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POUR UN PRINCIPE D'INCERTITUDE SEXUEL(LE)

Zafer Aracagök

Érès | « Chimères »

2010/2 N° 73 | pages 79 à 90
ISSN 0986-6035
DOI 10.3917/chime.073.0079
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2010-2-page-79.htm
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ZAFER ARACAGÖK
Philosophe et musicien

Département Film et
Télévision, Istanbul
Bilgi University, Turquie
POUR UN PRINCIPE
D’INCERTITUDE SEXUEL (LE)*

Ou bien aller soi-même y voir un petit peu, être un peu alcoolique, un


peu fou, un peu suicidaire, un peu guerillero, juste assez pour allonger
la fêlure, mais pas trop pour ne pas l’approfondir irrémédiable ?
Gilles Deleuze, Logique du sens

D ANS LE CHAPITRE « Porcelaine et volcan » de Logique du sens,


Deleuze décrit une fêlure sous laquelle un volcan se trouve prêt
à entrer en éruption à tout instant. En considérant cette fêlure, ainsi
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que ce qu’il a déclaré quant à sa propre pratique de la philosophie –
essayer de « faire un enfant dans le dos » aux philosophes qu’il lit –
je voudrais tenter quelques considérations préliminaires.
Lire Deleuze est une pratique qui requiert une attention portant sur 79
plusieurs niveaux pour ne pas aboutir à des réponses trop simples à A G E N C E M E N T
des questions comme : qu’est-ce que l’immanence, ou le devenir ?
Qu’est-ce qu’un plan de consistance, un devenir-femme, un concept
ou un corps sans organes ?, etc. Même si Deleuze conteste la perti-
nence d’une telle dialectique des questions et des réponses, un grand
nombre d’appropriations, de « désappropriations » ou de « mésap-
propriations » de sa pensée, éludent, par cette même dialectique, la
question de l’« indécidable ». Ce qui est moins certain ou reste indé-
cidable, c’est de savoir si, lorsque Deleuze écrit au sujet d’autres phi-
losophes, il se les approprie ou s’il se les « désapproprie » dans
l’intention de produire une critique des philosophes en question.
Devant cette alternative, on peut se demander si Deleuze s’identifie
* Traduit de l’anglais par Manola Antonioli
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avec, ou s’approprie, le philosophe qu’il « prend par derrière » en satis-


faisant son désir, ou si ce désir se prolonge de façon à produire une brève
« liaison » avec un autre philosophe, où la fidélité et la trahison seraient
toutes deux hors de propos pour la simple raison que la rencontre ne
s’actualiserait jamais ou resterait toujours au stade de l’événement.
On pourrait dire la même chose de ma propre liaison avec Deleuze
et Guattari. Sans témoigner d’une prétendue fidélité à l’un ou à
l’autre des deux penseurs, je voudrais essayer dans les pages qui
suivent de prendre un philosophe (ou mieux deux, Deleuze et
Guattari) « par derrière », dans le but de mettre à nu à la fois mon
désir inassouvi et le leur, sans oublier le volcan qui est censé pouvoir
entrer en éruption à tout moment, en élargissant ainsi la fêlure
jusqu’à des dimensions insoupçonnées. Il s’agira pour moi de pous-
ser le volcan à l’éruption en suivant quelques pistes dans l’histoire de
la théorie de la mécanique quantique, concernant ce que Niels Bohr
et Arkady Plotnisky définissent comme la « complémentarité ». Peut-
on produire de l’indécidable en suivant à la trace ce concept de com-
plémentarité dans la philosophie de Deleuze et Guattari ? Compte
tenu de ce projet, j’essaierai de montrer que ce que les deux auteurs
présentent comme « devenir-femme » reste un problème ouvert, qu’ils
posent avec un certain degré d’incertitude et qui, donc, implique
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(même d’une façon implicite) d’autres devenirs, dont le principal est
à mes yeux le devenir-queer, ou mieux, le devenir sexuel de la sexualité.

