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Collection « Ciné-Politique »

dirigée par Vincent Lowy

Images d’après, cinéma et génocide au Rwanda


François-Xavier Destors

© Éditions LE BORD DE L’EAU 2011

33310 Lormont

www.editionsbdl.com

ISBN : 978-2-35687-132-9
Dialogues sur le cinéma
Jean-Luc Godard
Marcel Ophuls

Dialogues sur le cinéma

LE BORD DE L’EAU
Avant-propos

par Vincent Lowy

C e livre regroupe les transcriptions de


deux débats publics entre Jean-Luc Go-
dard et Marcel Ophuls. Le premier s’est déroulé
à Pau au cinéma Le Méliès in 2002. Le second
à Genève au théâtre Saint-Gervais in 2009.

Ces entretiens ont été transcrits en es-


sayant de conserver au maximum le style oral
et le phrasé très particulier des deux cinéastes.
En revanche, nous avons réduit voire supprimé
de longs commentaires de spectateurs dans la
rencontre de Pau, ainsi que la présentation de
Francis Kandel dans la rencontre de Genève.
Que ceux qui se reconnaîtraient (ou plutôt ne
se reconnaîtraient pas) nous pardonnent, à
commencer par Francis.

Jean-Luc Godard et Marcel Ophuls se


connaissent depuis près d’un demi-siècle.
Proches l’un comme l’autre de François Truf-

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Dialogues sur le cinéma

faut à la in des années cinquante, ils ont par-


ticipé à l’extraordinaire mutation esthétique
et politique qui a marqué la France de 68. L’un
Jean- Luc Godard, en pleine lumière, comme
star planétaire de la Nouvelle Vague, l’autre
Marcel Ophuls, de façon plus souterraine,
par un opiniâtre travail de dynamitage des
mythes fondateurs de l’après-guerre. Politi-
quement, tout oppose alors le maoïste au men-
désiste. Cinématographiquement, c’est encore
plus net. Et pourtant, une vraie amitié les lie
aujourd’hui. Savant mélange d’estime et de
reconnaissance réciproque, cette amitié s’ex-
prime pleinement dans ces échanges.

La rencontre de Genève s’est déroulée à


un moment où Godard était publiquement
accusé de tenir des propos antisémites par un
certain nombre d’admirateurs déçus. Face à
ces attaques, le cinéaste est resté de marbre,
comme souvent. Et personne ne s’est levé pour
le défendre, à part Daniel Cohn-Bendit dans
un texte que nous publions en postface.

Cet ouvrage apporte des éléments de réponse


indirecte à ces accusations passablement éven-
tées. Il témoigne en efet de la volonté de Jean-
Luc Godard de comprendre le monde juif dans
sa globalité, de s’interroger sur la singularité

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Avant-propos

d’un être juif qui se dérobe à lui. Libre à chacun


désormais de juger de la position du cinéaste.

Ce livre n’aurait pu exister sans l’accord des


deux protagonistes, qu’en tant que directeur
de collection, je remercie chaleureusement.
Mais il a surtout bénéicié du soutien de Fred-
dy Buache, qui a défendu le projet auprès de
Jean-Luc Godard. Je remercie particulière-
ment Vincent Jaglin, qui a exhumé dans les
archives de Marcel Ophuls la captation de la
rencontre de Pau, due à un soldat inconnu du
caméscope. Rien de tout cela n’aurait pu avoir
lieu sans Francis Kandel, qui a bien voulu m’in-
viter à la rencontre de Genève. Je remercie en-
in Philippe Ducat, Président de l’association
Ciné ma passion – Le Méliès (Pau) et Philippe
Macasdar, qui dirige le théâtre Saint-Gervais,
qui a inancé la première transcription du dé-
bat et produit le ilm documentaire qui en a été
tiré et que j’ai co-réalisé avec Frédéric Chofat.
Enin, n’oublions pas que c’est André Gazut qui
a impulsé et organisé la rétrospective Marcel
Ophuls à Genève.

Très cordial salut à Daniel Cohn-Bendit, qui


nous a si généreusement accordé le droit de
reproduire le texte qu’il a écrit pour les quatre-
vingt ans de Jean-Luc Godard.

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Dialogues sur le cinéma

J’ai demandé à Gazut de rédiger en complé-


ment un petit texte en hommage à Marcel, cet
homme merveilleux qui signe parfois les cartes
postales qu’il m’envoie d’un grinçant M.O. ju-
nior (mais très très vieux)...

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Mon ami Marcel

par André Gazut, réalisateur

D epuis ma rencontre avec Marcel Ophuls


lors du tournage du Chagrin et la pitié
où j’étais chef opérateur, mon admiration pour
ce cinéaste n’a cessé de croître… Quand Phi-
lippe Macasdar, directeur à Genève du héâtre
Saint-Gervais, m’a proposé de réfléchir à un
hommage cinématographique, mon choix s’est
immédiatement porté sur l’oeuvre de mon ami
Marcel.
« J’aimerais revoir à cette occasion Jean-
Luc Godard… » me demanda Marcel Ophuls.
Ce voeu permit de réunir en public ces deux
hommes qui ont changé l’approche et le trai-
tement de la fiction pour l’un, et du documen-
taire pour l’autre.
Cet échange bénéicia de la présence de
Francis Kandel et de Vincent Lowy qui m’ont
permis de rassembler la majorité des films de
Marcel dont beaucoup ne sont plus distribués
et sont donc devenus invisibles pour les ciné-

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Dialogues sur le cinéma

philes. L’événement fit qu’un professeur japo-


nais de cinéma fut présent à toutes les séances
avec l’intention de monter à Tokyo une se-
maine consacrée à Marcel Ophuls.

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Première partie

LA RENCONTRE DU MÉLIÈS
(2002)
Jean-Luc Godard : Sur Max Ophuls, j’avais
écrit la critique de La ronde dans le petit jour-
nal de Rohmer, La gazette du cinéma…

Marcel Ophuls : Oui…

JLG : …et à l’époque, Le plaisir1 avait été assez


attaqué… comme étant le ilm d’un Viennois
grossier…

MO : Pâtissier viennois… MittelEuropa…

JLG : Maupassant était considéré encore à


l’époque comme un grand écrivain, moi je n’ai
jamais aimé Maupassant et je crois que le fait
que les gens critiquaient le fait que ce Vien-

1 Le Plaisir de Max Ophuls (1952) est l’adaptation de trois nouvelles


de Maupassant : « Le Masque », « La Maison Tellier », « Le Modèle ».

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Dialogues sur le cinéma

nois cosmopolite ose s’attaquer à la prose de


Maupassant, que moi je n’aimais pas et mon
côté souvent assez provocateur et exagérateur,
j’aimais défendre tout ce qui était attaqué si
vous voulez… parce que Bazin trouvait que
c’était pas bien de…

MO : …claquer autant de fric pour un ilm…

JLG : C’est ça…

MO : Les bons Français de vieille souche au-


raient pu faire vingt ilms avec le budget du
Plaisir… ce qui est d’ailleurs vrai…

JLG : Non, à l’époque, le bon ilm d’après


Maupassant, c’était Boule de Suif de Christian-
Jaque qui était très quelconque…

MO : Trois femmes, aussi…

JLG : Oui…

MO : C’est vrai qu’on a retenu Bazin parce que


c’était le plus connu, c’était le rédacteur en
chef à l’époque des Cahiers du cinéma… mais
c’était le ton général vis-à-vis du Plaisir, c’était
le cosmopolite qui rentrait d’Hollywood, après
les années sombres, jouant au grand seigneur,

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La rencontre du Méliès (2002)

confronté au ressentiment qui existait à l’inté-


rieur de la profession… et il me semble que les
jeunes Turcs de l’époque dont tu faisais partie
et à plus forte raison au moment de la sortie de
Lola Montes, pensaient que les metteurs en scè-
ne patentés du cinéma français s’attaquaient…
oui, à un juif… à un métèque…

JLG : Oui, moi je me souviens surtout du côté


anti-boche, anti-teuton… par rapport à cette
France gracieuse de Maupassant… alors que
le ilm était exactement le contraire, plein de
grâce, très impressionniste, ton père commen-
çait à trouver son grand style. Je connais beau-
coup moins bien que toi ses ilms, il y en a que
je n’ai pas vus, mais je crois qu’il trouvait ce qu’il
allait porter à son apogée dans Madame de…
et ensuite dans Lola Montes, c’est-à-dire faire
quelque chose de profond avec rien… avec des
histoires de rien, quelque chose d’assez oriental,
des arabesques, des mouvements d’appareil, des
gens qui courent, qui montent et qui descendent
des escaliers des dizaines et des dizaines de
fois… en sautillant, en courant… Il y a un côté
qui me faisait penser à l’expressionnisme alle-
mand quand il n’était pas trop lourd, aux débuts
de Kandinsky… et je me souviendrai toujours de
cette phrase, moi qui suis assez pessimiste, à la
in du « Modèle » : « Le bonheur n’est pas gai… »

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Dialogues sur le cinéma

MO : Oui avec Nobody’s perfect de Billy Wilder,


c’est probablement une des deux phrases les
plus illustres du cinéma de cette époque…
À la in de Certains l’aiment chaud, quand le
milliardaire s’aperçoit que sa femme est un
homme, Personne n’est parfait, c’est aussi assez
pessimiste… Max Ophuls et Billy Wilder sont
deux pessimistes cosmopolites, qui ont fait
carrière dans des pays diférents mais qui
avaient les mêmes racines et qui avaient été
déracinés au même moment… Et donc, entre
les deux guerres et après la guerre, il y avait des
résistances, conscientes et inconscientes, vis-
à-vis d’un cinéma européen… Et eux, c’étaient
vraiment des cinéastes européens… On en
discutait tout à l’heure, on n’est pas d’accord
là-dessus, s’il y a une Europe à faire, ce serait
quand même bien qu’elle enrichisse plutôt
qu’elle appauvrisse…

JLG : Oui, j’ai des doutes… (rires) Chez Max


Ophuls, il y a un peu de Fragonard, qui est un
peintre que j’aime beaucoup, une peinture d’es-
quisses et de crayonnage, et ses mouvements
d’appareil qui étaient très particuliers et qui
sont absolument inimitables – on peut copier
certains travellings, certains trucs, je ne m’en
suis pas privé… mais là il y a quelque chose
qui est au-delà de la technique. Le début du

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La rencontre du Méliès (2002)

« Masque » est un tour de force technique, au-


delà de ce que font Hollywood ou par exemple
ce pauvre De Palma, c’est tout autre chose
car il y a un côté crayon, un côté Matisse, des
moments de Proust, je discute souvent de ça
avec mon amie Anne-Marie Miéville, ça per-
met peut-être de n’avoir pas de sujet du tout.
Ou de n’avoir pas besoin de sujet profond, non
pas que le scénario ne soit pas travaillé, mais il
n’y a pas besoin d’avoir de fond, il y a une telle
forme, physique même ou qui s’exprime phy-
siquement, qu’elle init par devenir un autre
fond… un autre fond d’une autre manière, au
lieu d’être sur la terre, elle est au plafond si
j’ose dire… Mais il y a des grands peintres qui
ont peint des grands plafonds aussi…

MO : Je ne crois pas que Max Ophuls pouvait


se passer de fond, si tu veux dire par là, Jean-
Luc, ce que les Anglo-Saxons appellent « plan »,
c’est-à-dire la structure de récit, mais il avait
quand même des pensées, c’est-à-dire que sa
technique, ses mouvements d’appareil étaient
quand même fondés sur une vision du monde,
ce n’étaient pas des mouvements gratuits.

JLG : Ah c’était tout sauf gratuit, sauf que,


par rapport à d’autres cinéastes qui ont aussi
fait des choses de ce genre, il n’y avait aucune

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Dialogues sur le cinéma

technique au sens où on le dirait aujourd’hui.


Mais si vous voulez, prenez un dessin de Ma-
tisse, une simple courbe de jambe ou d’épaule,
est-ce qu’il y a un fond, au début quand il com-
mence sa courbe, il n’y en a pas… Quand la
courbe est inie, oui il y en a… C’est quelque
chose comme ça que je veux dire… et c’est ça
qui fait l’originalité de Max Ophuls, il a acquis
ça petit à petit, car dans Liebelei, dans Lettre
d’une inconnue, dans ses ilms américains, il n’y
a pas ça… C’est une liberté qui est conquise et
qui est trouvée, et qui n’est pas appliquée, ce
n’est pas ni meilleur ni moins bon en principe
mais il y a quelque chose d’extrêmement origi-
nal qui nous satisfaisait beaucoup à l’époque et
qui moi continue à me satisfaire aussi, quelque
chose de purement romanesque… L’intrigue
de Madame de… est assez faiblichonne, c’est un
petit roman de Louise de Vilmorin, c’est pas
Dostoïevski si vous voulez… Mais ce qu’en fait
Max Ophuls, ça en fait quelque chose d’autre,
comme Le verrou de Fragonard, deux amou-
reux qui ferment une porte pour s’embrasser,
sans avoir un sujet grave comme chez Goya,
devient aussi de la peinture pure, si vous vou-
lez… Il y a quelque chose de cinéma pur et de
cinéma qu’on appelait expérimental à l’époque,
quelque chose qui a disparu… Aucune littéra-

20
La rencontre du Méliès (2002)

ture, non pas qu’il n’y ait pas de texte et de dia-


logue mais aucune pré-littérature.

