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Repenser le corps politique

« L’apparence organique du groupe » dans la Critique de la Raison


dialectique
Jean Bourgault
Dans Les Temps Modernes 2005/4 (n° 632-633-634), pages 477 à 504
Éditions Gallimard
ISSN 0040-3075
ISBN 9782070774869
DOI 10.3917/ltm.632.0477
© Gallimard | Téléchargé le 08/05/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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Jean Bourgault

REPENSER LE CORPS POLITIQUE


« L’APPARENCE ORGANIQUE DU GROUPE »
DANS LA CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE
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Lorsque Sartre interroge, dans la Critique de la Raison dialec-
tique, le devenir des rassemblements humains, il précise que « tout
serait plus facile » si l’on pouvait concevoir ces rassemblements
comme des « hyperorganismes » 1, c’est-à-dire comme de grands
corps vivants, rassemblant et unifiant en eux une multiplicité d’or-
ganismes individuels :

« Il va de soit que tout serait plus facile dans une dialectique trans-
cendantale et idéaliste : on verrait le mouvement d’intégration par
lequel chaque organisme contient et domine ses pluralités inorga-
niques se transformer de lui-même, au niveau de la pluralité
sociale, en intégration des individus à une totalité organique 2. »

Mais cette dialectique « facile », qui pense pouvoir aborder une


communauté historique comme une totalité organisée possédant en
elle-même le principe de son animation, méconnaît la réalité
sociale et « l’indissoluble liaison de la nécessité et de la liberté 3 »

1. Critique de la Raison dialectique, tome 1 : Théorie des ensembles


pratiques, précédé de Questions de méthode, texte établi et annoté par
Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1985 (collection « Bibliothèque
de philosophie »), p. 449 [381]. Noté « CRD, tome 1 », pagination de la
seconde édition, puis, entre crochets, celle de l’édition originale.
2. CRD, tome 1, p. 449 [381].
3. CRD, tome 1, p. 184 [157].
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qui la constitue. La Critique de la Raison dialectique ne cesse d’y


revenir : il faut refuser toute pensée « de survol », incapable de
comprendre non seulement la réalité concrète du devenir historique
mais aussi les rapports de pouvoirs qui s’établissent au sein de toute
communauté humaine.
Or, il semble bien que ce refus et l’approche de la question de
l’hyperorganisme qu’il engage permettent de reconsidérer de façon
originale les problèmes liés à la métaphore du « corps politique ».
Car cette métaphore est tout à la fois pertinente et piégée : en un
sens, dans la mesure où la question politique est bien celle des pou-
voirs qui gouvernent, organisent et maintiennent en vie un
ensemble social, toute présentation d’une communauté politique
comme corps, totalité organisée, qu’elle se réfère à un Léviathan, un
Esprit vivant, ou plus généralement encore à une République,
semble permettre une certaine intelligibilité des questions poli-
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tiques, mais en un autre sens il faut bien reconnaître que l’on est
sans cesse conduit, lorsque l’on met en œuvre la thématique du
« corps politique », à déplorer qu’elle ajoute de nombreux embarras
aux problèmes qu’elle est supposée faire comprendre. Celui qui
l’emploie est perpétuellement tenu de préciser que l’unité d’une
communauté est bien comparable à celle d’un corps vivant, mais
qu’elle ne saurait lui être, pour autant, réductible : le corps politique
ne saurait atteindre à l’intégration d’un corps biologique — et
Sartre a sans doute raison de rappeler que le croire serait tomber
dans le plus naïf idéalisme.
Mais si relever la dimension idéaliste de la notion de corps
politique est une chose, c’en est une autre — et les quelques
remarques qui suivent se proposent de le montrer — de comprendre
les raisons pour lesquelles la thématique du corps et ses ambiguï-
tés semblent sans cesse hanter la pensée politique. Plus encore :
c’est une tout autre chose de comprendre la puissance pratique
que détient la représentation du politique en « corps » : tout se passe
en effet comme si cette figure du corps, indispensable à la réflexion
sur l’Etat, la collectivité et le pouvoir collectif, était aussi néces-
saire à la formation et au devenir de ces réalités politiques et
sociales.
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L’un des textes les plus cités à propos du perpétuel retour de la


question du corps dans la pensée politique est sans doute l’ouvrage
qu’Ernst Kantorowicz a consacré aux « deux Corps du Roi 4 ». Dans
ce texte essentiel, Kantorowicz montre que la naissance de l’image
du « corps politique » est indissociable de la façon dont s’est consti-
tuée, au cœur du monde médiéval, la représentation de la figure du
roi. Cette représentation prend appui sur « la doctrine de la théolo-
gie et du droit canon, qui enseigne que l’Eglise et la société chré-
tienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le
Christ 5 » ; elle fait du roi un être qui possède un corps double, « un
Corps naturel et un Corps politique 6 ».
Retraçant l’histoire théologico-politique de cette figure,
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Kantorowicz détaille longuement les arguments au moyen desquels
les juristes anglais de la période élisabéthaine distinguaient
ces « deux Corps du Roi » : l’un, corps naturel, mortel, individuel,
corps sujet aux passions, et l’autre, corps immortel, corps collec-
tif, « Corps politique », dont — Kantorowicz cite un juge du
XVII siècle — « les membres sont [les sujets du roi], et lui et ses
e

Sujets forment ensemble la Corporation […], il est incorporé à eux


et eux à lui, il est la Tête et ils sont les Membres, et il détient seul
le pouvoir de les gouverner 7 ».
L’image du corps politique vient donc conforter une théorie de
l’unité souveraine qui distingue la mortalité de fait du corps phy-
sique du roi et l’immortalité en droit de la communauté des sujets.
Il y a là une construction complexe et ambiguë, comme on le voit
avec éclat au moment de la révolution anglaise : la fiction juridique
des deux corps du roi permet en effet de juger et d’exécuter Charles
Stuart pour haute trahison « sans toucher sérieusement ou nuire de
façon irréparable au corps politique du Roi » — qui demeure, lui,

4. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, traduction J.-P. Genet et


N. Genet (1989), in Ernst Kantorowicz, Œuvres, Paris, Gallimard, 2000,
(collection « Quarto »), pp. 643, sv.
5. Ibid., p. 663.
6. Ibid., p. 658.
7. Ibid., p. 661.
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immortel 8. Etrange tête, qui peut être tranchée sans nuire à l’inté-
grité du corps ; étrange individualité politique, qui se passe aisément
du corps où elle trouvait, il y a peu, à s’assurer.
S’indique en somme, par et dans l’avènement de la théorie de la
souveraineté portée par la métaphore du corps politique, une ten-
sion décisive : le monarque, principe d’unification à la tête de l’Etat,
est bien le garant de l’unité collective, mais il occupe de ce fait une
place où peut s’opérer une rupture décisive dans l’institution du
pouvoir, et donc la désunion.
Dans une lecture importante du texte de Kantorowicz, Marcel
Gauchet a souligné la complexité de cette tension 9. Selon lui, les
analyses de Kantorowicz mettent en évidence une « dualité interne
intime du pouvoir » ; tout se passe, pour Gauchet, comme si Kanto-
rowicz avait dévoilé le principe de tout pouvoir, comme si l’on
pouvait conclure des analyses sur les « deux corps du roi » qu’il
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n’y a « pas de pouvoir, depuis qu’il en existe, avec les Etats, de
séparés, qui ne se présente d’une manière ou d’une autre comme
traversé par une division 10 ». Ainsi l’unité souveraine du corps poli-
tique figurée dans l’individualité physique du monarque serait-elle,
du fait même de cette figuration, toujours déjà scindée. Plus
encore : si l’on pose que tel individu, tel corps, incarnant la fonction
du monarque, accomplit par là même, dans l’articulation d’un para-
doxal « compromis 11 », l’unité en corps de la communauté poli-
tique, alors l’on devrait reconnaître aussi que cette forme politique,
puisqu’elle s’est distinguée, s’est séparée de la communauté
et désigne d’ores et déjà la place souveraine comme étant, en
soi, vacante. En somme, puisqu’elle peut être occupée, elle peut
être vidée — elle va l’être, ou mieux encore : elle l’est. Ainsi le
monarque qui incarne en son corps le corps politique de la commu-
nauté serait captif d’une forme politique qui ruinerait secrètement,
de l’intérieur, la figure de la souveraineté qu’il permet pourtant
d’accomplir.

