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LE DÉVELOPPEMENT MORAL DANS LA PSYCHOLOGIE MORALE DE

LAWRENCE KOHLBERG ET DE MARTIN SELIGMAN

Craig Steven Titus

Éditions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2008/HS n°251 | pages 31 à 50


ISSN 1266-0078
DOI 10.3917/retm.251.0031
Article disponible en ligne à l'adresse :
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DANS LE CONTEXTE
CONTEMPORAIN
DEVENIR SUJET
PREMIÈRE PARTIE

DE L’ÉTHIQUE
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LE DÉVELOPPEMENT MORAL

Craig Steven Titus

LE DÉVELOPPEMENT MORAL
DANS LA PSYCHOLOGIE MORALE
DE LAWRENCE KOHLBERG
ET DE MARTIN SELIGMAN

Les éditeurs du volume m’ont demandé d’« aider à faire le


point sur les approches sur le développement moral (de type
Kohlberg) ». Dans une ère que plusieurs chercheurs appellent
post-kohlbergienne et où se profile un retour de l’éthique des
vertus – comme on le voit dans les œuvres philosophiques
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de Josef Pieper‚¹, Elisabeth Anscombe‚², Alasdair McIntyre‚³ ou
André Comte-Sponville‚⁴ et les œuvres théologiques de Servais
Pinckaers‚⁵ ou Stanley Hauerwas‚⁶ –, j’aimerais parler non
seulement des approches de type Piaget-Kohlberg, mais aussi
des autres approches de la psychologie morale, qui sont pro-
metteuses en termes de résultats empiriques et pédagogiques.
Dans les discours académiques, une conception du « déve-
loppement moral » qui vise la validation empirique a gagné en
réputation dans les années 1930, quand Jean Piaget a appliqué
sa méthode d’épistémologie et de psychologie générative au

1. Josef PIEPER, Über die Tugenden : Klugheit, Gerechtigkeit, Tapferkeit, Mass


(1949-1959), Munich, Kösel, 2004.
2. G. E. M. ANSCOMBE, « Modern Moral Philosophy » (1958) in : Collected Philosophical
Papers, Oxford, Oxford University Press, 1981², vol. 3, p. 26-41.
3. Alasdair MACINTYRE, Après la vertu : étude de théorie morale [After Virtue: a Study
in Moral Theory, 1981], Paris, PUF, 1997.
4. André COMTE-SPONVILLE, Petit Traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995.
5. Servais-Théodore PINCKAERS, Le Renouveau de la morale, Paris, Téqui, 1978‚; et Les
Sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg-Paris,
Éd. universitaires de Fribourg – Éd. du Cerf, 1985.
6. Stanley HAUERWAS, Vision and Virtue, Notre Dame, University of Notre Dame Press,
1981.

REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE € N 251 € SEPTEMBRE 2008 € P. 33-50 33


REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

domaine moral et à la recherche sur le jugement moral des


enfants‚⁷. Dans les années 1970, la théorie du développement
moral de Lawrence Kohlberg s’est taillée une place prédominante
dans cette mouvance. Mais cette hégémonie a été brisée dans
les années 1980 avec les critiques modernes et postmodernes,
ainsi qu’avec le retour de l’éthique des vertus. Depuis lors, la
psychologie morale a connu une grande évolution. On trouve
de nombreuses tentatives nouvelles qui visent à intégrer des
aspects de l’anthropologie philosophique négligés par l’approche
essentiellement cognitive de Kohlberg et par son insistance sur
les jugements concernant la justice. Dans le domaine psycho-
social, les recherches ont visé à intégrer l’aspect relationnel,
émotionnel et volitif aux nouvelles recherches dans le do-
maine des sciences cognitives et neurologiques, ainsi que de la
psychologie évolutionniste. La « psychologie positive » représente
une synthèse de ces domaines.
Dans cette présentation, je souhaite montrer que le « déve-
loppement moral » ne s’identifie plus avec l’approche structu-
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raliste cognitive de Piaget-Kohlberg, bien que nous lui devions
beaucoup, ainsi qu’à ceux qui ont poursuivi cette recherche. Tout
d’abord, je présenterai le travail de Kohlberg, auquel j’ajouterai
plusieurs critiques et un échantillon des efforts qui poursuivent
sa pensée. Ensuite, je présenterai l’approche de la psychologie
positive afin de mieux comprendre les nouvelles études dans le
domaine du développement moral, notamment sur les notions
de caractère, de vertu et d’identité morale. J’analyserai briè-
vement ces deux écoles de psychologie morale, avec l’espoir de
faire progresser le dialogue entre l’éthique déontologique et
l’éthique des vertus (arétique). J’examinerai leurs présupposés
philosophiques au sujet des questions normatives et sociocultu-
relles, afin de mesurer leur contribution à la compréhension du
développement moral des sujets dans les communautés chré-
tiennes, qui est le thème de ce volume.

7. Jean PIAGET, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris, F. Alcan, 1932.

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LE DÉVELOPPEMENT MORAL

APPROCHE COGNITIVE
DU DÉVELOPPEMENT MORAL DU SUJET

La théorie du développement moral de Kohlberg (ou de


Harvard) était si dominante pendant les années 1970 et 1980
dans le domaine de la psychologie morale qu’aujourd’hui l’idée
même de « développement moral » est souvent identifiée avec
cette approche cognitive. Les stades du développement moral
continuent à guider bon nombre de recherches en psychologie
morale et à influencer l’enseignement, même si cela ne revêt
parfois qu’un intérêt historique. Qu’a donc à offrir la théorie de
Kohlberg‚?

Influences de l’approche cognitive


du développement moral
Kohlberg a cherché à établir une phénoménologie de la
morale, avec la conviction qu’il faut résister au relativisme et
trouver les moyens efficaces de le combattre. Pour ce faire, il
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fonde son approche sur l’idée de la justice et sur certaines
options philosophiques. Il admet qu’il n’y a pas un « point
de repère qui soit neutre philosophiquement pour une étude
psychologique de la morale‚⁸ ». Kohlberg a été influencé par
des sources importantes, comme Jean Piaget en ce qui concerne
son approche cognitive structuraliste‚; John Rawls, pour sa
théorie de la justice et l’idée de « réversibilité‚⁹ »‚; Emmanuel
Kant, pour son accent sur le formalisme, l’universalité des devoirs
et l’autonomie personnelle‚¹⁰‚; Platon, pour l’affirmation que la
vertu n’est pas multiple‚; John Dewey, pour l’internalisation en
éthique plutôt que sa construction, et Émile Durkheim, pour la
perspective que la connaissance seule – même la connaissance
morale spéculative – doit produire l’agir cohérent.

