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Chapitre 4.

Le SPF de guerre froide une organisation


malmenée
Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 75 à 90
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Chapitre 4

L E S P F D E G U E R R E FR O ID E
UNE ORGANISATION MALMENÉE
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L
es organisations de masse découlent des principes du léninisme
(article 9 des Vingt et une Conditions) et constituent un tout
interactif ; leur responsabilité est confiée à un membre du
comité central (Auguste Gillot, puis directement André Marty pour le
Secours populaire) assisté d’un adjoint (MM. Bailly puis Parinaud) ;
celui-ci est omniprésent dans le fonctionnement quotidien, se rend
souvent sur place et assiste aux réunions nationales ; il en réfère cepen-
dant pour les décisions importantes au responsable en titre, qui
convoque alors les dirigeants au siège du comité central. Au Secours
populaire, la période 1951-1952 doit être mise à part, les dirigeants
devant en répondre directement à André Marty même pour de menus
problèmes d’organisation. La communication se fait exceptionnellement
par courrier et plutôt, par discrétion, par téléphone et convocations.
En mai 1946, un secrétariat du PCF traitant de l’UJRF donne ce qui
pourrait être érigé en définition théorique de l’organisation de masse :
« doit être une organisation large qui n’affirme pas l’étiquette commu-
niste, mais qui travaille dans l’esprit communiste » ; « doit soutenir
l’action du parti dans une forme adaptée » pour « y faire pénétrer l’esprit
communiste 1 ». Les membres du parti ne doivent pas tenir seuls les
rênes du pouvoir, ou du moins ne doivent-ils pas en donner l’impres-
sion. Il leur faut cependant appliquer les directives fixées par la direc-
tion du parti et le non-respect conduit à des rappels à l’ordre, voire à

1. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du


PCF du 13 mai 1946.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

des sanctions. L’autonomie laissée aux organisations de masse tient


donc souvent davantage du rêve ou de la propagande que d’une quel-
conque réalité, et la parcelle de liberté se réduit comme peau de chagrin
dès la mi-1947 pour épouser l’esprit des Vingt et une Conditions : « ces
noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à
l’ensemble du parti ».
La marge de manœuvre des dirigeants est pour le moins réduite, ceci
pour plusieurs raisons. La première : l’homme placé à la tête d’une orga-
nisation de masse est un communiste éprouvé, vivant par et pour le
parti, ce qui restreint considérablement les risques. La seconde : la
majorité des membres nationaux sont également des communistes,
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constituant ainsi un garde-fou. La troisième : l’organisation de masse
est financièrement dépendante du parti et du conglomérat (donateurs,
souscripteurs) et, de 1945 à 1948 ou 1950, les dirigeants sont de surcroît
rémunérés par le parti à l’échelon de permanents du comité central non
élus 2. Enfin, au fil du durcissement du contexte politique, une cohésion
accrue s’impose et la fidélité absolue aux ordres devient de rigueur. Les
dirigeants de l’association sont alors, pour l’ensemble de leurs actes,
contrôlés par le parti ; les déplacements à l’étranger sont soumis à auto-
risation du secrétariat du PCF et les déplacements en France à une
autorisation au moins verbale d’un responsable en référant au
secrétariat du parti.
Au sein de cet ensemble, le Secours populaire est chargé de la « lutte
contre la répression », fonction a priori prestigieuse, puisqu’il s’agit de
défendre les militants œuvrant pour la Révolution et de permettre ainsi
la régénération des forces. Le prestige acquis par le Secours rouge
tendrait à corroborer cette hypothèse. Il n’en est pourtant rien :
« brancardier d’une révolution qui n’arrive jamais 3 », arrière-troupe
d’une avant-garde, le Secours populaire est une petite association
malmenée, considérée comme quantité négligeable ; elle est de surcroît
ballottée au fil des dissensions stratégiques au plus haut de la hiérarchie
communiste.

2. Pierre Kaldor, secrétaire général du Secours populaire de 1945 à 1948, est


rémunéré par le parti communiste ; mais André Ménétrier (1950-1952),
Pierre Éloire (1952-1955) et Julien Lauprêtre (1955-) ne le sont plus. En
raison de son âge, nous n’avons pu poser la question à Charles Désirat (1948-
1950).
3. Selon le mot de Julien Lauprêtre lors d’un entretien.
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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