Théorie quantique
La mécanique quantique me semble féconde pour expliquer certains
points qui restent obscurs, incertains ou négligés par Deleuze et
Guattari, notamment en ce qui concerne le désir, la sexualité ou ce
qu’ils appellent le devenir-femme.
Au début du XXe siècle, la physique quantique secoua presque toutes
les bases de la physique classique avec la théorie de Max Planck, selon
laquelle le rayonnement de la lumière, auparavant considéré comme
un phénomène continu dans tous les contextes, pouvait (sous cer-
taines conditions) prendre un caractère corpusculaire ou discontinu.
Suivant les conceptions classiques, la lumière était censée se compor-
ter comme une onde ; cependant, quelques années plus tard, notam-

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ment à la suite de la découverte par Einstein que la lumière pouvait


parfois se comporter comme un faisceau de particules, la théorie clas-
sique fut confrontée à l’impossibilité d’observer en même temps la
nature ondulatoire et la nature corpusculaire de la lumière. Aucune
visualisation ou représentation des phénomènes quantiques n’était
plus possible sur une seule image distincte. C’est justement dans ce
contexte que Bohr forgea le concept de « complémentarité », qu’il
utilisa pour expliquer cette incompossibilité (comparable à celle que
Derrida a essayé de montrer à l’œuvre dans les concepts philoso-
phiques). La complémentarité désigne donc tout autant
l’interprétation globale des phénomènes quantiques introduite par
Bohr qu’une nouvelle vision philosophique du monde.
Si la question principale était de savoir comment un seul objet pou-
vait avoir deux caractères opposés (à la fois ondulatoire et corpuscu-
laire), des expériences ultérieures prouvèrent que la nature
ondulatoire et la nature corpusculaire n’étaient pas des « attributs »
des objets quantiques, puisque ces définitions dépendaient de
concepts classiques inadéquats pour expliquer ces phénomènes radi-
calement nouveaux. En d’autres termes, la nouvelle théorie poussa
les scientifiques à se demander si les objets quantiques pouvaient
encore être pensés d’une façon ou d’une autre comme des « objets ».
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Désormais la physique classique était confrontée à l’« inconnaissable »,
à ce qui ne peut être « observé » qu’à travers ses effets.
La situation était comparable à celle du chien décrit par Kafka dans
« Les Recherches d’un chien1 », qui se posait la question suivante :
« D’où la Terre tire-t-elle sa nourriture ? » Dans le récit, la nourriture
vient habituellement d’en haut. Parfois, elle est suspendue dans les
airs, parfois, elle court après le chien, mais sa source reste toujours
invisible. Après la découverte de la discontinuité quantique, on peut
dire que nous sommes tous devenus un tel chien : comme lui, nous
sommes confrontés à une rupture radicale entre la cause et l’effet. Sa
décision de jeûner, de perdre du poids jusqu’à flotter dans l’air
(comme sa nourriture ou comme les autres chiens flottants de
l’histoire) évoque l’impossibilité de connaître des objets quantiques
qui ne deviennent visibles que par leurs effets. Pour atteindre la
source de la nourriture, le chien n’a pas d’autre choix que de

