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UNE RELATION À
RÉINVENTER
Enzo Traverso
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ISSN 0994-4524
ISBN 9782130586999
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Le « retour à Marx » qui s’est amorcé au cours des dernières années
– bien visible dans ce qu’on appelle couramment les nouvelles pensées
critiques – n’a pas touché l’histoire. Pour la plupart des jeunes histo-
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riens, Marx constitue une sorte de terra incognita ; pour leurs aînés,
une figure oubliée, sinon bannie. Certes, nombre d’historiens marxistes
restent actifs et prolifiques, surtout dans le monde anglophone, mais
l’historiographie, dans son ensemble, n’a pas encore tourné la page de
la « crise du marxisme ». Eric Hobsbawm, le plus célèbre des historiens
marxistes vivants, constate ce phénomène avec lucidité : « Les vingt-cinq
années qui ont suivi le centenaire de la mort de Marx – écrit-il – ont
été les plus sombres dans l’histoire de son héritage »1. En France, Thierry
Aprile a assombri le tableau. Retraçant la trajectoire du marxisme dans
l’historiographie, il a souligné, tout d’abord, la reconnaissance de celui-
ci, amorcée dans les années 1930 et poursuivie après la Seconde Guerre
mondiale – surtout grâce aux Annales, avec son entrée, encore timide, dans
le champ universitaire –, puis son hégémonie – Aprile n’hésite pas à parler
de « domination » –, qui s’établit dans les années 1960 et 1970, lorsqu’il
accompagne l’essor du structuralisme, avant d’entamer son déclin à partir
du milieu des années 1970 et, finalement, de disparaître au cours de la
décennie suivante, son décès étant symbolisé par le tournant de 1989.
Commence alors une période pendant laquelle, selon Aprile, « la référence
même au marxisme peut valoir disqualification »2.
Adoptant une approche similaire, Matt Perry a repéré trois principales
étapes de l’historiographie marxiste, qu’il identifie un peu trop hâtivement
à des « générations ». D’abord, celle des fondateurs, Marx et Engels, aux-
quels on pourrait ajouter une figure comme Franz Mehring. Ensuite, une
1. Eric Hobsbawm, How to Change the World. Tales of Marx and Marxism, London, Little Brown, 2011, p. 384.
2. Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Histo-
riographies, vol. I, Paris, Folio-Gallimard, 2010, p. 515. Dans la plupart des manuels ou dictionnaires critiques du marxisme parus
au cours des dix dernières années, l’histoire ne fait pas l’objet d’articles spécifiques. Voir, par exemple, Jacques Bidet, Eustache
Kouvélakis (éd.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001. Seuls deux historiens, E.P. Thompson, décédé en 1993, et
Mike Davis, figurent dans la « cartographie des nouvelles pensées critiques » dessinée par Razmig Keucheyan, Hémisphère
gauche, Paris, Zones, 2010.
Actuel Marx / no 50 / 2011 : Pourquoi Marx ? Philosophie, politique, sciences sociales
entre histoire et théorie sociale
étape intermédiaire, qu’il situe entre les deux guerres mondiales, marquée
par des théoriciens marxistes qui écrivent et réfléchissent sur l’histoire
(Georg Lukács, Léon Trotski, Antonio Gramsci, José Carlos Mariátegui)
et par quelques grands historiens (David Riazanov, Arthur Rosemberg,
C.L.R. James, Karl A. Wittfogel, W.E.B. Du Bois). Enfin, une troi-
sième étape, celle de la guerre froide (1947-1989), qui voit l’émergence
d’une historiographie marxiste originale et puissante, dont les bataillons
se lancent à la conquête de l’université (qui les avait toujours exclus, à
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quelques exceptions près), tout en transformant les paradigmes de leur
discipline. Dans cette période, se constituent des nouveaux courants qui
bouleversent littéralement, tant par leurs méthodes que par leurs objets,
l’atelier de l’historien. Dans le sillage d’Albert Mathiez et de Georges
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postmoderniste ne me semble pas sérieusement défendable. Penser que
l’irruption d’un irrationalisme hostile à l’histoire, faisant de cette dernière
une simple construction langagière, un discours autonome et indépendant
de toute réalité extérieure, donc de toute vérification factuelle, aurait mis à
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Le poids de la défaite
Le recul du marxisme dans l’historiographie a plutôt des causes po-
litiques. L’hégémonie marxiste dans les sciences sociales (dont l’histoire)
avait certes été renforcée par l’avènement de l’université de masse dans
l’après-guerre, mais elle avait été rendue possible avant tout par une avan-
cée généralisée des luttes sociales et politiques. Entre la Résistance et les
années 1970, en passant par la décolonisation et les révolutions en Asie
et en Amérique latine, des relations nouvelles s’étaient nouées entre les
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intellectuels et les mouvements politiques, souvent des partis de masse,
qui incarnaient l’héritage de Marx. La révolution conservatrice des années
1980, dont le tournant de 1989 a été l’apogée, a renversé la tendance.