Le « brancardier » du conglomérat
Trois configurations témoignent du rôle de « brancardier » et de
« Croix-Rouge » joué par l’association : au service de la CGT, du
Mouvement de la paix et du PCF lui-même.
Le Secours populaire fait d’abord fonction de troupe arrière de la
CGT. Lors des grèves de novembre-décembre 1947, il contribue après la
fusillade de la gare de Valence à la solidarité matérielle aux grévistes et
aux familles, dénonce l’intervention des forces de l’ordre, et fait déposer
par ses avocats une plainte au nom des veuves et des orphelins ; il
constitue avec l’approbation de la CGT un comité ad hoc pour soutenir
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les victimes d’incidents ; il assure, à la demande de la CGT, la défense
juridique des grévistes 4. L’année 1948 est ensuite celle d’un fort rappro-
chement avec la CGT, dont le SPF soutient les mots d’ordre et à qui il
offre sa vice-présidence. Lors des grèves d’octobre-novembre 1948, ses
militants sont dès le début dans les usines pour collecter argent et
protestations, la CGT lui confie le soin de parrainer les emprisonnés et
de soutenir leurs familles, et mille six cents enfants de mineurs sont
accueillis en région parisienne. Le Secours populaire organise et finance
également, à la demande de la fédération CGT du sous-sol, la défense
d’une partie des inculpés.
L’association intervient également lors des campagnes communistes
pour la paix, importantes à partir de 1948 ; les modalités sont cepen-
dant différentes, conduisant peu à peu à la confusion organisationnelle,
voire identitaire. Reprenant à son compte des objectifs politiques éloi-
gnés de ses prérogatives, selon le principe rappelé par Francis Jourdain
que « mieux vaut prévenir que guérir 5 », le SPF répercute de surcroît
chaque grande initiative, intervient lors des Assises nationales du
peuple français pour la paix et la liberté, et décide « d’être présent à une
place d’honneur dans les conseils communaux pour la liberté et la
paix », comme sont présents, au conseil national des Combattants de la
paix et de la liberté, nombre de ses dirigeants. Le soutien se mue alors
en adhésion concrète : en février 1949, le SPF devient officiellement
membre du Congrès mondial des partisans de la paix et signe l’appel
général ; en mai, Francis Jourdain, président du SPF, est délégué au
Congrès mondial à Paris. Lorsqu’en 1950, les campagnes s’intensifient,

4. Les militants de la CGT contribuent cependant largement au financement en


donnant pour les collectes du Secours populaire.
5. La Défense, mai 1949.
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le Secours populaire prend ouvertement position pour l’interdiction de


la bombe atomique et le désarmement, participe à la collecte de signa-
tures pour l’appel de Stockholm et intensifie ses campagnes pour la
libération des Combattants de la paix inculpés ou emprisonnés. La
situation locale semble alors devenir aussi confuse qu’avec les comités
Henri Martin :

« Je vais vous dire les comités de la paix à Asnières : on se retrou-


vait. C’était mon camarade X, qui est décédé maintenant, qui était le
président ou le secrétaire. Et qui est-ce qu’il y avait sinon ? Que des
communistes, un pasteur et un général de l’Armée du Salut. Alors,
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dans le comité de la paix, on parlait du Mouvement de la paix. Et le
lendemain, on se retrouvait les mêmes ; ordre du jour du comité de
section : “la lutte pour la paix” (il rigole)… On se retrouvait tous,
sauf le pasteur et le général de l’Armée du Salut… Donc, quand on
me dit “des comités pour élargir”, d’accord, mais il ne faut pas… On
changeait de casquette 6. »

Cette interpénétration induit un flou patent : « peu de militants et


d’amis disent catégoriquement qu’il y a double emploi entre les
Combattants de la paix et de la liberté et nous ; beaucoup le pensent ou
sont bien près de le penser. Ils trouvent difficilement la place du Secours
populaire dans la lutte contre chaque cas précis de répression ». Deux
écueils semblent fréquents : ou les militants s’investissent dans le
combat pour la paix et perdent conscience de la spécificité identitaire
du Secours populaire, ou, inversement, ils « craignent souvent
d’empiéter sur l’action du Mouvement de la paix et ne voient pas la
possibilité d’une action propre ». Se trouve donc à nouveau posée la
question de l’interpénétration des actions au sein du conglomérat, qui
donne lieu à des doublons et des confusions organisationnelles, ainsi
que celle du positionnement politique de l’organisation de masse.
Le Secours populaire peut enfin servir de « brancardier » au parti.
Cette fonction semble des plus évidentes, l’association étant l’organisa-
tion communiste chargée de la solidarité aux victimes (politiques) de la
répression. Elle ne l’exerce pourtant que rarement, n’étant sollicitée que
lorsque les enjeux sont réduits : lorsqu’ils sont médians, elle est associée
à une autre organisation de masse, et lorsqu’ils sont d’importance, le
parti gère lui-même. Ce relatif dysfonctionnement découle en partie de