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s’identifier à ces objets sans poids ou aux chiens flottants dans l’air.
Est-ce que nous pouvons atteindre une telle source ? Est-ce que le
devenir-humain du chien lui permet de la percevoir ? Car, même si
on peut en concevoir une image, il s’agit toujours de l’image d’une
image qui reste inconnaissable. La situation posait donc de sérieux
problèmes à la physique classique : fonctionnant à l’aide du principe
de causalité, elle supposait, en tout premier lieu, la construction d’un
modèle explicatif permettant d’observer, de mesurer, de théoriser,
d’expliciter et de vérifier l’interaction entre les phénomènes naturels
et leurs causes. Mais selon la physique quantique, à partir du moment
où on décrit exclusivement l’interaction entre des effets et des ins-
truments de mesure, la construction d’un tel modèle explicatif n’était
plus possible.
Comme l’affirme Bohr, tout ceci requiert d’abandonner ou au moins
de revoir en profondeur non seulement notre conception de la cau-
salité et de la représentation des objets, mais aussi notre attitude vis-
à-vis du problème de la réalité physique. Si l’inconnaissable ne peut
désormais être connu qu’à travers ses effets, il faut dorénavant repen-
ser la notion de cette « réalité » qui n’est plus conforme à un modèle
ou (au moins) au concept de modèle présupposé par la physique clas-
sique. On peut penser à ce sujet à la langue d’Antonin Artaud, ou à
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l’écriture de Mallarmé, qui refusent de se plier à un ordre ou à un
modèle établis. Ou encore au rêve de Nietzsche, qui aspirait à se
débarrasser de la grammaire. On peut évoquer aussi, dans le domaine
musical, un concert de Merzbow, où on se trouve confronté à un mur
de son et où les sons que l’on entend ne donnent que peu d’indices
au sujet de ce qui se trouve derrière le mur. Merzbow n’imite pas ce
qu’on ne peut pas entendre mais, tout en court-circuitant l’acte même
d’entendre, il interroge notre capacité à entendre des choses cachées
au cœur même de l’ouïe, et notre incapacité à nous les représenter.
Cette approche de la réalité physique est comprise dans le concept
de complémentarité de Bohr et dans la vision des modèles, des copies
ou encore de toute la mimésis qu’il met en question. De ce point de
vue, la théorie quantique peut être interprétée comme une crise de
la représentation, et de toute vision mimétique du monde à travers
laquelle, depuis Platon, la science se met en mesure de représenter
les phénomènes de façon « rationnelle » ou « raisonnable ». Avec

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l’apparition des phénomènes quantiques, ce qui est en jeu est leur


visibilité, et donc leur représentabilité. Dans ce sens, Bohr est un
« non-hégélien » et son concept de complémentarité exclut toute
notion hégélienne de « synthèse ». Sa position théorique peut-être
considérée comme une forme de critique de ce que Derrida appel-
lera bien plus tard une « métaphysique de la présence ». Compte tenu
de toutes ces caractéristiques, c’est comme si Bohr sous-entendait une
stratégie de déconstruction dans laquelle une « synthèse » ne peut
être produite que si l’on présuppose une telle métaphysique de la pré-
sence. Pour Bohr, ce qui prend désormais la place de la synthèse est
un intérêt pour la rupture, la discontinuité, l’abîme.
On peut sans doute considérer Bohr comme une sorte de Bataille du
monde de la physique – un hégélien non-hégélien qui perturbe défi-
nitivement toute possibilité d’une synthèse entre deux termes
opposés : il introduit une compréhension des limites sans synthèse,
qui va jusqu’à élargir la fêlure, à l’approfondir, sans pouvoir prévoir
où elle s’arrêtera.

Devenir-…
Peut-on chercher les traces d’une forme de complémentarité dans la
philosophie de Deleuze et Guattari, d’une complémentarité entre le
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décidable et l’indécidable, orientée vers la fêlure bâillante ? Leur
concept de rhizome offre une bonne ouverture dans cette direction,
mais encore insuffisante. Si l’on veut, comme c’est mon cas, élargir
la fêlure et se tourner vers le volcan, vers le non-identifiable, le non-
identitaire, l’indécidable ou encore le non-négociable, on peut choi-
sir d’interroger en particulier le chapitre de Mille plateaux intitulé
« 1730 : Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible… ».
Tout le plateau consacré aux devenirs peut être lu en fonction d’une
certaine opposition entre ce que les deux auteurs appellent un « plan
de consistance » et un « plan d’organisation ». Si le plan de consis-
tance peut être défini comme un plan qui ne comprend pas de forme
constituée, de structure ni de sujet, et sur lequel des éléments non
formés, des molécules et plusieurs genres de particules sont reliés les
uns aux autres seulement par des rapports de mouvements, de vitesses
et de lenteurs, le plan d’organisation, à l’inverse, présente des struc-
tures et des genèses ordonnées, qui produisent des formes, des sujets

