhomme


réalisés de façon spontanée par un enfant autiste au cours
d’un atelier à médiation corporelle (bain-massages) mené
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dans son projet de soin en pédopsychiatrie.

ÉLÉMENTS DE RÉFLEXIONS THÉORIQUES

Notre objectif ici est de définir en détails ce que constitue


le concept de « corps propre » et de montrer son épaisseur et
son utilité en clinique infantile. Ce concept est l’axe central
de nos analyses cliniques, il fournit des leviers pour mieux
expliciter le matériel pictural du garçonnet Tilo qui sera pré-
senté et discuté.

Le corps propre est l’espace identitaire écologique9 de la


rencontre
Nous n’avons tous qu’un seul corps, autant comme objet
(le corps organique) que comme identité (le corps vécu et en
fonctionnement somatique et psychique). La combinaison
vivante et complexe de ces deux états de soi institue écologi-
quement la notion de « corps propre ». Cette notion porte en
psychologie clinique une valeur heuristique car elle permet
de concevoir comment, au point de vue du sujet, l’identité
est indivisible et fondée sur un sentiment d’évidence continu
(Stern, 1985 ; Anzieu, 1994 ; Claudon et al., 2008, 2009). Le
corps propre est donc le corps au point de vue du sujet, tel
qu’il existe dans une réalité subjective de chaque instant et
de chaque événement sensoritonique et relationnel. Il n’est
pas seulement assimilable à une idée de « corps vécu », c’est
bien plus large que cela. C’est l’état dynamique du vivant/
de la vie dont l’organisme en fonctionnement assure le socle
essentiel. Le corps dit « vécu » est une situation particulière,
l’usage du participe passé définit ici une trace mémorielle,

9.  Le terme écologique renvoie aux ressources disponibles du milieu. La psy-


chologie écologique (dont un représentant classique est Neisser, 1993) observe l’en-
fant dans son milieu habituel avec les conditions de vie habituelles qui concrétisent
l’ensemble de ses ressources interactives et adaptatives spontanées. La perspective
écologique s’intègre ainsi facilement à notre perspective clinique.
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 607

un engramme, une trace représentative, alors que le corps


propre est le corps « en train d’être vécu », les langues anglo-
saxonnes utiliseraient ici un mode gérondif pour l’écrire. Le
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corps propre relève de l’action vivante en situation hic et
nunc (ici-et-maintenant) qui se cherche et se construit. Cette
perspective pose d’emblée comme cadre épistémologique qu’il
n’y a pas de corps et d’activité subjectifs autrement que dans
l’expérience hic et nunc émergente pour l’enfant, le milieu
humain est le prototype du milieu d’expérience du sujet.
Ce serait donc la relation qui porte les états du corps,
bien avant que ce soit la cognition et les fantasmes qui por-
tent ces images particulières. Anzieu propose : « Mon corps,
analogon des autres corps » (1994, p. 13). Il signifie qu’il n’y
aurait jamais qu’un seul corps au point de vue du sujet : le
corps propre qui par essence est lié à l’autre. Ainsi, pour
compléter une définition du corps, considérons une délimi-
tation du corps propre faite par Sami-Ali (1998) : le corps
propre médiatise, rend dynamique, le passage de l’activité
perceptive, fondée sur un fonctionnement sensori-moteur
et physiologique, à l’activité imaginaire, fondée d’emblée
sur les identifications (de formes, de styles, de prototypes)
et les relations nouées par la motricité. Le corps propre
fonctionnerait dès le départ comme un espace ou un schéma
fondamental de représentation qui se charge de structurer
l’expérience du monde aux niveaux inconscient, précons-
cient et conscient. Nous ne ferons que rappeler les travaux
classiques de Ajuriaguerra (1962) à propos du corps comme
relation et du dialogue tonique. Ou ceux de Bion (1962) sur
la fonction alpha maternelle et sur cette capacité de rêve-
rie transformatrice des états corporels (sensoriels, émo-
tionnels) du bébé vers un espace sensoritonique orienté,
organisé, apaisé et élaborable, c’est-à-dire vers la création
d’un contenant doué d’une forme adaptée. Egalement, ceux
de Winnicott (1958, 1971) sur la théorie du holding/hand-
ling pour la compréhension globale de l’intégration somato-
psychique et de la personnalisation dans la construction
primaire de l’espace psychique et de la pensée infantile. Au
total, nous comprenons que corps et relation seraient deux
aspects d’un même état contextuel, comme deux brins d’un
même fil.
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608 Philippe Claudon et al.

On peut mieux montrer ce que les corps partagent. La


notion de corps relationnel est proposée par Gauthier (1999)
pour étudier cliniquement les premiers enjeux interactifs et
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affectifs mère-enfant et la constitution d’une organisation
psychosomatique propice au développement de la pensée et
de la santé. Cet auteur montre que « dès la naissance, en effet,
le corps de l’enfant appartient à l’autre (sa mère et l’entou-
rage de celle-ci), et l’appropriation de ce qui constituera un
des socles les plus solides de notre identité révèle la mise en
route d’un processus de création radicalement imaginaire ».
La place particulière du mouvement corporel se situe à l’arti-
culation du psychique et du somatique, à l’articulation des
états du soi10 et de l’objet. Il ajoute que « l’organisation cor-
porelle de l’enfant est le reflet de l’organisation psychique de
la mère en fonction des liens qu’elle a établis avec sa mère
et sa culture ». Gauthier montre que le corps réel dans sa
relation précoce à la mère (soins, nourrissage, etc.) devient
l’objet d’une histoire relationnelle : l’état produit par ce
processus est nommé « corps relationnel ». Le corps réel est
inscrit dans les interactions pertinentes et/ou signifiantes qui
aboutissent à la constitution d’un enveloppement psychique
et de l’identité. Le corps relationnel se situe probablement
entre l’organisme et le corps propre, c’est le niveau où le
sujet s’imprègne de l’environnement. L’histoire du corps
peut alors s’interpréter, être lue et exprimer la manière dont
le sujet s’est approprié son propre corps, le corps relation-
nel est un cadre écologique pour l’émergence des représen-
tations de l’espace, du temps et de l’objet. Les réflexions de
Gauthier (2002) sur « le regard et l’affect », dans la ques-
tion générale de l’interaction en psychothérapie d’enfants,
sont aussi utiles pour comprendre cette capacité intuitive de
l’adulte à comprendre et intégrer les états internes du bébé :

10.  La notion de « soi » est surtout connue dans la littérature anglo-saxonne (en
psychanalyse ou en psychologie du développement). Elle n’a pas de statut métapsy-
chologique ou psychosomatique réel ce qui la rend parfois difficile à manier, mais
nous croyons qu’elle participe à la compréhension des phénomènes cliniques en
permettant de conjoindre la préoccupation de ce que vit le sujet de son point de vue
avec une référence psychodynamique. Nous reconnaissons que l’usage du terme
« soi » porte dans notre texte un manque de définition mais nous n’avons pas pour
l’instant le moyen de mieux désigner ce qui est recouvert par cette notion dans notre
réflexion épistémologique ; « corps propre » est une notion qui est probablement
une façon de décrire le soi.
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en substance, on retient que le langage des corps n’est pas


utilisé le long d’un canal de communication symbolique mais
bien dans une prédisposition psychosomatique à éprouver,
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éventuellement imaginer selon l’âge, les émotions et l’état du
corps de l’autre. Il est question ici à nouveau du fonction-
nement dynamique d’un espace somato-psychique qui fonde
l’activité du corps propre et se trouve impliqué dans les
phénomènes précoces de projection et d’identification sans
recours à des processus cognitifs complexes (rappelons aussi
la notion d’identifications intracorporelles de Haag, 1985,
1995 qui, selon nous, traduisait déjà cette idée que le corps
propre possède un pouvoir de projection de soi et de partage
involontaire et inconscient d’éléments émotionnels).
Cet aspect fonctionnel du corps propre se trouve aussi
dans ce que Houzel (2005) a bien argumenté quant à la fonc-
tion contenante qui opère comme un attracteur, un rassem-
blement plutôt que comme un conteneur ou un récipient ; la
fonction contenante édifie et pérennise un espace identitaire
vivant et actif ; il s’agit d’un processus de stabilisation des
excitations (des mouvances pulsionnelles et émotionnelles) qui
permet la création de formes psychiques douées de stabilité
structurelle, notamment de représentations de contenance.
Pour éclairer notre propos, nous dirons que le « corps »
au point de vue de l’enfant est spontanément utilisé comme
moyen de réaliser cette organisation des vécus émotionnels
et, en face, l’autre (l’interactant) projette sur le corps réel
de l’enfant cette fonction contenante d’attraction. Ainsi, les
images qui concernent le corps sont à la fois dynamiques et
co-construites : dynamiques car issues d’une activité senso-
ri-motrice, cognitive et émotionnelle, et co-construites car en
réalité ce sont les regards et attitudes croisés des deux inte-
ractants (enfant et autrui) qui les forgent et les délimitent.
En résumé, le corps propre n’est pas un objet ni une
structure, c’est un processus en cours d’opération, une dyna-
mique, une tension, un enveloppement. Le corps propre est
pour l’enfant l’espace naturel de la rencontre avec l’objet,
c’est un cadre, un contenant. On constate très facilement
cette ambiance vivifiante et constructive lorsqu’on observe
une dyade mère-bébé banale. Ainsi, l’observation clinique
pourra repérer le corps propre au travers des mises en forme
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610 Philippe Claudon et al.

des espaces et des rythmes des objets (humains ou matériels)


au cours d’une relation quelle qu’elle soit, harmonieuse ou
difficile, typique ou empreinte de trouble autistique. Au plan
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clinique, observer le corps propre amène à bien considérer
que la contenance se fait aussi dans le mouvement et dans la
déformation des corps et des liens interactifs, le corps pro-
pre établit un espace identitaire stable mais au travers d’une
dynamique singulière. La fonction de contenance n’est pas
un conteneur, elle ne limite pas, au contraire elle permet
qu’un espace vivant, bien identifié et éprouvé comme étant
soi, puisse organiser les évènements et toutes les choses qui les
traversent.