8. L. KOHLBERG, Essays on Moral Development. Vol. I: The Philosophy of Moral


Development: Moral Stages and the Idea of Justice, New York, Harper and Row, 1981,
p. 98.
9. KOHLBERG (ibid., p. 30-31 et 197), comme RAWLS dans A Theory of Justice, se concentre
sur la seule vertu de justice. Bien qu’il adopte la théorie de John Rawls sur la justice,
il nie que sa théorie soit identifiable à celle de Rawls. Voir John RAWLS, La Théorie de
la justice (A Theory of Justice, 1971), Paris, Éd. du Seuil, 1997.
10. Par exemple, KOHLBERG (ibid., p. 273) fait référence au livre d’Emmanuel KANT,
Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Paris, Delagrave, 1984.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

Stades, séquences et caractéristiques


du développement moral
En laissant de côté la première étape (de l’Intelligence sensorio-
motrice) proposée par Jean Piaget, Kohlberg emploie les trois
étapes du développement cognitif du psychologue suisse. Kohl-
berg nomme ces trois étapes : la moralité pré-conventionnelle‚;
la moralité conventionnelle‚; et la moralité post-conventionnelle.
Ensuite, il dégage six stades successifs de jugement moral
(chacune des trois étapes se subdivisant en deux stades).
Les apports et les défauts de la perspective de Kohlberg se
fondent sur ses idées des stades et ses critères fixes de leur
séquence (« hard stage sequence »). C’est par une analyse lo-
gique plutôt que par la validation empirique d’une théorie que
Kohlberg prétend avoir établi ses six stades génératifs du ju-
gement moral et leur séquence. Il a voulu que sa conception du
sujet moral, au stade le plus élevé (6), incarne une « théorie
déontologique de la morale‚¹¹ ». Au-delà d’une société donnée
et des différentes cultures, le sujet doit employer (pour ses
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jugements sur le bien et le mal) les principes moraux universels,
notamment la dignité humaine, l’autonomie du sujet, la justice
et la bienveillance‚¹². Dans ce but, il définit la séquence des
stades en termes de croissance de l’articulation, de la différen-
tiation et de l’intégration d’une éthique déontologique. Ces stades
sont successifs et invariables, car nous sommes dans une théorie
structuraliste. Ils tracent une progression interactionnelle, so-
ciale et unidirectionnelle qui n’admet pas de régression morale.
Ainsi tous les autres stades dépendent du stade final pour leur
accomplissement‚¹³.
Comme pour Platon, la vertu est une (unique) : Kohlberg dit
que « cette forme idéale a pour nom justice‚¹⁴ ». En assignant

11. L. KOHLBERG, op. cit., p. 169.


12. L. KOHLBERG, D. BOYD et C. LEVINE, « The Return of Stage 6: Its Principle and Moral
Point of View », in : T. WREN (éd.), The Moral Domain: Essays in the Ongoing Dis-
cussion between Philosophy and the Social Sciences, Cambridge, MA, MIT Press, 1990,
p. 151-181, 174-180.
13. L. KOHLBERG, Essays on Moral Development. Vol. II: The Psychology of Moral
Development: The Nature and Validity of Moral Stages, New York, Harper and Row,
1984, p. 196.
14. Kohlberg rejette l’idée selon laquelle la personnalité puisse être analysée en termes
de cognition, d’émotion, de motivation et de traits de caractère. La psychologie morale
implique un style général de pensée. Voir L. KOHLBERG, Essays on Moral Development.
Vol. I, op. cit., p. 30-31.

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LE DÉVELOPPEMENT MORAL

le raisonnement moral au domaine de la justice, Kohlberg


cherche, tout comme la psychologie empirique, une vérification
expérimentale comme preuve contre le relativisme. Kohlberg a
exploré empiriquement les différences du jugement moral à
travers la vie du sujet en analysant les arguments des enfants,
des adolescents et des adultes dans le contexte des dilemmes
hypothétiques moraux, le plus connu étant le cas de Heinz.

Critiques, révisions et développements


Dans les années 1980, on assiste au déclin académique de
l’hégémonie de l’éthique formaliste de Piaget et Kohlberg. Le
structuralisme moral de Kohlberg a été répudié par certains et
revu par d’autres‚¹⁵. Parmi ceux qui ont rejeté les théories du
projet kohlbergien se trouvent : Paul Vitz‚¹⁶, Paul Philibert‚¹⁷,
Owen Flanagan et John C. Gibbs‚¹⁸. Flanagan (qui désavoue aussi
l’approche classique des vertus) conteste certains présupposés
empiriques et philosophiques de Kohlberg‚¹⁹. Il rejette également
l’idée d’égalité du potentiel moral : tous les êtres humains sont-ils
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égaux dans leur potentiel moral‚? Piaget a pensé que tous les
adultes devaient arriver au stade supérieur de la connaissance
(l’espace, le temps, la causalité, la conservation) pour bien
fonctionner dans le monde. Il semble que les stades convention-
nels (3 et 4) de Kohlberg impliquent un bon fonctionnement dans
le monde. Pourquoi faut-il quelque chose de plus, demande
Flanagan‚? Il n’est pas nécessaire d’être un Einstein dans le
domaine de la physique, pourquoi faudrait-il l’être en morale‚?
Flanagan a conclu qu’il n’existait pas de « séquence universelle