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et des organisations cachés derrière les choses. En d’autres termes, le


plan d’organisation est un plan transcendant qui reçoit son principe
constitutif du dehors, alors que le plan de consistance se situe dans
une immanence qui ne se réfère pas à un dehors ou à un principe
transcendant pour produire des formes, des structures ou des orga-
nisations : il ne se situe pas dans une relation mimétique entre un
modèle et une copie.
Selon les deux auteurs, lorsque notre compréhension de la nature suit
le plan d’organisation (ce qui inclut notre compréhension des ani-
maux en général et de nous-mêmes en particulier), elle est déterminée
par deux approches distinctes : l’une qui procède par séries et l’autre
qui procède par structures, mais toutes deux se fondent sur une vision
mimétique des choses. Bien que ces deux approches puissent paraître
très différentes, dans les deux cas, les êtres se développent en s’imitant
les uns les autres sur la base d’un modèle original, et donc toutes deux
aboutissent au même plan d’organisation : dans une approche sérielle
on procède de façon linéaire en ordonnant les ressemblances, tandis
qu’on dégage des analogies de structure dans l’approche structurale.
C’est justement contre ces deux approches, ou mieux contre le fac-
teur mimétique déterminant chacune des deux, que Deleuze et
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Guattari forgent leur propre concept du devenir, défini de la façon
suivante : « Un devenir n’est pas une correspondance de rapports.
Mais ce n’est pas plus une ressemblance, une imitation et, à la limite,
une identification2. » De plus, le devenir ou mieux le devenir-ani-
mal, est réel. La réalité d’un tel devenir ne dérive pas du fait que celui
qui devient animal imite l’animal mais plutôt du devenir lui-même.
Si le devenir est le principe du plan de consistance dans lequel il n’y
a ni forme, ni sujet, ni organisation, il n’a pas de sujet ou il « ne pro-
duit pas autre chose que lui-même ». Le chien de Kafka ne devient
jamais la nourriture qu’il recherche mais il réalise peut-être le deve-
nir-nourriture d’un chien.
« C’est ce point qu’il faudra expliquer : comment un devenir n’a pas
de sujet distinct de lui-même ; mais aussi comment il n’a pas de
terme, parce que son terme n’existe à son tour que pris dans un autre
devenir dont il est le sujet, et qui coexiste, qui fait bloc avec le pre-
mier. C’est le principe d’une réalité propre au devenir (l’idée berg-

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sonienne d’une coexistence de “ durées ” très différentes, supérieures


ou inférieures à “ la nôtre ”, et toutes communicantes) 3. »
« Devenir n’est certainement pas imiter, ni s’identifier ; ce n’est pas
non plus régresser-progresser ; ce n’est pas non plus correspondre,
instaurer des rapports correspondants ; ce n’est pas non plus pro-
duire, produire une filiation, produire par filiation4. »
Devenir-animal veut dire en ce sens reconnaître la multiplicité dans
les animaux et les meutes qu’ils forment, s’opposer à une compré-
hension de la nature d’ordre sériel ou structurel suivant laquelle elles
seraient constituées d’individus, qui ne peuvent être obtenus que par
réduction des différences entre les espèces ou entre les représentants
de chaque espèce. La constitution rhizomatique de ces meutes ou la
multiplicité qu’elles forment ne permet pas au processus du devenir-
multiple ou du devenir-animal d’être identique à lui-même ni d’être
mimétique ; elle produit au contraire une « fascination du dehors »
dans laquelle les frontières qui tracent les contours des sujets et des
formes s’ouvrent sur des multiplicités.
D’autre part, pour Deleuze et Guattari, les multiplicités ne peuvent
pas être définies par les éléments qui les constituent, mais par le
nombre de leurs dimensions. Mais une telle définition n’entraîne-t-
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elle pas un certain risque de réduction des différentes multiplicités
par la constitution de « formes » ? N’entre-t-elle pas en contradiction
avec la définition même du plan de consistance ?
« Si les multiplicités se définissent et se transforment par la bordure
qui détermine chaque fois le nombre de leurs dimensions, on
conçoit la possibilité de les étaler sur un même plan où les bordures
se suivent en traçant une ligne brisée. C’est donc seulement en appa-
rence qu’un tel plan réduit les dimensions ; car il les recueille toutes
à mesure que s’inscrivent sur lui des multiplicités plates, et pourtant
à dimensions croissantes ou décroissantes5. »
Parler de la forme non pas comme une forme mais comme des
« lignes brisées » est-ce suffisant pour soustraire les devenirs à
l’emprise de la forme et à la nécessité des modèles et des copies ?
Juste après leur présentation des devenirs, Deleuze et Guattari intro-
duisent deux sections successives, intitulées « Souvenirs d’un spino-
ziste, I » et « Souvenirs d’un spinoziste, II », comme pour confirmer