L’impact a été brutal et les effets cumulatifs de cette défaite historique sont
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9. Pour une reconstitution critique de ces débats, voir Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences
du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011.
10. Voir Jean Chesnaux, Du passé, faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens, Paris, Maspéro, 1976 (une des
meilleures synthèses d’historiographie marxiste des années 1970).
E. Traverso, Marx, l’histoire et les historiens. Une relation à réinventer
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tique, voire idéologique, très peu nourrie de chair et de sang. Bref, pour
nombre d’historiens, l’abandon du marxisme ne signifia rien d’autre qu’un
changement d’orientation politique ou d’objet de recherche.
L’historiographie marxiste qui, par définition, ne pouvait pas se dire
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11. Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, 1919-1943, Paris, Fayard, 1997 ; Paolo Spriano, I comunisti europei e
Stalin, Torino, Einaudi, 1983 ; Franz Borkenau, World Communism : a History of the Communist International, Ann Arbor, University
of Michigan Press, 1962.
12. Reinhart Koselleck, « ‘Champ d’expérience’ et ‘horizon d’attente’ : deux catégories historiques », Le futur passé. Contribution
à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 307-329.
13. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe (1923), Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 41.
entre histoire et théorie sociale
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du communisme) et même dans son corps social (les transformations
structurelles des classes laborieuses engendrées par la fin du fordisme). La
vague mémorielle qui a déferlé au cours des trois dernières décennies, dont
l’historiographie a été un des vecteurs, s’est focalisée sur les victimes des
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Téléologie
Pendant les premières années de ma formation intellectuelle et po-
litique, dans l’Italie des années 1970, le marxisme avait une vocation
« totalisante » – au sens hégélien du terme – qui lui conférait un statut
non seulement de « science », mais aussi de véritable science maîtresse,
une sorte de « science des sciences ». Un article d’Ernest Mandel de 1978
résume assez bien l’esprit de l’époque : « La grande force d’attraction in-
tellectuelle du marxisme réside dans le fait qu’il permet une intégration
rationnelle, complète et cohérente de toutes les sciences humaines, sans
équivalent jusqu’à présent »15. S’affirmant comme une sorte de « dépas-
sement dialectique » des sciences humaines et sociales, le marxisme avait
pu s’enrichir en se frottant à tous les champs du savoir et en tirant profit
de leur renouvellement épistémologique. Sa symbiose avec l’existentia-
14. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 437.
15. Ernest Mandel, « Pourquoi je suis marxiste » (1978), in Gilbert Achcar (éd.), Le marxisme d’Ernest Mandel, Paris, PUF, 1999,
p. 206.
E. Traverso, Marx, l’histoire et les historiens. Une relation à réinventer
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« découverte ». Il indiquait donc dans cet historicisme radical l’essence
même du marxisme : « Tout penser historiquement, voilà le marxisme.
[…] À tous les niveaux, l’histoire marxiste est à faire. Et c’est l’histoire tout
court »16. Le marxisme n’est pas concevable sans l’histoire et, en même
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16. Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction » (1973), in Jacques Le Goff, Pierre Nora (éd.), Faire de l’histoire,
Paris, Folio-Gallimard, 2011, p. 282.
17. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Œuvres I, Paris, Pléiade-Gallimard, 1977, p. 273.
entre histoire et théorie sociale
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un cauchemar sur le cerveau des vivants »19.
Dans l’historiographie marxiste, la vision du passé comme évolution
inéluctable des formations sociales a souvent coexisté avec une vision
volontariste fondée sur une accentuation quasi exclusive de l’agency et de
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18. Karl Marx, « Lettre à la rédaction de l’Otetschestwennyje Sapiski », in Maurice Godelier (éd.), Sur les sociétés précapitalistes.
Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 351.
19. Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852), Les luttes de classes en France, Maximilien Rubel (éd.), Paris, Folio-
Gallimard, 2002, p. 176. Pour une présentation d’ensemble des écrits de Marx sur l’histoire, voir S.H. Rigby, Marx and History.
A Critical Introduction, Manchester, Manchester University Press, 1987.
20. Louis Althusser, « Marxisme et humanisme » (1966), Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005.
21. Voir Ernest Mandel, Trotski, Paris, Maspéro, 1979, pp. 134-147. La position de Trotski est présentée comme exemplaire de
cette « tendance volontariste » par Ales Callinicos, « The Drama of Revolution and Reaction : Marxist History and the Twentieth
Century », in Chris Wickham (éd.), Marxist History-writing, op. cit., pp. 161-162.