MO : Pas de mots d’auteurs non plus… très


peu…

JLG : Chez Natanson , il y en a beaucoup…

MO : Oui mais c’est joli… comme « Le bonheur


n’est pas gai » ou alors « Notre mariage est à no-
tre image, ce n’est que supericiellement qu’il
est supericiel »… Ce sont des mots d’auteur,
oui mais en même temps c’est plus que cela…
Non ?

JLG : Tout à fait…

Un spectateur : Quand vous parlez de virtuo-


sité, pouvez-vous nous donner des exemples
de ces plans que l’on trouve dans Le plaisir,
qui illustrent cette manière de faire carac-
téristique de Max Ophuls, qui construit un
sens et répond de ce sens-là ?

JLG : Je sais pas comment il travaillait, je ne


connais pas bien, je ne sais pas comment un
ilm se faisait, quand par exemple les illes de
la Maison Tellier montent dans le train et que
Jean Gabin se met à courir, ça n’a aucun rap-

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Dialogues sur le cinéma

port avec un ilm comme Marathon Man avec


Dustin Hofman. (rires) Je ne sais pas du tout
comment ça a été fait, si c’est une idée…

MO : Ben, je n’y étais pas non plus… (rires)

JLG : Non mais, est-ce qu’il s’est dit : « Ben, on


va faire simple, un travelling, et tout à coup
quelque chose se produit »... c’est comme L’es-
carpolette de Fragonard, même si c’est très
travaillé, comme les premiers plans du « Mas-
que », où l’on rentre à l’intérieur et on init sur
la danse, c’est très dur pour l’opérateur car à
l’époque il n’y a pas de visée relex, l’opéra-
teur regardait à travers le viseur de la caméra,
aucun opérateur aujourd’hui ne serait capable
de faire la même chose…

MO : Je peux répondre en partie, ce n’était pas


systématique mais il est vrai que le scénario exis-
tait, les dialogues existaient, mais il ne pouvait
pas concevoir à l’avance comment un décor était
fait, c’est curieux d’ailleurs pour un homme qui
avait une telle conception des choses visuelles…
C’est-à-dire que Jean d’Eaubonne lui présentait
des maquettes, il les regardait avec un viseur
pour que la production puisse quand même éco-
nomiser un peu et que d’Eaubonne ne soit pas
toujours confronté à l’improvisation sur le pla-

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La rencontre du Méliès (2002)

teau… et donc on essayait de voir avant quels


seraient les murs qu’il faudrait enlever, on es-
sayait de l’encourager de le faire avec un viseur
dans les maquettes… Il pouvait pas, il essayait
mais il pouvait pas… et alors en général, quand
il entrait dans un décor ou même en extérieurs,
quand il y a par exemple Gabin qui vient accueil-
lir les illes de la Maison Tellier, il était confron-
té à la géographie des lieux, il répétait avec les
acteurs, en général sans que la technique s’en
mêle, et les plans-séquences d’ailleurs, très sou-
vent, étaient préparés pendant toute la journée
et se tournaient pile avant la in de la journée
de tournage, pour ne pas rentrer en heures sup-
plémentaires… Alors les rails se posaient peu
à peu, et on faisait entrer Alain Douarinou qui
était véritablement son assistant de création, le
cadreur, celui qui efectivement regardait par la
caméra. C’était un type formidable, il ne com-
prenait pas au départ quand il a fait La ronde,
pourquoi la caméra était tout le temps dans des
buissons, puis peu à peu c’est devenu un ami,
et c’est avec lui qu’il trouvait les mouvements
en faisant répéter les acteurs. Et ça se termi-
nait très souvent en plans-séquences parce qu’il
n’avait pas envie de monter… Mais aussi parce
qu’il avait retenu quelque chose de son passage à
Hollywood, comme il n’était pas son producteur
et qu’il exécutait des commandes, il savait que

23
Dialogues sur le cinéma

s’il construisait ses ilms en plans-séquences,


ses montages seraient moins facilement tritu-
rés par les producteurs.

Un spectateur : Vous disiez que Max Ophuls


était un pessimiste et ça se ressent dans le
ilm, parce que chaque sketch se termine sur
une note assez grave, en même temps il y a
cette légèreté, et du coup, on se dit que ce qui
fait la joie, c’est le plaisir de faire du cinéma,
de mettre en scène… et dans la vie, je voulais
savoir si c’était quelqu’un de léger ou si c’est
le côté sombre qui l’emportait…

MO : Non, on rigolait beaucoup mais pas tou-


jours à la maison. Parce qu’il faisait des dé-
primes et des colères aussi, qu’il réservait pour
sa femme et son ils. Non, il était connu pour
être très drôle, avec son accent allemand à cou-
per au couteau… Il était très comique, il ado-
rait écouter et raconter des histoires, rigoler,
mais c’était aussi un masque car les moments
heureux dans la vie étaient toujours pour lui
éphémères… Fallait toujours courir après… Et
une des raisons pour lesquelles sa caméra est
toujours en mouvement, c’est aussi pour ex-
primer cette attitude profonde vis-à-vis de la
vie, c’est que dès que ça vient, c’est déjà passé.
Lola Montes le dit à un moment donné : « Pour

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La rencontre du Méliès (2002)

moi la vie c’est le mouvement… » Les escaliers,


les couloirs, les valses, le manège, c’était pour
exprimer cette idée qu’il trouvait dans Mau-
passant. Il était un peu contre Maupassant,
il essayait de compenser le côté misogyne et
naturaliste de Maupassant. Et en même temps
il y avait chez Maupassant ce côté éphémère…
ce côté…

JLG : Impressionniste…

MO : Impressionniste, oui évidemment.

Une spectatrice : Je trouve qu’il y a beaucoup


de ressemblances avec Renoir…

MO : Oui…

Un spectateur : Je ne suis pas d’accord, le lien


avec Maupassant est évident avec l’adapta-
tion de la Partie de campagne. Mais ce que
l’on admire chez Ophuls, c’est la maîtrise de
la mise en scène, c’est le fait d’être entraîné
dans un tourbillon de mouvements de camé-
ra… et la faille de ce genre de cinéma, c’est
qu’il ne donne pas autant sa chance aux per-
sonnages que Renoir… Renoir donne plus la
possibilité aux acteurs de faire le ilm, ce qui
le rapproche de la Nouvelle Vague…

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Dialogues sur le cinéma

Un spectateur : Oui mais Ophuls est plus


près de Maupassant dans la mesure où il
décrit bien une certaine bourgeoisie, les rela-
tions entre hommes et femmes…

MO : À un moment donné (ça fait partie du


malheur d’être ils à papa, héritier de l’intégra-
lité de l’œuvre), on avait coupé tous les noirs
qui restaient entre les trois sketchs, donc la
voix de Maupassant était coupée… et c’était
passé à la télévision comme ça, car je n’avais
pas encore récupéré l’intégralité de l’œuvre.
Claude-Jean Philippe avait reçu des fax ven-
geurs et méchants de ma part (non, à l’époque,
c’était pas encore le fax mais la lettre recom-
mandée), je lui avais dit : « Mais enin vous
n’allez pas passer cette copie tronquée par
les projectionnistes, où la voix de Maupas-
sant n’explique plus le rapport qu’il y a entre
les trois sketchs »… bon… Si c’est un ilm à
sketchs, c’est aussi parce que La ronde avait
été un énorme succès. Il fallait faire bouillir la
marmite, il ne pouvait pas rentrer à Hollywood
car les projets n’avançaient pas là-bas, donc il
a enchaîné avec Le plaisir en pensant ne faire
de mal à personne… et il s’est retrouvé face à
un demi-échec et à une incompréhension to-
tale, et l’idée qu’un étranger n’avait pas le droit
de s’attaquer à une gloire nationale. On avait

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La rencontre du Méliès (2002)

même critiqué les anges dans l’église en disant


que c’était des anges viennois, mais mon père
n’était pas viennois, il était sarrois, il n’aimait
pas Vienne. La Vienne qu’il montre est une
Vienne de rêve, dans Liebelei, dans Lettre d’une
inconnue ou La ronde, c’est un monde à lui. En
réalité, ces églises normandes existent comme
ça… Quand on parle du fond et de la forme,
il est vrai que Le plaisir est un triptyque, et le
haut du triptyque, c’est l’église. Mon père qui
était foncièrement laïque…

Un spectateur : il y a un côté anticlérical qui


a dû choquer quand même…

MO : Il est très anticlérical, mais il y a vrai-


ment un sentiment religieux dans cette scène.
Cet anticléricalisme existe dans « La maison
Tellier » de Maupassant, mais pourquoi tout le
monde fond en larmes dans cette église, c’est
très mystérieux…

Un spectateur : Au cinéma ça paraît plus


fort. Vous avez parlé du ilm de Christian-
Jaque, sur lequel je n’aurais pas un jugement
aussi sévère que Monsieur Godard…

MO : On a rarement un jugement aussi sévère


que Monsieur Godard… (rires)

27
Dialogues sur le cinéma

Le spectateur : L’émotion religieuse qui est


présente chez Maupassant me paraît vue
par votre père de façon beaucoup plus sati-
rique encore…

MO : Mais la satire n’empêche pas les senti-


ments, cher Monsieur. Le sentiment de l’éphé-
mère, la vie nocturne du « Masque », le besoin
de se rattacher au moment qui passe, et tout
d’un coup dans cette église, parce qu’il y a les
dames de la ville et les paysans qui voudraient
bien se les farcir, tout ça est mélangé… et je
pense qu’il y a là plus d’émotion réelle que dans
la prose de Maupassant.

JLG : À mon avis, il n’y a aucune satire pour


une bonne raison, c’est que la satire est un
genre littéraire et qu’elle ne peut pas exister au
cinéma.

MO : L’ironie, oui, la comédie, oui, mais pas la


satire…

JLG : C’est comme si vous disiez : « Il y a de la


satire dans une équation d’Einstein »… (rires)
Ça n’a pas de sens de ce point de vue-là. En
musique, il peut y avoir de la satire s’il y a un
livret, sinon, il n’y en a pas. Prenez Candide,
c’est pour moi est un grand texte mais il n’y

28
La rencontre du Méliès (2002)

a rien de satirique dans Candide. Alors je me


souviens du terme qu’on utilisait à l’époque
pour dénigrer ce passage du Plaisir, on disait
c’est du rococo… Il n’y a pas ça chez Maupas-
sant et c’était avant l’article de Trufaut « Une
certaine tendance du cinéma français », à une
époque où l’adaptation littéraire, l’adaptation
du scénario était un genre qui s’était très codi-
ié, où on trouvait du mérite à Boule de suif, qui
est un ilm correct, je suis tout à fait d’accord,
mais qui n’a aucune grandeur…

MO : Ca ne s’envole pas. Chez mon père, c’est


pas seulement les travellings, ça s’envole quand
même…

Le spectateur : Mais c’est un ilm sans émo-


tions…

MO : Le plaisir ?

Le spectateur : Oui…

JLG : Après c’est l’interprétation de chacun


d’après certaines données de base dans la cri-
tique, pour essayer de dire non pas j’aime ou je
n’aime pas mais il y a ceci ou il n’y a pas cela.
Alors même si Boule de suif est inidèle, les
gens de l’époque le considéraient comme un

29
Dialogues sur le cinéma

modèle d’adaptation comme disons La sym-


phonie pastorale de Dellanoy d’après Gide ou
La chartreuse de Parme pour rester avec Chris-
tian-Jaque si vous voulez. Il est certain que si
Max Ophuls avait fait La chartreuse de Parme,
ce ne serait pas ça… On aurait senti d’autres
choses. Mais il était plus proche de Maupas-
sant d’une autre manière, contrairement à ce
qu’on disait à l’époque. Si l’on n’est pas sensi-
ble à quelque chose que seule la caméra peut
faire, de même que si l’on n’est pas sensible à
certains coups de crayon ou frottis de peintu-
re, on n’y est pas sensible et on ne peut rien
dire. Mais la façon dont Gabin va les accueillir
au train et des choses comme ça, ou quand les
illes partent et qu’il essaie de courir à côté, si
l’on n’est pas sensible à ça, au déplacement,
à quelque chose d’éphémère mais qui vient
de ce que la caméra peut faire quand elle est
bien mise en mouvement, d’autres cinéastes
comme Dreyer font des plans ixes… Ce que je
veux dire, c’est qu’il arrive un moment dans le
cinéma de Max Ophuls où il n’y a pas de litté-
rature, il n’y a pas de texte. Le texte a servi à
donner des points de repère à un ensemble de
personnes qui s’appelle l’équipe technique, et
vu qu’il y a le langage pour communiquer, on
ne va pas leur faire un ilm en plus pour leur
expliquer ce qu’ils ont à faire, mais à un mo-

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La rencontre du Méliès (2002)

ment, il n’y a plus de texte. Il n’y a même pas


une partition comme en musique. Il y a quel-
que chose d’autre. Il y en a qui ont tout de suite
ça, qui n’ont jamais de texte, d’autres comme
Max Ophuls ont un texte très fort, bien que ça
ne soit pas des écrivains profonds, Natanson
n’était pas un grand scénariste à l’époque si on
le comparait à Aurench ou à Bost…

MO : Il était bien meilleur… Plus discret et


meilleur. Mais je voudrais revenir au réalisme,
parce qu’on lui reprochait beaucoup à mon
père, pas seulement d’être métèque mais aussi
son manque de réalisme… à la française. Or
quand il a téléphoné à Danielle Darrieux, ils se
connaissaient très bien, Danielle voulait être
complètement à sa disposition pour tous les
ilms qui lui passaient par la tête. Or dans « La
maison Tellier », Madame Rosa est une naine,
moche, et quand il a eu Danielle, il lui a dit : « Je
vais faire un ilm avec des histoires de Maupas-
sant et vous avez un rôle de naine ! » Elle a dit :
« Ah oui, très bien… » (rires)

Un spectateur : Quelle était l’inluence de la


peinture dans sa vie ?

