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LA « GLOIRE » DE BERGSON

Dominique Combe

S.E.R. | « Études »

2004/10 Tome 401 | pages 343 à 354


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.014.0343
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Essais

La « gloire » de Bergson

D OMINIQUE C OMBE

S
EULS Sartre et Camus dans les années cinquante,
Foucault, Deleuze, Derrida et Barthes dans les années
soixante-dix, peuvent donner une idée de la célébrité
de Bergson avant-guerre. Cette célébrité excède — et de très
loin — le champ de la philosophie :
L’influence de la philosophie de M. Bergson sur ma génération,
1. L’Attitude du lyrisme déclare le poète et essayiste Tancrède de Visan 1, n’est compa-
contemporain, Mercure de rable qu’à celle exercée par Descartes sur Malebranche ou par
France, 1911, p. 424-425.
Hume sur Kant. Si l’on préfère une image plus rapprochée,
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je dirai que les Données immédiates de la conscience et
Matière et mémoire jouèrent à l’orée du XX e siècle un rôle
analogue à celui qu’eut L’Allemagne de Mme de Staël sur les
premiers romantiques français.

L’importance capitale de l’œuvre de Bergson ne tient


pas aux débats, très datés, qu’elle noue avec l’évolutionnisme
de Spencer, la psychologie de Ribot ou de Wundt, connus
aujourd’hui des seuls historiens de la philosophie ou de la psy-
chologie, ni peut-être même avec Platon, Descartes et Kant. La
question n’est pas tant de savoir comment Bergson se situe à
l’égard de l’idéalisme, du rationalisme, du positivisme, du
matérialisme, du spiritualisme même, selon les catégories

Université de la Sorbonne Nouvelle

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Octobre 2004 - N° 4014 343
consacrées de l’histoire de la philosophie, qu’à l’égard de la
science, des arts et des lettres de son temps. Car si la publica-
tion, en 1889, de l’Essai sur les données immédiates de la
conscience par un docteur en philosophie de 31 ans, est à tous
égards un événement décisif, c’est non seulement pour l’his-
toire de la philosophie, mais surtout pour l’histoire des idées,
des lettres et des arts. La « gloire » de Bergson, pour employer
un mot de Mallarmé, doit impérativement être rapportée à
celle de Proust, de Péguy, de Claudel, de Valéry, de Monet, de
Debussy, tout autant qu’à celle de Taine en son temps. Seuls
Schopenhauer, Nietzsche, et un peu plus tard Kierkegaard,
auront exercé une influence comparable sur les lettres et
les arts à travers l’Europe entière. Aucun autre philosophe
contemporain de son époque — pas même Husserl, en train
d’inventer la phénoménologie —, n’exercera une telle
influence en dehors de la philosophie. Et c’est cette proximité
avec les écrivains, les artistes, les penseurs qui fait encore toute
l’actualité de Bergson, lui conférant une « situation » particu-
lière dans la vie intellectuelle de son temps.

Une « philosophie de l’intérieur »


L’intuition de la « durée » vécue, opposée au temps spatialisé,
provoque ce que Péguy appelle une « révolution intérieure ».
Bergson propose en somme une « philosophie de l’intérieur »
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qui, avant la phénoménologie, part de l’expérience vécue
d’une conscience. La perception du temps, de l’espace, l’intui-
tion et la connaissance rationnelle, la mémoire, la liberté et,
bientôt, l’énergie spirituelle et l’évolution créatrice, sont au
centre d’une pensée de la « vie » qui rompt avec l’idéalisme
spéculatif, aussi bien qu’avec le matérialisme et le positivisme.
De la même manière que les « séries » de toiles de Monet
donnent à voir les changements de la lumière à travers le
temps, ou que les partitions de Debussy, et notamment
Pelléas et Mélisande, laissent résonner les impressions pro-
duites « en plein air » par les éléments, Bergson libère la
philosophie du corset de la tradition académique pour
accueillir « les choses mêmes », ou du moins les impressions
qu’elles produisent directement sur la conscience. En ce sens,
Bergson apparaît comme le philosophe du « concret », auquel
aspire Jean Wahl.