15. Voir Daniel K. LAPSLEY et F. Clark POWER (éd.), Character Psychology and Character
Education, Notre Dame, IN, University of Notre Dame Press, 2005.
16. Paul C. VITZ, « Christian moral values and dominant psychological theories: The case
of Kohlberg », in: P. WILLIAMS (éd.), Christian Faith in a Neo-Pagan Society, Scranton,
Northeast, 1981.
17. Paul J. PHILIBERT, « Lawrence Kohlberg’s Use of Virtue in His Theory of Moral
Development », International Philosophical Quarterly, 15:4, 1975, p. 455-479‚; et
« Kohlberg and Fowler Revisited: An Interim Report on Moral Structuralism », Living
Light, 24, 1988, p. 162-171.
18. John C. GIBBS, Moral Development and Reality: Beyond the Theories of Kohlberg
and Hoffman, Thousand Oaks, Sage Publications, 2003.
19. Owen FLANAGAN, Varieties of Moral Personality: Ethics and Psychological Realism,
Cambridge, Harvard University Press, 1991, p. 195‚; Self-Expression: Mind, Morals, and
the Meaning of Life, New York, Oxford University Press, 1996‚; et The Problem of the
Soul: Two Visions of Mind and How to Reconcile Them, New York, Basic, 2002.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

et irréversible des stades selon laquelle la personnalité morale


se développerait et contre laquelle la maturité morale pourrait
être tracée sans équivoque‚²⁰ ». Il affirme finalement que la
théorie de Kohlberg est « un échec lamentable, un programme
de recherche complètement dégénéré malgré le nombre de ses
fidèles et leur loyaut邲¹ ».
Avant sa mort en 1987, il y a juste vingt ans, Kohlberg a révisé
sa théorie des stades sur plusieurs points‚²². Je ne mentionnerai
que trois critiques et révisions de son travail et plusieurs indices
sur l’influence de son travail pour la recherche actuelle.
Premièrement, parmi ceux qui ont critiqué mais conservé
certains aspects de son approche des stades, nous trouvons Carol
Gilligan. En 1982, ce disciple proche de Kohlberg, dans son livre
intitulé Une si grande différence, identifie le talon d’Achille de
Kohlberg : les présuppositions formalistes kantiennes, la disso-
ciation illuministe de l’émotion et de la sollicitude du jugement
moral, ainsi que la représentation erronée de l’évolution de la
femme vers la maturité morale‚²³. Le système complémentaire
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de Gilligan identifie les expressions féminines de la sollicitude
comme élément supplémentaire pour reconnaître la maturité
morale, qui a pour but l’interdépendance‚²⁴. Kohlberg, pour sa
part, a concédé, d’une part, que ses présupposés et ses dilemmes
expriment explicitement une morale déontologique au niveau

20. O. FLANAGAN, Varieties of Moral Personality, op. cit., p. 195.


21. O. FLANAGAN, Self-Expression: Mind, Morals, and the Meaning of Life, op. cit., p. 138.
Voir aussi : Owen FLANAGAN, « Psychologie morale », art. cit., p. 1223.
22. Par exemple, trois points de révision concernent (1) la cible étroite de son étude‚;
(2) le statut du stade six‚; et (3) la place allouée à la religion et aux fondations
méta-éthiques. Voir L. KOHLBERG, The Philosophy of Moral Development, op. cit., p. XIX
et p. 425.
23. Carol GILLIGAN, Une si grande différence (In a Different Voice: Psychological Theory
and Women’s Development, 1981), Paris, Flammarion, 1986.
24. Bien que l’éthique et la théorie du développement de Carol Gilligan soient fines
et restent populaires, elles sont critiquées pour (1) la rigidité de la division conceptuelle
homme-femme dans son anthropologie, surtout concernant les tâches développemen-
tales et (2) leur manque de vérification empirique. Voir : Paul PHILIBERT, « Addressing
the Crisis in Moral Theory: Clues from Aquinas and Gilligan », Theology Digest 34:2,
1987, p. 103-113, ici, p. 105‚; O. FLANAGAN, Varieties of Moral Personality, op. cit.,
p. 231‚; William C. SPOHN, « Conscience and Moral Development », Theological Studies
64, 2000, p. 122-138, ici : p. 133-135. Voir aussi : Carol GILLIGAN, « Reply to Critics »,
in : Mary Jeanne LARRABEE (éd.), An Ethic of Care: Feminist and Interdisciplinary
Perspectives, New York, Routledge, 1992.

38
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

du jugement de justice‚²⁵, d’autre part, que son travail « ne reflète


pas entièrement tout ce qui est reconnu comme relevant du
domaine moral‚²⁶ », et finalement que l’idéal du sixième stade
(le plus élevé) doit être revu afin d’inclure les opérations de
sympathie, ainsi que les opérations de la justice‚²⁷. D’autres
chercheurs, tant en psychologie morale qu’en éthique, ont
analysé les dimensions complémentaires à la cognition et à la
justice, notamment : (1) les autres formes de relations sociales‚;
(2) les autres capacités liées avec l’agir moral (les émotions ou
les sentiments et la volition)‚; et (3) le contenu des jugements
moraux et leurs sources naturelles rationnelles, communautaires
et religieuses‚²⁸.
Deuxièmement, une autre critique de Kohlberg concerne la
conception du sixième stade du développement moral et sa
connexion avec l’agir moral. Confronté au manque de support
empirique pour le stade 6 et à la présence de cas de régression
morale, Kohlberg a revu sa notion du stade et son manuel de
notation (scoring manual) pour éliminer la régression‚²⁹‚; cette
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25. L. KOHLBERG, The Philosophy of Moral Development, op. cit., p. 307. En suivant la
pensée de William K. Frankena, Kohlberg distingue entre le droit et le bien : (a) le
jugement déontologique, qui concerne si l’action est juste (right) et obligatoire‚; (b) le
jugement de vertu (aretaic judgments) ou bien moral (morally good), qui concerne
la personne, ses motivations et son caractère.
26. L. KOHLBERG, The Philosophy of Moral Development, op. cit., p. 227. En raison de
son rationalisme, la théorie de Kohlberg a eu peine à faire une place aux émotions
morales et à étudier le rapport entre la pensée et l’action.
27. L. KOHLBERG, D. BOYD et C. LEVINE, « The Return of Stage 6 », art. cit.
28. Voir Daniel GOLEMAN, Social Intelligence. The New Science of Human Relationships,
New York, Bantam Books, 2006‚; Antonio DAMASIO, L’Erreur de Descartes : la raison
des émotions (Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain, 1994), Paris,
O. Jacob, 2006‚; Paul EKMAN, Emotions Revealed: Recognizing Faces and Feelings to
Improve Communication and Emotional Life, New York, Times Books, 2003‚; Martin
L. HOFFMAN, Empathy and Moral Development: Implications for Caring and Justice,
Cambridge, Cambridge University Press, 2000‚; Benedict ASHLEY, Theologies of the Body:
Humanist and Christian, Braintree, Mass., The Pope John Center, 1985‚; Peter L. BENSON
et al. (Commission on Children at Risk), Hardwired to Connect: The New Scientific
Case for Authoritative Communities, New York, Institute for American Values, 2006.
29. La recherche empirique des années 1970 a validé les stades 1 à 5. Les résultats de
la recherche suggèrent que : premièrement, la plupart des enfants possèdent une
moralité pré-conventionnelle‚; deuxièmement, la plupart des adultes possèdent une
moralité conventionnelle‚; et finalement, seulement 20 à 25% des adultes atteignent le
niveau post-conventionnel. Néanmoins, Kohlberg n’a pas pu valider empiriquement le
stade 6, le jugement déontologique sans régression. Voir O. FLANAGAN, « Psychologie
morale », art. cit., p. 1223-1224‚; et ID., Self-Expression: Mind, Morals, and the Meaning
of Life, op. cit., p. 138.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