MO : Il n’allait pas beaucoup au musée. Jean-


Luc et moi on se disait tout à l’heure que nous

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Dialogues sur le cinéma

n’y allons pas beaucoup non plus. Ça faisait par-


tie d’un monde bourgeois, qui l’emmerdait un
peu… Rester devant Rembrandt en bon bour-
geois respectable et passer au suivant, c’était
pas tellement son truc. Sa culture qui était très
vaste et efectivement très cosmopolite, elle lui
venait par amour de la vie, tout simplement,
parce que les choses tombaient en place dans
son esprit et qu’il avait une vitalité formidable,
une capacité d’absorption et de concentration,
il emmagasinait les impressions mais il ne fai-
sait pas comme le fait Jean-Luc, le lien entre
inluences musicales, peinture, littérature,
c’était un homme de théâtre, c’était un peu
un cancre aussi. Entre l’âge de dix-neuf ans et
l’âge de trente ans, il a vécu dans le système des
théâtres allemands, il a fait deux cents mises en
scène, Shakespeare, Molière, Brecht, Ernst Tol-
ler… Et il passait un même soir de l’expression-
nisme avec des symboles et des tambours au
théâtre classique avec des acteurs en perruque.
Et il absorbait tout cela d’une soirée à l’autre,
d’une semaine à l’autre et inalement d’un pays
à l’autre.

Un spectateur : Dans Le plaisir, la campa-


gne a l’air aussi artiicielle que la ville… C’est
ça qui est plaisant…

32
La rencontre du Méliès (2002)

MO : Plaisant, non, c’est un piètre compli-


ment que vous lui faites-là, moi je crois que
c’est génial… Oh, dans cette scène merveil-
leuse du champ de leurs, on en a fait tout un
plat à l’époque dans la critique car les leurs
étaient piquées ! Ce n’était pas la saison, les
pelouses n’étaient pas leuries, on avait dû
piquer des leurs et on avait même amené
un piano pour faire chanter les illes. Non,
il ne sortait jamais de son monde artiiciel
mais c’est vrai que lorsque le train sile et
qu’on passe en extérieur, l’extérieur devient
un décor maîtrisé, comme la plage à la in du
« Modèle ». Je crois que c’est dans l’interview
avec Trufaut et Rivette qu’il dit qu’il préfère
le studio parce qu’il maîtrise le studio mais
qu’avec un peu de chance, on peut avoir en
extérieur le nuage qu’il faut bien placé dans
le ciel, comme à la in du « Modèle ». Mais
c’est une question presque mystique car on
ne maîtrise pas le temps qu’il fait à Trouville
lorsqu’on a une journée pour faire la in du
ilm. Il se trouve qu’il y avait ce nuage noir
sur ces deux personnages en costume noir. Je
me souviens, Jean-Luc en 1967 à Nanterre, je
travaillais pour Zoom, on s’était vus avec Mi-
chel Cournot qui disait : « Il faut abattre les
trois D, c’est-à-dire Duvivier, Decoin et Delan-
noy. » Et Jean-Luc a dit très calmement : « Il y

33
Dialogues sur le cinéma

a deux façons pour un cinéaste d’envisager les


escaliers, il y a ceux qui ont un escalier dans
la tête et qui les font construire et puis il y a
ceux qui vont en extérieur et qui trouvent un
escalier et qui construisent leur ilm autour
d’un escalier qui existe déjà. » Ce n’était pas
par hasard qu’il disait un escalier… Tu t’en
souviens Jean-Luc ?

JLG : Pas du tout… (rires)

MO : Et il a ajouté : « Moi j’ai un très grand res-


pect pour ceux qui imaginent les escaliers et
qui ont les moyens de les faire construire. » Ça
ne te revient pas ? Si ?

JLG : Ah oui oui…

MO : C’était le couteau que tu mettais dans


le dos du type avec lequel tu étais sur scène…
Mais je pense que tu le disais parce que le ils
Ophuls était là…

Un spectateur : Avez-vous un projet tous


les deux, sur une thématique politique par
exemple, par rapport à ce qui se passe en
Europe et en France ?

34
La rencontre du Méliès (2002)

MO : Je n’en sais rien, c’est vrai que Jean-Luc a


vu Hotel Terminus qui passait à la télévision sur
le câble et il a éprouvé l’envie de me télépho-
ner, alors qu’on ne s’était pas revus depuis des
années, pour me dire qu’Anne-Marie Miéville
et lui trouvaient ça très bien. Et il a manifesté
le désir de venir me voir pour me parler d’un
éventuel projet mais je ne suis pas du tout sûr
de ce qu’on pourrait faire car on n’en a pas vrai-
ment parlé.

JLG : Disons que je parle à assez peu de gens,


vivant assez isolé, je n’ai pas beaucoup de rap-
ports avec ce qui est devenu le milieu du ciné-
ma, et donc ayant vu ton ilm, j’ai eu envie d’en
parler. J’en soufre beaucoup de parler peu,
des discussions comme celle-ci, j’en soufre
toujours après, je trouve cela assez faible, peu
vivant, gentil mais sans plus, je me dis j’ai fait
1800 kilomètres pour venir et ensuite 1800 ki-
lomètres pour partir, il me restera quoi ? Là, le
but, ce n’était pas de venir ici, donc j’accompa-
gne volontiers Marcel. Bon, je n’avais pas vu ses
ilms, il y en a beaucoup dont je ne connaissais
pas l’existence, mais j’avais trouvé absolument
splendide son ilm Hotel Terminus, que j’appelle
plutôt l’époque ou le monde de Klaus Barbie,
que je considère comme un très grand ilm,
l’équivalent de Shoah, supérieur même, parce

35
Dialogues sur le cinéma

que plus simple et plus naturel. Et puis j’avais


envie de lui poser des questions par rapport
à une idée que j’ai au sujet de ce qui se passe
au Moyen-Orient, mais je voulais parler avec
quelqu’un qui m’accepterait non pas comme
co-dialoguiste mais qui serait content de par-
ler avec moi…

MO : Et tu as l’impression d’avoir fait 1800 ki-


lomètres pour rien ?

JLG : Pas par rapport à toi, ça je le fais de bon


cœur… Si tu m’emmènes ensuite dans un autre
lieu où il y a ces débats que je trouve très dif-
iciles, parce que j’ai connu la naissance ou di-
sons l’adolescence des ciné-clubs, je trouve très
limitée la possibilité de débattre si vite après un
ilm ou même de dire quelque chose. Il y a de
bons présentateurs de ilms des fois, on y gagne
parce que c’est préparé, je trouve assez moyen
le débat qui a eu lieu entre nous, ce n’est pas un
débat, quelques questions auxquelles on répond
poliment… J’espère que pour vous ce n’est pas
le cas, que vous en garderez quelque chose, sur-
tout le ilm. Moi j’ai dit ce que j’aimais chez Max
Ophuls, pour aller plus loin, il faudrait beau-
coup plus de… De dire la nature est vraie dans
Partie de campagne, elle est fausse chez Max
Ophuls, mais cette fausseté est plus vraie que

36
La rencontre du Méliès (2002)

la vraie ou des choses comme ça… Non, je suis


content que ce cinéma marche bien, d’après
ce que j’ai appris, alors que le cinéma d’art et
d’essai est en diiculté, mais efectivement, si
Amélie Le Poulain (sic) a été classé ilm art et
essai, faut s’étonner de rien non plus… Moi, je
vous dis les quatre bons ilms que j’ai vus cette
année, je vois peu de ilms, dans l’endroit où
j’habite il n’y a que des ilms américains dont
je ne connais ni les noms d’acteurs ni les noms
de metteurs en scène, rien du tout. Les autres
bons ilms (qui n’ont pas été aux Césars) sont
les deux ilms d’Alain Guiraudie, Du soleil pour
les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, que je trouve
aussi magniiques que Le plaisir et qui me
donnent toujours envie de faire des ilms. Il y a
le ilm de mon amie Anne-Marie Miéville Après
la réconciliation et un ilm très curieux qui s’ap-
pelait Grégoire Moulin contre l’humanité d’Artus
de Penguern, je ne sais pas si les gens l’ont vu
ou en ont entendu parler. Ce que je trouvais
bien dans Ce vieux rêve qui bouge, c’est que c’est
un ilm prémonitoire qui a annoncé la déroute
des socialistes et que c’est encourageant car
pour moi le cinéma a toujours été une pierre
de touche métaphorique de ce qui se passe, la
télé ne peut pas l’être, elle n’est qu’un instru-
ment de difusion, comme la presse. Mais il y
a deux ilms qui l’annonçaient, il y a un ilm de

37
Dialogues sur le cinéma

Rohmer qui annonçait le triomphe de la droite


et le ilm de Guiraudie lui aussi, la défaite de
la gauche. Je ne sais pas si vous l’avez vu mais
regardez-le, vous verrez que j’ai raison.

MO : C’est l’essentiel… (rires)

JLG : Non, vous verrez que le ilm a raison…

38
Seconde partie

LA RENCONTRE DE
SAINT-GERVAIS
(2009)
Jean-Luc Godard : Je connais Marcel de nom
et de renom, depuis cette époque dite de la
Nouvelle Vague, quand Trufaut et Rivette sont
allés interviewer son père Max Ophuls, et que
Marcel faisait l’intermédiaire. Ensuite, on s’est
rencontré deux ou trois fois lorsque Trufaut
l’a aidé à faire ses premiers ilms avec Eddie
Constantine. C’est du reste une question que je
voudrais lui poser : comment s’est fait petit à
petit le virage vers les quelques ilms où tu as
essayé de faire des ilms à succès commercial...
Comment ça s’est fait pour toi ?

Marcel Ophuls : Ça s’est fait à coup de bides (il


tape sur la table trois fois). Ça s’est fait à coup de
bides. Jean-Luc, nous avons des tas de choses
en commun, par exemple, mon très mauvais
ilm avec Constantine qui était mon deuxième

43
Dialogues sur le cinéma

long métrage, est sorti le même jour qu’Alpha-


ville. (rires) Et efectivement c’était vraiment,
un mauvais ilm, je n’ai plus retrouvé de boulot,
et je suis resté un bon moment au chômage.
Avant, j’avais fait un ilm, tout ça c’était quand
même grâce à notre ami commun – (soupir)
faut bien le citer quand même – c’était grâce à
François Trufaut bien sûr, comme Claude de
Givray aussi, nous étions un peu ses protégés.
Et grâce à François, j’avais pu faire un ilm, qui
avait eu un succès commercial, mais que Les
Cahiers du Cinéma ignoraient à l’époque, parce
que c’était pas vraiment dans leurs cordes, qui
s’appelait Peau de banane, avec Jeanne Moreau
et Jean-Paul Belmondo. Tu te souviens, on se
voyait à La Belle Ferronnière, en sortant de
chez Georges de Beauregard, on prenait des
verres ensemble. À ce moment-là, j’avais écris
un scénario d’après Le retour de Casanova de
Schnitzler. Et, de façon très conventionnelle,
je cherchais un Casanova argenté, vieillissant.
Et alors, je pensais tout de suite à De Sica, à
Mastroianni. Et Jean-Luc, ça m’est resté parce
qu’il a tout de suite trouvé, il a tout de suite
pensé, non ce Casanova est un personnage
ridicule, et il a dit « Alberto Sordi ». Et je trou-
vais que c’était formidable ça, déjà. Et puis
on s’est revu de temps en temps. Bon, alors
comment est-ce que je suis venu au documen-

44
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

taire, mais c’est tout simplement que… Fallait


faire bouillir la marmite. J’étais marié, j’avais
des enfants, fallait faire quelque chose, conti-
nuer. Et pourquoi pas l’ORTF ? J’ai dit : « Les
barons des Buttes-Chaumont, j’les emmerde,
j’les trouve pas bon, j’ai pas envie de travailler
dans leurs directs minables. » Mais sur la deu-
xième chaîne, qui était pour les intellectuels
à l’époque, il y avait deux gars qui me sem-
blaient avoir plus de liberté, qui semblaient
avoir une approche pas tellement gaulliste,
pas tellement conformiste : Alain de Sédouy
et André Harris. On s’est associé et je tra-
vaillais pour leurs magazines, des sujets de
vingt minutes. Et puis j’étais leur senior parce
que j’avais déjà fait du long-métrage. Alors,
à un moment donné Claude Contamine, leur
patron, a voulu qu’ils fassent des soirées en-
tières, alors André Harris, qui était à l’époque
mon copain, il l’est pas resté après, mais enin
à l’époque c’était mon copain, il a dit : « On de-
vrait faire Munich. » Alors j’ai dit : « Munich
la ville ou Munich la conférence ? » Alors il
a dit : « Non, la conférence »... Et ça, ça a été
mon premier documentaire historique, où il y
avait le vieux Daladier, le vieux Bonnet, il y
avait rien que des vieux, mais c’était des têtes
parlantes avec des archives, et ça durait trois
heures et demie alors après ils ont dit : « Ben

45
Dialogues sur le cinéma

il faudrait faire la suite. » Bon, c’est comme ça


que le projet du Chagrin et la pitié est arrivé,
mais entre-temps, il y avait eu mai 68, on a
été virés. On parlait tout à l’heure, Jean-Luc,
de Biasini. Je l’ai rencontré la première nuit
de la grève dans l’ascenseur rue Cognacq-Jay
et il m’a dit cette chose, je sais pas moi j’étais
pas tellement connu. Il a dit : « Vous voyez
Ophuls, on est gentils avec vous, on vous
laisse l’électricité. » (rires) Et puis c’est parti
de là. Mais j’aurais bien aimé, revenir au vrai
cinéma. Toi, tu as fait une centaine de ilms,
moi j’en ai fait dix-neuf, mais les miens sont
beaucoup plus longs que les tiens. (rires) Mais
pas forcément meilleurs.

