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L’ÉTHIQUE THÉOLOGIQUE DE LANGUE ITALIENNE

Pier Davide Guenzi

Éditions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2016/HS n° 291 | pages 163 à 187


ISSN 1266-0078
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L ’ éthique théologique de langue italienne

Pier Davide Guenzi

L’éthique théologique
de langue italienne

Si l’on veut dresser un état des lieux de la théologie morale


italienne, il convient de réfléchir sur sa façon d’« être présente »
dans le débat ecclésial et civil contemporain (dimension « intros-
pective »), sur les efforts qu’elle déploie pour « rapporter au
présent » des interrogations indispensables sur le bien telles
que les préserve sa propre tradition de pensée (dimension
« rétrospective »), et, enfin, sur sa manière d’« adhérer au pré-
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sent », sans échappatoires nostalgiques ni tentations utopiques ;
ce qui suppose une perception claire des problématiques
actuelles et de l’écart relatif entre des solutions traditionnelles
et le développement indispensable de modalités argumentatives
accordées aux questions débattues dans le contexte culturel
d’aujourd’hui, perception laissant entrevoir de nouvelles solu-
tions capables d’ouvrir des horizons d’avenir et d’offrir des
clefs de compréhension pour l’inédit qui s’annonce (dimension
« prospective »).
Quitte à rendre plus difficile la compréhension de l’éthique
théologique « de langue italienne », il faut tout d’abord établir
une distinction entre théologie morale italienne et théolo-
gie morale en Italie. La présence, surtout à Rome, d’instituts
académiques pontificaux de dimension internationale — qu’il
s’agisse de l’origine des étudiants ou, essentiellement, de celle
du corps enseignant —, justifie cette distinction en ayant pour
effet d’élargir (et peut-­être de rendre plus complexe) le schéma
de base. On ne peut oublier l’influence (toujours actuelle) de
quelques « maîtres » de la morale catholique post-­ conciliaire
(citons, sans prétention d’exhaustivité, B. Häring, J. Fuchs,
K. Demmer) qui ont enseigné pendant des décennies dans
les institutions romaines et formé des générations entières de
théologiens moraux de notre pays. S’agissant de la théologie

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morale italienne, il faut souligner le rôle fondamental joué


par l’Associazione Teologica Italiana per lo Studio della Morale
(ATISM) depuis sa fondation en 1966, grâce au travail pionnier
du rédemptoriste Domenico Capone, du dominicain Dalmazio
Mongillo et de Tullo Goffi, qui en fut le premier président 1.
C’est au groupe de théologiens adhérents à l’ATISM que l’on
doit les principales initiatives de recherche ayant caractérisé
les trente premières années de l’après Concile, à commencer
par la Rivista di teologia morale, qui, sans être l’expression
directe de l’Association, a pu bénéficier de l’apport rédac-
tionnel de nombreux membres 2. En outre, la réorganisation
récente du cursus des études théologiques, avec l’établisse-
ment des Facultés catholiques et l’affiliation à ces Facultés
de nombreux cursus théologiques et Instituts Supérieurs de
Sciences Religieuses, a créé les conditions d’un développement
de la recherche et de l’enseignement, et permis un dévelop-
pement notable des études scientifiques dans ce domaine et
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une professionnalisation concomitante du corps enseignant 3.
Mon impression personnelle est qu’en dépit des limites et de
quelques difficultés structurelles persistantes, on assiste à une
croissance qualitative, en tous les domaines, de la réflexion
théologico-­morale italienne, soutenue non seulement par la
longévité intellectuelle de certains chefs d’école, mais aussi
par une jeune génération prête à prendre le relais.

1. À Goffi ont succédé à la présidence de l’ATISM : Enrico Chiavacci, Giannino


Piana, Luigi Lorenzetti, Francesco Compagnoni, Salvatore Privitera, Karl Golser,
Sergio Bastianel et, depuis 2014, Basilio Petrà. À partir des années 1990, l’ATISM
a connu, après une phase critique, une reprise significative du nombre de ses
membres et de ses activités. Aux prêtres et aux religieux se sont joints bon
nombre de laïcs, hommes et femmes, spécialisés dans les disciplines de l’éthique
chrétienne et enseignant dans les Facultés théologiques italiennes, les Instituts
Supérieurs de Sciences Religieuses et d’autres institutions académiques. L’ATISM
compte aujourd’hui environ 200 membres.
2. La Rivista di Teologia Morale a malheureusement cessé de paraître en 2014. Fondée
en 1969, « en collaboration avec les théologiens moraux de l’ATISM » (ainsi que l’a
toujours indiqué son frontispice) et dirigée quatre décennies durant par Luigi Loren-
zetti (auquel Stefano Zamboni a succédé dans la dernière période), elle a constitué
pendant 46 ans un précieux support à la divulgation de la théologie morale en Italie
ainsi qu’un lieu de débat pour bien des générations de spécialistes de la discipline.
3. Pour une discussion élargie sur le rôle public de la théologie en Italie, voir le
très intéressant Teologia nella città. La dimensione secolare delle scienze teologiche,
a cura di A. Autiero, Bologne, EDB, 2005.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

Dimension rétrospective :
trois schémas de base

La recherche théologico-­morale en Italie, dans l’élan de renou-


vellement souhaité par le Concile Vatican II, a fait l’objet à
maintes reprises de relectures rétrospectives. Le point de départ
habituel de cette exploration est la receptio difficile de l’exigence
évoquée dans un passage du décret sur la formation sacerdotale
Optatam totius à propos des études théologiques. On peut tirer
du document conciliaire, comme on le sait, quelques postulats
de mise à jour d’une doctrine des mœurs marquée par une
empreinte scientifique plus « claire » et par un enracinement
solide et réfléchi dans l’Écriture sainte, notamment du point
de vue méthodologique, en identifiant l’objet spécifique de la
discipline à l’intérieur de l’option christocentrique explicitement
recommandée (§ 164). Le postulat de révision, inséré dans la
rédaction finale du document, constitue, à côté d’autres indica-
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4. Concernant les développements de la recherche morale dans le cadre catholique
italien, les reconstructions proposées récemment par Basilio Petrà sont particulière-
ment importantes. Voir B. Petra, « Teologia morale », dans La teologia del XX secolo.
Un bilancio. 3. Prospettive pratiche, a cura di G. Canobbio, P. Coda, Rome, Città
Nuova, 2003, 97‑193 ; Id., « La teologia morale italiana dal concilio Vaticano II a
oggi », Rivista di teologia morale, 42 (2010), 165‑180. Sur l’interprétation du moment
conciliaire, voir Id., « La teologia morale al Concilio : un rinnovamento “anacronis-
tico” ? », dans « Ecclesiam intelligere ». Studi in onore di Severino Dianich, a cura di
S. Noceti, G. Cioli, G. Canobbio, Bologne, EDB, 2012, 537‑549 ; Id., « Una prospet-
tiva della teologia morale sulla teologia spirituale : ripartire da Optatam totius ? »,
dans Teologia morale e teologia spirituale. Intersezioni e parallelismi, a cura di A.
Fumagalli, Rome, LAS, 2014, 43‑69. Pour d’autres études interprétatives, en référence
aussi à la production internationale, voir A. Bonandi, « Veritatis splendor ». Trent’anni
di teologia morale, Milan, Glossa, 1996 ; Id., Il difficile rinnovamento. Percorsi fon-
damentali della teologia morale postconciliare, Assise, Cittadella, 2003 ; G. Angelini,
« L’incerta vicenda della teologia morale fondamentale », Teologia, 26 (2001), 385‑505 ;
K. Golser, « Riflessioni sullo sviluppo della teologia morale cattolica dopo il concilio
Vaticano II », Studia Patavina, 57 (2010), 199‑200. On trouve une lecture rétrospec-
tive récente et intéressante, en partie « à contre-­ courant », des prescriptions conci-
liaires et de leurs applications dans la recherche théologico-­morale, dans P. Cognato,
Fede e morale tra tradizione e innovazione. Il rinnovamento della teologia morale,
Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2012. Récemment, la Facoltà Teologica del Triveneto
et la Fondazione Lanza (Centro studi in Etica) ont organisé une série de colloques
sur l’orientation de la théologie morale à la lumière du magistère du pape François,
avec des interventions de Giacomo Costa, sur le magistère social du pontife, de
Giampaolo Dianin, sur l’éthique sexuelle et familiale, d’Antonio Autiero, sur l’état de
la théologie morale en Europe, et de Pier Davide Guenzi, sur la recherche italienne.
En attendant la publication des actes, on peut en lire un compte rendu dans S.
Morandini, « Traiettorie. Nel tempo di Francesco, Il Regno — Attualità, 2015/2, 92‑94.

