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La négation de la Shoah dans les pays arabes.

Réactions
aux mythes fondateurs de la politique israélienne
Goetz Nordbruch, Traduit de l'anglais par Claire Darmon
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2004/1 (N° 180), pages 264 à 290
Éditions Centre de Documentation Juive Contemporaine
ISSN 1281-1505
ISBN 9782850567186
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LA NÉGATION DE LA SHOAH DANS LES PAYS ARABES.
RÉACTIONS AUX MYTHES FONDATEURS
DELA POLITIQUE ISRAÉLIENNE1
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par Goetz NORDBRUCH
Traduit de l'anglais par Claire Darmon

Roger Garaudy et la négation de la Shoah


dans les médias arabes
Six millions de Juifs morts ? En aucune façon, il y en eut beaucoup moins.
Mettons fin à cette histoire invraisemblable exploitée par Israël pour
capter la solidarité internationale 2.
Ce commentaire d'Ikrima Saïd Sabri, imam de la mosquée Al-Aqsa
nommé par l'Autorité palestinienne et mufti de Jérusalem, constitue la
réaction crue et prévisible au document du Vatican intitulé : « Nous nous
souvenons », qui demandait pardon pour les actes commis par les catholi-
ques romains pendant la Shoah. En outre, la demande de pardon formulée
par le président français Jacques Chirac pour la collaboration française à la
persécution et à l'extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre
mondiale et les déclarations du pape lors de sa visite en Israël et dans les
territoires palestiniens au printemps 2000 ont suscité des réactions néga-
tives dans les médias arabes. Un peu plus tôt, le livre de Roger Garaudy Les
Mythes fondateurs de la politique israélienne (1995) avait donné lieu dans
les médias arabes à d'innombrables articles et commentaires qui
présentaient la Shoah comme un « mythe sioniste » ou un « mensonge
sioniste », un sujet devenu central dans le discours politico-historique

1. Ce texte est la traduction du n° 17 de la revue Acta (Analysis of Current Trends in


Antisemitism) intitulé : « The Socio-Historical Background of Holocaust Denial in Arab
Countries - Reactions to Roger Garaudy’s The Founding Myths of Israeli Politics »,
Université hébraïque de Jérusalem & Centre international Vidal Sassoon pour l'étude de
l'antisémitisme, 2001.
2. Ikrima Saïd Sabri, La Republicca, 24 mars 2000.
arabe contemporain. Alors que quelques journalistes et universitaires (par
exemple Hazem Saghieh et Azmi Bishara) demandent que la Shoah soit
reconnue comme un crime exceptionnel contre l'humanité, les opposants à
toute reconnaissance de la mémoire collective juive ou israélienne demeu-
rent nombreux et très en vue 1.
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Des études bien documentées ont montré que la négation de la Shoah se
retrouve dans la majorité des journaux arabes, mais les origines sociales et
historiques de ce phénomène n'ont pas encore été étudiées. Bien que la
négation de la Shoah (de même que les stéréotypes antijuifs qui foisonnent
dans les articles et les caricatures) soit identifiable à une manifestation
d'antisémitisme, elle est ordinairement décrite comme une simple facette
de l'interminable conflit arabo-israélien, un instrument visant à délégitimer
l'État d'Israël2. Bernard Lewis, qui a étudié différents aspects de l'antisé-
mitisme dans les pays arabes, conclut que « si les chefs d'État arabes
pouvaient se convaincre de suivre l'exemple de Sadate et entamer un
dialogue avec Israël [...] on peut penser que les campagnes antisémites
perdraient peu à peu de leur vigueur et finiraient par n'être plus, comme en
Occident, que l'apanage de groupuscules marginaux ou de régimes
extrémistes3 ».

J'entreprends de réexaminer cette hypothèse. Compte tenu de la


présence et de la vigueur de la négation de la Shoah dans les réactions aux
Mythes fondateurs de la politique israélienne, et de la diversité des voix
émises dans le cadre de ce débat et émanant de l'ensemble des éventails
politique et religieux, je présenterai cette controverse comme un exemple
des différents modes de réception de l'antisémitisme dans le discours

1. Hazem Saghieh et Saleh Bashir, « Universaliser l'Holocauste », Palestine Israel


Journal, n° 3-4, 1998-1999, p. 90-97. Pour des études récentes sur ces débats, voir Rainer
Zimmer-Winkel, Die Araber und die Shoah, Trier, Aphorisma, 2000, p. 9-33 et notamment
Esther Webman, « Repenser la Shoah, un débat ouvert dans le monde arabe », in Anti-Semi-
tism Worldwide, 1998-1999, Tel-Aviv, Institut Stephen Ross, 1999. Au sein du débat sur
Garaudy, Hasan ash-Shami fut l'un des critiques les plus intéressants de la négation de la
Shoah dans les médias arabes, Al-Hayat, 29 mars 1998.
2. Voir Edmond Cao-Van-Hoa, « Der Feind meines Feindes... », Darstellungen des
nationalsozialistischen Deutschlands in ägyptischen Schriften, Francfort-sur-le-Main,
Europäische Hochschulschriften, 1990. D'autres approches peu traitées dans cet article
supposent un antisémitisme déterministe, et par conséquent permanent, des musulmans et
des Arabes. En suggérant une nature monolithique de l'islam et une compréhension presque
essentialiste des sociétés arabes, ces entreprises empêchent de se forger une idée réelle des
origines de la pensée antisémite et de ses relations avec tel ou tel contexte historique.
3. Bernard Lewis, Sémites et Antisémites, Fayard, 1987, p. 340.
politico-historique arabe 1. Lorsqu'on replace la négation de la Shoah dans
le contexte d'une évolution idéologique et historique plus large, ce phéno-
mène apparaît comme l'expression propre au modèle culturel de la pensée
antisémite. Le fondement idéologique de l'adoption des stéréotypes euro-
péens dans les sociétés arabes est loin d'être simplement une importation
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arbitraire de l'antisémitisme européen, et doit faire l'objet d'un examen
attentif. Le négationnisme et la remise en question des crimes perpétrés par
les Allemands contre les Juifs européens - tels qu'ils s'expriment dans le
contexte du conflit arabo-israélien contemporain - doivent ainsi être expli-
qués comme une « forme de l'antisémitisme des plus modernes 2 ». Par
conséquent, sans négliger l'importance du conflit politique spécifique dans
lequel s'intègrent ces articles, je mettrai en évidence la formation des
modèles de pensée et des concepts idéologiques dans l'histoire afin de
comprendre l'attrait de la négation de la Shoah que révèle le discours
public arabe sur le livre de Garaudy.
Peu après la parution des Mythes fondateurs, les journaux arabes
publièrent des interviews de l'auteur et des comptes-rendus de son incul-
pation par les tribunaux français pour incitation à la haine raciale3.
L'immense popularité de Garaudy dans les pays arabes contribua de toute
évidence au débat animé que suscita son livre. Du fait des nombreuses
traductions de ses écrits antérieurs sur le marxisme et l'islam, les éditeurs
arabes ne tardèrent pas à s'intéresser à son dernier livre 4. En France, une
première édition des Mythes fondateurs de la politique israélienne fut
publiée en français et diffusée fin 1995 aux abonnés de la maison d'édition

1. La documentation que j'ai consultée comprend 150 articles de journaux, magazines et


revues scientifiques, paraissant pour la plupart en Égypte et au Liban. J'ai en outre étudié
deux monographies : Saleh Zahr ad-Din, Contexte historique du procès intenté à Roger
Garaudy (en arabe), Beyrouth, al-Markaz al-’Arabi li-l-Idjat wa-t-Tawthiq, 1998, et
Mahmoud Fauzi, Garaudy, l'islam et la rage du sionisme (en arabe), Le Caire, Dar ash-
Sha’ab, 1996. Des extraits du livre de Fauzi ont été publiés dans la revue égyptienne Al-
Ahram al-Iqtisadi. Plusieurs articles sur Garaudy, ainsi qu'une traduction en arabe du
chapitre « Le mythe de l'Holocauste » sont reproduits en annexe du livre de Zahr ad-Din.
2. Voir Klaus Holz et Elfriede Müller, « Die Affäre Roger Garaudy/Abbé Pierre. Bemer-
kungen zum Revisionismus in Frankreich », in Jahrbuch für Antisemitismusforschung,
édité par Wolfgang Benz, Francfort-sur-le Main, Campus, 1997, p. 157. Cf. Pierre-André
Taguieff, « L'abbé Pierre et Roger Garaudy. Négationnisme, antijudaïsme, antisionisme »,
in Esprit, n° 8-9, 1996, p. 215.
3. Pour plus de détails sur l'affaire Garaudy en France, voir Valérie Igounet, Histoire du
négationnisme en France, Seuil, 2000, p. 472-483.
4. Plus d'une dizaine de livres de Garaudy ont été traduits en arabe, dont plusieurs de son
époque communiste jusqu'au début des années 1960, lorsqu'il prit ses distances vis-à-vis
du Parti communiste français. D'autres livres écrits après sa conversion à l'islam en 1981
furent traduits dans les années 1980 et 1990.
La Vieille Taupe. Dans des chapitres entiers traitant d'un prétendu mythe
de la Shoah et établissant des comparaisons entre nazisme et sionisme,
Garaudy se référait ouvertement à Robert Faurisson et David Irving et à
leurs publications niant la Shoah. La controverse publique naissante et la
plainte déposée à la police en janvier 1996 pour incitation à la haine raciale
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le contraignirent à réaménager la seconde édition déjà envisagée. Publiée
comme un samizdat à compte d'auteur, légèrement revue et corrigée, celle-
ci parut au printemps 1996. En dépit des efforts de Garaudy et de ses
avocats pour convaincre que ses thèses étaient dirigées contre le sionisme
en tant que mouvement politique et non contre les Juifs ou le judaïsme en
tant que religion, en février 1998, le tribunal de Paris prononça contre lui.
Son livre remettait en question le nombre de Juifs victimes de la Shoah et
affirmait l'inexistence d'une politique d'extermination en tant que telle. Le
tribunal put donc décider que son livre enfreignait la loi Gayssot aux
termes de laquelle la négation de la Shoah et l'incitation à l'antisémitisme
constituent des délits.
En dépit de l'évidente évolution de Garaudy vers l'extrême droite, les
journaux et magazines arabes se prononcèrent massivement en sa faveur 1.
Garaudy fut invité à la Foire internationale du livre organisée au Caire en
1998 et, pendant ses séjours au Moyen-Orient, il remporta un grand soutien
public et obtint un financement pour son procès, notamment au cours des
semaines qui précédèrent le verdict du tribunal français. Un certain nombre
de traductions en arabe de son livre furent proposées par des éditeurs comme
Dar al-Shuruq au Caire et à Beyrouth et Dar al-Kitab à Damas 2. Des lettres
de protestation en sa faveur furent rédigées par l'Association des écrivains
palestiniens, la Fédération des avocats arabes et d'autres organisations. Des
hommes politiques et des intellectuels en vue comme le cheikh Muhammad
Al-Tantawi de l'université Al-Azhar, l'ancien Premier ministre libanais
Rafiq Hariri, l'écrivain égyptien prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz et
l'historien Muhammad Hassanine Haikal se prononcèrent publiquement en
sa faveur. Aucune de ces personnalités ne remit en cause l'affirmation de
Garaudy selon laquelle la Shoah était une invention sioniste.