JLG : Oui oui, j’allais le dire. Tout à fait, tout à


fait. Mais est-ce que tu as un souvenir du sen-
timent que tu avais, justement, je trouve inté-
ressant que tu dises : « J’aimerais bien revenir
au vrai cinéma. » Tu avais le sentiment de t’em-
barquer dans du…

MO : Un cinéma étriqué.

JLG : Ce que les gens pensent souvent par


rapport au docu, disons font toujours la sé-
paration entre documentaire et iction, qu’à
l’époque des Cahiers on ne faisait absolument,

46
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

absolument pas. On disait qu’Eisenstein était


un grand documentariste, et que Flaherty était
un grand auteur de iction. Du reste, c’était pas
entièrement faux puisqu’il reconstituait les
choses… Les Russes à l’époque – aujourd’hui je
ne sais pas – ils séparaient les deux, ça ne s’ap-
pelait ni documentaire ni iction. Nous avions
des ilms avec acteurs, ictions plus ou moins
commerciales ou des ilms sans acteurs, docu-
mentaires.

MO : Oui mais alors, où se situe le Voleur de


bicyclette ?

JLG : Oui, petit à petit sous l’inluence du néo-


réalisme ou tout ça, Rossellini, des tas d’autres,
mais on fait encore cette diférence, on dit, par
exemple, cette amie très chère qui est morte il y
a pas longtemps, Carole Roussopoulos. S’il y a
quelques articles sur elle, on dit une documen-
tariste, on dit pas une grande cinéaste, on dit
une grande documentariste, pour nous, c’est
pareil. Les premiers ilms de Jean Rouch, on
les aimait des deux côtés ; les deux faces vont
ensemble. Dans tes ilms, quand on voit Hotel
Terminus, c’est exactement les deux, il ne faut
pas opposer l’un et l’autre. Mais ce qui m’inté-
ressait, c’est quand tu as franchi, si j’ose dire, la
ligne de démarcation.

47
Dialogues sur le cinéma

MO : Par hasard…

JLG : Tu l’as franchie par hasard, mais ton sen-


timent, parce qu’après tu es resté en zone libre,
si j’ose dire aussi (rires), alors que moi je suis
resté en zone occupée. (rires)

MO : Occupée avec des acteurs. Alors, tu par-


lais de Flaherty tout à l’heure. Oui, il est vrai,
que le toit de l’igloo, pour faire placer les lu-
mières, il fallait bien le couper hein, ce n’était
pas non plus du cinéma improvisé. Moi je dois
dire que je préfère Tabou et que ce que je pré-
fère dans Tabou, me semble être plutôt de Mur-
nau… D’abord je suis le ils de mon père, il se
trouve que j’aime le cinéma avec des acteurs, il
me semble que c’est moins étriqué, d’une cer-
taine façon, plus amusant... Et peut-être que,
n’étant pas venu au documentaire de façon
tout à fait libre – dans ce genre, qui n’est pas
toujours étriqué, mais qui l’est facilement –
j’ai essayé de plus en plus que les personnages
soient comme des personnages de iction.
Mais en leur laissant une certaine liberté. Il y
avait des questions, mais les réponses étaient
libres, et j’essayais toujours qu’elles soient le
plus spontanées possible. Parce qu’il me sem-
blait qu’il fallait que ce soient des entretiens et
que si l’on veut faire vivre sur un écran des gens

48
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

qui appartiennent à l’histoire contemporaine,


la grande et la petite histoire, la meilleure fa-
çon de les rendre vivants, c’est de leur laisser
leur spontanéité, ne pas essayer de les mettre
dans un corset. Et donc, c’est ce que Frede-
rick Wiseman et moi avons en commun, c’est
qu’on refuse depuis des années de donner les
fameuses dix pages, les quinze pages, pour que
les décideurs puissent vous mettre dans un
corset. Et puis aussi parce qu’on ne voulait pas
savoir d’avance, ce que l’on allait nous montrer,
ou nous dire. Et s’il y a eu une évolution, chez
nous, pas forcément dans le sens du box oice,
même pas du tout. Mon seul succès commer-
cial, c’était Le Chagrin et la pitié et après c’est
devenu de plus en plus conidentiel. Enin, ça a
été vu quand même.

JLG : Le Chagrin et la pitié, je l’ai vu à l’époque


mais… Non, non, en fait je l’ai revu vraiment
pour la première fois sur Planète, vraiment
pour la première fois… parce qu’à l’époque, j’en
étais peut-être pas capable, à cause aussi de
tout l’inconscient politique qu’il y a dedans…
donc j’l’ai vu très très tard !

MO : À l’époque, on n’avait pas précisément les


mêmes idées politiques hein ! Au moment où
on se…

49
Dialogues sur le cinéma

JLG : Je pense pas, je m’en souviens plus alors.


(rires) Quand j’étais venu te voir dans les Py-
rénées, tu m’avais parlé d’une dispute sur les
droits d’auteur. Comme quoi on était pas d’ac-
cord. Et aujourd’hui, je n’arrive pas à me sou-
venir en quoi on n’est pas d’accord ou d’accord.

MO : Non…

JLG : C’était quoi la dispute, enin je veux


dire l’antagonisme... dispute au sens latin,
une conversation, une controverse disons. La
controverse était… Parce que moi, je ne m’en
souviens pas du tout.

MO : Oui, en ce qui concerne le droit d’auteur,


efectivement, j’avais milité un certain temps,
dans la société des réalisateurs de ilm, pour ce
qu’on appelle en France le droit littéraire et artis-
tique, ce qui remonte à Beaumarchais d’une part
et à Balzac de l’autre… Il y avait une controverse
quand même, quand tu es venu me voir dans
mon potager. On faisait le tour des haricots et
des tomates, tu avais fait pas mal de kilomètres
pour voir si on ne pouvait pas faire un ilm
ensemble sur le Moyen-Orient. Il n’y avait pas
pas non plus de controverse là-dessus mais... Et
je t’ai fait remarquer Jean-Luc que je t’avais vu

50
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

dans une émission, qui s’appelait… Il y avait Fré-


déric Mitterrand. Il y avait Michel Polac.

JLG : Ah oui, Michel Polac. Droit de réponse.

MO : Droit de réponse, bien sûr. Et, Jean-Luc


était bien sûr très entouré et il était assis, avec
son cigare, il avait fait marquer en dessous :
« Jean-Luc Godard, producteur de ilm. » Alors
là, efectivement, je crois qu’on a eu une petite
controverse là-dessus, mais qui a dû durer cinq
minutes, au plus.

Vincent Lowy : Oui, vous avez de grosses


divergences mais aussi des points communs,
si l’on essaie de faire des rapprochements
entre vos œuvres qui sont vraiment très dif-
férentes, très opposées, on trouve le jeu avec
les images, un sens du collage, la polysémie
des images. Et, aussi le questionnement sur
l’histoire et les usages de l’image en histoire,
car quand vous dites, dans Histoire(s) du
cinéma, que Georges Stevens, quand il ilme
Elisabeth Taylor dans Une place au soleil,
inalement c’est le même Georges Stevens
qui a ilmé l’ouverture de Dachau…

JLG : Ce qui m’intéressait, c’était le visage


d’Elisabeth Taylor, lors de la scène que je mon-

51
Dialogues sur le cinéma

trais. Et je disais si Stevens n’avait pas ilmé


ça, Elisabeth Taylor n’aurait pas été dirigée de
manière à avoir cette expression.

VL : Oui, vous faites référence aux images


des camps, des fours ?

JLG : C’est ça.

VL : Mais dans Munich ou la paix pour


cent ans, quand Marcel veut exprimer le cli-
mat de Munich à Londres, plutôt que d’uti-
liser des images de Londres et d’actualités,
montrant les courses, la relève de la garde à
Buckingham Palace ou ce que vous voudrez,
il utilise un ilm américain de Georges Ste-
vens qui s’appelle Damsel in Distress, avec
Fred Astaire et Joan Fontaine…

JLG : Oui, c’est ce que sait très bien faire Mar-


cel, on le voit dans le ilm dont vous parlez,
mais il y a d’autres endroits chez Marcel qui
sont comme ça : l’image qui a l’air de iction,
c’est Daladier ou Adolf et l’image qui a l’air do-
cumentaire, c’est Joan Fontaine...

André Gazut : Marcel, il me semble que


l’usage d’actualités cinématographiques,
avec leurs propres commentaires d’origine,

52
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

c’est toi qui l’a introduit dans le documen-


taire…

MO : Oh, oh ! Les choses se font en même


temps, avec d’autres gens. C’est dans le vent.
C’est vrai, ces dernières semaines, il y avait un
ilm avec des archives assez formidables. Je sais
pas pourquoi ils ont eu l’idée qu’il fallait lécher
les bottes des jeunes en colorisant ces archives.
Mais dans Apocalypse, il y a énormément de
très bons documents d’archives vraiment pas-
sionnants. On lève les voiles, individuellement
et collectivement, d’une décennie à l’autre. Et
ça, je pense que ce sont des véritables batailles
pour la liberté. La nôtre et puis celle du public.
À l’époque, on voyait toujours Hitler de dos,
avec la tour Eifel, mais on ne voyait jamais le
document d’origine avec le commentaire alle-
mand de la Propaganda Stafel, qui tourne à
cinq heures du matin autour de la Madeleine,
autour de la Concorde, avec un gendarme dont
on ne sait pas si c’était pas quelqu’un qui avait
été placé là par la Propaganda Stafel justement.
Enin quoi qu’il en soit, ce gendarme salue Hit-
ler. Il faut dire que la Propaganda Stafel avait
beaucoup plus de talent que les autres de
l’autre côté. Et donc ça vaut le coup de regar-
der leur mise en scène et de comprendre quelle
était leur idéologie. Mais oui, prendre les com-

53
Dialogues sur le cinéma

mentaires de l’époque, je ne sais pas si j’étais le


premier, peut-être... J’avais envie de le faire en
tout cas…

AG : Moi, je crois que ça a été la première fois.


Maintenant, on reprend ce procédé, sans sa-
voir que tu as été le premier à l’utiliser. Moi,
ça faisait huit ans que j’étais à la télé quand
on s’est connu, et je n’avais jamais vu ça.

MO : Faut dire qu’André Gazut était l’opéra-


teur du Chagrin et la pitié, le chef opérateur, il
n’y en avait pas d’autre d’ailleurs… (rires)

AG : Quant à Godard, s’il le permet, je vou-


drais lui dire qu’à la télévision, quai Anser-
met, lorsqu’on n’arrivait pas à faire le rac-
cord entre deux images, on a commencé à
dire : « Ben, il n’y a qu’à couper dedans ! »,
et c’est devenu « Allez on fait un Godard ! »
(rires) Non mais chez Godard, la manière
de monter les images, ça a été une rupture
complète. Donc c’est vrai, vous représentez
tous les deux, dans deux domaines, cette
Nouvelle Vague…

JLG : Oui, je voudrais revenir un peu en ar-


rière. Tout à l’heure par rapport à ce que vous
avez dit de Marcel. Pour moi, l’œuvre de Marcel

54
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

Ophuls a quelque chose à voir avec un aspect


presque fondamental du cinéma, c’est le rap-
port avec l’histoire. Bon, les trois-quarts des
ilms racontent la petite histoire, racontent
des petites histoires, plus ou moins bien faites.
Il y a peu de ilms qui racontent la grande his-
toire. En général sous une forme métapho-
rique, les études, les grands documentaristes
comme Ruttman, comme Wiseman aussi. Ils
racontent des moments bien précis, mais Mar-
cel arrive à faire les deux. C’est un grand his-
torien car les grands cinéastes sont des grands
historiens aussi d’une autre façon, même s’ils
sont méprisés par les spécialistes de l’histoire,
qui viennent de l’université, qui ne viennent
pas de la vie de tous les jours ou du combat
de tous les jours. Ce sont des littéraires, du
reste ils écrivent des livres. En général, dans
les livres d’histoire, il y a, de temps en temps,
trois ou quatre pages brochées ensemble avec
des photos grises, où l’on voit la photo et puis
c’est tout ! C’est du texte du texte du texte du
texte ! Marcel fait les deux ensemble et s’il y
a un historien auquel il ressemble beaucoup,
c’est Braudel. Fernand Braudel faisait une dif-
férence entre l’histoire à pas précipités, celle
que l’on voit tous les jours au journal télévisé
et puis l’histoire qui avance à pas lents. Mar-
cel, euh, j’allais dire Marcel Braudel, bon héhé !