L’espace est organisé par le corps propre


Avec certains auteurs (Rochat, Bullinger, Wallon), même
s’ils ne travaillent pas à partir d’une épistémologie psycho-
dynamique, nous pouvons discuter plus précisément com-
ment le corps propre devient pour l’enfant le lieu naturel
(topos) de la rencontre avec l’objet et de la rencontre pro-
gressive avec soi-même. Le corps propre édifie une topolo-
gie basique mais essentielle pour inscrire narrativement les
lieux et les temps des évènements relationnels. Des éléments
basiques liés au corps en fonctionnement permettent à l’in-
tersubjectivité de se développer car ces éléments proches de
l’organisme sont pris et repris dans l’histoire et les avatars
des liens à l’objet (Golse, 1995, 2006 ; Gauthier, 1999, 2002 ;
Claudon et al., 2008).
Rochat (1993) a étudié la connaissance de soi chez le
bébé et parle d’états situés de soi dans l’interaction avec
l’environnement, on y voit comment le soi et l’espace de
soi sont conjointement considérés. Ces travaux récents et
actuels en psychologie du développement montrent que le
bébé dispose d’un moyen d’avoir une connaissance dans
l’environnement de ce qu’il est et d’où il est : la connais-
sance de soi chez le bébé et le tout petit enfant est située et
écologique bien avant qu’elle soit conceptuelle, identifiée
et transposable d’une situation à une autre, elle est donc
d’abord hors représentation mentale complexe, il s’agit
d’une base d’activité indispensable à la vie mentale et
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 611

constamment remobilisée même dans la suite du dévelop-


pement. Rochat expose moult arguments de recherches et
d’observations de champs différents montrant que le bébé
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et le tout petit enfant vivent des états de soi contextuels,
singuliers, agis et expérimentés dans l’environnement hic et
nunc. Un état situé de soi se fonde sur quatre aspects du soi
précoce (Rochat, 1993) :
– « Soi différencié » : Le bébé ne vit pas un état de grande
confusion et d’indifférenciation avec le milieu, notamment
humain. Il vit au contraire une dichotomie fondamentale
entre le soi phénoménal (fondé sur le fonctionnement du
corps) et le monde environnant ;
– « Soi coordonné » : Le bébé est capable dès la naissance
d’actions non réflexes et orientées spatialement, tempo-
rellement et électivement vers les sources interactives
humaines. Le bébé vit un état de soi non seulement situé
et différencié mais aussi activé dans un certain milieu ;
– « Soi agent » : Le bébé établit un lien singulier avec l’envi-
ronnement, fondé sur l’exercice des situations motrices et
perceptives qui agissent et modifient l’état ou le fonction-
nement du milieu. La connaissance de soi située du bébé
dans le milieu est donc aussi mue par une intentionnalité
basique ;
– « Soi projeté » : Les actions sont calibrées en fonc-
tion des caractéristiques physiques de l’objet (taille,
encombrement) et en fonction des possibilités d’action
du corps que le bébé perçoit et qui le motivent à engager
l’action ou non. Le soi est projeté dans l’action du corps
anticipatrice, le corps actualise un potentiel d’action et
d’interaction.
Ainsi, selon Rochat, le nourrisson ou le petit enfant a
besoin d’un support interpersonnel actif et expressif (il
s’agit d’une autre façon de dire, à l’instar de Winnicott,
qu’« un bébé n’existe pas tout seul », 1958). Etayé sur les
travaux de Neisser (1993), l’auteur affirme la connaissance
du bébé quant aux ressources de son milieu, celles de son
propre corps en activité et des possibilités d’action offertes
par sa situation dans l’environnement : l’espace pour le
petit enfant est en activité avant que la spatialité cognitive
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612 Philippe Claudon et al.

et représentationnelle soit construite. L’espace ainsi éla-


boré ne l’est certes que dans le mouvement et l’interac-
tion, mais il existe bel et bien du point de vue du bébé et
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cet espace de soi fonctionne comme un cadre narratif
et historique des expériences, créant moult habitudes, sty-
les et formes d’action sur le monde. L’originalité de Rochat
est de proposer que le bébé n’est pas en capacité de recon-
naître le soi (ce qui supposerait déjà une activité cognitive
accomplie de représentation mentale de l’objet) mais plu-
tôt en situation d’éprouver le soi situé hic et nunc. Les flux
sensoriels et les poussées émotionnelles ont alors ici toute
leur place (ce qui expliquerait chez les enfants autistes que
le premier enjeu semble être la régulation de la sensorialité
et des affects).
Cette proto-représentation de soi précoce et basique est
fondée sur l’agir guidant l’activité sensori-motrice et cons-
tituant des « états situés » de soi, ceux-ci équivalent à des
représentations de soi circonstancielles motrices et spatia-
lisées. L’interaction y est présente intrinsèquement, autant
que l’émotion. Ainsi, l’espace appréhendé par un petit
enfant est créé par une voie combinée : sensori-motrice et
interactive, ce qui signifie que pour une bonne part l’objet et
l’environnement sont déjà présents dans les mises en forme
spatiales ; en clinique infantile, gestes, graphismes, mobilisa-
tions motrices, etc. témoignent directement de l’organisation
de l’espace propre du sujet.
La perspective instrumentale et sensoritonique de
Bullinger (1997, 2000) décrivant chez le jeune enfant l’émer-
gence et le fonctionnement des processus cognitifs et identi-
taires basiques fournit des éléments pour comprendre mieux
la façon dont le corps propre issu de l’expérience interac-
tive permet de fabriquer l’espace et la rythmicité. Selon
Bullinger, l’instrumentation permet à l’enfant de créer le
« corps », lequel crée à son tour la connaissance de soi et
du milieu. Le concept d’instrumentation désigne l’exercice
des moyens sensori-moteurs pré-cablés et disponibles qui
vont permettre l’appropriation de l’organisme par l’enfant,
c’est-à-dire l’élaboration de ce sentiment continu d’exister
dans un corps ; il s’agit de ce que nous avons plus haut conçu
en tant que « corps propre ». Cet exercice concrétise les
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 613

proto-représentations11 concernant l’organisme, l’objet,


l’espace, le rythme. L’appropriation de l’organisme instaure
le corps ; le corps se met à exister de plus en plus et devient
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alors support d’activités psychiques en même temps qu’il
continue à être attracteur/créateur d’expériences sensori-
motrices/sensoritoniques nouvelles s’ancrant dans toujours
plus de représentations, potentialisant, préparant, stimulant
l’activité représentative complexe. Les milieux physique et
humain apparaissent par essence liés entre eux, tout comme
ils sont liés au corps de l’enfant et au sentiment d’exister qui
lui est inhérent : le corps propre serait ainsi un espace origi-
naire en cours de constitution. Le corps propre fonde l’espace
basique où toute forme de format ou de spatialité ultérieurs
plus complexes viendront se poser, qu’ils soient cognitifs ou
qu’il s’agisse de contenus psychiques représentatifs.
L’œuvre de Wallon (1941, 1942) permet de préciser au
moins quatre grandes hypothèses où se relient les notions de
corps, relation, spatialité et motricité ; nous ne ferons que
les évoquer : 1/ la fonction motrice comme première fonction
de relation ; 2/ la fonction posturale comme fonction de com-
munication ; 3/ l’interrelation tonico-émotionnelle et le par-
tage d’affects ; 4/ le corps (propre) comme instrument total
de relation. Wallon va même plus loin dans les conclusions
de De l’acte à la pensée (1942) où il émet l’hypothèse que
la fonction posturale (laquelle est directement à la fois sup-
port et contenu de l’interrelation) est la première forme de
conscience subjective, donc d’une proto-représentation
de soi et d’un espace de pensée favorisant la suite du déve-
loppement. Ces travaux montrent et confirment l’impor-
tance du corps réel pris dans un échange qui crée une sorte
d’espace et une capacité réelle d’exprimer très précocement
ce qui est vécu avec l’autre. L’œuvre de Wallon ouvre aussi
sur une autre connaissance à ne pas négliger, il s’agit de dis-
tinguer l’expression de la communication symbolique. La
fonction tonique et la fonction posturale sont avant tout des
moyens expressifs et non pas communicatifs symboliques,

11.  Fondées sur le mouvement et les sensations, elles n’existent que dans l’ac-
tion (à l’instar de la perspective de Rochat, 1993, vue plus haut). Il s’agit de repré-
sentations d’actions, elles ne nécessitent pas de processus cognitifs complexes.
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614 Philippe Claudon et al.