1. Des exemples de soutien apporté à Garaudy dans les pays arabes sont donnés dans
l'article de Mouna Naïm, « Critiqué, jugé, sanctionné pour ses thèses en France, l'ancien
théoricien du PC, Roger Garaudy, est décoré et louangé dans les pays arabes », Le Monde,
1er mars 1998.
2. D'autres versions en arabe, complètes ou abrégées, ont été publiées au Caire par Dar
agh-Ghad al-‘Arabi et au Maroc par les éditions Ezzaman. Divers journaux ont reproduit la
traduction de quelques chapitres.
Le « mythe de l'Holocauste » : transformation des victimes
en bourreaux
Les médias arabes s'intéressent particulièrement au point de vue révi-
sionniste de Garaudy sur l'histoire du nazisme1. Le débat porte sur les
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origines historiques de l'antisémitisme en Allemagne et en Europe, accuse
les sionistes d'avoir collaboré à la politique nazie antijuive, remet en ques-
tion l'existence des chambres à gaz et affirme qu'Israël a inventé la Shoah
pour justifier son occupation de terres arabes.

Origines de l'antisémitisme : les Juifs en question


Convaincus que les sionistes font de la Shoah un argument majeur pour
légitimer l'État juif, de nombreux auteurs arabes s'efforcent dans leurs
écrits d'expliquer les origines historiques du climat antijuif dans les
sociétés arabes et en arrivent à rejeter sur les Juifs eux-mêmes la responsa-
bilité et de leur exclusion de ces sociétés. Hasan Alam, par exemple, décrit
la propagation « cancéreuse » du sionisme qui déclencha émeutes et
pogroms dans l'Europe du XIXe siècle contre les Juifs « séparatistes ».
Alam suggère que les « mesures défensives » prises par les non-Juifs ne
furent qu'une réponse à la menace juive 2. Le 13 juin 1996, Al-Liwa al-
Islami cite Muhammad Ibrahim al-Fiyumi évoquant « l'hostilité des
Sémites envers la civilisation occidentale ». Dans l'article « Êtes-vous
antisémite ? », Muhammad Barakat décrit les débuts du courant antisémite
allemand fondé par Wilhelm Marr dans les années 1870 et conclut que les
profiteurs juifs de la guerre franco-allemande de 1871 contribuèrent à
l'expansion de l'antisémitisme politique3.
Dans sa longue monographie sur le procès Garaudy, Saleh Zahr ad-Din
explique lui aussi les mesures antijuives par une menace juive. Il affirme
notamment que les pogroms perpétrés en Russie à la fin du XIXe siècle
résultaient des tentatives d'assassinat du tsar Alexandre II, tentatives « qui
non seulement rendirent impossible toute poursuite de l'intégration [des
Juifs], mais suscitèrent un antisémitisme 4 ». Zahr ad-Din examine égale-
ment les causes des pogroms de la Nuit de Cristal en novembre 1938 et

1. J'entends la négation de la Shoah non seulement comme une négation de l'exterminat ion
en tant que telle, mais plus généralement comme toute tentative de déformer les origines et la
réalité du nazisme et de la Shoah.
2. Al-Yassar, juin 1998.
3. Al-Watan al-Arabi, 23 janvier 1998.
4. Zahr ad-Din, Contexte historique, op. cit. p. 85.
accepte l'argument des propagandistes nazis selon lesquels les émeutes
furent le résultat de l'assassinat à Paris du diplomate allemand vom Rath
par le Juif polonais Herschel Grynszpan 1.
Un autre exemple apparaît dans les écrits de Mahmud Fauzi qui
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mentionne une « déclaration de guerre » des Juifs à l'Allemagne : il s'agit
d'une lettre adressée le 5 septembre 1939 au Premier ministre britannique
dans laquelle Chaïm Weizmann exprime son soutien à la Grande-Bretagne
et à la démocratie dans leur affrontement avec l'Allemagne2. Fauzi
conclut : « Naturellement, les Allemands réagirent à la déclaration de
guerre de ces gens [les Juifs] par l'internement des Juifs allemands dans
des camps de concentration. Le même traitement fut réservé aux citoyens
américains d'origine japonaise lorsque l'Amérique entra en guerre contre
le Japon3. »

Le sionisme comme nazisme juif


De nombreux articles de la presse arabe établissent un lien entre le
sionisme et le nazisme. Alléguant de prétendues similitudes idéologiques,
ainsi que des liens historiques avec le nazisme, ils décrivent le sionisme
comme un mouvement colonial raciste. Par exemple, un parallèle est établi
entre la définition du Juif par le sionisme et la définition nazie du Volk. Abd
al-Aziz Mauwafi affirme l'existence d'un dénominateur commun dans
« l'idée de pureté du sang4 ». Zahr ad-Din parle du sionisme « comme
[d’]un héritier spirituel du nazisme5 », tandis que Radjab al-Bana, rédac-
teur en chef de l'hebdomadaire égyptien Uktubar, prétend que « le
judaïsme est l'origine, la source et le modèle de tous les racismes du
monde 6 » ; les crimes sionistes dépassent ceux des nazis.
Des accusations de collaboration entre nazis et sionistes sont lancées
sur la base de citations extraites de déclarations de divers représentants
sionistes, sans considération de leur contexte historique général. Toute
négociation des dirigeants juifs avec les nazis est ainsi qualifiée de
« collaboration ». Pour ne donner qu'un exemple, une lettre de l'Associa-
tion sioniste pour l'Allemagne rédigée en juin 1933 est considérée sans la

1. Ibid., p. 124
2. Voir Barnet Litvinoff, The Essential Chaim Weizmann (Portrait de Chaïm Weizmann),
New York, Homes & Meier, 1982, 125 p.
3. Fauzi, Garaudy, op. cit., p. 100.
4. Al-Arabi, vol. 460, 1997.
5. Contexte historique, op. cit., p. 82.
6. Uktubar, 17 janvier 1998.
moindre réserve comme une authentique expression d'approbation de la
prise de pouvoir des nazis 1. Une autre « preuve » de la collaboration entre
sionistes et nazis est proposée par Anan Bardji et Fathi Amar qui citent des
extraits du livre d'Alfred Rosenberg, La Marque des Juifs au cours du
temps (1919), pour montrer que l'émigration forcée des Juifs allemands
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vers la Palestine constituait un objectif majeur du mouvement nazi2. Les
écrits de Rosenberg des années 1920 reflétant l'antisémitisme agressif de
la völkische Bewegung (le mouvement populiste) sont ainsi présentés
comme la base de la coopération entre nazis et sionistes.
La nature et les buts du nazisme subissent d'autres déformations du fait
des allusions à l'accord sur la haavara 3 conclu en août 1933, qui permet-
tait à un certain nombre de Juifs allemands d'émigrer en Palestine. Zahr ad-
Din qualifie le ministère allemand des Affaires économiques (qui organi-
sait les virements financiers nécessaires) de « pivot du sionisme 4 ». Sharif
ash-Shubashi et Ahmad Abd al-Ma’ata Hidjazi présentent les sionistes
comme des individus ne reculant devant rien pour assurer le succès de
l'émigration juive5 et, à l'instar de nombreux auteurs, occultent la volonté
des nazis de « purifier » l'Allemagne de ses Juifs, ainsi que le contourne-
ment des sanctions économiques internationales imposées à l'Allemagne.
Les Juifs eux-mêmes sont désignés responsables des persécutions et des
déportations. Le dirigeant sioniste hongrois Rudolph Kasztner, qui fit une
tentative malheureuse pour obtenir la libération de Juifs internés dans des
camps de concentration, est accusé de « maintenir la loi et l'ordre dans ces
camps d'où furent déportées plusieurs centaines de milliers de personnes
dans les chambres à gaz d'Auschwitz 6 ». De même, Abd as-Subur Marzuq
conclut que « les dirigeants sionistes jouèrent un rôle important en soute-
nant les services de la Sûreté nazie. Les Juifs purent imposer leur domina-
tion même pendant la Seconde Guerre mondiale 7 ».