8. Ibid., p. 672.
9. Voir surtout Marcel Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir
sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, no 14, juillet-août 1981,
pp. 133-157, & no 15, septembre-octobre 1981, pp. 147-168.
10. Ibid., p. 137.
11. Ibid., p. 153.
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 481


Marcel Gauchet estime qu’il y a dans le « cas » anglais une sorte
d’aboutissement de toutes ces tensions en un paradoxe achevé, où
se révèle la « parfaite division indivise du corps naturel du roi et de
son intangible corps politique 12 » ; il propose de reconnaître, dans
ces jeux d’un et de multiple qui travaillent le pouvoir politique, une
« énigme » — énigme dont Kantorowicz se serait approché au plus
près, mais dont Gauchet souligne fréquemment le caractère encore
« obscur » et difficile, puisque « c’est de l’intérieur de la personni-
fication du pouvoir, du dedans même de son affirmation incorpora-
trice, que se sont préfigurées et instaurées, par redoublement supra-
corporel, et sa dimension d’impersonnalité et la perspective de sa
séparation désincarnée 13 ». Ce qui est en question ici est bien alors
l’interprétation du mouvement, du changement d’axe qui fit adve-
nir dans l’histoire la forme politique dans laquelle le corps du
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monarque est nié : la démocratie.
De fait, au cours du devenir des formes politiques, la scission
affectant le pouvoir a évolué dans le sens d’une désincarnation du
pouvoir souverain. En même temps la construction légitimante sou-
tenue par l’image du corps politique s’est modifiée 14 : on a pu ainsi
assister, du XVIIe au XVIIIe siècle, à une multiplication des théories du
droit naturel et du contrat au travers desquelles la question de la
légitimation du pouvoir souverain s’est déplacée de plus en plus
d’une réflexion sur le corps individué du monarque vers une inter-
rogation sur le corps de la collectivité. Ce déplacement se marque
clairement chez Rousseau : dans le modèle qu’élabore le Contrat
social, le corps politique s’établit de façon immanente, sans réfé-
rence à une personne qui soit au « chef », à la tête de l’Etat : l’acte

12. Ibid., p. 139.


13. Ibid., p. 138.
14. M. Gauchet, « Des deux corps... », Le Débat, no 15, p. 151 : « [...]
on entre, avec la conversion du prince à la mystique du corps, dans une tout
autre époque, où la clé du pouvoir va se livrer dans la co-appartenance de
la personne de pouvoir et de l’être collectif circonscrit sur lequel son auto-
rité prévaut, le corps de la nation s’identifiant et se circonscrivant juste-
ment dans le corps du monarque et l’individualité royale acquérant sa den-
sité et sa dignité de corps par absorption de la chair du royaume. De
l’opération de pouvoir, l’accent instituant se déplace vers le rapport du
pouvoir et de la société — “le centre de gravité, dit Kantorowicz, bascule
de la personne des gouvernants vers les collectifs gouvernés”. »
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qu’est le pacte social suffit en effet, pour Rousseau, à faire naître,


« à l’instant », un corps politique, « corps moral et collectif
composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel
reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa
volonté 15 ». Ce corps politique « en acte » peut désormais se passer
de la figure d’un Roi. Reste à comprendre ce qu’engage une telle
mutation des figures de la souveraineté.

II

On aura une idée de la difficulté qu’il y a à penser le sens de


cette mutation si l’on s’attache à suivre le silencieux débat qui
oppose à ce propos, et dès son origine, la lecture de Marcel Gauchet
et celle que Claude Lefort a élaborée et précisée à de multiples
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reprises 16. Lefort, dont la référence à Kantorowicz a sans doute
beaucoup interpellé Gauchet, s’est attaché à montrer que le moment
révolutionnaire, tel qu’il s’accomplit en 1789, opère une rupture
radicale avec les conceptions politiques qu’étudie l’historien alle-
mand. En faisant advenir un modèle d’institution où la souveraineté
est légitimée par la proclamation des droits de l’homme, la Révolu-
tion désintrique pouvoir et droit, et réalise par là même une dissolu-
tion de la figure de la souveraineté qui s’était étayée sur la notion
de corps politique.
Cette dissolution est le propre de ce que Lefort nomme « l’in-
vention démocratique ». La déclaration solennelle des droits de
l’homme met en effet au fondement de la légitimité de l’exercice du
pouvoir une figure indéterminée, inaliénable : « l’être humain »,
figure qui est perpétuellement à réinterroger, dont il faut perpétuel-
lement réinventer l’approche. Désormais, du fait de la référence
au principe des droits de l’homme, « le droit établi est voué au

15. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. 6, Œuvres complètes,


III, Paris, Gallimard, 1964 (collection « Bibliothèque de la Pléiade »),
p. 361.
16. Voir surtout Claude Lefort, « L’image du corps et le totalita-
risme », paru dans la revue Confrontation, no 2, automne 1979, repris
en 1981 dans L’Invention démocratique, Paris, Fayard, puis Livre de
Poche, 1983 (collection « Librio-Essais », no 4002), pp. 166, sv., édition
que nous suivons.
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questionnement 17 ». On ne légitime donc plus la constitution de la
communauté politique en se référant à un corps unifié, aux éléments
parfaitement et organiquement liés : la démocratie moderne est,
pour Lefort, « le régime dans lequel tend à s’évanouir » l’image du
corps politique 18 :

« La démocratie inaugure l’expérience d’une société insaisissable,


immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes,
mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci
demeurera latente 19... »

Ce mouvement de questionnement de l’identité du peuple, insé-


parable de la disparition de toute incorporation, apparaît comme un
gage de liberté ; puisque tout exercice du pouvoir dépend du suf-
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frage universel et engage une société où l’interrogation sur le droit
légitime l’établissement du droit 20, le lieu du pouvoir est désormais
sans figure ; un individu ne pourrait tenter de s’en emparer sans que
l’imposture éclate au grand jour.
Daniel Giovannangeli, rapprochant la pensée de Lefort de celle
de Merleau-Ponty, la résume justement en insistant sur la diffé-
rence, faite par Lefort 21, entre le vocabulaire du corps et celui de la
chair : « la défaite du corps fait place nette à la chair du social 22 » —
chair du social, c’est-à-dire : « enchevêtrement de sensibilité », véri-
table milieu politique où l’on fait l’épreuve de l’altérité et où s’in-
vente l’éthique démocratique, qui exige le respect de l’autre, des
autres, en leurs différences. L’image de l’unité organique, du corps,
c’est-à-dire d’une totalité close où chaque élément a une place, une
fonction, semble alors dépassée : la division du social est division
interne, elle est prise dans un même milieu, mais ce milieu, qui

17. C. Lefort, op. cit., p. 68.


18. Ibid., p. 178.
19. Ibid., p. 180.
20. Cf. le même thème dans un autre texte de Claude Lefort,
La Complication, retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 189.
21. C. Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, éditions
du Seuil, 1986 (2001, collection « Points-Essais », no 459), p. 281.
22. Daniel Giovannangeli, La Passion de l’origine, Paris, Galilée,
1995 (collection « La Philosophie en effet »), p. 62.
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forme une « même chair » en tant qu’il fait sans cesse l’épreuve de
lui-même 23, est infiniment et profondément ouvert à l’altérité.
Lefort ne manque pas de reconnaître la fragilité de cette figure
démocratique de la souveraineté. Tout d’abord en effet, puisque le
pouvoir est sans lieu, comme l’écrit Giovannangeli, « l’acquis n’y
paraît jamais pleinement légitime, le pouvoir y reste dépendant du
conflit. Il n’est pas complètement faux de dire que la démocratie est,
à la limite, toujours en état de crise 24 ». Cette crise la rend fragile
vis-à-vis des forces qui voudraient s’emparer d’elle. L’on doit ainsi
redouter la forme de souveraineté qui, profitant de la faiblesse
constitutive de la démocratie, pourrait aisément la renverser : non
pas le despotisme, mais bien le totalitarisme. Contre l’invention
démocratique, le totalitarisme pose que toute liberté, toute diversité,
est à bannir ; il apparaît ainsi, aux yeux de Lefort, comme une ten-
tative pour faire renaître la figure du corps politique dans un
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« espace imaginaire clos et uniforme », où « l’instinct de mort se
déchaîne 25 ».
Mais Lefort n’ignore pas non plus les risques qui menacent la
démocratie du sein même de son ordre, l’institution du suffrage uni-
versel : cette institution ne saurait instaurer en effet un repère poli-
tique comparable en clarté et fermeté à celui que l’on rencontrait
dans les sociétés unies grâce au corps du roi ; dès lors le sens de
l’unité risque perpétuellement d’être perverti à partir même de l’ap-
pel au vote des citoyens :

