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REMARQUES SUR L'ORIGINE PHILOSOPHIQUE DE LA DONATION

(GEGEBENHEIT)
Jean-Luc Marion

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2012/1 n° 100 | pages 101 à 116

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ISSN 0014-2166
ISBN 9782130593607
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Pour citer cet article :


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Jean-Luc Marion, « Remarques sur l'origine philosophique de la donation
(GEGEBENHEIT) », Les Études philosophiques 2012/1 (n° 100), p. 101-116.
DOI 10.3917/leph.121.0101
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17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 101 / 144

Jean-Luc Marion

Remarques sur l’origine philosophique


de la donation (Gegebenheit)

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I.

Dans de récents débats, d’ailleurs surtout francophones, on a vu réappa-


raître une question que l’on pouvait croire définitivement abandonnée après
les réfutations obstinées de ce qu’on a qualifié, ou plutôt disqualifié sous
le titre du « mythe du donné » – la question, précisément, de la donation
(Gegebenheit). Il ne s’agissait pourtant pas de reprendre, une fois encore, de
trop sans doute, le débat sur la possibilité de données inconstituées, qu’on
les entende au sens des sense data dans la tradition lockienne, ou des conte-
nus d’Erlebnisse dans le débat sur les énoncés protocolaires entre Carnap et
Neurath, ou enfin des données immédiates de la conscience en style berg-
sonien. Il s’agissait plutôt de s’interroger sur le mode d’être ou mieux de
manifestation (précisément pas le mode d’être) de certains phénomènes.
Car le principe – à supposer que c’en soit un – que tout ce qui se manifeste,
d’abord doit se donner (même si tout ce qui se donne ne se manifeste pour-
tant pas sans reste)1, implique que l’on s’interroge sur la donation comme
mode de la phénoménalité, comme un comment (Wie) du phénomène.
En sorte qu’il ne s’agisse plus du donné immédiat, du contenu perceptif ou
du vécu de conscience, bref du quelque chose donné (das Gegebene), mais
du style de sa phénoménalisation en tant que donné, bref de sa donnéité
(Gegebenheit)2. L’ambiguïté parfois suspectée du français donation se borne,

1. Nous avions d’abord introduit ce quasi-principe en conclusion dans Réduction et


donation. Études sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, 19891, 20042, p. 303. Après
que M. Henry l’eut pour l’essentiel validé (« Les quatre principes de la phénoménologie »,
Revue de métaphysique et de morale, 1991/1, repris dans Phénoménologie de la vie, t. I. De la
phénoménologie, Paris, 2003), nous l’avons exposé dans Étant donné. Essai d’une phénoménolo-
gie de la donation, § 1-6, Paris, 19971, 20053.
2. Rendre Gegebenheit par donnéité, plutôt que par donné ou donation, a d’ailleurs été
suggéré par quelques traducteurs de Husserl, en particulier J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance
de la phénoménologie (1900-1913), Paris, 2005, p. 175. Pour les différentes traductions possi-
bles, voir Étant donné, op. cit., p. 98.
Les Études philosophiques, n° 1/2012, p. 101-116
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en fait, à refléter celle de l’allemand Gegebenheit, qui indique aussi bien ce


qui se trouve donné (das, daß) que son mode de manifestation (wie). Ainsi
le lieu du débat, comme aussi son enjeu, se trouvait-il déplacé de la théorie
de la connaissance (Erkenntnistheorie) à la phénoménalité, donc à la phé-
noménologie. Mais ce déplacement lui-même a aussitôt ouvert une autre
question : la donation s’en tient-elle à sa détermination phénoménologique
supposée – celui de donnéité, de Gegebenheit au sens d’un mode de la phé-
noménalité –, ne glisse-t-elle pas inévitablement vers la donation comme
un processus ontique ? On peut ainsi entendre la donation comme un don
(dans le cadre plus général d’une sociologie du don), comme une modalité

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de la production (selon l’économie ou la technique), voire comme un subs-
titut de la création (en son acception théologique, ici généralisée ou tacite).
Ce fut parfois cette dernière hypothèse qu’on a privilégiée, soupçonnant dans
la donation la simple restauration, dissimulée mais facilement repérable, de
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la création, elle-même entendue au sens purement ontothéologique d’une


causalité et d’un fondement transcendant1.
Notre intention ne consistera ici qu’à vérifier le statut strictement phi-
losophique, phénoménologique même, voire préphénoménologique de la
donation, donc de la comprendre comme une modalité de la phénoménalité
et non pas un donné ontique, comme une donnéité (Gegebenheit), et non pas
une fondation métaphysique et ontothéologique. Cette vérification peut se
concevoir de deux manières. Soit par une analyse strictement conceptuelle,
qui remonte de la crise de toute fondation a priori vers la nécessité de recou-
rir à un principe a posteriori, aussi paradoxale que la formulation puisse
sembler de prime abord : nous l’avons tenté ailleurs2. Soit, et nous suivrons
ici cette voie plus modeste, en esquissant la généalogie du concept de dona-
tion. Où trouver un point de départ de l’enquête, aussi rapide soit-elle ?
Dans une question posée par le jeune Heidegger, dès le semestre d’hiver
1919/1920 : « Que veut dire “donné”, “donation” – ce mot magique de
la phénoménologie et la “pierre d’achoppement” pour les autres. »3 Car
Heidegger ne rencontre la donation que déjà comme un terme bien connu,
en fait comme un problème, et un problème décisif : « Le problème de la

1. Ce fut le point crucial de D. Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie


française, Combas, 1991. Voir aussi J. Benoist, « Le “tournant théologique” », L’Idée de phé-
noménologie, Paris, 2001.
2. « L’autre philosophie première et la question de la donation » (Philosophie, 49, Paris,
1996, repris dans De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, chap. i, Paris, 2001), puis Étant
donné, Livre I.
3. « Was heißt “gegeben”, “Gegebenheit” – dieses Zauberwort der Phänomenologie und
der “Stein des Anstoßes” bei den Anderen ? » (Grundprobleme der Phänomenologie (1919/1920),
ga, t. LVIII, Frankfurt a.M., 1993, p. 5). Voir § 6, « Zum Problem der Gegebenheit des
Ursprungsgebietes », qui interroge : « La sphère de problème de la phénoménologie n’est
donc pas simplement prédonnée immédiatement ; elle doit se médiatiser. Que veut donc
dire : quelque chose est simplement prédonné ? En quel sens cela se peut-il en général ? Et que
dit-on en disant : quelque chose doit être “apporté” médiatement d’abord à donation ? » (ibid.,
p. 27). Ou encore : « Le domaine originel ne doit pas être donné ; il est d’abord à conquérir »
(p. 29 et p. 203).
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donation n’est pas un problème particulier spécial. En lui se séparent les


chemins de la théorie moderne de la connaissance et aussi bien de la phéno-
ménologie, si elle doit libérer le problème d’une problématique trop étroi-
tement engoncée dans la théorie de la connaissance » (ibid., p. 131). Et, en
fait de problème, il s’agit de celui de Natorp et de Rickert, indique une note
de ce même cours1. Ainsi, selon Heidegger, la donation interviendrait non
seulement dès l’origine de la phénoménologie, mais comme un concept pro-
blématique, qui met celle-ci en crise, parce qu’il reprend d’abord une crise
antérieure, patente dans la philosophie allemande de Marbourg et d’ailleurs.
Reste à vérifier cette hypothèse.