6. Entretien avec André Ménétrier du 9 septembre 2003.


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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

la faiblesse de l’association, mais ne fait que l’entretenir. Ce n’est que


lors de sa reprise en main, suite à l’éviction d’André Marty, que la direc-
tion du PCF lui confie des responsabilités : après la manifestation
Ridgway, si la défense des principaux dirigeants communistes est orga-
nisée par le parti lui-même 7, l’association a en charge celle des très
nombreux militants arrêtés et inculpés dans les jours qui suivent. Et
quand sont incarcérés, début octobre, Alain le Léap et quatre dirigeants
de l’UJRF, elle est à nouveau impliquée dans la campagne pour leur
libération.
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L’arrière-troupe d’une avant-garde
À l’image de son organisation matricielle, « avant-garde de la classe
ouvrière », le Secours populaire se veut l’« avant-garde de l’action
concrète pour la défense des libertés ». Il est cependant davantage, en
tant qu’organisation de masse secondaire et en décrue, une troupe
arrière servant de renfort numérique et de relais de la propagande.

L ’ o r g a n i s at io n d e m a ss e , f o r c e d ’ a p p o i n t
Lors des grandes mobilisations, le PCF rassemble l’ensemble de ses
organisations ; le Secours populaire sert alors d’appoint. Les organisa-
tions de masse s’aident également entre elles : le SPF participe ainsi aux
« semaines nationales » de plusieurs de ses consœurs, ou souscrit en
novembre 1949 pour le Front national lors de l’incendie de son siège.
Cette solidarité vaut également pour l’échelon départemental : la fédé-
ration du Vaucluse défend le dirigeant de l’UJRF condamné pour distri-
bution de tracts lors des grèves de 1947, celle du Nord collecte pour les
jeunes de l’UJRF arrêtés pour collage d’affiches début 1951 ; les mili-
tants de l’UFF ou de la CGT font également l’objet d’aides ponctuelles.
Les coopérations de terrain sont fréquentes : le SPF travaille main dans
la main avec la FNDIRP pour « le châtiment des traîtres » et la libération
des résistants emprisonnés, avec l’UFF pour les repas aux vieux
travailleurs ou les arbres de Noël, avec la CGT pour la défense des
grévistes, etc. ; les meetings locaux sont la plupart du temps communs,
avec des orateurs de chaque organisation concernée. Cette collaboration
directe est cependant une spécificité locale et départementale : au

7. Michel Pignet, Au cœur de l’activisme de guerre froide, la manifestation


Ridgway, Paris, L’Harmattan, 1992.
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niveau national, le PCF sert toujours d’intermédiaire, donnant aux rela-


tions une forme de « parapluie 8 » dont le parti forme la pointe et les
organisations de masse la base :
Figure 1 : « Le parapluie »

parti communiste

Mouvement de la UJRF FNDIRP


paix CGT UFF
Secours populaire
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L ’ o r g a n i s a t i o n d e m a s s e , t r i bu n e p o li t i q u e
L’organisation de masse joue également un rôle important de sociali-
sation politique, notamment par son journal, passé au crible par les
relecteurs du PCF avant parution : destiné à informer les militants des
campagnes en cours, il se fait tribune et relais pour les actions du parti.
La Défense diffuse en effet la vision communiste, alors quelque peu
manichéenne, autant pour entretenir les ardeurs des convaincus que
pour rallier les éléments indécis et/ou non affiliés. Les États-Unis sont
traités en Corée de « criminels d’Hiroshima 9 » menant des « raids de
terreur contre les populations civiles », bombardant les hôpitaux, incen-
diant les villages et « massacrant des innocents », faisant du pays un
nouvel « Oradour ». La Corée du Nord est présentée comme le lieu des
réformes agraires et sociales, celle du Sud celui de la misère et de
l’esclavage. L’avancée des troupes communistes en Chine donne lieu à
force et poétique métaphore : « le Kuomintang se décompose comme la
pourriture 10 » car « le régime du Kuomintang, c’est de la pourriture, et
tout ce qui est pourri finit par se décomposer ». Tito est victime des
diabolisations les plus outrancières. Inversement et sans surprise, l’URSS
est portée aux nues : « école de la dignité humaine 11 » où le travail forcé
n’existe pas, le « travail correctif » est en revanche l’« une des réussites
les plus étonnantes et les plus accomplies du régime » : ce système
datant « de la lutte contre le koulak saboteur » est fondé sur « une parti-

