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L'ACTION DE L'ARMÉE DE L'AIR EN 1939-1940 : FACTEURS

STRUCTURELS ET CONJONCTURELS D'UNE DÉFAITE


Philippe Garraud

Presses Universitaires de France | « Guerres mondiales et conflits contemporains »

2001/2 n° 202-203 | pages 7 à 31


ISSN 0984-2292

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ISBN 9782130527213
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Pour citer cet article :


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Philippe Garraud, « L'action de l'armée de l'air en 1939-1940 : facteurs structurels et
conjoncturels d'une défaite », Guerres mondiales et conflits contemporains 2001/2
(n° 202-203), p. 7-31.
DOI 10.3917/gmcc.202.0007
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L’ACTION DE L’ARMÉE DE L’AIR
EN 1939-1940 :
Facteurs structurels
et conjoncturels d’une défaite

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La défaite militaire de juin 1940 constitue un événement tout à fait
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essentiel de l’histoire de la France au XXe siècle pour trois différentes rai-


sons principales. Sur le plan international, elle marque l’abaissement défi-
nitif de la France au rang de puissance de second ordre. Sur le plan
interne, elle conduit directement à l’armistice et à sa large acceptation
dans un premier temps. La défaite en crée concrètement les conditions.
Enfin, elle est directement à l’origine de l’instauration du régime de Vichy
dont on connaît mieux aujourd’hui tous les effets : collaboration politique
et économique, application des lois raciales, etc.
D’autre part, la Seconde Guerre mondiale se caractérise dès son com-
mencement par un emploi nouveau de l’aviation qui apparaît comme une
arme de plus en plus décisive. Or curieusement et de manière quelque
peu paradoxale à bien des égards, beaucoup d’ouvrages consacrés à la
défaite de 1940 ne consacrent que fort peu de place à l’action de l’aviation
française lors de cette phase du conflit, comme si elle était quasi absente
ou n’avait joué qu’un rôle négligeable. C’est cette lacune qu’on voudrait
s’efforcer de contribuer à combler.
Comment expliquer cette « étrange défaite »1 et son extrême rapidité ?
Même si, de toute évidence, elle est très difficilement divisible, est-il pos-
sible de dégager une sorte de « contribution », au sens premier du terme,
spécifique de l’armée de l’Air ? En ce domaine, il ne semble pas possible
d’exonérer l’armée de l’Air de toute responsabilité. Elle a contribué pour
une part importante à la défaite, voire peut être considérée comme cores-
ponsable à part entière2. Dans cette perspective, on peut identifier certains

1. Selon le titre de l’ouvrage de Marc Bloch, historien fondateur des Annales d’histoire économique
et sociale avec Lucien Febvre, mobilisé en 1939-1940 et fusillé par les Allemands en 1944.
2. Responsabilité atténuée, cependant, du fait de sa dépendance et de sa subordination vis-à-vis
de l’armée de Terre, en dépit de son autonomie institutionnelle formelle, qui seront à l’origine de
tensions et même de conflits ; certains responsables de l’armée de l’Air étant de plus en plus réticents à
disperser leurs faibles moyens pour répondre aux demandes de l’armée de Terre dans le cadre de la
doctrine de coopération avec les forces terrestres et pallier dans une large mesure leur incapacité à
enrayer l’avance allemande, l’empêchant de mener des actions autonomes.
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 202-203/2002
8 Philippe Garraud

facteurs ou déterminants forts, de nature structurelle ou conjoncturelle,


qui ont pesé lourd dans l’issue des opérations militaires3.
Dès la fin des opérations militaires de ce qu’il est convenu d’appeler
« la campagne de France » (mai-juin 1940) qui a accompagné la signature
de l’armistice de juin 1940, le rôle de l’armée de l’Air et l’efficacité de son
action n’ont cessé de faire l’objet de controverses le plus souvent passion-
nées, mais également très intéressées de part et d’autre ; chaque partie
s’efforçant de se justifier et de faire porter à d’autres la responsabilité déci-
sive de la défaite.
Dans un premier temps, la polémique a été essentiellement politique
et militaire. Il s’agissait de trouver rapidement des responsables à la défaite

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de 1940. Sur le plan militaire, l’action de l’armée de l’Air a été sévèrement
remise en cause par les responsables de l’armée de Terre. Sur le plan poli-
tique, c’est l’action successive des différents gouvernements de la
IIIe République finissante et, tout particulièrement, des ministres de l’Air
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(Cot, Laurent-Eynac, de La Chambre) qui a été critiquée. Dans la pers-


pective de répondre à ces attaques, tous les responsables politiques et mili-
taires de l’aviation française se sont efforcés de se justifier, en s’appuyant
tout particulièrement sur des données statistiques émanant de leurs pro-
pres services4.
Dès l’origine, donc, les données quantitatives ont constitué une source
et une ressource essentielles et principales d’argumentation. Depuis ces
années sombres, la controverse n’a jamais véritablement cessé, même si elle
a pris souvent un tour plus technique. Aujourd’hui, en raison de l’accumu-
lation progressive de travaux, la cause paraît largement entendue, du moins
parmi les spécialistes, et les faiblesses et les contraintes de l’armée de l’Air
ont été précisément identifiées et analysées de manière non polémique5.

LE RENOUVELLEMENT TARDIF DE L’ARMÉE DE L’AIR


APRÈS LA DÉCLARATION DE GUERRE

À la déclaration de guerre, la situation de l’aviation française se carac-


térise par une infériorité numérique et qualitative profonde, bien que
variable, sur le plan des matériels. Et on sait qu’elle a constitué une des

3. On s’attachera ici uniquement à l’aviation de combat, il faut le préciser, à l’exclusion tout


particulièrement de l’aviation d’observation constituée des groupes aériens d’observation (GAO) mis
au service et à la disposition des unités terrestres par l’armée de l’Air et au nombre d’une quarantaine.
Pour utile et même nécessaire qu’elle soit, elle ne présente en effet qu’une valeur militaire limitée.
Cette restriction s’étend également a fortiori aux appareils de liaison et de transport, aux avions des
écoles et des centres d’instruction.
4. Se reporter en ce domaine à T. Vivier, L’armée de l’Air et le problème du réarmement aérien
au procès de Riom (1940-1942), Revue historique des armées, no 2, 1990 ; C. d’Abzac-Epezy, L’armée
de l’Air des années noires. Vichy 1940-1944, Paris, Economica, 1998, p. 32-36.
5. Tout particulièrement par P. Facon, L’armée de l’Air dans la tourmente. La bataille de
France 1939-1940, Paris, Economica, 1997 ; C.-J. Ehrengardt, mai-juin 1940 : autopsie d’une
débâcle, Aéro-Journal. Histoire de l’aviation, no 2, août-septembre 1998.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 9

principales faiblesses françaises, avec une doctrine exclusivement défen-


sive, un haut commandement dépassé et l’emploi des chars6. Cette infé-
riorité est totale pour le bombardement et la reconnaissance qui ne dispo-
sent d’aucun appareil moderne, beaucoup moins pour la chasse,
privilégiée il est vrai, pour des raisons culturelles et doctrinales, mais éga-
lement par des considérations techniques et industrielles7.
Entre la déclaration de guerre et l’engagement réel des opérations, une
amorce significative de profond renouvellement de l’armée de l’Air
s’opère. Il est essentiellement qualitatif et lié à la production et à la livrai-
son de nouveaux matériels beaucoup plus modernes, le nombre des unités
restant quant à lui relativement stable. Quelques groupes de chasse sont cer-