1. Voir Al-Musawwar, 16 janvier 1998. Pour une appréhension de ces accusations, voir
Francis Nicosia, « Victimes transformées en bourreaux : le sionisme allemand et la collabo-
ration dans la récente controverse historique », in Se rappeler pour l'avenir, sous la direc-
tion de Yehuda Bauer, Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 2134-2148 (en anglais).
2. Al-Mauqif, vol. 127, 1998 ; Al-Arabi, 19 janvier 1998.
3. Haavara signifie « transfert » (NDLR).
4. Zahrad-Din, Contexte historique, op. cit., p. 107.
5. Al-Ahram, 9 mai et 16 octobre 1996.
6. Zahr ad-Din, Contexte historique, op. cit., p. 124 ; articles similaires dans Al-Wafd,
22 janvier 1998, Ash-Shahid, vol. 151, 1998.
7. Al-Liwa al-Islami, 13 octobre 1996.
Les arguments de Garaudy sont adoptés et développés lorsqu'il est
question des aspects « nazis » de la politique israélienne. L'accord d'Oslo,
par exemple, est décrit comme étant calqué sur celui signé par Adolf Hitler
et le maréchal Pétain pour définir le statut de la France occupée 1. Un autre
article, paru dans ash-Shahid, affirme qu’« entre Auschwitz et les camps
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sionistes en Palestine, seuls le lieu et le temps diffèrent2 ». George Sa’ad
parle de l'incursion israélienne au Liban en 1982 comme d'une autre Nuit
de Cristal3 ; le livre de Zahr ad-Din recourt à une terminologie allemande
comme Judenfrage (la « question juive »)4 et Hasan Radjab énonce une
accusation répandue selon laquelle « les Palestiniens sont les véritables
victimes des nazis5 ».
L'universitaire égyptien Abd al-Wahab al-Missiri, connu pour ses écrits
sur l'histoire du sionisme, est également l'auteur du premier travail
d'importance en arabe sur l'idéologie national-socialiste. Dans Sionisme,
nazisme et fin de l'histoire (1997), il tente de démontrer les origines idéo-
logiques communes au sionisme et au nazisme 6. Il critique Garaudy pour
sa recherche « journalistique », ne partage pas ses doutes sur l'existence
des chambres à gaz, pas plus qu'il ne souscrit à son bilan à la baisse du
nombre de victimes juives de la Shoah. Al-Missiri a cependant rejoint la
campagne en faveur de Garaudy et publié un volume sur les divers aspects
de la polémique7.
Al-Missiri affirme que la Shoah peut être comprise comme la consé-
quence inévitable de la pensée occidentale moderne caractérisée par la
laïcisation et le déclin des valeurs. Citant Jürgen Habermas, Hannah
Arendt et Zygmunt Bauman, al-Missiri décrit les sociétés occidentales
comme une « civilisation d'extermination8 ». La modernité, avec sa véné-
ration de l'être humain, sa prétention à « l'objectivité » dans les sciences et
son peu d'intérêt pour Dieu et les valeurs religieuses, est à l'origine de la
capacité destructrice de l'Occident. Al-Missiri critique le négationnisme
répandu dans le monde arabo-islamique, en ce qu'il empêche d'appré-
hender l'impact de la pensée occidentale, ainsi que le véritable danger que

1. Al-Ahram, 19 octobre 1996.


2. Ash-Shahid, vol. 151, 1998.
3. Al-Tariq, vol. 5, 1996.
4. Contexte historique, op. cit., p. 110.
5. Al-Akhbar, 6 février 1998.
6. Abd al-Wahab al-Missiri, Sionisme, nazisme et la fin de l'histoire, Le Caire et
Beyrouth, Dar al-Shuruq, 1997, (en arabe).
7. Id., Garaudy, mythes forgés et la victoire de l'homme, Le Caire, Itihad al-’Am li-l-
Fananin al-’Arab, 1996 (en arabe).
8. Al-Djadidfi-l-'Alam al-Kutub wa-l-Maktabat, hiver 1997.
présentent aussi bien le nazisme que le sionisme. Tout en reconnaissant que
les persécutions antijuives et l'extermination ont existé, l'universitaire
égyptien présente une compréhension déformée du sionisme comme du
nazisme.
Il tente en outre de démontrer un préjugé occidental antimusulman.
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Dans les camps de concentration, les internés qui avaient perdu tout espoir
et étaient devenus passifs devant la mort étaient appelés Muselmänner
(musulmans). Bien qu'un certain nombre d'historiens de la Shoah aient
souligné que cette désignation était totalement déconnectée de l'islam, al-
Missiri y voit un préjugé nettement antimusulman et déclare que les Juifs
furent en fait « des musulmans de substitution », lesquels furent en fin de
compte les « véritables » ennemis visés et les victimes 1.
En résumé, inversant la cause et l'effet, al-Missiri présente la pression
exercée par les sionistes pour encourager l'émigration juive vers la Pales-
tine comme la cause première des mesures antijuives en Europe. La
responsabilité de l'extermination des Juifs européens est imputée non plus
aux nazis, mais aux sionistes.

La négation de la Shoah
Les articles dénonçant le sionisme comme une forme de nazisme nient
également la Shoah, ce qui n'a rien d'étonnant. Outre les références aux
auteurs révisionnistes « classiques » comme Robert Faurisson, Paul Rassi-
nier et Henri Roques cités dans les Mythes fondateurs de Garaudy, sont
également évoqués les livres de David Irving et d'autres auteurs. Remet-
tant en cause l'existence des chambres à gaz, réduisant le nombre de
victimes juives et attirant l'attention sur les milliers de victimes non juives,
ils conduisent les lecteurs à se demander s'il exista une quelconque poli-
tique antisémite d'extermination. Il est affirmé qu'il était techniquement
impossible de faire fonctionner les chambres à gaz en tant que telles et qu'il
s'agissait simplement de fours crématoires et de sites de désinfection 2.
Remarquant que Garaudy déclare qu'il n'y avait pas de chambres à gaz à
Dachau, Hilmi an-Namnam et d'autres y voient la preuve qu'aucune
chambre à gaz n'exista nulle part3.
Les accusations selon lesquelles les sionistes auraient exagéré le
nombre de victimes juives reprennent la confusion établie par Garaudy

1. Al-Missiri, Sionisme, op. cit., p. 228.


2. Al-Shaab, 24 mars 1998, Al-Ahram, 20 mai 1996, Al-Akhbar, 14 juillet 1998.
3. Al-Musawwar, 16 janvier 1998, Al-Wafd, 22 janvier 1998.
dans le nombre des victimes d'Auschwitz comparé ou ajouté à celui des
autres camps de concentration et camps de la mort. Ainsi, Baha Tahir
déforme les statistiques connues afin de « démasquer le mensonge » et cite
la révision à la baisse du nombre de victimes tuées à Auschwitz 1 ; Sharif
ash-Shubashi, quant à lui, fonde ses articles sur l'affirmation que seule-
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ment trois ou quatre millions de Juifs vivaient en Europe durant les années
1940 2. Et, en citant d'autres victimes de la Seconde Guerre mondiale, y
compris les Allemands tués, plusieurs auteurs réduisent l'ampleur des
pertes juives 3. L'utilisation même du terme « Holocauste » est remise en
cause, notamment pour nier le projet d'une extermination totale des Juifs.
Zahr ad-Din, par exemple, écrit que « ce mensonge [l'intention d'assas-
siner tous les Juifs] fut démasqué par les Américains après l'arrestation
d'un grand nombre de trafiquants de marché noir en Allemagne et en
Autriche qui se révélèrent juifs polonais 4 ».
Dans cette fausse historiographie de la Shoah, les crimes de l'époque
nazie sont considérés seulement comme des « crimes contre l'humanité »
en général, et l'importance des éléments spécifiquement antijuifs de l'idéo-
logie et de la politique national-socialiste est occultée.