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II.
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Pour établir le statut philosophique et (pré)phénoménologique de la


donation suivant le diagnostic de Heidegger, on pourrait certes se porter
sans transition à la fin, à Zeit und Sein (1962) qui, en effet, développe plus
explicitement que tout autre texte la fonction originaire de es gibt. Nous
ne le ferons pourtant pas, parce que, d’une certaine manière, ce texte,
d’ailleurs plus aporétique que conclusif, ne justifie pas en détail la donation
(Gegebenheit n’y apparaît d’ailleurs pas), mais la suppose déjà acquise : la
thèse que es gibt Sein, es gibt Zeit sert de point de départ, sans jamais béné-
ficier d’une véritable exposition phénoménologique. Et ce point de départ
reste lui-même fort provisoire, puisque le double es gibt finit par vite s’abolir
dans l’Ereignis, dont l’ancrage dans la donation devient d’ailleurs aussitôt
fort problématique2. On pourrait certes alors prendre à l’inverse appui sur
l’un des textes du début, en l’occurrence le tout premier cours de Freiburg,
enseigné durant le Kriegsnotsemester de 1919. Cette approche reste pourtant
contestable : en effet, même si la discussion alors conduite avec Natorp et
Rickert ouvre la bonne perspective (que nous confirmerons ici), le jeune
Heidegger n’y disposait pas encore de l’analytique du Dasein, ni même de
l’herméneutique de la facticité, en sorte que ces manques affectent d’une
considérable indécision les usages, d’ailleurs fréquents, de es gibt, Gegebenheit
et même de Ereignis3. De plus, le risque d’établir des correspondances abu-
sives et des anticipations imprudentes du commencement sur l’accomplisse-
ment deviendrait, dans cette lecture, presque inévitable. Le chemin le plus
sûr semble donc d’examiner la fonction et la portée de la donation dans

1. « Das Problem der Gegebenheit – Kritik Natorps und Rickerts » (Ibid., p. 224).
2. Nous avons tenté de le montrer dans Étant donné, § 3, p. 53 sq.
3. Zur Bestimmung der Philosophie, dans la Gesamtausgabe, t. LVI/LVII, Frankfurt
a.M., 1987. Nous en avons tenté ailleurs un bref commentaire dans « Ce que donne “cela
donne” », in P. Capelle, G. Hébert & M.-D. Popelard (éds.), Le Souci du passage. Mélanges
offerts à Jean Greisch, Paris, 2005, repris et corrigé dans « Remarques sur les origines de la
Gegebenheit dans la pensée de Heidegger », Heidegger Studies. Heidegger Studien. Études
Heidegerriennes, 24, 2008.
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Sein und Zeit lui-même. Car, même si elles ne jouent pas exactement sur des
occurrences de Gegebenheit1, mais sur celles du es gibt, elles apparaissent aussi
significatives, que difficiles d’interprétation.
Remarquons d’abord que, dès la position formelle de la question de l’être
(au § 2), surgit la première occurrence de l’expression :

« Aber “seiend” nennen wir vieles und in verschiedenem Sinne. Seiend ist
alles, vowon wir reden, was wir meinen, wozu wir uns so und so verhalten, seiend
ist auch, was und wie wir selbst sind. Sein legt im Daß- und Sosein, in Realität,
Vorhandenheit, Bestand, Geltung, Dasein, im “es gibt”. An welchem Seiendem soll

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das Sinn von Sein abgelesen werden ? – Pourtant nous appelons “étant” beaucoup
[de choses] et en un sens diversifié. Est étant tout ce dont nous parlons, ce que nous
voulons dire, ce par rapport à quoi nous nous comportons de telle ou telle manière,
est aussi étant ce que nous sommes nous-mêmes et la manière dont nous le sommes.
L’être se trouve dans le fait et la manière d’être, dans la realitas, la disponibilité sous-
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la-main, la subsistance, la validité, l’existence, dans le “cela donne” [aussi]. Sur quel
étant doit-on lire le sens de l’être ? »2

On entend ici, en fait, un écho de la question de Brentano sur la pluralité


(ici la diversité) des sens de l’être, orchestrée et développée par une recension
tant des sens métaphysiques traditionnels, complétée déjà en esquisse par
ceux que dégagera l’analytique existentiale. Mais à cette double liste vient
s’ajouter es gibt, auquel nous garderons bien évidemment son sens littéral,
cela donne, sans le recouvrir et dissimuler par son équivalent français, inexact
bien que consacré par l’usage, il y a3. Mais l’addition de ce syntagme soulève
en elle-même une difficulté : car, si es gibt n’appartient pas aux sens de l’être,
ni aux catégories de l’étant ni même au lexique de la métaphysique, pour-
quoi vient-il ainsi s’ajouter à leur liste ? D’ailleurs s’agit-il seulement d’un
terme du même rang que les autres, ou bien d’un thème nouveau ? Dans ce

1. Principalement la Gegebenheit des Ich (§ 25, p. 115,20 & 116,3); de la totalité du


Dasein (§ 41, p. 191,4 ; § 62, p. 309, 27 sq.) ; et des Erlebnisse (§ 53, p. 265, 15 sq.) ; mais
dans ces occurrences, la donation reste ininterrogée. Nous approuvons ici J.-F. Courtine, qui
note que « …le “es gibt” heidegerrien [...] apparaît bien avant les ultimes variations de Zeit
und Sein dans Sein und Zeit, pour indiquer, d’ailleurs entre des guillemets qu’il faudrait inter-
préter, que l’Être n’est pas, mais qu’il y a Être » (Présentation de A. Meinong, Théorie de l’objet,
tr. fr. avec M. de Launay, Paris, 1999, p. 34. Nous ne tenterons en un sens ici que d’interpréter
ces guillements).
2. Sein und Zeit, § 2, p. 5, 36-6, 3. Dans son exemplaire personnel, Heidegger précise
que Dasein reste ici « Encore le concept commun et encore aucun autre ».
3. Nous faisons nôtre une remarque de J.-F. Courtine sur le « … “es gibt”, que restitue
très mal le français “il y a” ou l’anglais there is. En effet, avec cet es gibt nous sommes en pré-
sence d’une figure certes élémentaire, exténuée autant que l’on voudra et réduite à presque
rien (mais justement pas rien) de la donation ou de l’être donné » (op. cit., p. 34 ; voir Étant
donné, op. cit., p. 51). Mais justement pourquoi d’emblée parler d’une exténuation ? Il se
pourrait au contraire que le es gibt ne supporte aucune analogie ou gradation, mais ou bien se
produise parfaitement, ou bien ne se produise pas du tout, précisément parce qu’il indique un
fait, voire un événement. Et encore : peut-on légitimement mettre en équivalence la donation
avec encore l’être donné, s’il s’agit de penser précisément que « …l’Être n’est pas » ? Il ne s’agit
pas d’un détail, ou plutôt tout se joue dans de tels détails.
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cas, appartient-il encore à la question de l’étant et à la recherche du sens de


l’être ? Or, les occurrences de es gibt qui suivent immédiatement n’apportent
aucune réponse à ces interrogations, parce qu’elles s’en tiennent à l’usage
préconceptuel de la langue courante1.