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tes créés, mais le nombre des unités de bombardement ne change pas8.
Malheureusement, ce renouvellement n’est que partiel et fragile : les
livraisons d’appareils modernes tardent à dépasser un seuil significatif, et
trop de types d’avions ne sont pas au point sur le plan technique.
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L’équipement en appareils modernes


Les structures, comme les unités et les personnels existaient, étaient en
place et ne demandaient, d’une certaine manière, qu’à fonctionner. Mais
l’absence d’anticipation, une mobilisation industrielle tardive et des pro-
blèmes chroniques d’organisation de la production ont eu des effets parti-
culièrement lourds. Dans une très large mesure, l’armée de l’Air a été
prise de court par un problème essentiel de calendrier.
L’état de l’armée de l’Air au début du conflit est le résultat d’une poli-
tique antérieure qui s’est caractérisée, d’une part, par de nombreux et
importants retards dans l’équipement des unités et, d’autre part, par
le non-respect systématique des plans d’équipement en volume9.

6. Voir, par exemple, dans cette perspective, mai-juin 1940. Défaite française, victoire alle-
mande sous l’œil des historiens étrangers (sous la dir. de M. Vaïsse), Autrement, no 62, mars 2000.
7. D’une part, il faut tenir compte du poids et de la valorisation de la chasse dans l’histoire et la
culture de l’aviation militaire ; d’autre part, contrairement à celle-ci qui a une vocation première
défensive, l’aviation de bombardement est destinée à des missions offensives peu compatibles avec la
doctrine résolument défensive de l’institution militaire durant cette période ; enfin, il est beaucoup
plus facile de construire un chasseur monoplace-monomoteur qu’un bombardier d’un point de vue
technique et industriel.
8. Le « groupe », qu’il soit de chasse, de bombardement ou de reconnaissance, constitue l’unité
organique de base de l’armée de l’Air. Composé de deux escadrilles, il compte en conditions normales
au moins 24 chasseurs, 18 ou 20 bombardiers et le plus souvent sensiblement moins d’appareils de
reconnaissance. Les escadres, structures de l’armée de l’Air depuis sa création en 1934 et composées
de deux ou trois groupes, ont succédé aux anciens régiments, mais ont été dissoutes en tant que telles
à la déclaration de guerre au profit de « groupements » opérationnels moins contraignants et plus
souples d’emploi. Par abréviation, on utilisera dorénavant les sigles GC, GB et GR pour désigner ces
différents types d’unités.
9. Se reporter en ce domaine à E. Chadeau, L’industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blé-
riot à Dassault, Paris, Fayard, 1987 ; J.-B. Duroselle, Politique étrangère de la France. La décadence 1932-
1939, Imprimerie Nationale (1re éd., 1979), rééd. Points-Histoire, 1983 ; SHAA, Histoire de l’aviation
militaire. L’armée de l’Air 1928-1981, Paris-Limoges, Lavauzelle, 1981 ; T. Vivier, La politique aéronau-
tique militaire de la France. Janvier 1933 - septembre 1939, Paris, L’Harmattan, 1997.
10 Philippe Garraud

L’équipement des unités, la formation des personnels, et donc par voie de


conséquence la capacité opérationnelle des forces aériennes s’en sont pro-
fondément ressentis. Ils ont conduit, tout particulièrement dans le cas du
bombardement, à faire utiliser par des personnels insuffisamment instruits
et expérimentés des appareils dont la mise au point technique et militaire
n’était pas achevée10.
La multiplication des programmes a constitué le seul moyen trouvé
pour rééquiper assez rapidement une armée de l’Air dont l’équipement à
la déclaration de guerre était en grande partie obsolète. La variable indus-
trielle paraît très lourde en ce domaine, et, dans cette perspective, la
répartition mensuelle des appareils « pris en compte », selon l’expression

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consacrée, par l’armée de l’Air est tout à fait éclairante : ce n’est qu’au
mois de mars 1940, c’est-à-dire bien tard (et trop tard en termes d’effets
sur le déroulement du conflit), que les livraisons d’avions modernes
« décollent » véritablement – c’est le cas de le dire – en doublant par rap-
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port aux mois précédents et en franchissant le seuil des cents pour cha-
cune des trois catégories d’avions considérées, c’est-à-dire tant pour les
chasseurs que pour les bombardiers et les appareils de reconnaissance11.
Parce que l’industrie aéronautique française n’était pas en mesure de
construire et de livrer assez rapidement les appareils modernes dont elle
avait impérativement besoin pour faire face aux forces aériennes de la
Luftwaffe, et pour des raisons essentiellement structurelles12, les achats
d’avions aux États-Unis commencent en 1938. Et la proportion d’appa-
reils américains n’a cessé de croître au sein de l’armée de l’Air de la décla-
ration de guerre aux « événements » dramatiques de mai-juin 1940.
En septembre 1939, ce sont près de 800 appareils qui avaient été com-
mandés et 2 100 avant l’offensive de mai 1940, ainsi que des milliers de
moteurs et d’hélices de rechange. Au total, les commandes se sont élevées
à plus de 5 000 appareils (plus de 2 000 chasseurs, près de 2 000 bombar-
diers et près de 1 000 avions d’entraînement). Au moment de l’armistice
de juin, près de 1 000 appareils avaient déjà été livrés, parmi lesquels
750 avions de combat (plus de 300 chasseurs et plus de 300 bombar-
diers)13. Près de 500 de ces avions ont été officiellement et effectivement
« pris en compte » par l’armée de l’Air. Et au moment de l’armistice, les
matériels américains équipaient déjà 5 GC parmi les plus efficaces et expé-
rimentés de l’armée de l’Air, et 12 GB ou GR stationnés en AFN (ou au
Levant). Soit 17 groupes sur 47 et près de 40 % d’entre eux14. On voit

10. Cas des Amiot de la série « 350 » et dans une moindre mesure des LeO 45.
11. Se référer à ce propos aux tableaux très parlants qui figurent dans Histoire de l’aviation mili-
taire..., op. cit., p. 106-107.
12. À ce sujet, se reporter à E. Chadeau, L’industrie aéronautique en France..., op. cit.
13. Histoire de l’aviation militaire..., op. cit. ; J.-B. Duroselle, Politique étrangère de la France, op. cit.,
p. 447 et sq. ; P. Listemann, Pour le franc symbolique. La liquidation des contrats français, Aéro-
journal, no 16, décembre 2000.
14. Après l’Armistice, 200 avions seront encore « récupérés », les bateaux assurant le transport
des appareils débarquant le matériel au Maroc où étaient installées les chaînes de montage des bom-
bardiers Glenn-Martin et Douglas.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 11

donc très clairement que le flux de matériel acheté aux États-Unis était
important et durable, et quelle qu’ait été l’issue de la campagne de France,
l’armée de l’Air était structurellement destinée à utiliser des appareils amé-
ricains de manière sans cesse croissante15.
Cette prise de conscience tardive de la faiblesse de l’aviation fran-
çaise, le temps nécessaire pour tenter d’essayer de rétablir l’équilibre
quantitatif et qualitatif des forces, les modalités tant industrielles que
techniques (en termes de choix d’appareils commandés en série) mises en
œuvre dans la gestion des programmes d’équipement (tout particulière-
ment pour essayer de rattraper des retards accumulés depuis de nom-
breuses années) ont conduit à un équipement hétéroclite et à un pro-