55
Dialogues sur le cinéma

Fernand Ophuls, (rires) sa thèse était intitu-


lée La Méditerranée à l’époque de Philippe II et
quand il a terminé, il ne restait que la Médi-
terranée. Et il a mis vingt ans, vingt-cinq ans,
donc un ilm qui prend trois-quatre ans, c’est
rien à côté d’une grande œuvre d’histoire ou
des choses comme ça. Et Marcel, c’est l’histoire
qui avance à pas lents. Quelque chose qui m’a…
ça c’est personnel aussi… il sait, puisqu’on a à
peu près le même âge aussi, on était les mêmes
jeunes gens, mais avec une histoire tout à fait
diférente. Efectivement pendant que Mar-
cel traversait l’Atlantique pourchassé, moi, je
jouais au football place Perdtemps à Nyon si
vous voulez. Je ne savais pas ce qui se passait,
je ne l’ai jamais su. Mes parents auraient pu
un peu me le dire, car ils faisaient partie de
la Croix-Rouge suisse. Donc la Croix-rouge
suisse à cette époque, on la connaît aussi. Et
aujourd’hui, c’est quelque chose, c’est une
époque dont j’ai beaucoup de mal à me sou-
venir. J’aimerais bien savoir ce que je pensais,
ce qu’on m’a appris, ce que j’ignorais et que j’ai
dû, à force de livres mais beaucoup de ilms
aussi… Il m’a appris ce qu’est le ton aussi, le
ton avec lequel parle Albert Speer dans he
Memory of justice ou les tons inénarrables de
ces lords anglais, comment c’est ? Georges
Shawcross ?

56
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

AG : J’ai cru entendre toute à l’heure que, à


un moment donné, vous aviez un projet com-
mun. Est-ce qu’on peut avoir des informa-
tions là-dessus ?

JLG : Pour moi ça reste lou, je sais qu’on s’est


un peu fâché. Marcel m’a envoyé deux-cent-
mille fax, et deux ou trois trucs. Mais je crois
qu’il y a eu un malentendu, c’était à l’époque où
je préparais, à ma façon, c’est-à-dire sans trop
savoir où j’allais, ce ilm sur Saravejo. Et je pense
que tu as confondu avec le projet que j’avais avec
toi au Moyen-Orient, Marcel. Enin, c’était pour
ça que j’étais venu te voir, il était pas question de
Sarajevo. Mais après, j’imagine que lorsque tu as
su que je tournais ou que j’allais tourner à Sara-
jevo, tu as cru que c’était ça et je t’avais lâché.

MO : Non, non…

JLG : Alors tant mieux. Alors que, ce qui


m’intéressait à l’époque, et qui m’intéresse
toujours, c’est que Marcel étant… cinéaste,
comme moi, ou faisant le métier d’engranger,
de colporter des images et des sons... C’était un
peu De quoi juif est-il le nom, pour parodier le
titre d’un petit opuscule d’Alain Badiou le phi-
losophe. Chose que je me suis demandée pour
moi. Lui étant juif, pas forcément Israélien, son

57
Dialogues sur le cinéma

père aussi, ayant vécu cette époque-là. J’avais


envie de faire un ilm qui s’appelle simplement
« être juif ». Aujourd’hui, même le verbe être
m’ennuie, si vous voulez, par rapport au verbe
avoir, ou des choses comme ça. Mais j’avais en-
vie de demander, c’est quelque chose : qu’est-
ce que ça veut dire pour moi être protestant ?
Bon je peux dire : mes parents m’ont emmené
à l’Église, c’est cela être protestant. Oui je pro-
teste contre le centre du cinéma, ou je proteste
contre l’interdiction de fumer à Genève. (rires)
Mais être protestant, ça n’a pas de sens. Or, je
sens qu’y a un certain nombre de gens, même
tout un peuple, pour qui être juif, n’est pas
la même chose qu’être français, allemand ou
suisse. Ce que je peux comprendre, moi je suis
franco-suisse, ça ne veut pas dire grand-chose
sauf que la gare de Vallorbe, je la connais depuis
soixante ans. Mais pas grand-chose, je connais
la gare, je connais le tram 12 à cause de Moille-
sulaz, où j’allais en vacances pendant la guerre.
Il me semble qu’être juif, c’est très diférent
qu’être allemand, ou être écrivain, et c’est pour
ça que, ces temps-ci, j’ai une forte réticence à
l’usage du verbe être, si vous voulez. Si je dis,
je suis au théâtre Saint-Gervais, ce n’est pas la
même chose que si je dis : le théâtre Saint-Ger-
vais m’accueille. C’est tout à fait diférent. Et il
y a quelque chose qui ne va pas là, pour moi, je

58
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

ne sais pas, et je trouverais intéressant d’avoir


un témoin, si vous voulez… Mais, voilà, c’était
ça l’histoire, la raison de notre rencontre,
quand je suis allé le voir, ce que personne ne
faisait du reste à l’époque. Quand je suis allé le
voir dans sa petite maison, près du chemin de
fer qu’avec son père il avait suivi à l’époque.

MO : Près du chemin de fer, oui, la maison


en fait donne sur les Pyrénées. Enin, efecti-
vement il y a le chemin de fer par lequel on a
quitté la France.

JLG : Oui, voilà.

MO : Être juif. Je pense qu’au XXe siècle, c’était


surtout une question de destin. C’est les autres
qui ont décidé ce qu’on était et ce qu’on n’était
pas. Dans ce contexte particulier. Est-ce que tu
m’as clairement dit que c’était ça, la question
fondamentale, pendant qu’on faisait le tour du
potager ? Non !

JLG : Non sûrement pas, je n’en étais pas ca-


pable. Mais c’était juste…

MO : C’est pas diicile, simplement, tu voulais


peut-être aussi ne pas en parler trop claire-
ment…

59
Dialogues sur le cinéma

JLG : Tout à fait, tout à fait...

MO : Pourquoi ça ne s’est pas fait, cette, tu dis,


coréalisation. Hélas, c’est vrai, depuis ton che-
min à toi, libre, ce qui est écrit, ou pas écrit, et,
surtout les contrats. Ca t’indifère un peu, tu
t’en fous un peu ?

JLG : Tout à fait…

MO : Les scenarii, je comprends, mais les


contrats... Tu avais, et tu as toujours encore, le
bras dix fois plus long que le mien. Maintenant,
tu pourrais téléphoner, en sortant d’ici, à notre
nouveau ministre de la Culture, que tu tutoies.
Oui, si, sur le plateau de Droit de réponse, vous
vous tutoyez, toi avec ton cigare et lui au der-
nier rang. Ça ce sont des choses visuelles dont
je me rappelle.

JLG : Oui oui, mais à l’époque il était directeur


du cinéma Entrepôt.

MO : À l’époque où on s’est vu ?

JLG : Non, à l’époque de Polac.

MO : Ah, de Droit de réponse. Oui, oui ! Donc tu


te souviens quand même de Droit de réponse ?

60
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

JLG : Oui, oui...

MO : Non parce que notre mémoire est tou-


jours un peu sélective, mais chez Jean-Luc, elle
est à la fois sélective et consciemment sélective.
(rires) Oui, tu avais, et tu as encore j’imagine,
depuis la Suisse, le bras très long, et c’est nor-
mal. Et quand tu es venu me voir, c’était pour
me proposer… Il me semble pas que c’était sur
l’état d’être juif ou pas juif. C’était je crois, très
précisément, sur la Palestine et Israël.

JLG : Ah bah oui…

MO : Et c’est une bonne idée…

JLG : Ah bah tout à fait...

MO : Et ça l’est toujours, une bonne idée !

JLG : Tout à fait.

MO : Sauf que d’abord je ne veux pas me faire


kidnapper. Parce que les gens pensent que je
suis juif. Hitler ne pensait pas que j’étais juif
et les rabbins non plus. Parce que ma mère ne
l’est pas. Alors voilà pour le côté racial et le
côté religieux. Et de toutes façons, mon père et
moi… Mon père était laïc, moi je suis athée…

61
Dialogues sur le cinéma

C’est une évolution… (rires) Alors, oui, j’ai


dû te faire des fax à ce sujet – la seule chose
qu’un homme qui s’appelait Bourboulon a dit
de drôle, quand on était très très fâchés, il m’a
appelé Fax Ophuls ! (rires) Bon, la question du
bras, et du bras long, ça a aussi une inluence
sur qui contrôle quoi. Si on fait un ilm à deux,
il faudrait pouvoir s’entendre… Si moi je fais
par exemple des juifs pro-palestiniens, qui sont
d’ailleurs les seuls juifs que j’ai rencontrés en
Israël. Sauf autrefois le maire de Tel-Aviv, qui
était très beau, qui avait les cheveux blancs et
des yeux bleus, et qui était parti de Berlin à peu
près le même jour que nous. Et on m’avait dit :
« Surtout ne parlez pas en allemand avec lui. »
Et dès qu’on est restés seuls à la Cinémathèque,
il m’a dit : « Alors, maintenant on peut parler
allemand. » (rires) Et le soir, il s’excusait auprès
de moi et de l’ambassadeur français, parce qu’il
disait : « Oui, malheureusement je suis du Li-
koud, m’enin, tous les barbus, Jérusalem, ils
peuvent l’avoir hein, nous ça ne nous intéresse
pas à Tel Aviv, nous on ne s’intéresse pas aux
barbus. » Excuse-moi, Jean-Luc, il se serait
certainement intéressé à toi. (rires) Bon alors,
la question fondamentale, c’est de mettre noir
sur blanc, non pas un scénario – on n’en aurait
certainement fait ni l’un ni l’autre – c’est de

62
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

savoir qui contrôlerait telle partie de l’image, à


partir du moment où...
(s’adressant au public)
Vous voyez, il regarde voler les mouches là,
parce que ce genre de truc ne l’intéresse pas,
il n’en a pas l’habitude lui, il a toujours eu le
contrôle de ses ilms. Autrement j’aurais fait
ça. On peut d’ailleurs toujours, si on se met
d’accord là-dessus, on pourrait toujours encore
le faire.

JLG : Mais là, c’est une diférence entre nous


par rapport aux auteurs aussi. Quand François
avait écrit son article sur « La politique des
auteurs », il en est resté le terme « auteur ». À
l’époque même, on savait pas trop le dire et on
s’est laissé embobiner là-dessus.

MO : Embobiner par François ?

JLG : Non, embobiner par le mot auteur. Et le


mot politique a disparu, c’était la seule chose.
Ce qui fait qu’aujourd’hui, je ne crois pas au
droit d’auteur, si je peux en proiter, après tout,
j’en proite, comme je proite d’autres choses.
Je pense qu’on a des devoirs, plutôt que des
droits. Je pense que les droits de l’homme aus-
si, il n’y a pas de droits de l’homme. Pour vivre,
on n’a pas le droit de manger, on a le devoir de

63
Dialogues sur le cinéma

manger. On a le devoir d’aimer, on a le devoir de


soufrir, on n’a pas de droits, on n’a aucun droit.
Le droit est une notion juridique, qui s’exprime
sous forme de lois. Enin, bref, ça c’est une dis-
cussion. Et voilà la diférence entre nous, très
vite, je m’en suis aperçu. Toi, tu es plus, comme
d’autres, Anne-Marie est comme ça, de cette fa-
çon tu ne me suspecteras pas, puisque je dirais
tu es comme Anne-Marie Miéville. Elle préfère
être auteur, ou scénariste, être monteuse, être
ceci. Avoir un contrat, être payée, et ensuite
si possible que ça soit pas des bandits ou des
gens intéressants qui s’intéressent à l’enfant, à
l’œuvre, au ilm qu’elle a fait…

MO : Les professionnels de la profession. Un


de tes nombreux mots d’auteur… (rires)

JLG : Hélas oui, parce que je croyais encore…

MO : Mais est-ce que c’est une forme de liberté,


de pouvoir, recadrer les images d’Henri Alekan
ou de Gregg Toland ou de Citizen Kane chez soi,
de pouvoir tout recadrer, est-ce qu’il n’y a pas…

JLG : Mais c’était politique ! La notion d’au-


teur n’existe pas. C’était une erreur. Cette
politique n’a pas été suivie. Elle a eu un petit
moment d’utopie, qui a ini, comme d’autres

64
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

mouvements en 68, et c’est passé ailleurs. La


télévision comme ça, vous prenez dix petites
caméras, une Samsung, une Sony, une Pana-
sonic comme ça, il n’y en a pas une qui fait le
même cadrage. La notion de cadre a complè-
tement disparu. Sur mon téléviseur, je dois
avoir douze zapettes pour pouvoir faire large,
zoom un, quatre, quatorze neuvième, quatre
tiers, seize neuvième et comme ça. Il y a pas…
Donc moi je m’en occupe plus, c’est ini, c’est
une époque qui a disparu. Cette époque a com-
plètement disparu.

MO : On est d’accord là-dessus : ça a disparu.


Mais c’est quand même dommage que ça ait
disparu. Parce que le cinéma, c’était quand
même la grande invention du XXe siècle. Le
jazz et le cinéma étaient les deux arts populai-
res du XXe siècle.