III.

Pourtant, une incise fournit une première indication :

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« Welt ist selbst nicht ein innerweltlich Seiendes, und doch bestimmt sie die-
ses Seiendes so sehr, daß es nur begegnen und entdecktes Seiendes in seinem Sein
sich zeigen kann, sofern es Welt “gibt”. Aber wie “gibt es” Welt ? – Le monde n’est
pas lui-même un étant intramondain, et pourtant il détermine à ce point cet étant
[intramondain], que celui-ci ne peut se rencontrer et se montrer en son être comme
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étant découvert que pour autant que “cela donne” le monde. Mais comment “cela
donne-t-il” le monde ? »2

L’étant se découvre seulement dans le monde, justement parce qu’il n’est


qu’en tant qu’intramondain, donc jamais sans un monde déjà ouvert, qu’il
n’ouvre pas lui-même, mais présuppose. De cette antériorité transcendan-
tale du monde sur l’étant intramondain, il s’ensuit évidemment que le
monde ne fait pas nombre avec les étants intramondains. Et, puisque seul
l’étant est, il faut en inférer que le monde, qui n’est pas un étant, ne saurait
non plus à proprement parler être. On ne dira donc pas que le monde est,
mais, en toute rigueur, que « cela donne » le monde – que es gibt le monde.
Pareille exclusion hors de l’être de ce qui ne peut se définir comme un étant
se confirme précisément au § 44, qui résume l’acquis de toute la première
section de la partie publiée en intronisant le es gibt comme tel dans l’analy­
tique existentiale : « Sein –nicht Seiendes– “gibt es” nur, sofern Wahrheit
ist. Und sie ist nur, sofern und solange Dasein ist. Sein und Wahrheit “sind”
gleichursprünglich. – Être et non-étant – “cela ne se donne” qu’autant que
la vérité est. Et elle n’est que pour autant et qu’aussi longtemps que le Dasein
est. Être et vérité “sont” co-originairement. »3 La première phrase confirme
l’acquis précédent : si seul l’étant est, et si « … das Sein nicht am Seiendem
“erklärt” werden kann – … l’être jamais ne peut “s’expliquer” à partir de
l’étant »4, alors l’être lui-même au sens strict n’est pas, mais advient par le
privilège d’un es gibt. Inversement, le Dasein, aussi privilégié qu’il apparaisse

1. Par exemple Sein und Zeit, § 7, p. 36, 26 ; § 12, p. 55, 13 ; § 18, p. 87, 10 ; § 33,
p. 158, 30 ; § 49, p. 247, 26 ; § 52, p. 258, 5 ; § 72, p. 30 ; etc.
2. Sein und Zeit, § 16, p. 72, 15-17. Ne pourrait-on pas en rapprocher les distinctions
entre les deux modes de l’étant intramondain : « Aber Zuhandenes “gibt es” doch nur auf dem
Grunde von Vorhandenen » (§ 15, p. 71, 37) ?
3. Sein und Zeit, § 44, p. 230, 5-6.
4. Sein und Zeit, § 40, p. 196, 17 sq. (voir § 43, p. 207, 30 et p. 208, 3).
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face à tous les autres étants, reste encore un étant1, et l’on peut donc, à son
propos, dire qu’il est (sans guillemets). Cette opposition ne fait d’ailleurs
qu’entériner une formule du § 43 : « Allerdings nur solange Dasein ist,
das heißt die ontische Möglichkeit von Seinsverständnis, “gibt es” Sein.
– De toute façon, ce n’est qu’aussi longtemps que le Dasein, c’est-à-dire la
condition ontique de possibilité de comprendre l’être, est, que “cela donne”
l’être. »2 Au risque de simplifier, il faudrait en conclure que la différence
(bientôt dite ontologique) entre l’étant et l’être passe entre ce qui est et ce
que cela donne.
La seconde phrase de ce passage du § 44 étend ensuite à la vérité le privi-

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lège ainsi reconnu à l’être : la vérité n’est qu’avec une restriction (en italiques),
parce qu’elle s’aligne co-originairement sur l’être qui, lui non plus, n’est pas ;
ou alors ils ne « sont » l’un et l’autre qu’avec la réserve de guillemets. Es gibt
intervient ainsi aux lieu et place de est, lorsqu’il ne s’agit plus d’un étant,
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même privilégié, mais soit de l’être, soit de ce qu’exige sa phénoménalisation :


d’abord le monde, puis ici la vérité. Une certaine ambiguïté n’en demeure
pas moins, dès lors que ce texte s’accorde encore des facilités typographiques
pour maintenir que l’être “est”, que la vérité est, et que l’un et l’autre “sont”.
Cette ambiguïté se trouve pourtant corrigée par une déclaration antérieure
du même § 44 : « Wahrheit “gibt es“ nur, sofern und solange Dasein ist. – “Cela
donne“ la vérité qu’autant et qu’aussi longtemps que le Dasein est. »3 Ainsi, seul
l’étant (par excellence) qui a rang de Dasein est, tandis que la vérité exige une
autre instance, un es gibt. À quoi l’on pourrait sans doute ajouter quelques
rapides indications sur le temps. Car la seconde section de la partie publiée
finit par mettre aussi clairement en cause que le temps puisse être, sinon en
son acception commune et métaphysique : « Dabei blieb noch völlig unbes-
timmt, in welchem Sinne die ausgesprochene öffentliche Zeit “ist”, ob sie
überhaupt als seind ausgesprochen werden kann. – En quel sens le temps
public exprimé “est” et s’il peut en général se revendiquer comme étant,
voilà qui restait en revanche totalement indéterminé. »4 Et de fait, il faut que
le temps se trouve d’abord réduit (métaphysiquement) à la présence, puis
que la présence se trouve elle-même réduite au présent, et le présent à son
tour à l’instant, lui-même encore supposé être un point (Aristote, Hegel),
pour que le temps revienne à être au sens strict, en l’occurrence au sens de
la métaphysique. Inversement, une analyse phénoménologique correcte
du temps selon la temporalité originelle du Dasein parlera uniquement de
« …die Zeit, die “es gibt” – … du temps, que “cela donne”. »5