344
La réputation du jeune professeur est bientôt confir-
mée par Matière et mémoire (1896), qui reprend la question
métaphysique des rapports de l’esprit et de la matière, et un
peu plus tard par un article de vulgarisation qui résume
l’ensemble de l’œuvre — « Introduction à la métaphysique »,
en 1903 —, L’Evolution créatrice, en 1907, et une conférence
célèbre sur « L’intuition philosophique », en 1911. Ensuite,
outre la discussion avec Einstein sur la Relativité (Durée et
simultanéité, 1922), viendront les recueils d’articles et de
conférences L’Energie spirituelle (1919) et La Pensée et le
mouvant (1934), ainsi que Les Deux sources de la morale et de
la religion (1932), le quatrième et dernier livre, longtemps
attendu après un long silence. Bergson était devenu entre-
temps le plus grand philosophe français, couronnant une
longue tradition héritée de Maine de Biran et de Ravaisson, à
qui il a d’ailleurs rendu hommage. En réaction au positivisme
triomphant, au matérialisme biologiste et au pessimisme
schopenhauerien de la fin du siècle, le « spiritualisme » berg-
sonien (c’est du moins ainsi que défenseurs et détracteurs
présentent sa pensée) s’impose bientôt comme la pensée
dominante de l’entre-deux-guerres.

Naissance du « bergsonisme »
Après la publication retentissante de l’Essai sur les données
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immédiates de la conscience, Bergson était même devenu — à
son corps défendant — le maître à penser de la « génération »
de 1880 tout entière, selon une catégorie introduite par le
même Thibaudet. Philosophe sinon « officiel », du moins « à
la mode », Bergson a pris le relais de Victor Cousin en son
temps, et, plus récemment, de Renan et surtout de Taine,
contre qui il s’était ardemment battu. Sur la scène philo-
sophique de la Troisième République, pour rivaliser avec
Bergson auprès d’un large public, il n’y a alors guère qu’Alain,
lui aussi professeur de khâgne, devenu chroniqueur humaniste
dans la longue série des Propos. Comment l’austère
Brunschvicg, auteur d’une thèse capitale sur La Modalité du
jugement (1894) et de très nombreux ouvrages sur « la vie
de l’esprit », professeur tout-puissant à la Sorbonne, pourrait-
il néanmoins rivaliser avec l’auteur de l’Essai auprès d’un
large public ? D’autant que la pensée de Bergson nourrit

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également les sciences humaines naissantes au tournant du
siècle : la psychologie de Maurice Pradines et de Henri
Delacroix (Le Langage et la pensée, 1926), la linguistique
d’inspiration saussurienne de Charles Bally (Le Langage et
la vie, 1926), la sociologie de Durkheim, l’anthropologie
de Lévy-Bruhl (La Mentalité primitive, 1923) et bientôt
de Teilhard de Chardin, qui portent l’empreinte profonde de
l’influence bergsonienne.

Les livres de Bergson sont largement diffusés, comme


en témoigne le nombre impressionnant des réimpressions.
Très rapidement, les traductions se multiplient — à partir de
1911, en anglais mais aussi en allemand, en espagnol, en
russe... Rarement philosophe français aura exercé, avant
Sartre, une telle influence : en Europe, sur Georg Simmel, sur
Ortega y Gasset ; aux Etats-Unis, sur William James et sa
théorie du « flux de conscience » ; au Brésil et un peu par-
tout dans le monde. Bientôt, des ouvrages de vulgarisation
commencent à paraître 2 : après le pessimisme, le positivisme 2. H. Höffding, La Philo-
sophie de Bergson (1910) ;
et avant l’existentialisme, le bergsonisme est né. Disputes et E. Le Roy, Une philosophie
controverses divisent les milieux philosophiques, en France et nouvelle (1912) ; J. Mari-
tain, La Philosophie bergso-
à l’étranger. Le bergsonisme, souvent réduit à une vulgate nienne (1913) ; J. Chevalier,
Bergson (1926), ouvrage
(comme du reste ce fut également le cas pour le schopenhaue- « autorisé » par Bergson.
risme et le nietzschéisme, quelques années auparavant, et
peu après, pour l’existentialisme), domine la pensée de
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son temps, jusqu’à devenir à son tour un corps de doctrine,
malgré les protestations de Bergson, qui n’a cessé de récuser
la sclérose des systèmes qui figent le cours de la pensée. Car
il n’y a pas plus de bergsonisme dans l’œuvre de Bergson
que de mallarméisme ou de symbolisme dans celle de
Mallarmé, lui aussi considéré comme un maître et un « chef
d’école » par ses « disciples ».