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tions données par des textes ultérieurs de Vatican II (Dignitatis


Humanae et Gaudium et spes avant tout), à cinquante ans
de distance, le fond à partir duquel chaque acteur du débat
théologique a défini le profil de sa discipline, non sans subir
l’influence des principaux débats qui ont traversé le contexte
ecclésial et socio-­culturel italien et, plus largement, international.
Au prix de simplifications inévitables, on peut indiquer trois
schémas de base qui se sont succédé à partir des années 1960.
Le chantier ouvert avec Optatam totius pour renouveler la
recherche et l’inflexion de la théologie morale semble, trop
précocement peut-­ être, réduire ses ambitions dès les années
suivant le concile. Le débat public intense qu’ont suscité la
préparation et la publication de l’encyclique Humanae vitae
(1968) met au premier plan, en Italie aussi, l’attention apportée
à l’éthique normative, en faisant référence à la genèse de la loi
morale comme à son herméneutique et en introduisant autant de
questions liées à la teneur générale de l’éthique chrétienne : sa
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spécificité par rapport à l’autonomie de la ratio pratica, la valeur
de la loi naturelle et le rôle propre de la conscience morale, la
fonction et la valeur du discernement opéré par le magistère
de l’Église5. Après une adhésion initiale presque unanime aux
postulats de « perfectionnement » de la théologie morale, on voit
diverger progressivement, d’après la reconstruction de Basilio
Petrà, une orientation christocentrique très affirmée (suivant
de plus en plus nettement la ligne de l’« éthique de la foi ») et
une orientation impliquant une attention plus importante à la
dimension éthico-­ rationnelle dans le domaine normatif (plus
proche des perspectives de la « morale autonome6 »).

5. L’ATISM a suivi de près le développement du débat dans ses premiers congrès,


parmi lesquels il faut mentionner Magistero e morale (1970), I fondamenti biblici
della teologia morale (1972), La teologia morale oggi in Italia (1975), Cristologia e
morale (1981). Dans la décennie 1984‑1994, les questions d’éthique appliquée (sur-
tout dans le domaine bioéthique et social) l’emportent.
6. B. Petra, La teologia morale italiana, 169. Sur la question de la « morale autonome
dans un contexte chrétien », on perçoit l’influence sur certains théologiens italiens
de la morale, de la réflexion de Franz Böckle, d’Alfons Auer et, dans une moindre
mesure, de Dietmar Mieth, ainsi que de Joseph Fuchs et de Klaus Demmer, déjà
mentionnés. Le débat, essentiellement allemand, pénètre très vite en Italie avec
d’importants essais d’évaluation : F. Compagnoni, La specificità della morale cristiana,
Bologne, EDB, 1972 ; S. Bastianel, Autonomia morale del credente. Senso e motiva-
zioni di un’attuale tendenza teologica, Brescia, Morcelliana, 1980 ; O. Bernasconi,
Morale autonoma ed etica della fede, Bologne, EDB, 1981, mais aussi à travers les

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L ’ éthique théologique de langue italienne

À partir des années 1980, la question de l’identité subjective


s’impose avec plus d’évidence, avec une attention accrue accor-
dée au vécu vertueux et à la visée téléologique de la théologie
morale, à l’intérieur de laquelle comprendre de façon plus per-
tinente le moment pourtant irremplaçable de la déontologie. Il
ne faut pas oublier que ce « virage subjectif » a représenté pour
la morale catholique et ses adeptes, plus encore qu’un élément
accordé à l’horizon culturel le plus vaste, une sorte de « sortie
de secours » pour ne pas aborder de front la question normative,
soumise aux durcissements qu’on sait par l’encyclique Veritatis
splendor (1993). L’acte décisif de Jean-­Paul II a constitué une
ligne de démarcation interprétative s’établissant sur la reprise par
le magistère du dispositif néoscolastique, formellement tempéré
cependant selon une orientation largement « christocentrique », sur
la base d’une affirmation nette de l’objectivité de l’ordre moral.
Une option qui, d’une certaine façon, voulait vider la querelle
sur les contours de la discipline, et, surtout, donner une autre
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dimension aux théories plus soucieuses des exigences du sujet,
de la liberté et de l’autonomie de la raison7.

contributions scientifiques d’Antonio Autiero, rapporteur à plusieurs reprises lors


des congrès ATISM, durant son long enseignement à la Faculté de Trente. On ne
doit pas oublier que la divergence progressive des deux perspectives a entraîné, à
partir des années 1970, l’éloignement de certains théologiens italiens de l’ATISM. Le
Dizionario Enciclopedico di Teologia morale, dirigé par L. Rossi et A. Valsecchi, et
publié en 1973 par les éditions Paoline, représente peut-­être l’ultime expression d’une
réflexion teologico-­morale ayant réuni des spécialistes des différentes tendances. Ce
ne fut pas le cas pour le Nuovo Dizionario di Teologia Morale, a cura di F. Com-
pagnoni, G. Piana, S. Privitera (Cinisello Balsamo [Milan], Paoline, 1990), ouvrage
qui représentait de toute façon l’état de la discipline à la fin des années 1980, mais
dans lequel, à côté de nouveaux auteurs, ne jouaient plus de rôle important des
théologiens moraux comme Carlo Caffara, Dionigi Tettamanzi et Giuseppe Angelini,
qui avaient contribué à l’ouvrage encyclopédique de 1973.
7. Le parcours de réflexion proposé par l’ATISM dans les années qui ont suivi
Veritatis splendor décrit attentivement ce virage vers l’éthique arétologique et son
enracinement évangélique, comme en témoignent les congrès de 1996 (Nuovi sog-
getti etici e percorso virtuoso) et de 1998 (Vita morale e beatitudini), dont les actes
ont été publiées respectivement dans Virtù dell’uomo e responsabilità storica. Ori-
ginalità, nodi critici e prospettive attuali della ricerca etica della virtù, a cura di F.
Compagnoni, L. Lorenzetti, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 1998 ; Vita morale
e beatitudini. Sacra Scrittura, storia, teroretica, esperienza, a cura di F. Compagnoni,
S. Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2000. C’est sur cet axe de réflexion,
mais en laissant place aussi à la question de l’avenir historique et eschatologique, que
se sont déroulés les deux congrès suivants de 2000 : Il futuro come responsabilità
etica, a cura di F. Compagnoni, S. Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo,

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L’intérêt accru porté à la question de la sécularisation et


de l’exigence de dialogue, visant à une plus grande influence
de la théologie sur l’opinion publique pluraliste, représente le
troisième schéma de base valant pour les dix premières années
du xxie siècle, avec la reprise du paradigme interprétatif de la
loi naturelle, mais aussi, chez quelques-­uns, la prise de distance
presque définitive avec ce paradigme, si l’on veut entendre par
ce mot non la réaffirmation de la question de l’immuabilité et
de l’universalité de la norme dans l’ordre rationnel, mais la
recherche de points de départ indispensables pour un ethos
(public) partagé, en mesure d’apprécier des éléments de consis-
tance de l’humanum dans la multiplicité de ses déterminations
culturelles8.

Dimension introspective :
la conscience de soi
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de la théologie morale italienne

La suggestion du Concile d’une scientifica expositio de la


théologie morale (voir OT 16) exige une mise en situation
dans l’aujourd’hui qui, en partie, dépasse tout en les assumant
les exigences posées en son temps par le Concile d’une réfé-
rence plus directe à l’Écriture sainte, que la théologie dans son
ensemble doit considérer veluti anima, d’une orientation centrée
sur le Christ et l’histoire du salut qui doit aussi caractériser cette
discipline, d’une solution des problèmes posés à notre temps
sub Revelationis luce, d’une référence à la spéculation théolo-
gique Sancto Thoma magistro, d’une vocation à la « vie nouvelle
dans le Christ » invitant fortement le croyant à identifier dans la

2002, et de 2002 : Speranza umana e speranza escatologica, a cura di R. Altobelli,


S Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2004.
8. On peut indiquer, notamment pour ce dernier segment, un document de réfé-
rence, quoique d’une valeur différente, issu du Vatican, à côté de Humanae vitae
(pour la première phase) et de Veritatis splendor (pour la seconde) : il s’agit de
l’étude menée par la Commission Théologique Internationale Alla ricerca di un’etica
universale : nuovo sguardo sulla legge naturale (Città del Vaticano, Libreria Editrice
Vaticana, 2009). L’élan donné par Benoît XVI afin de reprendre la réflexion sur la
lex naturalis est clairement perceptible, sans qu’il ait, à cet égard, fait naître un acte
significatif du magistère. On signale parmi les meilleures recherches sur la reprise
de la loi naturelle : La legge naturale. Il principi dell’umano e la molteplicità delle
culture, a cura di G. Angelini, Milan, Glossa, 2007.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

