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Approche de la temporalité dans l’œuvre de Pierre Fédida

Laurent James
Dans Les Lettres de la SPF 2019/1 (N° 41), pages 181 à 190
Éditions Éditions Campagne Première
ISSN 1281-0797
ISBN 9782372060509
DOI 10.3917/lspf.041.0181
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Approche de la temporalité
dans l’œuvre de Pierre Fédida

Laurent James*
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À partir d’une dizaine d’articles de Pierre Fédida, j’ai tenté de dégager son
approche singulière de la temporalité et ses répercussions dans le champ
analytique. Dans un premier élan, j’ai cherché les occurrences du terme
« temps », comme le chercheur d’or sa pépite. Mais, en raison de son
omniprésence aussi bien que de sa dispersion, il était difficile de le consti-
tuer comme objet. Ce n’est peut-être pas étonnant si l’on songe à Merleau
Ponty : « La notion du temps n’est pas un objet de notre Savoir, mais une
dimension de notre être1. » Cherchant à aborder cette question – qui est
bien d’actualité pour la psychanalyse, puisqu’on ne cesse de lui reprocher
sa longueur –, je me suis retrouvé comme saint Augustin face à sa question :
Qu’est-ce que le temps ? Quand on ne me le demande pas, je le sais, mais
dès qu’on me le demande je ne le sais plus.
Chez saint Augustin, tous les temps sont au présent pour le sujet : le
présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir. Le temps
n’a pas d’être en lui-même, il n’existe que dans l’esprit, qui introduit les
trois temps. Cette idée se retrouve, me semble-t-il, dans la théorisation par
Fédida de l’expérience analytique. L’invitation au voyage dans le passé, si
c’est ce dont il s’agit en analyse, constitue une régression qui a lieu au pré-
sent : c’est un enfoncement2, et non pas un retour en arrière.
On peut prolonger cette idée avec l’aphorisme freudien : « Le temps
n’existe pas dans l’inconscient. » Extraite de son contexte, cette phrase sug-
gère en effet qu’il n’y a que du présent. Walter Benjamin – auquel Fédida se

* Psychanalyste, membre de la SPF.


Ce texte reprend une contribution au séminaire de Caroline Gros à la SPF, « Psychanalyse et phéno-
ménologie. Approches de la temporalité psychique », en octobre 2017.
1. Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
2. Voir Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1996.

© Les Lettres de la SPF, no 41, 2019, p. 181-190.


LETTRES DE LA SOCIÉTÉ DE PSYCHANALYSE FREUDIENNE

réfère en 1998 dans « Ce peu de temps à l’état pur1 » – écrit : « La mémoire


n’est pas un instrument qui servirait à la reconnaissance du passé, elle en
est plutôt le médium […]. C’est le médium du vécu, comme le sol est le
médium dans lequel les villes antiques gisent ensevelies2. » Cette métaphore
archéologique, dont Freud est lui aussi familier, signale que les images déter-
rées sont toujours des images isolées. « Il se leurre complètement celui qui
se contente de l’inventaire de ses découvertes, sans être capable d’indiquer
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dans le sol, le lieu et la place où est conservé l’ancien […]. Les véritables
souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisé-
ment le lieu où le chercheur en prit possession. » Et Fédida rajoute que les
« véritables souvenirs » sont donc des souvenirs au présent. Dans ce texte,
prenant appui sur la clinique de la mélancolie, il met en lumière le mouve-
ment quasi moteur de la « réminiscence » qui apporte avec lui « la croyance
vivante du présent vécu ». Ce qui l’intéresse n’est pas le souvenir en tant
qu’il appartiendrait au passé, mais que « le présent produit par le souvenir
est dans une localité engendrée par la perception du temps3 ». C’est une
perception endopsychique, co-essentielle du transfert et du mouvement
psychique ayant lieu simultanément du côté de l’analyste.
La façon dont Pierre Fédida s’inspire de la phénoménologie pour théo-
riser ce qui se passe dans l’espace analytique fait appel à une écriture vir-
tuose qui renverse les perspectives ordinaires. Avec lui, on ne sait plus où
est le haut et où est le bas et, surtout, pour rester sur la flèche du temps,
où est l’avant où est l’arrière. Le lecteur est porté sans cesse à méditer à ce
que langage veut dire, et les conditions sous lesquelles il devient logos. Jean
Laplanche, en 1979, lui avait ainsi dit : « Tes travaux ne se laissent pas faci-
lement cerner parce qu’ils sont comme un monde de pensées qui progresse
en vagues successives4. »
Dans Rêve et existence, Binswanger écrit : « Le langage est ce qui pour
nous tous “rêve et crée” bien avant que lui même se soit mis à rêver et à
créer. » Fédida semble avoir été fidèle tout du long de son œuvre à l’esprit
de cette phrase, et j’ai donc essayé d’en faire un axe de travail de ma lecture
pour dépasser la complexité du style fédidien. Riccardo Galliani, préfacier
de Ouvrir la parole, écrit que, pour l’auteur, « la situation psychanalytique