« C’est précisément au moment où la souveraineté populaire est


censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa
volonté, que les solidarités sociales sont défaites, que le citoyen se
voit extrait de tous les réseaux dans lesquels se développe la vie
sociale pour être converti en unité de compte 26. »

En somme, l’unité charnelle du monde social où s’inscrit la


démocratie doit être sans cesse mise en question, reconsidérée, sous

23. Voir sur ces questions, notamment, l’ouverture du volume de


Lefort, Essais sur le politique : « La société démocratique s’institue
comme société sans corps, comme société qui met en échec la représenta-
tion d’une totalité organique », p. 29.
24. D. Giovannangeli, op. cit., p. 56.
25. C. Lefort, L’Invention..., op. cit., p. 183.
26. C. Lefort, Essais sur..., op. cit., p. 30.
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 485


peine d’être méconnue et pervertie par une reprise totalitaire de la
figure du corps politique ou sous peine, à l’inverse, de disparaître
par dissolution dans un univers social massifié — double piège
contre lequel, pour Lefort, une vigilance constante concernant l’in-
vention juridique et politique de la déclaration des droits de
l’homme doit précisément nous prémunir.
Or il est difficile d’étudier la position de Lefort sans remarquer
qu’elle ne cesse, au fond, d’en appeler à la figure du corps politique,
et cela non seulement dans sa critique de la souveraineté monar-
chique ou de la folie totalitaire, mais aussi, de façon plus secrète,
dans sa théorisation de la solidarité sociale et des pouvoirs qui s’y
manifestent. De fait, l’opposition entre la terminologie de la chair et
celle du corps paraît singulièrement équivoque : tout se passe
comme s’il fallait rappeler perpétuellement à Lefort qu’il n’y a
de « chair », d’affection du social par et sur lui-même, que s’il y a
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l’unité d’un corps — c’est-à-dire, au moins, d’une communauté
politique maintenue à l’être et unifiée, rassemblée, par un mouve-
ment de totalisation qui trouve en lui-même à s’organiser. En
somme l’on ne voit pas, si l’on pose que l’invention démocratique
refuse par principe toute incorporation en un corps politique, quel
pourrait être l’étrange monde charnel où s’affirme cette invention ;
en outre, et dans le même temps, il est difficile de comprendre
la nature des pouvoirs politiques qu’invente la démocratie, s’ils ren-
dent possible qu’elle s’affirme dans un « compte des voix » au lieu
d’actualiser pleinement la souveraineté du peuple.
On retrouve des questions fort voisines chez Marcel Gauchet ;
mais là où Claude Lefort insiste sur la « désincorporation », la « désin-
trication », en pensant l’invention démocratique comme une rupture,
Marcel Gauchet insiste, lui — c’est tout l’enjeu de sa lecture —, sur la
continuité du mouvement historique qui fait passer de la monarchie à
la démocratie. Alors que pour Lefort l’évidence qui a pu accompagner
la référence au corps politique a été profondément remise en cause par
l’avènement des formes modernes de la démocratie, pour Gauchet, le
mouvement qui a rendu possible la dislocation du pouvoir monar-
chique s’est joué dès la figuration de ce pouvoir en corps : « [...] l’idéal
démocratique a eu la monarchie pour matrice 27. »

27. M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985


(collection « Bibliothèque des Sciences humaines »), p. 250. La formule est un
excellent résumé de la leçon que Gauchet tire de l’ouvrage de Kantorowicz.
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Selon Gauchet, le moment démocratique est un moment où le


pouvoir auparavant cristallisé autour de l’autorité royale, loin d’être
affaibli par la destitution de la figure monarchique, monte en puis-
sance de façon exceptionnelle 28 ; et cette montée en puissance
signale à ses yeux non pas tant la fin de l’incorporation du pouvoir
qu’une sorte de persistance de la question de l’unité organique,
maintenue malgré le moment révolutionnaire : la « volonté obstinée
d’unité démocratique contre laquelle les démocraties réelles ont dû
secrètement se former [...] n’invente rien : elle reconduit 29 ». On
trouve ainsi, dans la démocratie, un « idéal de proximité politique à
soi-même » qui n’est rien d’autre que celui qui s’affirmait déjà au
sein de l’univers monarchique 30.
Il semble alors que l’on puisse se demander si ce qui demeure
et trouve à se renforcer, de cet obscur renversement, ce ne serait
pas — contre ce que cherche à concevoir Lefort en termes d’inven-
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tion — la référence au corps politique. Un renforcement qui ne
s’opérerait pas sous l’explicite figure d’un monarque, mais de façon
plus silencieuse, en un secret paradoxe qui ferait de la démocratie
une limite politique décisive : « [...] l’identité foncière du lien entre
les hommes entre eux à l’intérieur d’un englobant exclusif est à ce
point établie qu’elle n’a plus besoin de garant ostensible 31. » La
disparition du corps du monarque... serait le triomphe du corps poli-
tique, en tant que triomphe d’une subjectivité collective unifiée
comme jamais. Autrement dit, dans un univers démocratique, l’on

28. M. Gauchet, « Des deux corps... », Le Débat, no 14, p 145 :


« Contre ce que lui objectaient ses critiques conservateurs, l’ouverture par-
ticipative de la puissance publique à la voix de tous, son assimilation à une
délégation et son vide, du coup, d’occupant arrêté, sa béance doctrinale,
loin de jouer dans le sens de son affaiblissement, n’a cessé de conspirer à
son renforcement. »
29. Ibid, p. 150.
30. M. Gauchet, « De deux corps... », Le Débat, no 15, p. 150 : « [...]
c’est au sein d’une royauté conçue en termes de corps politique, par rap-
port à un royaume assimilé à un corps mystique, que le processus fonda-
mental de dépersonnalisation, mieux, d’impersonnification du pouvoir,
corrélatif du processus de projection de la société dans le pouvoir qui est le
mouvement même de la modernité, d’une part va connaître un progrès cru-
cial, et, plus encore, d’autre part, va se ménager les bases décisives de son
plein accomplissement ultérieur. »
31. Ibid., p. 157. C’est nous qui soulignons.
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 487


ne verrait plus le corps politique, la métaphore serait désormais
impertinente — mais ce serait parce que cet univers incorporerait
chaque individu à un corps d’autant plus puissant qu’il serait dis-
cret : un autre corps que celui de la monarchie, certes, « un corps
autre, en tout cas 32 », un corps tout de même.
Gauchet constate, lui aussi, que s’opère au sein de la démocra-
tie, du fait du suffrage universel, et contre ce que l’on croyait, la
négation d’une « coparticipation fusionnelle » des acteurs du pou-
voir 33 — mais il interprète cette négation comme le signe d’un ren-
forcement, au sein même de la démocratie, de la puissance du
corps politique. Un renforcement d’autant plus radical qu’inaperçu,
puisque perpétuellement nié, que ce soit sous l’affirmation en prin-
cipe de la désincorporation du pouvoir souverain, sous la garantie
de l’unité et de l’égalité du social, ou encore sous l’affirmation du
caractère critique et éminemment fragile de la souveraineté popu-
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laire 34. Il conviendrait désormais de distinguer entre ce que la démo-
cratie prétend faire et être, « le régime qui se sait dans ses règles et
qui se veut explicitement pour ce qu’il est », et ce qu’elle est en fait :
« un régime tout entier ordonné à l’opération d’une subjectivité col-
lective en acte » — en précisant bien que « cette subjectivité n’a pas
besoin de se savoir pour exister, ni d’être expressément voulue
comme telle pour fonctionner » 35. Or il est fort difficile de penser le

32. M. Gauchet, « Des deux corps... », Le Débat, no 14, p. 154 :


« C’est cela l’original de l’histoire et l’ambiguïté féconde qu’il s’agit d’y
démêler : non pas l’incarnation du pouvoir comme telle et la corporéifica-
tion collective qui l’accompagne, phénomène de large diffusion historique,
sous des formes variées, et de nécessité coutumière, mais la genèse, à l’in-
térieur de ce corps classique, d’un autre corps — masque d’un moment, en
fait, d’autre chose que d’un corps — d’un corps autre, en tout cas, destiné
à subvertir et l’image d’un social incorporable et la figure d’un pouvoir
incarné. »
33. M. Gauchet, Le Désenchantement..., p. 252.
34. M. Gauchet, « Des deux corps... », Le Débat, no 14, p. 145 :
« Paradoxe constitutif et raison d’origine, peut-être, de l’ordre démocra-
tique : ce pouvoir erratique et diminué, selon les canons classiques, puisque
soumis au contrôle de la multitude, puisque strictement délimité dans ses
attributions, puisque dépourvu de titulaire individuellement identifié et
légitime en personne, s’avère au bout du compte, à l’aune de l’expérience,
le plus fort et le mieux susceptible de croissance qu’on ait jamais vu. »
35. M. Gauchet, Le Désenchantement..., p. 253.
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488 LES TEMPS MODERNES

statut de cette subjectivité : que peut être en effet une subjectivité


politique qui existe sans se savoir ? Quel est ce « corps autre », ce
corps vivant qui paraît bien, puisqu’il semble incapable de se
découvrir lui-même, être sans chair ?