22. Voir Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam,
2009.
23. Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 362.
E. Traverso, Marx, l’histoire et les historiens. Une relation à réinventer
veloppement des forces productives. Une fois libéré des entraves consti-
tuées par l’arriération soviétique, le socialisme aurait conquis le monde24.
La tétralogie consacrée par Eric Hobsbawm à l’histoire du XIXe et du
XXe siècles, dont le premier volume est paru en 1960 et le dernier en 1994,
montre bien la transition de l’ancienne téléologie marxiste au constat lu-
cide d’une défaite historique qui remet en cause toute idée d’une séquence
nécessaire des formations sociales. Le premier volume étudie les révolu-
tions bourgeoises entre 1789 et 1848, l’année qui annonce l’avènement
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des révolutions prolétariennes et socialistes25. Le dernier volume parvient
à la conclusion que l’échec du communisme était inscrit dans ses propres
contradictions : « La tragédie de la révolution d’Octobre est précisément de
n’avoir pu produire qu’un socialisme autoritaire, implacable et brutal »26.
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24. Isaac Deutscher, « Marxism in Our Time » (1965), Marxism, Wars & Revolutions, London, Verso, 1984, pp. 243-255.
25. Eric Hobsbawm, L’ère des révolutions 1789-1848 (1962), Paris, Hachette-Pluriel, 2002.
26. Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1994), Bruxelles/Paris, Complexe, 2003, p. 642.
27. Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Paris, Max Milo, 2009.
28. François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée de communisme au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
29. Voir, par exemple, Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, München,
C.H. Beck, 2009, pp. 758, 777.
entre histoire et théorie sociale
Réactiver le passé
Je crois avoir appris, au fil du temps, à instaurer avec le marxisme
une relation de tension critique – plus forte aujourd’hui que dans le
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passé – susceptible d’intégrer de nouveaux apports tout en échappant
aux dilemmes posés par l’adhésion (ou le rejet) à un système de pensée
bâti comme un édifice fermé. Je ne crois pas au marxisme comme arsenal
conceptuel autosuffisant. Je suis désormais méfiant vis-à-vis de tout dis-
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30. Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », op. cit., p. 179.
31. Cité dans Penelope J. Corfield, « The State of History », Journal of Contemporary History, 2001, vol. 36, n° 1, p. 156. Parmi
les dévots, on peut inclure Paul Blackledge, Reflections on the Marxist Theory of History, Manchester, Manchester University
Press, 2006.
32. E.P. Thompson, The Poverty of Theory (1978), London, Merlin Press, 1995, p. 63. C’est seulement en réduisant le marxisme
à « la primauté des forces économiques, l’objectivité de la méthode scientifique et l’idée de progrès », que Georg G. Iggers
peut conclure, en prenant en exemple Thompson, au passage de la « science historique marxiste du matérialisme historique à
l’anthropologie culturelle » (Historiography in the Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the Postmodern Challenge,
Middletown, Wesleyan University Press, 1997, p. 88).
E. Traverso, Marx, l’histoire et les historiens. Une relation à réinventer
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historique (la réalité factuelle, mais aussi la pensée et l’imaginaire). Dans
ce travail, certains outils épistémologiques apportés par Marx peuvent se
révéler indispensables (mais pas toujours et parfois moins que d’autres).
Marx nous aide à repérer des rapports et des conflits sociaux, des logiques
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33. Isaac Deutscher, « 1984 : The Mysticism of Cruelty » (1954), Heretics and Renegades, and Other Essays, London, Cape,
1969 ; Hannah Arendt, « The ex-Communists » (1953), Essays in Understanding 1930-1954, New York, Schocken Books, 1994,
pp. 391-400.
entre histoire et théorie sociale
sont servis, de façon plus ou moins large, de l’apport de Marx sans jamais se
demander s’ils devaient se dire « marxistes ». C’est le cas d’un historien de
la Grèce ancienne comme Pierre Vidal-Naquet, qui reconnaissait sa dette à
l’égard de Moses Finley, ou d’un historien du monde contemporain comme
Arno J. Mayer. Je me reconnais bien, de ce point de vue, dans les mots de
Georges Duby : « Ma dette envers le marxisme est immense. Je me plais à
en faire état. Par loyauté. […] Toutefois, j’affirme non moins nettement
ne pas croire à l’objectivité de l’historien, ni que l’on puisse distinguer ‘en
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dernière instance’ le plus déterminant des facteurs dont procède l’évolution
des sociétés humaines »34. C’est peut-être en ce sens que Vilar soulignait la
« convergence des leçons de Lucien Febvre et de la leçon de Marx »35 ou
que Hobsbawm admettait combien la naissance, en 1952, d’une entreprise
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marxiste comme la revue britannique Past and Present devait au modèle des
Annales de Fernand Braudel36.
