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L'IMPUISSANCE DE DIEU (PRÉSENTATION)

Gwenaëlle Aubry

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

2010/3 Tome 135 | pages 307 à 320

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ISSN 0035-3833
ISBN 9782130580447
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Pour citer cet article :


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Gwenaëlle Aubry, « L'impuissance de Dieu (Présentation) », Revue philosophique de
la France et de l'étranger 2010/3 (Tome 135), p. 307-320.
DOI 10.3917/rphi.103.0307
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21 juillet 2010 - Revue philosophique n° 3 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 307 / 434

L’IMPUISSANCE DE DIEU
(présentation)

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Parler de l’impuissance de Dieu, c’est prendre le risque de se ren‑


dre inaudible tant des athées, pour lesquels le nom de Dieu est celui
d’une absence, d’une mort, ou d’une inexistence, que des croyants,
dont la foi s’adresse en premier lieu à la toute‑puissance1. Ce motif
traverse pourtant la philosophie et la théologie contemporaines. Il est
au centre d’interrogations sur ce que doit, ou peut encore être une
théologie d’après la Shoah, et on le retrouve aussi associé à différen‑
tes réélaborations de la notion de puissance qui ont, ces dernières
années, réactivé la conceptualité aristotélicienne comme la tradition
médiévale.
C’est pour celle‑ci, d’abord, que se pose la question de l’impuis‑
sance de Dieu. Cependant, elle y apparaît le plus souvent comme
un corrélat de l’affirmation de sa toute‑puissance. On dira ainsi que
Dieu est plus puissant de ne pouvoir certaines choses  : comme l’écrit
Augustin, « C’est une grande puissance pour le Verbe que son impuis‑
sance à mentir  »2. Être impuissant au mal, ou tout autant à l’absurde

1. C’est le premier article du Symbole de Nicée‑Constantinople (325). Dans


le Coran, la formule « Dieu est puissant sur toutes choses » est aussi récurrente
(voir plus bas, p.  321, l’article de Daniel De Smet). Dans la Bible, le concept
de toute‑puissance n’apparaît pas comme tel. Le terme « tout‑puissant » traduit,
inexactement, l’hébreu « El  Chaddaï », c’est‑à‑dire « Celui qui dit “assez”, qui
pose des limites ». Cependant, et comme l’écrit Catherine Chalier, « il existe des
images qui expriment la puissance de Dieu, et la philosophie juive médiévale
–  singulièrement celle de Maimonide  – s’est efforcée d’en faire une lecture sur
la base des catégories grecques (aristotéliciennes en l’occurrence) de la pensée »
(note  4, p.  42, à H.  Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Paris, Payot et
Rivages, 1984).
2.  De Trinitate  XV, 15, §  24 (ba  16, 493). Voir sur ce point l’Introduction
d’O. Boulnois au volume par lui dirigé : La puissance et son ombre. De Pierre Lombard
à Luther, Paris, Aubier, 1994, « Ce que Dieu ne peut pas », p. 11‑68.
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et à la contradiction1, c’est la marque de la toute‑puissance divine,


ou plus précisément de sa perfection et de sa structure interne, qui
est telle qu’elle ne peut être dissociée de l’entendement et de la
volonté (bonne). Une telle limite est donc en fait une autolimitation,
qui se résout dans l’affirmation de la nécessaire articulation de la tou‑
te‑puissance aux autres attributs divins. Ainsi conçue, l’impuissance
se réduit finalement à l’impossible  : elle ne nomme pas une contrainte
externe à l’action et au pouvoir divins, mais la logique même du
concept de Dieu. Elle ne dit pas ce que Dieu ne peut faire, mais ce

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qu’il ne peut être, et en vertu de quoi, précisément, il est Dieu.
Comme de l’impossible ainsi compris, l’impuissance doit être distin‑
guée de l’inaction, ou encore de l’inactuel. Certains théologiens médié‑
vaux distinguent en effet entre ce que Dieu peut et ce que Dieu veut et/
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ou fait2. Une telle distinction revient, cette fois, à dissocier la puissance


de la volonté, et de même aussi de l’entendement, pour la poser comme
excédentaire à ceux‑ci. La notion de potentia absoluta vient nommer
cette puissance déliée de la limite que lui imposent les autres attributs
divins et devenue capable, par là, de l’absurde et du mal. Dieu peut,
de potentia  absoluta, mentir, voler ou tuer, damner les élus et sauver
les damnés, faire que le mal soit bien ou que la contradiction soit3.