1. Sein und Zeit, § 4: « Es ist vielmehr dadurch ontisch ausgezeichnet, daß es diesem
Seienden in seinem Sein um dieses Sein selbst geht » (p. 17, 5).
2. Sein und Zeit, § 43, p. 2124-5.
3. Sein und Zeit, § 44, p. 226, 30-31. De même : « Warum müssen wir voraussetzen, daß
es Wahrheit gibt? Was heißt “voraussetzen”? Was meint das “müssen” und “wir”? Was besagt
“Es gibt Wahrheit”? » (p. 227, 33-34).
4. Sein und Zeit, § 80, p. 411, 19-22.
5. Sein und Zeit, § 79, p. 411, 10.
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Remarques sur l’origine philosophique de la donation (Gegebenheit) 107

Concluons provisoirement : bien qu’il ne faille évidemment pas lire


Sein und Zeit imprudemment par anticipation sur Zeit und Sein, on peut
et même on doit leur reconnaître, entre autres décisions communes, les
deux suivantes : d’abord que l’être n’est pas plus que le temps, parce que
seul un étant peut et doit être ; ensuite que ce qui n’est pas se donne pour-
tant, autrement dit se phénoménalise selon le es gibt. Il se trouve donc une
phénoménalité du es gibt (et en ce sens de la donation, Gegebenheit), qui
aborde temps et être dans leur interférence, tandis que la phénoménalité
de est/ist ne décrit que l’intrigue du Dasein avec les autres étants, dont il
met en jeu l’être.

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IV.
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Cette conclusion peut certes surprendre. D’abord parce que le pas en


retrait hors de la métaphysique et de son obstruction de la Seinsfrage exi-
gerait paradoxalement que l’on renonçât à la phénoménologie de l’être, du
verbe est/ist/ἐστὶ ; pour atteindre une phénoménologie en fait résolument
non ontologique (mais non pas mé-ontologique), au sens du moins de l’onto­
logia métaphysique. Ensuite parce que s’impose une question préalable : ce
pas en retrait (ou en avant) de l’est/ist/ἐστὶ ; donc deçà (ou au-delà) de l’étant,
relève-t-il des possibilités de la méthode phénoménologique en tant que telle
– si du moins cet en tant que telle garde ici un sens ? En esquissant un dépla-
cement vers le es gibt, Sein und Zeit procède-t-il à un simple coup de force
ou bien déploie-t-il une possibilité déjà implicitement inscrite dans la phé-
noménologie ? Autrement demandé, son usage de es gibt/cela donne reste-t-il
sans précédent et indéterminé, ou accomplit-il une possibilité déjà pressentie
d’accéder à la Gegebenheit ?
Il semble qu’en fait on puisse reconduire les usages de es gibt dans Sein
und Zeit à trois problématiques de la Gegebenheit développées par des auteurs
contemporains. – (a) La thèse du § 16 qu’« … aucun étant ne peut se ren-
contrer ni se manifester que pour autant que “cela donne” le monde (sofern
es Welt “gibt”) », en sorte qu’il faut d’abord se demander « … comment “cela
donne-t-il” le monde (wie “gibt es” Welt) ? »1, peut se lire comme la reprise
d’une thèse centrale de Lask :

« Das Gegebene ist dabei nicht bloß das Sinnliche, sondern die ganze ursprün-
gliche Welt überhaupt, woran sich die kontemplative Formenwelt aufbaut. […]
Ursprünglich gibt es gar nicht “Gegenstände”, sondern nur Etwas, das kategorial
gefaßt Gegenstand wird. – Le donné n’est donc pas le simple sensible, mais le monde
le plus originel en général tout entier, sur quoi le monde contemplatif des formes

1. Sein und Zeit, § 16, p. 72, 15-17 (cité supra note 2, p. 105).
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108 Jean-Luc Marion

s’édifie. […] Originellement, cela ne donne pas des “objets”, mais seulement un quel-
que chose qui, une fois saisi catégorialement, devient un objet. »1

Le caractère originel du Gegebene dépasse de loin l’antériorité du maté-


riau et du contenu sensible (das Sinnliche), mais n’aboutit à rien de moins
qu’au monde lui-même. Et ce qu’on entend par monde ne consiste pré-
cisément pas en des objets, car ils ne le composent pas, mais deviennent
au contraire possibles à partir de lui, toujours déjà donné. – (b) Quant
au texte du § 2, qui soutient que toutes les significations de l’étant se
trouvent dominées par l’instance du es gibt (« Aber “seiend” nennen wir

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vieles und in verschiedenem Sinne. […] Sein legt im Daß- und Sosein,
in Realität, Vorhandenheit, Bestand, Geltung, Dasein, im “es gibt”. An
welchem Seiendem soll das Sinn von Sein abgelesen werden ? »)2, il prend
toute sa force si on le rapproche de ce que Rickert thématisait sous le titre
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de « forme universelle de la donation ou factualité, allgemeine Form der


Gegebenheit oder Tatsächlichkeit »3. Il entendait ainsi définir dans la fac-
tualité elle-même une catégorie, et une catégorie parfaitement irréductible
aux catégories qui définissent la matière du donné, parce qu’elle désigne le
fait même que le donné se trouve donné, et donné dans son individualité.
Car, insiste Rickert, la donation, comme mode du donné, demande elle
aussi une catégorie de plein droit, « …la catégorie de la donation ou fac-
tualité, die Kategorie der Gegebenheit oder Tatsächlichkeit »4. Au sens d’une
telle catégorie, la donation détermine donc bien déjà toute signification
de l’étant, ce qui signifie aussi qu’elle le précède. – (c) Restent les § 43-44,
qui, loin de subsumer toutes les significations ontico-ontologiques sous le
es gibt, n’y recourent que pour l’être, la vérité, le monde et le temps, par
opposition à tous les étants, y compris le Dasein. Or, même cette radi-
cale distinction trouve un précédent chez Natorp. En effet, s’il admet des
donnés, Natorp exclut le Je lui-même de toute donation :

« Datum heißt Problem ; Problem aber is das rein Ich nicht. Es ist Prinzip ;
ein Prinzip aber ist niemals “gegeben”, sondern, je radikaler, um so ferner allem
Gegebenem. “Gegeben” würde überdies heißen “Einem gegeben”, das aber wiederum

1. E. Lask, Zur System der Philosophie, K.1, in E. Herrigel (hr.) Gesammelte Schriften,
Tübingen, 1924, Bd. III, S.179-180. Ce texte reprenait et refondait Die Logik der Philosophie
und die Kategorienlehre que Heidegger a lu dès sa publication en 1911. La thèse majeure en
était déjà la donation : « Durch die Identität ist das bloße Etwas einens Gegenständes ein
Etwas, das “es gibt”. Die Kategorie des “Es-Gebens” ist die reflexive Gegenständlichkeit »
(Gesammelte Scriften, op. cit., t. II, p. 142). Sur ce point, voir l’article classique de T. Kiesiel,
« Why Students of Heidegger Will Have to Read Emil Lask », Man and World, 28, 1995
(repris dans T. Kiesiel, Heidegger’s Way of Thought, London/New York, 2002, c.5.)
2. Sein und Zeit, § 2, p. 5, 36-6, 3 (cité supra, note 2, p. 104).
3. H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis. Einführung in die Transzendental-
Philosophie, Tübingen, 18921, p. 326. (Heidegger cite d’après 19153 en ga 56/57, p. 34 ou en
ga 58, p. 71, 226, pour critiquer la confusion entre deux acceptions de la Gegebenheit : celle
qui précède l’accomplissement de la connaissance scientifique et celle qui en procède).
4. H. Rickert, ibid., p. 327, 328.
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Remarques sur l’origine philosophique de la donation (Gegebenheit) 109