1. Pierre Fédida, « Ce peu de temps à l’état pur », Inactuel, no 1, 1998, p. 101-105.


2. Cité par Pierre Fedida, ibid.
3. Ibid.
4. Cité in Riccardo Galliani, « Pour une métapsychologie de la parole : trajectoires de l’œuvre de
Pierre Fedida », préface de Pierre Fédida, Ouvrir la parole, Paris, MJW Fédition, 2014 (la version numé-
rique a été consultée).

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Approche de la temporalité dans l’œuvre de Pierre Fédida

n’est psychanalytique que si elle rend à nouveau la parole non transpa-


rente, rebelle à l’univocité. C’est cette parole, qui se révèle “sujet” (sans être
pour elle-même uniquement son propre objet), que Fédida a voulu faire
entendre par le style en recourant souvent à une forme réflexive : la parole
se parle1 ». L’enjeu de la cure est situé du côté d’une déconstruction du
contenu représentatif codifié que recèle la parole du sujet. Autrement dit,
il s’agit, moyennant le dispositif et son étendue temporelle, d’accéder à une
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lecture du dialecte psychique singulier de l’analysant.
Dans la citation de Binswanger par Fédida, le langage est mis en posi-
tion de sujet, ce qui suggère que la manière dont le rêve est créé dénote la
façon dont l’individu s’empare du langage ou dont il est pris par lui. Dans
le même ordre d’idée, Fédida écrit que « le nom des choses et des êtres a été
pour la parole le “côté intérieur” dont la langue était “le côté extérieur”2 ».
Cette phrase résonne avec la métaphore du « bain de langage », si impor-
tante dans la clinique des bébés et de l’autisme, dont Fédida parle aussi
dans d’autres textes. L’article travaille ce que Ferenczi nommait « confu-
sion des langues », mais qui est là « confusion des mémoires » – ce que
les parents ont répété du comportement de leurs propres parents, du fait
qu’ils n’ont pas pu pleurer ou se venger. Ce court extrait caractérise bien le
niveau d’exigence théorique de l’auteur, tout en nous ramenant à cette idée
fondamentale qu’il n’y a que du présent :
La parole à l’état du prononçable doit déconstruire la logique syn-
taxique de la langue mise au service de la communication si elle veut
que cesse la confusion. Car n’est-ce pas depuis que le langage fait préva-
loir la phrase logique sur les mots isolément que, au nom des médiations
nécessaires au communicable, il participe à l’entreprise de la confusion ?
Dégagé du discours de la phrase, le mot retrouve sa force de nom, et il
retrouve cette force de nomination parce que la chose l’imagine […]. La
capacité nominative de la parole restitue l’étant présent de la chose en
son image qui n’est pas le simulacre de la chose, mais ce qu’elle est. La

1. Riccardo Galliani, « Pour une métapsychologie de la parole… », op. cit.


2. Cette phrase s’inspire du développement de Johannes Lohman : « La “chose pour nous” est condi-
tionnée par la manière dans laquelle nous la voyons et que cette manière dépend d’abord de la “forme
intérieure” de notre langue qui doit façonner notre pensée sans que nous nous en apercevions. Or,
puisque cette forme représente un choix arbitraire, par rapport à la “chose en soi”, entre diverses
possibilités données a priori, et qui diffèrent radicalement l’une de l’autre, tout ce que nous pensons
est nécessairement grevé par l’hypothèque d’un “préjugé” inconscient qui doit cesser d’être ce qu’il a
été au moment même où il a été reconnu comme tel. » Cité in Pierre Fédida, « Passé anachronique et
présent reminiscent : Épos et puissance mémorielle du langage », Écrit du temps, no 10, 1985, p. 23-45.

