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LA PROPAGANDE NAZIE DESTINÉE AU MONDE ARABE PENDANT LA

SECONDE GUERRE MONDIALE ET LA SHOAH ; SES CONSÉQUENCES


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Jeffrey Herf, Traduit de l’anglais par Claire Drevon

Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »

2016/2 N° 205 | pages 107 à 126


ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966144
DOI 10.3917/rhsho.205.0107
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-d-histoire-de-la-shoah-2016-2-page-107.htm
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La propagande nazie destinée au monde arabe


pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ;
ses conséquences

Jeffrey Herf1
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Traduit de l’anglais par Claire Drevon

Pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, le régime nazi lança une


intense campagne propagande en langue arabe à destination des sociétés
d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Il opéra au moyen d’une documentation
imprimée distribuée par l’Afrikakorps de la Wehrmacht, mais principalement
par des émissions de radio sur ondes courtes diffusées depuis l’Allemagne.
La propagande était une forme de guerre politique qui complétait les efforts
infructueux déployés par Hitler pour remporter la victoire en Afrique du Nord.
Les archives du gouvernement allemand contiennent quelques traductions
en allemand de ces émissions, ainsi qu’une partie de la documentation
imprimée en arabe. Les archives de loin les plus importantes sur cette
campagne furent cependant réunies par diplomates américains en poste au
Caire pendant la guerre. Là, ils enregistrèrent, transcrivirent et traduisirent
plusieurs milliers de pages à partir des centaines d’émissions diffusées
dans la région, notamment de 1941 à 1945. C’est leur travail qui m’a permis
d’écrire Hitler, la propagande et le monde arabe2.
Nous savons désormais que, si l’Afrikakorps avait remporté la victoire, les
SS de Heinrich Himmler auraient immédiatement suivi avec des unités
comparables aux Einsatzgruppen, de sinistre réputation, qui assassinèrent
plus d’un million et demi de Juifs en Europe orientale. Ce ne fut que grâce
aux victoires en Afrique du Nord des forces armées de Grande-Bretagne,
d’Australie, de Nouvelle-Zélande et des États-Unis en 1942 et 1943 que les nazis
échouèrent dans leur tentative d’étendre la Solution finale aux Juifs vivant
dans les pays arabes, soit entre sept cent mille et un million de personnes.

1 Professeur d'histoire à l'université du Maryland et auteur de L’Ennemi juif (Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la


Shoah, 2011) et de Hitler, la propagande et le monde arabe (Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2012).
2 Jeffrey Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris,
Calmann-Lévy, 2012 ; voir Jeffrey Herf, Nazi Propaganda for the Arab World, New Haven, Yale University Press,
2009.

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Certes, cette tentative échoua, mais la campagne de propagande laissa des


traces, et on entend aujourd’hui encore des échos de l’antisémitisme de
l’époque de la guerre, ainsi qu’une réflexion de type paranoïaque sur les
théories du complot, axée sur les Juifs, puis sur le sionisme et l’État d’Israël,
réflexion qui influença la culture politique arabe dans les années d’après-
guerre et qui persiste jusqu’à l’ère actuelle du terrorisme islamique3.
Hitler et les dirigeants nazis pensaient que c’était une conspiration juive
internationale qui avait déclenché la Seconde Guerre mondiale dans le but
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d’exterminer le peuple allemand4. Lui-même et son régime interprétaient
tous les grands événements de la guerre au travers de ce prisme
idéologique. La théorie du complot, élaboration antisémite des nazis,
apparut pour expliquer ce qui leur semblait inexplicable : l’alliance entre
les démocraties occidentales et l’Union soviétique. La clé de ce mystère
évident n’était autre que les puissants manipulateurs et tous ceux qui, dans
les coulisses, à Moscou, Londres et Washington, invisibles mais bien réels,
manœuvraient les soi-disant marionnettes appelées Roosevelt, Churchill
et Staline. Derrière eux tous se tenait « le Juif », menaçant, intelligent et
meurtrier. Dans une guerre à mort, Hitler allait tuer les Juifs avant qu’ils
ne tuent les Allemands. Plus les Alliés remportaient de victoires sur les
armées adverses, plus les nazis disaient aux Allemands que le moment où
les Juifs allaient les exterminer approchait. Dans leur esprit, la Shoah était
un acte de représailles justifié et une mesure d’autodéfense mise en œuvre
au paroxysme d’une sainte colère. Pour Hitler, la nature internationale du
complot juif antiallemand signifiait que l’effort investi pour exterminer les
Juifs avait vocation à être lui aussi international. La Shoah devait donc être
une « Solution finale de la question juive » non seulement en Europe, mais
dans le monde entier.
Avant que les nazis ne lancent les mesures antijuives en Afrique du Nord
et au Moyen-Orient, ils avaient besoin de clarifier leur compréhension de
l’antisémitisme. Alors qu’ils étaient convaincus de sauver l’humanité du
péril juif, ils avaient également une piètre opinion de la plupart des autres
peuples. La doctrine de la supériorité de la « race aryenne » créa un dilemme
central pour le régime, rendant difficile la tâche de trouver des alliés dans
le monde composé de peuples qui n’étaient pas membres de ce groupe élu,

3 Sur la culture politique arabe, voir Fouad Ajami, The Arab Predicament: Arab Political Thought since 1967,
New York, Cambridge University Press, 1981.
4 Sur ce point, voir Jeffrey Herf, The Jewish Enemy: Nazi Propaganda during World War II and the Holocaust,
Cambridge (MA), Harvard University Press, 2006 ; et Jeffrey Herf, L’Ennemi juif. La propagande nazie, 1939-1945,
traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Calmann-Lévy, 2011.

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supérieur. Ce dilemme évident n’échappa guère à l’attention des diplomates


allemands bien avant le début de la Seconde Guerre mondiale. À l’automne
1935, le gouvernement de Hitler promulgua les lois raciales de Nuremberg qui
privaient les Juifs d’Allemagne de leur nationalité et interdisaient les mariages
entre Juifs et Allemands. Quelques mois plus tard, en décembre 1935, un
certain Johannes Ruppert, né de l’union d’un officier turc avec une femme
allemande, fut expulsé d’un groupe des Jeunesses hitlériennes dont il était
membre depuis 19335. Ses parents portèrent l’affaire devant l’ambassade
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turque. Les diplomates arabes reçurent des questions émanant d’Arabes
vivant en Allemagne et désireux de savoir si leur mariage avec des conjoints
allemands serait annulé. Ces cas conduisirent les diplomates en poste dans
des pays arabes, en Iran ou dans l’Afrique du Nord française à se demander si
le terme « antisémitisme » ainsi que les nouvelles lois raciales de l’Allemagne
nazie s’appliquaient aux Turcs, aux Arabes et aux Perses, c’est-à-dire aux
« sémites » non-juifs. La définition de l’antisémitisme par l’Allemagne nazie
était-elle assez large pour s’appliquer à eux, ou suffisamment étroite pour
se limiter aux seuls Juifs ? En 1935 et 1936, des diplomates turcs, égyptiens,
iraniens et irakiens, aussi bien ceux qui se trouvaient dans leur pays d’origine
que ceux qui étaient en poste à Berlin, évoquèrent ces questions avec leurs
homologues allemands. Ces investigations et les réponses données par les
Allemands furent insérées dans un dossier extrêmement intéressant des
archives du gouvernement allemand intitulé « Appartenance des Égyptiens,
Irakiens, Iraniens, Perses et Turcs à la race aryenne6 ». Des diplomates
allemands, en particulier des fonctionnaires de carrière, rappelèrent que
l’Allemagne impériale s’était présentée comme une puissance anticoloniale
avant et pendant la Première Guerre mondiale. Ils s’inquiétèrent à l’idée que
l’idéologie et la législation raciales du régime nazi, ainsi que les remarques
méprisantes de Hitler sur les Égyptiens dans Mein Kampf, ne sapent tout
effort du régime nazi pour se présenter comme une puissance favorable aux
Arabes et aux musulmans dans leur opposition à l’influence britannique et
française en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Le 2 février 1936, Walter Gross, directeur de l’Office de la politique raciale du
parti nazi, observa, dans un mémorandum adressé au ministère des Affaires
étrangères, que les lois raciales de Nuremberg du 15 septembre 1935
n’établissaient pas de distinction « entre aryens et non-aryens, mais plutôt

5 Vückhoff à L.R. Pilger, 20 décembre 1935, PAAA, R99173, Inland Partei, Zugehörigkeit der Ägypter, Iraker, Iraner,
Perser und Türken zur arischen Rasse, vol. 1, 1935-1936. Également dans Jeffrey Herf, Nazi Propaganda for the
Arab World, New Haven (CT), Yale University Press, 2009, p. 15-35.
6 Ibid.