Instrumentalisation de la Shoah
La révision de l'historiographie de la Shoah constitue l'objectif premier
d'un certain nombre d'auteurs, qui suggèrent que la recherche historique
« authentique » n'a pas droit de cité. La loi Gayssot en vertu de laquelle
Garaudy fut jugé et condamné en France est considérée comme une tenta-
tive sioniste pour consolider le « mythe fondateur de la politique
israélienne ». La Shoah est décrite comme un faux utilisé pour susciter
l'État israélien et justifier sa politique d'occupation.
De nombreux articles présentent des révisionnistes connus tels Henri
Roques, Wilhelm Stäglich et Gerd Honsik, comme de respectables histo-
riens qui lancent un défi aux « falsifications de l'histoire nationale-
socialiste ». Ils sont souvent poursuivis en vertu des lois de leurs pays
respectifs : « Nier des faits historiques sur le massacre des Juifs est plus
dangereux qu'une accusation de meurtre prémédité5. » Selon Ahmed

1. Tahir, 1996.
2. Al-Ahram, 12 mai 1996 ; voir également Al-Madjalla, 1er mars 1998, al-Shaab,
24 mars 1998.
3. Al-Ahram, 9 mai 1996 et 4 avril 1998, Al-Watan al-Arabi, 23 janvier 1998.
4. Zahr ad-Din, Contexte historique, p. 143.
5. Al-Madjalla, 25 janvier 1998.
Rami (lui-même condamné en Suède pour incitation à la haine raciale), ces
poursuites ont conduit à l'incarcération de « plusieurs centaines d'Alle-
mands comme détenus politiques1 ». Rami soutient explicitement
l'extrême droite européenne, et des chroniqueurs populaires comme Fahmi
Huwaidi n'hésitent pas à citer des représentants du Parti national démocra-
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tique d'Allemagne, völkish (populiste) et antisémite2. Laila Inan suppose
que la loi Gayssot a été adoptée pour empêcher la poursuite des recherches
sur la collaboration française sous le régime de Vichy3. La plupart des
auteurs, cependant, soulignent le rôle de la Shoah dans la légitimation de
la création de l'État d'Israël, et ils accusent alors les lobbies sionistes de
susciter ce type de législation. « Pendant le XXe siècle, l'“Holocauste” dans
le récit sioniste ne fut jamais qu'un prétexte utilisé par le sionisme interna-
tional pour justifier l'existence d'Israël4. » Le lobby sioniste est également
accusé d'exercer des pressions politiques sur le pape, les Nations unies, la
France et d'autres pays pour imposer le souvenir de la Shoah5 ; le récit
déformé et outrancier, le « faux » sioniste a été imposé non seulement à
l'Allemagne, mais également à des pays qui n'ont rien à voir avec lui. Il
est suggéré, et ce n'est guère surprenant, que des intérêts financiers inspi-
rent le « mensonge de l'Holocauste 6 ». Zahr ad-Din attire l'attention sur
les « mentalités d'“usure”, “trafic” et “affaires” qui sont les éternels piliers
du profit des Juifs 7 ».
Dans le même temps, la sensibilité de l'opinion publique à la Shoah a
conduit à l'affirmation qu'un holocauste ou un génocide était perpétré
contre les Palestiniens8. Le terme « holocauste » a également été appliqué
à l'embargo à l'impopularité croissante imposé à l'Irak par l'ONU, comme
le montre l'article de Salama Ahmad Salama publié dans Al-Ahram le
25 février 1998.
Les affirmations sur lesquelles reposent les Mythes fondateurs de la
politique israélienne sont ainsi largement acceptées. Toute importance
particulière accordée aux événements de l'époque nazie par la mémoire

1. Al-Shaab, 24 mars 1998.


2. Al-Madjalla, 1er mars 1998.
3. Al-Shaab, 22 janvier 1998.
4. Tarikh al-'Arab wa-l-’Alam, vol. 2, 1998.
5. Al-Ahram, 6 mai 1996 ; Uktubar, 25 janvier 1998.
6. Al-Ahram. 20 mai 1996.
7. Contexte historique, op. cit., p. 141
8. Comme préalable à une reconnaissance par les Arabes de la Shoah perpétrée contre les
Juifs, le rédacteur en chef d'Al-Hayat de Londres a exigé une reconnaissance « des autres
holocaustes commis par Israël contre le monde arabe », Al-Hayat, 15 janvier 1998.
collective juive est rejetée, car la Shoah n'est considérée que comme un
mythe visant à justifier l'existence d'Israël et à obtenir le paiement
d'indemnités.
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Images des Juifs
Des articles d'auteurs arabes livrent une image négative des Juifs se
fondant sur des stéréotypes bien connus. Les perceptions populaires de la
Shoah sont reliées à ces stéréotypes et intégrées dans des déclarations anti-
sionistes.
Alors que Garaudy, pour sa part, affirmait que son livre était une
critique du mouvement politique sioniste, les auteurs arabes réagissant aux
Mythes fondateurs occultent fréquemment toute distinction entre
« sionistes » et « Juifs ». Aussi bien Salma, la femme de Garaudy, que son
avocat, inquiets des implications de cette situation sur l'action judiciaire
intentée, se sont plaints de façon véhémente de l'utilisation interchan-
geable des deux termes dans les traductions et citations en arabe du livre 1.
Cependant, Ahmed Rami a insisté sur leur caractère équivalent, affirmant
que le Talmud exhorte les Juifs à la haine et à commettre des crimes, ce qui
est la preuve du racisme de tous les Juifs et rend superflue toute distinction
entre sionistes et non-sionistes 2. En présentant les Juifs comme aussi diffé-
rents les uns des autres que des empreintes digitales mais partageant tous
un objectif commun, Fauzi les identifie nettement à une collectivité3.
D'autres auteurs adoptent le même point de vue dans des manchettes
comme : « Cherchez les Juifs4 », « Les Juifs gouvernent le monde par la
loi5 », et « Garaudy et l'attaque du lobby juif6 ».
Ces thèmes ne sont guère éloignés des diverses théories du complot juif,
comme l'accusation selon laquelle les Juifs contrôlent les médias 7. Les
suggestions quant au fait que les Juifs/sionistes fomentent un complot
international pour miner l'influence arabe dans le monde s'inspirent non
seulement de classiques de l'antisémitisme comme Les Protocoles des
Sages de Sion, mais également d'analyses d'événements contemporains.
Par exemple, les États-Unis auraient nommé plusieurs secrétaires d'État

1. Al-Musawwar, 16 janvier 1998.


2. Al-Shaab, 24 mars 1998.
3. Fauzi, Garaudy, p. 15.
4. Al-Ahram Hebdo, 4 février 1998.
5. Roz al-Youssuf 19 janvier 1998.
6. As-Safir, 12 janvier 1998.
7. Entre autres Al-Ahram, 24 février 1998.
d'origine juive 1 ; la théorie probablement la plus originale concernant un
complot juif concerne le scandale de Monica Lewinsky : l'affaire et les
origines juives de la stagiaire ont été présentées comme la preuve d'un
complot contre les Palestiniens dans le but d'empêcher le président améri-
cain William Clinton de faire pression sur le Premier ministre israélien
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Benyamin Nétanyahou2. L'objectif ultime du complot juif a été résumé
comme suit par Ahmed Rami :

La désastreuse puissance du sionisme juif ne vise pas seulement


l'occupation de la Palestine, mais occupe en fait tous les pays de
l'Occident, l'économie mondiale, les médias et les organisations
internationales et régionales. Il est possible que les sionistes entreprennent
de judaïser le christianisme. Cette judaïsation a commencé avec saint Paul
et s'est poursuivie avec certains papes judaïsés. Àujourd'hui, nous sommes
arrivés à une situation où le chef de l'Église de France est un Juif appelé
Lustiger 3.
Même lorsqu'on décrit des théories du complot sans nommer explicite-
ment les Juifs, l'interprétation sémantique sous-jacente des Juifs est
révélée dans les images de « francs-maçons » et de « sionistes ».
Les stéréotypes négatifs des Juifs désignés comme traîtres, fourbes et
sournois ressemblent aux images antijuives classiques de l'antisémitisme
européen. Apparaissant dans un contexte de généralisation des stéréotypes
antijuifs, ces images ne se limitent pas au débat sur le conflit israélo-arabe.
Elles reflètent plutôt la diversité des accusations antijuives et les théories
de la conspiration mobilisées pour expliquer divers phénomènes sociaux
non acceptés dans les sociétés arabes et imputés à l'influence juive.