JLG : Oui, ça a disparu. Tant que moi je n’ai pas


disparu, je continue. Contrairement à ce que tu
crois, j’ai fait trois ilms à succès. J’ai eu plus
de ilms refusés. Tous les ilms que j’ai faits,
sauf un peu les derniers, qui n’ont pas plus de
succès que les tiens, sauf pour moi, à mes yeux
personnellement si tu veux (rires), ce sont des
ilms de commande. Simplement, je vais sus-
citer la commande. Si Arte me dit, non on ne

65
Dialogues sur le cinéma

veut pas, ou bien, ça on veut. Vous me donnez


combien ? Je ne discute jamais. Une phrase qui
n’est pas une phrase d’auteur, c’est de dire : « Si
vous avez un dollar, vous pouvez faire un ilm
de un dollar. » Et une fois j’ai reçu d’une bande
de copains une cassette qui s’appelait One dol-
lar movies. (rires) Voilà. Ils étaient heureux de
leur côté. Ils ont fait ça. Du coup, je leur ai pris
un plan que j’ai mis quelque part, et je ne leur
ai pas payé de droits d’auteur bien sûr. (rires)
Mais cette notion de contrat, si tu veux… Je
m’en iche.

MO : Oui je me suis bien aperçu de ça !

JLG : Je les ai jamais lus. Je les lis à la in…

MO : Oui, mais je ne voulais pas non plus être


ta tête de turc juive.

JLG : Ah non, ça c’est ton problème. C’est ton


problème…

MO : Mais on parle de ce qui s’est passé dans ce


potager. Tu as ta version, j’ai la mienne.

JLG : C’est des approximations. Et il faut faire


les deux. Comme une cellule se divise en deux.
Et on est déjà deux pour faire une cellule, après

66
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

je ne sais pas quoi. Il y a un livre, le livre le plus


intéressant sur le cinéma qui a été écrit, il a
été écrit par un linguiste qui s’appelle Roman
Jakobson, qui est très connu dans son milieu,
qui s’appelle Six leçons sur le son et le sens.

MO : Oui ?

JLG : Non, ben que les gens l’achètent ! (rires)

MO : Moi, je trouve que le meilleur livre de ci-


néma, c’est l’autobiographie de Frank Capra...

JLG : Oui, elle est intéressante aussi. Elles sont


toutes intéressantes…

MO : Faut pas essayer non plus de se margina-


liser exprès, Jean-Luc…

JLG : Mais on se marginalise... Michel-Ange


s’est marginalisé à sa façon. Le théorème de
Fermat qui vient d’être démontré et qui n’avait
pas été démontré depuis trois siècles. Il avait
écrit dans la marge : « J’ai une merveilleuse
démonstration pour ce théorème, mais je n’ai
pas tout à fait la place… » (rires)

MO : C’est beau ça…

67
Dialogues sur le cinéma

JLG : C’était dans la marge. Donc, ma foi, on


fait ce que l’on veut. Disons, une diférence
très pratique, c’est que tu as essayé de faire des
ilms en Amérique et je le respecte tout à fait.
Il n’y a personne qui respecte autant que moi
l’ancien Hollywood. Et si Hollywood est puis-
sant aujourd’hui, c’est parce qu’il y a encore des
vieilles formes de cinéma. Bon, c’est plus des
grands producteurs, c’est des petits avocats ou
des grands avocats ou des grands argentiers.
C’est diférent. Mais la forme... On ne peut pas
expliquer leur succès mondial autrement. Si
moi je vais voir la petite marchande vidéo qu’il
y a à Rolle, il n’y a que des ilms américains. Si
je veux voir un ilm norvégien, impossible, et
du reste, ai-je vraiment envie de voir un ilm
norvégien ? (rires)

VL : Vous avez essayé de faire des ilms en


Amérique ?

JLG : J’ai essayé, ça n’a jamais marché… mais


c’est pour ça que j’ai de l’admiration pour Marcel.
Non, ce que je voulais dire, la petite diférence
pratique : tu as fait des ilms, ça vient peut-être
de ton père, qui était, ce qu’on peut appeler, pas
sarcastiquement mais honorablement, met-
teur en scène. Mais ne pas vouloir être produc-
teur, c’est la grosse diférence entre nous, très

68
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

vite. C’était le point commun que j’avais avec


François et on est devenu deux producteurs de
type diférent, qui faisions nos propres ilms.
Simplement parce que si j’étais producteur, à
l’époque, j’avais une maison de production. Et
ben, je n’avais plus de maison, ayant quitté ma
famille, et comme ça, c’était ma maison main-
tenant. Aujourd’hui ça s’appelle plus comme
ça. Mais c’était que à partir du moment où un
certain nombre de pièces de monnaie avait été
décidé pour faire le ilm, si j’étais producteur, je
pouvais en avoir le contrôle. Si j’étais metteur
en scène, je n’en avais pas le contrôle. J’étais ré-
duit, soit à mendier ou à augmenter le devis, ce
que font beaucoup de gens. Comment, je veux
quarante mille éléphants, je ne peux pas, donc
je ne fais pas le ilm, ce que fait Kubrick par
exemple. Je ne ferai pas Napoléon parce que ça
coûte trop cher. Mais en revanche, si je suis moi
producteur, je fais, bon, il y a un million, il y a
cinq-cent mille francs, il y a dix francs, il y a un
dollar, je vous fais un ilm avec un dollar, voilà.
Et puis je regarde le contrat. Ils me disent, vous
devrez le livrer après-demain si c’est qu’un dol-
lar, je dis d’accord. Et je le fais. L’ouvrier qui va
à l’usine ou à la cantine ne fait pas autre chose.
Contrairement à ce que tu dis, je n’ai pas le bras
long. Il s’agite pour dire bonjour, mais c’est
tout ! (rires)

69
Dialogues sur le cinéma

MO : C’est mon papa qui disait : « Je n’édite


pas à compte d’auteur. » Et je pense que
efectivement, c’était une erreur. Ce n’était pas
une erreur pour lui, à son époque, mais à notre
époque, c’était déjà une erreur, et François me
le faisait remarquer. Le dernier ilm, que je
n’ai pas produit non plus, mais on ne trouvait
absolument aucun producteur, c’est Bertrand
Tavernier qui lui aussi me disait : « L’époque
des grands seigneurs de ton père, c’est terminé,
si l’on ne veut pas mendier, si l’on veut garder
son indépendance... » (silence) On cherche des
désaccords, mais en fait je suis complètement
d’accord avec Jean-Luc Godard. Comme je dis
souvent, simplement, j’ai eu tort et je me suis
piégé moi-même.

JLG : Une certaine indépendance. Car récem-


ment, j’aime bien faire tout et son contraire
aussi, et j’ai essayé de faire un ilm encore une
fois en Amérique, d’après un bouquin qui avait
eu du succès, ça les rassure déjà, puisque tous
les ilms sont faits d’après des bouquins. Et
je leur ai dit simplement : « Écoutez, je veux
être strictement metteur en scène à l’ancienne
mode, comme Nicholas Ray ou Robert Aldrich
quand ils ont fait leurs premiers ilms. Vous
choisissez les vedettes, vous choisissez le scé-
nariste, vous choisissez les décors, vous choi-

70
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

sissez le budget, vous m’appelez quand c’est


prêt... » Ça n’a pas marché !

MO : Tu attends encore. (rires) Autrement, il


ne serait pas là !

JLG : Autrement, je ne serais pas là, voilà !

MO : Oui ! Mais on n’avait pas de désaccord à


l’époque, en plus. Moi, c’est sur ce terrain-là,
que je ne voyais pas, comment, sauf, en s’en-
tendant très bien tout le temps, et en s’embras-
sant tous les matins – c’est peu probable parce
que tu piques…

JLG : Oui mais jamais dans la caisse !

MO : Ah ! (rires) Sauf à garder des bons senti-


ments l’un envers l’autre tout le temps, sur un
sujet aussi épineux…

JLG : Mais non, mais tu te…

MO : Aussi efroyable…

JLG : Mais tu te trompes…

MO : Que ce qui se passe…

71
Dialogues sur le cinéma

JLG : Mais tu te trompes…

MO : Entre la Palestine et Israël, je ne voyais


pas. Si on avait pu convenir de qui ferait quoi,
le ilm serait peut-être déjà fait, ce qui serait
pas plus mal.

JLG : Mais il suit à ce moment-là de dire, moi


je pars tel jour, tu viens avec moi ou toi tu pars
de ton côté, tu vas en bateau, en avion ou à
la rame ou comme tu veux, tu passes comme
tu veux, tu sais, moi je te dis : je serai de telle
époque à telle époque, là. Et toi tu y vas aussi.
Forcément on se voit, on ne parle pas ensemble,
on parle ensemble, on fait des choses, toi tu as
ton système de cinématographie, une grosse
Panavision ou une petite Panasonic. Moi, j’ai
le mien. On regarde après ce que chacun a fait,
on regarde…

AG : Moi j’avoue comme spectateur, je serais


très intéressé par votre double regard. (rires)
Non non, je dis ça très sérieusement, parce
que je sais que l’un et l’autre, sont des gens
honnêtes et subjectifs.

JLG : Si tu veux, oui mais pour moi l’honnêteté


passe d’abord par le ilm. Par le cinéma. Juif,
politique ou ce que tu veux, mon thermomètre

72
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

ou mon moyen de mesure est le cinéma. Quel


ilm a-t-il fait ? quand ? à quelle époque ?… Et
des trucs comme ça. Je l’aime, je l’aime pas. Si
je ne l’aime pas, je me méie de lui. Si je l’aime...
Et puis, en le rencontrant, je vois efectivement
que c’est diférent. Si tu veux, c’est…

MO : Les sentiments changent pendant qu’on


ilme...

JLG : Mais tout à fait ! C’est comme deux


mathématiciens, sur quel théorème a-t-il tra-
vaillé ? Peut-on en parler un peu ensemble ? Et
c’est tout. Après, s’il y a la guerre entre deux
pays, on se séparera. Ça n’empêchera pas de
faire cette équation et c’est tout. Peut-être…
Un contrat, on te dit : « Ben moi, je peux as-
surer le début, avec mon petit bras long si tu
veux. Je peux assurer cent mille ou deux cent
mille francs suisses, je peux les emprunter »...
Ça suit à payer le voyage, la vidéo ne coûte
rien, on voit.

MO : On peut peut-être en reparler, alors…


(rires) dans les jours qui viennent...

JLG : Mais c’est fait… (applaudissements)

73
Dialogues sur le cinéma

AG : Moi je crois que si cette rencontre ami-


cale entre ces deux réalisateurs pouvait abou-
tir aussi à un double regard sur une situation
complexe, déchirante, etc. Je suis sûr qu’en
Suisse, comme le dit Godard, il y a moyen en
tout cas de trouver des inancements. Mar-
cel, tu resteras peut-être sur le problème du
inal cut, mais vous pouvez peut-être trouver
un moyen de trouver un accord !

VL : Mais si Marcel ramène des extraits de


ilms hollywoodiens et qu’il coule la produc-
tion, qu’est-ce que vous faites ?

MO : Ah ! (rires) Bonne question ça !

JLG : Mais s’il peut les payer, il les paye.

VL : Mais il ne peut pas…

MO : On revient au vieux problème, là. On re-


démarre au début. Non, je ne veux pas payer…

JLG : Ben tu fais comme moi, je ne veux pas


payer donc je ne m’en occupe pas ! (rires) Je ne
m’en occupe pas !

MO : Donc on va boire un café ?

74
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

JLG : Ben ça, on a de quoi boire un café ! (rires)

Une spectatrice : Monsieur Ophuls, j’aurais


aimé que vous nous parliez un petit peu plus
justement, de ces problèmes de production
que vous rencontrez, qui apparemment sont
importants. Je crois que le dernier ilm que
vous avez fait c’était Veillées d’armes, que
vous aviez d’autres projets par la suite. Et
que malheureusement, vous n’avez pas pu
donner suite à ces projets.

MO : Le Chagrin et la pitié, uniquement en


salles et uniquement en France, avait fait six
cent mille entrées. Veillées d’armes en a fait dix-
neuf mille… (soupir) Alors c’est vrai que j’aime-
rais pouvoir retravailler mais le moins qu’on
puisse dire, c’est que ça ne se bouscule pas au
portillon. Il y avait un livre de Viviane Forester
que je trouvais formidable, et elle je la trouvais
formidable aussi, parce qu’elle était très belle et
qu’elle avait une prose magniique, qui s’appe-
lait L’horreur économique. J’aurais bien aimé le
faire. Et alors on s’est vu, et elle m’avait don-
né un livre autobiographique Ce soir après la
guerre. Que presque personne, enin très peu de
gens ont lu. Elle s’appelait en réalité Dreyfus, et
elle avait fait l’exode avec trente voitures avec
chaufeur. Et elle avait passé les Pyrénées à che-

75
Dialogues sur le cinéma

val, avec son père qui était un juif pétainiste…


Et alors quand elle est arrivée à la frontière,
il y avait la Guardia Civil de l’autre. Son père
à cheval a dit : « Vive Franco. » Et je trouvais
que c’était tellement bien… Tiens, pourquoi
on fait pas ça, Jean-Luc ? Tu t’occuperais de la
partie documentaire et moi, je le travaillerais
enin avec des acteurs… Elle n’a pas voulu parce
qu’elle pensait, je crois un peu, que je me fou-
tais de sa gueule et de sa famille, ce qui n’était
absolument pas le cas. C’est vrai qu’une ille de
banquier, avec son histoire, membre du prix
Femina, faisant partie du tout Paris et qui tout
d’un coup, écrit un livre aussi féroce… J’aurais
aimé le faire, mais c’était aussi un truc de deux
ou trois ans sans doute, et puis elle n’a pas vou-
lu et j’ai dit alors on ne le fait pas !