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chose au présent dans l’image intérieure a son nom : ce présent, pour


ainsi dire absolu, est possible parce que la langue en est le mémorial1.

Un des axes centraux de la recherche de Fédida concerne le statut


psychique de l’absence. Le deuil en est la forme princeps. En 1957, dans
l’article « D’une essentielle dissymétrie dans la psychanalyse2 », il fait de
Narcisse la figure prototypique de l’homme amnésique d’un deuil (celui
de sa sœur). C’est sur le fond d’une perte que l’homme se contemple dans
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l’eau, et qu’il cherche à s’unir à son reflet. Présence de la mort et recherche
de l’immortalité ; entre Narcisse et son reflet, la symétrie est absolue : l’eau
funèbre est celle dont la totale transparence signifie que rien ne peut être
donné hors de ce qui se voit. La disparition de la nymphe Écho vient sup-
primer pour Narcisse la possibilité que lui soit restitué ce que Fédida dési-
gnera plus tard, au sein du langage, « l’entendu du dit ». Le langage fonde
la situation analytique – la libre association d’un côté et l’écoute flottante
de l’autre –, structurée par des règles techniques établissant une dissymétrie
qui renvoie à un logos dont le pouvoir et la loi sont seuls en mesure d’assurer
la vérité d’une désillusion, et avec elle l’émergence d’une nouvelle réalité.
Écho symbolise également, dans ce texte, un désir disparu et l’auteur nous
indique que la réalité cesse d’être fondée dans sa dimension subjective si la
perte fondamentale ne peut être attestée dans aucune parole.
Penser le corps de l’analyste comme présentification d’une absence
implique qu’un principe de négativité soit situé au cœur du travail. Monique
Schneider le souligne dans un article qu’elle consacre à Pierre Fédida après
sa mort, centré sur le texte de 1977 intitulé « Le vide de la métaphore et
le temps de l’intervalle3 ». Les règles de la technique analytique opèrent
un suspens dans le cours temporel (une des formes de l’intervalle), et il est
important, dans cette visée, de ne pas présenter un « regard préoccupé »,
l’offre étant d’abord celle du vide de l’écoute :
L’espace psychothérapique est rupture avec le cadre socioculturel (une
autre forme de l’intervalle) et la sémiotique des rôles qu’une phénomé-
nologie peut décrire comme apprésentation constitutive d’une intersub-
jectivité humaine. Dessaisissement d’un appui culturel dans des gestes,

1. Pierre Fédida, « Passé anachronique et présent reminiscent… », art. cit. Voir aussi Walter Benjamin,
« Sur le langage en g­ énéral et sur le langage humain », in Œuvres I, Gallimard, 2000, p. 153-154.
2. Pierre Fédida, « D’une essentielle dissymétrie dans la psychanalyse », Nouvelle revue de psychanalyse,
no 7, 1973, p. 159-166.
3. Pierre Fédida, « Le vide de la métaphore et le temps de l’intervalle », in L’Absence, Paris, Gallimard,
1978.

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des paroles et un comportement. Situation étrangement intime et émi-


nemment violente1.