1. C’est en ce sens que Pierre Damien (1007‑1072) comprend et commente


l’affirmation d’Aristote selon laquelle Dieu ne peut faire que ce qui a été n’ait pas
été (cf. Éthique à Nicomaque VI, 2, 1139b 5‑11 : « Le passé ne peut jamais être
objet de choix : personne en effet ne choisit d’avoir saccagé Troie ; la délibération,
en effet, porte non sur le passé, mais sur le futur et le contingent. Aussi Agathon
a‑t‑il raison de dire “Car il y a une seule chose dont Dieu même est privé, c’est
de faire que ce qui a été fait ne l’ait pas été” » [trad. Tricot, Paris, Vrin, 1990]).
Pierre Damien associe cette impossibilité à celle de la contradiction pour, ulti‑
mement, la lever (voir Lettre sur la toute‑puissance divine, 620b 106‑111, trad.
A. Cantin, Paris, Cerf, « Sources chrétiennes », 1972).
2. On lit ainsi, chez Pierre Lombard (v. 1100‑1160), que « Dieu peut faire
beaucoup de choses qu’il ne veut pas, et […] peut s’abstenir de beaucoup de choses
qu’il fait » (Sentences, dist. 43, 8 ; voir O. Boulnois, op.  cit. supra, p.  307, n.  2,
p.  90). C’est Geoffroy de Poitiers (1210) qui, le premier, va nommer « absoluta »
la puissance en vertu de laquelle Dieu peut certaines choses qu’il ne fait pas de
potentia conditionali. L’histoire et les enjeux de la distinction entre potentia abso-
luta et potentia ordinata ont fait, durant ces dernières décennies, l’objet de plu‑
sieurs études, parmi lesquelles l’ouvrage d’O. Boulnois cité p. 307, n. 2, mais aussi
W. Courtenay, Capacity and volition. A History of the Distinction of Absolute and
Ordained Power, Bergame, 1990 ; F. Oakley, Omnipotence, Covenant and Order.
An Excursion in the History of Ideas From Abelard to Leibniz, Ithaca‑Londres,
1984 ; E. Randi, Il sovrano e l’orologiaio. Due immagini di Dio nel dibattito
sulla « potentia absoluta » fra xii e xiv  secolo, Florence, 1986 ; A. Vettese (éd.),
Sopra la volta del mondo: omnipotenza e potenza assoluta di Dio tra medioevo e eta
moderna, Bergame, 1986.
3. Voir par ex. : Duns Scot (1266‑1308), Ordinatio I, dist. 44, 11 ; Hugues de
Saint‑Cher (v. 1230), Sentences I, dist. 42, 1.
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L’impuissance de Dieu 309

La  puissance absolue est excédentaire à toute loi, logique, morale,


ou physique. Elle peut être pensée comme une pure puissance de
désordre, ou comme la puissance d’autres mondes possibles, d’autres
ordres que l’ordre actuel. Ce que par elle il peut, Dieu, cependant,
ne le veut ni ne le fait. La puissance absolue est donc une puissance
inactive, non opératoire, mais non pas impuissante. On peut la dire
en‑puissance, ou inactuelle, mais, loin d’être une impuissance, elle
est à l’inverse une réserve de puissance que rien ne vient borner, que
rien ne permet non plus d’évaluer, dès lors qu’elle est radicalement

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transcendante aux lois du monde comme à celles de la pensée.
Qu’elle la conçoive comme limitée par les autres attributs divins
ou comme déliée de ceux‑ci et absolutisée, la théologie de la tou‑
te‑puissance ne laisse donc pas de place véritable à la pensée de
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l’impuissance divine1. Elle se construit à l’inverse contre toute limite


qui viendrait, de l’extérieur, borner le pouvoir et l’action de Dieu  : la
matière, d’abord, si tant est que l’affirmation de la toute‑puissance est,
d’emblée, étroitement solidaire de celle de la création ex nihilo2, soit
d’une création que nul donné préexistant ne vient conditionner  ; la
tentation dualiste, ensuite, qu’illustre par exemple le combat d’Augus‑
tin contre le manichéisme, et qui, pour sauvegarder la bonté de Dieu,
lui oppose une autre puissance, seule responsable du mal  ; mais aussi
un nécessitarisme comme celui d’Abélard qui, en affirmant que Dieu,
s’il est bon, ne peut rien faire d’autre que ce qu’il fait, borne la puis‑
sance divine par son acte même, lui renvoie son effet en limite3.

1.  Je suis en désaccord sur ce point tant avec la conclusion d’O. Boulnois


à l’article cité plus haut qui désigne la puissance bornée, soustraite à sa « part
maudite », comme une « puissance capable d’impuissance » (p.  68), qu’avec la
formule de G. Agamben qui écrit, à propos de la distinction entre puissance abso‑
lue et puissance ordonnée et du caractère non opératoire de la première : « Il faut
que Dieu soit impuissant pour que le monde soit bien gouverné. » (Le Règne et la
gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris,
Seuil, 2008, p. 167).
2. C’est le cas, déjà, chez saint Augustin –  voir par ex. : Contra Felicem
Manicheum, 2, 18 : « Dieu, parce qu’il est tout‑puissant […] de rien a engendré
le monde », ou encore De natura boni  27, 27 : « Dieu n’avait pas besoin que sa
toute‑puissance fût aidée par une matière qu’il n’avait pas faite ». L’articulation est
plus explicite encore chez Saint Thomas, qui définit la création ex nihilo comme
création à partir de la toute‑puissance et non à partir de l’en‑puissance (cf. Somme
Théologique I, qu. 46, a.1, sol. 1) et écrit : « Bien que causer un effet fini ne
ma­­­ni­feste pas une puissance infinie, cependant causer cet effet à partir de rien
manifeste une puissance infinie » (Ibid. qu.  45, art.  5, sol. 3). Ce point est
bien mis en évidence par J.‑L. Solère, « Le concept de Dieu avant Hans Jonas :
histoire, création et toute‑puissance », Mélange des sciences religieuses  53, no  1,
janvier‑mars 1996, p. 7‑38.
3. La question sur laquelle s’ouvre la Theologia Scolarum est celle de savoir
si Dieu peut faire plus ou moins de choses qu’il n’en fait. La réponse, négative,
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L’usage contemporain de la notion d’impuissance divine est bien


plus radical. Car il ne postule pas seulement la limitation (solidaire de
son affirmation ou sa structuration) de la puissance de Dieu, mais bien
son complet abandon. Par là se trouvent redéployées les deux questions
théologiques fondamentales  : celle du mal, et celle de la création.
L’interrogation qui préside à ce souci indissociablement théologi‑
que et philosophique est la suivante  : comment penser Dieu après la
Shoah  ? Soit  : que reste‑t‑il du concept traditionnel de Dieu après
l’expérience de l’excès du mal mais aussi de la non‑intervention, face