On comprendra qu’il n’est pas aisé de dépasser le différend qui


oppose Claude Lefort et Marcel Gauchet. Lefort insiste avec force
sur la puissance de la désincorporation opérée par l’invention
démocratique, mais il semble aussi peiner à rendre compte, à par-
tir de cette thématique de la désincorporation, des processus
complexes qui s’opèrent au sein de l’unité totalisée du social — la
référence à la « chair du politique » ne pouvant se passer d’un
renvoi discret et complexe au corps politique. Gauchet s’attache,
contre Lefort, à mettre en évidence l’obscure persistance de l’incor-
poration qui s’accomplit dans l’avènement et le devenir de la démo-
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cratie, cette « possession anonyme du corps social par lui-même 36 »
qui semble avoir été préparée par toute l’histoire du corps politique ;
mais il est à craindre que l’insistance sur l’énigme et le caractère
inconscient de la thématique de l’incorporation ne suffise pas à
expliciter la « logique de l’un et du multiple, de l’universel incarné
et du particulier érigé en corps, de la fragmentation du lien social et
de la totalisation humaine 37 » qu’elle exige : on ne voit alors de
quelle chair serait faite ce corps anonyme et insaisissable.
Il semble bien ainsi qu’à prendre l’histoire juridico-politique
comme fil conducteur d’un questionnement sur le « corps poli-
tique », on ne parvienne à dévoiler sous cette notion, en fin de
compte, qu’un spectre incertain, à la présence incompréhensible.

III

Il convient donc de reprendre l’étude des mouvements qui


président au développement social et politique d’une communauté
humaine et de s’attacher à comprendre plus avant les effets de
pouvoir qui menacent la démocratie. Or sur tous ces points, la Cri-
tique de la Raison dialectique offre une perspective profondément
originale.

36. Ibid., p. 289.


37. M. Gauchet, « Des deux corps... », Le Débat, no 15, p. 162.
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 489


La force de la Critique est d’aborder les problèmes que l’on
vient de rencontrer dans le cadre d’une interrogation sur le sens de
l’histoire et des principes de l’interprétation historique. Contre une
approche strictement historienne du thème du « corps politique »,
bientôt tentée de concevoir ce corps comme une figure théologique
et juridique dépassée (et bien en peine de penser ce dépassement),
l’approche de Sartre, parce qu’elle met l’accent sur les procès de
totalisation qui s’opèrent au sein de la réalité historique et sociale,
permet de caractériser les effets de pouvoirs qui parcourent toute
communauté politique.
L’enquête sartrienne se veut « expérience critique », une expé-
rience dans laquelle la compréhension du mouvement de totalisa-
tion qu’est le devenir historique doit faire l’épreuve d’elle-même
et qui postule « l’identité fondamentale d’une vie singulière et de
l’histoire humaine » en faisant l’hypothèse de la « réciprocité de
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leur perspective » 38. On peut reprendre alors ce qui fait le départ de
nos remarques : l’étude de Sartre a bien, en un sens, une dimension
transcendantale. Il s’agit de déterminer si et comment la tempora-
lisation de l’histoire est une totalisation qui rassemble en une his-
toire les multiples actes des agents humains — mais déterminer si
et comment l’on peut comprendre le caractère irréductible de la
nouveauté dans l’histoire 39, ou, plus exactement encore, si l’on peut
établir et comprendre le fait que cette nouveauté soit compréhen-
sible, quelle qu’en soit la nature, ce n’est pas pour autant soumettre
l’histoire à la logique d’un « grand totalisateur 40 », qui la prédéter-
minerait de toute éternité. S’éclaire alors l’insistance de Sartre : il
ne s’agit pas de tomber dans un idéalisme qui concevrait le devenir
des formes politiques comme achevé d’avance, il s’agit de savoir si
l’on peut ou non mettre au jour une sorte de logique de l’organisa-
tion sociale — tout se passe, en quelque sorte, comme si Sartre se
proposait d’expliciter la « logique de l’universel incarné et du par-
ticulier érigé en corps » qu’évoque Gauchet.

Dans cette perspective, il faut sans doute souligner le moment


où Sartre en vient à s’interroger sur le mode d’être des « objets

38. CRD, tome 1, p. 184 [156].


39. CRD, tome 1, p. 173 [147].
40. CRD, tome 1, p. 179 [152].
21-BOURGAULT Jean_21-BOURGAULT Jean 30/11/15 11:42 Page490

490 LES TEMPS MODERNES

sociaux » qui ont une « structure collective » 41 ; il découvre alors


une figure de l’unité d’immanence qui pourrait faire penser, par son
mode de totalisation, à celle d’un organisme, c’est-à-dire d’un
corps, d’un corps « social ». En un sens en effet il y a « corps » dès
lors que le mode d’être de chaque individu, comme élément d’un
ensemble social, est lié à la matérialité commune de tous les autres
individus — et c’est bien ce mode d’être qu’interroge Sartre : il
n’est pas question de « chair » ici, ni d’incarnation, mais bien d’ob-
jectivation, une objectivation qui se joue dans le champ matériel et
commun du pratico-inerte. Tel est, on le sait, ce dont Sartre ne cesse
d’approfondir l’étude : tout ensemble humain doit être pensé à par-
tir du mouvement selon lequel la praxis humaine transforme la
matérialité, une matérialité ouvrée qui résiste alors à l’humain de
façon neuve, lui oppose une inertie aux multiples visages, collectifs
et individuels.
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Sartre ne part donc pas d’une théorie de la « chair du social », il
part d’une théorie de la totalisation d’une diversité d’individus dans
une même collectivité. Et c’est la réalité matérielle de cette collec-
tivité qu’il faut concevoir, son inertie, son mode de résistance à la
praxis — précisément tout ce qui peut faire penser, en elle, à la per-
manence et au mode d’être d’un corps vivant. Or s’il y a une perma-
nence de la communauté humaine, et si elle est douée d’une inertie,
il faut dire aussi que cette inertie se découvre d’abord à tous comme
une inertie d’impuissance ; en elle, tous les individus réalisent les
uns par les autres ce qu’ils sont et ce qu’ils ont à faire, autrement dit
leur « statut de classe 42 », mais en subissant ce statut comme une
exigence extérieure, aliénante. On comprend alors que Sartre pré-
cise que ces objets sociaux, ces rassemblements constitués sous
l’exigence du pratico-inerte, c’est-à-dire ces collectifs, ont ceci de
déterminant qu’ils ne sont pas du tout des « hyperorganismes », des
ensembles d’individus unifiés en corps : ce sont bien au contraire
des « êtres sociaux inorganiques » 43.
Les collectifs sont certes des rassemblements, qui comme tels
possèdent une forme d’unité, mais cette unité, étroitement dépen-
dante du champ pratico-inerte où elle paraît, fait qu’ils retiennent
aussi en eux la dispersion et la contingence de la matérialité qui les