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

entre personnes de sang allemand ou analogue d’une part, et Juifs ou autres


étrangers de l’autre7 ». Cependant, au printemps 1936, des reportages parus
dans la presse sur la discrimination raciale qu’appliquerait l’Allemagne nazie
à l’encontre des non-aryens, y compris les Arabes et les Perses, suscitèrent
un véritable scandale au Moyen-Orient. Eberhard Stohrer, l’ambassadeur
d’Allemagne en Égypte, rapporta que la lecture de ces nouvelles avait
causé « une grande peine » en Égypte, et qu’il tentait de réparer les
dégâts. Stohrer se montra encore plus inquiet dans un mémorandum du
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17 juin 1936 sur « La campagne juive contre les Jeux olympiques8 ». Les
responsables égyptiens des Jeux olympiques l’informèrent que si les lois
raciales allemandes discriminaient les Arabes, l’Égypte reconsidérerait
sa décision d’y participer. Le 22 juin, Stohrer eut le plaisir d’informer le
ministère des Affaires étrangères à Berlin que les diplomates égyptiens
étaient désormais rassurés de savoir que « les lois allemandes autorisaient
inconditionnellement les Égyptiens non-juifs à épouser des femmes
allemandes dans les mêmes conditions que les Européens non-allemands »,
tandis que « les femmes égyptiennes non-juives » pouvaient épouser des
Allemands en vertu des mêmes normes s’appliquant aux « Européennes
non-juives9 ». Il fut également très satisfait d’adresser la copie d’une
déclaration du ministère égyptien des Affaires étrangères confirmant que
les fonctionnaires égyptiens comprenaient maintenant que les lois raciales
de Nuremberg ne s’appliquaient pas aux Égyptiens10. Les Égyptiens avaient
décidé d’assister aux Jeux de Berlin et avaient rejeté « toute tentative de les
mettre au même niveau que les Juifs11 ».
L’affaire Ruppert, la réaction arabe aux lois raciales de Nuremberg et
les débats sur la participation aux Jeux olympiques de Berlin en 1936
constituèrent un moment important et peu connu d’élucidation de ce que
signifiait l’antisémitisme dans l’histoire du régime nazi. Ce fut la période
au cours de laquelle un régime reposant sur des principes racistes limita
la signification de ce terme à l’hostilité à l’égard des seuls Juifs et non à
l’égard de ceux qui auraient pu, très plausiblement, être inclus dans ce
terme, à savoir les Arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les Turcs

7 Ibid.
8 Stohrer, « Betr. Jüdische Hetz gegen die Olympischen Spiele », 17 juin 1936, PAAA, R99173 « Zugehörigkeit… zur
arischen Rasse », vol. 1, 1935-1936.
9 Stohrer, Kairo, « Angebliche Anwendung Nürnberger Gesetze auf Ägypter, usw », et « Öffizielles Communique des
Ägytpisches Aussenministerium von 21 Juni. 1936 », 22 juin 1936 ; et von Bülow-Schwante, « An die Königlich
Ägyptische Gesandschaft », Berlin, 23 juin 1936, PAAA, R99173 « Zugehörigkeit… zur arischen Rasse », vol. 1,
1935-1936.
10 Ibid.
11 Stohrer, « Angebliche Anwendung der Nürnberger Gesetze auf ägyptische Staatsangehörige », 24 juin 1936,
PAAA, R99173 « Zugehörigkeit… zur arischen Rasse », vol. 1, 1935-1936.

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3

ou les Perses (Iraniens). Cette clarification fut communiquée au cours d’une


série de réunions à haut niveau de fonctionnaires du ministère nazi des
Affaires étrangères et de l’Office de la politique raciale du parti nazi, ainsi
qu’aux responsables de la chancellerie de Hitler, aux SS et au ministère de
la Propagande réunis à Berlin au cours de l’été 1936. Cette année-là, les
diplomates allemands et les fonctionnaires de l’Office de la politique raciale
du parti nazi (Rassenpolitischesamt) avaient conclu que le régime nazi était
antijuif, mais non antisémite, si le terme « sémites » incluait les Arabes, les
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Iraniens et les Turcs non-juifs. Par la suite, le terme « antisémitisme » cessa
d’apparaître dans la propagande nazie et fut remplacé par des expressions
comprenant toujours le mot Juif en adjectif, comme dans Judengegner ou
Judenfeindshaft.
Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, le ministère des Affaires
étrangères investit des efforts considérables pour convaincre les Arabes,
les Perses (Iraniens) et les musulmans que sa politique antijuive ne se
fondait pas sur un racisme biologique visant les « non-aryens » ou les
« sémites » en général. Elle était dirigée uniquement contre les Juifs qui,
affirmaient les nazis, étaient l’« ennemi » commun de l’Allemagne nazie
et du Moyen-Orient arabe et islamique. L’antisémitisme nazi propagé
dans le Moyen-Orient arabe et musulman comprenait une accusation
politique enveloppée dans une théorie du complot, et il supplantait
l’antisémitisme fondé sur la biologie raciale. Avant et pendant la Seconde
Guerre mondiale, ces débats abscons, ergotant sur la signification du
sang et de la race, fournirent le fondement juridique et conceptuel de
la réconciliation de l’idéologie et de la législation raciale allemande avec
l’intensif travail en cours sur les relations avec les sémites non-juifs,
c’est-à-dire les Arabes et les musulmans pronazis. Ce fut également le
cadre de l’ample collaboration idéologique entre le régime nazi et les
exilés arabes pronazis à Berlin pendant la guerre. La théorie du complot
et la haine du Juif qui caractérisaient la propagande nazie en Allemagne
pouvaient désormais être adaptées pour séduire un public arabe, iranien et
musulman. Cette collaboration produisit une remarquable osmose entre le
national-socialisme, le nationalisme arabe radical et l’islam militant. Cette
rencontre des cœurs et des esprits entre les exilés arabes pronazis et les
fonctionnaires du régime nazi produisit une propagande en langue arabe
qui arrivait sous la forme de plusieurs dizaines de millions d’exemplaires de
tracts ou de milliers d’heures d’émissions de radio quotidiennes en ondes
courtes à destination de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Hitler, la propagande et le monde arabe présente l’histoire de la fusion entre