“Einem bewußt”. Das Bewußt-sein ist im Begriff des Gegebenem also schon voraus-
gesetzt. – Donné signifie problème ; mais le Je pur n’est pas un problème. Il est un
principe ; or un principe n’est jamais “donné”, mais est d’autant plus radical qu’il est
éloigné de tout donné. En plus, “donné” voudrait dire “donné à quelqu’un”, et cela
voudrait dire à son tour “conscient pour quelqu’un”. L’être-conscient se trouve donc
présupposé dans le concept du donné. »1

Comme dans Sein und Zeit, le Dasein ne relève surtout pas du es gibt,
pour Natorp le Je s’en excepte. Bien entendu, la différence n’en est que plus
visible : donné signifie pour Natorp donné comme un objet à la conscience,

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alors que pour Heidegger l’objet vorhanden dissimule plutôt le es gibt mon-
dain en lui. Il n’en reste pas moins que la question de Natorp se trouve assu-
mée par Heidegger, ne fût-ce que pour se trouver radicalement retournée,
autant que le Dasein retourne le Je2.
De cette revue sommaire, on peut au moins conclure que Sein und Zeit
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ne pouvait en aucune façon ignorer que ses emplois de es gibt prenaient place
dans un débat stratégique entre ses contemporains sur le statut, la situation
et l’ampleur de la Gegebenheit. Tous partagent une question obvie : faut-il
définir des objets ou des étants, faut-il commencer par une ontologie ou par
une théorie de l’objet ? Mais cette question obvie se formule, chez eux tous,
sur le fond d’une présupposition restée implicite, quoiqu’elle infiltre tous les
débats – peut-on distinguer entre des objets et des étants sans les rapporter
d’abord à la donation en eux ? Nul ne l’a mieux vu et exposé que Husserl,
à la fois conclusif du débat néokantien et inaugural d’une nouvelle dispute
avec Heidegger3.

1. P. Natorp, Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode. Erster Band: Objekt


und Methode der Psychologie, c.3, § 1, Tübingen, 1912, p. 40 (tr. fr. Psychologie générale
selon la méthode critique, par E. Dufour & J. Servois, Paris, 2007, p. 63). Le donné,
pour Natorp, ne peut que se reconstruire, après coup, à partir de l’objet dont il s’avère
en fait le prédonné et la condition de possibilité en soi indéterminée : « Cependant, ce
qui est immédiatement donné n’est pas lui-même immédiatement connu [...], mais il
ne se donne à notre connaissance que médiatement, que moyennant le détour par la
détermination de l’objet. C’est pourquoi le terme de “donné” est source d’erreur dès
que l’on entend par donné une préconnaissance – mais, du point de vue nouveau et
spécifique de la psychologie, l’immédiat devient le prédonné lorsqu’il est établi et défini
après coup, dans la connaissance retrospective (réflexive), à titre de condition de possi-
bilité de la connaissance objective. Ainsi le datum sensible, en tant que subjectif, n’est-il
pas préalablement “donné” au sens où il serait connu d’avance (c’est-à-dire déterminé).
Mais c’est la reconstruction psychologique qui doit tout d’abord établir et définir ce
datum en tant que possibilité (puissance) préalablement donnée que toute détermination
de la connaissance objective réalise effectivement relativement à lui » (op. cit., c.4, § 11,
ibid. p. 83, tr. fr., op. cit., p. 107).
2. Voir C. Wolzogen, « “Es gibt”. Heidegger und Natorp “Praktische Philosophie” »,
in A.M. Gethmann-Seifert und O. Pöggeler (hr.), Heidegger und die praktische Philosophie,
Frankfurt a.M., 1988.
3. Sur ce contexte, voir M. Steinmann, « Der frühe Heidegger und seine Verhältnis
zum Neukantianismus », in A. Denker, H.-H. Gander, H. Zaborowski (hsg.), Heidegger-
Jahrbuch 1. Heidegger und die Anfänge seines Denkens, Feiburg/München, 2004.
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110 Jean-Luc Marion

V.

Dans l’Idée de la phénoménologie, le texte même où, en 1907, il impose


pour la première fois et définitivement l’opération de la réduction, Husserl
met celle-ci en œuvre au bénéfice de la donation.

« Überall ist die Gegebenheit, mag sich in ihr bloß Vorgestelltes oder wah-
rhaft Seiendes, Reales oder Ideales, Mögliches oder Unmögliches bekunden, eine
Gegebenheit im Erkenntnisphänomen, im Phänomen eines Denkens im weitesten
Wortsinn. – Partout la donation, que s’y annonce du simple représenté ou de l’étant

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véritable, du réel ou de l’idéel, du possible ou de l’impossible, [cette donation donc]
est une donation dans un phénomène de connaissance, dans le phénomène d’une pen-
sée au sens le plus large du terme. »1

En effet, si la « donation absolue est le terme ultime, absolute Gegebenheit ist


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ein Letztes »2, cela résulte directement de la réduction :

« Erst durch eine Reduktion, die wir auch schon phänomenologische Reduktion
nennen wollen, gewinne ich eine absolute Gegebenheit, die nichts von Tranzscendenz
mehr bietet. – Ce n’est que par une réduction, que nous voulons aussi déjà nommer
réduction phénoménologique, que je gagne une donation absolue, qui ne doit plus
rien à la transcendance. »3

En effet, Husserl ne se distingue pas de Natorp, Rickert ou Lask par le


recours à la donation : celle-ci, on vient de le voir, leur demeure un bien
commun, voire une difficulté commune. Il se distingue en revanche d’eux,
en fait les dépasse, par la condition qu’il y ajoute pour y présider et la mettre
en œuvre : l’opération de la réduction. Elle seule justifie le caractère irréduc-
tible du donné : le donné ne devient un donné véritablement irréductible que
parce qu’il résulte en effet de la réduction. L’acception commune du donné
(empiriste et même intuitive au sens de Kant) reste en effet problématique,
parce que ce donné ne se trouve lui-même jamais donné inconditionnelle-
ment, mais résulte toujours d’une (re-)constitution4. Ce fut en revanche la
percée décisive de Husserl, et qui lui pris du temps, de soumettre le donné