Désireuse, dans les années vingt, de consacrer une série


d’études à « trente ans de vie française », la N.R.F choisit donc
tout naturellement Barrès, Maurras et Bergson comme figures
les plus représentatives de leur temps. C’est le célèbre critique
Albert Thibaudet, lui-même ancien élève du professeur de
khâgne, qui se charge d’un long essai en deux volumes sur
Bergson, sous la forme d’un hommage. Après Mallarmé en
1912, Thibaudet publie en 1923 deux grands livres sur les

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« maîtres » de la vie intellectuelle française dans les années 20,
qui allaient tous deux devenir professeurs au Collège de
France et académiciens : Valéry et Bergson. Valéry, fidèle à
Descartes, a toujours été réticent au bergsonisme, malgré la
référence au « cruel Zénon » dans Le Cimetière marin, qui
évoque irrésistiblement le célèbre paradoxe à partir duquel
Bergson distingue la durée du temps spatialisé. Mais c’est à
lui que reviendra l’honneur de prononcer l’éloge funèbre du
philosophe à l’Académie, en 1941.

Un grand écrivain
L’éloge dithyrambique de Bergson par Tancrède de Visan,
qui termine son essai sur L’Attitude du lyrisme contemporain,
en 1911, par un chapitre entièrement consacré à « la philoso-
phie de M. Bergson » dans ses rapports avec le « lyrisme
contemporain », n’est pas le fait d’un philosophe, mais
d’un poète, qui reconnaît en Bergson un véritable poète
lyrique, en parfaite consonance avec la poésie de son temps.
Auditeur de Bergson au Collège de France dès la première
heure, avant que ses cours ne deviennent un événement
mondain, Tancrède de Visan avait introduit son (médiocre)
recueil Paysages introspectifs par un Essai sur le symbolisme
(1904), dans lequel il montrait, déjà, le rôle décisif du bergso-
nisme pour comprendre le mouvement symboliste. Cet
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exemple, parmi tant d’autres, suffit à laisser entrevoir la place
centrale qu’occupe Bergson au début du siècle, non seulement
dans la vie intellectuelle française, mais plus particuliè-
rement dans les lettres.

Le professeur au lycée de Clermont-Ferrand, nommé


au collège Rollin (collègue de Mallarmé, qu’il n’a pourtant
jamais fréquenté), en khâgne aux lycées Henri-IV et Louis-le-
Grand, puis à la rue d’Ulm, connaît une irrésistible ascension
qui le conduit au Collège de France en 1904, à l’Académie des
sciences morales et politiques en 1914, jusqu’à l’Académie
française en 1918. Philosophe engagé dans la guerre, il effectue
des missions auprès du président Wilson, et, de 1922 à 1925,
il dirige la Commission internationale de coopération intel-
lectuelle au sein de la SDN, jouant un rôle actif de diplomate
dans le domaine de la culture. Mais c’est peut-être d’abord

