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Philippe Forest
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Le Dianus de Frazer :
de Faulkner à Bataille
jusqu’au lieu qui sert de décor inaugural à Sanctuaire. Et ce lieu, par une
bizarrerie qui pourrait sembler aberrante, n’est autre que le lac de Némi,
dans les monts Albains de l’ancien Latium.
La première page de Sanctuaire est célèbre et certains la tiennent
pour l’une des plus belles : derrière l’écran des broussailles qui entourent
une source un individu (le gangster Popeye) en observe un autre (l’avocat
Horace Benbow). Dans l’eau, leurs reflets s’additionnent. Le face-à-face
s’éternise comme si, par la fascination de ce regard échangé, se trouvaient
liés l’homme au livre et l’homme au revolver. Absurdement, le premier
(en route pour Jefferson et qui ne s’est arrêté là qu’afin de se rafraîchir un
instant) se retrouve prisonnier du second qui, le soupçonnant d’espionner
ses douteux trafics, l’emmène jusqu’à la carcasse croulante d’une maison
dont la toiture délabrée émerge de la masse sauvage d’un bouquet de
cyprès. Comme toujours chez Faulkner, on ne sait trop ce que peut tout à
fait signifier une telle scène que sa très faible vraisemblance romanesque
n’explique pas. Lorsque Temple Drake tombera à son tour dans ce même
piège, elle protestera que de semblables choses n’arrivent pas dans la
vraie vie. Mais chez Faulkner, la vraie vie est un songe banal qui ne com-
mence à réellement exister que lorsque se répète en lui le cauchemar de
drames sans âges.
Comment reconnaître dans l’œuvre romanesque la marque, la trame
de ces drames ? Avec Faulkner, la tache est d’autant plus ardue que
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Pêcheur frappé d’impuissance comme son pays est accablé par la stérilité.
Dans un monde coupé du sacré, séparé de lui sans appel, tous les rites par
lesquels la vie triompherait de la mort sont désormais sans pouvoir. Le
poème assiste à ce désastre et, en fragments, il étaye ces ruines.
Le sanctuaire que suscite Faulkner au cœur du nulle part américain
est semblable à celui qu’Eliot contemple au sein de la vieille Europe. Défi-
nitivement profané, il n’est plus que le théâtre de cérémonies parodiques.
Popeye est Dianus, mais il connaît un sort identique à celui du Roi
Pêcheur. La façon dont Faulkner le décrit au début de son roman (teint
blafard comme sous la lumière électrique, méchante minceur d’étain
embouti) en fait l’un des produits exemplaires de la contemporanéité la
plus dérisoire. Son impuissance exacerbe la violence sexuelle des rites
tout en leur conférant une sorte de dimension crapuleuse presque risible.
Elle suggère déjà que la répétition de ces rites restera vaine et improduc-
tive c’est-à-dire incapable de susciter le sens manquant à la civilisation.
De même, Temple n’est plus que la contrefaçon des figures antiques :
quasi adolescente prise à son propre jeu de séductrice, épouvantée par la
réalité soudain devenue tangible du désir qu’elle provoque.
Chez Faulkner, la modernité est dégradation du mythe, mise en
spectacle de son devenir sordide. Comme chez Joyce (mais de façon plus
grimaçante), les dieux lorsqu’ils reviennent visiter les humains, leur
empruntent leurs vices et leurs faiblesses, leurs plus pitoyables travers.
Les rites témoignent de l’obscur et de sa permanence panique mais, défi-
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Dianus est le coupable. Mais Bataille nous avertit que c’est peut-être
par antiphrase seulement qu’il se désigne ainsi. Le comble de la culpabi-
lité (qui signifie l’absence d’accès à la gloire) ne se distingue guère de la
forme la plus haute de l’innocence. Criminel et victime dont l’existence
n’est plus qu’attente de la mort donnée ou reçue, amant perpétuel et égaré,
Dianus est l’homme livré tout entier à l’expérience sans attaches du Mal.
En cela, dans l’horreur de la sainteté, il accède au sommet d’où se déduit
tout déclin. Roi et meurtrier, il se transforme en emblème déchiré d’une
souveraineté dérisoire, hors-la-loi, impossible.
toire de Temple et de Popeye est aussi celle d’un amour partagé (ajoutant
que l’amour est envisagé alors comme relation vertigineuse au pire). Le
rapport sexuel étant impossible et avec lui le soulagement du plaisir,
chacun des amants jouit là où l’autre souffre et, par cette blessure ouverte,
il accède grâce à l’autre à cet « au-delà » où gît son « inconnaissable
destin ». L’orgasme impartageable de la victime (qui, dans Sanctuaire,
suscite le hennissement de douleur du voyeur) répond à l’excitation soli-
taire du criminel. Dans cette relation exclusive, le tiers n’est plus qu’un
objet soumis aux règles d’un jeu érotique que d’autres jouent sans souci
de lui : Temple choisit de jouir de l’amant que lui impose Popeye et cette
jouissance lui est une arme afin d’exacerber la frustration de l’homme qui
la séquestre ; mais il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que cette frus-
tration, cette jalousie impuissante répondent aussi au désir de Popeye,
constituent la forme souhaitée d’une impossible jouissance qui ne
s’accomplit que dans la mise à mort du rival. Autour de cet assassinat se
scelle la complicité inaperçue du couple sadien, criminel et libertin.
Pour en revenir à lui, l’épi est le pal (au sens que Bataille donne à
ce dernier mot dans son Nietzsche). Il hausse l’individu au sommet, le
déchire, mais portant atteinte à l’intégrité de son être, il lui donne l’occa-
sion de se libérer de lui-même et de s’accomplir. N’importe quel objet
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