41. CRD, tome 1, p. 361 [306].


42. CRD, tome 1, p. 358 [304].
43. CRD, tome 1, p. 360 [305].
21-BOURGAULT Jean_21-BOURGAULT Jean 30/11/15 11:42 Page491

REPENSER LE CORPS POLITIQUE 491


unifie. L’unité qui est la leur n’est pas celle d’un corps et ne peut
l’être — elle est unité d’extériorité. Cela se montre tout particuliè-
rement du fait que Sartre définit ces collectifs 44 en regard d’une
autre forme d’objet social, le groupe, dont il faudra aussi interroger
la singulière incorporation.
Le groupe est un rassemblement qui se définit par sa praxis 45,
par son entreprise, qui vise à briser en lui toutes les inerties. Un
« nous sujet », en somme, qui existe en opposition à la réalité poli-
tique du collectif, faite de dispersions et d’obéissances figées. Le
collectif est un rassemblement « qui se définit par son être », c’est-
à-dire un rassemblement donné au travers d’une exis, d’un compor-
tement induit : un « nous », là encore, mais un « nous » défini de
l’extérieur par les exigences pratico-inertes selon lesquelles chaque
individu est avec les autres en tant qu’il se fait autre que lui-même,
en tant qu’il se fait passif, qu’il se plie à un ordre inerte qu’il contri-
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bue, par sa passivité même, à renforcer. Pas de collectif sans la
dynamique piégée de la « sérialité », dynamique que Sartre présente
au travers d’exemples célèbres, qu’il s’agisse de l’attente à l’arrêt
de bus 46, ou de l’écoute d’une émission radiophonique 47 : dans la
file d’attente, je suis dixième par les autres en tant qu’ils sont autres
qu’eux-mêmes, puisqu’ils « ne possèdent pas en eux-mêmes la rai-
son de leur numéro d’ordre 48 » — écoutant la radio, j’écoute « à la
place de l’Autre en tant qu’Autre » : j’écoute en tant que d’autres
écoutent 49.
Au sein des rassemblements sériels, des hommes sont
ensemble, mais non pas du fait d’un projet qu’ils auraient décidé
d’un commun accord — ils sont ensemble, mais maintenus sépa-
rés : autrement dit ils ne peuvent faire corps, puisqu’ils ne sont que
sur le mode d’un « être-hors-de-soi-dans-l’autre ». Pour celui qui,
du dehors, regarde ce type de « regroupement », le rassemblement
peut posséder une apparence d’unité, mais ce n’est qu’une appa-
rence : en fait les hommes réunis à la station de bus n’ont aucune

44. CRD, tome 1, dernière partie du Livre I, D : « Les collectifs »,


pp. 361, sv. [306, sv.].
45. CRD, tome 1, p. 363 [307].
46. CRD, tome 1, pp. 364, sv. [308, sv.].
47. CRD, tome 1, pp. 378, sv. [320, sv.].
48. CRD, tome 1, p. 369 [313].
49. CRD, tome 1, p. 381 [323].
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492 LES TEMPS MODERNES

tâche en commun 50 et les auditeurs de la radio, s’ils s’indignent à


voix hautes des propos qu’ils entendent, ne parlent jamais que
devant un public absent.
On retrouve ici les dynamiques aliénantes qui viennent remettre
en cause la stabilité de la démocratie pour Lefort, ou, selon Gau-
chet, en accentuer les effets de façon inaperçue. Mais l’étude « cri-
tique » de ces formes d’aliénation permet à Sartre d’éviter les équi-
voques dans la compréhension de la naissance de la démocratie,
tout en clarifiant pourtant les problèmes posés par son devenir poli-
tique. Pour Sartre, il ne suffit pas de se demander si ces collectifs
sériels, qui refusent en eux-mêmes l’être de l’organisme, sont histo-
riquement nés de l’invention démocratique : il est bien plus impor-
tant de déterminer le statut social et politique de ces collectifs. Or
Sartre tient à préciser qu’à ses yeux les rassemblements sériels ne
sont pas des apparences superficielles qui dissimuleraient de véri-
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tables corps sociaux, unifiés, non sériels : « [...] le collectif n’est pas
simplement la forme d’être de certaines réalités sociales, mais [...]
il est l’être de la socialité même, au niveau du champ pratico-
inerte 51. » Ainsi l’étude des collectifs est-elle décisive du point de
vue méthodique, puisqu’elle prépare à la compréhension de struc-
tures d’aliénation plus complexes, qui ont le mode d’être de l’être-
de-classe 52 — ce faisant, elle permet de mettre au jour le statut dia-
lectique des processus qui viennent obscurcir la relation de la
communauté à elle-même, c’est-à-dire la relation libre et éclairée de
chacun à chacun.

IV

On ne peut manquer de remarquer la dimension politique de


l’étude critique des collectifs : puisque ceux-ci, en effet, découvrent
à l’examen le caractère extrêmement aliénant des rapports sociaux
qui peuvent naître de l’objectivation de la praxis, puisqu’ils ne pro-
posent à l’être humain qu’une vie en commun verrouillée par l’im-
puissance, alors la Critique, qui les rend compréhensibles, permet
par là même de reconsidérer les relations de pouvoir qui y sont

50. CRD, tome 1, p. 376 [319].


51. CRD, tome 1, p. 410 [347 — dans la note].
52. CRD, tome 1, pp. 412-413 [345].
21-BOURGAULT Jean_21-BOURGAULT Jean 30/11/15 11:42 Page493

REPENSER LE CORPS POLITIQUE 493


déployées et de définir les lieux où ce pouvoir pourra être interrogé
et remis en cause. En ce sens la Critique interroge bien les effets de
pouvoirs que Lefort et Gauchet redoutent, chacun à leur façon, lors-
qu’ils interrogent le devenir de la démocratie — mais elle ne limite
pas la formulation de cette question au problème historique de l’in-
vention démocratique : quel que soit le régime que l’on considère,
quelles que soient les assurances formelles de la démocratie, il
importe de concevoir avec rigueur la façon dont l’aliénation ne
cesse de tisser de nouveaux liens entre et contre les hommes — et il
importe aussi, dans le même mouvement, de concevoir la façon
dont on peut se défaire de ces liens.
Pour ce faire, l’expérience critique se propose d’interroger
tous les rassemblements humains à partir de leur plus ou moins
grande proximité à l’égard de l’un des deux pôles que sont le groupe
d’un côté, et le collectif de l’autre. On le voit dans les pages que
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la Critique consacre au mouvement de dissolution de la sérialité
qui s’accomplit lors de l’insurrection parisienne de 1789 : c’est
dans la tension entre groupe et collectif que se jouent toutes les
luttes de pouvoirs et de légitimation qui font le combat politique et
c’est à partir de cette tension que Sartre interroge l’invention révo-
lutionnaire.
Dans son évocation de la prise de la Bastille, Sartre décrit
d’abord la période d’effervescence qui a précédé l’insurrection 53 : le
gouvernement s’oppose au peuple de Paris :

« Dès le 8 juillet, Mirabeau signale à l’Assemblée nationale que


35 000 hommes sont répartis entre Paris et Versailles et qu’on en
attend 20 000. Et Louis XVI, en réponse aux députés : “Il est
nécessaire que je fasse usage de ma puissance pour remettre et
maintenir l’ordre dans la capitale... Ce sont ces motifs qui m’ont
engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris.” Et le
matin du dimanche 12, la ville est désignée à elle-même, à l’inté-
rieur d’elle-même, par des affiches “de par le Roi” qui insinuent
que les rassemblements de troupes autour de Paris sont destinés à
protéger la ville contre les brigands 54. »

Cette désignation de la ville à elle-même est essentielle : la ville


se sent encerclée, elle s’éprouve elle-même comme étant en danger.
53. CRD, tome 1, pp. 456-457 [387].
54. CRD, tome 1, p. 456 [387].
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494 LES TEMPS MODERNES

Le gouvernement, ici, ne représente pas le peuple, mais il le pré-


sente à lui-même, il permet, par les effets sériels qui naissent de sa
praxis, que le peuple en vienne à se « représenter » lui-même, « à
l’intérieur de lui-même ». En même temps il est manifeste que le
corps du roi n’est plus le garant de l’unité du peuple : Paris et Ver-
sailles sont clairement séparés l’un de l’autre.
Tout se passe comme si Sartre, ici, s’efforçait de lire avec le
plus de clarté possible les déchirements et les « désincorporations »
qu’interrogent Lefort et Gauchet en termes de « chair du social » ou
de « subjectivité collective en acte ». Et l’analyse de Sartre montre
que ces « désintrications » ont une durée et un mode de déploiement
propres ; elles supposent une logique de la représentation qu’il est
possible d’éclairer moment après moment.
Le premier temps de la désintrication, encore marqué par la
sérialité, Sartre le nomme période d’effervescence. Dans cette effer-
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vescence, il n’y a pas encore de communauté unifiante, juste une
communauté unifiée du dehors par le pouvoir qui la désigne à elle-
même comme étant en danger : on est loin alors de la saisie de la
liberté par elle-même. Mais Sartre met en évidence, au sein de
l’effervescence, un mouvement d’anticipation tout à fait singulier :
la conduite sérielle fait que chacun s’arme pour se protéger contre
les dragons qui encerclent Paris ; on pille les armureries :