8. Entretien avec André Ménétrier du 9 septembre 2003.


9. Voir le titre de l’article de Jacques Mitterrand pour La Défense, juillet 1950.
10. Titre d’article, La Défense, juillet 1948.
11. La Défense, novembre 1949.
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cipation constante à un travail collectif, organisé et socialement utile »


et s’appuie sur « le sens de la dignité et de la conscience sociale » ; le
coupable en voie de réhabilitation est d’ailleurs rémunéré « suivant des
normes syndicales et syndicalement contrôlées »… Noyé dans son
« immense chagrin », le Secours populaire offre à Staline un éloge
funèbre au-delà du grandiloquent. Passée la surprise de la réhabilitation
des médecins soviétiques qui s’ensuit, les dirigeants de l’association
reprennent eux aussi la thèse de la « raison d’État » et de « l’excellence
de la justice soviétique qui vient, une nouvelle fois, de faire preuve de
son sérieux, de sa vigilance, de son respect pour l’homme ».
Le SPF et son organe de presse popularisent également les
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programmes politiques du PCF. En février 1945, il appelle ainsi à voter
pour les listes communes d’unité française aux élections municipales
d’avril, faisant sien le programme du CNR et présentant même des
candidats à double casquette SPF/PCF. Lors de la mise au vote des deux
projets successifs de Constitution, il relaie également les consignes de
vote du PCF. Les prises de position sont ensuite moins formalisées,
l’association n’appelant plus ouvertement à voter pour les candidats du
parti (contrairement à l’UFF qui se prononce officiellement jusqu’en
1954 12) ; les propos n’en restent pas moins sans équivoque et la viru-
lence du discours envers le gouvernement et les partis non commu-
nistes, le général de Gaulle et Jules Moch étant les plus violemment
écornés, ne laisse planer de doute sur les sympathies politiques. Sont de
surcroît régulièrement relayés les congrès du PCF ou, en 1951, l’indi-
gnation communiste contre la loi sur les apparentements, « étape vers la
fascisation du régime 13 ».
On voit ainsi combien les organisations de masse sont constamment
sommées de reprendre, de surcroît sans atténuation, les propos commu-
nistes les plus manichéens. Le PCF étouffe donc lui-même dans l’œuf
leur rôle constitutif, celui de sas entre le parti et la société.

L ’ o r g a n i s at io n d e m a s s e , u n o u t i l de d i f f u s io n
de la culture communiste
Outil directement politique, les organisations de masse sont aussi et
plus subtilement un vecteur culturel. Les militants participent aux fêtes
du conglomérat, qui sont chaque année l’occasion d’un rappel opportun

12. Renée Rousseau, Les Femmes rouges, Paris, Albin Michel, 1983.
13. La Défense, mars 1951.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

sur l’histoire et la mythologie communistes. On ne compte plus dans La


Défense les articles d’Albert Soboul ou Francis Jourdain sur la
Commune de Paris, épisode qui fait chaque année l’objet d’un numéro
spécial d’autant plus fourni que Francis Jourdain préside également
l’Association des amis de la Commune. Les dirigeants et militants sont
tous les ans invités à se rendre au Mur des Fédérés, participent aux
défilés du 1er Mai et célèbrent le 14 Juillet. L’incendie du Reichstag,
l’anniversaire de la mort de Jaurès, de Lénine, de Karl Liebknecht et
Rosa Luxembourg, de Danielle Casanova, de Georges Dimitrov ou des
martyrs de guerre, sont également des incontournables. L’association
participe tous les ans à la fête de l’Humanité, où deux stands sont tenus
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(celui du national, et celui de la fédération de Paris ou des régions).
Dans son rôle de « sas de socialisation », le Secours populaire
consacre dans chaque numéro du journal, à l’instar du PCF et de sa
politique culturelle, une rubrique sur le cinéma, l’art et/ou la littérature.
À visée a priori distractive, cette page immerge le lecteur dans la culture
communiste du moment : les critiques plus que dithyrambiques vont
sans surprise aux films faisant l’éloge de l’URSS (La Bataille de Stalin-
grad, Mitchourine 14) et à ceux dans lesquels jouent des communistes ou
des compagnons de route (La Beauté du Diable avec Michel Simon et
Gérard Philippe, La Marie du port de Marcel Carné avec Jean Gabin et
Nicole Courcelle, Thérèse Raquin avec Simone Signoret…). En revanche,
Autant en emporte le vent est taxé de film « colonialiste, esclavagiste,
oppressant et déprimant […] d’un ennui imposant (quatre heures de
projection !) » et représentatif du « cinéma américain, cinéma de prépa-
ration à la guerre 15 ». Les chroniques de La Défense abordent également
la littérature, sorte de petite « bataille du livre » répondant à celle lancée
par le PCF. L’enjeu est similaire : la diffusion d’une littérature militante
contre l’américanisation de la culture française. La rubrique relaie les
parutions des ténors du parti, à commencer par la reparution de Fils du
peuple de Maurice Thorez : ce livre « est toute clarté et toute simplicité.
Il n’est pas un livre pour spécialistes distingués. Il est le livre de tous,
que liront avec joie et profit le jeune lycéen aussi bien que le métallo,
l’historien et la ménagère, le paysan et le professeur. Il est un livre plein
d’enseignements qui porte à réfléchir, qui montre la route à ceux qui la
cherchent, éclaire la route de ceux qui l’ont déjà trouvée. Il est le récit
d’une vie toute consacrée au bien du peuple. Il est exaltant. Il nous fait