elles créent un espace d’expression ; l’expression existe dans


l’instant et sa valeur est avant tout contextuelle.
De tout ce qui précède depuis le début de cette réflexion
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théorique, retenons que la relation est première, qu’elle
précède toute autre forme de contexte psychologique,
elle est un donné de la biologie humaine qui donne des
conditions phylogénétiques à l’ontogenèse somatique et
psychique. Au moins après la naissance, l’extrême imma-
turité fonctionnelle du bébé pour l’adaptation à une vie
autonome devient la cause d’une histoire relationnelle
qui commence. On le sait depuis les travaux de Winnicott
(1958), le potentiel inné d’un enfant ne peut devenir enfant
s’il n’est couplé à des soins maternels, il lui faut cette assis-
tance, ce visage et ce maintien/portage pour être quelque
chose et quelque part, cela faisant fonctionner son orga-
nisme. Ce serait un leurre d’étudier la capacité de penser
et les sources de la pensée sans comprendre qu’elles sont
intrinsèques à l’histoire d’un contexte relationnel : c’est
cela le corps propre.
En résumé, on saisit mieux en quoi le corps propre est
un processus plutôt qu’un objet, comme nous le proposions
plus haut : il est l’espace des évènements interactifs, il ouvre
un espace de projection où des contenus sensori-moteurs,
émotionnels, affectifs et représentationnels/psychiques peu-
vent se rassembler. Le corps propre initie l’espace de pensée,
comme une fonction contenante, c’est un précurseur de la
mise en représentation psychique.
Chez l’enfant, lors de l’observation clinique, les agen-
cements spatiaux peuvent être considérés à nouveau
comme des traces directes de cette spatialité basique iden-
titaire ; par exemple lors du dessin, l’espace construit par
le geste et la trace constitue ainsi la façon hic et nunc dont
l’enfant se positionne vis-à-vis de l’environnement. Dans
le dessin, le geste scripteur et la gestion des formes gra-
phiques ne portent pas systématiquement de significations
(et même loin de là chez les plus petits et les enfants les plus
en difficulté mentale), en revanche, ils révèlent immanqua-
blement la façon dont soi et l’objet sont présents dans un
espace et un temps communs : ils disent l’état de soi avec
l’environnement.
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 615

Le corps propre est à l’origine de la temporalité psychique


La question de la rythmicité et de la temporalité somato-
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psychique doit être investie pour saisir plus largement
l’intérêt d’une réflexion sur le corps propre. Ciccone et al.
(2001, 2005, 2007) ont montré récemment que la notion
d’enveloppe psychique renvoie directement à la fonction
contenante du psychisme (dévolue à la continuité et à la
stabilisation des expériences sensorielles et imaginaires)
et équivaut à une intériorisation de l’objet contenant ou
de la fonction contenante de l’objet. Marcelli (1992, 1996)
avait donné des éléments quant aux organisations de
micro- et macrorythmes où la pensée est indissociable de la
représentation de l’espace mais aussi surtout du temps12.
L’enveloppe psychique se constitue en grande partie sur ce
que l’objet contenant apporte comme rythmicité des expé-
riences : « La rythmicité permet l’anticipation et donne
l’illusion de permanence, de continuité ; la rythmicité par-
ticipe à constituer le sentiment d’enveloppe en ce qu’elle
produit comme illusion de continuité » (Ciccone, 2005). On
comprend que, dès les phases précoces du développement,
la rythmicité organise profondément les espaces perceptifs
et les espaces psychiques naissants. Ceci passe par une
orientation des actions et des interactions en fonction des
éprouvés corporels et des émergences émotionnelles ; on
conçoit bien que pour un nourrisson, certains plaisirs ou
déplaisirs ont la singularité systématique d’advenir avant
ou bien après l’interaction avec sa mère, et même tel ou
tel type d’interaction (les « représentations d’interaction
généralisées » de Stern, 1985, sont convoquées ici).
Ainsi, l’espace s’oriente pour fournir une direction au
temps et l’intuition du temps apparaît comme le sentiment
d’un espace orienté, cadré, rythmé où l’objet est en partie

12.  Pour Marcelli (1992), l’inscription des microrythmes (lesquels donnent au


bébé la possibilité de banaliser les effets de petites ruptures de lien et de séquence)
dans la trame des macrorythmes (lesquels donnent une autre possibilité d’appré-
hender la régularité et la répétition constructive de l’histoire de la dyade) permet
de lier des formes de temporalité différentes et de structurer ainsi un élément idio-
syncrasique essentiel de la dyade : il s’agit du rythme interactif. L’auteur insiste sur
la fonction des microrythmes qui maintient le jeune enfant en alerte attentionnelle,
l’attente est alors possible et la capacité de penser s’institue.
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616 Philippe Claudon et al.

préconçu ou du moins prévisible (Claudon, Moyano, 2003 ;


Mellier, 2004 ; Ciccone, 2007 ; Prat, 2007). Mais la tempo-
ralité primaire n’est pas que rythmicité régulière, il faut
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comprendre la rythmicité selon un modèle de variations qui
assure que, lorsque les choses changent, elles garderont un
certain temps une certaine constance : c’est une succession
de rythmes à temps différents qui permet de catégoriser dans
la dyade primaire des espaces et des contextes nouveaux13.
Des travaux cliniques et des essais récents (Stern, 1985 ;
Claudon et Moyano, 2003 ; De Coster, Wolfs, Courtois,
2007 ; Prat, 2007) rappellent que le petit enfant et même le
bébé possèdent une appréhension de la temporalité qui est
très différente de celle de l’adulte et étroitement liée aux
mouvements affectifs.
Golse (2006) pose des repères spécifiques pour la pro-
blématique du rythme en faisant référence à la dimension
pulsionnelle du fonctionnement psychique et corporel du
bébé dans l’interaction avec la mère. L’auteur conçoit le
rythme comme indispensable aux processus de comodalisa-
tion perceptive du bébé en interaction avec sa mère. Selon
nous, l’intérêt de cette perspective se trouve dès la simple
observation de la vie du bébé et du jeune enfant sans lan-
gage, en effet les différentes parties du corps du bébé et de la
mère ne sont pas douées de motricités équivalentes : du côté
du bébé qui joue dans l’interaction, les jambes se meuvent
(conjointement jusqu’à environ 8-9 mois) selon une certaine
cadence qui a un niveau maximal moins élevé que le mou-
vement des mains et avant-bras à la même époque ; du côté
de la mère, les actions rythmiques de mouvements de tête
et faciaux lors de jeux phonologiques ou verbaux accompa-
gnant des stimulations sensorielles dépendent directement de

13. Ceci de la même façon qu’un opéra : c’est un ensemble complexe pouvant


présenter des pièces de musiques à trois ou quatre temps et insérer des moments
spéciaux où le style, le tempo et le rythme changent très nettement pour instau-
rer chez l’auditeur l’idée d’une scène fondatrice et centrale pour la suite de l’œu-
vre. Toujours au long de cette métaphore musicale, nous pensons que la mère est
musicienne (chef d’orchestre de la dyade) dans le sens où elle dirige plus ou moins
consciemment les tempos et les départs/fins d’accordages affectifs et sensoritoniques
tout en respectant dans la vie quotidienne une succession de parties aux rythmes
différents (les macrorythmes de Marcelli, 1992) qui laissent d’ailleurs la place au
père/au tiers pour intégrer une scène avec ses singularités alors tout à fait originales
au point de vue du jeune enfant.
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 617

la tonicité et de l’humeur du moment, on imagine facilement


que ces jeux auront des marqueurs rythmiques différents
selon le moment de la journée ; du côté de la dyade, il est
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classique de constater que les jeux et les moments d’accorda-
ges affectifs et sensoritoniques n’ont pas les mêmes rythmes
moteurs selon le moment de la journée (e.g. premier réveil,
réveils de siestes, moments pré- ou post-prandial) et selon la
zone corporelle qui inaugure le jeu interactif. Les émissions
vocales et l’ouïe, les regards, les sensations cutanées doivent
constituer les modes perceptifs qui se conjoignent le plus et
le plus facilement ; la scène est espace perceptif/espace du
corps propre.
Avec ces quelques discussions, on comprend que la tem-
poralité est donc bien plus que la chronologie. Le temps
physique régulier et chronologique que nos montres cal-
culent mécaniquement est une vue de l’esprit intellectuel,
fortement utile pour la vie industrieuse quotidienne de nos
sociétés mais absolument pas nécessaire à la vie et encore
moins à la vie psychique. Le temps au point de vue d’un
sujet est avant tout une partie corporelle de soi. La ryth-
micité participe à la fonction contenante autant que la
spatialité, comme nous l’avons vu plus haut, elle est une
propriété émergente du corps propre qui est logique mais
pas en elle-même, logique avec le contexte où se déroulent
les évènements relationnels. Le temps propre à l’individu
apparaît assez clairement comme un espace orienté par
le sens et les significations des interactions. L’observation
des productions de jeu d’un enfant (pâte à modeler, des-
sins notamment) permet de révéler cette dynamique spatio-
temporelle où les objets et les représentations concrètes (le
dessin du bonhomme par exemple) illustrent une cinéma-
tique originale. La temporalité est construite ou au moins
soutenue par le corps propre en tant qu’espace relationnel
interactif.
Si les travaux d’Anzieu n’ont pas porté spécifiquement
sur le petit enfant, il est nécessaire cependant de les évo-
quer en synthèse. La question retenue est bien sûr celle de
l’enveloppe psychique et des sources de la pensée. Nous
ne citerons qu’une proposition de l’auteur qui explicite la
notion de Moi-corps : « L’esprit se fait une idée des états
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618 Philippe Claudon et al.