révision a pourtant aussi éliminé certains cas de stade 6. Sans


validation empirique du stade 6 (expression de la philosophie
de Rawls et Kant), Kohlberg ne pouvait prétendre ni à faire face
au relativisme, ni à identifier un but aux principes qui servirait
d’idéal théorique aux autres stades‚³⁰. Ainsi, il a réintroduit le
stade 6 et commencé à le traiter comme une fin hypothétique
de la séquence‚³¹. Kohlberg a aussi continué à soutenir que
l’agir moral suivait directement le jugement cognitif, alors même
que sa recherche n’a pas confirmé cette assomption.
Troisièmement, une dernière question au sujet de Kohlberg
concerne la base religieuse et métaphysique de l’agir moral.
Kohlberg voit deux possibilités : soit il existe un septième stade
religieux-mystique, méta-éthique, métaphysique‚; soit il existe
aussi six stades de développement de la foi (universelle)‚³²,
position défendue par André Guindon‚³³, Fritz Oser‚³⁴ et James
Fowler‚³⁵. Même s’il a admis la possibilité de tels stades parallèles
pour les jugements éthiques et les attitudes religieuses (the good
life and the good person), il a opté (plus tard) pour un septième
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stade, qui dépasse la justice (« beyond justice »). À ce stade, le
sujet devient capable de problématiser moralement une action

30. Voir Daniel K. LAPSLEY, « Moral Stage Theory », in : Melanie KILLEN et Judith SMALTANA
(éd.), Handbook of Moral Development, Lawrence Erlbaum, 2006, p. 37-66, ici : p. 48.
31. L. KOHLBERG, D. BOYD et C. LEVINE, « The Return of Stage 6 », art. cit.
32. Kohlberg explique que le fondement de la morale a deux sources : la religion ou
la loi naturelle (une version de théorie de la loi naturelle). Il pense que le développement
moral est une base nécessaire, mais non suffisante pour un développement parallèle
de la religion. Voir L. KOHLBERG et F. Clark POWER, « Moral Development, Religious
Thinking and The Question of a Seventh Stage », in : L. KOHLBERG (éd.), Essays in The
Philosophy of Moral Development, op. cit., p. 311-372.
33. André Guindon interprète les six stades de Kohlberg en les élargissant philoso-
phiquement et théologiquement. Son élaboration à la lumière de la foi chrétienne se
trouve dans : André GUINDON, Le Développement moral, Paris, Desclée, 1989.
34. Fritz K. OSER et Paul GMÜNDER, L’Homme, son développement religieux [Der Mensch,
Stufen seiner religiösen Entwicklung, 1982], Paris, Éd. du Cerf, 1991‚; F. OSER et Helmut
REICH, « Moral Judgment, Religious Judgment, World View and Logical Thought: A Review
of Their Relationship », 1990, p. 172–181.
35. James Fowler a développé cette position sur les six stades de développement de
la foi universelle : (1) foi intuitive-projective, (2) foi mythique-littérale, (3) foi
synthétique-conventionnelle, (4) foi individuante-réflexive, (5) foi paradoxale-conso-
lidée, (6) foi universalisante. Voir James W. FOWLER, « Moral Stages and the Development
of Faith », in: Brenda MUNSEY (éd.), Moral Development, Moral Education, and Kohlberg:
Basic Issues in Philosophy, Psychology, Religious, and Education, Religious Education
Press, 1980‚; Stages of Faith: The Psychology of Human Development and the Quest
for Meaning, San Francisco, Harper, 1981‚; ID., Becoming Adult, Becoming Christian,
San Francisco, Harper and Row, 1984.

40
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

par une intention fondée sur une base religieuse ou métaphysi-


que. Néanmoins, la position de Kohlberg était ambiguë concer-
nant la religion, car son manuel de notation fixait catégorique-
ment certaines affections religieuses et valeurs transcendantes aux
stades 3 et 4, les stades moyens de la morale conventionnelle‚³⁶.
En général, on doit dire que l’analyse structuraliste de l’éthique
déontologique de Kohlberg a besoin d’être recadrée et complétée,
afin de prendre en compte la réalité complète du développement
du sujet moral‚³⁷. Il y a, en effet, des théories qui poursuivent
dans une certaine mesure l’héritage de Piaget-Kohlberg. Par
opposition aux concepts stricts de Kohlberg concernant la sé-
quence entre les différents stades, l’intégration hiérarchique et
l’unité structurelle, ces autres approches recourent à des notions
de stades et de structures qui sont plus flexibles et moins forma-
listes. Par exemple, il y a les projets de recherche prometteurs
sur le raisonnement orienté vers le social de Nancy Eisenberg,
avec son « approche développementale selon l’âge‚³⁸ », ainsi que
dans le domaine de la justice positive par William Damon, qui
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explore le développement des notions de l’équité et du partage
selon un modèle de stades flexibles‚³⁹. Il y a également des
tentatives comme celles de John Gibbs‚⁴⁰, qui associe le travail
de Kohlberg et celui de Martin Hoffman (qui met l’accent sur
l’empathie et la motivation dans le développement)‚; Don Brow-
ning‚⁴¹, qui tente de revoir Kohlberg en employant un test
déontologique et les aperçus de Paul Ricœur et de Hans-Georg
Gadamer dans son herméneutique critique‚; ou Fritz Oser et