Le mythe d’Œdipe n’est pas le récit d’une histoire ayant eu lieu, mais
traduit sous forme symbolique un rêve ancien et durable. Il raconte un
désir de contre-ordre. L’existence culturelle du mythe est liée à l’inexistence
historique de l’acte, c’est en ce sens qu’opère le principe de négativité. C’est
seulement dans les conditions de l’analyse que le désir d’inceste prend
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corps imaginaire, et est co-essentiel à cette parole ouverte par la règle fon-
damentale instauratrice de l’intervalle analytique. La technique de l’ana-
lyse répond d’un idéal de la loi dont elle est effectuation temporelle. L’analyste
reconnaît sa propre pratique aux écarts que lui renvoie la conscience de cet
idéal. Le style propre de l’analyste est lié à sa capacité de ne jamais pouvoir
remplir cet idéal.
L’intervalle renvoie pour partie à l’aire d’illusion winicottienne, et plus
précisément à une période d’hésitation durant laquelle l’individu découvre
le temps de la disposition intérieure à recevoir et à donner. Fédida reprend
le concept winnicottien pour faire apparaître comment la constitution
de l’espace psychothérapique met en œuvre des processus immanents au
rapport mère/nourrisson. Il existe donc une homologie entre la situation
mère/nourrisson et analyste/analysant qui amène à se demander « com-
ment c’est en la seule parole que vient à s’entendre l’amnésique mémoire
de ce qui s’est joué dans le désir – la violence surtout – d’une bouche au
sein, d’un corps à un corps2 ».
Selon Fédida, la parole porte la marque du défaut corporel. C’est même
ainsi, de ce défaut dans le miroir d’un autre corps et de son visage, que
quelqu’un demande un jour de l’aide à l’analyste, qui se trouve alors mis
au défi d’une reconnaissance. Le vécu infantile – dont l’actualité est, par la
parole, rendue au désir inconscient inactuel – n’est interprétable et ne peut
être reconstruit que dans l’espace et le temps de cette parole. La présence
de l’analyste est corporellement ce vide, connotatif de l’absence, par lequel
est indiqué le langage qui rend cette parole possible. L’essence du langage est
l’entendu. Tout ce qui s’appelle « corporel » – marqué de négativité par le
langage et le temps – reçoit dans cette parole, au sein du dispositif, son sens.
Fédida développe la notion de négativité. Il ne s’agit pas d’expé-
riences vécues qui se seraient produites réellement ou même sous forme
de menaces, et qui ressortiraient du registre de la castration. La négativité

1. Monique Schneider, « De l’absence au vivant », Recherches en psychanalyse, no 3, 2005/1, p. 131.


2. Pierre Fédida, « Passé anachronique et présent reminiscent… », art. cit., p. 139-140.

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se situe du côté du caractère inachevé de la parole, de ce qu’elle manque


toujours à dire et qui constamment cherche à se compléter chez l’autre
dans l’entendu de son dit ; et, corrélativement, dans l’attente du sujet à l’égard
de l’autre de savoir ce dont est fait cet entendu. Identifier la négativité à ce
qui relève du registre de la castration reviendrait à légitimer la frustration
imposée par la technique analytique comme une sorte de fin en soi, ou du
moins de nécessité, en passant à côté de sa visée authentique.
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Si l’intervalle de Fédida renvoie d’une certaine façon à l’espace transi-
tionnel de Winnicott, cela ne veut pas dire que le rapport mère/bébé peut
être pris pour modèle mythique du rapport analyste/analysant, justement
parce qu’il n’est pas question, dans l’espace analytique, de soin et d’atten-
tion corporelle. La reconstruction de ce rapport ne tire sa vérité que de ce
qui est entendu et restitué par une métaphore au juste moment.
En 1981, dans Ouvrir la parole, Pierre Fédida rentre dans le détail de ce
que dissymétrie veut dire :
La notion de parole associative prend son sens de l’écart disjonctif de
l’écoute de l’analyste. Autrement dit toute parole (récit informatif, remé-
moration, évocation hallucinatoire) est associative selon la disposition
de l’écoute qu’elle perçoit chez l’analyste1. L’associativité, c’est moins
la nature d’un procédé de penser que celle de l’écoute mise en place
par la cure […] corrélativement réglée sur les fluctuations d’écoute qui
lui sont subtilement sensibles […]. Tout analyste est à même d’appré-
cier au fil de chaque cure les altérations constantes de son écoute, les
effets de parasitage ou d’obturation qu’elle subit à tel ou tel moment […].
Cette appréciation est cliniquement de la plus grande importance pour
l’activité analytique de l’analyste. L’intérêt de cette explication est de
préciser le statut inter-transférentiel et contre-transférentiel de la parole
dans l’analyse. […] L’implication participante de l’analyste a pour effet
de placer la scène de l’analyste en correspondance et au regard de la
scène du patient et de laisser prendre la personne de l’analyste dans la
pseudo-actualité d’une parole au vécu intentionnalisé […]. Corrélati-
vement on s’aperçoit que l’attention intentionnelle devient la réplique
transgressive de l’attention flottante2.