et des mouvements qui affectent le corps ; ces idées sont


aussi appelées pensées. L’esprit, ou appareil mental, s’étaie
sur le Moi-peau pour créer un appareil à penser ces pen-
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sées : en abrégé le Penser ou Moi-pensant ou Moi-réalité »
(1994, p. 20). Le partage d’affect et la capacité de penser
reposent selon Anzieu (ibid.) sur une tendance de l’esprit à
se concevoir comme analogique du corps vivant, et sur cette
tendance essentielle à concevoir le corps de l’autre comme
analogon de son propre corps, dans un jeu de successions
et d’alternances d’états qui se partagent et s’accommodent
les uns avec les autres. La mère est intrinsèquement pré-
sente dans le corps expérimenté au point de vue du bébé
ou de l’enfant, qu’elle soit ou non présente physiquement ;
elle est d’autant plus présente quand elle est là pour par-
ler/raconter les sensations, les émotions et l’affect, leurs
mouvements et variations, qui imprègnent les états de soi :
à partir des expressions de soi, la mise en signification
conjointe serait source de la signification des évènements
élaborée ultérieurement par l’enfant lui-même avec une
complexité progressive. On comprend ici que la temporalité
n’existe pas en elle-même, la chronologie telle qu’un adulte
la conçoit est un produit cognitif ultérieur. La tempora-
lité est constituée, comme la spatialité, par les interactions
affectives entre soi et un autre humain, le temps concerne
la narrativité des expériences de vie agies et senties. Le
temps est une histoire à raconter bien avant qu’il ne soit
le déroulement de l’histoire ; le temps dans l’esprit humain
serait une mise en forme dynamique, un mouvement, ce
serait faire bouger l’espace pour créer du changement ; le
mouvement rythme l’espace.
Chez l’enfant, lors de l’observation clinique, notamment
au travers du dessin spontané, les agencements temporels
se repèreront directement dans les positions et formes rela-
tives entre les différentes parties graphiques. Les séquences
d’agencement graphique-spatial constituent le fond narratif
de ce qui est vécu, cet agencement raconte l’état de soi :
dans le dessin, telle chose se combine avec telle autre en
fonction de ce qui a été vécu, de l’évènement vécu. Le dessin
du bonhomme raconte comment l’enfant se met en contact
avec le monde. La temporalité/rythmicité de soi s’exprimera
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 619

au travers d’un potentiel de mouvement et au travers d’une


forme dynamique attribuée aux réalisations graphiques,
car du point de vue théorique la temporalité est une mise
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en forme active, en mouvement, de l’espace propre et de la
rencontre intersubjective.

Synthèse des arguments théoriques


Pour conclure cette présentation d’éléments théoriques
qui visaient tous à approfondir la notion de « corps pro-
pre » pour en faire ensuite un outil d’observation clinique,
nous retiendrons qu’il n’y aurait pas de capacité de penser
authentique, au moins chez le bébé et chez le petit enfant,
sans d’une part une expérience corporelle contextualisée,
et d’autre part sans un humain qui soutient ce contexte au
moins par sa présence simple et souvent par ses interpré-
tations, ses conjonctions émotionnelles et sensoritoniques,
ses rythmes propres. Le corps propre de l’enfant n’a donc
d’existence qu’à son propre point de vue qui se réactualise
constamment, c’est une manière d’être qui s’exprime ; cha-
cun de nous se vit dans son propre espace qui est unique,
original et lié aux évènements (notamment relationnels) qui
le traversent. Le corps propre que nous voulions définir ici
est au final un espace conjoint de soi et de l’objet où les deux
sont intrinsèquement liés. C’est le cadre de l’intersubjecti-
vité, de « l’être avec », c’est un processus de liaison, favo-
risant l’expression14 de soi puisqu’il rassemble tout ce qui
est essentiel à l’individu. Ce qui nous paraît utile dans notre
approche théorique est qu’elle associe tous les registres de
l’identité : somatique, psychique, interactif-social ; cette

14.  Il est important de rappeler que « expression » n’est pas « communica-


tion ». Elle est basique et soutient possiblement à un temps ultérieur une com-
munication et un code particulier. Le mot expression marque une dynamique,
un mouvement orienté vers l’extérieur. Expression vient du latin exprimere qui
signifie « presser ou pousser vers l’extérieur ». L’expression renvoie essentielle-
ment à une expérience identitaire, on s’exprime non pas pour dire mais d’abord
parce qu’on en a besoin, l’expression ne porte pas en elle-même de signification,
elle donne un sens au contexte vécu hic et nunc. Ce sens exprimé peut être repris
dans ce contexte pour lui attacher une signification par le sujet lui-même mais le
plus souvent par autrui. Les interactions mère-bébé banales montrent bien ce sys-
tème de co-construction narrative fondé sur l’expression, la mise en signification
et la communication qui peut en émerger au final (voir par exemple les synthèses
de Golse, 1995).
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620 Philippe Claudon et al.

position favorise une approche intégrée et profondément


clinique-écologique de l’enfant.
Nous avons donc suivi Anzieu (1994, p. 13) pour qui l’es-
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pace et le temps sont des formes a priori de toute activité
sensori-motrice, ce sont des intuitions pures donc essen-
tiellement dépendantes du sujet lui-même. Ainsi, l’objet, le
corps de l’objet, est une immanence spatiale et rythmique
du corps du sujet, c’est une expression du corps propre, une
co-construction à jamais constituée et maintenue dans un
espace potentiel et toujours en tension (tel que Winnicott l’a
commenté au travers de son œuvre et de la notion d’espace
potentiel/transitionnel) ; pour le petit enfant, la nécessaire et
utile illusion d’attachement et de fusion avec l’autre repose
sur ce processus « corps propre ». Pour nous, c’est cela la
capacité de penser, cette tension fonctionnelle entre le corps
et l’environnement.
En pratique, l’observation clinique du corps propre se
centrera donc sur tous les moments et les états où la mobi-
lisation corporelle participe à l’adaptation (émotionnelle,
cognitive) et à la relation (réaction à la présence d’autrui)
en construisant un espace et un rythme propres. L’activité
de dessin chez l’enfant témoigne bien de la mise en forme des
espaces et des séquences rythmiques des couleurs, des traits
et des points, des formes intuitives de l’objet, de l’autre alter
et ego. En pratiques cliniques infantiles, le dessin du bon-
homme a cet intérêt de condenser tous ces processus dyna-
miques que nous avons discutés autour de la notion de corps
propre, c’est probablement ce qui a toujours fait son succès
auprès des cliniciens. À l’instar du dessin de la maison, le
dessin du bonhomme n’est pas une représentation du corps
de l’individu ni une représentation corporelle uniquement,
mais c’est une mise en forme, une présentation, une réifica-
tion de l’espace propre, du corps propre. Vu sous cet angle,
le dessin du bonhomme est donc une expression de soi dans
l’environnement, c’est un discours analogique qui prend et
exprime directement ce qui est présent en en gardant tout le
sens. Ce que l’enfant dessine dans le bonhomme ce n’est donc
pas son corps ou celui d’autrui : c’est assez directement sa
rencontre avec autrui, il s’agit d’une fonction (contenance)
bien plus que d’un objet (contenu).
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 621

CAS CLINIQUE
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Présentation de l’enfant et de l’atelier corporel « bain-
massages »
Tilo a 7 ans et demi, fils unique d’un couple de parents
réfugiés en France suite à des conflits armés dans leur pays
d’origine d’Europe centrale. Tilo est d’abord un bébé né à
terme, sans complication, mais qui pleure beaucoup, et dont
l’absence d’intérêt pour l’environnement humain est vite
remarquée. Il a fait l’objet d’un diagnostic d’autisme sévère
par un CMP : absence de contact par le regard ; absence de
réaction aux sollicitations orales et physiques ; manque d’at-
tention conjointe, de pointage, et de faire semblant ; intolé-
rance forte à la frustration ; agitation permanente ; troubles
sévères de l’attention et de l’alimentation ; comportements
d’indifférence à la douleur ; stéréotypies psychomotrices
comme des intérêts marqués pour les sériations et les aligne-
ments d’objets ; conduites d’auto-agressivité.
Lorsque Tilo a 3 ans, il bénéficie d’une prise en charge
pédopsychiatrique (suivie sur cinq années) en hôpital de jour,
six demi-journées par semaine, avec un traitement médica-
menteux continu fondé sur des neuroleptiques. Le début de
la prise en charge semble être pénible, Tilo manifeste des
plaintes et repousse l’autre, mais il est à noter qu’il demande
à être réconforté et contenu. Il se mord les mains. A 4 ans et
demi, il commence à aller à l’école une matinée par semaine,
où il se met à imiter ce qu’il perçoit, avec une apparente
indifférenciation entre environnement humain et physique.
Un an plus tard, les parents se séparent. L’enfant bénéficie
d’une intégration scolaire plus étendue et d’un suivi ortho-
phonique avec la méthode PECS. À cette période, la relation
à l’adulte est anxiogène, Tilo entre en relation par l’agressi-
vité. Des capacités imitatives sont néanmoins soulignées.
À 5 ans, Tilo est scolarisé davantage avec une auxiliaire de
vie scolaire. Les liens familiaux se resserrent avec la famille
maternelle ; Tilo apparaît plus apaisé. Quelques mois plus
tard, il assiste à des violences entre ses parents. La sympto-
matologie semble s’amoindrir ; il commence à dessiner des
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622 Philippe Claudon et al.