14. La Défense, janvier 1950.


15. La Défense, juin 1950.
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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

vouloir être meilleurs 16 ». Côté peinture, enfin, l’association fait siens les
canons artistiques du parti et l’évolution vers le réalisme socialiste.
L’organisation de masse ne diffuse donc pas une culture exhaustive,
s’en tenant aux grands classiques et à l’actualité. Car « les éléments
fondamentaux, même de la culture communiste, au sens le plus intellec-
tuel du terme, ne sont pas démesurément nombreux […]. En quelques
années, on peut, en s’en donnant la peine, acquérir l’essentiel de la
culture communiste officielle 17 ». Ce sont précisément ces rudiments,
qui constituent le « vernis » essentiel à la socialisation, qu’inculque
l’organisation de masse via son journal, ses goguettes et autres formes
de sociabilité.
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Dysfonctionnements du conglomérat
Outil au service exclusif du PCF, l’association ne possède durant la
guerre froide aucune autonomie. Ballottée dans ses attributions comme
par les dirigeants du parti qui la chapeautent, elle est victime des incer-
titudes stratégiques du PCF et des dysfonctionnements organisationnels.

D a n s u n br o u i l la r d d ’ i n c e r t i t u d e s
Révélateur des changements stratégiques du PCF, le secrétaire
général de l’association change à chaque congrès, et il en va de même
pour les statuts. Au sein d’un même combat (cf. la lutte anticolonialiste
ou antifasciste), le Secours populaire peut se voir attribuer certaines
campagnes, mais pas d’autres pourtant similaires, ou s’en voir chargé
puis déchargé d’un mois à l’autre (cf. l’Espagne). Ses prérogatives sont
en outre très – voire trop – larges, puisque prendre en charge l’ensemble
des victimes de la répression (en France et à l’étranger ; pour l’anticolo-
nialisme, l’anticommunisme et l’antifascisme) nécessiterait une associa-
tion beaucoup plus forte qu’il ne l’est alors – et de se retrouver ipso
facto condamné à ne mener qu’une action très en deçà des attentes de
son organisation matricielle.
Le plus souvent, le PCF, conscient de la faiblesse de son organisation
de solidarité, préfère donc recourir à la stratégie des comités ad hoc

16. La Défense, 23 septembre 1949.


17. Raymond Pronier, « Fragments d’une culture de bastion », dans Autrement,
« La culture des camarades », dirigé par Antoine Spire, 78, mars 1986,
p. 110-116 ; citation p. 113-114.
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qu’investir dans un redressement qui ne pourrait qu’être long et labo-


rieux, donc inadapté à l’urgence des situations de lutte : il y a choix du
court terme aux dépens du long terme. Le Secours populaire ne fait
alors que participer à la plupart des comités, être l’animateur des petites
campagnes et mener épisodiquement ou partiellement des campagnes
plus importantes (Espagne, Madagascar). Le problème devient réel lors
des grands événements : si le Mouvement de la paix paraît apte à porter
l’appel de Stockholm, le SPF est longtemps jugé inapte pour l’affaire
Henri Martin ; avec pour conséquence une absence de croissance,
puisque les afflux potentiels de militants vont aux comités ad hoc, ainsi
qu’un flou organisationnel constant préjudiciable à l’action. Perpétuel-
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lement dévolue au rôle de troupe arrière ou de second couteau, n’ayant
jusqu’à l’automne 1952 que peu d’actions valorisantes à mener, le
Secours populaire voit ses militants quitter le navire.
Autre incertitude, l’association est déboussolée, stricto sensu, par les
oscillations récurrentes entre ouverture et fermeture. De 1945 à 1947, la
tentative d’ouverture est réelle. L’association cherche à se rendre
« populaire », appelant même à « briser le cercle dans lequel s’enferment
encore trop de fédérations pour qui le mot “populaire” est synonyme
d’“ouvrier”. Il ne faut pas considérer que seuls les ajusteurs et les chemi-
nots sont pourvus d’un cœur 18 ». En janvier 1947, encore, elle demande
aux militants de « voir large, cesser de rester entre copains, entre amis
qui pensent de la même façon 19 ». Ces bonnes paroles sont cependant
relativement peu suivies d’effet, le soutien sans faille au PCF entravant
l’élargissement. Ainsi, même durant les années 1945-1947, le Secours
populaire ne recrute pas au-delà du parti et des organisations de masse,
qui constituent son principal vivier de collecte et d’adhésions 20 – ce qui
limite ses possibilités tant financières qu’humaines, puisqu’elle n’est ni
l’association la plus attractive, ni la plus prestigieuse. Quand arrive
ensuite le mouvement de fermeture de guerre froide, André Marty prône
sans succès une ouverture idéologique à contre-courant : « l’union n’est
pas nécessaire sur les causes de la répression, il suffit qu’elle le soit sur
ses conséquences. Tous les gens de cœur qui sont légitimement indignés
de voir des parents arrachés à leurs enfants, des citoyens honnêtes
traités comme des criminels, des civils traduits en temps de paix devant
des conseils de guerre, peuvent et doivent s’unir contre la répression,