« charité » le principe et le critère de son action, non seulement


par son perfectionnement personnel, mais sous la forme du
témoignage pratique pro mundi vita. Cinquante ans après, ce
qui s’impose, ce n’est pas la simple reprise d’exigences de fait
différemment articulées selon des perspectives parfois opposées
dans les diverses écoles théologiques ; mais, à partir du constat
du « difficile renouveau » (Alberto Bonandi) ou des « chemins sans
issue » (Giuseppe Angelini) empruntés par la théologie morale
post-­ conciliaire, il faut revenir à la question fondamentale de
l’articulation du théologique et de l’éthique, qui forme le centre
de gravité des postulats conciliaires comme des débats qui ont
agité notre discipline, en Italie aussi bien qu’ailleurs. Giuseppe
Angelini, de la Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale de
Milan, a apporté une importante contribution au débat italien :
à partir d’une phénoménéologie de l’expérience pratique, il fait
apparaître en elle l’idée de la foi comme « forme de l’action »,
et une intelligence équivalente de la conscience caractérisée
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originellement par une qualité religieuse. Cette foi, avant d’être
adhésion aux contenus d’un credo confessionnel spécifique,
prend la figure anthropologique du crédit accordé à une vérité
précédant et fondant l’action, et demande à être découverte dans
les pratiques effectives de la vie comme orientation sensée per-
mettant d’espérer l’accomplissement de la vie. Un tel gain rend
possible la formation d’un ethos chrétien capable de signifier
efficacement pour aujourd’hui les perspectives ouvertes par la
révélation biblique9. Cette approche de la révélation biblique
ne signifie pas pour autant qu’on puisse se dispenser d’une
enquête sérieuse sur la complexité de l’humain et des formes
de la culture ; et, par ailleurs, la compréhension de l’humain
dans le temps (phénoménologie et herméneutique) n’est pas une
simple propédeutique à ce que l’on peut (directement) tirer de
la foi chrétienne concernant l’action, mais fait partie intégrante
de la clarification des exigences mêmes posées par la foi.
La singularité de l’expérience morale du chrétien, si d’un
côté elle institue le rapport avec l’accomplissement du désir

9. G. Angelini, Teologia morale. Tradizione, Scrittura e teoria, Milan, Glossa, 1999.


Pour une interprétation de la proposition théorique d’Angelini, voir M. Mc KEEVER
— G. QUARANTA, La teologia morale di Giuseppe Angelini, con un saggio di S.
Zamboni, Postfazione di G. Angelini, Bologne, EDB, 2011.

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humain, demande de l’autre à sauvegarder la dissymétrie entre


foi et morale, grâce à laquelle saisir de façon plus précise le
caractère particulier de l’éthique chrétienne. Il vaut la peine à
cet égard de rapporter quelques réflexions de Maurizio Chiodi :
Dans sa structure, la foi chrétienne est irréductible à l’éthique,
en tant qu’elle est adhésion à l’initiative de Dieu qui est sur-­
éthique et surprend toujours l’homme. C’est le méta-­éthique qui
« fonde » l’éthique, non parce qu’il le démontre, mais parce qu’il
institue la possibilité d’une relation nouvelle de l’homme à Dieu
dans l’histoire de Jésus. En ce sens, l’éthique chrétienne est
« théonome ». Ce qui n’amoindrit ni ne nie la responsabilité de
l’homme : c’est la préséance du don […] qui instruit la liberté
du croyant. L’éthique chrétienne n’est donc pas le contraire de
l’autonomie : elle en est la radicalisation, parce que l’appel de
Dieu institue le sujet dans son unicité, dans la réciprocité entre
soi et autrui. En tant qu’elle est obéissance à Dieu et à son action
gratuite qui sauve l’homme, la morale chrétienne est la réponse
autonome par laquelle cette action devient salvatrice pour moi10.
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10. M. Chiodi, Teologia morale fondamentale, Brescia, Queriniana, 2014, p. 550. Cet
essai important est le premier du « Nuovo corso di teologia morale », dirigé par le
même Chiodi et l’auteur de ces lignes ; la parution des volumes suivants est prévue
sur trois ans (2015‑2018). Ils seront consacrés, respectivement (avec l’indication des
auteurs entre parenthèses), à la Teologia morale della vita (M. Chiodi, M. Reichlin),
à la Teologia morale sessuale e familiare (C Zuccaro), à la Teologia morale sociale
— I. Politica (P. D. Guenzi), à la Teologia morale sociale — II. Economia (G. Man-
zone), à l’ensemble Teologia morale e liturgia (G. Quaranta, A. Grillo), à la Teologia
spirituale (E. Bolis). Ce cours verra le jour environ trente ans après un « Cours de
morale » analogue, en cinq volumes, sous la direction de Tullo Goffi et de Giannino
Piana, proposé par l’éditeur Queriniana dans les années 1983‑1986 pour la première
édition, et en 1994 pour l’édition refondue. Chez les spécialistes italiens de la morale
catholique, on voit aussi apparaître une perspective théologico-­fondamentale centrée
sur la catégorie de la filiation et de l’adoption filiale, qui remonte à l’école théolo-
gique du rédemptoriste Réal Tremblay, professeur à l’Accademia Alfonsiana à Rome
(Voir Figli nel Figlio. Una teologia morale fondamentale, a cura di R. Tremblay —
S. Zamboni, Bologne, EDB, 2008). Dans cette perspective, le christocentrisme évident
dans lequel souligner le thème anthropologico-­ théologique de la filiation risque
cependant de ne pas considérer avec pertinence la phénoménologie de l’expé-
rience humaine consistant à être fils, en procédant à un transfert immédiat du sujet
dans le domaine théologique. On peut trouver dans L. Melina — J. Noriega — J. J
Perez-­Soba, Camminare nella luce dell’amore. I fondamenti della morale cristiana,
Sienne, Cantagalli, 2008, une option christocentrique et agapique déclarée, avec une
adhésion particulière au magistère catholique proposé dans Veritatis splendor de
Jean-­Paul II et Deus caritas est de Benoît XVI. On signale la présence, dans le cadre
italien, de la ligne théologico-­morale proposée par la Pontificia Università Gregoriana
d’abord avec Joseph Fuchs (1912‑2005) à partir de 1954, et, à partir de 1970, par
Klaus Demmer (1931‑2014), marquée par la volonté de poursuivre « une pensée
éthico-­anthropologique capable de conjuguer l’autonomie éthique du sujet — c’est-­
à-­dire la tradition éthico-­
rationnelle — et l’horizon salvifique-­existentiel de la foi »
(Voir B. Petra, La teologia morale italiana, 168), en relation, dans la perspective de

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L ’ éthique théologique de langue italienne

L’indispensable clarification introspective de la théologie morale


exige, en outre, une reprise épistémologique et méthodologique
interdisciplinaire de la réflexion, afin notamment d’atteindre une
pratique du dialogue plus affirmée dans « l’activité de théologie
morale ». Voilà ce que laissent apparaître certaines mises au point
nationales récentes proposées par l’ATISM, ou des parcours de
recherche menés dans quelques facultés de théologie italiennes.
Dans cette perspective, il faut signaler les derniers séminaires
ATISM portant respectivement sur le rapport entre théologie
morale et sciences empiriques, théologie spirituelle et théologie
pastorale11. L’attention accordée à la dimension œcuménique et à
la perspective interreligieuse, qui a fait le thème des séminaires
nationaux ATISM de 2007 et de 2009, a permis d’ouvrir des
discussions fécondes sous le signe du dialogue et de la mise
en commun des projets thématiques souhaitée par tous. Cepen-
dant l’impression d’ensemble est celle d’une certaine immaturité
de la part de la théologie morale catholique (mais aussi des
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confessions chrétiennes présentes en Italie) quand il s’agit de
progresser sur ce chemin avec un minimum de conviction12.

Demmer, avec la néo-­scolastique transcendantale de style rahnerien et une attention


correspondante à l’herméneutique. Dans le cadre italien, le travail théologique de
S. Bastianel et de son groupe de recherche se situe en harmonie avec la leçon
de Fuchs, comme en témoignent des publications récentes et importantes, où se
signalent, pour le domaine de la morale fondamentale : D. Abignente, S. Bastianel,
Le vie del bene. Oggettività, storicità, intersoggettività, Trapani, Il pozzo di Giacobbe,
2009 ; Tra possibilità e limiti. Una teologia morale in ricerca, a cura di S. Bastianel,
Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2012 ; D. Abignente, S. Bastianel, Sulla formazione
morale. Soggetti e itinerari, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2013 ; La cura dell’altro.
Studi in onore di Sergio Bastianel sj, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2014. Dans la
perspective d’une reprise de la pensée de Demmer : Pensare l’agire morale. Omag-
gio italiano a un maestro internzionale : Klaus Demmer, a cura di A. Fumagalli et
V. Viva, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2011.
11. Teologia morale e scienze empiriche. Atti del Seminario di studio dell’ATISM (Assisi
4‑8 luglio 2012), a cura di P. Carlotti, P. Benanti, Rome, LAS, 2012 ; Teologia morale
e teologia spirituale. Intersezioni e parellelismi. Atti del Seminario Nazionale dell’ATISM
(Brescia 2‑5 luglio 2013), a cura di A. Fumagalli, Rome, LAS, 2014. On s’est penché
sur la relation morale et pastorale dans le IXe Séminaire National ATISM (Catanzaro,
30 juin – 3 juillet 2015), qui portait sur Teologia morale e teologia pastorale. La dimen-
sione pratica della teologia, dont les actes seront prochainement publiés. Ces sémi-
naires sont liés à la réflexion menée à d’autres moments de discusssion que l’ATISM a
consacrés par le passé au rapport entre morale et Bible (Ve Congrès National, 1972, en
collaboration avec l’Associazione Biblica Italiana), morale et christologie (IXe Congrès
National, 1981), et morale et droit (Xe Congrès National, 1984).
12. « La dimensione ecumenica della teologia morale », VI Seminario Nazionale
ATISM, Bressanone, 9‑13 juillet 2007 ; « La teologia morale e il dialogi intereligioso »,