Un spectateur : Jean-Luc Godard a parlé de


l’inconscient du Chagrin et la pitié. Est-ce
qu’il peut nous en dire quelques mots supplé-
mentaires de cet inconscient ?

JLG : Euh, vous me rappelez ce que j’ai dit


exactement ? (rires)

Un spectateur : Tout à l’heure quand on a


parlé du Chagrin et la pitié, peut-être me
suis-je trompé, vous avez dit qu’il y a un

76
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

inconscient dans ce ilm et justement, je me


demandais de quoi il s’agissait.

JLG : Je m’y suis intéressé dans la mesure où il


me représentait assez bien. Moi, j’étais à Paris,
j’avais dix ans, je faisais des va-et-vient entre
ma famille française et ma famille suisse. Et
j’étais à Paris quand… et je m’aperçois au-
jourd’hui que je n’ai aucun souvenir de l’entrée
des Allemands à Paris, aucun ! Je le sais par
des photos ou des trucs, pourtant je sais que
j’étais là-bas. Ensuite, j’ai fait l’exode, avec un
oncle très riche, directeur d’une compagnie
d’assurance, et qui avait une Peugeot ultra-
moderne. Tout ce que je me souviens, c’est
que le changement de vitesse se faisait avec
une boîte électromagnétique, qui s’appelait la
boîte Cotal. On était en grande admiration là-
dedans et on arrivait au Finistère, à Beg-Meil,
au bord de la mer et on est allé se baigner et
là, je me souviens, même pas vraiment, car on
me l’a dit après, je me souviens qu’il y avait des
grands garçons blonds qui se baignaient déjà
dans l’Atlantique. Et après, je me souviens
qu’on passait devant la Kommandantur et que
ma tante, la femme de cet oncle assez riche,
nous achetait des sucettes, et quand on passait
devant la sentinelle de la Kommandantur, on
avait le droit de faire ça (il suce de bas en haut

77
Dialogues sur le cinéma

une sucette imaginaire), voilà, c’était mon acte


de résistance. (rires) Ensuite, je suis retourné à
Paris, il fallait me faire passer en Suisse et mes
grands-parents maternels, qui étaient plutôt
de la bonne collaboration, mais ce que j’ai su
après, bien qu’ils aient un médecin juif, dont
je me souviens encore le nom et des plaisante-
ries que mon grand-père faisait sur lui, le Doc-
teur Saufar…

MO : Sautar ?

JLG : Saufar. Et qu’ils m’ont adressé chez des


amis qui habitaient Vichy, et j’ai passé trois
mois, trois mois en zone libre à Vichy. Et la
dame chez qui j’étais était une fana du cinéma
de l’époque, et j’allais avec elle tous les jours
au cinéma. De là a commencé mon éducation
cinématographique. Voilà, ensuite je suis passé
en Suisse et j’ai tout ignoré, je ne savais rien,
tout ignoré, j’étais même plutôt pour l’armée
allemande. Je me souviens, je faisais des cartes
avec des croix, je me souviens qu’ils appli-
quaient ce qu’ils appelaient la défense élas-
tique. Après Stalingrad. Rien et après, ça a fait
une espèce de trou. Donc, c’est par rapport à
cet inconscient, qui est bien examiné par le
travail de Marcel dans Le Chagrin et la pitié,
et dans d’autres documentaires, qui atteint sa

78
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

grandeur maximum dans Hotel Terminus, dont


il ne faut pas oublier qu’il s’appelle Klaus Barbie
et son temps.

MO : Il reste des gens, encore aujourd’hui, là


aussi c’est une question de longueur de bras,
comme Madame Simone Veil par exemple,
qui est encore tout à fait ière, d’avoir – com-
ment peut-on être ier d’avoir censuré quelque
chose, ou quelqu’un – faudrait le lui demander.
Elle est ière d’avoir contribué à l’interdiction
d’antenne du Chagrin et la pitié. Elle trouve que
c’est un ilm ignoble, qui crache sur la France,
qui ridiculise la Résistance. (soupir) It’s in the
eye of the beholder ! Rien de tout cela n’est vrai.
Mon inconscient peut-être, c’était d’être le ils
d’un juif MittelEuropa, d’un juif allemand. Sans
doute, parce qu’on a partagé deux exils succes-
sifs et que j’ai fait l’exode et qu’on est parti en
1941, par la peau des fesses... Mais c’est quand
même, une vision, je crois, anglo-saxonne de
ces événements-là et de ces années-là.

JLG : Le Chagrin et la pitié tu veux dire ?

MO : Oui, je crois, oui. C’est vrai qu’il y avait


chez moi cette attitude, un mélange de naïveté
et une volonté de dire : « Essayons de voir ce qui
s’est passé et racontons cette histoire. » Alors,

79
Dialogues sur le cinéma

pendant que nous faisions ce ilm, il y avait un


professeur, aux États-Unis, qui écrivait un livre
qui est sorti six mois après. On n’avait pas pu
le lire parce que ça s’est fait en même temps,
il s’appelle Robert Paxton. Même Madame Si-
mone Veil a dû le prendre au sérieux, parce que
c’était un professeur…

JLG : Non parce que c’était du littéraire et non


pas du cinéma…

MO : Et non pas du cinéma, merci beaucoup !

JLG : C’était des mots et pas des images…

MO : Je crois, je crois ! Il vient d’être bombardé


commandeur, grande croix non, commandeur
de la légion d’honneur. Moi, dans mon Béarn,
je m’étais dit que ce serait peut-être pas plus
mal d’avoir ce petit truc-là. Et donc, quand
quelqu’un l’avait proposé, j’avais dit, voyez ça.
Eh bien, ils ont vu ça parce qu’ils m’ont envoyé
les renseignements généraux. (rires) Les choses
ne changent pas tellement quand même…

JLG : Non pour répondre à Monsieur, inale-


ment la question sur l’inconscient, Le Chagrin
et la pitié, c’était l’inconscient de ce que je di-
rais, le cinéma. Qu’on appelait autrefois ciné-

80
La rencontre de Saint-Gervais (2009)

matographe. Comme on peut dire aussi chez


Proust, il y a l’inconscient de la littérature, chez
Mallarmé ou chez Rimbaud, ou chez d’autres,
même chez Tolstoï aussi. C’était l’inconscient
du cinéma qui s’exprimait, par la grâce et la
personne de Marcel Ophuls.

MO : Là, je pensais que tu allais plutôt parler


de mon père, en ce qui concerne la grâce, mais
merci beaucoup !

81
Le projet de ilm évoqué à de nombreuses reprises
par les deux cinéastes ne s’est malheureusement
pas concrétisé, malgré une lettre datée du 20 jan-
vier 2010, par laquelle Jean-Luc Godard suggère
à Marcel Ophuls de co-réaliser ce ilm en trois par-
ties : il lui propose d’en réaliser la première partie,
à laquelle il aurait répondu dans une deuxième
partie ; enin, Marcel Ophuls aurait signé une
troisième partie, répondant ainsi à la deuxième.
Jean-Luc Godard indiquait même dans cette lettre
le titre qu’il aurait voulu donner à ce ilm : Adieu
au langage.
>Jean-Luc Godard, Vincent Lowy, Francis Kandel et Marcel Ophuls.

>Marcel Ophuls, Francis Kandel, Vincent Lowy et Jean-Luc Godard.


Mon ami Godard

par Daniel Cohn-Bendit

Q uand on me demande depuis quand


je connais Godard, je dis : « Depuis À
bout de soule. » Ce ilm de 1959 est pour moi
le ilm entre les ilms. Le ilm contemporain en
soi. Un ilm qui fonctionne à n’importe quelle
époque. C’est du punk avant la lettre : « Tu n’as
aucune chance mais saisis-la. »
Je l’ai vu pour la première fois au début des
années 60. Et depuis, certainement une ving-
taine de fois. Mais c’est seulement quelques
années plus tard que nous nous sommes ren-
contrés personnellement. Pour moi, il était
déjà un mythe, tandis que lui ne me connaissait
pas encore. Les choses ont changé en 1968. Il
dit qu’il m’a vu pour la première fois lors d’une
manifestation pour la Cinémathèque française
et son directeur, Henri Langlois, que voulait
limoger le ministre de la culture de l’époque,
André Malraux, ce qui a fait descendre les
cinéastes dans la rue. J’étais là avec quelques

85
Dialogues sur le cinéma

amis et j’ai dit quelque chose du haut du rebord


d’une fenêtre.
Godard était souvent à Nanterre dès le début
de 1967, parce qu’il préparait La Chinoise avec
Anne Wiazemsky. Et en mars 1968, lorsque
la première université fut occupée, celle de
Nanterre, il était là aussi. Je crois que c’est ce
jour-là que nous avons parlé ensemble pour la
première fois. C’était pour ainsi dire ma venue
au monde politique. Cette année-là, nous nous
sommes revus souvent, car Godard a beaucoup
tourné durant toute la révolte étudiante.

« Une chose assez idéologique »

Tout le monde savait qu’il était ailié aux


maoïstes et ce n’était pas du tout ma tasse de
thé. Voilà pourquoi nous ne nous sommes pas
rencontrés sur le terrain politique. Mais du-
rant l’été 68, j’ai fait la connaissance d’un pro-
ducteur qui m’a demandé si je ne voulais pas
tourner un ilm. À l’époque on croyait que tout
le monde était capable de faire des ilms. J’ai
dit : « Si, bien sûr. Je voudrais tourner un wes-
tern avec Jean-Luc Godard. » C’était évidem-
ment une boutade. Mais quelqu’un l’a raconté
à Godard qui a dit : « Je ne veux évidemment
pas faire de western ! Mais pourquoi pas. »

86
Mon ami Godard

Et c’est ainsi que nous nous sommes retrou-


vés à Rome au mois de septembre 1968 pour
le tournage de notre western : Vent d’est. Une
histoire complètement dingue. J’avais vingt-
trois ans, Jean-Luc avait la quarantaine. Tout
était discuté en assemblées générales ; le matin
on se retrouvait pour parler du cinéma, de son
importance et du sens de tout ça, et puis, à un
moment donné on a commencé à tourner. Par-
fois, nous les plus jeunes, nous allions à la plage
où nous dormions aussi. Godard était fasciné
mais il allait à l’hôtel. Nos idées politiques ne
l’intéressaient pas, il était maoïste. Mais notre
façon de vivre l’intéressait beaucoup.
Les maoïstes étaient rigides, nous étions
imprévisibles. Pour nous, la vie était plus im-
portante que la politique, même si c’était évi-
demment aussi une forme de politique. Il y
avait donc une fascination réciproque – moi
j’étais fasciné par sa cohérence intellectuelle,
même si je n’étais pas d’accord, et lui était fas-
ciné par notre liberté. Il y a une photo de moi,
à l’époque, où je suis en short, en train de jouer
avec un colt. Mais c’était des bêtises, on jouait
simplement avec les accessoires. Le ilm était
une idée abracadabrante et ça n’a pas donné
grand-chose. Plus tard, Godard l’a terminé
avec Jean-Pierre Gorin et leur collectif Dziga
Vertov, c’est devenu une chose assez idéolo-

87
Dialogues sur le cinéma

gique. Mais nous nous sommes côtoyés pen-


dant un bon moment. Ce fut aussi une période
tragique pour Godard qui a été quitté par sa
femme, Anne Wiazemsky. Elle est partie avec
un ami à moi. Tout ça, c’était la vie ; et à côté il
y avait un ilm en train de se faire.

« Intellectuellement il veut provoquer,


mais émotionnellement il est très fragile »

C’est à cette époque que j’ai compris que


Godard est quelqu’un qui s’empare de tout
ferment révolutionnaire pour surmonter sa
propre histoire. Il faut bien comprendre ça, si
l’on veut comprendre Godard : tout sa vie est
une révolte permanente contre son origine,
contre sa famille qui appartenait à la grande
bourgeoise suisse, raciste et fascistoïde. C’est
ça qui le fascinait dans la révolte de 68 et aussi
dans le maoïsme – pour lui, il fallait que ce soit le
plus radical possible. C’est ainsi que fonctionne
sa pensée intellectuelle mais aussi sa pensée
cinématographique. La Nouvelle Vague était la
critique radicale du cinéma de qualité français.
Quel que soit l’engagement de Godard, il prend
toujours la position la plus radicale.
D’un autre côté, c’est quelqu’un d’adorable
et d’une très grande tendresse. Pendant des
années, par exemple, et jusqu’à ce que nous

88
Mon ami Godard

nous fâchions, il m’a toujours envoyé un petit


message, au mois de mars – « Happy Birthday »
pour ma naissance en politique. Et je me sou-
viens qu’à Rome, lorsqu’Anne Wiazemsky l’a
quitté, il lui a ofert un dessin représentant un
sujet que l’on retrouve aussi dans ses ilms :
un kangourou – c’était elle –, avec lui dans la
poche. Il voulait dire par là qu’ils allaient en-
semble. Pourtant elle était déjà partie.
Intellectuellement il veut provoquer, mais
émotionnellement il est très fragile. Je l’aime
bien parce que c’est un solitaire et qu’il a tou-
jours été un solitaire dans sa révolte. Dans
les années 70, par exemple, il est allé à Cuba,
mais pendant tout son séjour il est resté dans
sa chambre d’hôtel. Il ne sortait pas parce qu’il
n’arrivait pas à avoir un contact avec les gens.
Ce n’est qu’avec Anne-Marie Miéville, avec qui
il est depuis 1975, qu’il a trouvé une forme
d’alter ego, quelqu’un avec qui il peut faire des
choses. Réléchir par exemple aux rapports
qu’entretiennent entre eux les images et les
sons. Leur première grande production com-
mune a été le ilm sur la Palestine Ici et ailleurs
(1975). C’est le premier ilm qui lui a valu un
reproche d’antisémitisme. Godard avait tourné
le ilm en 1969-1970 dans un camp palestinien
et dans des conditions singulières, avec Gorin,
qui était un maoïste radical. Ils ont été instru-

89
Dialogues sur le cinéma

mentalisés par les fedayins, ou quelque autre


groupe, avec qui ils étaient là-bas. Après leur
retour, ils ont laissé le ilm de côté. Quelques
années plus tard, Godard a repris tout ça ; il a
fait de nouvelles prises de vue avec Anne-Ma-
rie Miéville et ajouté le dialogue. C’est dans ce
ilm qu’on a la célèbre comparaison en image
entre Golda Meir et Adolf Hitler, suggérant
que les Israéliens font avec les Palestiniens ce
que les nazis avaient fait avec les juifs. Voilà la
posture propalestinienne radicale et antisio-
niste de Godard : aujourd’hui, les Palestiniens
sont les victimes des victimes d’autrefois. De-
puis, la question qui se pose est : Godard est-il
antisémite ?