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comme homme de lettres que Bergson touche un large
public, qui s’accorde à lui reconnaître les talents d’un grand
écrivain : de là le prix Nobel de littérature, en 1928, qui peut
aujourd’hui avoir de quoi surprendre. Mais qui aurait pu envi-
sager de décerner le Nobel de littérature à Léon Brunschvicg ?
S’attachant à rompre avec le jargon métaphysique hérité
de l’idéalisme, Bergson a recherché une autre manière de
philosopher, plus proche de la réalité concrète et de l’expé-
rience vécue. Cette conversion du regard « vers le concret »,
comme le dit Jean Wahl, s’accompagnait surtout d’un style
autre, dans la langue commune de tous les jours. Bergson
est en ce sens le philosophe du « langage ordinaire », acces-
sible sinon à tous — en raison de la difficulté des questions
qu’il aborde, par exemple dans Matière et mémoire —,
du moins au lettré non philosophe. Ce style n’était en réalité
pas nouveau, Bergson renouant avec une tradition philo-
sophique française héritière de Descartes, de Pascal, de
Rousseau, de Maine de Biran, et surtout de Ravaisson, égale-
ment écrivain remarquable, et qui ira jusqu’à Gabriel Marcel
et à Sartre. En ce sens, avant Sartre, le prix Nobel était la
juste reconnaissance de ce travail d’écriture qui faisait de
Bergson le successeur, en langue française, du « poète philo-
sophe » Sully Prudhomme (sans peine !) et de Maeterlinck,
poète, dramaturge et essayiste.
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Un « écrivain philosophe »
Même s’il compte quelques rares disciples dans l’université,
Bergson est donc d’abord légitimement perçu comme le phi-
losophe des lettrés, des artistes et des écrivains, qui assistent à
ses cours — outre Tancrède de Visan, Charles Péguy, Paul
Valéry, T.S. Eliot, Antonio Machado. Ce n’est pas le moindre
paradoxe que, comme Saint-John Perse, lui-même grand
admirateur de Bergson, tous « haïssent la philosophie des pro-
fesseurs de philosophie ». L’un des premiers, Alfred Jarry avait
assisté aux cours de Bergson, comme l’attestent les notes dépo-
sées à la bibliothèque Jacques-Doucet (qui a accueilli la totalité
du fonds Bergson). « Une grande philosophie n’est pas celle
qui est le premier en composition. Ce n’est pas celle qui est le
premier en dissertation. C’est dans les classes de philosophie
que l’on vainc par des raisonnements. Mais la philosophie ne

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va pas en classes de philosophie », observe Péguy dans son
admirable Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne,
3. Péguy, Œuvres en prose rédigée à la veille de sa mort, en 1914 3.
1908-1914, Gallimard,
Pléiade.
« Ecrivain-philosophe » héritier de Montaigne,
Descartes, Pascal et Rousseau, Bergson, pourtant philosophe
de métier, reste critique à l’égard du discours philosophique
académique. Par un style souvent métaphorique sans com-
mune mesure avec l’écriture philosophique « savante » des
professeurs, il s’inscrit dans la lignée des philosophes qui, en
marge de l’institution, de Schopenhauer à Nietzsche et plus
tard à Kierkegaard, nourrissent la littérature française depuis
la seconde moitié du XIX e siècle. Rien d’étonnant, donc, à ce
que des poètes et des romanciers détestant « la philosophie des
professeurs de philosophie », Victor Cousin, Emile Boutroux
ou Léon Brunschvicg — ce qu’était pourtant aussi superlati-
vement Bergson, si l’on en croit le témoignage admiratif de
ses élèves —, aient été littéralement fascinés par Bergson, qui
représentait alors l’anti-philosophie, en quelque sorte.

Cette image justifiée d’écrivain rend toutefois la célé-


brité de Bergson ambiguë. Ecrivain-philosophe pour les écri-
vains et les artistes, Bergson n’est en somme qu’un dilettante,
un amateur aux yeux de l’Université, malgré les travaux qui lui
sont très tôt consacrés par de jeunes et brillants philosophes,
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ses disciples enthousiastes, comme Jankélévitch. Il faudra
attendre les années cinquante — et en particulier le centenaire,
en 1954 — pour que Bergson soit véritablement reconnu par
l’institution philosophique, comme l’atteste alors la profusion
des colloques et des thèses ainsi que les programmes universi-
taires. Désormais, Bergson est un « classique » de l’histoire de
la philosophie, où il rejoint ceux-là mêmes qu’il avait combat-
tus — ce qui ne l’empêche aucunement d’être également relu
par les avant-gardes, dans les années soixante (Deleuze, qui
publie Le Bergsonisme, en 1966).