les traditions antijuives enracinées dans l’histoire européenne et allemande,
et celles qui émergèrent dans l’islam militant du milieu du xxe siècle. Si le
régime nazi produisit une quantité considérable d’émissions de radio, les
programmes en langue arabe ne furent jamais enregistrés ou retranscrits ou,
s’ils le furent, les documents furent détruits ou perdus au cours des derniers
mois de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’une documentation abondante
et importante porte sur ces sujets dans les dossiers du ministère allemand
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des Affaires étrangères, la série de dossiers la plus volumineuse et aussi la
plus remarquable sur la propagande nazie à destination du monde arabe
s’avère être celle de l’ambassade américaine au Caire pendant la guerre.
Car c’est là que l’ambassadeur américain Alexander Kirk réunit une équipe
qui transcrivit et traduisit en anglais les émissions de radio de l’Allemagne
nazie en langue arabe. Kirk et son successeur Pinkney Tuck adressèrent
chaque semaine les retranscriptions complètes en anglais au bureau du
secrétaire d’État à Washington, du printemps 1942 au mois de mars 1945. Il
en résulta plusieurs milliers de pages classées sous le titre « Émissions de
l’Axe en arabe » qui furent transmises aux services du renseignement civils
et militaires des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ainsi qu’au Bureau des
informations de guerre (Office of War Information), l’organisme chargé de
la guerre politique américaine. Pour autant que je sache, les dossiers des
« Émissions de l’Axe en arabe » figurant aux Archives nationales des États-
Unis constituent la documentation disponible la plus complète en n’importe
quelle langue sur la propagande allemande en arabe destinée aux Arabes
et aux musulmans pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Avec
les dossiers des gouvernements allemand et britannique, ils permettent de
brosser le tableau suivant de la propagande nazie à destination de l’Afrique
du Nord et du Moyen-Orient pendant la Seconde Guerre mondiale.
En premier lieu, de l’automne 1939 à mars 1945, le régime nazi diffusa des
émissions en arabe sept jours sur sept sur les chaînes en ondes courtes
provenant de stations à Rome et à Bari en Italie, à Athènes en Grèce et,
surtout, de grands émetteurs radios situés dans la ville de Zeesen, près de
Berlin. Ces émissions comprenaient plusieurs heures d’informations et de
commentaires. Étant donné que, pendant la guerre, le taux d’alphabétisation
des sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord avoisinait les 20 % (et,
dans certains cas, moins pour les musulmans, et moins encore pour les
femmes musulmanes), la radio était le moyen le plus efficace pour atteindre
les minorités politiquement engagées de la région. Les services secrets

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3

américains estimaient qu’il existait quelque cinquante mille postes de radios


en ondes courtes en Égypte, dix mille en Palestine et quinze mille au Liban
et en Syrie. Les groupes d’auditeurs écoutant la radio dans des cafés étaient
un spectacle ordinaire. Les renseignements sur l’accueil et l’importance du
public sont peu abondants. Les émissions visaient ce public relativement
restreint qui avait accès aux radios en ondes courtes et était déjà favorable
aux puissances de l’Axe.
Ensuite, le lien entre les éléments laïcs et religieux de la propagande
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en langue arabe fut puissant et durable. Quelques responsables nazis
souhaitaient limiter la propagande à des appels à l’anti-impérialisme arabe
laïc dirigés contre la Grande-Bretagne ; d’autres préféraient solliciter
explicitement les traditions de l’islam. Dans la pratique, avec le temps, la
distinction entre appels laïcs et religieux s’estompa. Dans les mêmes textes
et les mêmes émissions, les nazis tenaient un discours séculier sur l’attaque
de l’impérialisme américain, britannique et « juif », tout en sollicitant ce
qu’ils appelaient les anciennes traditions de haine des Juifs dans l’islam
même. L’Allemagne nazie se présentait à la fois comme l’alliée des anti-
impérialistes arabes et comme l’âme sœur de la religion de l’islam et de
ce qu’on appelait l’islamisme. Du début à la fin de la guerre, l’attaque du
sionisme dans la propagande du nazisme en langue arabe fut inséparable
de sa haine antisémite, c’est-à-dire antijuive. En fait, les fonctionnaires et
diplomates nazis pensaient que l’hostilité au sionisme du IIIe Reich était
l’un des atouts politiques majeurs dans leur entreprise visant à s’assurer le
soutien des Arabes et des musulmans. Inversement, en dépit du Livre blanc
britannique restreignant l’immigration juive en Palestine pendant la Seconde
Guerre mondiale, et malgré le refus de Roosevelt à la même époque de se
prononcer clairement pour l’établissement d’un État juif en Palestine, les
nazis – ainsi que les principaux fonctionnaires américains et britanniques –
croyaient que l’association des Alliés et des Juifs en faveur du sionisme
entravaient les tentatives des Alliés de gagner un soutien à leur cause dans
la région. Aucun aspect de la propagande nazie ne mêla ses dimensions
laïques et religieuses plus efficacement que ne le fit l’attaque continue et
véhémente de l’idéologie et de la politique sioniste12.

12 Sur l’hostilité du nazisme au sionisme, voir également Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, op. cit.,
p. 109-182  ; et Jeffrey Herf, « Convergence, the Classic Case: Nazi Germany, Anti-Semitism and Anti-Zionism
during World War II », in Jeffrey Herf (éd.), Anti-Semitism and Anti-Zionism in Historical Perspective: Convergence
and Divergence, Londres, Taylor and Francis, 2006, p. 50-70 ; et Jeffrey Herf, « Haj Amin al-Husseini, the Nazis and
the Holocaust: The Origins, the Nature and the Aftereffects of Collaboration », Jerusalem Center for Public Affairs,
5 janvier 2016, http://jcpa.org/article/haj-amin-al-husseini-the-nazis-and-the-holocaust-the-origins-nature-and-
aftereffects-of-collaboration/ in The Jewish Political Studies Review, printemps 2016.

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Enfin, la mise au point de la propagande en langue arabe fut un effort conjoint


qui produisit une fusion intellectuelle et politique de traditions antisémites
très diverses, d’origine soit européenne soit islamique. Les Allemands
n’avaient ni la capacité linguistique des orateurs arabes autochtones, ni
la familiarité avec les particularités de la politique locale au Moyen-Orient.
Les exilés arabes apportèrent cette connaissance. À Berlin, ils apprirent
les aspects plus subtils des théories antisémites du complot surgies en
Europe et adaptées à la politique du Moyen-Orient. Sur le plan historique,
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il en résulta une fusion culturelle ou, en termes d’interprétation culturelle
récente, une hybridation provenant du mélange et de la fermentation, en
l’occurrence, des idéologues fascistes et nazis d’Europe, et des Arabes et
islamistes radicaux qui, poursuivis par les Alliés, avaient trouvé refuge à
Rome et à Berlin. Ce fut une rencontre des cœurs et des esprits, non un
affrontement de civilisations. Chacune des parties, à sa façon proposait une
lecture sélective et radicalisée de ses traditions qui trouvaient un terrain
d’entente dans la haine du sionisme et des Juifs.
L’interprétation islamiste et nazie, ainsi que la lecture sélective du Coran
furent déterminantes pour ce travail de fusion culturelle. Des traductions
en arabe de Mein Kampf et des Protocoles des sages de Sion circulaient au
Moyen-Orient avant 1939. Cependant, ni ces textes, ni de grands discours de
Hitler ou de Goebbels ne jouèrent de rôle significatif à la radio nazie ou dans
la propagande imprimée destinée à la région. En fait, au milieu des années
1930, les diplomates allemands comprirent que les conceptions racistes de
Hitler à l’égard des Arabes exprimées dans Mein Kampf sapaient les efforts
déployés par les Allemands pour trouver des alliés et des collaborateurs
parmi les « sémites non-juifs », c’est-à-dire arabes et musulmans. En réalité,
l’importance de la propagande nazie en tant que chapitre de l’histoire de
l’islamisme radical et de la diffusion de l’antisémitisme au Moyen-Orient
reposait sur l’alliance de l’idéologie nazie et d’une lecture sélective des
thèmes antijuifs déjà présents dans le Coran et dans les commentaires
islamiques sur ce thème, ainsi que des courants antisionistes du nationalisme
arabe. Les principaux responsables du ministère allemand des Affaires
étrangères ainsi que de l’Office central de la Sûreté du Reich de la SS en
conclurent que c’était le Coran et les traditions de l’islam telles qu’ils les
avaient sélectivement compris, et non Mein Kampf ou les Protocoles, qui
offraient la clé de l’entrée culturelle et politique dans le cœur et l’esprit d’un
nombre extrêmement difficile à préciser d’Arabes et de musulmans. Tout
comme le nazisme radicalisa des traditions d’antisémitisme préexistantes