1. Al-Ahram Hebdo, 4 février 1998. Il est courant, dans le discours public arabe,
d'accuser quelqu'un d'être juif. Il est intéressant de remarquer que Garaudy lui-même fut
accusé d'avoir des origines juives, et donc d'être un agent potentiel contre l'islam. Son
critique musulman ‘Adil at-Tal présume que « l'approche matérialiste de Garaudy sur
l'islam » est une indication de ses origines juives (‘Adil at-Tal, La Pensée de Garaudy -
Entre le matérialisme et l'islam - Une critique de ses écrits dans l'esprit du Coran et de la
sunna, Beyrouth, Dar al-Bayyna, 1997, p. 19 (en arabe). Dans The Star, 22 janvier 1998, un
journaliste jordanien a présenté les attaques lancées par les sionistes contre Garaudy comme
une réponse à sa prétendue conversion du judaïsme à l'islam. Du fait d'un préjugé antisé-
mite très répandu établissant un lien entre les Juifs et le communisme, les deux auteurs font
probablement allusion à l'époque communiste de Garaudy.
2. D'autres détails sont résumés dans l'article de Kumaraswamy, « Monica Lewinsky in
Middle-Eastern Eyes », (Monica Lewinsky aux yeux du Moyen-Orient), Middle East
Quaterly, mars 1999, p. 57-66.
3. Al-Shaab, 6 février 1998.
Reconstruction d'un discours
On peut distinguer quatre grands thèmes dans le discours autour du livre
de Garaudy :
Une réhabilitation du national-socialisme : Mettant l'accent sur les
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doutes émis par Garaudy quant aux motivations antisémites du nazisme,
Mahmoud Fauzi et Salah Zahr ad-Din minimisent les crimes nazis et leur
contexte. Ils affirment qu'Hitler n'était pas antisémite et que ce sont les
sionistes eux-mêmes qui furent coupables des crimes. Bien que la
prétendue collaboration entre nazis et sionistes soit avant tout utilisée pour
souligner la « nature criminelle » du sionisme, l'imputation des crimes
nazis aux sionistes résulte en fait du désir d'exonérer les nazis de toute
responsabilité dans ces crimes.
Antisionisme : Des auteurs comme Ahmed Rami et Muhammad
Salmawi se réfèrent certes abondamment au livre de Garaudy. Cependant,
au lieu de souligner les thèmes abordés dans ce livre, ils préfèrent mettre
l'accent sur l'idée d'un complot fomenté par les sionistes et les organisa-
tions juives pour contrôler l'historiographie de la Shoah à des fins politi-
ques. Ces auteurs voient une conspiration juive derrière les poursuites
judiciaires dont Garaudy fait l'objet.
Pour une alternative islamique : Abd al-Wahab al-Missiri écrit que le
sionisme et le nazisme partagent certaines caractéristiques menant au
génocide et prônent un système de valeurs radicalement opposé à celui de
l'islam. Dans cet ordre d'arguments, l'extermination des Juifs n'est pas
niée, mais la Shoah est jugée comparable à la politique israélienne menée
envers les Palestiniens durant l'occupation. Seul l'islam offre une alterna-
tive au modèle occidental de civilisation moderne.
Conjugaison de l'antinazisme et de l'antisionisme : Les articles rédigés
dans la perspective de la gauche arabe associent souvent des arguments
antifascistes et antisionistes tout en minimisant les crimes nazis. Ainsi,
George Sa’ad critique le soutien apporté à Garaudy par la droite euro-
péenne tout en marchant sur une corde raide entre ses positions antifasciste
et antisioniste. Accuser Israël d'avoir une dimension fasciste ou nazie
permet d'éviter d'être accusé de sympathies droitières.
À l'instar de Lewis, Yehoshafat Harkabi, intellectuel israélien, a écrit
que « l'antisémitisme arabe est le résultat de circonstances politiques [...]
non pas une cause du conflit, mais son résultat1 ». Dans la suite du présent
article, je montrerai que la négation de la Shoah ne doit pas être interprétée
comme une des composantes d'une rhétorique antisioniste dans le contexte
du conflit israélo-arabe, mais plutôt comme l'expression spécifique d'une
pensée antisémite.
Représentations antisémites du monde extérieur :
les origines de l'antisionisme négationniste
L'évolution des perceptions populaires des changements et conflits
sociaux dans les « codes culturels » antisémites - telle que la décrit
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Shulamit Volkov - a été étudiée particulièrement dans l'Allemagne du
début du XXe siècle 1.
L'évolution d'une idéologie antisémite est principalement liée à la
modernisation des structures sociales, parallèlement aux changements
fondamentaux qui accompagnent l'intégration de l'individu dans la
société. L'affaiblissement des rapports traditionnels dans les familles et
dans le domaine religieux a favorisé de façon décisive l'élaboration d'idéo-
logies de substitution et de modèles de perceptions du monde extérieur.
L'essor des mouvement nationaux à la fin du XIXe siècle exprima de façon
éloquente le renouvellement du sens de l'identité culturelle et politique.
L'antisémitisme qui émergea à cette époque servit à expliquer des change-
ments sociaux que l'on ne parvenait pas à comprendre. Les modèles struc-
turant la pensée antisémite étaient alors essentiellement « déterminés par
un double schéma qui représentait le judaïsme comme l'inverse ou l'anti-
thèse de son propre idéal et de la perception de soi et qui - en dépit de tous
les contenus “fourre-tout” attribués à la “nature” juive ou à sa propre nature
- constituait toujours le pôle négatif2 ». Ainsi, le contenu de la pensée anti-
sémite ne dépendait pas du comportement des communautés juives.
Gardant à l'esprit la recherche extrêmement abondante sur l'antisémi-
tisme dans les sociétés européennes, nous pouvons opérer des comparai-
sons et des oppositions avec ce que nous connaissons de ce phénomène
dans les sociétés arabo-islamiques. Les idéologies en général, et l'antisé-
mitisme en particulier, doivent être interprétés à cet égard non pas comme
des phénomènes authentique de telle ou telle culture, mais plutôt comme
des modèles de pensée issus de contextes socio-historiques particuliers. On
suppose souvent que les stéréotypes antisémites ont été importés d'Europe

1. Yehoshafat Harkabi, « L'antisémitisme arabe contemporain : causes et origines », in


Helen Fein, The Persisting Question. Sociological Perspectives and Social Contexts of
Modem Antisemitism, Berlin et New York, Walter de Gruyter, p. 412-427, citation p. 420
(en anglais).
1. Shulamit Volkov, Antisemitismus als kultureller Code (L'antisémitisme en tant que
code culturel), Munich, Verlag C. H. Beck, 2000.
2. Christard Hoffmann, « Das Judentum als Antithese. Zur Tradition eines kulturellen
Wertungmusters », in Wolfgang Benz, Antisemitismus in Deutschland : Zur Aktualität eines
Vorurteils, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1995, p. 25.
dans les sociétés arabes, suggérant ainsi qu'il s'agit d'un phénomène pure-
ment européen1. Une étude de certaines évolutions socio-historiques
parallèles, bien qu'en aucun cas identiques, montrera la logique et la
permanence de la pensée antisémite. Laissant de côté l'aspect psycho-
logique et sociopsychologique de l'antisémitisme dans les sociétés arabes,
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j'étudierai plus particulièrement le contexte historique, afin de mieux
comprendre les perceptions arabes de la Shoah dans le cadre du débat sur
Les Mythes fondateurs de la politique israélienne2. Trois aspects permet-
tront d'observer les contextes historiques de l'évolution de la pensée anti-
sémite contemporaine. En premier lieu, l'importance de la pensée
religieuse islamique et chrétienne dans la formation des stéréotypes anti-
juifs qui furent par la suite transformés en antisémitisme raciste ; un
deuxième aspect porte sur l'évolution du nationalisme et ses modèles de
pensée sous-jacents. Enfin, il faudra se pencher sur la récente émergence
de l'islamisme. Une étude de ces trois phénomènes permettra de mieux
comprendre le mode de pensée antisémite dans la culture arabe. Sans
supposer que le nationalisme et l'islamisme s'expriment nécessairement en
termes antisémites, il faudra mettre en relief l'antisémitisme latent propre
à ces idéologies.

L'évolution des images antijuives dans le contexte arabo-islamique


Tout en gardant à l'esprit les codes chrétiens antijuifs partie prenante de
« l'enseignement du mépris » en Europe, on peut rechercher des facteurs
comparables dans l'évolution des attitudes antijuives dans les cultures isla-
miques3. Cependant, l'utilisation récente d'images négatives des Juifs
issues de l'islam classique ne traduit pas une continuité inchangée de la
pensée islamique antijudaïque4. Un certain nombre d'études indiquent

1. Cette argumentation est fréquente dans une grande partie de la littérature, qui suggère et
étaie la conclusion selon laquelle l'emploi de ces stéréotypes dépend d'une application pratique
(instrumentale). De même, l'histoire du nationalisme arabe est souvent présentée comme celle
d'une importation européenne. Bien que des auteurs arabes s'inspirent du nationalisme euro-
péen, on ne doit pas en conclure que l'idée nationaliste était étrangère au monde arabe.
2. Un article exceptionnel traitant du contexte psychologique particulier de l'antisémi-
tisme dans le Moyen-Orient arabe en liaison avec les théories du complot a été publié par
Marvin Zonis et Craig M. Joseph, « Conspiracy Thinking in the Middle East » in Political
Psychology, n° 15, 1994, p. 443-459.
3. Yehuda Bauer, « In Search of a Definition of Antisemitism » (À la recherche d'une
définition de l'antisémitisme) in Michael Brown, Approaches to Antisemitism. Context and
Curriculum, New York, American Jewish Committee, 1994, p. 17.
4. Voir Esther Webman, Thèmes antisémites dans l'idéologie du Hezbollah et du Hamas,
Tel-Aviv, Project for the Study of Anti-Semitism, 1994, p. 18 sq. (en anglais).
que, dans l'ensemble, les Juifs furent tolérés dans les sociétés islamiques,
à l'exception d'époques de persécution et de pogroms semblables à ceux
de l'histoire juive européenne. Considérés dans le Coran comme les
« peuples du Livre », aussi bien les Juifs que les Chrétiens bénéficièrent
d'une certaine autonomie religieuse et d'une certaine sécurité, quoique
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avec un statut de seconde zone, en tant que dhimmis placés sous la
« protection » de l'islam, un statut dévolu aux fidèles dont la religion était
issue des enseignements de prophètes reconnus 1.
En dépit des garanties formelles de tolérance, le fait demeure que le
Coran (la parole d'Allah révélée à Mahomet) et les hadiths (les paroles et
enseignements du prophète Mahomet couchés par écrit au début de l'islam)
présentent de nombreuses images négatives des Juifs, et les fustigent pour
avoir provoqué la colère d'Allah. Ainsi, les sourates du début de l'époque
de la révélation soulignaient l'importance du judaïsme comme partie inté-
grante des messages divins mais, plus tard, elles prirent un sens conférant
aux Juifs une connotation bien plus négative, après le refus des commu-
nautés juives de la péninsule arabe d'accéder à la demande de conversion
de Mahomet2. Les Juifs sont décrits comme des êtres fourbes, sournois et
lâches ; ils sont accusés d'avoir comploté contre Mahomet et la commu-
nauté musulmane à ses débuts, et d'avoir délibérément déformé leurs
propres textes saints3. Les Juifs ne sont pas accusés de « déicide » comme
ils le furent en terre chrétienne, car l'islam rejette vigoureusement la nature
divine de Jésus (le prophète Issa). La littérature islamique classique
comprend cependant des légendes sur des Juifs tentant d'empoisonner le
prophète Mahomet, récits qui d'ailleurs exercèrent une influence limitée
sur les relations judéo-musulmanes 4.
Dans la Grande Syrie et en Égypte, l'ambivalence musulmane envers
les Juifs se développa encore du fait de la rencontre avec la pensée antiju-