La gloire ambiguë du bergsonisme


La gloire de Bergson n’est donc pas sans ambiguïtés. Selon
le témoignage de Tancrède de Visan à nouveau, Bergson se
plaint amèrement d’être voué à un public de « badauds » et de

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« jeunes bourgeoises à la cervelle d’oiseau 4 ». L’immense suc- 4. Op. cit., p. 428.
cès de l’œuvre, et des cours au Collège de France, où se presse
une foule d’admiratrices (qui lui envoient des bouquets de
fleurs — comme à une cantatrice, dit-il !) et de mondains
(comme à ceux de Foucault bien plus tard), ne doit pourtant
pas dissimuler les réserves, voire l’hostilité de l’université et de
l’institution philosophique, encore attachée à une solide tradi-
tion rationaliste post-kantienne incarnée par Renouvier,
Boutroux et Brunschvicg, et à un courant postiviste issu
d’Auguste Comte : Bergson, pourtant muni de tous les sacre-
ments universitaires (normalien, agrégé, docteur d’Etat), est
écarté de la Sorbonne, qui lui préfère Gabriel Séailles, esthéti-
cien héritier de Schelling. Il est certes élu au Collège de France
(dont le prestige est sans doute alors moins grand qu’aujour-
d’hui), où il trouve des admirateurs plus que des étudiants,
puisqu’il n’y dirige pas de thèses. Le soutien de Théodule
Ribot, lui-même professeur à la Sorbonne puis au Collège de
France, directeur de la Revue philosophique, n’empêche pas
qu’il soit critiqué dans l’influente Revue de métaphysique et de
morale. Le maître à penser devient la cible privilégiée des
attaques contre l’idéalisme et le spiritualisme.

Adulé du public, Bergson est — peut-être pour cette


raison même — au centre d’une vive polémique, objet de vio-
lentes attaques, tout à la fois de Julien Benda, dès 1912, qui voit
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dans le bergsonisme un exemple privilégié de la « trahison des
clercs », et du marxiste Georges Politzer dans La Fin d’une
parade philosophique : le bergsonisme (1929), et même du tho-
miste Jacques Maritain, qui a pourtant été un élève admiratif.
Ces critiques venues d’horizons opposés ont un retentisse-
ment au moins aussi important que les plaidoyers de Péguy, de
Jacques Chevalier (exégète « officiel »), d’Albert Thibaudet,
d’Eugène Le Roy ou de Vladimir Jankélévitch (auteur du pre-
mier grand livre sur Bergson, en 1931). L’élection du premier
académicien juif (qui avait pourtant refusé d’intervenir dans
l’affaire Dreyfus, et même lors de la montée du nazisme en
Allemagne, mais qui sous Vichy refuse tout traitement de
faveur, et laisse un testament attestant sa conversion tardive)
suscite une campagne de l’Action française.