Une relation féconde à la pensée de Marx me semble se dégager des
écrits historiques de Walter Benjamin, du Livre des Passages à ses thèses
« Sur le concept d’histoire ». Chez Marx, Benjamin n’a pas cherché une
_
grille de lecture du monde, mais plutôt une sensibilité, une Stimmung,
164 un style de pensée. Benjamin participe de ce qu’on pourrait définir, en
_ empruntant la formule à Michael Löwy et Daniel Bensaïd, un « marxisme
mélancolique »37, susceptible d’entrer en tension avec d’autres traditions
– en l’occurrence le messianisme juif – et libre de toute orthodoxie. C’est
ainsi qu’il a renversé les canons marxistes de son époque : il ne voyait plus la
révolution comme une « locomotive de l’histoire » conduisant l’humanité
vers le « Progrès » mais comme le « frein d’alarme » qui arrête la course
aveugle de la civilisation – dont le fascisme était un des visages – vers
la catastrophe38. Benjamin a introduit dans le marxisme une mélancolie
qui tient à la hantise des défaites accumulées au cours de l’histoire et qui
se remémore le souvenir des vaincus. Cette approche est perceptible au-
jourd’hui chez des historiens qui ont entretenu une relation plus ou moins
consciente de complicité avec la pensée de Benjamin, tout en provenant de
traditions différentes. Parmi ceux-ci, on pourrait citer Carlo Ginzburg, le
fondateur de la microhistoire – auteur d’un ouvrage comme Le fromage et
les vers, qui analyse la culture populaire en restituant la voix des humbles,
des anonymes, de ceux qui ont été effacés de l’Histoire39 –, Adolfo Gilly,
qui a retrouvé l’esprit des paysans zapatistes dans la Révolution mexi-
34. Georges Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 107.
35. Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction », op. cit., p. 245.
36. Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 391.
37. Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie, Paris, Payot, 1992 ; Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard,
1997. Sur la mélancolie de gauche, voir aussi la conclusion d’Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille, op. cit.
38. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Frankfurt/M., Suhrkamp,1977, Bd. I.3, p. 1232.
39. Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, Paris, Aubier, 1993, p. 21.
E. Traverso, Marx, l’histoire et les historiens. Une relation à réinventer
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de connaissance proviennent des vaincus »42.
Écrire une histoire critique en adoptant la perspective des vaincus – en
essayant parfois d’écouter leurs voix souterraines, inaudibles à la surface,
ignorées par les archives officielles ou effacées par le discours dominant –
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est sans doute la manière la plus féconde, pour les historiens, d’accueillir
l’héritage de la onzième thèse sur Feuerbach. Interpréter le monde pour
le transformer ne signifie pas devenir les défenseurs d’une stratégie ou les
combattants d’une idéologie, comme le furent les « intellectuels orga-
niques » du mouvement communiste du XXe siècle. Cela veut dire, pour
_
l’historien, ne pas considérer le passé comme un continent clôturé, défi-
nitivement fermé. L’anthropologie culturelle nous enseigne que les luttes 165
du présent se nourrissent du souvenir des combats perdus, des défaites du _
passé. Dans certaines circonstances, le présent peut entrer en résonance
avec le passé et le réactiver. Selon Siegfried Kracauer, « tel Orphée, l’his-
torien doit descendre dans le monde inférieur pour ramener les morts à
la vie »43. Walter Benjamin, quant à lui, comparait l’historien à un « chif-
fonnier » (Lumpensammler) soucieux de ramasser des objets abandonnés,
oubliés, considérés comme inutiles, sachant qu’ils pourront servir un jour,
comme les événements d’un passé qui demeure dans l’attente d’une ré-
demption à venir44. Certains diront qu’une telle conception de l’histoire
revient à réhabiliter, dans une version séculière, la dimension messianique
du marxisme, que ce dernier avait rejetée en s’efforçant de devenir une
« science ». Eh bien, ce messianisme sécularisé me paraît un excellent
remède aux échecs d’un marxisme conçu comme science de l’histoire. n
40. Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine 1910-1920, Paris, Syllepse, 1995. Gilly a explicité sa relation avec l’œuvre de Benjamin
dans son recueil El siglo del relampago, Mexico, La Jornada Ediciones, 2002.
41. Ranajit Guha, « The Small Voice of History », Subaltern Studies, vol. IX, 1996, pp. 1-12.
42. Reinhart Koselleck, « Mutation de l’expérience et changement de méthode », L’expérience de l’histoire, Gallimard, Paris/Seuil,
"Hautes Études", 1997, p. 239.
43. Siegfried Kracauer, Histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2005, p. 140.
44. Walter Benjamin, « Un marginal sort de l’ombre » (1930), Œuvres II, op. cit., p. 188.