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l’immanence du plan qu’ils décrivent en référence à Spinoza. Si le


devenir-animal est le premier pas dans la théorie générale des deve-
nirs, c’est parce qu’il constitue un bon point de départ pour théori-
ser un plan de consistance « absolu » et le passage d’une dimension
statique de l’humain vers son devenir. Le devenir-animal, éclairé par
les références à la philosophie de Spinoza, produit une immersion
totale dans la désorganisation des corps grâce à laquelle tout corps
rencontre son corps sans organes. Le corps sans organes implique
pour Deleuze et Guattari une absence de frontières dans
l’organisation du corps, et le refus des organes et des fonctions. Si
l’organisation concerne la dimension mimétique d’un triangle oedi-
pien par lequel la psychanalyse a tué le devenir-animal, dans l’adulte
comme dans l’enfant, la composition impose de repartir d’un point
zéro, où il n’y a plus de modèle à imiter.
Après ces deux digressions concernant la philosophie de Spinoza, c’est
comme si le désastre que la fêlure était sur le point de provoquer
venait d’être conjuré, comme si ce qui était resté indécidable redeve-
nait décidable grâce à la constitution d’un plan de consistance. Mais
les choses se compliquent dans la section du plateau intitulé
« Souvenirs d’un planificateur », où Deleuze et Guattari affirment la
nécessité d’un plan d’organisation comme contrepoint du plan de
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consistance. Maintenant, la fêlure s’ouvre de nouveau, comme si la
nécessité d’un modèle s’imposait juste avant qu’ils ne parlent du deve-
nir-femme : « Peut-être y a-t-il deux plans, ou deux manières de
concevoir le plan6. » Et, après avoir défini les plans de consistance et
d’organisation, ils finissent par les opposer de la façon suivante :
« C’est que l’on ne cesse de passer de l’un à l’autre, par degrés insen-
sibles et sans le savoir, ou en ne le sachant qu’après. C’est que l’on
ne cesse de reconstituer l’un sur l’autre, ou d’extraire l’un de l’autre.
Par exemple, il suffit d’enfoncer le plan flottant d’immanence, de
l’enfouir dans les profondeurs de la Nature au lieu de le laisser jouer
librement à la surface, pour qu’il passe déjà de l’autre côté, et prenne
le rôle d’un fondement qui ne peut plus être que principe d’analogie
du point de vue de l’organisation, loi de continuité du point de vue
du développement7. »
On peut alors se demander ce qu’il en est du plan de consistance
« absolu » ? Et pourquoi s’agit-il maintenant d’un passage incessant

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d’une direction à l’autre ? Ce qui est sûr, c’est que les deux auteurs
nous mettent en garde contre le danger de concevoir la relation entre
les deux plans comme une relation hégélienne ou dialectique ; il
s’agirait plutôt d’une relation comparable à celle que Bataille établit
entre une économie restreinte et une économie générale ou, pour-
rait-on dire, d’une sorte de complémentarité. Peut-on dire que cette
relation entre les deux plans est non mimétique? Ou doit-on considé-
rer qu’elle reste toujours dans le cadre du modèle et de la copie ? Pour
répondre à ces questions, il est nécessaire d’analyser ce que Deleuze
et Guattari appellent un « devenir-femme », et qui peut nous
conduire à théoriser un « devenir-queer » ou encore un « devenir
sexuel de la sexualité » sans aucune synthèse.