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3

d’Europe et d’Allemagne – tout comme il s’inspira d’une lecture sélective


des traditions européennes –, il fit également appel aux éléments antijuifs et
antisionistes du nationalisme arabe et du radicalisme islamique, leur apporta
son soutien et contribua à les radicaliser13.
Certains documents clés, tels les discours du grand mufti de Jérusalem,
Haj Amin el Husseini pendant la guerre, sont de notoriété publique et font
l’objet de travaux universitaires depuis des décennies. Pourtant, lorsque j’ai
entrepris cette recherche, la majeure partie de la propagande arabe diffusée
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à la radio ou imprimée n’avait pas été examinée. En 1941, Hitler chargea le
ministère des Affaires étrangères, dirigé par Joachim von Ribbentrop, des
émissions étrangères. Ses dossiers renferment des versions allemandes des
émissions en arabe, ainsi que des documents imprimés en arabe qui furent
distribués principalement en Afrique du Nord entre 1940 et 1943 par les
unités du renseignement liées à l’Afrikakorps du général Erwin Rommel, par
des diplomates dans les ambassades et les consulats au Maroc et en Tunisie,
ainsi que par les avions de la Luftwaffe qui larguaient en parachute des boîtes
métalliques spécialement conçues pour contenir des documents en arabe.
Cependant, la documentation imprimée, si ingénieusement conçue qu’elle ait
pu être, se heurtait à l’obstacle des faibles taux d’alphabétisation en Afrique
du Nord et au Moyen-Orient. La radio pouvait atteindre un public plus large14.
De septembre 1939 à l’automne 1941, les émissions en arabe sollicitèrent
principalement les compétences des orientalistes allemands spécialistes de
littérature et de poésie arabe et islamique, les connaissances acquises sur
place par les diplomates allemands au cours des années d’avant la guerre,
ainsi que la contribution – impossible à préciser – d’Arabes favorables à l’Axe
et résidant à Berlin lors du déclenchement de la guerre. La plupart de ces
émissions avaient le ton d’un intellectuel sympathique, très désireux de
plaire, quoique pas vraiment capable de saisir les tenants et les aboutissants
de la politique locale. Ces premières émissions envoyaient un message
clair : le régime nazi, au lieu de glorifier la supériorité des Aryens sur les
sémites inférieurs du Moyen-Orient, était un ami aussi bien des nationalistes
arabes que des musulmans. Par exemple, le 3 décembre 1940, l’Orient
Office diffusa ce qui suit : « Oh, fidèles de Dieu ! Au-dessus de tous les
autres commandements, aucun n’est plus important pour les musulmans
[Mohammedaner] que la piété, car la piété est au cœur de toutes les vertus

13 Sur la lecture sélective du Coran et de l’islamisme considéré comme une tradition inventée, voir Bassam Tibi,
Islamism and Islam, New Haven, Yale University Press, 2012.
14 Pour plus de détails sur les personnes et les institutions chargées de la campagne de propagande au ministère
allemand des Affaires étrangères, voir Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, op. cit., p. 29-50.

115
3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

et c’est ce qui lie toutes les nobles caractéristiques humaines… Dirigez votre
regard vers le saint Coran et la tradition des prophètes15. » Les émissions
nazies répétaient que les valeurs de l’islam comme la piété, l’obéissance, la
communauté, l’unité, plutôt que le scepticisme, l’individualisme et la division,
étaient semblables à celles de l’Allemagne nazie. Le fait qu’un tel mélange
d’attaques contre les valeurs politiques modernes ait été communiqué via
les moyens de communication électroniques les plus modernes en 1940
constitue un autre exemple de ce que j’ai appelé auparavant le caractère
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« moderniste réactionnaire » de certains aspects de l’idéologie et de la
politique nazie16. Cette émission, et d’autres encore, véhiculaient le
message qu’un réveil de l’islam fondamentaliste était un projet parallèle
à la révolte politique et idéologique du national-socialisme contre la
modernité politique occidentale. Le message qu’entendait transmettre
cette émission, c’était qu’un retour à une lecture littérale du Coran et son
application aux événements contemporains n’étaient pas seulement ou
principalement la relique d’une culture rétrograde, mais faisaient partie
intégrante du grand mouvement moderne désormais au pouvoir dans
l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste17.
Ces premières émissions donnaient la preuve à la fois du talent et des
limites de l’orientalisme allemand nazi. Les idiomes et la politique locale
leur échappaient. L’arrivée en novembre 1941 de Husseini, Khilani et leur
entourage mit fin à cette défaillance et associa des noms et des voix arabes
familières au IIIe Reich18. Dans sa rencontre très médiatisée avec Husseini à
Berlin, le 28 novembre 1941, Hitler écouta ce dernier chanter ses louanges,
exprimer son soutien à l’Allemagne nazie, et demander que l’Allemagne
et l’Italie publient une vigoureuse déclaration de soutien à l’indépendance
arabe face à la Grande-Bretagne. Si Hitler répondit que le moment n’était
pas encore venu de publier une telle déclaration, il déclara à Husseini que,

15 Kult.R.Ref. VIII (VII) (Orient) Mn/P/B Kultureller Talk vom 3. Dezember 1940, « Ein Blatt über die Besetzung der
Englander in Ägypten », Berlin, 3 décembre 1940, BAB R901 Auswärtiges Amt, R73039 Rundfunkabteilung,
Ref. VIII Arabische und Iranische Sendungen, vorl. 39, décembre 1940-janvier 1941, p. 2.
16 Jeffrey Herf, Reactionary Modernism: Technology, Culture and Politics in Weimar and the Third Reich, New York,
Cambridge University Press, 1984.
17 Le régime nazi investit des efforts encore plus intenses qui portèrent encore mieux leurs fruits en vue d’encou-
rager la collaboration des musulmans venus du Caucase et d’autres régions de l’Union soviétique. Sur ce point,
voir l’importante étude de David Motadel, Islam and Nazi Germany’s War, Cambridge (MA), Harvard University
Press, 2014.
18 Sur Haj Amin al Husseini et Rashid Ali el Khilani à Berlin, voir Barry Rubin et Wolfgang Schwanitz, Nazis,
Islamists and the Making of the Modern Middle East, New Haven, Yale University Press, 2014 ; Zvi Elpeleg,
The Grand Mufti : Haj Amin al-Hussaini, Founder of the Palestinian National Movement, traduit de l’hébreu par
David Harvey, Londres, Frank Cass, 1993 ; Klaus Gensicke, Der Mufti von Jerusalem und die Nationalsozialisten:
Eine politische Biographie Amin el-Husseinis, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007 ; Michael
Mallmann et Martin Cüppers, Halbmond und Hakenkreuz: Das Dritte Reich, die Araber und Palästina, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 105-120 ; et Lukasz Hirszowicz, The Third Reich and the Arab East,
Londres, Routledge et Kegan Paul, 1966, p. 211-228.