bonshommes. À noter alors un attrait fort et source d’an-


goisse pour les pieds. À ce moment, une évaluation psycho-
logique met en évidence des difficultés relationnelles encore
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importantes, notamment communicatives et en regard des
mouvements émotionnels, mais il peut prendre en considéra-
tion a minima le comportement de l’autre pour agir.
À 6  ans, il prononce des premiers mots dans sa langue
maternelle et en français. Il sera ensuite en capacité de
demander de l’aide verbalement. La relation avec la maman
est difficile et donne lieu à un séjour de rupture en hospitali-
sation. Pendant l’année de ses 7 ans, il fait à nouveau preuve
d’agressivité envers ses parents, des débordements pulsion-
nels sont constatés.
À 8 ans, Tilo est accueilli à mi-temps en IME. À l’hôpital
de jour, un atelier « bain et massages » lui est proposé pour
quinze séances. Il devient moins fuyant au contact, autant
physique qu’oculaire, il utilise massivement l’expression
orale, même si ce n’est pas intelligible, ni adapté au contexte.
On note une intention de laisser trace sur le monde qui l’en-
toure, il dessine des bonshommes.
L’atelier thérapeutique à médiation corporelle « bain et
massages » se déroule en trois phases : le bain, les massages,
le moment de dessin final. Le suivi est assuré par deux per-
sonnes régulières, une psychologue et une infirmière, à une
fréquence hebdomadaire. La phase de bain : l’enfant en
maillot de bain entre dans la baignoire qui se remplit d’eau
chaude. Il peut jouer avec l’eau qui coule au robinet. Sont
à sa disposition quelques jouets de bain (balles plastiques,
récipients) et un petit miroir manuel. À ses côtés, l’adulte
écoute, disponible à ses paroles et actes, reprenant avec
lui les jeux qu’il peut initier ; le bain dure vingt minutes.
Ensuite vient la phase de massages : l’enfant séché s’allonge
sur une grande table à langer recouverte d’une serviette
de bain. Alors les massages à l’huile d’amande douce sont
pratiqués par l’adulte avec des mouvements fluides, doux
et légers. Chaque membre est massé en commençant par les
extrémités : les doigts, les mains, les bras, puis les pieds et
les jambes, le visage, le dos, le ventre, avec verbalisation
autour de la partie touchée. Parfois l’enfant prend de l’huile
dans le creux de sa main et se masse lui-même. Sont menées
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 623

des percussions osseuses douces. La phase finale de dessin :


rhabillé, l’enfant avec l’adulte quitte la salle de bain, ils
s’installent à une petite table en salle de jeux adjacente avec
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du matériel banal, aucune consigne n’est donnée. Quand il
a terminé de dessiner, son dessin est rangé devant ses yeux
dans un classeur chronologique.

Analyse du matériel clinique pictural


Nous présentons en annexe quinze dessins du bonhomme
faits par Tilo, chacun suit chacune des quinze séances de
l’atelier bain-massages, l’enfant a alors entre 7 ans et demi
et 8 ans. Depuis le début de l’atelier, les dessins sont conser-
vés ensemble dans un dossier qui est disponible à l’enfant.
Cependant, Tilo ne reprendra jamais ses dessins pour les
observer, il dessine à chaque nouvelle séance un nouveau
bonhomme de sa propre initiative et crée ainsi une collection
originale et continue. Cette collection a révélé une évolution
dans le temps pendant quatre mois. C’est cette dynamique
évolutive d’expression de soi que nous allons analyser ici.
Outre l’intérêt de présenter un matériel clinique original,
l’objectif de cette étude est de montrer comment le levier
théorico-clinique « corps propre » emprunté à la « psycho-
somatique relationnelle » permet de décrire les capacités
de représentation de soi et de l’objet, et donc de décrire les
effets de la relation intersubjective, les effets du soin.
Pour faciliter la présentation des analyses nous utilise-
rons le code suivant : le premier dessin de Tilo sera appelé
dans le texte D1, jusqu’à D15 pour le quinzième dessin.
– La spatialité s’exprime et donne corps/sens à l’objet
Dans un premier temps, nous décrirons l’organisation
spatiale présente dans les quinze dessins, ensuite nous la
reprendrons pour l’analyser en termes de « corps propre »
et fournir une compréhension du matériel clinique.
Le premier dessin (D1) montre un bonhomme d’allure
têtard/patate où une préoccupation pour les sensations cor-
porelles est bien présente : Tilo construit les mains, pieds,
oreilles, yeux, nez et bouche. L’objet est posé sur le bord
inférieur de la feuille, le sens de la gravité serait présent
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624 Philippe Claudon et al.

dans cette configuration, il est maintenu jusqu’à D15.


L’organisation de l’espace de l’objet est à D1 tout à fait
singulière, les éléments sensoriels-corporels que Tilo figure
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appartiennent manifestement à une logique propre qui est
absconse pour l’observateur.
Un axe central apparaît dès le second dessin. Et jusqu’à
D14, cet axe central reste présent et lesté par une sphère
« zizi ». Le visage détaillé du bonhomme reste présent de D2
à D15, il est enrichi de cheveux et garde une facture émotion-
nelle régulière (sourire-joie). L’axe central dessiné devient
un axe vertical tonique à D8 (cela redresse nettement la fac-
ture graphique de l’objet), il figure alors un tronc rudimen-
taire qui prend la place ou le rôle de l’axe médullaire. Ainsi,
une topologie basique corporelle est renforcée, elle soutient
l’organisation de l’espace en [haut-bas] et [droite-gauche],
cette facture globale possède trois valeurs essentielles selon
nous :
1/ D’abord, elle permet à l’observateur de saisir mieux
une image de corps humain ce qui soutient la production de
sens et de significations et, par-là, la narration et le partage
d’éléments peu ou prou symboliques sur le versant de l’adulte
qui peut apporter du langage symbolique en co-texte ;
2/ Ensuite, sur le versant de l’enfant, l’apparition d’une
forme plus conventionnelle de corps humain soutient le jeu
de dessin en lui conférant une capacité de réalisation et de
performance que Tilo apprécie et investit ; la dimension nar-
cissique émerge ainsi dans le lien à l’environnement (cette
double dimension narcissico-objectale soutient la liaison
pulsionnelle et l’équilibre/stabilité de la personnalité) ;
3/ Enfin, le passage de D7 à D8 libère les membres (bras-
mains et jambes-pieds) ce qui produit d’emblée pour l’ob-
servateur une allure de maturation ou de progression. La
spatialité de D1 à D7 n’est pas la même que celle de D8 à
D15, la surface de la feuille de dessin montre un espace de
construction et de rencontre de l’objet bien différent, la fac-
ture globale des dessins change nettement à partir de D8.
Si l’espace de projection corporelle évolue clairement à
D8, en revanche l’absence de figuration de la dimension de
profondeur est typique des quinze dessins. En effet, l’épais-
seur de l’objet n’est pas sensible pour l’observateur, l’objet
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 625

est certes bien posé dans un espace bidimensionnel orienté


par les zones sensorielles fonctionnelles (mains, pieds, voies
sensorielles du visage), mais le volume et le procès de conte-
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nance unitaire ne sont pas agis dans la production graphique
(absence de lignes fermées et délimitantes).
Il faut constater que D8 marque une autre évolution
majeure des dessins de Tilo. Le bonhomme d’allure têtard/
patate de D1 prend dès D2 une allure « maison » jusqu’à D7,
puis D8 donne la facture verticale plus clairement anatomi-
que. Les objets de détail sont tous réunis dans la « maison »,
même s’ils sont hétéroclites et très singulièrement disposés les
uns par rapport aux autres, cela est bien visible à D4 et D5.
Ils ont une logique dominante d’espace de rencontre ou de
zone commune. Or, à partir de D8, ces objets de détails sont
organisés le long de l’axe central vertical et prennent une
logique dominante différente, celle d’un point de vue plus
singulier ou d’un point central qui s’identifie. En outre, de
D1 à D7, les cercles qui font jonction entre les traits, et qui
semblent être ensuite de D8 à D15 les têtes, mains et pieds du
bonhomme, servent à délimiter l’espace du dessin, ce sont
des points sûrs de construction qui marquent clairement une
architecture de l’objet-dessin.
Après ces descriptions formelles de la spatialité des des-
sins, nous pouvons analyser ce matériel clinique en termes
de « corps propre » pour mieux comprendre l’expression de
soi produite par l’enfant dans le contexte interactif de l’ate-
lier thérapeutique.
Nous pouvons constater que de D1 à D7 (première facture
spatiale et corporelle repérée) puis de D8 à D15 (seconde fac-
ture spatiale et corporelle) la spatialité s’exprime et donne
corps à l’objet ; les quinze bains-massages précèdent et
induisent les quinze dessins du bonhomme, cette régularité
continue procède d’un espace de projection qui s’ouvre et
se déploie naturellement dans l’entre-deux enfant-adulte.
Cet objet est authentiquement transitionnel (au sens de
Winnicott), à la fois créé par le contexte de la rencontre et
créé par les compétences psychomotrices et cognitives de
l’enfant, et ses motivations émergentes. Cet objet devient
de plus en plus clairement une figuration de corps humain
où trois axes s’affirment : l’identité (par le visage, le sexe), le
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626 Philippe Claudon et al.