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à lui, d’un Dieu supposé être à la fois tout‑puissant et bon  ? Une
telle interrogation implique que soit refusée l’explication, elle aussi
traditionnelle, augustinienne, du mal par la liberté humaine1. C’est
pourquoi la question se pose de façon plus aiguë pour le judaïsme
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que pour le christianisme. Comme l’écrit Hans  Jonas, «  pour le juif,


qui voit dans l’immanence le lieu de la création, de la justice et de la
rédemption divines, Dieu est éminemment le seigneur de l’Histoire, et
c’est là qu’“Auschwitz” met en question, y compris pour le croyant, tout
le concept traditionnel de Dieu  »2. C’est à une telle remise en question
que procède Jonas lui‑même dans Le concept de Dieu après Auschwitz.
Il la décrit comme «  un morceau de théologie franchement spécula‑
tive  », au sens où «  travailler sur le concept de Dieu est possible même
s’il n’y a pas de preuve de Dieu  »3. C’est donc ce concept qu’il faut,
en philosophe, confronter à «  la violence d’une expérience unique et
monstrueuse  ». L’événement qui porte le nom d’« Auschwitz  » oblige
à repenser à neuf le concept de Dieu et à chercher une réponse,
neuve elle aussi, à «  la vieille question de Job  », «  la question de la
théodicée  »4. Car ce que, de ce concept, l’on ne peut plus tenir, c’est
l’articulation, décrite plus haut, de la toute‑puissance à la bonté  ; c’est,
plus précisément, cette articulation comme intelligible  : « C’est seule‑
ment d’un Dieu complètement inintelligible qu’on peut dire qu’il est à

d’Abélard à cette question repose à la fois sur l’affirmation de la bonté divine et


sur celle de la commensurabilité et de l’intelligibilité de cette bonté. Ces choses
que Dieu ne fait pas doivent être bonnes ou mauvaises. Or, Dieu, s’il est bon, ne
peut rien faire de mauvais, et, de même, fait tout le bien qu’il peut. Rappelons
qu’Abélard fut condamné en 1141 par le concile de Sens.
1. Précisons que la liberté humaine n’est pas conçue alors comme une limite
à la toute‑puissance divine mais, bien plutôt, comme l’élément d’un ordre et d’une
hiérarchie instaurés par l’acte créateur : la possibilité d’une volonté mauvaise
caractérise l’homme dans sa différence d’avec les anges et le mal est un élément
de l’ordre du monde.
2.  Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit. p. 307, n. 1, p. 13.
3.  Ibid., p. 8 et 9.
4.  Ibid., p. 10‑13.
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la fois absolument bon et absolument tout‑puissant, et que néanmoins


il tolère le monde tel qu’il est  »1. Or, cet attribut de compréhensibilité,
Jonas, en accord avec la norme juive, et contrairement à nombre de
théologiens chrétiens2, se refuse à le sacrifier. Si Dieu doit être intel‑
ligible, et si sa bonté est compatible avec l’existence du mal, alors il
faut qu’il ne soit pas tout‑puissant. Comme l’idée traditionnelle d’une
toute‑puissance articulée à la bonté au prix du mystère, Jonas refuse
le concept de puissance absolue  : il ne s’agit pas de dire seulement
que Dieu ne fait pas usage de la totalité de sa puissance, cèle ou

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recèle ce qui, en elle, excède l’ordre de la création. Car la notion de
puissance absolue peut être articulée à celle de miracle, soit ce mode
opératoire, rare, exceptionnel, par quoi elle peut briser ou suspendre
l’ordre qu’elle a elle‑même créé. Or, pendant toutes les années qu’a
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duré la furie d’Auschwitz, aucun de ces miracles salvateurs ne s’est


produit. Dès lors, écrit Jonas, si Dieu n’est pas intervenu, «  ce n’est
point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas  »3.
Au concept traditionnel de Dieu, Jonas va alors opposer un mythe  :
celui d’un Dieu qui, dès l’origine, «  au commencement, par un choix
insondable  »4, s’est dépouillé de sa puissance, livré au devenir. D’un
tel Dieu, on peut décliner les nouveaux attributs  : c’est un dieu souf‑
frant, un dieu en devenir, un dieu soucieux, un dieu en péril  ; et ce
n’est pas, ou plus, un dieu tout‑puissant. Pareil mythe inverse radi‑
calement la valeur de la création  : celle‑ci n’est plus la manifestation
de la puissance divine, mais, à l’inverse, de son abandon. Traduisant
l’image en concepts, Jonas y retrouve l’idée, présente dans la Cabale
lurianique, du Tsimtsoum, soit de la contraction ou du retrait divin qui
prélude à l’existence du monde comme distinct de son créateur. Cette
idée, cependant, il la radicalise  : « Totale devient la contraction  ; c’est
entièrement que l’infini, quant à sa puissance, se dépouilla dans le
fini et lui confia ainsi son sort  »5. C’est là, finalement, que réside la
réponse à la «  vieille question de Job  »  : non pas dans l’insondable
plénitude de puissance du Dieu créateur, mais, à l’inverse, dans son
renoncement à la puissance.
La théologie du Dieu impuissant est, chez Jonas, étroitement soli‑
daire de l’éthique de la responsabilité. Car son dieu en péril «  passe