Devenir-queer
Selon Deleuze et Guattari, la distinction entre molaire et moléculaire
repose sur l’acceptation ou le refus de l’imitation d’un modèle
préexistant. Devenir-animal, devenir-enfant et devenir-femme sont
des devenirs moléculaires puisqu’ils n’imitent aucun modèle. Si,
cependant, une femme, conçue comme une certaine forme avec des
organes et des fonctions assignés à un sujet déterminé, est une entité
molaire, le devenir-femme est moléculaire parce qu’il ne présuppose
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aucune imitation d’un tel modèle. Devenir-femme signifie plutôt
« émettre des particules qui entrent dans le rapport de mouvement
et de repos, ou dans la zone de voisinage d’une micro-fémininité,
c’est-à-dire produire en nous-mêmes une femme moléculaire, créer
la femme-moléculaire 8 . » Mais, en même temps, ils ajoutent
l’affirmation suivante : « On ne négligera pourtant pas l’importance
de l’imitation, ou de moments d’imitation, chez certains homo-
sexuels mâles ; encore moins, la prodigieuse tentative de transforma-
tion réelle chez certains travestis9. » Étrangement, bien que les deux
auteurs évoquent, et qu’ils promettent de ne pas négliger, la transfor-
mation du travesti, fondée sur l’imitation, son importance et sa diffé-
rence n’apparaissent jamais plus dans le texte. Cette disparition du
travesti pose les questions suivantes : Deleuze et Guattari pensent-ils
que le travesti imite « la femme » et qu’il rate donc le processus authen-
tique d’un devenir-femme ? Ou bien peut-on concevoir autrement
l’imitation du travesti, c’est-à-dire comme une action mimétique sans
modèle? Dans les deux cas, de quelle façon le travesti imite-t-il une femme,
et où est cette femme, pourquoi n’apparaît-elle pas en tant que telle ?

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Pour répondre à ces questions, et aussi pour élargir la fêlure, on pour-


rait considérer le devenir-femme dans la perspective du rapport entre
plan de consistance et plan d’organisation. Le corps structuré selon
ses organes et ses fonctions résulte de la priorité donnée au plan
d’organisation sur le plan de consistance. La forme que nous recon-
naissons sous le terme de « femme » est constituée par une interven-
tion masculine qui soustrait la jeune fille à son propre devenir, dans
la mesure où la jeune fille constitue le premier sexe encore indiffé-
rencié auquel on soustrait des caractéristiques pour la modeler selon
un plan d’organisation censé se conformer à un ordre masculin. Dans
ce contexte, le devenir-femme désigne une imposition d’un plan
d’organisation sur un plan de consistance qui au départ ne se
conforme à aucun modèle déterminé. En d’autres termes, si le plan
de consistance coïncide avec le corps sans organes, le plan
d’organisation apparaît comme un principe d’organisation masculin
qui, en privant la jeune fille de son devenir, vise à affirmer en même
temps sa masculinité. Et si on définit ce principe comme masculin,
il n’y a pas un devenir-homme de l’homme. Deleuze et Guattari
peuvent donc affirmer que l’« homme », ou le « mâle », se pose comme
un modèle qui constitue une majorité. Tout ceci est satisfaisant si l’on
s’accorde à reconnaître la majorité comme étant masculine. Mais si la
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majorité masculine est censée accepter son « être-homme » comme
une donnée qui exclut tout devenir, tous les hommes finiraient par
ressembler à Franco Nero dans Querelle de Fassbinder.
Si l’on n’accepte pas cette position et que l’on s’interroge davantage
sur ce principe qui arrête le devenir, on peut se demander si le garçon
n’est pas à son tour privé de ses devenirs par un principe
d’organisation transcendant. Si le « mâle » tend à réprimer la femme
dans une forme statistique et une forme féminine figée, un modèle
analogue prive également les garçons de leur devenir-homme. Qui
est donc ce « voleur » de devenir et où est-il ?
Deleuze et Guattari ne semblent introduire un plan opposé à celui
de consistance qu’après s’être inquiétés de l’impossibilité de conce-
voir une forme sans un modèle. La difficulté qu’ils semblent ren-
contrer n’est pas seulement la leur, mais une difficulté plus générale
de la pensée pour se situer au-delà de Hegel, et pour réussir à ne pas