350
Contre le positivisme
Le traité De l’intelligence, publié par Taine en 1870, est repré-
sentatif d’une époque placée sous le signe du positivisme. Le
bergsonisme, qui est une réaction antipositiviste, a souvent été
perçu comme une entreprise de destitution de l’intelligence et
de la raison, alors même qu’il s’agissait simplement d’en
rééquilibrer les pouvoirs et de redistribuer les rôles assignés
aux Facultés. Tancrède de Visan, par exemple, définit la philo-
sophie de Bergson comme « un effort pour rompre le corset de
fer du concept pur et pour dégager de cette armure rigide le
5. Op. cit., p. 443. corps même du Réel mouvant 5 ». La conférence « Intro-
duction à la métaphysique », qui est une sorte de condensé du
bergsonisme, comporte certes une critique du concept qui,
6. Bergson, Œuvres, PUF, général et abstrait, ne retient que « l’ombre d’un corps 6 » et
1959, p. 1401.
invite à « aller des concepts aux choses, et non pas des choses
aux concepts, renversant « le travail habituel de l’intelli-
7. Ibidem, p. 1409. gence 7 ». Et au savoir conceptuel qui « tourne autour de
l’objet », Bergson oppose la connaissance par « sympathie » de
l’« intuition », de l’intérieur, devenant ainsi pour le poète,
comme pour tous les admirateurs, le penseur de la « Vie ».
Mais que Bergson accorde assurément une valeur essentielle à
l’intuition de la durée, fondement d’une philosophie de
l’« intériorité », ne l’empêche pas de reconnaître l’importance
de l’intelligence, pourvu que celle-ci s’applique au domaine
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qui est le sien : à l’intelligence, l’espace et le moi de « surface » ;
à l’intuition, la durée et le moi « profond ». Bergson, conscient
du malentendu, a eu à cœur, surtout à partir de L’Evolution
créatrice, de réfuter l’image souvent réductrice attachée à sa
pensée, enracinée dans la philosophie empirique et pragma-
tique de Herbert Spencer et née à partir d’une réflexion sur la
psychologie expérimentale et la biologie, comme suffisent à le
montrer Matière et mémoire et L’Evolution créatrice.

L’intuition fondatrice, développée dès l’Essai sur les


données immédiates de la conscience, est bien la durée vécue,
opposée à la représentation spatiale, abstraite, du temps des
horloges. Cette durée ne peut évidemment qu’être proche du
temps imaginé et expérimenté par les poètes, avec lesquels il
partage la référence aux présocratiques, et notamment
Héraclite. Bergson, comme Nietzsche — lui-même lecteur

351
d’Héraclite — est le philosophe du devenir, de l’aiôn, de la
durée vécue, qui s’oppose au temps abstrait, géométrique, de
la physique, comme le dit très bien Jean Wahl en 1943 :
« D’emblée, ce philosophe du XXe siècle s’introduit modeste- 8. In A. Béguin et P. Théve-
ment mais sûrement dans le dialogue qui s’est institué il y a noz, Henri Bergson. Essais
et témoignages, A la Bacon-
vingt-cinq siècles entre Zénon d’Elée et Héraclite 8 ». nière, Neuchâtel, 1943.

Une logique « vitaliste »


Cette logique vitaliste conduit à reconnaître une continuité et
une unité dans l’« élan vital ». L’Evolution créatrice se propose
donc de « retrace[r] l’histoire de l’évolution de la vie » en se
démarquant de l’évolutionnisme de Herbert Spencer, qui pos-
tule l’adaptation des règnes et des espèces sous la double
contrainte du déterminisme et du finalisme. Bergson y tente
de réconcilier l’idée de création avec celle d’évolution. Contre
l’explication mécaniste du positivisme, il défend l’idée que la
vie est une « imprévisible création de forme 9 », une « conti- 9. L’Evolution créatrice, op.
cit., p. 533.
nuité de jaillissement 10 » traversant les règnes, du minéral
10. L’Evolution créatrice,
jusqu’à l’humain, selon une « division » de l’élan vital ori- op. cit., p. 706.
ginel en deux axes divergents, l’instinct et l’intelligence.
L’instinct, tourné vers le continu et le mouvant, et l’intelli-
gence, orientée vers le discontinu et l’immobile, sont pour
Bergson le produit d’un même élan créateur, celui de la vie
elle-même. Bergson, dénonçant l’illusion du discontinu pro-
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duite par l’intelligence et la pensée analytique, qui croit pou-
voir individualiser et fixer des moments dans le cours du
temps, prend justement pour exemple la poésie, dans laquelle
les vers forment un « mouvement continu 11 ». « La vie est 11. L’Evolution créatrice,
op. cit., p. 672.
mobilité, écoulement, sentiment d’un accroissement graduel,
symphonique », écrit Tancrède de Visan 12. 12. Op. cit., p. 444.