1.  Ibid., p. 31.


2. Comme le souligne J.‑L. Solère, « s’il faut abandonner l’un de ces attributs,
dans le tradition chrétienne, ce sera bien plutôt celui de compréhensibilité » art.
cit. p. 309, n. 2, p. 35.
3.  Le concept de Dieu…, p. 34.
4.  Ibid., p. 14.
5.  p. 38.
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sous la garde problématique de l’homme  », de telle sorte que c’est


dans son souci et dans son soin, «  dans le terrible impact de ses actes
sur le destin divin […] que réside l’immortalité humaine  »1. Dans une
note à son texte, Jonas cite la prière d’Etty Hillesum  :
Je vais t’aider mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien
garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire  :
ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider –  et, ce
faisant, nous nous aidons nous‑mêmes2.

Il est possible que «  l’éthique de la responsabilité  » aille de pair,

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chez Etty Hillesum, avec une forme d’«  éthique du consentement  »3
ou, du moins, de refus de la révolte. Mais ce qui est important ici,
c’est que l’idée d’un Dieu impuissant préside à une radicale révision
théologique. Elle n’opère pas seulement comme une «  correction  »
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au concept de Dieu, qui se contenterait de modifier l’équilibre ou


la relation entre les attributs divins4. Elle ébranle les fondements
mêmes de la théologie chrétienne, dont la notion de toute‑puissance
est l’un des principaux opérateurs doctrinaux5  : comme la notion de
création ex nihilo, celles d’Incarnation et de Résurrection reposent en
effet sur le concept d’omnipotence. Seul un Dieu tout‑puissant peut
ressusciter les corps, mais aussi, et comme le souligne Tertullien,
seul un Dieu tout‑puissant peut revêtir un corps et mourir en lui6.
Plutôt qu’à un simple effort de correction ou de conciliation, on est
alors contraint à un choix, dont l’on trouve les termes formulés par
Simone Weil  : « Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou
en tant que parfait –  à leur choix  »7. Ce choix, elle‑même paraît le

1.  p. 20.
2. Etty Hillesum est morte à Auschwitz à l’âge de 29  ans. Elle a laissé de
nombreux textes, qui ont récemment été publiés dans leur intégralité : Les écrits
d’Etty Hillesum. Journaux et lettres, 1941‑1943, Paris, Seuil, 2008. Je cite le texte
d’après cette édition (p.  679). Jonas (n.  12, p.  43‑44) le cite d’après un compte
rendu de l’édition américaine.
3. Au sens où l’entend Paul Ricœur dans Philosophie de la volonté  I, Le
Volontaire et l’Involontaire, Paris, Aubier, 1988.
4. C’est en ces termes qu’en traite Cyrille Michon dans « Il nous faut bien un
concept de Dieu », Critique t. LXII, no 704‑705, janvier‑février 2006, p. 92‑104.
5. Cf. J.‑L. Solère, « Même si elle ne correspond pas directement à une
dénomination scripturaire de Dieu, elle est un nœud qui rassemble et commande
plusieurs points de doctrine sans lesquels le christianisme ne serait pas le chris‑
tianisme. Son affirmation n’a donc rien de facultatif. Tout est lié : si l’on retire ce
concept, le reste s’effondre » (art. cit., p. 20).
6. Cf. Tertullien, De carne Christi, 3. Voir aussi Irénée, Adv. haer.  3, 21, 1 :
« Cum enim perficiebatur virtus in infirmitate, benignitatem Dei et magnificientis‑
simam ostendebat virtutem » (cités par J.‑L. Solère, art. cit., p. 17).
7.  La pesanteur et la grâce, Paris, Presses Pocket, 1988, p. 108.
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L’impuissance de Dieu 313

faire lorsqu’elle écrit  : «  Aimer Dieu impuissant  »1. Et c’est celui


que l’on retrouve encore, au sein, cette fois, de la tradition protes‑
tante, chez Dorothee Sölle et Dietrich Bonhoeffer  : l’idée d’un Dieu
impuissant, qui s’incarne en la figure du Christ, apparaît comme la
seule réponse possible à la critique du Dieu tout‑puissant, du deus
ex machina du théisme. Elle est, écrit Dorothee Sölle en écho aux
dernières lettres de Bonhoeffer, au fondement d’un rapport non reli‑
gieux aux termes chrétiens2.
Dans la méditation sur l’impuissance de Dieu, la figure du Christ