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

Dimension prospective :
orientations de développement
de la recherche
théologico-m­ orale en italie

Un climat de dialogue renouvelé


Dans l’élan donné également par quelques intuitions fécondes
du pape François, il faut relever un « changement climatique » qui
commence de se faire sentir à l’intérieur de la théologie morale
catholique italienne (d’une façon qui n’est pas sans ressemblance
avec d’autres contextes). Il ne fait aucun doute qu’on sent le
souffle d’un dialogue empreint d’une plus grande liberté de parole
et d’un plus grand respect des interlocuteurs, à la différence d’un
passé récent13. Il convient, à cet égard, de se montrer plus attentif

VII Seminario Nazionale ATISM, Mazara del Vallo, 6‑10 juillet 2009. Les actes de
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ces deux rencontres ne sont malheureusement pas disponibles. On ne manque
pas, bien sûr, de développements prometteurs dans certains centres académiques,
dont l’Istituto di studi ecumenici « San Bernardino » à Venise, où des théologiens
catholiques, réformés et orthodoxes organisent des rencontres importantes. Il est par
ailleurs significatif qu’ait été publié dans la collection « Questioni di etica teologica »
de l’éditeur Cittadella un essai de Sergio Rostagno, professeur émérite à la Facoltà
Valdese di Teologia, sur les développements de l’éthique dans le protestantisme :
S. Rostagno, Etica protestante. Un percorso, Assise (PG), Cittadella, 2008. Les théo-
logiens catholiques italiens, à partir de 1990, ont pu se confronter aux arguments
et aux thèmes de la morale orthodoxe, surtout grâce à la connaissance profonde
et de première main qu’en a Basilio Petra (Tra cielo e terra. Introduzione alla
teologia morale ortodossa contemporanea, Bologne, EDB, 1991). Plus récemment :
B. Petra, L’etica ortodossa. Storia, fonti, identità, Assise (PG), Cittadella, 2010. Petrà
s’est aussi employé à comparer traditions catholique et orthodoxe sur des aspects
spécifiques de l’éthique, en lien surtout avec l’éthique du mariage, le sacerdoce et le
ministère. Simone Morandini s’est penché sur la dimension œcuménique, essentiel-
lement dans le cadre de l’éthique scientifique et de l’éthique écologique. Parmi ses
nombreuses publications, témoignant d’un souci particulier de la question œcumé-
nique : S. Morandini, Da credenti nella globalizzazione. Teologia ed etica in orizzonte
ecumenico, Bologne, EDB, 2008. À côté de ces recherches, il faut aussi rappeler le
retour périodique de la question des instruments philosophiques, et, dans un sens
plus large, de la convergence nécessaire entre philosophie et théologie morale, qu’il
s’agisse de revisiter l’apport de Thomas d’Aquin ou de porter une attention accrue
aux différents courants des éthiques contemporaines. Voir Quale filosofia in teologia
morale ? Problemi, prospettive e proposte, a cura di P. Carlotti, Rome, LAS, 2003. Sur
une reprise de la pensée de Thomas d’Aquin, voir A. Fumagalli, Azione e tempo.
Il dinamismo morale alla luce di Tommaso d’Aquino, Assise (PG), Cittadella, 2002.
13. « Au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour desquelles on recherche
et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses lignes de pensée philosophique,
théologique et pastorale, si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le respect et
dans l’amour, peuvent faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le

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L ’ éthique théologique de langue italienne

à la reprise du rapport entre dimension « charismatique » de la


théologie, contribution absolument essentielle du sensus fidei fide-
lium, et qualité propre de la parole institutionnelle, comme dans
le cas du magistère. Ce qui peut avoir pour conséquence, sur le
versant de la théologie (et des théologiens), « d’inscrire l’annonce
de la foi dans son propre temps, dans sa réactualisation et sa
recompréhension selon les différentes catégories culturelles, sous
peine de son exil de la “culture” ». Cette tâche, en effet, semble
correspondre, de prime abord, non pas au magistère, appelé à
l’exercice de la « parole moyenne » garantissant une communica-
tion et un partage inclusifs (catholique, en ce sens) entre tous
les sujets ecclésiaux, mais à la théologie14.

Une « hiérarchie de la vérité », y compris


dans le cadre moral.
Une seconde opération, tout aussi nécessaire (et par certains
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côtés autorisée par le magistère du pape lui-­même), consiste à
définir une « hiérarchie de la vérité » plus explicite (Voir Unitatis
redintegratio 11), y compris dans le cadre moral, avec l’expli-
citation critique et réfléchie qui s’ensuit de la cohérence rigou-
reuse des passages entre contenus kérygmatiques (ou structurant
l’ethos chrétien) et prescriptions normatives particulières, dans
une oscillation incessante entre ces deux polarités, aussi bien
en vue d’une soudure plus solide entre certaines affirmations
pratiques (y compris « traditionnelles ») et le message fondamental
de l’Évangile, que d’une révision, notamment conceptuelle, de
certaines normes particulières héritées du passé15.

très riche trésor de la Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue
par tous sans nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité
est que cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la
richesse inépuisable de l’Évangile » (Pape François, Evangelii gaudium, 40).
14. Chiodi, Morale fondamentale, 351. Anticipant, dirait-­on, les indications du pape
François, l’ATISM a consacré son congrès de 2014 à la question magistère-­ sensus
fidei fidelium. Le congrès s’est tenu à Agrigente du 2 au 5 juillet 2014 sous le titre :
« La dimensione ecclesiale della morale tra magistero e sensus fidelium ». Les actes
en paraîtront prochainement.
15. Pape François, Evangelii gaudium, 43 : « Dans son constant discernement, l’Église
peut aussi arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés
au cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours
de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur message
n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux, cependant
maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de l’Évangile.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

Synergies transdisciplinaires pour repenser le caractère


unitaire de la théologie.
Une perspective particulière de recherche, encore ouverte à
l’heure actuelle, est la convergence thématique et argumentative
entre la morale fondamentale et la théologie fondamentale, objet de
quelques essais intéressants, en attendant des approfondissements
plus nets. Ce mouvement qui se fait dans la conscience de soi et
la compréhension de la forme du discours théologico-­moral dans le
système plus vaste et articulé des savoirs, devra se montrer décisif
à l’avenir si l’on veut dépasser non seulement la ghettoïsation de
la théologie par rapport à la culture contemporaine, mais aussi la
fragmentation du savoir théologique tout court et, en particulier, à
l’intérieur de l’éthique chrétienne elle-­même. Ces dernières années,
la tendance à la spécialisation chez les théologiens moraux s’est
encore accentuée, prenant la forme de compétences spécifiques
qui ont contribué, en dépit de leur rôle nécessaire à la compré-
hension des questions, au fractionnement du discours propre de
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la discipline et à un processus d’élaboration « par compartiments
étanches ». Le cas de la bioéthique est sans doute le plus net,

N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes ou des
préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres époques, mais
qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie ». Cette indication
présuppose aussi, du moins pour le cadre italien, de nourrir des études et des
monographies portant sur l’histoire de la morale catholique. C’est un domaine peu
fréquenté des spécialistes de la discipline. Il est plutôt exploré à l’intérieur des dis-
ciplines formellement historiques par des spécialistes non théologiens. La recherche
historique a tendance à être négligée dans le milieu théologique italien par rapport
à la nécessité de fournir des synthèses et des manuels soutenant directement l’ensei-
gnement, ou des approfondissements thématiques plus en rapport avec l’actualité
immédiate des problématiques. Parmi les travaux de langue italienne, on voit se
manifester un intérêt particulier pour la dimension historique de l’éthique dans les
essais d’Alberto Bondolfi, directeur depuis 2012 du Centro per le scienze religiose
de la Fondazione Bruno Kessler à Trente. Le public italien dispose depuis peu de
temps d’un instrument de base dans R. Gerardi, Storia della Morale. Interpretazioni
teologiche dell’esperienza cristiana. Periodi e correnti, autori e opere, Bologne, EDB,
2003. Angelini, Teologia morale fondamentale, 55‑237, et Chiodi, Teologia morale
fondamentale, 72‑208, accordent une grande attention au moment historique. Parmi
quelques monographies récentes de théologie morale de tonalité historique, signa-
lons L. Testa, La questione della coscienza erronea. Indagine storica e ripresa critica
del problema della sua autorità, Milan, Glossa, 2006, et — qu’il me soit permis d’y
faire référence — P. D. Guenzi, Inter ipsos graviores Antiprobabilistas. L’opera di
Paolo Rufi (1731ca.-­ 1811) nello specchio delle dispute teologico-­ morali del secolo
XVIII, Cantalupa (Torino), Effatà, 2013. Le texte étudie un milieu, le Piémont et la
Faculté de théologie de Turin, fortement attiré par le climat culturel du rigorisme
éthique et du jansénisme français des xviie et xviiie siècles.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