36. Paul Vitz voit dans la théorie de Kohlberg la preuve de son rationalisme, de son
égoïsme, de son libéralisme et de son athéisme (voir P. VITZ, « Christian Perspectives
on Moral Education: From Kohlberg to Christ », une conférence prononcée à Ann Arbor,
Michigan, 1982).
37. Don BROWNING, Christian Ethics and the Moral Psychologies, Grand Rapids, William
B. Eerdmans, 2006, p. 6, 41.
38. Nancy EISENBERG, The Development of Prosocial Behavior, New York Academic
Press, 1982‚; Nancy EISENBERG (éd.), Social, Emotional and Personality Development,
vol. 3 de William DAMON (éd.), Handbook of Child Psychology, New York, J. Wiley,
1998‚; et « The Development of Empathy-Related Responding », in : C. POPE-EDWARDS
et G. CARLO (éd.), Nebraska Symposium on Motivation, Lincoln, University of Nebraska
Press, 51, 2003.
39. Voir William DAMON, « The Moral Development of Children », Scientific American,
août 1999, 56-62‚; voir aussi : D. K. LAPSLEY, art. cit., p. 55-61.
40. Voir J. C. GIBBS, op. cit.
41. Voir D. BROWNING, op. cit.

41
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

F. Clark Power, qui ont utilisé une approche fondée sur les
stades pour promouvoir l’école comme communauté juste‚⁴². On
pourrait rallonger la liste pour illustrer que l’ère post-kohlber-
gienne a connu une multitude de tentatives pour échapper à un
cadre déontologique fermé, afin d’explorer et d’intégrer d’autres
dimensions de l’agir et du développement moral.

DE LA PSYCHOLOGIE POSITIVE
AU DÉVELOPPEMENT DES VERTUS

J’aimerais aborder maintenant l’approche de la psychologie


positive qui revêt pour nous un intérêt particulier en raison de son
effort pour inclure d’autres dimensions du développement, ainsi
que différentes sources de la recherche psychosociale contem-
poraine. Pour ce faire, cette approche met au service de la
psychologie morale un concept de vertu plus riche que celui de
Platon et de Kohlberg, un concept qui se fonde aussi bien sur la
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croissance personnelle que sur des considérations normatives.

La psychologie positive
Je présenterai brièvement la théorie et la recherche sur le
développement moral à travers un pionnier de la psychologie
positive, Martin Seligman, qui travaille en collaboration avec un
vaste réseau de chercheurs‚⁴³. Après avoir fait des recherches en
psychologie sur la déréliction (1975) et la psychopathologie
(1982), Seligman a changé d’optique pour étudier l’optimisme
acquis (1996, 1998) et l’espoir‚⁴⁴. En 1998, comme président de

42. Marvin BERKOWITZ et Fritz OSER (éd.), Moral Education: Theory and Application,
Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum, 1985‚; F. CLARK POWER, « The Just Community Approach
to Moral Education », Journal of Moral Education, 17, 1988, p. 195-208.
43. Voir C. R. SNYDER et Shane J. LOPEZ (éd), The Handbook of Positive Psychology, Oxford,
Oxford University Press, 2002‚; P. Alex LINLEY et Stephen JOSEPH (éd.), Positive Psychology
in Practice, Hoboken, NJ, John Wiley and Son, 2004‚; Stephen JOSEPH et P. Alex LINLEY,
Positive Therapy: A Meta-Theory for Positive Psychological Practice, Londres, Routledge,
2006‚; C. R. SNYDER et Shane J. LOPEZ, Positive Psychology: The Scientific and Practical
Explorations of Human Strengths, Thousand Oaks, CA, Sage, 2007.
44. Martin E.‚P. SELIGMAN, Helplessness: On Depression, Development, and Death, New
York, W. H. Freeman, 1975‚; M.‚E.‚P. SELIGMAN, E. WALKER et D. L. ROSENHAN, Abnormal
psychology, New York, W.W. Norton, 1982/2001⁴‚; M.‚E.‚P. SELIGMAN, K. REIVICH, L. JAYCOX,
et J. GILLHAM, The Optimistic Childtimistic Child, New York, Harper et Collins, 1996‚;
et M.‚E.‚P. SELIGMAN, Learned Optimism, New York, Simon and Schuster, 1998.

42
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

l’Association américaine de psychologie (APA), il a estimé que le


moment était venu de transformer radicalement le domaine de
la psychologie€⁴⁵. Toujours dans la perspective de la psychologie
empirique, il a étudié l’épanouissement (2002€⁴⁶) et a coordonné
une vaste recherche sur les vertus (2004€⁴⁷). La psychologie
positive cherche à tirer profit de l’étude du caractère et de la
vertu€; en complément au Manuel diagnostique et statistique
des désordres mentaux€⁴⁸, elle se propose d’être comme un
manuel de santé mentale (Manual of the Sanities).
Même si l’école de psychologie positive a été identifiée par
cette appellation seulement en 1998, elle a néanmoins repris les
acquis de divers courants : la perspective de la psychologie
générative de Piaget qui date des années 1930, l’approche de la
résilience qui date des années 1960 et qui est représentée en
Europe francophone par Michel Manciaux, Stefan Vanistendael
et Boris Cyrulnik€⁴⁹, et les études sur l’espoir, les autres traits
de caractère et les vertus qui ne cessent de mobiliser les
chercheurs€⁵⁰.
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En tant que perspective psychosociale, la psychologie posi-
tive cherche à comprendre le développement et non seulement
la pathologie humaine. Elle évalue les influences positives sur