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Pour un principe d’incertitude sexuel (le)

réduire toute économie générale à une économie restreinte. Nous ne


sommes toujours pas en mesure de concevoir un tel plan sans forme,
sans modèle et sans transcendance.
Deleuze et Guattari semblent présupposer que l’homme en tant que
tel est depuis toujours formé, constitué, qu’il ignore le devenir. C’est
à partir d’une telle position constituée qu’il crée un plan
d’organisation et qu’il peut « voler » son devenir à la jeune fille. Mais
quand et comment l’homme est-il devenu un homme ? Je pense que
la raison principale pour laquelle Deleuze et Guattari ne recon-
naissent pas un devenir-homme est que, même s’ils nient à plusieurs
reprises l’existence d’une relation modèle-copie entre les deux plans,
une telle relation existe bel et bien ; le devenir-femme est soumis éga-
lement à une telle relation, qui finit par soumettre les hommes et les
femmes en même temps. Si la question de l’imitation du travesti ne
réapparaît plus dans le plateau sur les devenirs, c’est surtout parce
qu’elle révèle le fait que le devenir dont ils parlent sans en parler est
inscrit dans un ordre mimétique, où l’homme et la femme imitent
tous les deux quelque chose, quelque chose comme un modèle qu’on
ne peut pas connaître en tant que tel. Et s’il y a bien en ce sens un
« voleur » de devenir, il ne le devient pas seulement en volant le devenir
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de la jeune fille mais tout autant celui du garçon; il vole en étant aveugle
à une différence sexuelle qui ne peut pas être réduite à une détermina-
tion analytique, à une dimension sexuée binaire (homme ou femme).
Je pense donc que ce que Deleuze et Guattari appellent le « devenir
femme » est toujours soumis à un ordre masculin et à un principe
transcendant qui ne disparaît jamais entièrement de leur discours,
un discours qui (malgré leurs efforts) ne parvient pas à préserver la
dimension « indécidable » de la sexualité. Il faudrait donc élargir et
approfondir la fêlure jusqu’à rendre visible l’indécidabilité entre les
sexes : il y a une certaine fêlure entre l’homme et la femme dans la
mesure où il s’agit de différence sexuelle. Leur différence signifie que
ni l’un ni l’autre sexe ne dispose d’une essence ; ni l’un ni l’autre n’a
de telos, sauf peut-être le désir de rester dans un devenir continu, celui
du devenir sexuel de la sexualité.

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Zafer Aracagök

Essayons donc d’imaginer une relation entre le devenir-homme et le


devenir-femme qui serait axée sur la « complémentarité » (au sens de
Bohr), où l’indécidabilité deviendrait possible : quand les devenirs
des garçons et des filles ne deviennent jamais ce qu’ils sont ; quand
« homme » et « femme » peuvent être conçus comme les effets d’une
cause inconnaissable… simplement comme la radicalité du devenir-
travesti du travesti.
Pouvons-nous appeler un tel plan le plan du devenir-queer ? Ou bien
une telle définition serait-elle encore trop déterminée ? Mais parler
d’un devenir-queer signifie peut-être encore parler d’un modèle bien
défini ? C’est une question qu’il faut poser.
S’agit-il d’un projet impossible, à partir du moment où on ne peut
pas décider de ce que sont l’homme et la femme ? Nous pourrions
peut-être penser à un autre nom pour ce plan : le plan du devenir
sexuel de la sexualité, où ce qui est caché derrière les formes, derrière
« l’homme » et « la femme », derrière la différence sexuelle, ne devien-
drait jamais à son tour un modèle, et où la différence serait la condi-
tion de devenirs ininterrompus.
Quel serait le nom de ce plan où l’indécidable pourrait être préservé
en tant que tel ? L’invention de ce plan du devenir-queer ne doit pas
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être comprise comme un projet possible, mais bien plutôt comme
un projet impossible, un pas en direction du devenir imperceptible.

Notes
1- Kafka, « Les Recherches d’un chien », Œuvres complètes, Gallimard, 1984, vol. 2.
2- Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 291.
3- Ibid., p. 291.
4- Ibid., p. 292.
5- Ibid., p. 307.
6- Ibid., p. 325.
7- Ibid., p. 330.
8- Ibid., p. 338.
9- Ibid., p. 337-338.

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