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blème de standardisation des matériels, avec ce que cela peut supposer
d’effets en termes logistiques d’approvisionnement en pièces détachées,
de recomplétement et de réparation des matériels, et de formation des
personnels mécaniciens.
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Comment ne pas souligner dans cette perspective que la Luftwaffe


mettait en œuvre essentiellement six types d’appareils (un seul chasseur
monoplace, un autre chasseur bimoteur, trois bombardiers moyens et un
avion d’attaque au sol) là où l’armée de l’Air en mettait en ligne au moins
18 (six types différents de chasseurs dont un bimoteur, sept bombardiers,
deux appareils d’assaut, trois types d’avions de reconnaissance), soit trois
fois plus16.

L’évolution du nombre des unités


Le nombre d’appareils ne signifiant pas nécessairement grand chose en
soi, il paraît préférable de raisonner dans un premier temps en nombre
d’unités opérationnelles. En septembre 1939, l’armée de l’Air compte au
total 71 unités de combat soit : 23 GC17, 33 GB et 15 GR ; dont 64 en
métropole, soit respectivement 20, 31 et 13.
Huit nouveaux GC monomoteurs-monoplaces (prenant les numérota-
tions des 8e, 9e et 10e escadres) sont constitués pendant l’hiver 1939-1940,
sur la base d’escadrilles régionales de chasse préexistantes et composées

15. Ce qui constituait une des conditions essentielles d’une éventuelle poursuite de la guerre
depuis l’AFN, en dépit de la qualité très variable des matériels commandés. Voir à ce propos Ph. Gar-
raud, Une poursuite de la guerre était-elle envisageable en juin 1940 ? Le cas de l’armée de l’Air,
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 194, décembre 1999. Et de manière plus large A. Merglen,
La France pouvait continuer la guerre en Afrique française du Nord en juin 1940, Guerres mondiales et
conflits contemporains, no 168, octobre 1992 ; et Quelques réflexions historiques sur l’armistice franco-
germano-italien de juin, ibid., no 177, janvier 1995.
16. Pour les Allemands : chasseurs Messerschmitt 109 et 110, bombardiers Dornier 17, Hein-
kel 111, Junkers 88 et 87 Stuka ; pour les Français : chasseurs MS 406, Bloch 152, Curtiss H 75,
Dewoitine 520, Caudron 714 et Potez 631 ; bombardiers Amiot 143, Bloch 210, Farman 222, Lioré-
et-Olivier LeO 45, Amiot 350, Douglas DB 7, Glenn-Martin 167, Potez 633 et Breguet 693 ; appa-
reils de reconnaissance Potez 63 et 637, Bloch 174.
17. En incluant trois groupes de bimoteurs-multiplaces de chasse de nuit qui seront dissous en
tant que tels ultérieurement (autonomisation des escadrilles), mais sans compter les escadrilles régio-
nales de chasse qui constitueront la base sur laquelle seront constitués les nouveaux GC.
12 Philippe Garraud

pour une large part de réservistes, et équipés de matériels relativement


modernes (Bloch 152). Pour des raisons difficiles à déterminer, le choix a
été fait de privilégier sur le plan matériel ces unités de création récente,
alors que de nombreux groupes de l’armée de l’Air plus anciens (mais
aussi plus expérimentés) ont été contraints de conserver un matériel en
voie d’obsolescence rapide (Morane-Saulnier 406) durant la campagne de
France, ou devront être rééquipés pendant celle-ci.
Au 10 mai, c’est donc un total de 24 GC monomoteurs qui sont sta-
tionnés en France et seront progressivement engagés dans les différentes
missions qui incombent à l’armée de l’Air (Défense aérienne du terri-
toire, protection aérienne des missions de reconnaissance et de bombar-

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dement, couverture des troupes au sol). Mais parmi ceux-ci, 4 GC étaient
en cours de rééquipement ou d’instruction et donc non immédiatement
disponibles et opérationnels. Par ailleurs 6 GC sur 24 ont été rééquipés
durant la campagne de mai-juin, soit le quart des unités de chasse. Bien
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évidemment, son rendement opérationnel s’en est trouvé globalement


affecté, un nombre relativement limité d’unités pleinement opérationnel-
les devant faire face à de multiples missions. En définitive, ce sont donc
14 GC seulement qui ont eu à supporter l’intégralité du choc en mai-
juin 194018.
Pour sa part, le nombre des unités de bombardement reste identique
de la déclaration de guerre au 10 mai : 33, dont 31 stationnées en métro-
pole, seront effectivement engagées dans les combats de mai-juin. Le
nombre des GB est donc assez nettement supérieur à celui des GC (ce qui
ne signifie pas, bien sûr, que le nombre d’appareils soit supérieur, les GB
comportant moins d’appareils que les GC) et il n’est pas négligeable. Du
3 septembre 1939 au 20 juin 1940, l’armée de l’Air a « pris en compte »,
selon l’expression consacrée, près de 1 500 chasseurs mais également
850 bombardiers19.
Le rééquipement des unités de reconnaissance est également très large
pour ne pas dire systématique. Les différents appareils en dotation au
début de la guerre ayant dû être très rapidement retirés des opérations en
raison des pertes subies, c’est l’ensemble du matériel des GR qu’il s’est
avéré nécessaire de remplacer.

La « drôle de guerre » dans les airs


Dans le domaine aérien, cette expression n’est pas du tout justifiée.
L’activité a été relativement soutenue, contrairement à l’inactivité qui a
caractérisé le front terrestre. Et un bilan est relativement aisé à faire dans la

18. Auxquels il faudrait d’ajouter, pour être complet, les six escadrilles de chasse de nuit équi-
pées de bimoteurs-triplaces, soit l’équivalent de trois GC supplémentaires dissous en tant que tels
entre la déclaration de guerre et l’offensive de mai 1940, mais dont le rôle semble avoir été assez
secondaire.
19. SHAA, Histoire de l’aviation militaire, op. cit.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 13

mesure où les différentes sources sont très largement convergentes, le


nombre des victoires « sûres » homologuées à l’aviation de chasse en
9 500 missions de chasse étant compris entre 72 et 8220. C’est le premier
chiffre qu’on retiendra, pour la perte de 93 appareils, selon l’estimation
plus « serrée » et rigoureuse de C.-J. Ehrengardt et al.21, qui excluent en
particulier les doubles comptes, c’est-à-dire l’attribution à plusieurs unités
d’une même victoire obtenue en coopération. Ce mode de comptabilité
spécifique, on y reviendra, ayant un effet inflationniste, tant sur le plan
individuel que collectif : le total des scores individuels des pilotes d’une
unité étant largement supérieur au nombre des victoires homologuées à
l’unité ; et le total des scores des unités étant lui aussi (mais dans une