116
3

lorsque les armées allemandes sur le front oriental parviendraient à la


« porte sud » du Caucase, il « donnerait au monde arabe l’assurance que
l’heure de sa libération avait sonné. L’objectif de l’Allemagne serait alors
uniquement la destruction de l’élément juif résidant dans la sphère arabe
sous la protection de la puissance britannique19 ». En d’autres termes, à
l’époque même où Hitler avait pris la décision de lancer la Solution finale de
la question juive en Europe, il avait aussi annoncé à Husseini son intention de
l’étendre également « hors d’Europe », c’est-à-dire au moins aux Juifs vivant
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en Égypte, en Palestine, en Transjordanie et en Irak.
Alexander Kirk arriva au Caire le 19 mars 1941 pour prendre son poste de chef
de la Légation américaine. Le 13 septembre 1941, il envoya ses premières
dépêches à propos des émissions de la radio nazie en langue arabe au
bureau du secrétaire d’État Cordell Hull, à Washington20. La dépêche envoyée
par Kirk le 18 avril 1942 résumait les émissions allemandes en langue arabe
des six mois précédents, c’est-à-dire la période qui suivait l’arrivée à Berlin
de Husseini et Khilani21. La propagande allemande espérait convaincre les
Arabes que les pays de l’Axe éprouvaient « une sympathie naturelle pour les
Arabes et leur grande civilisation, la seule à être comparable à la civilisation
introduite par l’Ordre nouveau en Europe, qui est en train d’être supprimée
par “l’impérialisme britannique”, “la barbarie bolchevique”, “l’avidité
juive” et, plus récemment, “le matérialisme américain” ». Les Arabes ne
pourraient « jamais être amis de la Grande-Bretagne parce ses promesses
étaient fallacieuses ». La radio allemande en arabe dénonçait les Juifs ad
nauseam. Elle affirmait que les Juifs, « soutenus par la Grande-Bretagne et
les États-Unis » étaient « les ennemis jurés de l’islam ». Ils contrôlaient la
finance américaine et avaient « contraint Roosevelt à mener une politique
d’agression ». Roosevelt et Churchill étaient des « jouets entre les mains des
démons juifs qui détruisent la civilisation22 »… Tout au long de la Seconde
Guerre mondiale, la propagande de la radio nazie attaqua la Grande-
Bretagne et les États-Unis en particulier pour leur prétendu soutien à la

19 « N° 515, Memorandum by an Official of the Foreign Minister’s Secretariat, Record of the Conversation between
the Führer and the Grand Mufti of Jerusalem on November 28, 1941, in the Presence of Reich Foreign Minister
and Minster Grobba in Berlin », Berlin, 30 novembre 1941, DGFP Series D (1937-1945), vol. XIII : The War Years,
23 juin-11 décembre 1941, p. 881-882, p. 884.
20 Alexander Kirk, « Telegram Sent, September 13, 8 pm, 1941 to Department of State form Cairo Legation, Number
1361 », p. 1-3, NARA RG84, Cairo Legation and Embassy, Secret and Confidential General Records, 1939, 1941-
1947, 1941, 820.02-830, Entry 2412, 350/55/6/5, carton n° 4, dossier 820.02 1941.
21 Alexander Kirk au secrétaire d’État, « Telegram 340, General Summary of Tendencies in Axis Broadcasts in
Arabic », Le Caire, 18 avril 1942, NARA, RG659, United States Department of State, Central Decimal File, 1940-
1944, 740.0011/European War 1939, Microfilm Records M982, Roll 114, p. 21414.
22 Alexander Kirk au secrétaire d’État, « Telegram 340, General Summary of Tendencies in Axis Broadcasts in
Arabic », Le Caire 18 avril 1942, p. 1-2.

117
3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

création d’un État juif en Palestine. Chaque déclaration d’une personnalité


publique de Grande-Bretagne ou des États-Unis exprimant sa colère du
fait de la persécution des Juifs en Europe ou son soutien à un État juif en
Palestine était considérée comme une preuve supplémentaire du fait que
les Juifs avaient la mainmise sur les gouvernements de Grande-Bretagne,
des États-Unis, mais également du « bolchevisme juif » à Moscou. Comme
c’était le cas dans la propagande nazie en Europe, Roosevelt et Churchill
– qualifiés de laquais – étaient les principaux coupables. Je l’ai montré plus
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haut, l’antisionisme fut un élément central de la propagande nazie.
Au printemps, à l’été et à l’automne 1942, alors que l’unité d’Afrique du Nord
du général Erwin Rommel avait avancé à moins de cent trente kilomètres
d’Alexandrie, en Égypte, la radio de l’Allemagne nazie en langue arabe
prévoyait une victoire imminente. Le 3 juillet 1942, « Berlin en arabe »
annonça que l’Allemagne et l’Italie avaient déterminé que « les troupes des
puissances de l’Axe avancent victorieusement en territoire égyptien […]
afin de garantir l’indépendance et la souveraineté de l’Égypte23 ». La radio
diffusa ensuite la déclaration suivante du grand mufti de Palestine, Haj Amin
el Husseini :

La glorieuse victoire remportée par les troupes de l’Axe en Afrique du


Nord a encouragé les Arabes et l’Orient tout entier, et a rempli leur
cœur d’admiration pour le génie du maréchal Rommel, ainsi que pour
la bravoure des soldats de l’Axe. Et ce, parce que les Arabes pensent
que les puissances de l’Axe combattent contre l’ennemi commun,
à savoir les Britanniques et les Juifs, et afin de supprimer le danger
de la propagation du communisme, après l’attaque de l’Iran [par les
Alliés]. Ces victoires, d’une façon générale, auront des répercussions
d’une grande portée pour l’Égypte, parce que la perte de la vallée du
Nil et du canal de Suez, ainsi que l’effondrement de la domination
britannique sur la Méditerranée et sur la mer Rouge, rapprochera le
moment de la défaite de la Grande-Bretagne et de la fin de l’empire
britannique24.

La déclaration allemande et italienne en faveur de l’émancipation arabe de


la Grande-Bretagne était exactement celle que Husseini et Khilani avaient

23 « Despatch No. 502 from the American Legation at Cairo, Egypt, Axis Broadcasts in Arabic for the Period July
3 to 9, 1942, Cairo, July 21, 1942 », NARA, RG 84 Foreign Service Posts of the Department of State, General
Records, Cairo Embassy, 1942, 815.4-820.02, carton n° 77, p. 1.
24 Ibid., p. 1-2.

118
3

souhaitée dès leur arrivée à Rome et à Berlin, et ces derniers exprimaient


leur soutien aux puissances de l’Axe. Étant donné que ni la France de Vichy ni
l’Italie fasciste n’étaient entrées en guerre en vue de garantir l’indépendance
et la souveraineté des Arabes, Hitler et Mussolini avaient différé une telle
déclaration. Maintenant qu’un soulèvement en Égypte risquait de saper
les forces armées britanniques, les dictateurs acceptèrent de fait une
telle déclaration. Depuis 1942, l’Allemagne nazie se présentait comme une
puissance anticoloniale alliée des Arabes contre « les Britanniques et les
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Juifs ». C’était dans l’esprit des attaques nazies contre la Grande-Bretagne
et la France en Europe.
À 20h15, heure du Caire, le 7 juillet 1942, l’ambassade américaine au Caire
enregistra une émission de la station nazie « La Voix de l’arabisme libre »
(ci-après VAL). Ce fut l’une des émissions nazies les plus remarquables de la
guerre illustrant les liens entre la ligne de propagande générale en Europe
et son adaptation au contexte du Moyen-Orient. Le texte était intitulé
« Tuez les Juifs avant qu’ils ne vous tuent ». C’était une déclaration dans
la même veine que l’antisémitisme génocidaire de Hitler et de Goebbels.
L’émission commençait par un mensonge, à savoir qu’« un grand nombre
de Juifs habitant en Égypte et un certain nombre de Polonais, de Grecs,
d’Arméniens et de Français de la France libre, avaient été munis de revolvers
et de munitions » afin de « les aider contre les Égyptiens au dernier moment,
lorsque la Grande-Bretagne serait contrainte d’évacuer l’Égypte25 ». Elle se
poursuivait ainsi :