Le terme de « transgression » se réfère ici à l’éthique de l’analyse selon


Fédida, au sens où l’écoute intentionnelle ne serait plus en mesure de signi-
1. Il est très frappant que la parole soit, en elle-même, personnalisée. Ici, ce n’est pas l’oreille qui per-
çoit, mais la parole.
2. Pierre Fédida, Ouvrir la parole, op. cit. (nous soulignons).

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Approche de la temporalité dans l’œuvre de Pierre Fédida

fier l’absence comme dit de l’entendu. C’est-à-dire que ce qui est mis à mal,
dans cette écoute qui est celle de la psychothérapie de soutien, c’est « le
pouvoir de métaphore de l’écoute ». Il s’ensuit, Fédida le répète encore une
fois, que « l’interprétation cesse de s’entendre en ce qu’elle dit ». L’auteur
accorde à son lecteur qu’entre l’écoute intentionnalisée et l’écoute flottante,
« l’équilibre n’est pas toujours aisé à tenir ». La familiarisation de la parole
va de pair, selon son expérience de superviseur, avec « l’annulation chez
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l’analyste des repères psychopathologiques et métapsychologiques ». Il
attribue cette sorte de dérapage à un retour chez l’analyste de « l’idéal de
normalité en faveur de son patient, lorsqu’est espérée de celui-ci une capa-
cité à comprendre immédiatement le contenu de ce qui lui est communi-
qué ». « Le temps d’entendre et d’interpréter (ou de construire) est inhérent
à toute définition de la parole dans l’analyse, tout autant que l’est le choix
des mots à double entente référant simultanément la place de l’absent et le
lieu de l’absence1. »
La question de la dissymétrie est reprise en 1985 dans « Technique
psychanalytique et métapsychologie ». Il y est à nouveau question du lien
entre temporalité et travail de la métaphore : « [C’est le désir de l’ana-
lyste] qui le porte à écouter, ce jour, celui-là, de cette façon-là. L’enjeu est
très clairement celui d’un écrire/entendre propre à engendrer une acti-
vité de métaphore et aussi une activité de la métaphore. La commodité
d’usage des notions de “métaphorique” et de “métaphorisation” voile, il
est vrai aujourd’hui, quelque peu le pouvoir poïetique de la métaphore
en tant qu’elle est de capacité de langage, c’est-à-dire capacité d’entendre.
L’entendu est l’acte d’un dit qui advient à la parole si le langage est l’écho
et le lieu de sens ambigu de cette parole2. » En rappelant la fonction essen-
tielle de la dissymétrie instauratrice de la situation analytique, nous avons
indiqué qu’elle commande la condition d’ambiguïté d’une parole humaine
qui, pour prendre ressource du langage, exige de l’écoute cet écart par
lequel l’analyste signifie l’absence du tiers absent. Toute parole ne peut
venir que s’écraser dans le cauchemar de son cri si la personne de l’analyste
se fait le destinataire hallucinatoire d’une parole qui veut communiquer
pour être comprise. Alors, la situation analytique cesse aussitôt d’exister.
L’absence prend force de concept dans le recueil d’articles publié sous ce
titre en 1978 où Pierre Fédida rédige une présentation dont la chute s’arti-
cule avec la temporalité dans laquelle elle s’inscrit. Si la notion d’intention-
1. Ibid. (nous soulignons).
2. Pierre Fédida, « Technique psychanalytique et métapsychologie », in Métapsychologie et philosophie,
Paris, Les Belles Lettres, 1985.