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moindre mesure, du fait que ce cas de figure est moins fréquent) supérieur
au nombre des appareils ennemis présumés détruits.
Quels enseignements tirer de la « drôle de guerre » dans le domaine
aérien ? Si l’aviation de chasse s’est tirée honorablement, voire même à
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son avantage (le nombre des victoires « sûres » homologuées étant supé-
rieur aux pertes au combat), des motifs sérieux d’inquiétude apparaissent.
Et tout particulièrement, le surclassement de plus en plus manifeste du
chasseur standard de l’armée de l’Air (le Morane-Saulnier MS 406) par les
dernières versions de son homologue allemand. En revanche, la situation
de l’aviation de bombardement et de reconnaissance est dramatique,
l’armée de l’Air ne disposant d’aucun appareil moderne et devant même
retirer des opérations son principal appareil de reconnaissance (le
Bloch 131) pour cause de vulnérabilité trop grande se traduisant par des
taux de perte catastrophiques.
Au 10 mai 1940, date à laquelle prend fin la « drôle de guerre » et
commence ce qu’il est convenu d’appeler « la campagne de France » (mai-
juin 1940) à la suite de l’offensive allemande, l’armée de l’Air aligne en
métropole un total de 68 unités de combat (24 GC, 31 GB, 13 GR) qui
seront toutes engagées. Ces unités mettent en œuvre en première ligne
(compte non tenu des appareils indisponibles ou en entrepôts) près de
1 400 avions à la valeur militaire très diverse et inégale, parmi lesquels près
de 640 chasseurs, 240 bombardiers et près de 500 appareils de reconnais-
sance et d’observation. Ils sont opposés à plus de 1 200 chasseurs et près
de 1 700 bombardiers allemands, la balance des appareils de reconnais-
sance et d’observation étant sensiblement égale.
En n’incluant pas cette dernière catégorie hybride, on peut donc dire
pour résumer les choses de manière parlante et s’en tenir aux avions ayant
la plus grande valeur militaire, qu’elle soit offensive ou défensive, que les

20. 80 victoires sûres (+ 34 probables) pour la perte de 63 appareils selon le SHAA (ibid.) ; ou
82 victoires sûres (+ 31 probables) pour la perte de 72 appareils selon P. Facon, L’armée de l’Air
dans la tourmente. La bataille de France 1939-1940, Paris, Economica, 1997 ; et pour les pertes,
P. Martin, Invisibles vainqueurs. Exploits et sacrifices de l’armée de l’Air en 1939-1940, Éditions Yves
Michelet, 1990.
21. C. Ehrengardt, C. Shores, H. Weisse, J. Foreman, Les aiglons. Combats aériens de la drôle de
guerre, septembre 1939 - avril 1940, Paris-Limoges, Lavauzelle, 1983.
14 Philippe Garraud

combats opposent moins de 900 appareils du côté français à près de


2 900 avions allemands22, soit un rapport des forces défavorable de un à
plus de trois.

LA CONDUITE DES OPÉRATIONS ET L’ÉPREUVE DES COMBATS

L’infériorité numérique est une variable lourde, et, même si elle est
compensée pour partie par la participation de la RAF, on ne peut pas ne
pas la prendre en considération. Le sentiment d’une absence ou d’une
inexistence de l’armée de l’Air ressenti par les combattants et les responsa-

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bles de l’armée de Terre n’est qu’une « impression ». À ce titre et comme
toute représentation, elle est tout à la fois fausse (et injuste d’un point de
vue tant institutionnel qu’humain, compte tenu du prix particulièrement
élevé payé par le personnel naviguant de l’armée de l’Air) mais aussi par-
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tiellement fondée. Compte tenu du déséquilibre quantitatif des forces en


présence, il n’est pas illégitime de dire que le ciel était essentiellement
occupé par les appareils de la Luftwaffe. Contrairement à celle-ci, jamais
l’armée de l’Air n’a été en mesure de procéder à des concentrations signi-
ficatives de moyens dans le temps et dans l’espace.
Globalement, la doctrine de l’armée de l’Air lui assignait un rôle de
coopération vis-à-vis de l’armée de Terre23. Son action est conçue comme
subordonnée et non autonome, ce qui engendrera de nombreuses fric-
tions et même parfois des conflits entre les différents commandements.
Même en ce qui concerne la chasse, un nombre significatif de groupes
sont mis à la disposition des différentes armées pour couverture aérienne
des lignes, aussi épisodique puisse-t-elle être.

La multiplicité des missions et la dispersion des moyens


L’aviation de chasse a eu trois différentes missions principales à rem-
plir : la défense aérienne du territoire (DAT) visant à limiter les incursions
et les attaques des appareils ennemis contre les centres urbains et indus-
triels (Paris, la région lyonnaise, Rouen, etc.) ; la couverture des secteurs
du front terrestre ; et l’escorte des bombardiers et des appareils de recon-
naissance, mission qui dû être suspendue en raison du trop faible nombre
d’unités et d’appareils ; sans oublier, bien évidemment, la défense et la
couverture aérienne de ses propres terrains. Pour le bombardement l’ap-
pui des unités terrestres a constitué la mission la plus importante, le
nombre des unités et des avions étant lui aussi trop faible pour qu’il soit

22. Service historique de l’armée de l’Air (SHAA), op. cit. Il conviendrait bien évidemment
d’ajouter à ce nombre celui des appareils de la Royal Air Force qui corrige de manière sensible le désé-
quilibre constaté ici. Mais cela est un autre débat que l’on n’abordera pas dans ces lignes.
23. L. Robineau, La conduite de la guerre aérienne contre l’Allemagne de septembre 1939 à
juin 1940, Revue historique des armées, no 3, 1989, p. 102-112 ; A. D. Harvey, The french armée de l’Air
in may-june 1940 : A failure of conception, Journal of Contempory History, no 25, 1990, p. 447-465.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 15

réellement envisageable (à part quelques exceptions symboliques) de son-


ger à intervenir sur les arrières allemands de manière quelque peu signifi-
cative et autonome.
Même si le scepticisme prédominait très largement au sein de l’armée
de Terre au sujet des capacités du bombardement24, il n’en demeure pas
moins que la très grande majorité des missions de bombardement ont été
effectuées à son profit, et à sa demande, pour essayer d’enrayer la progres-
sion des colonnes blindées allemandes. Il est faux de dire que les concentra-
tions et les têtes de pont allemandes n’ont pas été attaquées dès les premiers
jours. Elles l’ont été mais avec des moyens extrêmement faibles25 et vite
usés en raison des pertes et des indisponibilités occasionnées par les com-