mais ce qui saute aussi aux yeux, c’est un manque de lien entre
la pensée du fondement et l’articulation des différents horizons
problématiques assignés à la morale « spéciale ».
Je suis convaincu que le terrain le plus prometteur pour apporter
de l’unité à l’intérieur du savoir théologique se trouve aujourd’hui
dans une réflexion plus mûre sur la relation entre théologie morale
et théologie fondamentale, avec la reprise à nouveaux frais de
la vexata questio du rapport entre foi et morale. L’élan semble
venir avec le plus d’évidence de certaines réflexions élaborées
à l’intérieur de la théologie fondamentale (Theobald, Verweyen,
Sequeri et d’autres), même si l’on peut trouver des intuitions de
valeur chez certains représentants de premier plan de la morale
catholique internationale et italienne16. À cet égard, le risque pos-
sible de reformulation d’une théologie (et, en particulier, d’une
éthique chrétienne) du duplex ordo, l’ordre « naturel » et l’ordre
« surnaturel », défaut déjà identifié dans les manuels post-­tridentins
et plus généralement dans la (néo-­ ) scolastique du xixe siècle,
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16. M. Chiodi, « Teologia fondamentale e teologia morale fondamentale : le ragioni
del confronto e il confronto delle ragioni », Archivio Teologico Torinese, 20 (2014),
104‑119, avec renvoi à la théologie d’A. Bertuletti (Dio il mistero dell’Unico, Bres-
cia, Queriniana, 2014) et de M. EPIS (Teologia fondamentale, Brescia, Queriniana,
2009). A. Bonandi, « Essere donato, donare, agire. Incroci e intrecci tra teologia
fondamentale e teologia morale fondamentale », Archivio Teologico Torinese, 21
(2015), en cours de publication, avec une comparaison entre les propositions
théologico-­morales de Klaus Demmer et de Giuseppe Angelini et celles des théolo-
giens fondamentaux Hansjürgen Verweyen et Ghislain Lafont. Sur Verweyen, dans
la perspective d’une comparaison avec la morale fondamentale, voir F. Ceragioli,
« La coscienza riconosciuta e riconoscente. Sul rapporto tra teologia fondamentale e
teologia morale fondamentale in dialogo con il pensiero di H. Verweyen », Archi-
vio Teologico Torinese, 20 (2014), 66‑84. Il existe aussi une comparaison avec la
pensée de Christoph Theobald, surtout à partir de son ouvrage Le christianisme
comme style : voir M. Quirico, « Il pane per abitare il mondo. Briciole dalla teo-
logia di Christoph Theobald », Archivio Teologico Torinese, 20 (2014), 83‑103, et,
sous l’angle éthique, en référence à la lecture de Theobald de la « règle d’or » ainsi
qu’en dialogue avec P. Ricœur : P. D. Guenzi, « La “regola d’oro” : riconoscimento
di sé e sollecitudine per l’altro », dans La cura dell’altro. Studi in onore di Sergo
Bastianel sj, a cura di D. Abignente, G. Parnofiello, Trapani, Il pozzo di Giacobbe,
2014, 119‑147. Le théologien fondamental Pier Angelo Sequeri, actuel doyen de
la Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale (Milan), a apporté une contribution
décisive à cet égard. On a repensé à l’intérieur d’une théorie de la foi et de la
conscience croyante certaines modalités éthiques fondatrices, avec une forte suture
anthropologique et théologique, dans lesquelles on note l’importance prise par
la question de la liberté (Voir P. A. Sequeri, Il Dio affidabile. Saggio di teologia
fondamentale, Brescia, Queriniana, 1996 ; Id., L’idea della fede. Trattato di teologia
fondamentale, Milan, Glossa, 2002). Sequeri est intervenu aussi à maintes reprises
sur des questions éthiques, comme en témoigne le nombre important de ses essais.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

s’est de fait, plus que dissipé, reproduit dans la dispute qui a fait
suite à Vatican II entre éthique autonome et éthique de la foi.
À ce sujet, les réflexions de Maurizio Chiodi sont éclairantes :
Les auteurs qui soutiennent une théologie morale « autonome »,
dans laquelle les normes coïncident avec celles de la raison, tout
comme ceux qui proposent une éthique de la foi, sans laquelle la
morale chrétienne perdrait sa spécificité, supposent le dualisme
entre vérités de raison et vérités de foi, les premiers finissant par
absorber les unes (foi) dans les autres (raison), et les seconds
par séparer les deux ordres de vérités, tombant dans un fidéisme
inacceptable. La solution de l’interminable controverse exige de
dépasser le présupposé qui en est à l’origine.
Tâche rendue plus ardue par le passage de la réflexion théo-
logique fondamentale à la réflexion morale, d’une part à cause
de la confrontation nécessaire que celle-­ci est appelée à subir
dans un contexte pluriel de perspectives éthiques, et d’autre
part en ceci que s’impose à la théologie morale — fidèle à sa
propre tradition — de penser aussi l’universalité de la morale.
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S’ouvre à ce sujet un espace de réflexion pour la théologie
catholique permettant de reformuler l’« universalité de la morale
en des termes différents de sa réduction à une norme rationnelle
immuable », même si, jusqu’à aujourd’hui, cette tentative a été
« regardée avec soupçon comme l’antichambre de la chute dans
le culturalisme et le relativisme17 ».
Inutile de redire que cet effort de pensée doit permettre de
redonner une plus grande unité à la théologie morale non seulement
dans son cadre général, mais dans l’articulation de ses niveaux de
réflexion personnelle (conscience), intersubjectif (monde des liens
et des relations) et social (bien personnel et bien commun), et
donc en lien avec les différents chapitres de l’éthique appliquée.

Redessiner les trajectoires de l’éthique appliquée.

Morale de l’affectivité, de la sexualité, de la conjugalité


et de la vie : redonner sa centralité au logos (sens)
de l’éthique chrétienne
Il faut prendre en compte l’assimilation rapide, au niveau du
« sentiment commun », de styles de vie et de comportements s’éloi-
gnant des prescriptions normatives proposées par le m ­ agistère

17. M. Chiodi, Teologia fondamentale e teologia morale fondamentale, p. 106.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

catholique, assimilation particulièrement perceptible dans le


domaine de la sexualité, de la vie affective et familiale, mais
aussi dans l’ordre des indications mêmes liées à la bioéthique.
Plus qu’un simple relevé de la zone de désaccord à l’intérieur de
la communauté chrétienne, le phénomène met en jeu la qualité
de la parole issue du magistère catholique. On a l’impression,
à cet égard, qu’on a progressivement et unilatéralement mis
l’accent, au moins jusqu’au pontificat de Benoît XVI, sur le
code normatif, pris par la suite dans une déclinaison ramifiée
de l’impératif moral à l’intérieur de situations toujours nouvelles
liées au développement des connaissances scientifiques et des
applications technologiques. On voit cette démarche se déployer
clairement dans le document issu de la Congrégation pour la
Doctrine de la foi, l’instruction Dignitatis personae de 2009,
servant de mise à jour de la première prise de position impor-
tante, vingt ans auparavant, en matière de procréation assistée,
Donum vitae (1987), à la lumière de l’encyclique Evangelium
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vitae (1995) de Jean-­ Paul II. Presque absente de l’instruction
de 2009, l’attention à une réflexion fondatrice, d’ordre essen-
tiellement théologique, tandis que le plan du discours cherche
une démarche réglée avant tout sur des « arguments de raison »
partageables, sur des « valeurs non négociables », avec l’appli-
cation constante des affirmations normatives aux nouveaux
« cas ». Ainsi agencé, le document du Vatican ne contribue pas
le moins du monde à relancer la réflexion ni la confrontation
avec d’autres perspectives de pensée. Il semble plutôt renforcer
le sentiment d’un écart inévitable, impossible à combler, entre
la morale « catholique » et la morale « laïque », particulièrement
sensible dans le contexte italien18. On ne devait évidemment

18. Pour un examen critique, dans le domaine « laïque », assez respectueux de l’ap-
port des éthiciens catholiques et de la forme argumentative du magistère, voir G.
Fornero, Bioetica cattolica e bioetica laica, Milan, Bruno Mondadori, 2005 ; Id., Lai-
cità debole e laicità forte. Il contributo della bioetica al dibattito sulla laicità, Milan,
Bruno Mondadori, 2008. Une reconstruction dans une perspective de confrontation
(mais attentive à certaines voix de l’éthique « catholique ») dans G. Fornero, M. Mori,
Laici e cattolici in bioetica : storia e teoria di un confronto, Florence, Le Lettere,
2012. Il faut reconnaître qu’à la différence d’autres contextes (je pense à la France
et à l’Allemagne), la polarisation des fronts (exprimée dans le contexte italien, au
prix d’une simplification aussi évidente que grossière entre la « sacralité de la vie »
du côté catholique et la « qualité de la vie » du côté laïque) n’a pas permis l’émer-
gence d’une conflictualité idéologique indépassable, avec des résultats incohérents
dans le domaine culturel et, ce qui est plus préoccupant, dans la mise à jour de