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occupe évidemment une place centrale. Et le «  ε‘αντòν ε’кένωσεν  » de
Phil., 2, 7 est, dans la Bible, le point où elle trouve à s’ancrer. Mais
cela suppose, là encore, une réélaboration du motif de la kénôse, telle
que la faiblesse du Christ n’apparaisse plus comme la manifestation
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ultime de la puissance divine. On trouve chez Gianni Vattimo une


telle relecture de la kénôse, qui va de pair avec une «  ontologie de
l’affaiblissement  »3. De même que l’être a «  une vocation nihiliste  »,
«  que s’amenuiser, se soustraire et s’affaiblir constitue le trait de
l’être qui se donne à nous à l’époque de la fin de la métaphysique  »4,
de même la théologie de la kénôse doit se substituer à celle de la
toute‑puissance, dénouer le lien archaïque entre la violence et le sacré
dont hérite encore la tradition métaphysique  : « L’incarnation, et donc
l’abaissement de Dieu au niveau de l’homme, ce que le Nouveau
Testament appelle la kénôse de Dieu, s’interpréteront comme le signe
que le Dieu non violent et non absolu de l’époque postmétaphysique
a pour trait distinctif cette vocation à l’affaiblissement dont parle la
philosophie heideggérienne  »5. Dans la kénôse se révèle alors l’es‑
sence du christianisme comme «  sécularisation  », c’est‑à‑dire comme
dissolution de tout sacré naturaliste6. Le motif de l’impuissance de
Dieu vient donc servir, dans le pensiero debole, à la fois une révision

1.  Cahiers II, Paris, Plon, 1972, p. 185. Simone Weil lit elle aussi la création
comme perte ou abandon de puissance, renoncement de Dieu à être tout. Mais dans
le même temps, elle déploie une pensée du consentement au mal.
2. D. Sölle, La Représentation. Un essai de théologie après la « mort de Dieu »,
Desclée, 1969, conclusion, « L’impuissance de Dieu dans le monde ».
3. Cf. Espérer croire, Paris, Seuil, 1998.
4.  Op. cit., p. 28.
5.  Ibid., p. 33.
6. Cette lecture repose sur un certain nombre de coups de force, comme l’iden‑
tification du Dieu de la tradition métaphysique en son entier au Dieu tout‑puissant.
Or, la métaphysique en son origine même, c’est‑à‑dire avec Aristote, présente à
l’inverse la figure singulière d’un dieu sans puissance, qui, cependant, n’est pas un
dieu impuissant. Elle offre ainsi une alternative au dilemme entre toute‑puissance
et impuissance (voir G. Aubry, Dieu sans la puissance. Dunamis et energeia chez
Aristote et chez Plotin, Paris, Vrin, 2006).
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du concept de Dieu et une reviviscence, ou encore une «  redécou‑


verte  », du christianisme.
Mais il trouve aussi, dans le champ contemporain, une application
athéologique. Comme chez Etty Hillesum, on lit, chez Georges Bataille,
une prière de l’impuissance. Mais cette prière, qui inverse les termes
du Pater, c’est Dieu qui l’adresse à l’homme  :
Bien que muet, Dieu s’adresse à moi, insinuant, comme dans l’amour, à
voix basse  :
–  ô mon père, toi, sur la terre, le mal qui est en toi me délivre. Je suis la

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tentation dont tu es la chute. Insulte‑moi comme j’insulte ceux qui m’aiment.
Donne‑moi chaque jour le pain d’amertume. Ma volonté est absente dans les
cieux comme sur la terre. L’impuissance me lie. Mon nom est fade1.

L’impuissance est ici un autre nom pour l’impossible et pour l’ab‑


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sence. Elle nomme l’ultime renoncement  : non pas à être (tout)‑puis‑


sant mais à être, seulement. En écho à la supplication et au dénuement
de Job, la prière de l’impuissance se dit aussi, chez Bataille, comme
une prière à l’impossible  :
«  ô Dieu Père, Toi qui, dans une nuit de désespoir, crucifias Ton fils,
qui, dans cette nuit de boucherie, à mesure que l’agonie devint impossible
–  à crier  – devins l’Impossible Toi‑même et ressentis l’impossibilité jusqu’à
l’horreur, Dieu de désespoir, donne‑moi ce cœur, Ton cœur, qui défaille, qui
excède et ne tolère plus que Tu sois  !  »2.

Comme celle du Christ, la figure de Job est au cœur de la réflexion


sur l’impuissance divine. C’est le cas avec Bataille, mais aussi, on l’a
vu, avec Jonas. Cette figure est centrale, aussi, dans un livre récent
d’Antonio Negri, Job, la force de l’esclave3. Mais sa valeur s’y trouve
radicalement inversée, et avec elle, celle du Christ dont elle est lue
traditionnellement comme une préfiguration. Certes, l’expérience de
Job est celle de la douleur pure. Et l’on peut voir en elle l’attestation
de l’échec de la raison instrumentale et d’un monde dont l’ordre serait
garanti par la toute‑puissance de Dieu. Mais Negri se refuse à faire de
Job une «  caricature de la disgrâce  » et de l’impuissance, à la manière
de «  l’ontologie du déclin  » et du pensiero debole4. Job est d’abord
une figure de la révolte, du refus et du défi. Mais sa «  résistance
ontologique  » libère une puissance. Ce que le livre de Job donne à
voir, ce n’est pas la résignation, ni même seulement la résistance de
la créature face à la manifestation, aveugle, souveraine, et démesurée

1.  L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, Tel, p. 152.


2.  Ibid., p. 47‑48.
3.  Paris, Bayard, 2002.
4.  Op. cit., p. 15, 18, 27.
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L’impuissance de Dieu 315

de la toute‑puissance du Créateur, c’est le «  défi d’une puissance à


une autre puissance  »1. C’est, du même coup, le dispositif ontologique
de création et d’appropriation d’une nouvelle forme de puissance,
soustraite au pouvoir. Et c’est finalement par là que la figure de Job
annonce celle du Messie  : « La puissance humaine se soustrait au
pouvoir. L’idée du médiateur, c’est celle d’une puissance qui peut se
libérer du chaos sans répéter le destin du pouvoir. L’idée du Messie
est la tentative de vivre le rapport homme/Dieu hors de toute détermi‑
nation, hors de toute téléologie  »2. La puissance véritablement divine,