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bats. Le scepticisme a priori n’a pas empêché la multiplication des demandes
auxquelles l’aviation de bombardement était incapable de répondre, faute
de moyens opérationnels immédiatement disponibles dans des circonstan-
ces où le facteur temps était déterminant. D’où l’aspect presque dérisoire
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de nombreuses attaques effectuées par quelques appareils seulement et ne


pouvant donc pas conduire à des résultats bien significatifs.
Peut-on considérer qu’au sein de l’armée de l’Air, le bombardement
n’était qu’une préoccupation marginale26 ? Le terme paraît excessif au
regard de la balance du nombre des unités engagés (24 GC / 31 GB). Le
problème est pour une très large part ailleurs, à savoir la très faible dispo-
nibilité immédiate du bombardement en raison de son rééquipement
accéléré : au 10 mai, 20 GB (sur 31, soit les deux tiers) étaient en cours de
rééquipement et d’instruction sur matériel moderne. Soit dans le sud-est
de la France dans le cadre du GIABSE (Groupement d’instruction de l’avia-
tion de bombardement du Sud-Est) pour les groupes rééquipés de maté-
riel français ; soit en AFN pour les groupes rééquipés en matériel améri-
cain. Ces groupes seront lancés dans la bataille par « petits paquets », au fur
et à mesure des disponibilités. Ce rééquipement massif est également à
l’origine d’un nombre très important d’accidents liés d’une part à
l’absence de mise au point des appareils et d’autre part à la faible expé-
rience des équipages.
Sur les 11 groupes de bombardement considérés comme disponibles
et susceptibles d’intervenir rapidement sur le champ de bataille, 5 seule-

24. P. Vennesson, Les chevaliers de l’air : aviation et conflits au XXe siècle, Paris, Presses de Sciences
politiques & Fondation pour les études de défense, 1997.
25. Principalement par les six groupes des 12e, 34e et 54e escadres, soit avec quelques petites
dizaines d’avions seulement, en dépit de l’appellation d’ « escadres » qui évoque spontanément un
grand nombre d’avions. En réponse aux attaques dont elle a fait l’objet après l’armistice, y compris
voire surtout de la part de l’armée de Terre cherchant à dégager sa responsabilité, l’armée de l’Air a
développé, entretenu et cultivé des visions héroïques qui dissimulent mal la maigreur extrême des
moyens engagés (voir par exemple dans cette perspective R. Chambe, Histoire de l’aviation, Paris,
Flammarion, 1964, qui décrit de manière épique et quelque peu dantesque ou apocalyptique
l’engagement, le « massacre » et le « sacrifice » de la « 34e escadre de bombardement » de nuit, en plein
jour et à basse altitude, dans le secteur de Sedan le 14 mai, qui n’a concerné en définitive, vérification
faite, que quelques appareils et s’est soldé par la perte de deux d’entre eux seulement).
26. P. Vennesson, op. cit.
16 Philippe Garraud

ment étaient équipés de matériels modernes, bien qu’insuffisamment mis


au point. Du fait d’une industrialisation précipitée et de la nouveauté des
matériels, tous les nouveaux bombardiers français (LeO 45, Breguet 693
et Amiot 350) rencontreront des problèmes chroniques de mise au point
qui diminueront leur capacité opérationnelle ; à telle enseigne que nom-
breuses seront les unités contraintes d’utiliser – faute de mieux – des
appareils d’instruction non « bons de guerre », voire différents types de
matériels27.
L’intervention du bombardement a donc été relativement marginale,
c’est incontestable, mais beaucoup plus pour des raisons conjoncturelles
que structurelles. Les unités existaient, le matériel également pour une

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large part ; mais encore demeurait-il à mettre en phase ces équipements et
la formation des personnels dans un ensemble opérationnel. Là encore les
effets de calendrier ont été dramatiques, beaucoup plus que pour la chasse
mieux dotée tant pour des raisons « culturelles » qu’industrielles. Ils ont
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conduit à une dispersion, voire un saupoudrage des moyens, et à une


absence de concentrations significatives des moyens dans le temps et dans
l’espace.

Faiblesses organisationnelles et improvisations tactiques


Il ne fait pas de doute que les faiblesses organisationnelles de l’armée
de l’Air ont été nombreuses et lourdes de conséquences : problèmes de
communication (tout à fait essentiels) et de coordination, déficience des
moyens de repérage et de guet aérien, absence de moyens de réparation
relativement lourds ou conséquents au sein des unités, etc., qui ont rendu
la conduite et la gestion des opérations particulièrement incertaines et
aléatoires pour le commandement comme pour les unités elles-mêmes.
Toutes ces faiblesses organisationnelles ont altéré le rendement de
l’aviation française de manière importante, nombre de missions avortant
tant pour des problèmes conjugués de transmission de l’information, de
communication et de coordination28.
On a déjà souligné le caractère tardif du rééquipement des unités de
l’armée de l’Air en fonction des contraintes industrielles. Encore faut-il
préciser, d’une part, que les avions produits avec un retard important par
rapport à toutes les prévisions sont livrés aux parcs de l’armée de l’Air et
non directement aux unités combattantes (ce qui engendre des délais sup-

27. Bombardiers Amiot (351 et 354) jamais mis définitivement au point et livrés en nombre
insuffisant, ce qui obligera les unités à utiliser conjointement les avions plus anciens. Pour la même
raison, les GBA devront utiliser différent types et versions d’appareils (Breguet 691 et 693 ; Potez 633
et 637).
28. Décollage de patrouilles de chasse à vue et au dernier moment pour intercepter des vols
ennemis, rendez-vous manqués entre missions de bombardement et protection de chasse, missions de
bombardement partant dans le désordre en fonction des disponibilités, retard considérable dans
l’exécution des missions en des circonstances où les positions étaient particulièrement mobiles et le
facteur temps décisif, etc.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 17

plémentaires) et que, d’autre part, une partie non négligeable de ces appa-
reils ne sont pas terminés et déclarés « bons de guerre », par manque de
certains équipements cruciaux (radio, appareils de visée, armement offen-
sif ou défensif, etc.), et sont simplement entreposés dans cette attente car
inutilisables militairement.
Nombreux ont été les observateurs ayant fait, sans en comprendre les
raisons, ce constat visuel de très nombreux appareils stockés et inutilisés
en mai-juin 1940. Si 850 appareils ont été pris en compte par l’armée de
l’Air du 10 mai au 5 juin 1940, plus de 30 % d’entre eux n’ont pu être
affectés à des unités pour cette raison. Ces témoignages n’ont donc rien de
mythique. Ce qui pose toute la question très importante de la liaison

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constructeurs - armée de l’Air - unités combattantes et utilisatrices. Pour
raccourcir ces circuits trop longs, les unités seront progressivement con-
traintes d’envoyer dans l’urgence des pilotes chercher directement les
appareils chez les constructeurs à plusieurs centaines de kilomètres de dis-
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tance, assumant ainsi encore une mission supplémentaire29.