« [...] chacun est déterminé à s’armer par l’effort des Autres pour
trouver des armes et chacun tâche d’arriver avant les Autres
puisque, dans le cadre de la rareté nouvellement apparue, l’effort
de chacun pour prendre un fusil devient danger pour l’Autre de
rester désarmé 55 [...]. »

Or cette pratique sérielle d’imitation produit un résultat qui n’a


pas le sens de la sérialité — « le résultat, dit Sartre, c’est que le
peuple de Paris s’est armé contre le roi ». « La sérialité inerte se
retrouve de l’autre côté du processus d’altérité comme un groupe
uni qui a produit une action concertée 56 » ; autrement dit le résultat
c’est que le groupe a eu lieu.
Sartre montre donc que le groupe a lieu d’être avant la fusion
qui le portera à l’être. On peut, partir de cela, comprendre la dialec-

55. CRD, tome 1, p. 458 [388-389].


56. CRD, tome 1, p. 459 [389].
21-BOURGAULT Jean_21-BOURGAULT Jean 30/11/15 11:42 Page495

REPENSER LE CORPS POLITIQUE 495


tique de l’avènement révolutionnaire et formuler l’impératif
de la logique politique qui le porte : le rapport d’extériorité des
individus à eux-mêmes ne peut être renversé que si se produit, dans
la désunion, un mouvement qui fasse naître un groupe qui « liqui-
dera » l’aliénation sérielle. Le dépassement de la sérialité n’est
possible que si une représentation du groupe se produit au sein de
la sérialité avant l’avènement du groupe lui-même ; ou encore : le
groupe ne peut advenir que s’il est précédé par sa représentation.
C’est alors que ces analyses permettent de repenser la question
du corps politique : tout se passe comme si l’effervescence était cet
étrange moment où l’illusion d’un corps politique se manifeste —
ce moment où, un groupe n’étant pas présent mais ayant été pré-
senté à la collectivité qui va s’y référer comme un corps qui a agi, il
a pourtant déjà un passé et où, de ce fait même, il a soudain un ave-
nir. En somme le groupe va naître d’un écart de la représentation :
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il va naître de l’apparaître, au cœur de la dispersion sérielle, de la
figure du corps politique, comme organisme constitué par une
praxis collective et doué d’une souveraineté commune.

Le temps qui suit l’effervescence, l’apocalypse 57, va encore


radicaliser la dynamique de la représentation qui s’est enclenchée
dans la sérialité. Dans l’apocalypse en effet, la sérialité se dissout,
toutes les perspectives de fuites s’unifient. Comme le dit Sartre,
alors que pour la série l’unité est toujours ailleurs, dans l’apoca-
lypse l’unité est partout présente : une totalisation s’opère qui est
telle que l’unité synthétique est « toujours ici 58 ». C’est alors qu’ad-
vient la totalisation libératrice, celle du groupe en fusion, dans
laquelle chacun est le tiers totalisateur, chacun à la fois saisit le
quartier en émeute comme un tout et se saisit comme intégré à ce
tout :

« [...] Je suis au milieu des tiers et sans statut privilégié. […] Pra-
tiquement, cela veut dire que je suis intégré à l’action commune
quand la praxis commune du tiers se pose comme régulatrice. Je
cours, de la course de tous, je crie : “Arrêtez !” tout le monde s’ar-
rête ; quelqu’un crie : “Repartez !” ou bien : “A gauche ! A droite !
A la Bastille !” Tout le monde repart, suit le tiers régulateur, l’en-

57. CRD, tome 1, p. 461 [391].


58. CRD, tome 1, p. 495 [419].
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496 LES TEMPS MODERNES

toure, le dépasse, le groupe le reprend dès qu’un autre tiers par un


“mot d’ordre” ou une conduite visible de tous se constitue un ins-
tant comme régulateur. Mais le mot d’ordre n’est pas obéi. Qui
obéirait ? et à qui ? Ce n’est rien d’autre que la praxis commune
devenant en un tiers régulatrice d’elle-même chez moi et chez tous
les autres tiers dans le mouvement d’une totalisation qui me tota-
lise avec tous 59. »

Description décisive du point de vue de notre questionnement :


d’un côté, en effet, l’on est très loin ici de l’idée de corps politique.
Sartre précise d’ailleurs que ce groupe en fusion, qui ne cesse de
s’actualiser en différant le moment de sa représentation, n’a pas de
forme, est « amorphe 60 », il n’a aucune structure : tout entier praxis
constituante, il ne distingue aucun de ses membres, il n’est aucune
praxis constituée 61. Puisque donc il n’y a ici aucune forme, on serait
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tenté de dire aussi qu’il n’y a ici aucun corps. Mais d’un autre
côté les analyses de Sartre semblent bien établir que ce moment du
surgissement du groupe en fusion est aussi celui où se manifeste
ce qu’il est possible de nommer une actualisation du corps poli-
tique — puisque c’est le moment où se manifeste effectivement
une puissance souveraine née d’une communauté humaine en acte,
qui se totalise elle-même et définit elle-même les modalités de son
déploiement.
Et, de fait, tout est ici paradoxal : Sartre explique en effet que
l’on est porté à concevoir le groupe en fusion, qui se réorganise lui-
même sans cesse et ne se fige en rien, à partir d’un principe d’intel-
ligibilité qui réinvestit la figure du corps, de l’organisme :

« [...] le danger de l’illusion organiciste étant définitivement


écarté, il convient de remarquer que ce remaniement des rapports
humains (et inhumains) s’opère sur le mode des transformations
d’un organisme : l’action individuelle est perpétuelle adaptation à
l’objectif, c’est-à-dire à la configuration matérielle ; le corps inté-
riorise la matérialité environnante dans ses attitudes, dans ses pos-
tures et plus sourdement dans ses réactions internes et jusque dans
son métabolisme. En ce sens, le fondement de l’intelligibilité, pour
le groupe en fusion, c’est que la structure de certains objectifs [...]

59. CRD, tome 1, p. 481 [408].


60. CRD, tome 1, p. 461 [391].
61. CRD, tome 1, p. 486 [412].
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est découverte à travers la praxis de l’individu comme exigeant
l’unité commune d’une praxis de tous 62. »

Voilà donc le moment où se réalise dans sa plus grande intelli-


gibilité l’apparence organique du groupe, voilà le moment où opère
cette apparence : non pas plus tard, après l’apocalypse, lorsque le
groupe cherchera, et d’abord en ayant recours au serment, à se doter
d’inertie contre le risque de dispersion ; non : c’est au moment de la
naissance du groupe, lorsqu’il dépasse et accomplit la fiction qui
l’annonce. C’est alors que le groupe se donne avec le plus d’évi-
dence comme un organisme pratique, comme un ensemble unifié
dans et par la praxis commune et souveraine de chacun, c’est-à-dire
comme un corps politique. Sartre écrit :

« [...] le caractère organique du groupe — c’est-à-dire son unité


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biologique — se découvre comme un certain moment de l’expé-
rience. [...] Nous dirons que la structure organique est avant tout
l’apparence illusoire et immédiate du groupe quand il se produit
dans le champ pratico-inerte et contre ce champ 63. »

La structure organique est donc une « apparence illusoire et


immédiate », mais voilà : elle n’est pas rien ; et il est même possible
de penser que c’est dans cet apparaître du groupe, tout illusoire qu’il
soit, que réside le secret de la métaphore du corps politique — méta-
phore qui trouverait son efficace et le principe de sa persistance non
pas d’abord dans son origine théologico-juridique, mais bien dans
l’épreuve vécue qu’ont dû faire tous les hommes qui, à un moment
ou à un autre de l’histoire, ont entrepris en commun de se libérer
d’une aliénation collective. Tous, comme universels singuliers, ont
découvert alors au travers des mêmes cadres dialectiques la dyna-
mique sociale et politique qui porte un groupe à l’état naissant.
On ne dira donc pas, comme Lefort, que toute apparition, ou
réapparition, de la figure du corps politique engage une négation de
la liberté : on dira que toute tentative de libération s’accompagne à
un moment d’une dynamique de la représentation collective qui
réclame, illusoirement — et même si elle n’explicite pas cette illu-
sion qu’elle réclame —, la forme d’un hyperorganisme ; une forme

62. CRD, tome 1, p. 487 [413].


63. CRD, tome 1, p. 449 [381].
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indissociable de la figure du corps politique, forme totalisante


certes, mais qui n’est pas nécessairement totalitaire, puisqu’elle
rend possible tout avènement de la liberté.