18. La Défense, comité national des 29-30 juin 1946.


19. La Défense, comité national des 25-26 janvier 1947.
20. Voir chapitre suivant.
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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

quelles que soient par ailleurs leurs opinions respectives sur les causes
de cette répression 21 ». André Ménétrier estime qu’en 1950-1951, au
moins 80 % des militants étaient communistes, les autres étant des
sympathisants 22.
Ces questions renvoient donc les militants – troisième incertitude – à
l’ambiguïté récurrente sur le positionnement au regard des campagnes
du parti. En 1945-1947, le problème de l’attitude à avoir sur l’Espagne
avait déjà été posé (faut-il ne faire que dénoncer la répression ou
prendre parti pour la rupture des relations diplomatiques et économi-
ques avec Franco ? La question avait été tranchée en faveur de la
première option). Il se repose sur le réarmement allemand, pour être
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tranché par Marty en mai 1951 :

« Notre rôle, c’est de défendre les victimes de la répression. Ce n’est


pas de dénoncer le pacte atlantique, la durée du service militaire ou
les charges fiscales. Il y a d’autres organisations pour cela. Vous
voulez dénoncer tout cela ? Faites-le en dehors du Secours popu-
laire. Mais dans le Secours populaire, nous sommes entre gens de
toutes opinions, pour un seul but commun, une seule action : défen-
dre les victimes de la répression, soulever un vaste mouvement de
tous les gens de cœur pour la faire reculer 23. »

Quatrième flou, d’ordre organisationnel, la mainmise d’André Marty


sur l’association dès 1945, au mépris des organigrammes officiels. Le
secrétaire national du PCF assiste à la quasi-totalité des bureaux natio-
naux, bien qu’il n’en soit pas officiellement membre, et a de surcroît
dans l’intervalle des réunions informelles avec le secrétariat national
dont il se révèle un redoutable coupeur de têtes. On a vu ce qu’il en était
de Pierre Kaldor, secrétaire général depuis 1943 et muté lors du congrès
de février 1948 comme simple employé au journal Ce soir. Charles
Désirat, dirigeant national de l’association durant l’entre-deux-guerres
et depuis 1945 directeur du journal, le remplace ; il est tout aussi
surveillé et chute au congrès suivant. André Marty le fait alors
remplacer (mai 1950) par André Ménétrier, militant de son fief du

21. La Défense, comité national du 15 octobre 1950, souligné par nous.


22. Entretien avec André Ménétrier du 9 septembre 2003.
23. La Défense, compte rendu de la conférence nationale de mai 1951,
intervention d’André Marty.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

13e arrondissement parisien, sans connaissance du Secours populaire


donc d’autant plus malléable :

« Alors je finis la grève en 1950, je crois que c’était au mois d’avril.


Après quelques luttes dans les bâtiments de la SNECMA Kellermann
où j’étais, un jour j’ai été appelé par les cadres du comité central, au
44 rue Le-Pelletier, pour me proposer d’être le secrétaire général du
Secours populaire ; parce qu’il devait y avoir le congrès national du
Secours et il fallait que le vote soit fait. C’est comme ça que je suis
venu.
– Vous ne connaissiez pas du tout ?
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– Je ne connaissais personne ! Et je ne connaissais pas le Secours…
Si, de nom. Les débuts du Secours populaire, si, quand même ; mais
les rouages, tout ça, moi je ne connaissais strictement rien. Je suis
arrivé dans cette direction avec ce titre que je n’avais pas du tout
demandé, je n’avais rien demandé […]. Alors comment les choses se
sont déroulées pour que moi, monsieur Lambda, sois nommé par le
Parti secrétaire général, en dehors des instances régulières du
Secours populaire, et tout le monde a voté pour moi à l’unanimité
alors que c’est la première fois qu’ils me voyaient et moi c’est la pre-
mière fois que je les voyais, dans un congrès… C’était… C’était… Bon
j’ai pas tellement discuté, à dire vrai, mais avec le recul du temps je
m’aperçois quand même que ce sont des méthodes un peu particuliè-
res. Alors d’où c’est venu, je n’en sais strictement rien […]. Et je n’ai
jamais rien demandé – d’ailleurs je n’avais rien à demander 24 ! »