Pendant la campagne de France, les contraintes et les contingences de
la mise en œuvre ont constitué des médiations essentielles qui ont généré
des effets propres. Plus au fond, les conditions et les formes de l’insti-
tutionnalisation de l’armée de l’Air ne déterminent pas tout. L’indé-
termination et la faiblesse de la doctrine d’emploi conjuguées à la pres-
sion des événements ont autorisé tous les usages possibles de l’aviation.
Jusqu’à l’absurdité ou l’aberration, ou du moins ce qui nous paraît tel
aujourd’hui : emploi de bombardiers de nuit issus des programmes
d’avions polyvalents dits « BCR » (Bombardement-Combat-Reconnais-
sance) d’avant-guerre, particulièrement lents et vulnérables, en plein
jour, parce qu’ils étaient les seuls disponibles sur le moment ; utilisation
du bombardement moyen dans des conditions complètement inédites (à
basse altitude et contre les colonnes blindées allemandes, alors qu’ils
n’avaient jamais été prévus pour cela) pour la seule raison que les quel-
ques groupes de bombardement d’assaut (GBA au nombre de cinq) ne
suffisaient pas à la tâche30 ; multiplication de l’usage de chasseurs mono-
moteurs en juin, toujours à basse altitude et contre les colonnes blindées
allemandes pour tenter de ralentir leur avance, mais avec une efficacité
complètement disproportionnée et qu’on peut qualifier de marginale par
rapport aux risques encourus ; etc.
Tous ces éléments relèvent de la contingence de l’action dictée par la
pression des événements et autorisée par l’absence de doctrine d’emploi

29. Voire de les rapporter à l’usine pour des réglages non effectués auxquels les unités ne pou-
vaient procéder. Voir par exemple dans cette perspective J. Gisclon, Les mille victoires de la chasse fran-
çaise, Paris, Éditions France-Empire, 1990.
30. Et dont la doctrine d’emploi n’était pas véritablement fixée et était inadaptée aux caractéris-
tiques des appareils, issus d’un programme d’avion de chasse lourde triplace dont les moteurs don-
naient leur pleine puissance à moyenne altitude, alors que leur utilisation comme avions d’assaut les
ont conduit à intervenir à basse altitude, ce qui par ailleurs aurait nécessité un blindage particulier
dont ils étaient dépourvus.
18 Philippe Garraud

claire, pour ne pas dire de l’improvisation, mais ne sont pas strictement


déterminé par les conditions et les formes de l’institutionnalisation.
L’armée de l’Air pare au plus pressé avec les « moyens du bord » en ten-
tant de s’adapter aux circonstances. Elle est largement dépassée, ce qui ne
signifie pas totalement désorganisée (on y reviendra) par la multiplicité des
problèmes auxquels elle doit faire face au même moment dans une
urgence toujours plus grande.

Des conditions d’action de plus en plus problématiques


Après la bataille de la Somme, les conditions d’action de l’armée de

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l’Air changent. L’avance des troupes allemandes l’oblige à replier ses uni-
tés dans une urgence sans cesse croissante. De nombreuses conséquences
en découleront : nécessité d’abandonner et même de détruire les appa-
reils qui ne sont plus en état de vol, pérégrinations des échelons roulants,
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saturation des terrains de repli, impossibilité de bombarder les arrières,


passage en AFN d’un nombre important d’unités pour ces deux der-
nières raisons.
Deux raisons principales à ce repli. La première est d’ordre militaire :
en raison de l’avance allemande, les avions de combat s’entassent de plus
en plus sur un nombre toujours plus restreint d’aérodromes et de plate-
formes, les mettant à la merci d’opérations de bombardement qui auraient
pu être très destructrices (mais que la Luftwaffe ne sera pas en mesure
d’accomplir). Il n’existe plus à proprement parler de lignes de front stabili-
sées, et la défaite militaire entraîne la « débâcle » et l’exode : civils et mili-
taires se mêlent sur les routes. Bref, les risques de destruction au sol des
appareils de l’armée de l’Air s’accroissent dangereusement, alors que les
conditions d’une intervention relativement efficace de l’aviation française
disparaissent. La seconde raison est plus politique : il s’agit pour le com-
mandement de l’armée de l’Air de laisser ouverte et de rendre possible
une poursuite éventuelle des hostilités contre l’Allemagne depuis l’AFN, la
défaite en France métropolitaine paraissant consommée et plus rien ne
pouvant faire obstacle à la progression de l’armée allemande.
Dans le courant du mois de juin, dans le contexte d’action très parti-
culier qui caractérise cette période, l’armée de l’Air prend la décision de
replier un nombre important de ses unités en Afrique du Nord, mesure
qui sera appliquée le 18 et le 20 juin tout particulièrement : 10 GC, 20 GB
et 9 GR sont transférés, avant même que les combats ne cessent, alors que
ne demeurent en France que 14 GC, 11 GB et 4 GR seulement ; 39 grou-
pes sont ainsi retirés des opérations et repliés en AFN pour 29 qui restent
en France. On voit donc clairement que le nombre d’unités transférées de
France métropolitaine en Afrique du Nord est tout particulièrement
important : plus de 40 % des groupes de chasse, les deux tiers des unités de
bombardement et près de 70 % de celles de reconnaissance. Ainsi,
39 groupes venus de métropole se sont donc ajoutés aux 8 groupes déjà
sur place (ce qu’il est convenu d’appeler, à cette époque, le « Levant »
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 19

inclus à raison de trois unités) ; soit un total de 47 unités de combat de


l’armée de l’Air présents hors de France31.
Aucun de ces différents facteurs déterminants, qu’ils soient de nature
organisationnelle, industrielle ou (et) opérationnelle, n’était véritablement
et à proprement parler inscrit dans la doctrine de l’armée de l’Air ou, plus
largement, dans les conditions et les formes de son institutionnalisation. Ils
ont pourtant joué un rôle tout à fait central dans la défaite de mai-
juin 1940. D’où la nécessité de mettre en perspective la question non
moins centrale de l’institutionnalisation de manière plus large en en faisant
un déterminant de l’action publique parmi plusieurs autres dans le cadre
d’un schéma explicatif plus global. Dans cette perspective, il faut souligner

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que la campagne de France s’est accompagnée d’un renouvellement quali-
tatif profond des matériels et des unités de l’aviation française. Combats et
rééquipement significatif ont donc eu lieu de pair, en quelques semaines
seulement, cette contrainte pesant lourdement sur sa capacité d’action.
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L’ARMÉE DE L’AIR « INVAINCUE » EN 1940 ? :


LA CONTRIBUTION DES DONNÉES CHIFFRÉES
À LA CONSTRUCTION D’UN MYTHE

La question du « rendement » de l’aviation française, qui technique-


ment renvoie aux nombres comparés des victoires et des pertes de l’armée
de l’Air, est un sujet ancien de controverses mais aussi de mythologie, qui
n’a pas encore été véritablement tranchée d’un point de vue scientifique32.
Il est vrai que cette entreprise est pour le moins difficile et même péril-
leuse, l’ampleur des chiffres pouvant varier dans de très fortes proportions
en fonction des catégories retenues et de leur caractère plus ou moins sys-
tématique.
Elle n’en est pas moins nécessaire. Les données quantitatives étant des
instruments essentiels d’argumentation, de démonstration et finalement de
légitimation, ce débat, aujourd’hui plus pacifié, même s’il est parfois aussi
passionné, n’est pas seulement statistique et comptable. Au travers de ces
controverses, c’est le rôle de l’armée de l’Air, sa contribution à la défaite,
ou au contraire son caractère invaincu voire « victorieux » qui s’argumen-