Devant ce dessein barbare des Britanniques, nous estimons, si l’on


veut sauver la nation égyptienne, que mieux vaut que les Égyptiens se
dressent comme un seul homme pour tuer les Juifs avant que ceux-ci
n’aient une chance de trahir le peuple égyptien. Il est du devoir des
Égyptiens d’anéantir les Juifs et de détruire leurs biens. L’Égypte ne
pourra jamais oublier que ce sont les Juifs qui ont mené la politique
impérialiste britannique dans les pays arabes et qu’ils sont la source
de toutes les catastrophes survenues dans les pays d’Orient. Les
Juifs visent à étendre leur domination dans les pays arabes, mais leur
avenir dépend d’une victoire britannique. C’est pourquoi ils tentent
d’épargner son sort à la Grande-Bretagne et c’est pourquoi cette
dernière les arme pour tuer les Arabes et sauver l’empire britannique.
Vous devez tuer les Juifs avant qu’ils n’ouvrent le feu contre vous.

25 « Kill the Jews before they kill you », ibid., p. 13.

119
3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Tuez les Juifs, qui se sont approprié vos richesses et qui complotent
contre votre sécurité. Arabes de Syrie, d’Irak et de Palestine, qu’at-
tendez-vous ? Les Juifs prévoient de violer vos femmes, de tuer vos
enfants et de vous détruire. Selon la religion musulmane, défendre
votre vie est un devoir qui ne peut être accompli qu’en éliminant les
Juifs. C’est votre meilleure occasion de vous débarrasser de cette
sale race, qui a usurpé vos droits et a apporté le malheur et la ruine
dans vos pays. Tuez les Juifs, brûlez leurs biens, détruisez leurs maga-
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sins, supprimez ces vils suppôts de l’impérialisme britannique. Votre
unique espoir de salut, c’est d’anéantir les Juifs avant qu’ils ne vous
anéantissent26.

On retrouve ici, appliqué au contexte arabe et musulman, la même logique de


projection et la même paranoïa qui était l’une des caractéristiques définissant
l’antisémitisme radical du nazisme en Europe. Là aussi, le massacre était
présenté comme un acte d’autodéfense justifié. Il était impossible d’être
plus direct. La diatribe associait les haines politiques et raciales du nazisme
à l’évocation de prétendues exigences religieuses de l’islam. Dans leur
propagande à usage interne, les nazis affirmaient que leur régime était en
train d’exterminer les Juifs d’Europe parce que ceux-ci auraient, disaient-ils,
lancé une guerre d’extermination contre l’Allemagne. Dans leur propagande
radiodiffusée à destination des Arabes et des musulmans, ils appelaient le
public à participer, c’est-à-dire qu’ils exhortaient les auditeurs à prendre les
choses en main.
Dans leur important ouvrage intitulé Nazi Palestine: The Plans for the
Extermination of the Jews of Palestine, les historiens allemands Michael
Mallmann et Martin Cüppers ont révélé que les agents secrets allemands
adressaient des rapports à Berlin précisant que si le corps de Rommel en
Afrique du Nord était victorieux et parvenait à entrer au Caire et en Palestine,
il pourrait compter sur le soutien de quelques éléments du corps des officiers
égyptiens, ainsi que sur les Frères musulmans. Ils dévoilaient également
qu’un Einsatzgrupppe de soldats SS dirigés par Walter Rauff à Athènes était
prêt à partir pour la Palestine en vue d’assassiner la population juive au
cas où Rommel remporterait la bataille d’El Alamein. Les fonctionnaires
allemands s’attendaient à ce que la population arabe locale apporte un
soutien important à cette entreprise, tout comme les Ukrainiens avaient

26 Ibid., p. 13-14.

120
3

apporté leur aide aux unités SS sur le front est27. La propagande nazie avait
le double objectif d’attirer les Arabes et les musulmans aux côtés de l’Axe et
de les inciter à soutenir les plans nazis visant à étendre la « Solution finale »
au-delà des limites géographiques de l’Europe.
Les émissions de radio nazies visaient à attiser le feu et à inciter à la
violence, non à informer, à prêcher les convertis plutôt qu’à influencer
les non-engagés. Elles ne proposaient pas grand-chose en matière
d’information sérieuse, notamment en ce qui concernait les revers
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militaires de l’Allemagne nazie. Cependant, de 1943 à la fin de la guerre,
« Berlin en arabe » et « La voix de l’arabisme libre » lançaient des mises
en garde désespérées contre la catastrophe qui frapperait Arabes et
musulmans si les Alliés gagnaient la guerre. En Allemagne, le discours de
Goebbels du 18 février 1943 « Voulez-vous une guerre totale ? » donna le
ton de la propagande nazie confrontée aux revers sur le champ de bataille.
Tout en exprimant sa confiance en une victoire à long terme, la propagande
nazie multiplia les descriptions de plus en plus frappantes des désastres
qui guettaient les Allemands s’ils perdaient la guerre. Pour les auditeurs
arabes et musulmans, les émissions parlaient de plans effroyables que
les Juifs leur réservaient. Par exemple, le 8 septembre 1943, « Berlin en
arabe » décrivit « Les ambitions des Juifs28 ». Les Juifs ne seraient pas
satisfaits tant qu’ils n’auraient pas « rendu juif tout le territoire entre le
Tigre et le Nil ». Ils avaient pour objectif de « supprimer la Croix et le
Croissant de tous les pays arabes ». S’ils y parvenaient, « il ne resterait plus
le moindre musulman ou chrétien dans le monde arabe. Arabes ! Imaginez
l’Égypte, l’Irak et tous les pays arabes devenant juifs sans chrétienté ni
islam29 ». Le 24 septembre 1943, la VAL continua dans cette veine en
demandant : « Quels sont les objectifs du sionisme international30 ? » Les
Juifs ne voulaient pas seulement s’emparer de la Palestine. Ils aspiraient

27 Michael Mallmann et Martin Cüppers, Nazi Palestine: The Plans for the Extermination of the Jews of Palestine,
New York, Enigma Books, 2010, notamment les chapitres 7 à 9 ; édition originale en allemand sous le titre
Halbmond und Hakenkreuz: Das Dritte Reich, die Araber und Palästina, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 2007.
28 Berlin en arabe, 8 septembre 1943, « Talk: The Ambitions of the Jews », Alexander Kirk au secrétaire d’État,
Le Caire (23 septembre 1943), « No. 1313, Axis Broadcasts in Arabic for the period September 2 to 8, 1943 »,
NARA, RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State, Égypte : archives générales de l’ambassade du
Caire, 1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-6/2-5, carton n° 93. Pour un développement sur le
propos de Goebbels « Voulez-vous une guerre totale ? », voir Jeffrey Herf, The Jewish Enemy, op. cit., p. 192-196.
29 « Berlin en arabe », 8 septembre 1943, « Talk: The Ambitions of the Jews », Alexander Kirk au secrétaire d’État, Le
Caire (23 september 1943), « No. 1313, Axis Broadcasts in Arabic for the period September 2 to 8, 1943 », NARA,
RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State, Égypte : archives générales de l’ambassade du Caire,
1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-6/2-5, carton n° 93.
30 La Voix de l’arabisme libre, 24 septembre 1943, 20 h 15, « What are the aims of international Zionism » Alexander
Kirk au secrétaire d’État, Le Caire, 5 octobre 1943, « No. 1325, Axis Broadcasts in Arabic for the period September
23 to 29, 1943 », NARA, RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State, Égypte : archives générales de
l’ambassade du Caire, 1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-6/2-5, carton n° 93.