45. M.€E.€P. SELIGMAN, « The President’s Address. APA 1998 Annual Report », American
Psychologist, août, 1999, p. 559-562. D’autres contributions à cette transformation de
la psychologie incluent : (1) la recherche sur la résilience, voir Emmy E. WERNER et
Ruth S. SMITH, Vulnerable but Invincible: A Longitudinal Study of Resilient Children
and Youth, New York, Adams, Bannister, Cox, 1986, voir aussi la note 48€; et (2)
l’approche centrée sur le client, voir Carl R. ROGERS, Le Développement de la personne
[On Becoming a Person: A Therapists View of Psychotherapy, 1961], Paris, Dunod, 1998².
46. M.€E.€P. SELIGMAN, Authentic Happiness: Using the New Positive Psychology to Realize
Your Potential for Lasting Fulfillment, New York, Free Press, 2002.
47. Ch. PETERSON, M.€E.€P. SELIGMAN (éd.), Character Strengths and Virtues: A Handbook
and Classification, Oxford, Oxford University Press, 2004.
48. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, Diagnostic and Statistical Manual of Mental
Disorders, 4 éd., Washington, American Psychiatric Press, 2000.
49. Voir Stefan VANISTENDAEL, La Résilience ou le réalisme de l’espérance. Blessé mais
pas vaincu, Genève, Les Cahiers du BICE, 1994€; Michel MANCIAUX, « De la vulnérabilité
à la résilience : du concept à l’action », manuscrit, Université de Nancy, 1995€; Boris
CYRULNIK, Ces enfants qui tiennent le coup, Revigny-sur-Ornain, Hommes et Perspec-
tives, 1998, et Michel MANCIAUX (éd.), La Résilience : résister et se construire, Genève,
Éditions Médecine et Hygiène, 2001.
50. Par exemple, C. R. SNYDER, The Psychology of Hope: You can Get There from Here,
New York, Free Press, 1994. P. WINK et R. HELSON, « Practical and Transcendent Wisdom:
Their nature and some longitudinal Findings », Journal of Adult Development 4, 1997,
p. 1-15.

43
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

la personne et les communautés. Ainsi, la psychologie positive


intègre deux éléments explicites dans sa vocation : en plus de
la dimension curative de la psychologie moderne, elle ajoute un
volet préventif, génératif et normatif, visant à promouvoir les
qualités qui contribuent à l’épanouissement du sujet. Sa concep-
tion de la santé mentale, en contraste avec une psychologie
moderne, n’est pas simplement l’absence des symptômes de
maladie ou de désordre. La psychologie positive cherche à
trouver les signes de santé et à stimuler les qualités qui aident
la personne à se prémunir contre les pathologies. Comme le
concept de résilience, la psychologie positive comporte trois
aspects qui permettent (1) d’affronter la difficulté et la confusion,
de résister au stress, (2) de se protéger et de résister aux facteurs
destructifs (autodéfense) et (3) de construire une vie positive et
de trouver du sens avec ses propres ressources et avec l’aide
des communautés environnantes€⁵¹.
Pour établir une base préempirique (une anthropologie
philosophique) et pour comprendre la santé mentale, l’épanouis-
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sement psychosocial et le développement moral, la psychologie
positive fait appel aux cultures, aux philosophies et aux diffé-
rentes religions occidentales et orientales. Elle adopte une
approche comparative entre ces sources, envisagées comme
témoins culturels (plutôt que comme autorités « religieuses »),
pour comprendre les buts positifs à atteindre en vue d’élaborer
des définitions pragmatiques et de parvenir à une vision morale
universelle€⁵².
Ensuite, la psychologie positive utilise l’approche scientifique
de la psychologie empirique et les résultats de la recherche en
neurosciences, en psychologie cognitive et en psychologie
évolutionniste, afin de comprendre et de vérifier les données
philosophiques et religieuses sur la croissance de la personne
et le fonctionnement de l’ensemble des vertus. Elle emploie dix
critères pour identifier les traits de caractère. Ceux-ci doivent
conduire à l’épanouissement par une vie bonne€; correspondre
à des valeurs morales€; ne pas dévaloriser autrui€; avoir un

51. Voir C. S. TITUS, Resilience and the Virtue of Fortitude: Aquinas in Dialogue with
the Psychosocial Sciences, Washington, Catholic University of America Press, 2006.
52. Voir John Chambers CHRISTOPHER, « Situating Positive Psychology », in: C. R. SNYDER
et S. LOPEZ (éd.), Positive Psychology: The Scientific and Practical Explorations of
Human Strengths, op. cit., p. 90-91.

44
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

pendant négatif€; être une disposition du caractère€; être identi-


fiables conceptuellement€; jouir du consensus€; être identifiables
dans les modèles et les contre-modèles€; et être soutenus par
des pratiques culturelles, institutionnelles et sociales€⁵³.

La recherche empirique sur les vertus :


psychologie de la sagesse et de l’intégrité
La psychologie positive emploie les vertus comme base
conceptuelle générative pour organiser la recherche empirique€⁵⁴.
Selon une approche globale plutôt comparative et éclectique que
synthétique, elle cherche à s’approprier la meilleure part des
traditions de la vertu (travail philosophique et sources culturelles
et religieuses) en les vérifiant par la recherche empirique. En
présentant une liste de six vertus principales et leurs traits de
caractère associés, elle s’approche d’un schéma classique (liste
aristotélo-thomiste) qui comprend sept vertus accompagnées
d’autres vertus morales, intellectuelles et théologales qui leur
sont associées. Afin d’illustrer l’approche de la psychologie
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positive, je voudrais présenter (1) un groupe de vertus qui est
spécialement important pour l’éthique normative et (2) la ma-
nière dont cette approche construit l’interconnexion des vertus
par la vertu d’intégrité.
Dans sa classification des vertus majeures, Seligman
commence par la sagesse et la connaissance€⁵⁵, qui sont les
vertus maîtresses de l’ordre cognitif. Les traits de caractère
associés sont la créativité, la curiosité, le jugement (open-
mindedness€; ouverture d’esprit), le désir d’apprendre et la
sagesse pratique (perspective). Ces traits perfectionnent les
capacités et les penchants cognitifs en vue d’acquérir l’informa-
tion et d’utiliser les capacités cognitives pour une vie positive.
Seligman donne cette définition pragmatique de la vertu majeure,
la sagesse pratique :
Elle se distingue de l’intelligence.
Elle représente un niveau supérieur de connaissance, de jugement
et de capacité à donner des conseils.

53. Voir Ch. PETERSON, M.€E.€P. SELIGMAN, op. cit., p. 17-28.


54. C. R. SNYDER et Shane J. LOPEZ (The Handbook of Positive Psychology, op. cit.)
organisent les vertus maîtresses et leurs traits de caractère associés plutôt selon les
capacités émotionnelles, cognitives-rationnelles et sociales.
55. Voir Ch. PETERSON, M.€E.€P. SELIGMAN, op. cit., p. 95.