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c’est celle qui s’oppose au pouvoir. C’est une puissance libérée de
l’impuissance, mais aussi de l’en‑puissance, soit de toute tendance
finalisée. C’est une puissance qui, s’exerçant, ne s’actualise pas, mais
s’affirme et s’accroît comme puissance.
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Par‑delà le texte biblique, Negri renoue ainsi avec la catégorisation


aristotélicienne de la puissance. On trouve chez Giorgio Agamben une
démarche semblable, mais dont les termes sont autrement articulés.
Si Agamben délie lui aussi la puissance de l’acte, c’est pour l’associer
à l’impuissance, comprise non comme privation de puissance mais
comme puissance de ne pas être. Ainsi, la figure du Messie est lue
non comme celle d’une puissance active hors de toute actualisation,
mais comme celle d’une désactivation. C’est là ce que dit, chez saint
Paul, le verbe katargein, que Luther traduira par aufheben  : katar-
gein s’oppose à energein. Il nomme non pas le fait d’être en acte ou
actif, mais, à l’inverse, la suspension de l’acte et de l’efficacité. Le
messianique opère ainsi une inversion du rapport aristotélicien de la
dunamis et de l’energeia  : « On a ici une puissance qui passe à l’acte
et qui atteint son telos non pas sous la forme de la force et de l’ergon,
mais sous celle de l’astheneia, de la faiblesse  »3. C’est en ce sens
qu’il faut entendre le dunamis en astheneia teleitai, «  la puissance
s’accomplit dans la faiblesse  » de  2 Cor 12, 94 ou encore la désigna‑
tion du messie en  2 Cor  3, 12‑13 comme telos tou katargoumenou,
«  accomplissement de ce qui a été désactivé […], c’est‑à‑dire tout à
la fois désactivation et accomplissement  »5. Ainsi, il ne s’agit plus de

1.  Ibid., p. 85.


2.  Ibid., p. 125.
3.  Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, Paris, Payot
et Rivages, 2004, p. 165. Agamben désigne le verbe katargein comme un « véri‑
table mot-clé du vocabulaire messianique paulinien ». Sur 27 occurrences dans le
Nouveau Testament, 26 se trouvent dans les Épîtres.
4. Ou de même 1 Cor.  1, 27 : « Dieu a choisi les choses faibles du monde
pour confondre les choses fortes ».
5.  Le temps qui reste…, p. 167.
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316 Gwenaëlle Aubry

dire, comme le veut la lecture traditionnelle de Paul, que la faiblesse


du Christ est la manifestation suprême de la puissance du Père, mais
qu’elle détermine une autre figure de la puissance.
Cette nouvelle lecture du messianique va ici encore de pair avec
une inversion du motif de la création. La création n’est pas la mar‑
que même de la toute‑puissance divine, mais celle, à l’inverse, de
l’impuissance de Dieu face à sa propre impuissance  :
La création – ou l’existence – n’est pas, en effet, la lutte victorieuse d’une
puissance d’être contre une puissance de ne pas être  ; elle est, plutôt, l’impuis‑

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sance de Dieu face à sa propre impuissance, son pouvoir de ne pas être, de
laisser être une contingence. Ou plutôt  : la naissance en Dieu de l’amour1.

Symétriquement, le mal se définira non comme puissance de


ne pas être ou comme impuissance, mais comme refus ou déni
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de l’impuissance  :
Ce n’est qu’en un sens secondaire que l’impuissance, ou la puissance de
ne pas être, est la racine du mal. En fuyant devant notre propre impuissance,
ou plutôt en cherchant à l’utiliser comme une arme, nous construisons le malin
pouvoir avec lequel nous opprimons ceux qui nous montrent leur faiblesse  ;
et, en manquant à notre possibilité intime de ne pas être, nous renonçons à
ce qui seul rend l’amour possible2.

Le motif de l’impuissance de Dieu fonde ici une ontologie et une


éthique qui ne sont ni du consentement à la faiblesse, ni de la libé‑
ration de la puissance, mais, bien plutôt, de l’appropriation de la
puissance de ne pas être3.
Ces différents motifs sont encore tissés par Slavoj  Žižek dans
La  marionnette et le nain. Et ils se concentrent une nouvelle fois
dans la figure de Job. Car ce que le livre de Job donne à voir, y com‑
pris dans ses derniers versets que l’on lit d’ordinaire comme la pure
manifestation, spectaculaire et irréfutable, de la toute‑puissance, c’est
à l’inverse, selon Žižek, l’impuissance de Dieu. Si Job, ultimement,
se tait, ce n’est pas parce qu’il est réduit au silence par la présence
écrasante de Dieu, mais parce qu’il a perçu, dans sa bruyante démons‑
tration de force, une «  fanfaronnade  » désespérée, destinée à masquer