121
3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

plutôt à la « possession de tous les pays arabes d’Orient et d’Occident »,


jusqu’à l’océan Atlantique. À l’ouest, ils convoitaient l’Algérie, le Maroc
et la Tunisie, et à l’est, ils voulaient relier la Syrie au Liban, puis ces deux
pays à la Palestine. Ce « plan juif » présentait « le plus grand danger »
auquel seraient confrontés les Arabes et les musulmans si « nos ennemis,
les Britanniques, les Américains et les bolcheviques étaient victorieux ».
Une victoire des Alliés permettrait aux Juifs de réaliser ces rêves et de
contraindre les Arabes « à vivre comme des nomades. » Les prédictions
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de catastrophe au cas où les Alliés et les Juifs gagneraient la guerre
demeurèrent un thème majeur de la propagande nazie – notamment en
langue arabe – jusqu’à la fin de la guerre31.
Un mois plus tard, le 3 novembre 1943, La Voix de l’arabisme libre discuta de
« la Palestine entre les Bolcheviques et les Juifs32 ». Elle traduisait l’incitation
au meurtre de la propagande nazie en Allemagne.

Ne devrions-nous pas maudire l’époque qui a permis à cette race


inférieure de réaliser ses désirs à partir de pays comme la Grande-
Bretagne, l’Amérique et la Russie ? Les Juifs ont déclenché cette
guerre dans l’intérêt du sionisme. Les Juifs sont responsables du
sang versé. Malgré tout, l’impudence juive a pris une telle ampleur
qu’ils affirment être les seuls à être sacrifiés dans cette guerre, les
seuls à subir ses rigueurs. Le monde ne sera jamais en paix tant
que la race juive n’aura pas été exterminée. Autrement, il y aura
toujours des guerres. Les Juifs sont les germes qui ont causé tous
les malheurs du monde33.

Désormais, les émissions présentaient l’ambition des Juifs de réaliser leur


objectif sioniste comme la cause de la Seconde Guerre mondiale. Bien
évidemment, ces affirmations non seulement allaient à rebours du bon sens

31 La Voix de l’arabisme libre, 24 septembre 1943, 8:15 P.M., « What are the aims of international Zionism »,
Alexander Kirk au Secrétaire d’État, Le Caire, 5 octobre 1943, « No. 1325, Axis Broadcasts in Arabic for the period
September 23 to 29, 1943 », NARA, RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State, Égypte : archives
générales de l’ambassade du Caire, 1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-6/2-5, carton n° 93.
32 La Voix de l’arabisme libre, 3 novembre 1943, 20 h 15, « Palestine between the Bolsheviks and the Jews »,
Alexander Kirk au secrétaire d’État, Le Caire, 19 novembre 1943, p. 6-7, « No. 1410, Axis Broadcasts in Arabic
for the period November 3 to 9, 1943 », p. 1-2, NARA, RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State,
Égypte : archives générales de l’ambassade du Caire, 1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-
6/2-5, carton n° 93.
33 La Voix de l’arabisme libre, 3 novembre 1943, 20 h 15, « Palestine between the Bolsheviks and the Jews »,
Alexander Kirk au Secrétaire d’État, Le Caire, 19 novembre 1943, « No. 1410, Axis Broadcasts in Arabic for the
period November 3 to 9, 1943 », p. 1-2, NARA, RG 84, Foreign Service Posts of the Department of State, Égypte :
archives générales de l’ambassade du Caire, 1933-1955, 820.00-822.00, 1943, Entry 2410, 350/55/1-6/2-5, carton
n° 93.

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3

et amplifiaient de façon extravagante la puissance des Juifs, mais en outre,


elles exagéraient la signification générale du conflit entre Juifs et Arabes à
propos de la Palestine. Dans la Seconde Guerre mondiale, notamment après
la victoire des Alliés dans la bataille de Tunisie, le conflit sur la Palestine
était une affaire de moindre importance par rapport aux principaux
événements de la guerre européenne. Pourtant La Voix de l’arabisme
libre estimait que le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale dans
son ensemble s’expliquait par l’aspiration sioniste pour un État juif en
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Palestine. C’est pourquoi, le seul moyen d’instaurer la paix du monde, et
aussi d’empêcher l’établissement d’un tel État, consistait à exterminer « la
race juive ». Pendant la guerre froide, après les purges anticosmopolites du
début des années 1950, les propagandistes soviétiques, les nationalistes
arabes et les islamistes radicaux affirmaient tous que l’Allemagne nazie
avait travaillé en coopération étroite avec les sionistes 34. Cette affirmation
devint un élément courant de la campagne de propagande menée contre
Israël au cours des décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale
(parallèlement aux affirmations répétées que les Israéliens se comportaient
comme des nazis35). En fait, les preuves sont écrasantes : aussi bien dans
sa politique que dans sa propagande, le régime nazi méprisait le sionisme,
ne faisait aucune distinction entre sionistes et Juifs, ou entre sionisme et
judaïsme, et estimait que l’opposition implacable et acharnée au sionisme
revêtait une importance décisive pour l’établissement et le resserrement
des liens avec les collaborateurs arabes et musulmans 36.
Après la Seconde Guerre mondiale, Husseini affirma – et ses partisans avec
lui – qu’il avait soutenu les nazis surtout parce que ces derniers étaient
opposés aux Britanniques et que l’ennemi de son ennemi était devenu son
ami. Sa collaboration cependant ne fut pas seulement un épisode de calcul
politique machiavélique ou d’anticolonialisme. Elle reposait plutôt sur une
profonde affinité idéologique qu’il chercha à nier lorsque le nazisme devint
synonyme à la fois de défaite et d’opprobre. En fait, l’une des contributions
caractéristiques de Husseini à la diffusion de l’antisémitisme européen
dans les sociétés arabes et islamiques réside dans sa capacité à associer
l’idéologie nazie, sa lecture sélective du Coran et des traditions islamiques

34 Sur les purges en Allemagne de l’Est, voir Jeffrey Herf, Divided Memory: The Nazi Past in the Two Germanys,
Cambridge (MA), Harvard University Press, 1997.
35 Sur ces campagnes, voir Robert Wistrich, A Lethal Obsession: Anti-Semitism from Antiquity to the Global Jihad,
New York, Random House, 2010, chapitre 3.
36 C’était le cas en dépit du soutien apporté par les nazis à une émigration juive limitée en Palestine dans les
années 1930. Sur ce point, voir Herf, Nazi Propaganda for the Arab World, op. cit., p. 26-33 ; et Francis Nicosia,
Zionism and Anti-Semitism in Nazi Germany, New York, Cambridge University Press, 2008.

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

et le langage laïc de l’anticolonialisme. Le 5 novembre 1943, la VAL rapporta


que Husseini avait pris la parole lors d’un meeting de protestation à Berlin,
rassemblement de « tous les musulmans d’Allemagne et d’Europe » pour
protester contre la déclaration Balfour 37. L’Institut central islamique à Berlin
publia en allemand le texte de cette allocution. Le ministère allemand des
Affaires étrangères en distribua des milliers d’exemplaires en arabe via
son réseau de courrier clandestin38. Husseini y déclarait sans ambages
que sa haine des Juifs se trouvait aussi bien dans des sources religieuses
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anciennes que dans des sources laïques modernes, et que le sionisme
n’était que l’attaque la plus récente lancée par les Juifs contre l’islam. Il
affirmait que sa haine était entérinée par Dieu et par le Coran. Il ajoutait
que les Juifs, qui avaient

martyrisé le monde de toute éternité, étaient l’ennemi des Arabes


et de l’islam depuis son émergence. Le saint Coran exprimait cette
vieille inimitié par les propos suivants : « Vous découvrirez que ceux
qui sont les plus hostiles aux croyants sont les Juifs. » Ils avaient
tenté d’empoisonner les grands et nobles prophètes. Ils leur avaient
résisté, leur étaient hostiles et avaient comploté contre eux. Il en
était ainsi depuis mille trois cents ans. Durant tout ce temps, ils
n’avaient pas cessé d’ourdir des complots contre les Arabes et les
musulmans39.