En mars 1952, André Ménétrier est lui-même remplacé par Pierre


Éloire, seul secrétaire national restant. Cette hécatombe est en partie la
conséquence de l’irascibilité d’André Marty, dont les foudres vont bien
au-delà du secrétaire général. Maurice Cukierman, secrétaire de la fédé-
ration de la Seine de 1950 à 1955 et proche de Raymond Guyot, en fait
largement les frais, le Secours populaire étant, de 1950 à 1952, le terrain
d’un affrontement ouvert entre clan Marty et clan Guyot. Dès 1945, et
plus encore à partir du départ de Maurice Thorez pour l’URSS en
novembre 1950, les organisations de masse semblent ainsi servir de
pions sur un échiquier, saisis ou non, avancés ou reculés au fil de
l’évolution des rapports de force. Chaque dirigeant a sous sa coupe une
ou plusieurs organisations : Jeannette Vermeersch coiffe l’UFF sans en

24. Entretien avec André Ménétrier du 9 septembre 2003.


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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

référer au délégué du comité central, Jacques Duclos l’ARAC, André


Marty le Secours populaire…
Dernier type d’incertitudes politiques, pèsent également les directives
de Moscou, dont le poids peut certes être relativisé 25, mais qui reste fort 26.
Michel Pigenet montre ainsi l’impact des oscillations récurrentes des
directives de Moscou sur les dirigeants français et, plus encore, sur les
militants : « Tout se passe, en cette “folle année 1952”, comme si chaque
réunion du CC s’employait à revenir sur les décisions de la session anté-
rieure. Ainsi les résolutions votées à l’unanimité deviennent-elles cadu-
ques le trimestre suivant, quitte à servir un peu plus tard de référence. “De
la bouillie pour chats”, résume un ancien secrétaire du CC 27. »
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U n e o r g a n i s a t i o n d e m a s s e p e u c o n si d é r é e
L’entretien cité avec André Ménétrier montre combien le SPF pouvait
être en 1950 quasi inconnu à un responsable syndical, alors même
qu’un rapprochement important venait d’être opéré avec la CGT. Plus
généralement, l’association est pour nombre de militants communistes
considérée comme quantité négligeable ; elle est même ouvertement
dénigrée par certains dirigeants :

« Une fois je vais dans le Nord, et à l’époque quand on allait dans un


département on allait à la fédération [du parti], on passait, on discu-
tait. Donc j’étais à la fédération du Nord, et dans le couloir je ren-
contre [Arthur] Ramette. Alors Ramette, bon, je vois qu’il n’avait pas
l’air de me reconnaître ; je lui dis : “Éloire, du Secours populaire”. Il
me dit : “Qu’est-ce que c’est que ça, le Secours populaire 28 ?” »

L’association est de fait tributaire de sa fonction essentiellement (et


par essence) avale, alors que le PCF est un parti en perpétuelle logique
de guerre 29 ; elle arrive toujours « après la bataille » alors que les mili-
tants communistes se veulent des avant-gardistes. Son action centrée
sur la défense juridique est également de nature à décourager, aucun

25. Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF,
Paris, Presses de Sciences Po, 1989.
26. Olivier Le Cour Grandmaison, « Le Mouvement de la paix pendant la
guerre froide : le cas français (1948-1952) », Communisme, 18-19, 1988,
p. 120-138.
27. Michel Pigenet, Au cœur…, op. cit., p. 53.
28. Entretien avec Pierre Éloire du 15 octobre 2003.
29. Georges Lavau, À quoi sert le PCF ?, Paris, Fayard, 1981.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

militant hormis les avocats n’étant capable, en dépit des tentatives


récurrentes de vulgarisation des procédures judiciaires, d’en comprendre
les arguties techniques et les subtilités juridiques. Enfin, si l’on osait une
interprétation psychanalytique, on pourrait avancer que, dans sa fonc-
tion de « brancardier », le Secours populaire mène un rôle d’attribution
plus féminin (la « Croix-Rouge », infirmière du conglomérat). Autant de
raisons qui font que l’association n’a pas, et ne peut alors avoir, le vent
en poupe.
L’entrée en guerre froide ne fait qu’accentuer ces handicaps intrinsè-
ques. Alors que les travailleurs mènent des actions parfois spectacu-
laires (grandes grèves, grandes manifestations, grandes pétitions), le
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Secours populaire se heurte au durcissement de la justice et du gouver-
nement face aux communistes, qui oblitèrent fortement toute possibilité
de succès. Vanter les mérites de l’efficacité de l’action populaire, lors de
la libération du résistant Édouard Moreau après huit années d’incarcéra-
tion, même si la peine de mort et la détention à perpétuité lui ont fina-
lement été évitées, n’a de fait, au regard des verdicts de l’époque, rien de
très glorieux. De même, si la Campagne Henri Martin a certes pris une
ampleur politique exceptionnelle – mais due à l’implication du PCF –, le
résultat concret pour l’emprisonné n’en revient pas moins à presque
trois années et demie de réclusion au régime sévère, pour des tracts
exprimant ce qu’Esprit put toujours écrire sans l’ombre d’une menace de
poursuite.
Il n’est donc pas surprenant que les militants soient parfois difficiles
à motiver, et doivent « [être convaincus] que le militantisme au Secours
populaire n’est pas secondaire, n’est pas une tâche mineure ; que dans
la bataille contre les forces rétrogrades, le rôle de brancardier n’est pas
négligeable 30 ». Il est moins étonnant encore qu’il soit pour ainsi dire
impossible de s’attacher durablement des cadres solides. Julien
Lauprêtre, affecté en 1954 par le PCF, explique comment sa mutation
fut perçue comme une mise au placard :