1. Un bref aperçu des limites de la définition juridique et du statut de facto de dhimmi est
présenté par Gudrun Krämer, Gottes Staat als Republik. Reflexionen zeitgenoessischer
Muslime zu Islam, Menschenrechte und Demokratie, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesell-
schaft, 1999, p. 162-173.
2. Voir Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme. Tolérance religieuse et sociale dans
l'islam, 3 vol., 1955-1968, vol. 3.
3. Voir Yehoshafat Harkabi, Arab Attitudes towards Israel, Londres, Valentine Mitchell,
1972, p. 266, où il met en évidence les sourates en question ; voir également Bernard Lewis,
« Muslim Anti-Semitism », Middle East Quarterly, juin 1998, p. 43.
4. Ronald Nettler, « Islamic Archetypes of the Jews : Then and Now », in Yehuda Bauer,
Present-day Antisemitism, Jérusalem, Centre international Vidal Sassoon pour l'étude de
l'antisémitisme, Université hébraïque de Jérusalem, 1988, p. 65 ; voir également B. Lewis,
Sémites et Antisémites, op. cit.
daïque répandue parmi les minorités chrétiennes locales. L'accusation de
crime rituel se diffusa durant la seconde moitié du XIXe siècle ; à la veille
de la Pâque de 1840, des religieux chrétiens la propagèrent à l'encontre de
la population juive de Damas (affaire de Damas 1). À cette époque égale-
ment, des traductions en arabe de la littérature antisémite française virent
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le jour, et ce sont des Européens installés là qui furent responsables de la
diffusion des stéréotypes antijuifs qui avaient cours dans la culture chré-
tienne européenne 2.
L'attitude antijuive du monde musulman se modifia de manière impor-
tante durant les dernières années de l'Empire ottoman. Les stéréotypes reli-
gieux se « modernisèrent » avec l'intégration croissante de thèmes raciaux.
Dans le sillage de la révolution jeune-turque, une campagne contre des
« Juifs cachés » - des Juifs convertis à l'islam - mit en évidence cette
perception du Juif selon des catégories raciales. Les attaques contre des
personnes accusées d'être d'origine juive illustrent de même le passage
d'une approche religieuse du judaïsme et des Juifs à une approche plus
essentialiste.
Les attitudes ambivalentes envers les Juifs dans la culture islamique
peuvent ainsi être qualifiées de « mépris bénin » (Gudrun Krämer). En
dépit des privilèges et de la protection limitée dont bénéficiaient les Juifs
sous domination islamique, les diverses ambivalences des sources reli-
gieuses alimentèrent des sentiments antijuifs prononcés parmi les popula-
tions musulmanes. Comme dans la tradition de l'antijudaïsme chrétien - et
ce n'est guère surprenant -, de nombreuses références à des stéréotypes
issus de sources religieuses se retrouvent dans le discours public contem-
porain.

L'antisémitisme latent de quelques nationalismes arabes


Comprendre la relation entre la pensée antisémite et diverses formes du
nationalisme européen peut offrir une utile comparaison lorsqu'on examine
les idéologies nationalistes du Moyen-Orient. Comme en Europe, certaines
conditions socio-économiques ont conduit à toutes sortes d'expressions
idéologiques - religieuses, laïques, panarabes, locales, révolutionnaires ou

1. Harkabi, Arab Attitudes, op. cit., p. 270 sq.


2. Sur les traductions en arabe des « classiques » antisémites, voir Sylvia Haïm, « Arab
Antisemitic Literature », in Jewish Social Studies, n° 4, 1956, p. 307-309 ; sur l'influence
exercée par les habitants européens sur le développement des attitudes antijuives dans le
Moyen-Orient arabe et au Maghreb, voir Michel Abitbol, The Jews of North Africa during
the Second World War, Detroit, Wayne State University Press, 1989, p. 19-22.
libérales. Il est important d'examiner le contexte historique de l'élaboration
et de l'évolution des divers mouvements, ainsi que leurs aspects religieux
et idéologiques. George L. Mosse pensait que les mouvements nationalistes
européens recélaient un antisémitisme latent. En partant de cette hypothèse,
nous examinerons certains mots-clés et notions de la pensée nationaliste en
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liaison avec les perceptions antisémites de la société 1.
L'évolution du nationalisme arabe est en général perçue comme un
phénomène qui débuta au début du XXe siècle. La constitution de certains
mouvements nationalistes arabes au cours des dernières décennies de
l'époque ottomane ne doit cependant pas occulter les manifestations avant
cela d'un « réveil » arabe qui évolua en diverses idéologies nationalistes 2.
Au xixe siècle, le monde arabe connut une vaste mutation sociale et écono-
mique, manifeste dans la modernisation qu'entreprit l'Empire ottoman
durant le Tanzimat (littéralement : « réorganisation », 1839-1879) et dans
les réformes initiées par Méhémet-Ali en Égypte. La réforme économique,
notamment l'industrialisation et l'introduction du capitalisme dans le
commerce et l'agriculture, coïncida avec le déclin ottoman et l'influence
croissante des gouvernements français et britannique dans la région. Les
changements socio-économiques se traduisirent par de nouvelles percep-
tions du monde extérieur, tandis que le sens de l'identité reposait en grande
partie sur les conceptions traditionnelles des périodes précédentes. Toute
analyse du nationalisme arabe doit donc prendre en considération les
origines de notions comme l'umma (le corps collectif des croyants) et le
watan (identification avec le lieu où l'on vit ou avec sa ville d'origine)
telles qu'elles apparaissent dans les sources islamiques 3.
À la fin du XIXe siècle, le déclin de l'Empire ottoman et la désintégration
des communautés mirent à rude épreuve les notions d'identité et les senti-
ments d'appartenance fondés sur la religion 4. À cette époque, le renouveau
de l'art et de la littérature arabes pendant la nahda (« Renaissance ») assuré

1. Sur les relations entre nationalisme et antisémitisme, voir Shmouel Almog, Nationa-
lism and Antisemitism in Modem Europe, 1815-1945, Oxford, Pergamon Press, 1990,
p. 14 ; Peter Alter et Claus-E. Bärsch et al., Die Konstruktion der Nation gegen die Juden,
Duisburg, Wilhelm Fink Verlag, 1999, p. 9 ; Michel Abitbol, Le Passé d'une discorde. Juifs
et Arabes depuis le VIIe siècles, Perrin, 1999 (NdT).
2. Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 260-323.
3. Voir Sylvia Haïm, « Islam and the Theory of Arab Nationalism », in Die Welt des
Islam, n° 2-3, 1955, p. 131 ; Bernard Lewis, The Political Language of Islam, Chicago,
University of Chicago Press, 1988, p. 32.
4. Armando Salvatore, Islam and the Political Discourse of Modernity, Berkshire,
Royaume-Uni, Ithaca Press, 1997, p. 189 sq.
par les diverses minorités chrétiennes de la Grande Syrie favorisa la
perception d'identités arabes non religieuses. Alors que le morcellement
religieux qui avait régné jusque-là (et qui se manifestait par des tensions
entre les diverses minorités non musulmanes et entre différents groupes au
sein de l'islam) avait contribué à préserver la domination ottomane, les
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identités arabes nouvellement laïcisées annoncèrent une position unique
face aux défis extérieurs.
Deux idéologies nationalistes modérées, populaires depuis le début du
XX siècle - celle de l'Égyptien Mustafa Kamil (1874-1908) et celle du
e

panarabiste Sati‘ al-Husri (1882-1968) - illustrent la corrélation entre les


idéologies nationalistes et les modes de pensée antisémites. Compte tenu
de la diversité des idéologies nationalistes dans le monde arabe, les
modèles structurels de la pensée nationaliste en général s'avèrent perti-
nents dans ce contexte 1.

Mustafa Kamil : le nationalisme wataniyya et le combat pour l'unité arabe


La situation politique en Égypte à la fin du XIXe siècle, caractérisée par
une lutte constante contre les aspirations coloniales de la Grande-Bretagne,
fournit la toile de fond du nationalisme wataniyya formulé par Mustafa
Kamil. L'Égypte bénéficiait d'une relative autonomie au sein de l'Empire
ottoman, aussi, à la différence de ce qui se passa pour la Grande Syrie, le
mouvement nationaliste fut-il dirigé contre les puissances coloniales.
Kamil admettait un certain soutien au régime central ottoman, et son natio-
nalisme combinait une double loyauté, envers le watan égyptien et envers
l'islam2. La nation égyptienne, estimait Kamil, s'était développée d'une
façon particulière du fait de sa géographie, et aussi bien la majorité musul-
mane que les minorités chrétiennes et autres ressentaient un grand dévoue-
ment pour leur patrie : « une umma [qui est] véritablement une seule
famille3 ». Les individus éprouvent naturellement le besoin de s'intégrer
socialement et la nation peut jouer le rôle d'une grande « famille » envers
laquelle l'individu a une obligation fondamentale 4.

