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Dominique Combe
S.E.R. | « Études »
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La « gloire » de Bergson
D OMINIQUE C OMBE
S
EULS Sartre et Camus dans les années cinquante,
Foucault, Deleuze, Derrida et Barthes dans les années
soixante-dix, peuvent donner une idée de la célébrité
de Bergson avant-guerre. Cette célébrité excède — et de très
loin — le champ de la philosophie :
L’influence de la philosophie de M. Bergson sur ma génération,
1. L’Attitude du lyrisme déclare le poète et essayiste Tancrède de Visan 1, n’est compa-
contemporain, Mercure de rable qu’à celle exercée par Descartes sur Malebranche ou par
France, 1911, p. 424-425.
Hume sur Kant. Si l’on préfère une image plus rapprochée,
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Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Octobre 2004 - N° 4014 343
consacrées de l’histoire de la philosophie, qu’à l’égard de la
science, des arts et des lettres de son temps. Car si la publica-
tion, en 1889, de l’Essai sur les données immédiates de la
conscience par un docteur en philosophie de 31 ans, est à tous
égards un événement décisif, c’est non seulement pour l’his-
toire de la philosophie, mais surtout pour l’histoire des idées,
des lettres et des arts. La « gloire » de Bergson, pour employer
un mot de Mallarmé, doit impérativement être rapportée à
celle de Proust, de Péguy, de Claudel, de Valéry, de Monet, de
Debussy, tout autant qu’à celle de Taine en son temps. Seuls
Schopenhauer, Nietzsche, et un peu plus tard Kierkegaard,
auront exercé une influence comparable sur les lettres et
les arts à travers l’Europe entière. Aucun autre philosophe
contemporain de son époque — pas même Husserl, en train
d’inventer la phénoménologie —, n’exercera une telle
influence en dehors de la philosophie. Et c’est cette proximité
avec les écrivains, les artistes, les penseurs qui fait encore toute
l’actualité de Bergson, lui conférant une « situation » particu-
lière dans la vie intellectuelle de son temps.
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La réputation du jeune professeur est bientôt confir-
mée par Matière et mémoire (1896), qui reprend la question
métaphysique des rapports de l’esprit et de la matière, et un
peu plus tard par un article de vulgarisation qui résume
l’ensemble de l’œuvre — « Introduction à la métaphysique »,
en 1903 —, L’Evolution créatrice, en 1907, et une conférence
célèbre sur « L’intuition philosophique », en 1911. Ensuite,
outre la discussion avec Einstein sur la Relativité (Durée et
simultanéité, 1922), viendront les recueils d’articles et de
conférences L’Energie spirituelle (1919) et La Pensée et le
mouvant (1934), ainsi que Les Deux sources de la morale et de
la religion (1932), le quatrième et dernier livre, longtemps
attendu après un long silence. Bergson était devenu entre-
temps le plus grand philosophe français, couronnant une
longue tradition héritée de Maine de Biran et de Ravaisson, à
qui il a d’ailleurs rendu hommage. En réaction au positivisme
triomphant, au matérialisme biologiste et au pessimisme
schopenhauerien de la fin du siècle, le « spiritualisme » berg-
sonien (c’est du moins ainsi que défenseurs et détracteurs
présentent sa pensée) s’impose bientôt comme la pensée
dominante de l’entre-deux-guerres.
Naissance du « bergsonisme »
Après la publication retentissante de l’Essai sur les données
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également les sciences humaines naissantes au tournant du
siècle : la psychologie de Maurice Pradines et de Henri
Delacroix (Le Langage et la pensée, 1926), la linguistique
d’inspiration saussurienne de Charles Bally (Le Langage et
la vie, 1926), la sociologie de Durkheim, l’anthropologie
de Lévy-Bruhl (La Mentalité primitive, 1923) et bientôt
de Teilhard de Chardin, qui portent l’empreinte profonde de
l’influence bergsonienne.
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« maîtres » de la vie intellectuelle française dans les années 20,
qui allaient tous deux devenir professeurs au Collège de
France et académiciens : Valéry et Bergson. Valéry, fidèle à
Descartes, a toujours été réticent au bergsonisme, malgré la
référence au « cruel Zénon » dans Le Cimetière marin, qui
évoque irrésistiblement le célèbre paradoxe à partir duquel
Bergson distingue la durée du temps spatialisé. Mais c’est à
lui que reviendra l’honneur de prononcer l’éloge funèbre du
philosophe à l’Académie, en 1941.