Du fait de cette lecture en termes de collectif et de totalisation,


on peut comprendre que la question du pouvoir politique ne se pose
plus comme un problème de souveraineté, telle qu’elle pouvait être
posée, par exemple, dans les théories classiques du droit naturel 64.
Désormais la question politique est celle des moyens qu’il faudra
mettre en œuvre pour garantir la permanence d’un groupe, contre et
avec, c’est-à-dire malgré l’illusion qui l’a fait naître. Mais il devient
du même coup possible de comprendre, aussi, des mouvements de
renforcement de pouvoir tels que ceux que Lefort et Gauchet
dénoncent au sein du monde démocratique ; on retrouve en effet
dans les analyses de la Critique la relation paradoxale, que l’on a
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vue plus haut, entre la faiblesse proclamée d’une forme politique et
la puissance qui s’y exprime ; mais Sartre, en partant du fait que le
groupe, à proprement parler, n’est pas, qu’il « se totalise sans cesse
et disparaît par éclatement (dispersion) ou par ossification (iner-
tie) 65 », se rend capable d’en étudier les déterminations essen-
tielles : c’est parce que le groupe n’a pas d’être que la question du
corps politique se pose dans sa radicalité comme question du ren-
forcement du pouvoir et comme question de la détotalisation qui
l’affecte perpétuellement.
Il apparaît ainsi que la perspective adoptée par la Critique per-
met de s’opposer à une théorie du social qui voudrait, à tort, invo-
quer une « chair » du social contre les pièges de l’incorporation ; on
ne peut séparer la chair et le corps, l’auto-affection du social et le
procès de totalisation qui l’organise et l’unifie : pour Sartre les para-
doxes et les pièges de l’incorporation sont multiples, et c’est leur
étude que doit conduire avec rigueur le penseur du devenir poli-
tique — et cela quelles que soient les formes de souveraineté que
l’on étudie. La Critique montre que tout effort pour organiser la
relation du social à lui-même fait naître de nouvelles inerties qui

64. Sartre explique que la souveraineté n’est pas un problème — elle


est simplement le « rapport d’intériorité univoque de l’individu comme
praxis au champ objectif qu’il organise et dépasse vers sa propre fin ».
CRD, tome 1, p. 695 [588].
65. CRD, tome 1, p. 507 [429].
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 499


perdent ensemble et la chair et le corps politique. Ces inerties sup-
posent toujours, même si elles sont liées à l’événement fusionnel
qu’est la naissance du groupe, la réintroduction, au sein du groupe
et par lui-même, de structures et de distinctions pratico-inertes qui
vont mettre en danger le sens du groupement. Ainsi toute tentative
pour inscrire dans le réel l’apparence organique du groupe, c’est-
à-dire, au fond, toute tentative pour déterminer l’incorporation de
chacun au groupe, pour l’organiser, va invoquer l’illusion rétros-
pective du groupe et risquer de perdre, en faisant renaître les formes
aliénantes de la sérialité, d’un même mouvement, l’apparence du
groupe et sa réalité 66.

V
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En faisant une place à l’apparence organique du groupe, Sartre
se donne les moyens de résoudre tout un ensemble d’apories que la
pensée juridique classique comme les théories du droit naturel ne
pouvaient résoudre 67. Sartre ne prétend pas occuper le terrain stric-
tement juridique des théories du contrat, théories qui lui semblent à
la fois trop idéalistes et absurdes 68. Il cherche bien à expliciter la
façon dont une communauté advient à elle-même, mais il change,
pour ce faire, de point de vue : il ne s’agit plus de résoudre idéale-
ment la question de la naissance de la société, il s’agit, en explorant
la logique du groupe en fusion, de s’installer dans la tempora-
lisation de l’invention politique, en refusant les circularités qui en

66. CRD, tome 1, p. 558 [472].


67. On songe tout particulièrement ici, une fois encore, à Rousseau.
Le modèle rousseauiste suppose en effet, on l’a dit plus haut, que le
moment constitutif de la communauté réside dans l’acte par lequel chacun
abandonne la totalité de ses droits à la communauté. Mais on voit mal com-
ment l’on pourrait contracter avec une communauté qui n’existe pas
encore — cercle que Hobbes avait d’ailleurs clairement formulé — et que
Rousseau tente sans doute de résoudre, mais sans y parvenir, en insistant
sur l’instantanéité de l’acte d’association [cf. Thomas Hobbes, Le Citoyen
ou les fondements de la politique, traduction S. Sorbière, Paris, Flamma-
rion, 1982 (« Collection G.-F. », no 385), chap. VII, § 7, pp. 171-172].
68. CRD, tome 1, p. 519 [439].
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faussent la compréhension 69. On peut ainsi, par exemple, on l’a vu,


comprendre que la naissance du groupe ait lieu avant même que le
groupe en fusion ne se produise. La critique de l’illusion organiciste
permet le dépassement d’apories que la pensée juridique rencontre
trop abstraitement et ne peut affronter 70.
Mais l’on doit interroger plus avant la façon dont l’expérience
critique permet de penser le devenir selon lequel, progressivement,
l’inertie gagne, le groupe se fige, s’organise, et bientôt s’institution-
nalise. Sartre parle avec raison d’un « échec du groupe » : le groupe
ne peut réaliser l’apparence organique qui s’avère au moment de sa
naissance. Il y a échec du groupe du fait même de l’être du groupe,
c’est-à-dire du fait de « l’impossibilité d’être hyperorganisme 71 » ;
cet échec est tout aussi inévitable que la dynamique de la représen-
tation qui le fait se devancer lui-même, dynamique dont Sartre dit
avec force qu’elle est au principe de tout groupe :
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« Le groupe est hanté par les significations organicistes parce qu’il
est soumis à cette loi rigoureuse : s’il parvenait — mais c’est
impossible — à se donner l’unité organique, il serait par là même
hyperorganisme (parce qu’il serait un organisme se produisant
lui-même selon une loi pratique excluant la contingence) ; mais
puisque ce statut lui est rigoureusement interdit, il reste comme
totalisation et comme être en deçà de l’organisme pratique et
comme un de ses produits. En un mot, puisque le stade organique
ne peut être dépassé, il ne peut être atteint ; et l’organisme, comme
seuil à franchir pour parvenir à l’unité hyperorganique, reste le sta-
tut ontologique et pratique qui sert au groupe de régulateur 72. »

69. CRD, tome 1, p. 454 [385] : « [...] le groupe se constitue à partir


d’un besoin ou d’un danger commun et se définit par l’objectif commun
qui définit sa praxis commune ; mais ni le besoin commun ni la praxis
commune ni l’objectif commun ne peuvent définir une communauté si
celle-ci ne se fait communauté en ressentant comme commune le besoin
individuel et en se projetant dans l’unification interne d’une intégration
commune vers des objectifs qu’elle produit comme communs. »
70. On pourrait dire la même chose à propos de la notion de serment,
et là aussi en interrogeant l’épreuve faite par le groupe de l’impossibilité
de sa constitution en corps politique.
71. CRD, tome 1, p. 630 [533].
72. CRD, tome 1, p. 631 [533].
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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 501


L’apparence organique du groupe, loin d’être une apparence
erronée que la Critique pourrait faire disparaître à jamais, doit donc
être pensée dans son caractère paradoxal et fondateur — et ces
lignes montrent même qu’il est possible de concevoir à partir de
cela la figure du corps politique comme une sorte d’illusion trans-
cendantale du politique : inévitable, renaissante, et pas forcément
fausse ; mieux : régulatrice, mais à coup sûr dangereuse si l’on
oublie son caractère d’illusion.
On peut ainsi reconnaître, sous le terme de « corps politique »,
un « moment » qui s’affirme dans toutes les figures de la souverai-
neté ; et il est fort possible que le caractère d’illusion que les ana-
lyses sartriennes soulignent permette d’éclairer une grande part des
obscurités et des équivoques qu’affrontent Lefort et Gauchet. Il ne
s’agit pas alors de savoir si le corps politique a disparu à jamais
du fait de l’invention démocratique, ou s’il demeure du fait de la
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persistance des figures anciennes de la souveraineté : il s’agit
bien plutôt de penser la logique selon laquelle il va se manifester
avec force — ou selon laquelle il va, pour un temps, être méconnu,
ou nié.