tonus (par les axes des membres étendus et la verticalité) et


la corporalité (la mise en forme de bonshommes reconnaissa-
bles construits autour des membres et des voies sensorielles)
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sont instaurés et maintenus. Or, ce sont trois socles du corps
propre, les bains-massages favorisent l’instauration d’états
de soi bien repérés du point de vue de l’enfant, cela le per-
sonnalise, il prend et maintient une position efficace d’agent
dessinateur de bonshommes.
On a donc constaté que la spatialité de D1 à D7 n’est pas
la même que celle de D8 à D15, la surface de la feuille de
dessin montre un espace de rencontre avec l’objet différent,
la rencontre ne s’y fait pas de la même façon : les séances
bain-massages à partir de la 8ème ont un effet différent sur
l’enfant par rapport aux séances 1 à 7. L’espace de la ren-
contre réelle entre l’enfant et l’adulte via l’atelier soutient
un espace corporel subjectif qui s’affirme mieux à D8 et qui
peut être figuré par le dessin d’un bonhomme de plus en plus
humain et explicite, mobilisant et libérant toutes les compé-
tences psychomotrices et cognitives de Tilo. Ainsi, sous le
regard attentif de l’adulte, cet enfant autiste donne à ses des-
sins la fonction d’une expression de soi, nous pourrions dire
d’un état situé de soi (au sens de Rochat, 1993) posant les
expériences corporelles du bain-massages dans un contexte
qu’il s’est approprié, ou encore dire d’un corps relationnel
(au sens de Gauthier, 1999) pleinement disponible pour soi
et l’autre (pour l’enfant et l’adulte qui encadre et soutient).
L’effet de l’atelier thérapeutique ne serait pas de développer
la capacité (mentale, cognitive) à représenter le corps dans
l’espace, mais plutôt de développer la capacité d’expression
de soi en présence de l’autre, la capacité d’ouvrir un espace
de projection. Et l’ouverture de cet espace de projection
favorise secondairement l’activité d’un autre espace qui est,
lui, cliniquement observable, cette fois-ci un espace cognitif
de représentation et d’action organisées dont les bonshom-
mes témoignent de D1 à D15 avec cette progression et la qua-
lité des dessins révélant le corps propre qui s’instaure et se
dynamise contextuellement.
Donc, on peut considérer que quand l’espace propre se
met en forme au registre du corps propre (éminemment rela-
tionnel), ce sont des représentations corporelles qui émergent
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 627

(éminemment cognitives) ; dit autrement, la capacité à créer


son propre espace précède la capacité de penser, comme si la
première était la clé de démarrage de la seconde. Pour Tilo,
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c’est le contexte « atelier bain-massages », empreint de ren-
contre et d’interactions corporelles, qui stimule et favorise
le corps propre.
Dans une perspective méthodologique, nous n’avons donc
pas besoin de mener systématiquement d’interprétations
symboliques de contenus à partir du matériel, notamment
parce que ce matériel véhicule avant tout un processus ana-
logique : les dessins figurent des analogons du corps propre,
des états situés de soi et vécus hic et nunc. Ce sont des traces,
des éléments interactifs avec l’adulte ; même si en apparence
clinique ces analogons semblent venir de la seule production
de l’enfant, ils sont en fait co-construits implicitement (l’en-
fant est agent du dessin mais il est avec l’adulte partenaire
de la construction de l’espace qui soutient et accueille ces
dessins). Ce matériel est donc mieux disponible pour l’enfant
si on laisse au final la rencontre venir se poser sur les dessins,
être portée par le matériel lui-même, puisqu’à la lumière de
la théorie du corps propre on comprend que ce matériel est
en partie fait de la rencontre et de la présence de l’autre. Le
matériel clinique n’a pas forcément besoin d’être interprété,
il a surtout besoin de se réaliser pour maintenir ouvert l’es-
pace de projection et donc de la capacité de penser qui la
prolonge. Tilo façonne une spatialité au cours des dessins en
mettant rapidement en forme des corps qui tiennent debout,
cette spatialité est en fait co-construite par trois agents qui
fondent le corps propre : l’enfant lui-même ; l’adulte soi-
gnant ; le contexte singulier de l’atelier (la rencontre).
Dans cette étude clinique, un premier temps descriptif
de la spatialité impliquée dans les dessins puis un second
temps de mise en forme théorique avec la notion de corps
propre permettent d’approcher d’assez près ce qui est mis
en jeu par l’enfant et de comprendre mieux ce qu’il exprime
du soi dans la rencontre : nous pensons que c’est l’effet des
deux premières phases de l’atelier (bain puis massages) qui
agit sur l’activité psychomotrice fine, cognitive et intersub-
jective au cours de la troisième phase du dessin ; ces trois
moments, autant intimes l’un que l’autre mais dans des
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628 Philippe Claudon et al.

formats différents, permettent à l’enfant autiste de disposer


d’espaces variés d’expression de soi, et on constate que les
espaces expressifs ne se cumulent pas en se succédant mais
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se combinent, ils se factorisent les uns avec les autres. C’est
ainsi qu’à la troisième phase (dessin) on peut observer ce
matériel clinique pictural tout à fait étonnant où le proces-
sus de projection et d’expression de soi se révèle de plus en
plus pertinent séance après séance. Les compétences cogni-
tives et psychomotrices de Tilo sont pleinement exploitables
et permettent la création d’un objet identitaire (le dessin
personnel en tant qu’objet concret de jeu et de création) qui
est le point de rassemblement de projections d’expériences
corporelles et, on le voit entre D1 et D15, ce point de ras-
semblement est de mieux en mieux constitué.
Le passage du dessin à facture globale de « maison » (D1
à D7) au dessin à facture de « corps humain » évoque la dia-
lectique de l’écorce et du noyau qui en termes de spatialité
se traduirait par le passage d’un espace de contact vers un
espace de pensée : l’écorce comme zone de rencontre devient
le noyau comme objet de la rencontre. Les sensations et émo-
tions issues du bain-massages seraient d’abord exprimées
comme espace de contact et d’expérience avec l’autre pour
être ensuite exprimées comme objet de la rencontre ; c’est un
processus transitionnel d’avènement de l’objet trouvé-créé
(Winnicott, 1971). D’abord la projection se développe, cette
inflation est observable dans l’évolution positive et la stabi-
lité du dessin du bonhomme qui suit chaque séance. Puis
l’espace de pensée se trouve une forme sur la base des acti-
vités interactives stimulantes du bain-massages, cette forme
est observable par la structuration de plus en plus nette du
corps dans les bonshommes qui se fait par une orientation
de l’espace selon l’axe vertical. Les quinze dessins du bon-
homme racontent comment Tilo s’approprie les expériences
corporelles co-agies et co-construites avec l’adulte soignant.
Selon nous, l’effet de l’atelier thérapeutique est précisément
là : l’évolution des dessins ne révèle pas un soin effectif pour
l’enfant, un changement effectif de son fonctionnement glo-
bal cognitivo-affectif, mais elle révèle d’abord la capacité
à faire fonctionner le corps propre, lequel crée cet espace
de projection puis potentialise l’activité de pensée orientée
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 629

sur un contexte et un objet plus précis (les bonshommes-


dessins). Ainsi, l’effet thérapeutique de l’atelier s’observe
dans le troisième temps qui est le dessin, cet effet est de per-
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mettre que se mette en activité la pensée par un attachement
au contexte interactif émotionnel, les choses se relient : lors
du bain-massages les sensations, émotions, interactions,
anecdotes, paroles et attentions, tous ces objets de la vie de
Tilo se contextualisent en un espace original qui permet de
les relier et de leur donner un sens, une direction orientée
vers le corps, vers le Soi, vers le Je ; les dessins qui évoluent
rapidement et se stabilisent comme des mises en forme clai-
res de soi nous montrent alors que Tilo peut jouer et cons-
truire l’objet ; dit plus simplement : il pense et est en relation
authentique.
En termes de méthodologie clinique, avec les enfants
ayant de grandes difficultés de développement, il nous semble
utile qu’un atelier thérapeutique à médiation, notamment
corporelle, soit organisé avec cette phase finale de dessin
afin de disposer d’un moyen d’observer la construction de
l’espace du corps propre, ce dernier étant, comme nous
l’avons vu au plan théorique, un témoin direct des inter-
actions et de l’appropriation des émotions et des activités
sensori-motrices et cognitives. La qualité de réalisation gra-
phique initiale n’a pas d’importance, c’est bien l’évolution
spatiale des graphies qui sera pour le clinicien un levier de
compréhension des effets de l’atelier ; chaque enfant, quels
que soient ses handicaps et performances, peut donc partir
de ses propres capacités fonctionnelles et ouvrir son espace
à sa façon, c’est bien le processus de création de l’espace
de représentation qui importe, tant pour l’observation cli-
nique (du côté du clinicien) que pour l’expression de soi (du
côté de l’enfant).
– La temporalité s’exprime et donne une forme au corps
de l’objet
En conservant la même méthode qu’au sujet de la spa-
tialité, d’abord nous décrirons l’organisation temporelle et
rythmique présente dans les quinze dessins, ensuite nous la
reprendrons pour l’analyser en termes de « corps propre »
et fournir une compréhension du matériel clinique.
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630 Philippe Claudon et al.