Un grand écrivain
L’éloge dithyrambique de Bergson par Tancrède de Visan,
qui termine son essai sur L’Attitude du lyrisme contemporain,
en 1911, par un chapitre entièrement consacré à « la philoso-
phie de M. Bergson » dans ses rapports avec le « lyrisme
contemporain », n’est pas le fait d’un philosophe, mais
d’un poète, qui reconnaît en Bergson un véritable poète
lyrique, en parfaite consonance avec la poésie de son temps.
Auditeur de Bergson au Collège de France dès la première
heure, avant que ses cours ne deviennent un événement
mondain, Tancrède de Visan avait introduit son (médiocre)
recueil Paysages introspectifs par un Essai sur le symbolisme
(1904), dans lequel il montrait, déjà, le rôle décisif du bergso-
nisme pour comprendre le mouvement symboliste. Cet
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comme homme de lettres que Bergson touche un large
public, qui s’accorde à lui reconnaître les talents d’un grand
écrivain : de là le prix Nobel de littérature, en 1928, qui peut
aujourd’hui avoir de quoi surprendre. Mais qui aurait pu envi-
sager de décerner le Nobel de littérature à Léon Brunschvicg ?
S’attachant à rompre avec le jargon métaphysique hérité
de l’idéalisme, Bergson a recherché une autre manière de
philosopher, plus proche de la réalité concrète et de l’expé-
rience vécue. Cette conversion du regard « vers le concret »,
comme le dit Jean Wahl, s’accompagnait surtout d’un style
autre, dans la langue commune de tous les jours. Bergson
est en ce sens le philosophe du « langage ordinaire », acces-
sible sinon à tous — en raison de la difficulté des questions
qu’il aborde, par exemple dans Matière et mémoire —,
du moins au lettré non philosophe. Ce style n’était en réalité
pas nouveau, Bergson renouant avec une tradition philo-
sophique française héritière de Descartes, de Pascal, de
Rousseau, de Maine de Biran, et surtout de Ravaisson, égale-
ment écrivain remarquable, et qui ira jusqu’à Gabriel Marcel
et à Sartre. En ce sens, avant Sartre, le prix Nobel était la
juste reconnaissance de ce travail d’écriture qui faisait de
Bergson le successeur, en langue française, du « poète philo-
sophe » Sully Prudhomme (sans peine !) et de Maeterlinck,
poète, dramaturge et essayiste.
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va pas en classes de philosophie », observe Péguy dans son
admirable Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne,
3. Péguy, Œuvres en prose rédigée à la veille de sa mort, en 1914 3.
1908-1914, Gallimard,
Pléiade.
« Ecrivain-philosophe » héritier de Montaigne,
Descartes, Pascal et Rousseau, Bergson, pourtant philosophe
de métier, reste critique à l’égard du discours philosophique
académique. Par un style souvent métaphorique sans com-
mune mesure avec l’écriture philosophique « savante » des
professeurs, il s’inscrit dans la lignée des philosophes qui, en
marge de l’institution, de Schopenhauer à Nietzsche et plus
tard à Kierkegaard, nourrissent la littérature française depuis
la seconde moitié du XIX e siècle. Rien d’étonnant, donc, à ce
que des poètes et des romanciers détestant « la philosophie des
professeurs de philosophie », Victor Cousin, Emile Boutroux
ou Léon Brunschvicg — ce qu’était pourtant aussi superlati-
vement Bergson, si l’on en croit le témoignage admiratif de
ses élèves —, aient été littéralement fascinés par Bergson, qui
représentait alors l’anti-philosophie, en quelque sorte.
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« jeunes bourgeoises à la cervelle d’oiseau 4 ». L’immense suc- 4. Op. cit., p. 428.