1. Intentionnellement, je n'ai pas choisi les idées de Sami Shawkat, Michel ‘Aflaq, Zaki
al-Arsuzi ou Antun Sa’ada, car on aurait pu m'objecter qu'ils ne sont représentatifs que de
la tendance la plus radicale du nationalisme arabe. Dans ce contexte, il est cependant
possible de présenter des exemples de modes de pensée problématiques tels qu'ils appa-
raissent dans des idéologies nationalistes plus modérées.
2. Fritz Steppart, « Nationalismus und Islam bei Mustafa Kamil. Ein Beitrag zur Ideen-
geschichte der ägyptischen Nationalbewegung », Die Welt des Islam, n° 4, 1956, p. 267.
3. Kamil cité dans Israel Guershoni, Egypt, Islam and Arabs, Oxford, Oxford University
Press, 1987, p. 8.
4. Steppart, « Nationalismus und Islam », op. cit., p. 263.
Kamil décrivait sa conception du nationalisme dans un langage mystique,
affirmant que l'individu était puissamment lié à sa nation 1. Bien qu'il rejetât
les conceptions raciales de la nation, son point de vue exigeait en fait une
loyauté à toute épreuve de la part de tous les ressortissants. Les droits des indi-
vidus étaient subordonnés aux besoins de l'État. Kamil utilisait le terme ad-
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dukhala (« intrus ») pour désigner les éléments qui, au sein de la nation ou de
l'extérieur, risquaient de menacer son unité ou sa stabilité 2. Ce terme pouvait
s'appliquer à différents groupes, à différentes époques de l'histoire. Kamil
l'emploie ainsi dans ses écrits pour désigner les immigrants syriens qu'il
jugeait anti-ottomans, voyant en eux des collaborateurs des Britanniques.
Kamil affirmait qu'une authentique conscience nationale avait sa
source dans le watan lui-même. Les clivages religieux au sein de la
communauté, par exemple, pouvaient être surmontés par une lutte
commune contre la domination étrangère. Ce sens d'une identité nationale
distincte conduisait cependant à mettre l'accent sur une dichotomie ami/
ennemi. La notion d'ad-dukhala représentant les « ennemis » aussi bien
intérieurs qu'extérieurs, la wataniyya nationaliste de Kamil était dirigée
contre de prétendues menaces tant internes qu'externes à l'Égypte.

Sati ‘ al-Husri et la lutte pour un « 1871 arabe »


À l'opposé du nationalisme arabe égyptien local de Kamil, Sati‘ al-Husri
inspira une idéologie nationaliste panarabe. La pensée d'al-Husri, haut
fonctionnaire chargé de l'éducation en Irak et dans la Ligue arabe, exerça
une certaine influence sur les nationalismes irakien, syrien et égyptien.
Al-Husri accordait une grande importance à la langue arabe, « âme de
la nation et sa composante la plus importante3 ». La langue n'était pas à
ses yeux un simple outil de communication, mais le moyen de transmettre
la tradition et l'expression authentique de l'existence de la nation arabe.
Al-Husri lui-même avait subi l'influence de certains aspects du nationa-
lisme allemand tel que Herder, Fichte et Arndt l'avaient formulé. Il consi-
dérait l'exemple de l'unité allemande réalisée par Bismarck comme un
modèle à suivre : « L'unité fondamentale de la nation arabe devrait trouver
une expression politique en suivant l'exemple allemand de 1871 4 ».
Rejetant les théories de l'évolution et les notions biologiques de la nation,
al-Husri semblait écarter toute base raciale pour définir la nation arabe,

1. Ibid., p. 264 sq.


2. Ibid., p. 258 sq. ; Gershoni, Egypt, op. cit., p. 16 sq.
3. Sati‘ al-Husri cité par Bassam Tibi, Vom Gottesreich zum Nationalstaat. Islam une
panarabischer Nationalismus, Francfort, Suhrkamp, 1987, p. 134.
4. Tibi, Gottesreich, op. cit., p. 143.
mais son propre concept de qaum (dont l'équivalent le plus proche est le
mot allemand Volk) s'avère problématique. Al-Husri considérait toutefois
que l'élément unificateur de la nation était la langue :

Tout arabophone est un Arabe, et quiconque appartient à un peuple arabe


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est arabe. Mais, s'il ne sait pas lui-même ; [...] ou s'il ne tient pas à
l'arabisme (al-uruba) [...] alors nous devons découvrir les raisons qui lui
font adopter une telle position. Ce peut être par ignorance, auquel cas il
est de notre devoir de lui enseigner la vérité [...] ou ce peut être parce qu'il
ne se rend pas compte ou par crédulité, et nous devons lui faire prendre
conscience et l'orienter dans le droit chemin 1.
La liberté de l'individu est ainsi secondaire par rapport à sa fonction de
membre de la nation, avec ses « liens et chaînes d'or spirituel [...] l'or de
la tradition, de l'histoire et du devoir2 ».
Cette soumission fondamentale à la communauté et la primauté
accordée à l'homogénéité culturelle, implicites dans le panarabisme d'al-
Husri, se distinguent difficilement de principes similaires sous-tendant les
théories raciales, bien que la théorie d'al-Husri n'insiste pas sur une ascen-
dance commune. À l'instar de Kamil, il fulmine contre l'influence étran-
gère qui affaiblirait à ses yeux les liens culturels. Observant l'histoire
européenne, il établit un parallèle avec la situation des terres allemandes
occupées par Napoléon au début du XIXe siècle ; selon lui, le morcellement
territorial expliquait le déclin de la nation arabe et de son uruba.

Objectivisations antijuives de la pensée nationaliste


Dans ces deux exemples de nationalisme arabe, la définition de l'appar-
tenance nationale présuppose donc avant tout la construction d'un
« ennemi » ou « étranger » quel qu'il soit. Comme l'a formulé George
Mosse, « le combat pour l'unité nationale nécessite des ennemis 3 ». La
préservation des caractéristiques nationales est assurée en affrontant tout
ce qui est considéré comme susceptible de fragmenter l'homogénéité
culturelle de la communauté, de l'intérieur ou de l'extérieur4.

1. Husri, cité par Haïm, « Islam », op. cit., p. 144.


2. Ibid.,p. 126.
3. George L. Mosse, « Les Juifs à l'époque du nationalisme moderne », in Konstruktion
der Nation, op. cit., p. 23.
4. Ce point de vue correspond tout à fait à la description des Juifs constituant « un État
dans l'État », idée particulièrement en affinité avec la pensée nationale de Johann Gottlieb
Fichte ; voir Jacob Katz, « “Un État dans l'Etat”. L'histoire d'un slogan antisémite », in
Jacob Katz, Zur Assimilation und Emanzipation der Juden, Darmstatdt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1982, p. 124 sq. (en anglais).
En dépit des mutations historiques qu'ont subi les stéréotypes, les
modèles sous-jacents des idéologies nationalistes correspondaient dans
une large mesure aux descriptions antijuives et faisaient des Juifs des incar-
nations latentes de ces « autres ». Généralement perçus à la fois comme
une nation et comme un groupe religieux vivant sans attache à un pays
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particulier, ils étaient considérés comme des cosmopolites antinationaux,
exclus par définition de la nation arabe ou de la nation égyptienne. Les
représentations antijuives sont également implicites dans la dichotomie
entre soi et « l'autre » que l'on trouve dans l'élaboration des diverses idéo-
logies nationalistes, telles celles que nous venons d'aborder. L'adoption
d'une pensée romantique antimoderne se rapproche ainsi de la notion
nationaliste allemande de Gegenrasse qui « considérait comme étrangers
toute une série de phénomènes et d'idées comme le capitalisme, le libéra-
lisme, la démocratie et le socialisme dont l'importance ne cessa de croître
au cours du XIXe siècle 1 ». Avec les descriptions antijuives chrétiennes et
islamiques et l'évolution du conflit arabo-israélien, l'identification des
Juifs à cette Gegenrasse s'est imposée. La transformation de différences
religieuses en un antagonisme entre Arabes et non-Arabes se fonda ainsi
sur de nouveaux modes de pensée qui prirent des aspects antijuifs.

Le réveil islamique et le thème du « choc des civilisations »


Élaborés surtout à partir du déclin des idéologies nationalistes et de la
défaite de facto des armées arabes dans les guerres avec Israël, les mouve-
ments islamistes appelant à une assahwa al-islamiyya (réveil islamique) ont
intégré les principaux courants des débats intellectuels passés et les ont
conjugués aux mentalités populaires. L'échec des projets de réformes natio-
nalistes les plus prometteurs dans l'Égypte de Nasser, la Syrie et l'Irak
baasistes suscita une attirance grandissante pour les mouvements de renou-
veau religieux. Aux images romantiques de coopération collective évoquées
par les idéologues nationalistes qui avaient modernisé la notion islamique
d'umma et l'appel à la al-wahda al-arabiyya (l'unité arabe) se substitua le
slogan « islam huwa al-hal » : « l'islam est la solution ». À la différence des
mouvements de réforme du XIXe siècle et de la nahda arabe, l'islamisme de
la seconde moitié du XXe siècle a eu tendance à interpréter l'échec et le déclin
des sociétés arabes comme le résultat de menaces plus existentielles :