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

pas s’attendre à des ouvertures vis-­ à-­


vis de la précision dont
font clairement preuve les éléments définis dans Donum vitae,
mais plutôt à la mise en place d’un discours qui pût introduire
à une nouvelle forme de réflexion visant essentiellement à expli-
citer le logos, c’est-­à-­dire le sens des événements humains liés
aux pratiques rendues disponibles par les développements des
technosciences, par rapport à une simple répétition du nomos.
Cela dans la conviction que tout bon discours normatif, même
le plus raffiné tenu sur les questions bioéthiques, doit sans cesse
relier des situations extrêmement sophistiquées, comme le sont
celles créées par les possibilités qu’ouvre le développement de
la science, à l’évidence du « monde de la vie », en ramenant
au niveau phénoménologique et existentiel ce qui, à travers
le langage et l’opération technique, est inévitablement compris
à l’intérieur des paramètres d’une rationalité et d’une valeur
opérationnelle spécifiques. Un bon apport à une éthique théo-
logique dépend alors de la capacité à redonner de la vigueur
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à un discours qui sache dire ou esquisser le sens fécond des
événements humains inévitablement attachés désormais à la
modification technologique de la vie : cette évidence originaire
de sens qui demande à être exprimée de façon nouvelle pour
ne pas disparaître, et que l’on doit retrouver et protéger dans
la logique et la pratique de la raison technoscientifique19. En
somme, grâce à la sagesse atteignable par les Écritures judéo-­
chrétiennes, il est possible d’introduire jusque dans le débat
politique, de façon plus affirmée, des parcours de « signification »
de la vie humaine qui apparaissent aujourd’hui nécessaires et
préalables à tout effort de « normation »20.

la législation italienne sur des sujets éthiquement sensibles comme la procréation


assistée et la fin de vie.
19. On trouve une ébauche d’effort en ce sens, à partir de la réflexion épistémolo-
gique de E. Agazzi, dans P. D. Guenzi, « Appunti per un ripensamento della categoria
di limite alla luce del pensiero di Evandro Agazzi », dans Quale uomo per quale cura ?
Argomenti per una clinica etica, a cura di A. Filiberti, Milan, Franco Angeli, 2005,
p.119‑142. Sur la question, pour une réflexion introductive dans le cadre culturel
italien : G. Manzone, La tecnologia dal volto umano, Brescia, Queriniana, 2004.
20. L’intérêt pour une reprise de la réflexion sur la bioétique qui soit aussi sou-
cieuse de l’horizon interdisciplinaire et des pluralités d’approches philosophiques
et théologiques est documenté dans le Congrès National ATISM de 2004 : La casa
della vita, a cura di R. Altobelli, S. Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo,
2006. Parmi les résultats de la recherche italienne dans le domaine bioétique, on
signale : M. Chiodi, Etica della vita. Le sfide della pratica e le questioni teoriche,

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L ’ éthique théologique de langue italienne

On peut rencontrer une intolérance analogue à l’égard de


l’importance accordée au strict code normatif dans la réflexion
éthique sur la vie affective et sexuelle, comme sur la conjuga-
lité. Le message néotestamentaire, tout comme celui de l’Ancien
Testament, a subi l’effet d’une accentuation interprétative selon
le langage du nomos, soucieuse de mettre en évidence des
prescriptions morales spécifiques présentes dans la Révélation.
La textualité biblique semble ainsi soumise à la quête d’un
cadre normatif visant à répéter la forme unique et indissoluble
du mariage chrétien et à souligner la genèse de préceptes
spécifiques touchant à la sexualité et la censure des compor-
tements s’éloignant de l’ordre moral naturel. Cette clef d’accès
est assurément d’une pertinence indéniable et revendique son
importance décisive, surtout si l’on s’efforce de situer les thèses
normatives à l’intérieur des directions théologiques plus vastes
à partir desquelles chacune des propositions trouve son point
de départ et sa justification ; mais elle ne peut pas être la
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seule, surtout si l’inscription dans le schéma du nomos court
le risque de discréditer une autre modalité de lecture capable
de faire émerger le logos sous-­ jacent aux textes et de forger
un ethos caractérisant le style chrétien de vie dans les relations
intersubjectives de type affectif et sexuel. Ainsi, à côté des
réflexions les plus solides sur la réciprocité, sur la valeur per-
sonnelle qui ne doit pas être humiliée dans la relation sexuelle,
sur le renforcement dans le temps de la vérité de l’union des
personnes, qui marquent autant de dimensions profondes de
l’éthique chrétienne, il faut ajouter, même si cette perspective
est moins suivie dans la recherche italienne sur le sujet, l’apport

Milan, Glossa, 2006 ; S. Leone, Nuovo manuale di bioetica, Rome, Città Nuova,
2007. Beaucoup de moralistes et de bioéthiciens italiens ont contribué à l’important
Nuovo Dizionario di Bioetica, a cura di S. Leone, S. Privitera, Rome-­Arcireale (CT),
Città Nuova-­Istituto Siciliano di Bioetica, 2004. La réflexion éthique sur les systèmes
des technosciences, et dans un sens plus global, sur les délicates problématiques
anthropologiques et morales soulevées par le développement des neurosciences ou
de la modification technologique de la vie, semble en pleine expansion. Sur cette
question, dans le cadre italien, on signale la réflexion de Paolo Benanti, professeur
de théologie morale à la Pontificia Università Gregoriana à Rome : P. BENANTI, The
cyborg. Corpo e corporeità nell’epoca del post-­umano, Assise (PG), Cittadella, 2012.
Sur les neurosciences et leurs implications éthiques, dans une perspective interdis-
ciplinaire, voir Neuroscienze e comportamento umano, a cura di L. Renna, Rome,
Vivere in, 2006 ; Neuroscienze e persona : interrogativi e percorsi etici, a cura di L.
Renna, Bologne, EDB, 2010.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

décisif fourni par les textes néotestamentaires au dépassement


du sexisme et d’une culture diffuse fondée sur le système du
pouvoir patriarcal, afin de mettre en évidence la liberté des
personnes en donnant corps à la vérité de leur relation, avec
l’attitude critique qui s’ensuit à l’endroit de toute expression qui,
au nom du sexe, entraîne une discrimination touchant l’identité
et la pleine subjectivité de chacun21.

21. Pour cette perspective, voir P. D. Guenzi, Sesso / genere. Oltre l’alternativa, Assise
(PG), Cittadella, 2011. Il faut signaler une certaine réticence de l’ATISM, déjà sensible
dans les années ayant immédiatement suivi Humanae vitae, à l’idée d’aborder les
questions de l’éthique affective et sexuelle, même en lien avec l’alignement problé-
matique de la réflexion théologico-­morale sur les positions normatives du magistère
catholique. À l’exception de quelques communications sporadiques, il n’y a pas eu
pendant les cinquante ans de vie de l’Association de congrès expressément consacré
à ce sujet. La recherche italienne, en tout cas, a produit des textes significatifs ; on
peut signaler parmi les plus récents : G. Dianin, Matrimonio, sessualità, fecondità.
Corso di morale familiare, Padoue, EMP, 2008 ; M. P. Faggioni, Sessualità matrimonio
famiglia, Bologne, EDB, 2010 : L’enigma corporeità : sessualità e religione, a cura di
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A. Autiero, S. Knauss, Bologne, EDB, 2010 ; S. Leone, Sessualità e persona. Un’etica
sessuale tra memoria e profezia, Bologne, EDB, 2012 ; G. PIANA, In novità di vita.
II – Morale della persona e della vita, Assise (PG), Cittadella, 2014 (le manuel unit
le traitement de l’éthique sexuelle et de la bioéthique) ; A. Fumagalli, Il tesoro e la
creta. La sfida sul matrimonio dei cristiani, Milan, Queriniana, 2014 ; M. M. Lintner,
La riscoperta dell’eros. Chiesa, sessualità e relazioni umane, Bologne, EDB, 2015. On
trouve bilans et réflexions dans A. Fumagalli, « L’etica sessuale cristiana al volgere
del millenio », La Scuola Cattolica, 53 (2003), 101‑133 ; E. Chiavacci, « Sulla morale
sessuale », Rivista di teologia morale, 41, 2009, p. 53‑66 ; G. Mazzocato, « Ermeneutica
del senso, simbolica delle condotte, empiriche del corpo. Considerazioni sul trattato
di morale sessuale », Teologia, 34 (2009), p. 223‑250. Ces cinq dernières années,
la réflexion sur la problématique du gender sex s’est développée, mais avec une
certaine domination, dans le cadre italien, de la ligne apologétique au détriment de
l’approche critico-­ réflexive. La Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale de Milan
a présenté d’importantes réflexions sur le sujet réunies dans le recueil Maschio e
femmina li creò, Milan, Glossa, 2008 (voir, en particulier, G. Angelini, « Passaggio
al postmoderno. Il gender in questione », 263‑296). Plus récemment, et en lien avec
le double synode des évêques de l’Église catholique (2014‑2015), on a repris, dans
une perspective interdisciplinaire, la question de l’éthique du mariage, en relation
étroite avec les questions liées à l’indissolubilité du pacte matrimonial, la révision
de la doctrine sur la contraception, la situation dans l’Église des divorcés remariés,
les personnes homosexuelles. À l’intérieur d’un débat encore en cours, on signale,
à titre de témoignage d’un intérêt précoce pour cette problématique : B. Petra, Il
matrimonio può morire. Studi sulla pastorale dei divorziati risposati, Bologne, EDB,
1995. Basilio Petrà est intervenu à maintes reprises sur la question en l’espace de
vingt ans, précisant et défendant son option théologico-­ pastorale. Pour l’une de
ses contributions récentes, voir « Per tutti i giorni della mia vita ». L’indissolubilità
tra realtà e retorica, Assise (PG), Cittadella, 2015. Indiquons, en raison aussi bien
de l’importance de l’organisme promoteur, le Conseil Pontifical pour la Famille :
A. Bozzolo – M. Chiodi – G. Dianin – P. Sequeri – M. Tinti, Famiglia e Chiesa,
un legame indissolubile. Contributo interdisciplinare per l’approfondimento sinodale,