31. L’hypothèse d’une poursuite des hostilités depuis l’AFN n’était donc nullement impossible
en ce qui concerne l’armée de l’Air, et encore moins fantaisiste. Au regard du nombre d’unités et
d’appareils de combat stationnés, de la provenance de leur équipement, elle apparaît au contraire
comme très sérieusement envisageable sur le plan militaire, technique et opérationnel. Mais cela est
un autre débat qu’on n’aborde ici qu’incidemment. Pour une discussion de cette hypothèse, se repor-
ter à Ph. Garraud, « Une poursuite de la guerre était-elle envisageable en juin 1940 ? Le cas de l’armée
de l’Air », art. cité.
32. Il constitue un terrain sur lequel de nombreux historiens de l’aviation militaire française
hésitent à s’engager pour différentes raisons, à commencer par la complexité et le caractère technique
des données à maîtriser. Par exemple P. Facon, op. cit., et C. Carlier, Le destin manqué de
l’Aéronautique française, dans Histoire militaire de la France, vol. 3 (sous la dir. de G. Pedroncini),
De 1871 à 1940, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1997.
20 Philippe Garraud

tent et se jouent33. « Pour comprendre ce que signifie amère victoire ou glo-


rieuse défaite [c’est nous qui soulignons], il faut passer par le compte rébar-
batif, mais combien édifiant, des forces en présence, des victoires et des
morts au champ d’honneur », écrit le rédacteur en chef d’Air Actualités, le
magazine de l’armée de l’Air, dans son éditorial du numéro consacré au
50e anniversaire de la bataille de France34.
Dans cette perspective, les chiffres fréquemment admis des « mille vic-
toires » comme des 900 appareils perdus par l’armée de l’Air relèvent du
« mythe pieux », mais socialement et institutionnellement intéressé, des-
tiné sinon à « prouver » à proprement parler, du moins à accréditer et vali-
der, au regard des victoires obtenues en nombre sensiblement équivalent,

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l’idée de l’efficacité de l’armée de l’Air et celle de sa non-responsabilité
dans la défaite de 1940, la balance étant en quelque sorte égale. Puisque
tel paraît avoir été un des enjeux principaux de ces controverses statis-
tiques pour l’institution et ses représentants et défenseurs. Une sorte
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d’équivalent fonctionnel en quelque sorte à celui de la « Marine


invaincue » dans une sorte de jeu visant à imputer à d’autres la responsabi-
lité de la défaite.
Les travaux historiques concernant l’armée de l’Air durant cette
période sont maintenant nombreux et riches en informations, et on dis-
pose enfin aujourd’hui d’une synthèse critique en la matière35. Cependant
des lacunes subsistent encore. On voudrait ici s’attacher à cet aspect parti-
culier du débat en se proposant de présenter, de clarifier et de mettre en
perspective les différentes données du problème, de manière aussi simple,
lisible et rigoureuse que possible. On se proposera donc d’établir, dans un
premier temps, le nombre des victoires puis, dans un second temps, on
tentera de procéder à une évaluation plus réaliste des pertes réelles, en se
limitant dans un cas comme dans l’autre exclusivement aux appareils de
combat, catégorie ayant le plus grand sens sur le plan militaire.

Le palmarès officiel de la chasse française et les « mille » victoires


En ce domaine, la confusion est très grande, et il existe une différence
importante entre les victoires revendiquées et les destructions effectives.
Une première source de confusion tient tout d’abord à la délimitation
chronologique de la période considérée. Dans l’estimation des victoires de
l’armée de l’Air, la « drôle de guerre » est incluse dans la plupart des cas, ce

33. Voir dans cette perspective P. Buffotot, J. Ogier, L’armée de l’Air dans la campagne de
France (10 mai - 25 juin 1940) : essai de bilan numérique d’une bataille aérienne, Revue historique des
armées, no 3, 1975, p. 88-117 ; J. Gisclon, Les mille victoires de la chasse française, op. cit. De manière
complémentaire et dans une veine quelque peu différente (prenant souvent la forme d’une entreprise
de réhabilitation très hagiographique), mais riche en informations du fait de son caractère descriptif et
très détaillé : P. Martin, Invisibles vainqueurs. Exploits et sacrifices de l’armée de l’Air en 1939-1940, op. cit.
34. Air Actualités - Le magazine de l’armée de l’Air, no 433, juin 1990.
35. Voir P. Facon, op. cit. ; C. d’Abzac-Epezy, op. cit., p. 23-29 ; et C.-J. Ehrengardt, « Mai-
juin 1940 : autopsie d’une débâcle », art. cité.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 21

qui constitue une source notable et significative de confusion : on passe


ainsi insensiblement des « mille victoires » de l’aviation française (aéronau-
tique navale incluse, aussi marginale que soit sa contribution) en 1939-
1940 aux « mille victoires » des chasseurs de l’armée de l’Air pendant la
campagne de France, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
La source essentielle en ce domaine est constituée par le « rapport
d’Harcourt », inspecteur de la chasse, qui constitue la sommation approxi-
mative des palmarès des 24 principales unités de chasse de l’armée de
l’Air36, et ses dérivés revus et corrigés au fil des années. Il établit le nombre
des victoires homologuées et donc revendiquées officiellement pour la
période 1939-1940 à 919, se décomposant en 675 victoires « sûres » et

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244 « probables », distinction sur laquelle il faudra revenir, dans la mesure
où elle introduit une autre source majeure de confusion. Ce qui a permis
à certains de passer des 919 victoires officiellement homologuées au
chiffre plus symbolique et emblématique des « mille victoires ».
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Mais ces chiffres établis très rapidement à chaud dans les jours qui sui-
vent l’armistice ne constituent qu’une approximation en fonction d’une
information disponible à un moment donné : sans comporter aucune
aberration, ils présentent parfois des erreurs de détail mais sont surtout
incomplets et partiels dans la mesure où ils ne prennent pas en considéra-
tion toutes les unités37. Cependant, au total et globalement (à une excep-
tion près : le GC II/7), ils ne pêchent pas du tout par excès. En se fondant
sur le dépouillement systématique des Journaux de marche et d’opérations
des unités (JMO), C.-J. Ehrengardt parvient au chiffre de 713 victoires
« sûres » et 266 « probables », soit un total de 979 victoires homologuées
officiellement et donc revendiquées (encore ce chiffre ne tient-il pas
compte des quelques victoires obtenues par l’aviation de bombardement
et de reconnaissance).
Sur la base du rapport d’Harcourt mais en extrapolant à l’excès, cer-
tains auteurs vont même jusqu’à affirmer, implicitement ou explicite-
ment, qu’en incluant les appareils détruits accidentellement en retour de
missions, l’aviation française, et essentiellement la chasse, serait respon-
sable de la destruction de 1 300 avions, c’est-à-dire de la totalité des pertes
allemandes, comme si la RAF n’avait pas été présente et n’avait pas, elle
aussi, durement combattu38.