45
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

Elle permet à la personne d’aborder des questions importantes et


difficiles sur le comportement et le sens de la vie.
Elle est employée pour le bien de soi et d’autrui€⁵⁶.

Dans cette définition, nous trouvons des éléments normatifs,


sociaux, intellectuels et pratiques qui viennent s’ajouter aux
critères proprement psychologiques.
Le traitement des vertus dans la psychologie positive donne
pour chaque vertu : une présentation des traditions théoriques
(philosophiques et psychologiques)€; les résultats des études
empiriques contemporaines€; une approche du développement
de la vertu avec ses facteurs d’habilitation et d’inhibition€; une
analyse des aspects liés au genre et à la culture, et finalement
des indications sur les interventions ciblées et les recherches à
mener dans l’avenir€⁵⁷.
Parmi les résultats de la recherche sur la sagesse pratique,
riche en données applicables à la pédagogie, Seligman montre
que le développement de la sagesse dépend des facteurs
suivants : les étapes charnières de la vie€; la manière dont la
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personne aborde les expériences et répond aux défis (maîtrise
de l’adversité, de la souffrance et du stress)€; le type d’édu-
cation reçue€; les professions et les positions sociales€; la ma-
nière de résoudre les conflits€⁵⁸. C’est un exemple des résultats
qui éclairent le fonctionnement et le développement des vertus
aux niveaux social, cognitif, volitif, émotif et neurobiologique.
La vertu d’intégrité occupe elle aussi une place importante en
psychologie positive. Elle sert à s’approprier la normativité et à
construire une interconnexion des vertus. Seligman en donne une
définition pragmatique. L’intégrité est :
un trait de caractère qui rend les personnes vraies vis-à-vis
d’elles-mêmes : elles représentent véritablement – en privé et en
public – leurs états intérieurs, leurs intentions et leurs enga-

56. Ibid., p. 182€; voir aussi p. 95.


57. Ce langage est plein de références morales et riche en valeurs négligées par la
psychologie moderne. Seligman (ibid., p. 185) fait appel, par exemple, aux études de
Paul Baltes (Institut Max Planck, Berlin) et à la psychologie du développement
concernant l’agir et le sens de la vie (connaissance factuelle ou procédurale)€; à Robert
Sternberg (Yale) et à la psychologie cognitive, qui s’intéresse à la connaissance
procédurale (intelligence pratique) en interaction avec les émotions et les valeurs, ainsi
qu’avec l’environnement.
58. Voir ibid., p. 190-192.

46
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

gements. Ces personnes assument leurs sentiments et leur


comportement de manière responsable€⁵⁹.

En résumé, l’intégrité est « la probité morale et l’unité de soi€⁶⁰ ».


Pour bien comprendre le contenu moral de cette notion dans
la psychologie positive, il faut tenir compte de ses références
éthiques à la responsabilité et aux engagements, ainsi qu’aux
sentiments et au comportement€; et en même temps considérer
la conception du moi dans la psychologie et la philosophie.
Dans ces définitions de l’intégrité, Seligman présente l’idéal
d’être vrai envers soi-même – que les écoles rattachent habi-
tuellement à l’égoïsme – soit comme une étape passagère du
développement moral, soit comme un facteur de relativisme.
Néanmoins, selon Charles Taylor, l’idéal moral d’être vrai envers
soi-même n’est pas forcément identifiable avec les formes
dégénérées de relativisme ou d’égoïsme€⁶¹. Selon Seligman, il
semblerait que tout le monde lutte pour développer l’intégrité
dans le stade de l’identité accomplie, où s’expriment les buts et
les valeurs personnels.
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Pourtant, la question du mal et de la régression morale met
ce concept en difficulté. En s’opposant à une approche neutre
(value-free), Seligman estime que :
les personnes malveillantes peuvent être authentiques€; elles
peuvent être vraies en fonction de motivations ou de dispositions
personnelles et antisociales. Mais il est peu probable qu’elles
s’épanouissent, parce que les motivations et les dispositions
personnelles sont incompatibles avec la nature humaine positive
et les besoins psychologiques universels. Néanmoins, le déve-
loppement d’une sensibilité à sa propre personnalité peut pré-
cisément être une étape importante pour la faire évoluer :
lorsqu’elles se rendent compte de ce qu’elles sont devenues, les
personnes malveillantes peuvent être portées à changer€⁶².

59. Ibid., p. 250. Seligman situe sa discussion de l’intégrité dans le contexte de la vertu
majeure du courage (ou de la force), qui domine les dynamismes émotionnels. Les traits
de caractère associés avec le courage sont la force (bravery), la persistance, l’intégrité
et la vitalité.
60. Ibid. Il ajoute une définition comportementale d’intégrité comprise comme : « 1. façon
de réguler le comportement qui est conséquente avec les vertus promues – mettre en
pratique ce qu’on prêche€; 2. justification publique des convictions mo-
rales, même si elles ne sont pas partagées par tous€; 3. aide donnée aux autres€; attention
aux besoins d’autrui. »
61. Charles TAYLOR, The Ethics of Authenticity, Cambridge, Harvard University Press,
1991, p. 14-16.
62. Ch. PETERSON, M.€E.€P. SELIGMAN, op. cit., p. 269.

47
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

Pour résoudre le problème du mal et du référent – envers qui


doit-on être vrai€? – Seligman distingue trois niveaux : (1) le soi
(la théorie du soi et les représentations de la personnalité), (2)
les dispositions de la personnalité et ses engagements, et (3) la
nature humaine positive et les besoins psychologiques universels.
Selon Seligman, les deux premiers (le soi et ses engagements)
se fondent normativement sur le troisième, qui est la base de
l’épanouissement.