Si les bonshommes-maisons sont « posés » sur le bord


inférieur dans la feuille de papier de D1 à D7, on constate
qu’au point de pivot de D8 et jusqu’à D15 les bonshommes-
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corps prennent une facture dynamique où le mouvement et
une rythmicité sont sensibles. Le D8 marque une tonicité
dynamique évidente : bras tendus écartés, jambes tendues
écartées, la tête augmente sensiblement de volume et donne
une présence formelle bien plus forte ainsi qu’une expres-
sion des détails du visage bien plus claire. La facture est la
même à D10, D11, D13, D14 et D15 ; de plus, à D15 ce sont
les mains avec doigts tendus qui apparaissent et montrent
bien un objet en prise avec l’environnement, un bonhomme
authentique, avec tout le potentiel de mouvement et de per-
sonnification que l’appréhension spontanée du corps laisse
émerger. En outre, l’apparition et le maintien de D8 à D15
de cercles centraux placés en position médiane sur les bons-
hommes montrent aussi la concrétisation d’un point central
d’équilibre, évoquant l’intuition d’un centre de gravité ou
d’un centre d’équilibre dynamique (on se met corporelle-
ment en mouvement à partir d’un point d’équilibre vers un
autre point d’équilibre ; cette oscillation crée une rythmi-
cité interne propre ressentie par l’individu, elle peut être de
toute qualité : rapide, lente, saccadée, etc.).
D4 et D5 montrent une complexité nouvelle, après les
trois premières séances de bain-massages le corps du des-
sin se structure avec des détails : à l’intérieur de l’espace
graphique des bonshommes-maisons 4 et 5, on voit des
traits verticaux et horizontaux réguliers qui donnent assez
clairement une présence de contenus plus complexes. À D4
et D5, ces traits font clairement office de contenus dans
l’espace interne du bonhomme, ils montrent une rythmi-
cité par la répétition et la configuration séquentielle. En
outre, la disposition régulière des cheveux du bonhomme
se confirme à partir de D4 et est maintenue jusqu’à D15.
Les bonshommes de D4 et D5 sont antécédents de D6 et
D7 qui, eux, montrent une régularité graphique supplé-
mentaire et claire par au moins quatre critères : 1/ les
traits sont bien rectilignes ; 2/ le dessin est bien campé
sur le bord inférieur de la feuille ; 3/ la symétrie verti-
cale droite-gauche apparaît clairement et le dessin est
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 631

mieux positionné sur l’axe médian de la feuille ; 4/ la


répétition de la facture globale de D6 à D7 est évidente (une
unité de style et de forme existent entre D6 et D7). Arrive
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ensuite D8 avec son changement majeur de facture globale
maintenu jusqu’à D15, comme nous l’avons déjà décrit plus
haut. Quatre temps différents des dessins déroulent une
narration de soi, l’histoire des dessins s’organise et devient
observable et signe une évolution des séances d’atelier.
Après ces descriptions formelles de la rythmicité-
temporalité des dessins, nous pouvons à nouveau analyser ce
matériel clinique en termes de « corps propre » pour mieux
comprendre ce qui est mis en jeu par l’enfant et ce que cela
exprime de lui.
Le passage des bonshommes-maisons aux bonshommes-
corps est lié à l’expression dynamique de soi, comme on l’a
décrit au-dessus, et on constate que quand l’espace corporel
se met en forme il acquiert une capacité de mouvement et de
mise en rythme moteur ; ainsi, la mise en forme spatiale que
nous avons décrite au chapitre précédent s’accompagne d’une
mise en forme temporelle/rythmique et d’une mise en forme
interactive où agir c’est agir sur l’environnement. Les mas-
sages effectués par l’adulte portent sur les membres essentiel-
lement, la rencontre via le corps se fait avec l’autre au travers
de mouvements et d’aplats de sensations qui entraînent pour
l’enfant une mobilisation corporelle : des postures, un tonus
et des accordages corporels et émotionnels bien particuliers
au moment du toucher massant. On peut penser que le corps
propre se révèle donc à partir de D8 comme une expression
de ces mouvements du corps réels qui sont subis-reçus et agis ;
cette mobilisation corporelle est interactive et elle soutient
l’émergence du bonhomme dans les dessins.
La temporalité/rythmicité de soi s’exprime bien chez Tilo
au travers d’un potentiel de mouvement, le dessin du bon-
homme à partir de D8 montre une forme dynamique donnée
aux réalisations graphiques (elles-mêmes étant en grande
partie de nature sensori-motrice). Nous avions vu que, du
point de vue théorique, la temporalité est une mise en mou-
vement de l’espace propre et de l’espace de la rencontre
intersubjective : cette mise en forme active apparaît bien
chez Tilo et ensuite se maintient au long des séances de D8
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632 Philippe Claudon et al.

à D15 ; l’enfant se reconnaît une propension à l’action, le


temps de séance bain-massages crée une tension dynamique
qui se transfère ensuite au temps de dessin. Les massages
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induisent chez Tilo une intention de gestualité qui s’observe
dans le dessin-corps, et une intention ne peut être que rela-
tionnelle (avoir une intention c’est se tourner vers quelque
chose), elle émerge des interactions déroulées pendant les
massages : on peut ainsi penser que les sensations et les mou-
vements réels sur le corps lors des massages résonnent dans
un espace de pensée qui se crée et ils deviennent observables/
réifiés lors des dessins. (On pourrait dire d’une façon plus
classique qu’au moment de D8 on peut observer une effi-
cience du Moi-psychique plus marquée, son effet de conte-
nance des représentations est plus efficace, les capacités
cognitives se révèlent plus clairement.) Le lien essentiel et
la continuité entre ces temps différents est l’adulte soignant,
moyen et contexte de la rencontre. On pourrait tenter une
interprétation de contenu ici : l’apparition à D8 des bons-
hommes-corps dynamiques est un écho analogique de l’ap-
parition en séance bain-massages de la présence de l’autre
et de ses qualités, le dessin raconte l’apparition d’un objet
complexe à investir. (En outre, peut-il s’agir d’un précur-
seur [infantile] du phénomène de transfert qui passerait par
le corps et l’espace corporel avant que d’être un processus
fantasmatique passant par l’investissement d’objet ?15.)
La description des traits verticaux et horizontaux régu-
liers à D4, D5 et D6 donne assez clairement une présence
de contenus qui témoignerait de l’expérience de l’atelier
accumulée et d’une trace vécue des massages qui appa-
raissent et sont mis en forme par ces détails de construc-

15. Ce qui donnerait une hypothèse de recherche : l’espace de l’objet serait


investi avant l’objet. Dans notre méthode théorico-clinique, nous rappelons que
cet espace est celui du corps propre qui est par essence interactif/relationnel, l’es-
pace est attaché au corps et co-construit avant tout. Ainsi, même sur le divan avec
l’adulte, le phénomène de transfert aurait une source corporelle comme une des
conditions de sa réalisation ; on transfèrerait tout un contexte et pas seulement un
type d’investissement objectal.
Cela peut rejoindre l’hypothèse posée par Lebovici (1983) au sujet de la genèse
de la vie psychique dans les relations mère-bébé et qui énonce que « la mère est
investie avant que d’être perçue […] et elle est créée par le bébé » (p. 20). Il fau-
drait qu’il y ait « corps propre » avant qu’il y ait l’objet, et auprès d’un bébé le
transfert pourrait s’interpréter en termes d’espace et de temporalité.
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 633

tion de l’intérieur des dessins 4 à 6. D6 et surtout D7 qui


suivent montrent une stabilité graphique claire, comme si
l’expérience des massages qui apparaît de D4 à D6 renfor-
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çait la stature et la présence de l’objet à D6 et D7, et on a
vu qu’ensuite à D8 (ce point de pivot déjà commenté dans
l’évolution de la facture globale des dessins) ce sont des
bonshommes-corps dynamiques et en mouvement qui émer-
gent, confirmant la personnification des éprouvés et expé-
riences, l’espace se structure et se met en mouvement pour
être raconté. On peut penser qu’une histoire se raconte,
que plusieurs temps se présentent au travers de l’évolution
de la facture du dessin du bonhomme : D1 à D3 (mise en
place de l’atelier et premières expériences interactives ori-
ginales du bain-massages), puis D4 à D5 (un enrichissement
apparaît dans ce qui est raconté par le dessin), puis D6 à
D7 (une stabilité, une confiance apparaît) et enfin D8 à D15
qui ouvrent sur une confirmation et une personnification
du dessin du bonhomme bien plus forte. Une temporalité
propre émerge pour Tilo au travers de cette sorte de dérou-
lement narratif donné par ces quatre temps différents des
dessins.
L’espace interactif de mobilisations corporelles lors des
séances bain-massages est révélé et concrétisé par les dessins
de bonshommes, ils mettent en forme spatiale et temporelle
cet espace de relation ; l’effet de l’atelier semble être d’ouvrir
une capacité de mise en image, une capacité de penser la rela-
tion. Or, penser la relation c’est immanquablement se penser
soi-même, c’est la base solide de l’intersubjectivité (moi et
l’autre ça fait deux ici et maintenant), et du mouvement que
celle-ci induit en soi. Ainsi, plus on évolue vers D15 et plus
ce dessin du bonhomme devient un support plus autonome
de représentation de soi, témoin d’une capacité de penser
(de représenter) authentique. Le bonhomme à D15 qui se
personnalise très bien montre au final cette évolution de la
forme dynamique attribuée aux réalisations graphiques,
l’expression du corps propre s’observe entre D1 et D15 où
le temps et l’espace se sont vus organisés singulièrement par
Tilo ; c’est au plan clinique une preuve du processus que
nous appelons « l’expression du corps propre » et donc de la
capacité d’affirmation identitaire sous-jacente.
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634 Philippe Claudon et al.