Or il est possible de reprendre, de ce point de vue, la question


de la relation entre corps politique et philosophie de l’histoire. En
un sens en effet il serait tentant de dire que le groupe, puisqu’il
échoue à se faire organisme, ne peut être que l’occasion manquée
de la liberté ; il serait tentant de lire la longue descente vers l’insti-
tution que décrit la première partie du Livre II de la Critique comme
l’indication d’une marche nécessaire : « C’est ainsi, dirait Sartre,
toute insurrection n’est que le début d’un mouvement qui conduira
inéluctablement à la terreur et au totalitarisme. » On tournerait en
rond, on irait du sériel au sériel, en passant par le groupe — et l’his-
toire elle-même ne serait que la réitération constante de ce cycle
désespérant.
Mais ce n’est pas du tout ce que dit Sartre : la circularité qui se
manifeste dans la Critique est celle de l’expérience critique, ce n’est
pas celle de l’histoire en son devenir. Le lieu où se boucle le mou-
vement de l’expérience, le lieu où l’on peut comprendre le devenir
historique, est nommé par Sartre « le lieu de l’histoire 73 » — mais
ce qui est achevé alors, ce n’est pas le mouvement de l’histoire,

73. CRD, tome 1, p. 747 [632].


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502 LES TEMPS MODERNES

c’est le circuit fondateur de l’expérience par et dans lequel on a par-


couru tout l’ensemble des déterminations que l’on retrouve dans
chaque moment historique :

« Nous nous trouvons à présent [...] devant l’ensemble des cadres,


courbures, structures et conditionnements formels qui constituent
le milieu formel dans lequel le concret historique doit nécessaire-
ment se produire 74. »

La circularité de l’expérience critique témoigne donc de la


cohérence de l’entreprise méthodique qu’elle accomplit — elle
ne nous apprend pas que l’histoire est close ; au contraire, elle nous
met en mesure de penser la tension dans laquelle se joue le devenir
historique, de même que la permanence fragile des ensembles
sociaux.
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On voit alors qu’il n’y a pas, en ce sens, d’échec inévitable du
groupe : le groupement n’est pas nécessairement victime des pièges
qu’il affronte, la liberté n’est pas une simple apparence : il faut
continuer à chercher encore comment inscrire dans le réel les
formes d’organisation politique les plus libres possibles. Tel est
l’espoir qui porte Sartre, lorsqu’il écrit la Critique : dévoiler les
pièges de toute organisation, c’est aussi affirmer que les structures
politiques ne sont pas toutes, du point de vue de leur mode d’orga-
nisation, de même valeur ; c’est poser qu’il doit exister des modali-
tés de groupement qui parviennent à résister au mirage du corps
qu’elles suscitent.
Le fait que Sartre parle « d’échec du groupe » ne signifie donc
pas que l’humanité soit, à ses yeux, condamnée au totalitarisme ; au
contraire : cet échec « ontologique » est une chance politique. L’his-
toire ne pourrait se fermer sur elle-même que si le groupe pouvait
se former en un grand corps, si le pouvoir se figeait en l’imposition
d’une souveraineté absolument inhumaine. Mais de même que cette
clôture serait la fin de toute humanité, la souveraineté totale d’une
puissance sur un groupe ne pourrait que le faire disparaître comme
forme politique. Sartre ne cesse d’y revenir : dans un rassemble-
ment collectif effectif, il n’y a que des « quasi-souverainetés 75 », la

74. CRD, tome 1, p. 753 [637].


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REPENSER LE CORPS POLITIQUE 503


souveraineté est nécessairement limitée — une limitation qui est
d’ailleurs le principe même de ce qu’il convient, pour Sartre, de
nommer le « pouvoir ».
Ainsi, puisque l’aliénation à une praxis commune, quelle
qu’elle soit, ne peut jamais être absolue, puisqu’aucune « praxis
dialectique » ne peut réaliser « l’unité des individus » 76, puisqu’il
ne peut y avoir d’hyperorganisme, l’on peut dire que la contingence
et la matérialité servent la liberté, empêchent qu’elle puisse être
totalement évincée.
Dès ce moment, Sartre affirme en somme, mais à sa façon, que
le pouvoir, comme le dira Gauchet, est toujours « divisé en lui-
même », ou encore, pour reprendre l’expression de Lefort, « désin-
corporant ». Mais en insistant comme il le fait sur le mouvement de
totalisation qui accomplit la naissance et le devenir des rassemble-
ments humains, Sartre met aussi au jour la nécessité qui porte la
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représentation de la communauté politique en « corps ». La Cri-
tique, tout en s’attachant à dénoncer l’idéalisme qui menace la théo-
rie sociale et historique, s’attache donc aussi à découvrir le proces-
sus profond par lequel une certaine fiction du corps politique ne
cesse de renaître, sous de multiples apparences, en même temps que
se déploie le devenir des formes de pouvoirs et de rassemblements
humains. Elle apprend donc à penser en réaliste les relations de pou-
voirs et à en anticiper les effets77 ; et certes, Sartre rejoint ici la
méfiance de Lefort à l’égard du corps politique 78 : toute tentative
pour réaliser de force un corps politique dans le réel ne pourra être

75. CRD, tome 1, p. 696 [589] : « La souveraineté du chef ne peut être


qu’une quasi-souveraineté, sinon il ne serait pas tiers régulateur et le lien
d’intériorité se briserait : un roi assyrien faisant exécuter ses prisonniers de
guerre (qui appartiennent à l’autre armée) exerce sur eux la souveraineté
totale mais, en même temps, il lui est impossible de les traiter comme des
hommes [...]. »
76. CRD, tome 1, p. 638 [539].
77. CRD, tome 1, p. 637 [538].
78. Il conviendrait sans doute de rapporter ce qui vient d’être dit ici à
la crise qui marqua la publication, en 1952, de la première partie des
« Communistes et la paix » (cette série d’articles est parue dans Les Temps
Modernes de juillet 1952 à avril 1954 et est reprise dans Situations, VI,
Problèmes du marxisme, I, Paris, Gallimard, 1964). A cette occasion,
comme l’on sait, une polémique opposa Sartre à Lefort et Merleau-Ponty
autour, précisément, des dangers qui menacent la possibilité d’une praxis
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504 LES TEMPS MODERNES

que liberticide 79 — mais, sans se perdre dans les équivoques d’une


pensée de la démocratie qui voudrait y découvrir une forme inouïe
de politique, Sartre donne aussi à ses lecteurs les moyens de mieux
comprendre la réalité matérielle de tout groupe et les possibilités
d’actions communes qui sont offertes à l’homme ; les moyens de
mieux comprendre, en somme, non seulement le lieu de l’histoire,
mais aussi le lieu du politique : cette épaisseur du temps, ces diffé-
rentiels de durées et de représentations dans lesquels l’on éprouve
qu’il est impossible de fonder un corps politique, mais où l’on
apprend aussi que l’on ne saurait se passer de son illusoire appa-
rence, de son insaisissable spectre.

Jean BOURGAULT
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commune. [Rappelons que Claude Lefort répondit à Sartre par un premier
article intitulé « Le marxisme et Sartre », paru dans Les Temps Modernes,
no 89, avril 1953 — article auquel Sartre répliqua dans le même numéro de
la revue, une « Réponse à Claude Lefort » reprise dans Situations, VII, pro-
blèmes du marxisme, 2, Paris, Gallimard, 1965. Lefort répondra à cette
réponse dans un texte intitulé « De la réponse à la question », Les Temps
Modernes, no 104, juillet 1954.] Il n’est pas possible ici d’entrer dans les
détails de cette polémique — mais il importe cependant de souligner qu’il
s’agissait bien, dès ce moment, pour Sartre comme pour Lefort, de conce-
voir la façon dont se produit l’unité d’une dynamique politique. Il est ainsi
frappant, notamment, de voir Sartre, en 1952, dénoncer chez son adver-
saire ce qu’il nomme un « organicisme secret », en se référant à Goldstein
et Lewin, c’est-à-dire à la théorie de la forme, et en reprochant à Lefort de
méconnaître l’idéalisme de sa position (cf. Sartre, Situations, VII, p. 52).
On trouve sans doute dans cette polémique et dans les questions qu’elle
a soulevées l’une des motivations profondes de la Critique de la Raison
dialectique.
79. Voir notamment ce que dit Sartre de la Terreur (CRD, tome 1,
p. 671 [567]) : « Le fondement de la Terreur, c’est précisément le fait que
le groupe n’a pas ni ne peut avoir le statut ontologique qu’il réclame dans
sa praxis et c’est, inversement, le fait que tous et chacun se produisent et
se définissent à partir de cette inexistante totalité. Il y a une sorte de
vide intérieur, de distance infranchissable et indéterminée, de malaise
dans chaque communauté grande et petite ; ce malaise suscite un renforce-
ment des pratiques d’intégration et croît à proportion que le groupe est plus
intégré. »

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