1. Die Idee der Phänomenologie, Hua.II, p. 74, 25-28.


2. Die Idee der Phänomenologie, Hua.II, p. 61, 9.
3. Die Idee der Phänomenologie, Hua.II, p. 44, 19-22.
4. J. Benoist y insiste lourdement, mais à juste titre : « Le “donné” lui-même n’est jamais
donné. Il est toujours déjà dit, formé, constitué, organisé, selon que l’on parle le langage de
l’idéalisme transcendental classique ou de cette forme subtile d’idéalisme linguistique que
pourrait bien être une certaine version de la philosophie analytique » (op. cit., p. 40). Il a donc
raison de conclure que « ... c’est le problème du donné : il est toujours le résultat d’une réduc-
tion » (ibid., p. 54). Sauf qu’il ne s’agit pas tant d’un « problème », que d’une solution : autant
de réduction, autant de donné, puisque sans réduction on prend pour donné ce qui reste
encore (ou advient déjà) « dit, formé, constitué, organisé » et, ajoutons, synthétisé, modélisé,
formalisé, interprété, etc. Ne confondons pas le problème (l’assomption non critiquée d’un
donné approximatif ) et la solution (la réduction au donné). Sur cette liaison stricte et néces-
saire entre Gegebenheit et réduction, voir Étant donné, § 3, op. cit., p. 42 sq.
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Remarques sur l’origine philosophique de la donation (Gegebenheit) 111

à la critique de la réduction, transformant ainsi la donation d’une pierre


d’achoppement en mot magique. Car, pour lui le premier, donné signifie
toujours donné à la connaissance, au Je pour lequel il prend la figure d’un
phénomène, selon l’« admirable corrélation, wunderbare Korrelation »1
noético-noématique entre les vécus de conscience et l’objet intention-
nel. Cette réduction par le Je n’implique pas, comme pour Natorp, que le
Je reste simplement le principe hors donation d’un donné compris comme
un simple fait, puisque le Je a lui-même part à la donation dans la conscience
du flux temporel et de ses variations : la différence « la plus cardinale » entre
le Je et la chose transcendante reste en effet toujours une « … différence prin-

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cipielle entre [deux] manières de donation (Gegebenheitsweise) »2 : la région
de la conscience appartient toujours à une donation, mais à une donation
plus accomplie, parce que réductrice, et non seulement réduite, face à une
donation réduite et constituée. Cela ne résume pas non plus la donation à
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la catégorie encore imprécise et non justifiée de la factualité, comme pour


Rickert, puisque se donnent aussi des phénomènes non factuels ni effectifs,
par exemple des idéalités logiques. Cela ne concerne enfin pas seulement le
monde, comme pour Lask, puisque même les impossibilités formelles, qui
font partie du monde, peuvent se trouver données.
En effet, le texte même qui se concluait par la déclaration fondamentale
« Überall ist die Gegebenheit […] eine Gegebenheit im Erkenntnisphänomen.
– Partout la donation […] est une donation dans un phénomène de connais-
sance », développe une longue liste des « … différents modes de la donation
authentique » ; liste qui englobe dans la donation, désormais à la mesure
de l’ampleur de la réduction, presque tous les phénomènes possibles, dont
précisément ceux exclus par Natorp, Rickert ou Lask. Husserl énumère en
effet (a) « la donation de la cogitatio », (b) « la donation de la cogitatio survi-
vant dans le souvenir récent », donc le Je (dans les deux cas contre Natorp).
Ensuite (c) « la donation de l’unité d’apparition qui dure dans le flux phéno-
ménal », (d) « la donation de son changement lui-même », (e) « la donation
de la chose dans la perception “externe” » (f ) et la donation des diverses per-
ceptions de l’imagination et du souvenir. Il s’agit, pourrait-on dire globale-
ment, des faits et des étants du monde (comme Lask ?). Mais, ajoute Husserl,
il faut « naturellement aussi, natürlich auch » inclure dans la Gegebenheit
(g) « les donations logiques », à savoir celles de l’universel, du prédicat, etc. ;
(h) donc, à la fin, même « la donation d’un non-sens, d’une contradiction, d’un
néant, etc., –auch die Gegebenheit eines Widersinns, eines Wiederspruchs, eines
Nichtseins, usw »3. Or, ces dernières figures de la donation n’appartiennent

1. Die Idee der Phänomenologie, Hua.II, p. 74, 30-31.


2. Ideen I, § 42, Hua.III, La Haye, 1950, p. 96.
3. Die Idee der Phänomenologie, Hua.II, p. 74, 12-25. De fait, Husserl découvrira après 1907
d’autres « modes de la donation authentique », en particulier la chair, les synthèses passives,
l’intersubjectivité et la téléologie. La phénoménologie postérieure ne cessera d’en ajouter (être/
étant, le temps, le monde et la vérité, le visage, l’autoaffection, l’herméneutique et la différance,
etc.). Nous soutenons que tous relèvent bien de la donation, qu’on l’avoue ou non.
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112 Jean-Luc Marion

pas au monde (au sens de Lask), ni ne relèvent de la catégorie de la factualité


(suivant Rickert), ni ne constituent un datum d’expérience sensible (comme
pour Natorp).
Mais, demandera-t-on, de quel droit le non-sens, la contradiction et
le néant (voire l’impossible) prennent-ils donc place dans la Gegebenheit ?
En fait, la donation, pour Husserl, devient universelle exactement autant que
la réduction exerce universellement son droit. Mais encore d’où vient que ce
qui ne fait pas exception (l’impossible, le non-sens, la contradiction) puisse
ainsi mériter le titre de donné et relever eux aussi de la donation, puisqu’ils
outrepassent les limites de l’étant ? Faut-il en conclure que la Gegebenheit

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s’étend au-delà de la Seiendheit, de l’étant comme le possible au sens de
la métaphysique ?
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VI.

La décision de Husserl ne devient intelligible que si l’on remonte à


un problème formulé, mais laissé en suspens par Bolzano au § 67 de la
Wissenschaftslehre, titré symptomatiquement « Es gibt auch gegenstandlose
Vorstellungen ». Bolzano, comme on le sait, postule que toute représentation
a un objet, un quelque chose, qu’elle représente, « … même la représenta-
tion [d’un] néant, auch der Gedanke Nichts »1. Et d’en proposer au moins
trois exemples : d’abord la contradiction (le triangle rond) et le non-sens
(la vertu verte) soient deux impossibilités formelles, impensables ; ensuite
l’impossibilité de fait, empirique seulement, mais non pas impensable formel-
lement (la montagne d’or). On remarque aussitôt deux points déterminants.
(a) Ces trois exemples correspondent aux ultimes extensions husserliennes de
la donation. (b) Pour qualifier ces représentations sans objet et qui dépassent
donc les limites de l’étantité, Bolzano recourt au es gibt comme Husserl
recourt à la Gegebenheit. Car, à proprement parler, on ne peut pas dire que
« … pour Bolzano […] le “rien” n’en “existe” pas moins en tant que représen-
tation »2, puisque précisément ni être ni exister ne s’étendent jusqu’à lui, mais
seulement se donner/es gibt.
Mais, plus que par Bolzano et même Twardowski3, la connexion entre
la donation et les représentations sans objet a été établie par Meinong. En
effet, sa Théorie de l’objet (Gegenstandstheorie) de 1904 la formulait sous la
forme d’un paradoxe célèbre que « … cela donne des objets, à propos des-
quels il est valide d’affirmer que de tels objets ne se donnent pas. – …es gibt