1.  La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil,


1990, p. 37.
2.  Ibid.
3. C’est celle‑ci qui définit « l’être quelconque » comme « l’expérience éthi‑
que » : « Proprement quelconque est l’être qui peut ne pas être, qui peut sa pro‑
pre impuissance » (op.  cit., p.  39) ; « L’unique expérience éthique (qui, comme
telle, ne saurait être ni une tâche ni une décision subjective) consiste à être sa
(propre) puissance, à laisser exister sa (propre) possibilité ; à exposer, autrement
dit, en chaque forme sa propre amorphie et en chaque acte sa propre inactualité »
(p. 48).
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L’impuissance de Dieu 317

son impuissance  : «  Job a soudain compris que ce n’était pas lui


mais Dieu lui‑même qui était mis à l’épreuve dans ses malheurs, et
que cette épreuve s’est soldée par un échec lamentable de Dieu  »1.
Et c’est en cela que la figure de Job annonce celle du Christ, à
ceci près qu’avec le Christ, l’écart entre le désespéré qui souffre et
Dieu, ou encore l’écart entre l’homme et Dieu, est transposé en Dieu
lui‑même. Le «  mon Père, pourquoi m’as‑tu abandonné  ?  » du Christ
n’est pas une plainte adressée au « Père tout‑puissant et capricieux
dont les manières nous sont incompréhensibles […], mais une plainte

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laissant deviner l’impuissance de Dieu  ». Avec le lamma sabacthani,
«  c’est Dieu le Père qui meurt effectivement en révélant sa totale
impuissance, après quoi il ressuscite sous la forme du Saint‑Esprit  »2.
C’est en ce sens que le christianisme est la religion de la Révélation  :
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c’est parce qu’il expose, sans plus la crypter ni la masquer comme


le font encore la gnose ou le paganisme, l’impuissance de Dieu. Le
contenu de sa révélation, ce n’est pas sa puissance cachée, mais son
impuissance. Dans le judaïsme, celle‑ci serait encore déléguée au
secret  : « Le secret auquel les juifs restent fidèles est l’horreur de l’im‑
puissance divine  »3. C’est à partir de là que Žižek relit Jonas et, avec
lui, Etty Hillesum  : le Dieu tragiquement impuissant, celui qu’il faut
aider, c’est celui qui s’abandonne au risque du devenir et «  tombe  »
dans sa création, c’est le Dieu incarné, celui qui ne se contente pas
d’apparaître comme un homme, mais qui devient un homme. Mais le
Christ est alors, en dernière analyse, «  le nom de cet excès inhérent à
l’homme, le noyau ex‑time de l’homme, le surplus monstrueux qui […]
ne peut être désigné autrement que comme “Ecce Homo”  »4.

Ce bref passage en revue permet déjà, peut‑être, de constater que


la question de l’impuissance de Dieu n’est en rien marginale. Elle
préside au redéploiement, dans le champ contemporain, des questions
du mal et de la création, des concepts théologiques de kénôse et d’in‑
carnation, comme des catégories aristotéliciennes de la puissance. À
travers elle, c’est aussi la question de la relation homme/Dieu qui est
reconfigurée, et, par là même, la question «  Qu’est‑ce que l’homme  ?  »
qui est à nouveau frais posée. Ce sont ces différents déplacements,
théologique, philosophique, anthropologique et politique, que les tex‑
tes ici réunis explorent et interrogent.

1.  La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion,


Paris, Seuil, 2006, p. 163.
2.  Ibid., p. 162.
3.  Ibid., p. 166.
4.  Ibid., p. 181.
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318 Gwenaëlle Aubry

Daniel De Smet1 montre ainsi comment, dans la théologie musul‑


mane, la question n’est pas tant celle de la négation que de la
limitation de la toute‑puissance divine. Or cette question, dont on
a vu plus haut comment elle se posait dans la théologie chrétienne,
est réactivée par les critiques contemporaines du Dieu du Coran qui
participent de la réaction de la théologie musulmane «  progressive  »
contre un certain ash’arisme dominant en islam sunnite. Cette réac‑
tion est interprétée par certains islamologues comme un «  renouveau
du mu’tazilisme  ». Mais Daniel De Smet montre comment le mu’ta‑

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lizisme, tel qu’il s’est développé au  ixe  siècle, venait lui‑même en
réponse aux courants dualistes (gnostiques, manichéens, zoroas‑
triens) qui, dans le Dieu coranique, voyaient un «  dieu fou, cruel,
injuste  » dont les caractéristiques étaient celles, finalement, du
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Prince des Ténèbres, et la toute‑puissance aveugle et arbitraire


l’aveu de son impuissance. Contre ces critiques dualistes, le mu’ta‑
zilisme borne la toute‑puissance divine sans pour autant la nier. Il
lui assigne pour limites la liberté humaine, les actions d’impuis‑
sance, l’ordre du monde créé, les lois morales et logiques. Et c’est
en réponse à cela qu’al‑As’ari (m.  935) affirmera qu’une toute‑­
puissance limitée est en fait une impuissance. L’alternative n’opère
donc pas entre la toute‑puissance et sa négation, mais entre la toute‑­
puissance et sa limitation.
Comme Daniel De Smet le fait pour la tradition musulmane,
Hans‑Christoph Askani2 commence par réinscrire l’attribut de tou‑
te‑puissance dans la tradition chrétienne. Cependant, il ne l’aborde
pas tant comme un concept théologique que comme un moment,
essentiel, de l’expérience de la foi. Sa raison première serait à cher‑
cher dans la situation de la prière, en tant que celle‑ci s’adresse
à un «  ailleurs  » radicalement différent du monde. La remise en
cause de la toute‑puissance, née de l’expérience de la déshumani‑
sation, menace ce type de parole tout en ouvrant, peut‑être, à un
autre. La tâche de la théologie ne serait pas, alors, de limiter la
toute‑puissance, ni d’y renoncer, comme le propose Hans Jonas, mais
de s’ouvrir à un autre discours qui, plutôt que la toute‑puissance,
sacrifierait la compréhensibilité.
C’est au philosophe juif André Neher (1914‑1988) qu’est consa‑
cré l’article d’Orietta Ombrosi3. Comme Jonas, comme Fackenheim,

1.  « L’impuissance de Dieu. Un débat récurrent en théologie musulmane ».