Critiques et compléments :
la psychologie positive et la normativité
Je voudrais suggérer trois critiques et compléments à la
psychologie positive, surtout en termes normatifs.
Tout d’abord, la pertinence des découvertes empiriques ne
dépend pas seulement des méthodes expérimentales et psycho-
sociales, puisque, dans un sens, elles ne sont pas meilleures que
leurs définitions préempiriques (anthropologie philosophique et
morale), sur lesquelles sont basées les études. Ainsi, Seligman,
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à la suite de Lee Yearley€⁶³, identifie trois domaines relevant de
l’éthique philosophique qui peuvent aider à la conceptualisation
préempirique et à la description du caractère bon : (1) les
injonctions et les notions normatives du genre « tu ne dois pas »€;
(2) une liste hiérarchique des vertus€; et (3) une analyse des styles
de vie imprégnés par les vertus€⁶⁴. Alors que les injonctions
normatives utilisées dans les définitions permettent de délimiter
ces études, c’est la fonction des vertus et leur influence sur le
style de vie qui sont mis en lumière plus que leur caractère
normatif. En outre, il manque une argumentation rigoureuse pour
établir les définitions consensuelles et éclectiques, ce qui rend
les objectifs de la recherche parfois flous. Seligman admet que
ces définitions, surtout celles qui portent sur l’aspect normatif,
ne satisfont pas les philosophes.
Deuxièmement, la recherche d’Augusto Blasi suggère que les
domaines de la cognition, de la volition, de l’émotion et de la
sociabilité ne sont pas organisés selon une seule structure€⁶⁵.

63. Voir Lee H. YEARLEY, Mencius and Aquinas: Theories of Virtue and Conceptions
of Courage, Albany, State University of New York Press, 1990.
64. Ch. PETERSON, M.€E.€P. SELIGMAN, op. cit., p. 85.
65. Voir Augusto BLASI, « Moral Understanding and Moral Personality: The Process of
Moral Integration », in: W.€M. KURTINES et J.€L. GEWIRTZ (éd.), Moral Development: An

48
LE DÉVELOPPEMENT MORAL

En effet, ils ne se développent ni en même temps, ni de la même


manière que la pensée logicomathématique. Même si tous ces
domaines sont liés entre eux par l’unité du sujet, la psychologie
positive donne quelques indications sur les caractéristiques
spécifiques de leur genèse et de leur développement dans les
vertus. Il faut attendre de nouvelles recherches empiriques sur
la connexion des vertus.
Troisièmement, comme toute approche empirique et pragma-
tique, la psychologie positive doit résister aux tendances
réductionnistes, qui fragilisent sa portée normative. Par exemple,
le concept de « jugement » a été corrigé en ouverture d’esprit
(open-mindedness) et partiellement vidé de son contenu moral€⁶⁶.
De plus, il n’est pas possible de quantifier empiriquement la
sagesse chrétienne, ni les aspects théologaux des autres vertus
infuses, même si on peut progresser dans les études sur la religion
en distinguant la religiosité extrinsèque de la religiosité intrin-
sèque€⁶⁷. Cependant, la psychologie positive cherche à intégrer
expressément la transcendance par une vertu du même nom. Elle
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en donne la définition suivante : la transcendance (ou spiritualité)
est la capacité à s’allier avec des forces plus grandes que soi et
que la société, universelles et porteuses de sens et de beauté.
Les traits de caractère associés sont l’émerveillement (awe)
devant la beauté et l’excellence, la gratitude, l’espoir, l’humour
et la spiritualité – qui inclut la foi avec de timides références au
divin. Comme les autres vertus, la transcendance est étudiée
en termes de rituels institutionnels et de pratiques communau-
taires. Ces recherches disent quelque chose de l’influence de la
communauté, mais non de la grâce divine. Il faut un travail
philosophique et théologique supplémentaire pour associer les
approches génératives à une compréhension plus riche de la
normativité, telle que rendue possible par l’exercice de la vertu
de prudence et indirectement avec l’appui des autres vertus.

Suite note 65
Introduction, Boston, Allyn and Bacon, 1996, p. 238 s. Voir aussi Augusto BLASI, « Moral
Character: A Psychological Approach », in: Daniel K. LAPSLEY et F. Clark POWER (éd.),
Character Psychology and Character Education, Notre Dame, IN, University of Notre
Dame Press, 2005, p. 67-100.
66. Voir Ch. PETERSON et M.€E.€P. SELIGMAN, op. cit., p. 100-101.
67. Voir Gordon W. ALLPORT, J. M. ROSS, « Personal Religious Orientation and Prejudice »,
Journal of Personality and Social Psychology 5, 1967, p. 432-443.

49
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 251

CONCLUSION

Cette brève étude des travaux de Lawrence Kohlberg et de


Martin Seligman a mis en lumière quelques défis ainsi que
quelques aspects prometteurs de la recherche empirique sur le
développement moral. On trouve des différences significatives
entre Kohlberg et Seligman dans leurs hypothèses préempiriques
tirées d’approches déontologiques ou fondées sur les vertus. Il
est nécessaire de poursuivre les recherches empiriques pour
surmonter les écueils et les clichés des théories aussi bien
déontologiques qu’arétiques. Il convient d’élargir les investi-
gations de la psychologie morale au-delà des stades et des
structures d’un raisonnement basé sur la justice, et de renforcer
le contenu moral des notions préempiriques de vertus et de
valeurs. Certains spécialistes contemporains du développement
moral manifestent un grand intérêt pour l’étude du caractère et
de la vertu, de la personne et du sujet moral, de l’identité morale
et de l’intégrité, tout en accordant une place de choix aux
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principes normatifs, par exemple en matière de tests déontolo-
giques ou d’exercice normatif de la vertu de sagesse pratique.
Dans une perspective chrétienne, il faut être attentif à la ma-
nière dont les psychologies morales particulières conçoivent la
nature et la grâce. Dans la mesure où l’approche développemen-
tale limite le contenu religieux explicite à ses présupposés et à des
définitions pragmatiques, les éthiciens et théologiens chrétiens
devront vérifier l’interprétation et les applications de ces apports
au moyen d’une anthropologie spécifiquement chrétienne, tout
en appliquant des correctifs au plan pédagogique. En effet,
l’utilisation des études de psychologie morale dans la réflexion
éthique ou théologique et dans la pédagogie religieuse dépendra,
d’une part, de l’apport fourni par l’anthropologie philosophique
et, d’autre part, de l’effort d’interprétation proprement théolo-
gique qui s’approprie le contenu de l’Écriture et de la tradition.
Malgré tout, je suis convaincu que les études de psychologie
morale, concernant aussi bien les types cognitifs déontologiques
que le caractère et la vertu, peuvent nous aider à mieux com-
prendre la nature du développement moral comme base d’une
croissance proprement religieuse au sein des communautés
chrétiennes.
Craig Steven Titus

50

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