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L ’ éthique théologique de langue italienne

Cette opération correspond sans aucun doute au code ori-


ginel du discours théologique lui-­même, et donc typiquement
chrétien, là où il n’est pas soumis immédiatement à l’urgence
presque angoissée de remplir un vide législatif, auquel il faut
répondre de toute façon. Une réflexion devient nécessaire, qui
cherche à emprunter avec plus d’évidence le long chemin d’un
ancrage plus pondéré et profond du nomos au logos. Cela pour
permettre à la théologie d’être une parole critique, donc éclai-
rante et pas seulement porteuse de jugements, c’est-­à-­dire encore
capable d’un déplacement par rapport à la culture ambiante,
afin d’introduire un autre point de vue qui puisse permettre
de saisir plus profondément ce qui peut courir le risque d’être
étouffé par la reprise incessante de discours bien connus et
inévitablement pré-­compris. L’accès à la norme doit se faire à
partir des formes effectives des mœurs et de la culture (ethos),
même si le logos qui les fonde, et qui leur confère donc une
force expressive particulière, dépasse les évidences reçues par
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toute interprétation culturelle. Le lien à rendre plus visible entre
logos et nomos, devant le risque possible d’insistance sur la
dimension normative, semble non seulement un service utile
de type sapientiel et réflexif, mais parvient à interpréter avec
une plus grande fidélité l’attention du discours théologique à
ses sources spécifiques, par un acte de lecture de la Parole de
Dieu capable d’en respecter le caractère profond.
Le cadre social, politique et économique :
redéfinir le lien social
La reprise de la « doctrine sociale de l’Église », emblématique-
ment résumée dans le Compendium du Vatican de 2004, semble
avoir dissuadé les théologiens moraux italiens de repenser plus
globalement l’expérience sociale à travers les instruments et la
méthodologie de la recherche théologique, qui assument « en
propre la tâche d’une réflexion fondamentale sur la vie civile dans
l’horizon du savoir critique d’une théologie chrétienne », favorisant

Città del Vaticano, LEV, 2015. Le volume accorde une attention particulière à Huma-
nae vitae et à ses problématiques théologico-­morales, sans en dissimuler les éléments
critiques. À cet égard, l’embarras et l’esquive de nombreux pasteurs (et théologiens)
devant une pratique généralisée de beaucoup d’époux chrétiens très éloignée des
prescriptions de l’encyclique traduit un écart très net entre théorie et pratique et
une sorte de « double vérité morale », l’une objective et l’autre subjective, qui exige
un approfondissement résolu de la réflexion.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

plutôt la divulgation, même dans l’enseignement académique, de


la synthèse compacte et articulée des principes et des critères
de jugements apparus dans le magistère des pontifes depuis
les débuts de la « question sociale » à l’époque contemporaine22.
Bien que la recherche italienne dans ce domaine ait enregistré
une baisse du nombre des chercheurs (et une baisse d’intérêt
chez les nouvelles générations de théologiens), l’élan donné
par l’apport décisif de Benoît XVI avec l’encyclique Caritas in
veritate, et, plus récemment, de François avec Evangelii gaudium
et Laudato si’, permet d’identifier la tâche de repenser le sens
du lien social en recentrant mieux, sous l’angle théologique,
les questions proposées, et, aussi, une plus grande autonomie
par rapport à la simple répétition des thèmes et des évalua-
tions présents dans la production du magistère catholique sur
la « doctrine sociale de l’Église23 ».
Il faut signaler en ce sens la tension présente dans le débat
culturel actuel entre les « raisons » (règles) du vivre ensemble
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et les « motifs » (fondements) à la base de l’entreprise sociale.
Les raisons tendent à être justifiées à travers un agencement
plausible de convergences et d’équilibres, dans la conscience,
cependant, de leur contingence et donc d’une révision inces-

22. Voir Conseil Pontifical de la Justice et de la Paix, Compendio della Dottrina


sociale della Chiesa, Città del Vaticano, Liberia Editrice Vaticana, 2004. On trouve un
brillant examen de l’état de la discipline dans A. Bonandi, « Percorsi e prospettive
della morale sociale. Tra dottrina sociale della Chiesa e teologia morale sociale, tra
norma del bene e legge civile », Teologia, 26 (2001), p. 406‑420 (la citation précédente
est tirée de cette contribution, p. 410). Une réflexion nouvelle et particulièrement
intéressante sur le traitement académique de la question dans A. Bonandi, « Per la
costruzione del corso di teologia morale sociale », Teologia, 40 (2015), p. 94‑112. Il
faut cependant reconnaître que la morale sociale constitue encore un chantier très
pauvre de la recherche italienne, surtout dans le domaine de l’éthique économique
et de l’éthique politique.
23. Voir P. D. Guenzi, « Aspetti del legame sociale nel magistero di Benedetto XVI »,
Teologia, 39 (2014), 102‑115 ; Id., « Il trattato di “Teologia morale sociale” : elementi
per una analisi », Teologia, 40 (2015), p. 84‑93. Au nombre des exposés les plus
convaincants d’éthique chrétienne sociale de ces dix dernières années, signalons G.
Manzone, Una comunità di libertà. Introduzione alla teologia sociale, Padoue, Mes-
saggero, 2008 ; S. Bastianel, Moralità personale nella storia. Temi di morale sociale,
Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2011 ; G. Piana, In novità di vita. III – Morale socioe-
conomica e politica, Assise, Cittadella, 2013. Une orientation de la réflexion particu-
lièrement significative consiste à interroger à nouveau sous l’angle social la relation
entre charité et justice, en valorisant la catégorie du don. Parmi les contributions les
plus solides à ce sujet, M. Chiodi, Amore, dono e giustizia. Teologia e filosofia sulla
traccia del pensiero di P. Ricœur, Milan, Glossa, 2011.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

sante, sans déboucher pour autant sur la reprise des fonde-


ments motivationnels qui soutiennent les pratiques communes
de vie. Le destin du lien social dans la modernité se trouve
immédiatement lié à l’incertitude affectant un ethos com-
mun, face aux pluralités autoréférentielles indépassables des
formes de vie, et, de façon plus criante, de la désorientation
accompagnant le vœu d’une éthique publique ayant à cœur
de dépasser le simple processus consensuel de production
normative ou l’optimisation stratégique (encore que nécessaire)
des institutions selon le critère de l’efficacité. La justice elle-­
même en souffre in primis, contrainte qu’elle est de souligner
dans le dialogue public la dynamique de revendication et de
légitimation des droits individuels, au détriment de l’aspect
plus originaire de reconnaissance mutuelle des personnes, ou
montrant qu’elle cherche des formules (fussent-­ elles hono-
rables) de commutation ou de distribution des bénéfices et
des intérêts. On voit paraître, en outre, une idée étroite de
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liberté, oscillant au niveau psychologico-­ existentiel entre la
suspension indéterminée des possibles et, dans l’ordre civil
et politique, la priorité de l’auto-­ détermination d’un sujet
considéré abstraitement comme décidant de lui-­même en toute
lucidité et en toute raison. Plus profondément, l’affaiblissement
du lien social finit par atteindre « la sphère de la vérité de
l’être-­
humain qui apparaît comme le lieu synthétique de la
qualité humaine : celle qui précisément doit être protégée
comme bien commun 24 ». La « raison » elle-­même paraît fina-
lement en difficulté, tentée par la logique technoscientifique
de proposer de façon totalisante l’explication du monde et
la modalité d’interaction avec la réalité.