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LETTRES DE LA SOCIÉTÉ DE PSYCHANALYSE FREUDIENNE

nalité nous enseigne qu’il n’y a de conscience que conscience de l’objet, et


qu’il ne peut pas y avoir d’objet sans conscience, nous pouvons construire
avec l’auteur une image du concept d’absence qui contiendrait tous les
autres – de la même façon que l’image de la peau enveloppant le corps
est celle dont se soutient Didier Anzieu pour créer le concept princeps de
son œuvre, le Moi-Peau. En première approche, on peut dire de l’absence
qu’elle ne cesse jamais, par le sujet qui engage une demande d’analyse,
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de vouloir se représenter dans le langage. Dans cette situation, l’absent
n’est pas une personne, il est une figure du retour, « comme on le dit du
refoulé1 ». Si la filiation à Husserl nous interdit de penser un objet hors
d’une conscience qui le vise, de la même façon pour Fédida, il n’existe pas
de pensée hors d’un espace dans lequel se déployer – un espace délimité par
les coordonnées spatio-temporelles de la séance, à l’intérieur de laquelle se
jouent le mouvement transféro-contretransférentiel et tous ses avatars.
Le cadre étant ainsi délimité, Fédida conçoit un sujet qui n’est ni celui
de Freud, ni celui de Lacan, ni celui de Husserl, mais qui est la parole elle-
même, inspiré, semble-t-il, par Héraclite disant : « Ce n’est pas moi qu’il
faut écouter, mais le Logos. » Fédida nous entraîne à concevoir la parole
qui s’exprime en séance d’abord et avant tout comme expression du logos :
le sujet comme un parlêtre dont le discours est produit par la situation ana-
lytique, et le corpus théorique qui permet à cette situation d’exister dans le
champ social. Ainsi donc, chez Fédida, la parole se trouve personnifiée. La
parole se parle : « La parole est si rageuse de l’absence de l’absent, qu’elle
en devient créatrice d’œuvre. » Et un peu plus loin : « L’absent est à la
parole l’objet de sa fascination. L’absent et non pas l’absence2. »
Cette dialectique de l’absence et de l’absent peut sembler de prime
abord un jeu effrayant, car il trouve naturellement sa résonance dans le
silence absolu de l’analyste. Mais en vérité, Fédida nous donne à penser
dans un champ qui conjoint assurément la phénoménologie et la psycha-
nalyse, la première étant, d’une certaine manière, purement abstraite, la
seconde, au contraire, complètement incarnée. Tout se passe comme si la
situation analytique était composée, à parts égales, des corps en présence
et du logos partout environnant et toujours déjà là. L’absent est tout à la
fois le grand ennemi et le grand ami, et, dans la présentation qu’il fait de
son livre, Fédida le situe d’emblée comme le destinataire de l’écrit. Si la
théorie et la pratique doivent être clairement distinguées, c’est en établis-

1. Pierre Fédida, L’Absence, op. cit., p. 7.


2. Ibid.

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Approche de la temporalité dans l’œuvre de Pierre Fédida

sant le rapport de l’une à l’autre que nous pouvons voir surgir le thème qui
nous occupe : « L’absent peut être le producteur de la théorie, mais dans
l’analyse il n’est de théorie que d’un pouvoir symboliquement reconnu à
l’absence. L’absence est le temps impliqué de l’analyse1. » Comment ne pas
souscrire avec Fédida à l’idée que l’absence participe à ces inquiétantes
étrangetés qui menacent la certitude des perceptions et des pensées ? Si
l’on pense au poète qui nous dit que tout est dépeuplé lorsqu’un être nous
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manque, on doit, si l’on travaille avec Fédida, entendre là non pas un vide,
mais au contraire un trop-plein.
Difficile de décider si Pierre Fédida est un phénoménologue psycha-
nalyste ou bien un psychanalyste phénoménologue. Toujours est-il qu’il
conçoit l’autre comme un événement temporel de soi constitutif de l’in-
tersubjectivité transcendantale, elle-même fondatrice de l’objectivité du
monde. Le thème du temps est mentionné au même titre que d’autres.
Ceux, par exemple, de l’identité, du vide, du secret, sont, selon Fédida,
tous en quête de sépulture dans l’espace analytique. Dans la présentation
inaugurale de son concept, il semble vouloir rendre son lecteur confus avec
la question suivante : « L’absent serait-il l’écran de l’écriture de l’analyste,
le corps du patient ? » Cette question vient indiquer ce qu’il nomme « point
aveugle », par lequel il se soustrait, et nous avec, à un idéal de connaissance
de soi par la psychanalyse. Il indique que l’analysant d’une part, et le lec-
teur d’écrits théoriques d’autre part se trouvent en contact immédiat avec
ce point aveugle autour duquel se développent la théorie et l’énergie de la
question. Il prend soin d’ouvrir très largement l’espace de la théorisation
en redoublant le concept d’absence de sa propre négativité. Ainsi, l’ombilic
du concept d’absence est-il sans temps ni lieu. L’auteur met bien en garde :
cette absence ne saurait devenir le mobile ou le motif d’une recherche sys-
tématique, au risque d’une psychologisation par laquelle s’effondrerait la
théorie elle-même. Finalement, c’est bien avec la temporalité de la cure
analytique que se termine la présentation par Fédida de son livre. La néga-
tivité de l’absence est située par le théoricien comme le point central d’où
jaillit son œuvre. Il en fait finalement une question qui se réfléchit « sur
l’existence de l’analyste, ce qu’il en est de son acte de présence à garantir
un temps de l’absence2 ».
Nous finirons ce survol avec ce peu de temps à l’état pur où la question de
la temporalité est immédiatement mise en lien avec le flux de la conscience.