2.  « L’impuissance de Dieu – une solution théologique ? ».
3.  « La défaite de Dieu. Le pianissimo du Dieu biblique face à la Catastrophe
selon André Neher ».
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L’impuissance de Dieu 319

Neher s’est donné pour tâche de penser Auschwitz et ce qui, après


Auschwitz, peut encore être pensé de Dieu. Sa méditation se déploie
autour du nom de Shadday, particulièrement présent dans le livre de
Job. En Shadday, Neher reconnaît le Dieu de l’Épreuve mais aussi
celui que la Cabale nomme le Dieu «  de son côté  », «  le Dieu sans
écho, sans veille et sans lendemain, le Dieu du silence absolu  ». Si
Shadday est le Tout‑Puissant, c’est au sens où, pouvant tout, il peut
aussi le rien, au sens où sa puissance est d’abord un pouvoir de
négativité et de passivité. À ce Dieu silencieux, ce Dieu qui s’est tu

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pendant la furie Auschwitz, une parole, pourtant, peut encore s’adres‑
ser  : le «  hën lâ  », «  et oui non  » de Dn  3, 18, le «  Kouléhay ve-
oulay  !  », «  peut‑être  », des Maîtres et des Rabbins, et, avec eux,
ajoute Orietta Ombrosi, «  lakhen  », «  et pourtant  », qui dit une foi
folle, née du néant et adressée au rien.
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Avec le texte de Jean‑Christophe  Goddard sur Bataille1, on quitte


le champ de la théologie pour celui de l’athéologie et de «  l’athéisme
radical  »  : «  athéisme  », car à l’impuissance de Dieu Bataille donne
le nom d’«  absence  », «  radical  », car cette absence demeure « Son
absence  ». Cet athéisme radical ne se comprend qu’à partir du
partage entre le rationnel et le sacré, ou encore, entre l’ordre des
choses et de la séparation, et l’ordre intime ou de la participation.
Jean‑Christophe  Goddard montre comment cette opposition est à
l’œuvr­e, aussi, chez Bergson et Deleuze. Mais Bataille se distingue
de ceux‑ci par la réponse qu’il apporte à la question anthropologi‑
que, «  c’est‑à‑dire, très exactement, la question de la manière dont
ces deux ordres entrent en contact l’un avec l’autre  ». Ce qui fait la
jointure entre eux, ce qui, par là, définit l’humain comme tel, c’est
la peur. C’est, plus précisément, l’expérience de la peur de la mort
comme expérience de cet impossible qui définit en propre l’homme et
qui se confond avec l’absence de Dieu. Cette expérience de la peur,
qui est aussi expérience de «  l’affreuse absence  » de Dieu, la société
industrielle, tant capitaliste que communiste, l’occulte en l’intégrant à
son organisation propre. À cette logique, Bataille oppose la terrifiante
souveraineté de l’automutilation, sacrifice, dépense, par quoi, jetant
hors de soi quelque chose de soi, l’on fait de cela une «  chose non
chose  », une chose intime, une chose sacrée.
Ce sont les effets politiques de la reprise, par Giorgio Agamben,
du motif théologique de l’impuissance de Dieu que Saverio Ansaldi
dé­ploie pour sa part2. On sait en effet que l’institution de la sou‑

1.  « Absence de Dieu et anthropologie de la peur chez Georges Bataille ».


2.  « Biopolitique, état d’exception, puissance. Notes sur une politique à venir
(Autour de Giorgio Agamben) », infra, p. 385.
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320 Gwenaëlle Aubry

veraineté absolue est pensée par Hobbes comme transformation de


la puissance naturelle des individus en impuissance civile. Or, cette
description de la souveraineté devient, chez Agamben, un «  véritable
paradigme politique  » qui prend tout son sens dans son articulation
à la figure, présente dans le droit romain, de l’Homo  sacer. La vie
sacrée, «  forme originaire de l’implication de la vie nue dans l’ordre
juridicopolitique  », manifeste en effet que le champ premier de la
souveraineté est l’état d’exception  : soit cet état au sein duquel la vie
humaine se trouve réduite à l’impuissance et abandonnée à la puis‑

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sance souveraine. À partir de là, la question est de savoir «  comment
passer de l’impuissance de la “vie sacrée” à la puissance d’une “vie
heureuse”, c’est‑à‑dire à une forme de vie prise dans un processus de
constitution de puissance  ». La politique qui répond à cette question
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est celle qui fait de sa propre impuissance la raison d’être la plus


profonde de sa puissance. Saverio Ansaldi propose, pour la penser,
d’articuler la figure du réfugié à celle du militant, et, à travers cette
alliance, de conjuguer l’expérience de l’impuissance absolue comme
condition de possibilité de la puissance, à celle de la résistance.
Gwenaëlle  Aubry
cnrs‑upr  76/Centre Jean-Pépin

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