cès de l’œuvre, et des cours au Collège de France, où se presse
une foule d’admiratrices (qui lui envoient des bouquets de
fleurs — comme à une cantatrice, dit-il !) et de mondains
(comme à ceux de Foucault bien plus tard), ne doit pourtant
pas dissimuler les réserves, voire l’hostilité de l’université et de
l’institution philosophique, encore attachée à une solide tradi-
tion rationaliste post-kantienne incarnée par Renouvier,
Boutroux et Brunschvicg, et à un courant postiviste issu
d’Auguste Comte : Bergson, pourtant muni de tous les sacre-
ments universitaires (normalien, agrégé, docteur d’Etat), est
écarté de la Sorbonne, qui lui préfère Gabriel Séailles, esthéti-
cien héritier de Schelling. Il est certes élu au Collège de France
(dont le prestige est sans doute alors moins grand qu’aujour-
d’hui), où il trouve des admirateurs plus que des étudiants,
puisqu’il n’y dirige pas de thèses. Le soutien de Théodule
Ribot, lui-même professeur à la Sorbonne puis au Collège de
France, directeur de la Revue philosophique, n’empêche pas
qu’il soit critiqué dans l’influente Revue de métaphysique et de
morale. Le maître à penser devient la cible privilégiée des
attaques contre l’idéalisme et le spiritualisme.
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Contre le positivisme
Le traité De l’intelligence, publié par Taine en 1870, est repré-
sentatif d’une époque placée sous le signe du positivisme. Le
bergsonisme, qui est une réaction antipositiviste, a souvent été
perçu comme une entreprise de destitution de l’intelligence et
de la raison, alors même qu’il s’agissait simplement d’en
rééquilibrer les pouvoirs et de redistribuer les rôles assignés
aux Facultés. Tancrède de Visan, par exemple, définit la philo-
sophie de Bergson comme « un effort pour rompre le corset de
fer du concept pur et pour dégager de cette armure rigide le
5. Op. cit., p. 443. corps même du Réel mouvant 5 ». La conférence « Intro-
duction à la métaphysique », qui est une sorte de condensé du
bergsonisme, comporte certes une critique du concept qui,
6. Bergson, Œuvres, PUF, général et abstrait, ne retient que « l’ombre d’un corps 6 » et
1959, p. 1401.
invite à « aller des concepts aux choses, et non pas des choses
aux concepts, renversant « le travail habituel de l’intelli-
7. Ibidem, p. 1409. gence 7 ». Et au savoir conceptuel qui « tourne autour de
l’objet », Bergson oppose la connaissance par « sympathie » de
l’« intuition », de l’intérieur, devenant ainsi pour le poète,
comme pour tous les admirateurs, le penseur de la « Vie ».
Mais que Bergson accorde assurément une valeur essentielle à
l’intuition de la durée, fondement d’une philosophie de
l’« intériorité », ne l’empêche pas de reconnaître l’importance
de l’intelligence, pourvu que celle-ci s’applique au domaine
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d’Héraclite — est le philosophe du devenir, de l’aiôn, de la
durée vécue, qui s’oppose au temps abstrait, géométrique, de
la physique, comme le dit très bien Jean Wahl en 1943 :
« D’emblée, ce philosophe du XXe siècle s’introduit modeste- 8. In A. Béguin et P. Théve-
ment mais sûrement dans le dialogue qui s’est institué il y a noz, Henri Bergson. Essais
et témoignages, A la Bacon-
vingt-cinq siècles entre Zénon d’Elée et Héraclite 8 ». nière, Neuchâtel, 1943.
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victorieux à la Sorbonne, Gabriel Séailles, auteur de l’Essai sur
le génie dans l’art (1883), qui identifie le génie à la raison — a
certainement favorisé le rapprochement avec les écrivains
et les artistes de son temps.
V
Sous la bannière du « bergsonisme » se trouvent ras-
semblées, de manière syncrétique, les pensées de l’instinct vital
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dans le Discours de Stockholm 14, entièrement placé sous le 14. Œuvres complètes,
Gallimard, Pléiade, 1972,
thème bergsonien de la vie : la poésie, « mode de vie — et de p. 446.
vie intégrale », « se refusant à dissocier l’art de la vie », se
« connaissant égale à la vie même 15 ». La conclusion de l’essai 15. Op. cit., p. 445.
de Thibaudet sur Bergson s’appliquerait donc admirablement
à la poésie et à l’art de son temps :
Dire non à tout ce qui est arrêté, réalisé en choses, juger impur
et artificiel tout ce qui n’est pas schème dynamique pur,
connaître l’univers sous la figure de ce schème dynamique
qu’est l’élan vital, se connaître soi-même sous la figure de ce
schème dynamique qu’est le centre vital d’indétermination,
voilà en quoi consiste l’idée ou plutôt l’élan vraiment original
du bergsonisme 16. 16. Le Bergsonisme, Galli-
mard, 1923, II, p. 242.
DOMINIQUE COMBE
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