1. Ibid. (nous soulignons).


2. Ibid., p. 10.

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LETTRES DE LA SOCIÉTÉ DE PSYCHANALYSE FREUDIENNE

« La réminiscence se produit et le souvenir suit », écrit Aristote. La réminis-


cence au sens aristotélicien est identifiée par l’auteur à une fonction motrice.
L’état mélancolique est une mémoire assiégée qui rend le sujet indisponible
à la réminiscence, qui elle suppose la juste émotion du présent ainsi que
le mouvement adéquat de cette émotion. La mémoire mélancolique prive
le sujet de l’émotion du présent et de l’intériorisation du souvenir : la per-
ception endo-psychique du temps est affectée. Ce qui est particulièrement
© Éditions Campagne Première | Téléchargé le 25/02/2024 sur www.cairn.info via Universidad Complutense de Madrid (IP: 147.96.217.241)

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violent dans la mémoire mélancolique est que, privant de la perception
vivante du temps, elle met en tombeau ce qu’elle cherchait à réanimer.
Pour Fédida, le mélancolique en analyse lutte contre la puissance rémi-
niscente d’un transfert dont il craint qu’il l’anéantisse. L’attente de l’ana-
lyste est vécue comme traumatogène pour autant qu’elle se fait attente des
souvenirs d’enfance ayant correspondu à des expériences d’agonie psy-
chique. L’élasticité de la technique préconisée par Ferenczi provient de cette
intuition. Si l’analyste est dans une attitude psychique d’attente à laquelle
doit répondre l’analysant, cela réalise une forme d’emprise. Pour Fédida,
le transfert induit une mise en mouvement du vivant psychique, mais l’in-
jonction de se souvenir va dans le sens contraire. Elle donne un souvenir
dévitalisé qui ne peut pas ouvrir à la perception endopsychique du temps.
Ferenczi combat ceux qui méconnaissent la force dionysiaque du
transfert. Il vise les analystes qui adoptent une contre-attitude défensive
au nom de la neutralité, celle-ci ayant pour effet « d’étouffer la mort en
dévitalisant le vivant1 ». Si l’analyste refuse sa propre régression, son appel
à la mémoire réalise une opération de dépossession, car le souvenir qui
est appelé sous l’effet de la séduction de l’analyste sur l’analysant arrive
privé de son origine émotionnelle dans la réminiscence. Le langage devient
impuissant à témoigner de ce qui a eu lieu. L’événement peut être remé-
moré factuellement, mais la violence de l’anéantissement est neutralisée.
Le traumatique est cette destitution du temps d’intériorisation du vécu de
l’événement, autrement dit, une destruction des potentialités temporelles
propre à une réminiscence. La mémoire de l’événement traumatique est
conservée sous la forme d’une image, mais ce qui fait défaut pour que l’ap-
propriation interne ait lieu par le souvenir, c’est le terrain spatio-temporel.
Dans une vie, tout dépend de la capacité du souvenir à se donner un à
venir. Et cela, dans le présent.

1. Ibid., p. 11.

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