24. P. A. Sequeri, L’umano alla prova. Soggetto, identità, limite, Milan, Vita e Pen-
siero, 2002, p. 27. Pour une réflexion à nouveaux frais sur l’idée de bien commun
(attentive à la question écologique et à la protection partagée des « biens communs »),
voir Carità e giustizia per il bene comune, a cura di P. D. Guenzi, Rome, Edizioni
CVS, 2011 (le volume réunit les actes du XIIe Congrès National de l’ATISM, Pescara,
8‑11 septembre 2008) ; Id., « Ricercare il bene comune. Prospettive teologico-­morali
per definire il contributo della comunità cristiana », Archivio teologico torinese, 14
(2008), p. 423‑452 ; Id., « Custodire la terra per il bene comune », dans Ufficio nazio-
nale per i problemi sociali e il lavoro della CEI – Servizio nazionale per il progetto
culturale della CEI, Custodire il creato. Teologia, etica e pastorale, Bologne, EDB,
2013, p.123‑159 ; Id., « Bene comune e/o beni comuni ? », dans Bene comune beni
comuni. Un dialogo tra teologia e filosofia, a cura di S. Morandini, Padoue, Messag-
gero, 2015, p. 45‑99.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

La forme féconde du lien social ne vit pas seulement de


grandes perspectives généralisantes, même si elle a besoin d’elles
pour éviter de se réduire à un pur technicisme d’optimisation
entrepreneuriale des relations entre associés. La qualité du lien
vit de la capacité à honorer le pacte qui nous unit, à travers
une pratique inclusive, vis-­à-­vis surtout de ceux qui, en raison
de leur faiblesse et de leur fragilité, de leur « inutilité » apparente
à l’aune du protocole rigide de la logique économique, courent
le danger d’être les victimes désignées de la mécanique sociale
immunisante25.
Un chemin qui semble avoir été suggéré par le pape François
dans Evangelii gaudium (2013) et développé à titre d’application
dans le domaine écologique avec l’encyclique Laudato si’ (2015),
et qui ouvre des perspectives prometteuses pour la « doctrine
sociale de l’Église » elle-­
même. D’après le souverain pontife
actuel, la rencontre entre la force du principe et les capacités
à prendre des décisions concrètes qui en permettent la lisibilité
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dans le présent est d’une importance fondamentale, « pour que
les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications
générales qui n’interpellent personne » (§ 182). L’engagement de
la réflexion théologique sur le social n’est pas une fin en soi, et
ne se développe pas dans un « lieu protégé » des provocations
urgentes et profondes qui traversent la société contemporaine.
Il faut une recherche de sens et de motivations pour vivre et
œuvrer ensemble, sans manquer au devoir effectif de l’éthique
de permettre une interprétation de la réalité capable d’orienter
les pratiques sociales et d’influencer efficacement les compor-
tements établis privés de conscience critique. Sans idéalisations
ni projets utopiques, mais avec un amour profond de la réalité
et une adhésion à celle-­ci, comme le rappelle encore le pape

25. On peut situer sur cet horizon la recherche des théologiens italiens sur l’éthique
de l’environnement, avec un parcours de réflexion important partagé à la fois par
l’ATISM et l’Ufficio per i problemi sociali de la Conférence Épiscopale Italienne, à
travers des séminaires spécialisés et des moments de rencontre. Certaines contribu-
tions ont été recueillies dans le volume déjà mentionné, Custodire il creato. Teologia,
etica e pastorale (2013). La recherche se poursuivra, à partir de l’encyclique Laudato
si’ du pape François, dès 2016. Un autre centre d’intérêt ayant récemment impliqué
l’ATISM a été la culture de la légalité, face aux phénomènes flagrants de corruption
publique ; le XIVe Congrès National (Lecce, 4‑7 juillet 2012), sur « Egalité et éthique
publique », lui a été consacré. Les actes du colloque seront publiés chez Cittadella
à l’automne 2015.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

François : « l’idée – les élaborations conceptuelles – est fonction


de la perception, de la compréhension et de la conduite de la
réalité. L’idée déconnectée de la réalité est à l’origine des idéa-
lismes et des nominalismes inefficaces, qui, au mieux, classifient
et définissent, mais n’impliquent pas. Ce qui implique, c’est la
réalité éclairée par le raisonnement » (§ 232).
Conclusion : apologie en faveur d’une théologie morale
« narrative ».
L’épilogue de ce long regard jeté sur « l’état des lieux » de la
théologie morale en Italie identifiera pour finir un champ pro-
metteur pour ses recherches dans le retour de la « casuistique ».
La réhabilitation de l’irremplaçable moment casuistique, dépouillé
des naïvetés du passé, constitue une perspective d’un très grand
intérêt si l’on veut évaluer la cohérence intrinsèque de l’action
concrète avec l’horizon méta-­éthique et normogénétique. Dans
cette perspective, il ne faut pas comprendre la casuistique seu-
lement comme un point d’arrivée de la dynamique d’évaluation
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se penchant sur une situation donnée, mais comme un moment
génétique de la normativité elle-­même et de son processus évo-
lutif. Si l’on peut penser à la configuration du cas par analogie
avec la jurisprudence comme vérification et application d’une
norme pré-­formulée, il ne faut pas oublier pour autant que la
norme particulière elle-­même, dans sa genèse, est à considérer
comme le fruit d’une « casuistique réussie », pour reprendre l’heu-
reuse formule de Klaus Demmer, c’est-­à-­dire d’une casuistique
qui a su interpréter convenablement sous l’angle du jugement
moral les faits qui se présentaient historiquement au jugement
moral, notamment à travers le perfectionnement des aspects
argumentatifs à la base de l’évaluation de certaines situations
conflictuelles, rendant par la suite nécessaire une appréciation
de la capacité interprétative effective de la loi morale dans la
situation concrète26.

26. On trouve une contribution à la réflexion particulièrement brillante à cet égard


et attentive à la leçon de Bruno Schueller, Die Begründung sittlicher Urteile. Typen
etischer Argumentation in der Moraltheologie, 1973 et 1987), Ed. Salvatore Privitera
(1944‑2004). Il faut signaler de lui, outre ses précieuses contributions au domaine de
la bioéthique, sa morale fondamentale : S. Privitera, Il volto morale dell’uomo. Avvio
allo studio dell’etica filosofica e teologica, Palerme, EDI OFTES, 1991. Sa perspective
a été développée de façon originale par Pietro Cognato, de la Facoltà Teologica de
Palerme. Voir P. Cognato, « “Bonum esse”. La teologia morale tra “casi” e “metodo” e

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N° 291

On ne peut nier la dimension de curiositas qui, depuis tou-


jours, accompagne le théologien moraliste dans l’exercice profes-
sionnel de sa compétence, en contact étroit avec la complexité
du temps. Mais, plus profondément, l’attention à la dimension
casuistique permet de saisir la dimension narrative intrinsèque
propre à l’action, telle qu’elle a été exemplairement mise en
lumière par Paul Ricœur. Pour confirmer cette « approche nar-
rative de l’éthique » (à comprendre comme reprise du moment
technique lui-­même de la casuistique soucieuse de l’expression
multiforme de l’existence humaine), il faut reconnaître que le
récit joue un rôle spéculatif fondamental, non comme « prothèse »
à laquelle recourir à titre d’exemplification, mais comme « façon
de se positionner » de la rationalité humaine elle-­même (l’homme
est un être qui agit et se raconte). Cela donne lieu à une mise
au point du sujet éthique atteignant l’universel anthropologique
à partir de la singularité existentielle, et permettant aussi une
reprise créative de la « loi naturelle » elle-­même27. Contre une
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vision naïvement fixiste, on peut penser que les « contenus »
mêmes habituellement associés à l’idée de loi naturelle corres-
pondent à une « construction progressive de la notion de “ce
qui est bien”, observé d’un point de vue » – le point de vue
historique effectif – « constamment en mouvement ».
L’approche narrative, en outre, peut permettre d’éclairer « les
dynamiques de la raison pratique et surtout la tension entre
universel et particulier qui la caractérise », en incitant utilement
à clarifier le sens de la loi morale et de la vertu de prudence,
ainsi que de leur implication réciproque28. Il faut dire cepen-
dant que le récit, tout en identifiant un moment génétique de
l’éthique, n’en est ni le fondement, ni le critère normatif. Mais,
de même, « on doit reconnaître que l’approche narrative n’est

l’istanza antiteorica. Passaggi didattici in teologia morale », Studia Patavina, 61 (2014),


765‑786. Avec une visée applicative : Id., Etica teologica. Persone e problemi morali
nella società contemporanea, Palerme, Dario Flaccovio Editore, 2015.
27. On trouve une brillante analyse des principaux apports du narrativisme éthique
contemporain dans F. Cattaneo, Etica e narrazione. Il contributo del narrativismo
contemporaneo, Milan, Vita e Pensiero, 2011. Dans cet ordre, avec quelques ouver-
tures sur le discours théologique, voir P. Cattorini, Un buon racconto. Etica, teologia,
narrazione, Bologne, EDB, 2007.
28. Pour ces caractérisations synthétiques, voir F. Cattaneo, Etica e narrazione,
XVI-­XIX (avec renvoi dans le texte à ces parties du volume). La citation qui suit est
tirée de la page 236 du même essai.

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L ’ éthique théologique de langue italienne

absolument pas incompatible avec le projet d’une éthique nor-


mative, et qu’elle peut au contraire contribuer à le préciser et
à l’articuler, en le gardant en contact avec l’expérience morale
dans sa dimension concrète ». On ne saurait nier non plus le
potentiel heuristique que le récit peut avoir dans l’approche de
la complexité de l’expérience morale et des dynamiques pruden-
tielles de la raison pratique présidant à l’évaluation de l’action.
Ce nouvel intérêt pour la casuistique et pour la dimension
narrative de l’éthique semble être (implicitement) confirmé par
les mots du pape François et s’impose comme un devoir aux
théologiens moraux, que leur caractère et leur formation dis-
posent à saisir les nouveaux récits qui se déroulent dans la cité
humaine, mais rendent aussi sensibles à la tâche d’introduire en
eux la puissance de vérité et de libération venant de l’Évangile :
« Une culture inédite palpite et se projette dans la ville. […] Il
est indispensable d’arriver là où se forment les nouveaux récits
et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de Jésus les éléments
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centraux les plus profonds de l’âme de la ville29 ».

Pier Davide Guenzi


Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale – Torino

29. Pape François, Evangelii gaudium, 73‑74.

187

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