« La dernière semaine de l’école de quatre mois, Marcel Servin me


fait venir et il me dit : “Bon, l’école est finie, Raymond Guyot a
trouvé un camarade pour te remplacer, le mieux c’est qu’on te fasse
une proposition pour autre chose. On a pensé que tu pourrais aller
au Secours populaire”. Alors je dis : “Au Secours populaire ? Mais,
j’y connais rien !” Et il me dit […] : “non, mais c’est juste pour quel-

30. La Défense, comité national des 7-8 mai 1949.


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Le SPF de guerre froide : une organisation malmenée

ques semaines, on a autre chose pour toi, on envisage peut-être les


syndicats ou le Mouvement de la paix…, mais il faut que tu ailles
pendant quelques semaines au Secours populaire” […]. Je redescends
dans la salle, où on prenait les repas ; ceux avec qui j’étais pote me
disent : “Où tu vas, alors ?” Je dis : “je vais aux Amis de
Mitchourine” – “Mais t’y connais rien là-dedans !” – “Alors ça, non,
j’y connais rien ! Mais je vais deux ans en Union soviétique, je vais
apprendre la culture mitchourine pour tenter de l’implanter en
France” – “Ah bon, c’est curieux…” Et puis, il y a un ou deux dont
j’étais plus proche qui me disent : “Mais attends, tu vas où ?” – “je
vais au Secours populaire” – “Tu vas au Secours populaire ? Ah non,
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on fait une pétition ! Ah non, tu ne vas pas aller là-dedans, ça y’a
rien à faire !” Et il y en a un en douce qui me dit : “Mais t’as fait une
connerie ?” C’était l’état d’esprit qu’il y avait, tu vois 31. »

Si les analyses d’Olivier Lalieu sur la FNDIRP, association plus presti-


gieuse par ses dirigeants et son action, montrent une marge d’auto-
nomie 32, tel n’est pas le cas du Secours populaire où chaque
manquement, chaque faux pas des dirigeants, est impitoyablement noté
et sanctionné. Le centralisme démocratique prévaut : « à l’époque
actuelle de guerre civile acharnée, le parti communiste ne pourra
remplir son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée, si
une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise, et si
son organisme central est muni de larges pouvoirs, exerce une autorité
incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants »
(12e Condition).
Ceci a pour corollaire une organisation « de masse » coupée des
« masses ». Paradoxe – et conséquence paroxystique –, le Secours popu-
laire devient même progressivement inconnu ou méprisé des militants
communistes ; ce qui explique sans doute le spectaculaire revirement du
PCF à l’automne 1952 qui, en même temps qu’il éjecte André Marty,
s’attache à réhabiliter son organisation. Le parti n’a en effet aucun
intérêt à voir l’une de ses associations tomber trop bas. À la fois matrice
et père, parent d’une absolue sévérité, il n’abandonne cependant pas des
enfants qui remplissent des fonctions précieuses. Ceux-ci sont, en effet,

31. Entretien avec Julien Lauprêtre, 19 août 2003.


32. Olivier Lalieu, « Le mouvement déporté face à la guerre froide », dans
Associations et champ politique…, op. cit., p. 382 : « Pour autant, ce type de
relation n’exclut pas une dynamique autonome de l’association sous
l’impulsion de ses responsables ».
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

outre leur rôle spécifique et statutaire, une fonction de relais : ils gros-
sissent numériquement les rangs dans les diverses manifestations et
accroissent les résultats lors des pétitions, s’offrent comme tribune poli-
tique, sont un sas de socialisation et de familiarisation à la culture
communiste – cet « ensemble de croyances et de comportements politi-
ques conduisant à l’inculcation de normes sociales 33 ». Les organisations
de masse sont aussi indispensables dans le versant « téléologique » que
« sociétal » du communisme et le Secours populaire, bien qu’il appa-
raisse comme un chétif mal-aimé, y participe avec les moyens qu’on lui
donne.
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33. Marc Lazar, L’invention et la désagrégation de la culture communiste »,


Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 44, octobre-décembre 1994.

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