« C’est le problème de Godard »

Et cette question est insoluble. Mais elle est


intéressante si l’on s’y penche vraiment. Der-
nièrement j’ai appelé quelqu’un qui travaillait
en étroite collaboration avec Godard – Romain
Goupil, avec qui il s’est fâché d’ailleurs depuis
assez longtemps, ce qui veut dire chez Godard
qu’il ne lui parle plus – et je lui ai posé la ques-
tion : « À ton avis, est-ce que Jean-Luc est anti-
sémite ? » Il m’a répondu : « On ne peut pas
dire ça. Il faut savoir de quelle famille il vient. »
Godard aurait dit une fois à Romain : « Écoute.

90
Mon ami Godard

Quand j’étais enfant, je marquais les avancées


de la Wehrmacht avec de petits fanions. Toi,
Romain, tu viens d’une famille communiste
et tu as eu d’autres jeux. Et Dany vient d’une
famille d’émigrants juifs. C’est toute la difé-
rence, voilà pourquoi nous sommes devenus ce
que nous sommes. »
Je crois que les sentiments de Godard
sont contradictoires. On peut certainement
dire qu’il n’est pas casher. Mais est-il un mili-
tant antisémite ? Il fait des blagues sur les juifs.
Comme tout le monde. Mais c’est loin d’être
une déinition de l’antisémitisme. Sa question
– et là il est proche de Sartre – est celle-ci : qui
est le juif d’aujourd’hui ? Le juif d’aujourd’hui,
dit Godard, ce sont les Palestiniens. Lui et
Sartre ont essayé, bien que de façon diférente,
de comprendre ce qui s’est passé lors de l’atten-
tat aux Jeux olympiques de Munich en 1972 et
ils l’ont dit publiquement : c’est une forme de
la résistance palestinienne. Sartre est ensuite
revenu sur ses propos. Sartre s’est toujours
identiié aux juifs, ils sont pour lui le symbole
de la persécution et des persécutés. Il n’a été
propalestinien que durant sa période maoïste.
Ainsi, l’antisémitisme ou le supposé anti-
sémitisme de Godard a son origine dans cette
période maoïste. Mais au fond, la préoccupa-
tion de Godard jusqu’à aujourd’hui est celle-ci :

91
Dialogues sur le cinéma

on aurait dû protéger les juifs des nazis. Et qui


sont les juifs d’aujourd’hui ? Les Palestiniens.
Voilà pourquoi il faut les protéger contre Israël.
Il ne s’agit pas de savoir si c’est juste ou faux.
Ça ne mène nulle part. Chacun a un problème.
Comme dans les romans, comme dans les
ilms. Et ça, c’est la tache de Godard.

« Là-dessus Godard a piqué une colère »

Dans son dernier ilm, Film socialisme, il y a


aussi une histoire juive singulière – l’histoire
d’un banquier et puis cette magniique image
de la Palestine intacte. Moi je dis : Godard est
un très grand artiste, comme Céline qui était
antisémite mais qui a quand même écrit l’un des
livres les plus impressionnants sur la guerre.
Ou comme Richard Wagner, Gottfried Benn et
d’autres. Il y a tant d’artistes qui ne sont pas
casher. Mais la question reste posée, bien en-
tendu : pourquoi est-ce que les juifs dérangent
tant ? Je dis toujours : « Les victimes ne sont pas
par déinition des individus bons. Ce sont des
victimes. » Et Godard dit : « Oui, les juifs ont été
des victimes mais ce ne sont pas des individus
bons, regardez ce qu’ils font maintenant aux
Palestiniens. » Dire les choses comme ça, c’est
peut-être faux. Mais, moi non plus, je ne peux
pas comprendre comment, avec une histoire

92
Mon ami Godard

comme la Shoah, quand on a vécu cette exter-


mination, on peut pratiquer une telle politique
coloniale. Je me souviens qu’après les massacres
de Sabra et Chatila, j’ai rêvé que l’armée israé-
lienne avait repoussé les Syriens et les milices
libanaises, et sauvé les Palestiniens. Pourquoi
ne l’ont-ils pas fait ? J’ai toujours espéré que les
hommes puissent apprendre de l’histoire. Mais
non. Ils apprennent ce qu’ils veulent.
Pourquoi Godard n’a de cesse de vouloir
prouver à tout le monde que les juifs ne sont pas
vraiment bons, c’est son problème. Mais ce fai-
sant, il pose quand même une bonne question.
Et bien entendu, c’était une bonne chose de lui
décerner un oscar d’honneur. De toute évidence,
l’académie des Oscars a compris que c’est l’un
des plus grands esprits du cinéma. Quelqu’un
qui construit le cinéma. Le déconstruit. Qui
expérimente de nouveaux sons et des images
invraisemblables et travaille toujours contre la
tradition et crée quelque chose de neuf.
Notre relation a duré jusqu’à ce fameux soir
où il a présenté son ilm sur la Bosnie, Fore-
ver Mozart (juin 1996). Le ilm a été présenté
en avant-première à Strasbourg, et je devais
conduire le débat ensuite. J’ai dit que je le ferai
volontiers. Nous avons regardé le ilm et les
gens ne l’ont pas compris. Les ilms de Godard
étaient déjà très diiciles à l’époque. Les spec-

93
Dialogues sur le cinéma

tateurs étaient assez durs dans la discussion.


Ils étaient déçus, ils étaient indignés et ils ont
durement attaqué Godard. Et j’ai fait l’erreur
de ma vie. Quand j’ai vu que ça ne marchait
pas bien, j’ai dit : « Faites attention, vous avez
devant vous l’un des plus grands cinéastes de
toute l’histoire du cinéma, et vous grommelez
à tort et à travers, sans même essayer de com-
prendre quoi que ce soit. Godard a fait le plus
grand ilm de tous les temps ! Il s’appelle À bout
de soule. » Là-dessus, Godard a piqué une co-
lère et s’est mis à crier qu’il aimerait que ce ilm
n’existe pas, que c’était le plus mauvais, le pire
ilm qu’il ait jamais fait, et que s’il en avait le
pouvoir, il détruirait toutes les copies pour que
plus personne ne vienne l’embêter avec ce ilm.

« Je brade tout »

J’étais sidéré. Finalement, à un moment, la


discussion a pris in et nous sommes allés man-
ger. Les acteurs étaient là aussi. Au restaurant, la
discussion a continué et soudain les acteurs ont
dit à Godard : « Tu sais quoi ? Nous non plus, nous
n’avons pas compris le ilm. Tu n’en as même pas
parlé avec nous. Tu ne parles jamais avec nous.
Tous les ilms, on les a tournés avec toi sans ja-
mais comprendre ce que nous faisions ni pour-
quoi. Tu as toujours été incapable de communi-

94
Mon ami Godard

quer avec nous. » Et Godard a répondu : « Vous ne


vous êtes jamais intéressés à moi ! Vous ne vous
êtes jamais demandé si j’allais bien ou mal. »
Ça c’est Godard. Il a l’impression que per-
sonne ne s’intéresse à lui ou à ses ilms. Ce
soir-là, ce fut assez virulent et pénible. Et puis
soudain Godard s’est levé et il est parti. Mais
avant il avait réglé la note pour tout le monde.
Depuis, ce fut le silence radio entre nous.
Au début de cette année, après tout ce
temps, la société de production de Film socia-
lisme m’appelle et me demande si je serais
prêt à avoir une discussion avec Godard sur ce
ilm. Il en avait envie. Je suis donc allé chez lui
à Rolle, au bord du lac Léman, où il a sa mai-
son de ilm et en même temps la maison où il
habite. Je n’ai été que dans sa maison de ilm.
Après l’entrée, on arrive dans un foyer avec un
nombre incroyable de livres. À droite, il y a une
petite pièce avec un fauteuil et une table d’où
l’on passe ensuite dans une grande pièce où il
n’y a que des tables de montage, des plus an-
ciennes aux plus modernes, et de là on arrive
dans une salle de projection. Entre cette salle
et la pièce de travail, il y a une vidéothèque
avec tous les ilms que Godard a vus, détestés,
aimés, une collection incroyable. Je savais qu’il
voulait arrêter et je lui demande : «Que va deve-
nir tout ça ?» Et il me dit : «Je brade tout. Le pro-

95
Dialogues sur le cinéma

ducteur veut tout acheter ; après il en fera ce qu’il


voudra. – Mais ta collection de ilms ? C’est quand
même de l’histoire, on pourrait faire un musée Go-
dard avec ça. – Oh ! Jamais de la vie !»

« Il organise sa solitude »

Notre discussion fut ensuite très belle. Ce qui


compte, avec les ilms de Godard, n’est pas de
savoir s’ils sont bons ou mauvais. Film socialisme
m’a énormément plu par séquences. Les scènes
sur le paquebot – imaginer un tel décor pour par-
ler de l’Europe ! Et puis cette idée d’occuper son
propre monde politique avec des lieux diférents :
l’Espagne c’est la révolution espagnole, les Répu-
blicains contre Franco. Odessa c’est la Révolution
russe, c’est le cuirassé Potemkine. Gênes, Naples,
toutes les révoltes italiennes. La Grèce, pour lui
la source de la pensée, toute sa tradition qu’elle
a élaborée de bric et de broc. Et la Palestine, son
rêve. C’est splendide, et le ilm est peut-être la
somme de son univers intellectuel.
J’ai malgré tout l’impression que c’était un
homme qui disait : « Salut ! » Quelqu’un qui
veut tout abandonner mais veut d’abord faire
sa paix. Je crois qu’il voulait absolument faire
la paix avec moi. J’ai eu le sentiment qu’il y
avait quelque chose de très précaire dans son
rapport au monde extérieur. Je crois qu’avec

96
Mon ami Godard

moi Godard a une relation qu’il a rarement l’oc-


casion d’avoir – nous nous rencontrons d’égal
à égal. Nous ne sommes pas en concurrence,
nous travaillons sur des planètes diférentes.
Ça le détend. Ça l’intéresse. Il m’a dit qu’il re-
gardait ces talk-shows débiles à la télévision.
Pour s’entraîner, dit-il, comme autrefois au
tennis. Une sorte d’entraînement à la discus-
sion. Mais cela veut dire aussi qu’il organise
sa solitude. Toute sa vie, il a cherché à trouver
un équilibre entre son personnage public et sa
solitude, et depuis les vingt dernières années
il n’y a plus d’équilibre. C’est un long chemin
vers la solitude. Il professe dans ses ilms, il
veut nous expliquer le monde – et nous, nous
voulons des images de Godard. C’est le grand
malentendu entre le monde et lui.
À la in, je lui ai demandé : « Alors tu ne
veux plus tourner ? » Il m’a répondu : « Si si, je
vais continuer à tourner. Et même avec ça. » Il
a sorti deux gadgets de sa poche. Le premier,
c’était un stylo. Il me le tend et dit : « Regarde,
c’est ce qu’ont les espions aujourd’hui, il y a une
caméra au bout. » Le deuxième était un réveil.
Lui aussi avec une caméra intégrée.
Le 3 décembre 2010
(paru dans le journal Le Monde le 25 décembre 2010)
Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses

97
Crédits photographiques : Toutes les photos de la rencontre de
Saint-Gervais sont dues à André Gazut. Celles de la rencontre du
Méliès sont tirées de la captation du débat (auteur inconnu).
Table des matières

Avant-propos.....................................................7
par Vincent Lowy

Mon ami Marcel..............................................11


par André Gazut

La rencontre du Méliès (2002).........................13

La rencontre de Saint-Gervais (2009).............41

Mon ami Godard.............................................85


par Daniel Cohn-Bendit
Composition : Le Bord de L’eau éditions

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en décembre 2011


pour le compte des éditions Le Bord de L’eau
par Pulsio sarl, 38 rue Durantin, Paris.

Dépôt légal : janvier 2012

Imprimé en Europe

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