Alors que les générations précédentes réagissaient aux problèmes de


décadence intérieure et d'intervention étrangère, le défi actuel est perçu

1. Almog, Nationalism, op. cit., p.14.


comme émanant d'éléments plus dominateurs, plus coercitifs et plus
importuns 1.
La distinction religieuse établie entre dar al-islam (la maison de
l'islam) et dar al-harb (la maison de la guerre) postule l'opposition fonda-
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mentale et le conflit entre l'islam et le monde non islamique 2. Les isla-
mistes évoquent également la jahiliyya (« l'époque de l'ignorance ») et la
hakimiyya allah (le règne de Dieu) non pas dans leur sens historique - les
périodes avant et après la promulgation de l'islam -, mais comme un
affrontement actuel entre le monde occidental « dégénéré » et l'islam. Le
célèbre philosophe musulman Sayyid Abul-Ala Maududi (1903-1979) est
un de ceux qui évoquent la jahiliyya comme un état d'anomie culturelle,
psychologique et sociale illustrée par l'antagonisme entre l'islam et les
sociétés occidentales 3.
La vision des conflits sociaux et politiques en tant qu'affrontements
culturels et religieux s'exprime de plus en plus nettement après la perte de
la Palestine en 1948 et l'occupation par Israël de Jérusalem-Est après
1967 4. Les groupes islamistes interprétèrent la création de l'État d'Israël
comme un châtiment divin infligé aux Arabes pour avoir adopté des idéo-
logies étrangères et pour s'être éloignés des croyances et de la pratique
musulmanes, alors que la menace du socialisme, du capitalisme et du natio-
nalisme ne rencontraient aucune opposition et que sévissait la désintégra-
tion sociale. Le rejet radical de tout ce qui est « occidental » - y compris
l'intégration de tout élément européen dans les mouvements nationalistes
arabes - s'accompagne d'un net retour aux fondements religieux de la
société arabe. Une dimension d'éternité et de spiritualité est ainsi conférée
au conflit arabo-israélien, « lutte entre la vérité représentée par l'islam et le

1. Yvonne Haddad, « Islamists and the “Problem of Israel” : The 1967 Awakening »,
Middle East Journal, n° 2, 1992, p. 272 sq.
2. Rivka Yadlin, An Arrogant Oppressive Spirit - Anti-Zionism as Anti-Judaism in
Egypt, Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 113 ; Larbi Sadiki, « Occidentalism : The “West”
and “Democracy” as Islamist Constructs », Orient, n° 39, 1998, p. 112 sq.
3. Une autre source importante pour les islamistes d'aujourd'hui réside dans les écrits de
Sayyid Qutb et Hassan al-Banna. Voir Israel Guershoni, « Rejecting the West : The Image
of the West in the Teachings of the Muslim Brotherhood, 1928-1939 » (Rejet de l'Occident,
l'image de l'Occident dans les enseignements des Frères musulmans, 1928-1939), in Uriel
Dann, Great Powers in the Middle East, Tel-Aviv, Université de Tel-Aviv, 1998, et Ronald
L. Nettler, « Past Trials and Present Tribulations : A Muslim Fundamentalist Speaks on the
Jews » (Épreuves passées et tribulations actuelles. Un intégriste musulman parle des Juifs),
in Michael Curtis, Antisemitism in the Contemporary World, Boulder, Colo., Westview,
1986, p. 97-106.
4, Notons que depuis la fin de la guerre des Six-Jours, les lieux saints musulmans à Jéru-
salem sont exclusivement gérés par le Waqf islamique.
mensonge représenté par l'incroyance totale, le sionisme et ses partisans :
les croisades et l'athéisme 1 ». Considéré comme un aspect des aspirations
coloniales de la première moitié du XXe siècle et dépendant du soutien
européen et américain, le sionisme fut ainsi perçu à l'origine comme un
instrument de l'expansion occidentale. Les Juifs n'étaient plus les
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« misérables » de l'image coranique, mais commencèrent à symboliser
l'adversaire éternel dans ce conflit. Diverses interprétations supposaient
que « les intérêts des consciences juive et européenne se rejoignaient2 »,
chacune renforçant l'attitude raciste de l'autre envers l'islam, et décri-
vaient le judaïsme et le sionisme comme l'incarnation de « l'ennemi3 ».
Des citations du Coran furent avancées pour souligner les caractéristiques
propres aux Juifs et à l'État sioniste. Le soutien occidental à Israël semblait
placer les Juifs au centre des évolutions nuisibles à l’œuvre dans de
nombreuses nations musulmanes. Dépeint comme une « tumeur
cancéreuse » et un « parasite », Israël est ainsi associé à une
« occidentoxication », à la menace des influences désintégratrices et
destructives subies par les sociétés arabo-islamiques4. Tout en se rappro-
chant des stéréotypes de la pensée nationaliste, la fréquente interprétation
en termes antisémites de phénomènes sociaux inquiétants comme la désin-
tégration de la famille ou la propagation de maladies démontre clairement
que ces accusations ne sont pas liées au conflit qui oppose les Arabes et
l'État d'Israël.
La virulence des théories du complot dans la pensée islamique est liée
à l'interprétation couramment faite des changements sociaux comme
l'expression de grands affrontements culturels et religieux 5. S'agissant des
questions actuelles et des principaux conflits des sociétés moyen-orientales
contemporaines, leurs causes sont attribuées à des puissances abstraites et
à de mystérieux complots qui jouent le rôle d'explication fonctionnelle.
Adopter la dichotomie d'inspiration religieuse d'un monde antagoniste et
d'un conflit existentiel entre le Bien et le Mal aide à réduire les contradic-
tions sociales. Les stéréotypes antijuifs au sein de la pensée islamiste parti-
cipent ainsi des codes antisémites en vigueur dans les sociétés arabo-
islamiques.

1. Ziad Abu Ghanima, cité par Haddad, « Islamists », art. cit., p. 268.
2. Citant le célèbre intellectuel égyptien Hasan Hanafi, Rivka Yadlin analyse la percep-
tion du conflit par la gauche islamique ; Yadlin, Arrogant Oppressive Spirit, art. cit., p. 43.
3. Voir notamment l'analyse de Webman sur le Hamas et le Hezbollah, « Hezbollah »,
art. cit.
4. Voir Emmanuel Sivan, « Islamic Fundamentalism, Antisemitism and Anti-Zionism »
(Intégrisme musulman, antisémitisme et antisionisme), in Antisemitism. op cit., p. 74.
5. Yadlin, Arrogant Oppressive Spirit, op. cit., p. 75.
Conclusion
Par cette analyse des modes de pensée actuels, j'entendais mettre en
évidence l'environnement socio-historique des codes antisémites dans le
discours public arabe. Comme pour l'antijudaïsme chrétien, les stéréotypes
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antijudaïques islamiques sont intimement liés à la façon dont les sociétés
arabo-islamiques perçoivent aujourd'hui leurs luttes internes. Les idéolo-
gies nationalistes arabes élaborent l'image d'une menace fondamentale
pour une unité nationale en théorie homogène où la catégorie de
« l'intrus » montre des affinités structurelles avec les modes de pensée
antisémites. La perception islamique de la réalité et la description de cette
réalité comme un affrontement existentiel entre des civilisations antago-
nistes mettent en relief des interprétations similaires des conflits et répan-
dent des conceptions du monde extérieur comme le théâtre de complots. La
vigueur de la foi islamiste et des idéologies nationalistes dans les sociétés
arabes contemporaines démontrent en définitive le caractère fondamental
de ces conception pour la société. À cet égard, la propagation des stéréo-
types et des accusations antijuifs peut être interprétée comme la consé-
quence de diverses idéologies qui contribuent à la formation de codes
antisémites constants au sein des sociétés arabo-musulmanes.
La controverse publique sur Les Mythes fondateurs de la politique
israélienne et sur la négation de la Shoah à laquelle s'y livre Garaudy
démontre qu'on a là une des expressions contemporaines les plus signifi-
catives de la pensée antisémite. En dépit des différences idéologiques
fondamentales qui séparent les participants au débat, il est évident que tous
partagent une même perception de la Shoah et des Juifs. Devenue un sujet
central dans les critiques et les commentaires sur Garaudy, la négation de
la Shoah et de l'antisémitisme nazi s'avère un centre d'intérêt qui rallie
diverses fractions de l'opinion publique, d'où la conclusion d'Helen Fein :

Il n'y a pas de raison pour que la justification des agresseurs définisse le


phénomène à expliquer de façon scientifique. La justification alléguée
[c'est-à-dire antijudaïque, anticapitaliste ou antisémite déclarée] ou
l'idéologie alléguée n'est pas l'explication d'un mouvement ou d'un
comportement antisémite, mais un exemple des données à expliquer1.
Quels que soient les contextes particuliers et les objectifs déclarés de
certains articles, ces interprétations du nazisme et de ses crimes contre les
Juifs européens tirent leur origine de prémisses antisémites communes.

1. Helen Fein, « Dimensions of Antisemitism : Attitudes, Collectives Accusations et


Actions », in Persisting Question, op. cit., p. 69.
Deux ans après l'acmé des répercussions, Garaudy et son livre conti-
nuent d'être évoqués par les médias arabes. Loin d'être des arguments
utilisés temporairement dans le conflit israélo-arabe, les déclarations niant
la Shoah demeurent largement répandues sous diverses formes. Bien que
des personnalités publiques aient renouvelé leurs appels à l'opinion pour la
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reconnaissance de la Shoah comme un fait historique, d'autres continuent
avec persévérance à soutenir les thèses de Garaudy1. Avec la couverture
médiatique dont ont bénéficié les écrits diffamatoires du Britannique
David Irving contre l'historienne Deborah Lipstadt au printemps 2000, et
avec la publication de L'Industrie de l'Holocauste de Norman Finkelstein
par l'éditeur libanais Dar al-Adab quelques mois plus tard2, le sujet
demeurait omniprésent dans les médias arabes en ce début de siècle.

1. Au printemps 2000, Garaudy fut de nouveau invité à participer à la Foire internationale


du livre organisée au Caire ; il figurait également au programme de la conférence annuelle
de l'Institute for Historical Review prévue à Beyrouth par cet organisme d'extrême droite
dont le siège se trouve en Californie. C'était la première fois que l'extrême droite s'adressait
ouvertement au monde arabo-islamique, utilisant des personnages comme Garaudy, Robert
Faurisson et Horst Mahler.
2. Ce livre a été publié en français en 2002 aux Éditions La Fabrique (NDLR).

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