1. Wissenschaftslehre, § 67, in J. Berg (hr.), Schriften, t. II, 1, Stuttgart/Bad Cannstatt,


1987, p. 112.
2. J. Benoist, Représentations sans objets. Aux origines de la phénoménologie et de la philoso-
phie analytique, Paris, 2001, p. 19, formule imprécise d’un ouvrage d’ailleurs indispensable.
3. Qui fut pourtant un relais essentiel de la question pour Husserl. Le dossier de leurs
échanges a été remarquablement réuni par J. English, in Husserl-Twardowski. Sur les objets
intentionnels. 1893-1901, Paris, 1993.
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Remarques sur l’origine philosophique de la donation (Gegebenheit) 113

Gegenstände, von denen gilt, daß es dergleichen Gegenstände nicht gibt »1. En
effet, ce qui n’est pas parce qu’il se contredit ou même n’a aucune significa-
tion n’en reste pas moins un objet concevable et conçu, ne fût-ce que pour
se trouver récusé comme irréel, incompréhensible ou absurde ; il reste un
objet en cela même qu’il faut bien le concevoir pour le reconnaître comme
précisément n’étant pas. Donc même ce qui n’est pas relève encore de l’objet,
puisqu’une théorie le prend en charge, précisément la théorie de l’objet. Un
tel objet ne se définit donc plus par son être ni même sa consistance (Bestand,
bestehen), mais par sa donation : « Cela ne donne (es gibt) aucun objet qui, au
moins à titre de possibilité, ne soit objet de connaissance. […] Tout connais-

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sable est donné (ist gegeben) – précisément à la connaissance. Et, pour autant
que tous les objets peuvent se connaître, on peut leur reconnaître sans excep-
tion, qu’ils soient ou ne soient pas (mögen sie sein oder nicht sein), la donation
(die Gegebenheit) comme une manière de propriété la plus universelle. »2
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Le fait de s’objecter à la connaissance au moins possible en prenant le statut


d’objet n’implique encore aucune décision sur l’être de cet objet ni sur sa
possibilité (son essence non contradictoire) ni sur sa position (son existence
dans le monde), mais ne requiert que le minimum de la donation, de ce
qu’assure es gibt. Encore une fois, il ne faut surtout pas dire que l’objet est
sur le mode du es gibt, puisque la Gegebenheit le dispense d’être, au point
« … qu’on pourrait peut-être dire que le pur objet se tient “au-delà de l’être et du
non-être” –… der reine Gegenstand stehe “jenseits von Sein und Nichtsein” » ;
ou qu’en tant que donné, il apparaît « étant hors d’être, außerseiend »3.
Il se dégage donc une science plus compréhensive que la métaphysique, qui,
elle, s’en tient à la région de ce qui est ou peut être (le possible), en excluant
l’impossible. Aussi universelle soit-elle, l’ontologia de la metaphysica genera-
lis reste encore une « …science a posteriori, qui ne retient du donné pour
la recherche que ce qui peut entrer en ligne de compte au regard d’une

1. Über Gegenstandstheorie [originellement Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und


Psychologie, Leipzig, 1904], § 3, in R. Haller (hr.), Gesammtausgabe, t. II, Abhandlungen zur
erkenntnistheorie und gegenstandstheorie, Graz, 1971, p. 491 (= Ueber Gegenstandstheorie.
Selbstdarstellung, hrg. J. M. Werle, F. Meiner, Hamburg, 1988, p. 9). En voulant rester élé-
gante, la traduction française (« Il y a des objets à propos desquels on peut affirmer qu’il n’y
en a pas ») manque l’essentiel, la Gegebenheit. Que d’ailleurs elle dissimule ou gauchit ailleurs
en ne la rendant pas par « être-donné » (§ 6), là où justement la donation se dispense de l’être
(voir A. Meinong, Théorie de l’objet et présentation personnelle, op. cit., avec une instructive
introduction de J.-F. Courtine, ici p. 73 et 83).
2. Über Gegenstandstheorie, § 6, Ibid., p. 500 = Ueber Gegenstandstheorie. Selbstdarstellung,
hrg. J. M. Werle, p. 19 (où il ne faut évidemment pas traduire Gegebenheit par l’être-donné,
tr. fr., op. cit., p. 83). Voir « ….die Gegestandstheorie beschäftige sich mit dem Gegebenen
ganz ohne Rücksicht auf dessen Sein » (§ 11, ibid. p. 519 = Ueber Gegenstandstheorie.
Selbstdarstellung, hrg. J. M. Werle, p. 39).
3. Über Gegenstandstheorie, § 4, p. 494 = Ueber Gegenstandstheorie. Selbstdarstellung, hrg.
J. M. Werle, p. 12. Voir : « Der Gegenstand ist von Natur außerseiend, obwohl von seinen
beiden Seinsobjektiven, seinem Sein und seinem Nichtsein, jedenfalls eines besteht » (ibid.).
Ce qui devient ainsi le « principe de l’hors-d’être de l’objet pur, Satz vom Außersein des reinen
Gegenstandes » (ibid.), suppose bien sûr l’assomption kantienne que « être et non-être sont
également extérieurs à l’objet » (ibid.), parce qu’ils n’en constituent pas des prédicats réels.
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 114 / 144

114 Jean-Luc Marion

connaissance empirique, c’est-à-dire l’ensemble de l’effectivité –… eine apos-


teriorische, die vom Gegebenen so viel in Untersuchung zieht, als für empiris-
ches Erkennen eben in Betracht kommen kann, die gesamte Wirklichkeit ».
Une autre science, la théorie de l’objet, la précède et la comprend, en tant
qu’elle s’avère véritablement « …une science a priori, qui prend en compte
tout le donné –… die alles Gegebene betrifft »1.
Il faut ainsi reconnaître à Meinong non seulement le mérite d’avoir
poussé jusqu’à ses conséquences paradoxales le problème initié par Bolzano,
mais surtout d’avoir érigé nettement la Gegebenheit en une instance plus
puissante et plus compréhensive que l’être, tel du moins que l’entend l’on-

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tologia de la métaphysique. Même ce qui n’est pas, c’est-à-dire ne peut être,
parce qu’il n’accède pas à la possibilité, peut se penser sous le mode de l’ob-
jet, et donc, en tant que cet objet, se trouve donné. De Bolzano à Meinong,
à travers ce que l’on nomme approximativement le néokantisme, se creuse
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donc un écart entre l’étant et l’objet. Il permet, en disant es gibt là où l’on ne


peut dire il est, un pas en retrait (Schritt zurück) hors de l’étant donc aussi,
peut-être, hors de la métaphysique.