DISCUSSIONS ET PISTES THÉRAPEUTIQUES-CLINIQUES

L’intérêt et l’utilité de la notion psychosomatique de


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« corps propre » se démontre dans le cas clinique de Tilo.
Notre méthode d’analyse d’un cas clinique de pédopsy-
chiatrie opère en trois étapes : d’abord c’est le choix d’un
concept liant le somato-psychique et le relationnel, ensuite
ce concept travaille pour nous comme un levier qui guide
la description des effets des séances de la thérapie, enfin cette
description peut être analysée et interprétée dans la cohé-
rence du champ conceptuel choisi pour mieux comprendre
l’état et le fonctionnement identitaire d’un enfant en diffi-
culté de développement.
En résumé et au point de vue méthodologique : les des-
sins analysés ici montrent que l’on peut observer rapidement
(pour Tilo en quinze séances) des effets de la prise en charge
mais que la première tâche des cliniciens est de comprendre
ces effets, c’est-à-dire leur nature et ce qu’ils favorisent, ce
sur quoi ils portent concrètement.
Plus précisément, l’étude clinique menée avec Tilo permet
de poser une piste de discussion méthodologique et thérapeu-
tique de la façon suivante. Ces quinze dessins du bonhomme
montrent que, sortant de chaque séance de bain-massages,
l’enfant condense et exprime les états du corps par le dessin
qui prend toujours plus d’organisation et de sens semaine
après semaine. Nous pensons que ces effets témoignent non
pas que l’enfant se soigne aussi rapidement en quatre mois,
mais plutôt qu’il découvre la possibilité d’utiliser ses moyens
sensori-moteurs et cognitifs pour exprimer mieux ce qu’il est et
ce qu’il vit : le premier bénéfice de l’atelier bain-massages
est de permettre l’expression de soi chez Tilo, c’est cela qui
pour nous est révélateur de la qualité du soin ; l’atelier favo-
rise l’appropriation de son propre corps et de la relation qui
le mobilise. Du point de vue théorico-clinique, nous énon-
cerions ce bénéfice comme « l’apparition du corps propre »,
le corps propre étant pour rappel un schéma fondamental
de représentation, l’espace de toute chose identitaire et
fonctionnelle.
L’atelier bain-massages aurait donc créé une disposi-
tion pour la pensée et la communication, cette disposition
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 635

doit être encore investie et utilisée par les adultes (soignants


et parents) auprès de l’enfant dans un second temps pour
entrer véritablement dans un processus psychothérapique
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et de soin. L’atelier soutiendrait une capacité de dévelop-
pement, un espace de possibilités, ce qui est important et
basique. Dit d’une autre façon, plus freudienne, les effets
de l’atelier serait d’avoir favorisé le fonctionnement du Moi-
psychique, en créant une unité de base entre d’une part des
états du Moi-corporel et d’autre part des fonctionnements
psychiques (cognitif, relationnel-affectif, social).
À partir de là, nous subodorons que ce soit la même chose
dans la plupart des activités thérapeutiques à médiation dont
ces enfants autistes bénéficient lors d’un projet de soin. Et en
termes de méthode clinique, il serait alors utile d’adjoindre à
tout atelier thérapeutique (notamment ceux à médiation cor-
porelle) une phase finale de dessin libre pour disposer d’un
moyen de décrire la spatialité et la rythmicité des dessins
comme levier de compréhension de l’identité infantile, de sa
capacité à se transformer, et des effets concrets et directs
de l’atelier. Les capacités graphomotrices, psychomotrices et
celles cognitives des enfants n’ont pas d’importance car ce
n’est pas le dessin lui-même qui est analysé, c’est au travers
de lui l’évolution (ou pas) de la spatialité et de la rythmicité
établie hic et nunc, c’est un reflet du corps propre que nous
voulons décrire au travers des dessins. Notre méthode peut
être utilisée avec des enfants très jeunes ou avec des enfants
porteurs de troubles sévères du développement.
Ce type de matériel de dessin que le cas de Tilo montre
ne relève pas, selon nous, d’une méthode projective du dessin
d’enfant telle qu’habituellement considérée par les cliniciens
de la psychologie projective. Nous pensons que les dessins
du bonhomme font bien plus que de fournir des éléments de
contenus psychiques projetés. Ce matériel montre la mise en
place de l’espace de projection lui-même, d’un schéma fonda-
mental de re-présentation, que nous avons commenté comme
étant un espace de pensée disponible et efficiente pour une acti-
vité cognitive représentative (cliniquement c’est cela le corps
propre). Et ce serait seulement dans un second temps, à la
suite de l’observation de ces effets de l’atelier à médiation, que
les cliniciens devraient proposer un travail psychothérapique
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636 Philippe Claudon et al.

cadré et organisé vers les contenus psychiques pour mobili-


ser thérapeutes et parents autour de l’enfant ; par exemple
avec une thérapie conjointe mère-enfant où des éléments émo-
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tionnels, événementiels, relationnels pourraient être portés et
mis en mots, en histoire, car organisables dans un espace de
pensée qui existe et permet à l’enfant de mieux communiquer.
Pour qu’il y ait des contenus maniables, il faut au préalable
des contenants disponibles et mobilisables.
Très concrètement, on peut imaginer des séances mère-
enfant qui viendraient remplacer la phase de dessin de l’ate-
lier après que le phénomène observé ici de création d’es-
pace de projection s’est révélé (s’il se révèle bien sûr, sinon
son absence peut aussi constituer un critère de décision de
modifier ou de changer l’atelier à médiation pour l’enfant
concerné). On aurait ainsi par exemple un atelier « bain-
massages » composé toujours de trois phases, mais évolutives :
d’abord [bain/massages/dessin] et ensuite [bain/massages/
jeux et paroles conjointes enfant-parent-clinicien] ; dans le
cas de Tilo, on aurait pu proposer ce second format d’atelier
après la séance  10, quand s’était bien confirmée la création
d’un espace corporel intersubjectif visible à partir du dessin
de la séance 8.
Enfin, pour proposer une dernière piste pratique, si en
science on parle « d’esprit de sérendipité16 » on pourrait
parler ici « d’esprit de créativité » qui serait l’équivalent
exact au registre clinique. Avec le petit patient, il est utile
au clinicien d’être créatif en laissant son attention et ses
actions se développer sans contrainte hormis une règle ba-
sique : celle de maintenir une direction a minima, un sens,
un « fil rouge » (par exemple la notion de corps propre) qui
guidera ses positions dans la rencontre. Exactement comme
lors d’un squiggle-game winnicottien (Winnicott, 1958,
1977) où l’on suit simplement un trait de crayon. Ainsi,
choisir de s’intéresser au « corps propre », comme nous
le proposons autour du cas de Tilo et avec des enfants en

16.  La sérendipité est le fait de réaliser une découverte inattendue grâce au


hasard et à l’intelligence, au cours d’une recherche dirigée initialement vers un
objet différent de cette découverte. L’esprit de sérendipité est une attention flot-
tante disponible pour une observation surprenante qui sera suivie d’une induction
et d’une formalisation correcte. La sérendipité est en soi « clinique ».
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Une méthode d’étude de cas clinique en pédopsychiatrie 637

difficulté de développement, c’est choisir un fil rouge qui


relie les mots-clés d’une situation de rencontre : sensations,
émotions, mobilisations corporelles, espaces, rythmicités,
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interactions, représentations ; ce concept de corps propre
favorise une découverte de liens cliniques originaux entre
ces mots-clés de la vie psychique et relationnelle, il favorise
l’observation de l’expression de soi de l’enfant. Et comme
l’expression de soi est toujours authentique et consistante,
comme nous l’avons vu dans nos discussions théoriques
préliminaires, alors on peut croire que l’observation de ces
effets émergents aura une grande valeur de connaissance
clinique pour les thérapeutes, au plus proche de l’enfant
et de sa famille, au plus proche de leurs besoins et de leur
éthique singulière.
En effet, on soigne l’enfant et pas l’autisme, l’enjeu du
soin psychique et de nos méthodes est de favoriser l’iden-
tité la plus harmonieuse possible pour chaque enfant,
singulièrement.
Remerciements : à Madame Catherine Mathieu, personnel soignant du ser-
vice, pour son remarquable travail d’accompagnement de l’atelier bain-massages.

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Philippe Claudon
Université de Lorraine
23 Bvd Albert 1er
F-54000 Nancy
Philippe.claudon@univ-lorraine.fr
- © PUF -
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ANNEXE
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Quinze dessins du bonhomme
(D1 à D15) réalisés par Tilo
après chacune des quinze séances de
l’atelier thérapeutique bain-massages
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D1: dessin du bonhomme de la première séance d’atelier bain-massages de Tilo


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5 novembre 2013 11:07 - La psychiatrie de l’enfant 2/2013 - Colectif - La psychiatrie de l’enfant - 135 x 215 - page 642 / 652 5 nov

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