Défendant la liberté contre tous les déterminismes,


soulignant le pouvoir créateur de la vie, Bergson ouvre le
champ à une pensée de l’art qui, à défaut d’être systématisée,
traverse l’œuvre tout entière. Ecrivain, Bergson est aussi esthé-
ticien, comme l’attestent non seulement Le Rire, entièrement
fondé sur des exemples littéraires, mais encore nombre d’ana-
lyses ponctuelles sur l’image en poésie, sur le vers, sur la
conscience du romancier. Cette esthétique en filigrane sous
l’ensemble de l’œuvre — à la différence de celle de son rival

352
victorieux à la Sorbonne, Gabriel Séailles, auteur de l’Essai sur
le génie dans l’art (1883), qui identifie le génie à la raison — a
certainement favorisé le rapprochement avec les écrivains
et les artistes de son temps.

Bergson n’est pourtant pas le seul à s’opposer au ratio-


nalisme et au positivisme, au tournant du siècle. Dans une
sorte de vulgate philosophique anti-intellectualiste, il est en
réalité souvent associé à Nietzsche, mais aussi à Emerson, sous
le signe de ce qu’il est convenu d’appeler alors le « vitalisme »
— au prix d’un durable malentendu, puisque le bergsonisme,
dans son fondement spiritualiste, est absolument contraire,
par exemple, au « matérialisme » nietzschéen à l’œuvre dans la
Volonté de puissance. La lecture des Sept Essais du philosophe
transcendantaliste américain Emerson, qui présentent l’uni-
vers comme la résultante de « forces » cosmiques, vient se
combiner à celle de Schopenhauer et de Nietzsche dans une
sorte de vitalisme diffus, fondé sur l’énergie, le mouvement et
l’action, à quoi il faut encore ajouter des thèmes spinozistes,
comme celui de la Natura naturans.

V
Sous la bannière du « bergsonisme » se trouvent ras-
semblées, de manière syncrétique, les pensées de l’instinct vital
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et de l’énergie, qui font pièce au rationalisme. Dans le contexte
philosophique un peu confus du début du siècle, Spinoza,
Schopenhauer, Hartmann, Nietzsche, Emerson et Bergson (et
bientôt Freud) finissent par se mêler et se confondre dans le
combat contre le rationalisme desséchant et le positivisme. A
l’intellect et à la raison s’opposent tour à tour le conatus, la
Volonté, l’Inconscient, la Volonté de puissance, la Force, l’Elan
vital, pensés sous le signe du mouvement et de l’action. Il faut
du reste noter que Thibaudet définit justement le bergsonisme
13. Op. cit., I, p. 77. comme une « philosophie de l’action 13 ».

Le « vitalisme » bergsonien, qui procède de l’intuition


de la durée, permet de comprendre les affinités qui lient
romanciers, poètes, peintres et musiciens à Bergson. Car ce qui
inspire le plus de méfiance à Bergson, c’est bien « l’inertie »,
qui seule est « menaçante », comme l’affirme Saint-John Perse

353
dans le Discours de Stockholm 14, entièrement placé sous le 14. Œuvres complètes,
Gallimard, Pléiade, 1972,
thème bergsonien de la vie : la poésie, « mode de vie — et de p. 446.
vie intégrale », « se refusant à dissocier l’art de la vie », se
« connaissant égale à la vie même 15 ». La conclusion de l’essai 15. Op. cit., p. 445.
de Thibaudet sur Bergson s’appliquerait donc admirablement
à la poésie et à l’art de son temps :
Dire non à tout ce qui est arrêté, réalisé en choses, juger impur
et artificiel tout ce qui n’est pas schème dynamique pur,
connaître l’univers sous la figure de ce schème dynamique
qu’est l’élan vital, se connaître soi-même sous la figure de ce
schème dynamique qu’est le centre vital d’indétermination,
voilà en quoi consiste l’idée ou plutôt l’élan vraiment original
du bergsonisme 16. 16. Le Bergsonisme, Galli-
mard, 1923, II, p. 242.

C’est bien ce « schème dynamique » qui favorise le rap-


prochement entre la pensée de Bergson et l’œuvre de Proust,
de Claudel, de Monet, de Debussy.

DOMINIQUE COMBE
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