VII.

La question ne consiste donc plus à décider si la donation (Gegebenheit,


es gibt) a rang de concept philosophique : l’accord de toute une tradition
l’a établie comme telle, en sorte que Husserl, mais aussi Heidegger ont pu
simplement en hériter2. Mais une autre question, sans doute plus délicate,
s’y substitue : comment interpréter l’écart que la donation creuse avec l’étant
au sens de la métaphysique ? Kant avait fort clairement marqué qu’au-delà
de la division métaphysique (Suarez, Wolff) entre le possible (l’étant, ens) et
l’impossible (néant, nihil), devait se trouver « un concept plus élevé encore
[…] celui d’un objet en général, Gegenstand überhaupt, conçu comme pro-
blématique, mais sans décider s’il est quelque chose ou rien, ob es etwas oder
nichts ist »3. Mais il n’avait pas lui-même décidé à fond du statut ontologique
ou non de cet objet en général. Quelles réponses furent apportées à cette
question ? Natorp tend à rabattre le donné sur tout phénomène, au plus
proche de Kant. Rickert et aussi, en un sens, Lask étendent le donné vers

1. Über Gegenstandstheorie, § 11, p. 521 = Ueber Gegenstandstheorie. Selbstdarstellung,


hrg. J. M. Werle, p. 41.
2. Nous avouons ne pas comprendre comment J. Benoist peut mettre en cause le rôle
central de la donation comme telle pour Meinong (« Il est pourtant douteux que cette référence
aux modes de pensée et à ce qui semble être l’impératif de la donation soit si centrale que cela
dans l’analyse meinongienne » (Représentations sans objets, op. cit., p. 123, nous soulignons).
Ni comment J.-F. Courtine peut s’étonner d’un rapprochement entre le es gibt de Meinong
et celui de Heidegger en 1927 (« idée saugrenue », dans Meinong. Théorie de l’objet, op. cit.,
p. 34). De bonnes et symptomatiques réflexions, mais trop imprécises, dans J. von Malottki,
Das Problem des Gegebenen, Kantstudien. Ergänzungshefte, Berlin, 1929.
3. Kritik der reinen Vernunft, A290.
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Remarques sur l’origine philosophique de la donation (Gegebenheit) 115

une détermination transcendantale (la factualité ou le monde). Twardowski


et Meinong, puis Husserl tendent, sur des modes assez proches, à identi-
fier l’objet et le donné, eux-mêmes érigés en détermination universelle de
la phénoménalité.
Mais cet élargissement même ne va pas sans susciter une nouvelle diffi-
culté. Ainsi, chez Husserl. Lorsqu’il prétend décrire « … la différence cardinale
et principielle entre les deux régions entre conscience et réalité –die prinzi-
pielle Unterschiedenheit der Seinsweisen, die kardinaleste, die es überhaupt
gibt, die zwischen Bewußtsein und Realität– », il la pense et la définit encore
à l’intérieur de l’unique donation, en parlant d’« une différence principielle

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du mode de donation –ein prinzipieller Unterschied der Gegebenheitsart »1. Si
même cette différence laisse indifférenciée la donation, quelle spécificité garde-
t-elle encore ? Et surtout comment cette emprise universelle se concilie-t-elle
avec la césure qu’implique la réduction ? Cette ambiguïté menace inévitable-
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ment toute la doctrine de la Gegebenheit husserlienne : si tout objet relève du


donné, comme d’autre part au moins tous les objets possibles par ailleurs sont
bel et bien, la donation garderait donc un lien intrinsèque avec l’étant et res-
terait toujours un mode d’être (Seinsweise) parmi d’autres. L’universalisation
même de la Gegebenheit, du moins à la manière dont Husserl l’accomplit,
c’est-à-dire comme une universalisation de l’objectité (Gegenständlichkeit),
perd sa radicalité et affaiblit sa percée hors d’être, außerseiend2.
Le renversement stratégique de Sein und Zeit devient, par contraste, évi-
dent. Heidegger entend « détruire » l’ontologia de la métaphysique, ce qui
revient à se libérer de toute ontologie, même et surtout de l’ontologie de
l’objet (autrement dit de l’ontologie formelle de Husserl). Cette destruction
se trouve conduite en recourant à l’analytique existentiale, où le mode d’être
du Dasein se trouve décrit, en un premier temps du moins, par opposition
stricte au mode d’être des objets et autres étants intramondains. En ce sens,
le Dasein n’est pas, du moins au sens où les étants intramondains sont – et
précisément ne sont plus, sitôt que l’angoisse ouvre le Dasein à lui-même
dans le Nichts. Comment formuler clairement ce pas en retrait hors du mode
d’être des étants intramondains et des objets ? Par un renversement d’une
violence extrême, si l’on se réfère à la donation comme modalité d’objets
(selon Bolzano, Twardowski, Natorp, Meinong, Husserl). Pour Sein und
Zeit en effet, es gibt non seulement ne qualifie plus l’objet (impossible ou
en général), mais justement tout ce qui n’est plus au sens de l’ontologia et
de l’ontologie formelle, parce que son mode d’être diffère ontologiquement
de tous les autres étants – le Dasein, ou plutôt tout ce qui met en œuvre
son privilège ontico-ontologique : la vérité, le monde, le temps et l’être.

1. Ideen I, § 42, Hua.III, p. 96 (cité supra, note 2, p. 111). Voir § 46, p. 109 (où la diffé-
rence entre Erlebnis et transcendance se ramène à la différence entre deux leibhaft Gegebene), et le
commen­taire de D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, 1981, p. 24 sq.
2. Husserl ne méconnaît pas la possibilité, voire l’obligation d’une telle sortie hors de
l’étant (voir une mise au clair dans Réduction et donation, op. cit., K.V, § 1-7), mais il la laisse
pour l’essentiel indécidée.
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116 Jean-Luc Marion

Heidegger retourne donc le es gibt contre l’objet, alors que ses prédécesseurs
l’invoquaient pour séparer l’objet de l’étant (possible). Mais tous, au moins,
convenaient déjà que la donation marque une frontière qui, d’une manière
ou d’une autre, met en cause l’étantité de l’étant.
La donation a donc bien rang de concept, puisque l’on peut esquisser son
histoire conceptuelle. Elle ne passe pas seulement par Husserl et Heidegger,
mais par tout le néokantisme, à partir de la reprise par Bolzano d’une ques-
tion déjà esquissée par Kant. De la Wissenschaftlehere, la donation est passée,
par l’Erkenntnistheorie et la Gegenstandstheorie, à la phénoménologie et fina-
lement à la Seinsfrage. La question reste, aujourd’hui, de savoir si, en dernière

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instance, la question de la donation ne pourrait pas relever d’elle-même et de
rien d’autre – pas même l’être ou l’Ereignis. Et, même si elle devait finir par
aboutir, entre autres aboutissements, à une question de théologie, la théolo-
gie n’en constitue ni l’origine ni la conclusion.
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