Pour Husseini, l’islam enraciné dans le Coran était une théologie


intrinsèquement antijuive. De tels arguments confortaient la conclusion
manichéenne selon laquelle la guerre entre Arabes et Juifs était totale et
devait prendre fin par la destruction des uns ou des autres. De nouveau,
l’antisémitisme de l’émission était à la fois ancien et moderne, évoquant
ainsi une continuité qui remontait aux fondements de l’islam, mais
bénéficiait d’une mise à jour comme les théories du complot antisémites
du régime nazi.
Les mois et les années de l’immédiat après-guerre apportèrent des preuves
des séquelles de la campagne de propagande nazie. Au cours de l’été
1945, Husseini s’enfuit en Allemagne, mais fut arrêté en France. Dans des

37 Cité in Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, op. cit., p. 211-215.


38 Haj Amin el-Husseini, « Rede S. Em. [Sein Eminenz] Des Grossmufti anlasslich der Protestkundgebung gegen die
Balfour-Erklarung am 2. November 1943 », Berlin, Islamische Zentral-Institut, 1943, PadAA, Politisches Archiv des
Auswartiges Amt, R27327, Grossmufti, 1942-1944, p. 297878-886.
39 Cité in Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, op. cit., p. 212.

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3

circonstances suspectes, il « s’évada » de sa détention française et arriva


au Caire. À Washington, le Bureau des services stratégiques prépara un
rapport le 23 juin 1945 sur la façon dont les acteurs politiques de la région
réagiraient à d’éventuels procès pour crimes de guerre intentés à des Arabes
pronazis40. Les auteurs de ce rapport intitulé « The Near East and the War
Crimes Problem » (Le Proche-Orient et le problème des crimes de guerre)
écrivaient que « au Proche-Orient, la population manifeste de l’apathie à
l’égard du procès des criminels de guerre [nazis]. Par suite de l’hostilité
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générale ressentie au Proche-Orient à l’égard de l’impérialisme de certaines
puissances alliées, on constate une tendance à sympathiser avec ceux qui
ont aidé l’Axe, plutôt qu’à les condamner41 ».
Un an plus tard, Husseini retourna en Égypte. Le 11 juin 1946, Hassan
Al Banna, qui dirigeait les Frères musulmans, adressa aux fonctionnaires de
la Ligue arabe une déclaration sur le retour de Husseini. L’OSS en obtint une
copie qui disait, entre autres :

Al Ikhwan Al Muslimin [les Frères musulmans] et tous les Arabes


demandent à la Ligue arabe, en laquelle les Arabes placent leurs
espoirs, de déclarer que le mufti est le bienvenu et peut séjourner
dans tout pays arabe de son choix, et qu’il lui sera réservé un chaleu-
reux accueil partout où il ira, en témoignage de reconnaissance
pour les grands services qu’il a rendus à la gloire de l’islam et des
Arabes […]. Le cœur des Arabes a palpité de joie en entendant que
le mufti avait réussi à se rendre dans un pays arabe […]. Quel héros,
quelle merveille d’homme […]. Oui, ce héros qui a défié un empire et
combattu le sionisme, avec l’aide de Hitler et de l’Allemagne. L’Alle-
magne et Hitler ne sont plus, mais Amin Al Husseini poursuivra la lutte
[…]. Dieu lui a confié une mission, et il doit réussir […]. Le Tout-Puis-
sant n’a pas protégé Amin pour rien. Il doit y avoir un dessein divin
derrière la protection de la vie de cet homme, [et ce dessein, c’est] la
défaite du sionisme. Amin ! Avance ! Dieu est avec toi ! Nous sommes
derrière toi ! Nous sommes disposés à nous sacrifier pour la cause.
Jusqu’à la mort ! En avant, marche42.

40 « “The Near East and the War Crimes Problem”: Office of Strategic Services, Research and Analysis Branch, R
and A, No. 1090.116, 23rd June 1945, Situation Report: Near East, Analysis of Current Intelligence for the Use
of OSS », p. 1-28, in NARA, RG84, Foreign Service Posts of the Department of State, Syria: Damascus Legation,
Confidential File, 1945 : vol. 1-2, 030-800B, Classified General Records, Entry 3248A, 350/69/5/6-7, carton n° 4,
vol. II, 711-800B.
41 Ibid., « Summary ».
42 « Hassan Al Banna and the Mufti of Palestine » in « Contents of Secret Bulletin of Al Ikhwan al Muslimin dated
11 June 1946 », Le Caire, 23 juillet 1946. NARA RG 226, Office of Strategic Services, Washington Registry SI

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3 / LA PROPAGANDE NAZIE VERS LE MONDE ARABE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Écrire que l’Allemagne et Hitler n’étaient plus, mais que Husseini allait
« poursuivre la lutte » contre « le criminel Britannique et contre le sionisme »
donnait l’impression qu’il s’agissait de la même « lutte » qu’auparavant.
Les vainqueurs en Europe étaient qualifiés d’« armées de la colonisation ».
Une lecture plausible de la déclaration d’Al Banna et de l’ensemble du texte
permettrait de dire que Husseini poursuivait la même lutte que Hitler et
l’Allemagne, et que Husseini lui-même l’avait menée pendant la guerre. De
fait, pour Al Banna, cette guerre devait être poursuivie et s’il en était ainsi, qui
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mieux qu’un chef politique et religieux avec l’expérience du combat contre
l’ennemi pour jouer un rôle de dirigeant. Loin de le critiquer pour s’être rangé
aux côtés de « l’Allemagne et de Hitler », Al Banna exprima son admiration
pour les activités de Husseini pendant la guerre. Vivant lui-même au Caire
pendant le conflit, Al Banna et les Frères musulmans avaient pu entendre à
la radio de l’Axe ce que Husseini et d’autres avaient à dire des Juifs et des
Alliés. C’étaient ces mots et ces actes qu’il trouvait si admirables. De plus, la
survie de Husseini, son « évasion » et son arrivée au Caire étaient la preuve
que Dieu approuvait lui aussi cette évolution.

***

Au début des années 1950, l’Union soviétique, les États et les partis
communistes du monde tournèrent le dos à Israël. Ils firent du sionisme
une injure et décrivirent Israël comme un laquais de l’impérialisme
américain. Dans le sillage de la guerre des Six Jours de 1967, la nouvelle
gauche internationale adopta des arguments similaires43. Le retournement
des communistes et des gauchistes contre Israël s’effectua au nom
de l’antifascisme et de l’antiracisme. Pour ce faire, elle refoula les faits
autrefois notoires et indéniables montrant l’étroite collaboration de certains
nationalistes et islamistes arabes avec le régime nazi, ainsi que l’impact
de cette collaboration dans la politique arabe et islamiste des décennies
d’après-guerre. Les documents d’archives prouvent à l’évidence que la
collaboration avec l’Allemagne de Hitler constitua un important chapitre de
l’histoire d’une tradition du milieu du xxe siècle qui trouve des échos dans le
terrorisme islamique de notre époque.

Intelligence, Field Files, Entry 108A, 190/16/28/3-7, carton n° 15, dossier n° 2.
43 Voir Jeffrey Herf, Undeclared Wars with Israel: East Germany and the West German Far Left, 1967-1989, New York,
Cambridge University Press, 2016.

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