36. On ne reproduira pas ce tableau ici dans la mesure où, d’une part, son détail par unités ne
nous intéresse pas directement ici et où, d’autre part, il figure déjà dans plusieurs publications (par
exemple J. Gisclon, Les mille victoires de la chasse française, op. cit.), la plus accessible étant sans doute La
bataille de France : 50e anniversaire, Air Actualités - Le magazine de l’armée de l’Air, no 433, juin 1990.
37. Il convient en effet d’ajouter les unités et les « scores » suivants : chasse multiplace (six esca-
drilles, soit l’équivalent de trois groupes) : 10 victoires sûres homologuées ; GC polonais : 12 ;
patrouilles ou escadrilles légères de défense : 12 ; escadrilles de chasse de l’Aéronavale : 12 ; ainsi que
les quelques victoires homologuées à l’aviation de bombardement et de reconnaissance : C.-
J. Ehrengardt, Mai-juin 1940 : autopsie d’une débâcle, Aéro-Journal. Histoire de l’aviation, no 2, août-
septembre 1998.
38. Cinquante ans après les événements, c’est ce que n’est pas loin de faire implicitement
l’auteur de l’article de présentation des différentes contributions consacrées à la commémoration de la
bataille de France quand il écrit : « À ces 733 victoires de la chasse, se rajoutent celles acquises par le
22 Philippe Garraud

Pour différentes raisons, ces chiffres apparaissent hautement sujets à


caution, non pas en tant que tels (le nombre de victoires revendiquées et
homologuées officiellement), mais dans leur signification réelle, à savoir
les destructions effectives. Tout particulièrement, mais pas seulement, en
raison de l’inclusion des victoires « probables », qui fausse radicalement le
débat.

Les pertes infligées : une nécessaire évaluation critique


Pour parvenir à une évaluation plus juste, on se proposera donc de
procéder par approximations successives. Une première nécessité s’impose

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donc tout d’abord : l’exclusion des victoires probables, catégorie nouvelle
qui n’existait pas en 1914-1918 et inventée par l’armée de l’Air, qu’on ne
retrouve dans aucune autre aviation (RAF, Luftwaffe, Air Force améri-
caine, etc.). Dans la très grande majorité voire la quasi-totalité des cas,
elles sont totalement hypothétiques et ne correspondent à aucune destruc-
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tion effective, l’appareil revendiqué étant simplement endommagé dans le


meilleur des cas. En toute rigueur, elles doivent être considérées globale-
ment comme hautement improbables.
C’est ce que fait C.-J. Ehrengardt : revisitant le palmarès des unités de
manière quasi systématique et sur la base de critères plus stricts, excluant
tout particulièrement les victoires probables et les doubles comptes, il par-
vient au chiffre de 693 victoires homologuées comme « sûres » et donc
revendiquées de manière officielle et institutionnelle par l’aviation fran-
çaise pour la période 1939-1940. Du fait de cette méthode plus rigou-
reuse, on s’éloigne déjà sensiblement mais définitivement des « mille vic-
toires ». Pour la campagne de France stricto sensu, le chiffre de départ le
plus acceptable est de près de 600 victoires « sûres » homologuées (très
exactement 594 selon Martin39) du 10 mai au 24 juin40.
Deuxième nécessité : exclure les doubles comptes, dans la mesure où le
rapport d’Harcourt est une sommation des palmarès individuels d’unités.
Compte tenu du mode d’attribution particulier des victoires aux unités
comme aux pilotes en vigueur dans l’armée de l’Air, le palmarès d’une
unité n’est pas la somme des victoires obtenues par ses pilotes, comme le
palmarès de la chasse française n’est pas la somme des victoires reconnues à
ses différentes unités. Les victoires en coopération (impliquant plusieurs

bombardement, l’assaut, la reconnaissance ou l’observation. (...) Avec les 120 appareils abattus par les
forces terrestres anti-aériennes et les quelque 450 avions accidentés pour dommages de guerre, la Luft-
waffe perd effectivement 36,9 % de toute sa flotte de première ligne » (Pour l’honneur des ailes fran-
çaises, Air Actualités - Le magazine de l’armée de l’Air, op. cit.). Ce chiffre de 733 correspond à une autre
extrapolation du rapport d’Harcourt. En fait, cette publication ne fait que reprendre les données plus
anciennes du SHAA (Histoire de l’aviation militaire, op. cit., p. 146).
39. Op. cit.
40. Malgré ses approximations et ses quelques lacunes, le rapport d’Harcourt ne dit pas autre
chose dans ses grandes lignes, puisqu’il porte sur l’ensemble de la période 1939-1940. Si l’on
retranche les 70-80 victoires sûres homologuées durant la « drôle de guerre » (septembre 1939 -
avril 1940) des 675 victoires sûres du rapport d’Harcourt pour la période 1939-1940, on retrouve
cette évaluation de (plus ou moins) 600.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 23

pilotes ou plusieurs groupes) sont comptées comme victoires individuelles


tant aux unités qu’aux pilotes, et non fractionnées comme, par exemple,
dans la RAF. Ainsi la victoire homologuée d’un seul appareil obtenue en
coopération par différents pilotes ou unités sera inscrit au crédit de chacun
d’entre eux, ce qui a un effet inflationniste certain.
Mais cette opération ne modifie pas directement ou sensiblement le
chiffre de départ dans la mesure où l’on peut penser que cette soustraction
est compensée par les lacunes du rapport d’Harcourt (unités non prises en
compte, comme on l’a vu). Pour la période 1939-1940, Ehrengardt éta-
blit ainsi que les 675 victoires revendiquées comme sûres mentionnées par
le rapport d’Harcourt correspondent à 713 officielles (homologuées

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comme sûres) selon les décomptes plus précis des unités et à 693 en
excluant les doubles comptes entre unités (– 20). Si l’on retranche encore
les 80 victoires sûres officiellement homologuées durant la « drôle de
guerre », on en revient toujours à ce chiffre de l’ordre de 600 pour la
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seule campagne de France stricto sensu.


Mais encore faut-il introduire une dernière correction et, tout parti-
culièrement, tenter de faire la différence entre victoires revendiquées offi-
ciellement au travers des procédures d’homologation, empreintes d’une
incertitude variable suivant la nature de l’homologation (extrêmement
forte pour les probables ; faible pour les sûres), et le degré de réalité de la
destruction. Il ne faut pas fétichiser les chiffres officiels qui ne constituent
que des approximations, ce qui ne peut que conduire à prendre toutes les
victoires homologuées pour des destructions réelles, et à confondre la
procédure et la réalité.
Aussi, troisième et dernière exigence, il est nécessaire de pondérer
légèrement ce chiffre de (plus ou moins) 600 en faisant jouer un dernier
facteur correctif du fait que toute victoire officiellement homologuée
comme « sûre » ne correspond pas nécessairement et systématiquement
à une destruction effective. Une marge d’erreur, liée aux possibilités
d’observation et de confirmation, et qu’on ne saurait oublier, existe entre
l’homologation officielle d’une victoire revendiquée comme « sûre » et la
destruction effective. Bien évidemment, on est ici dans le domaine de
l’incertitude de la comptabilité sur le vif, aussi bien établie soit-elle, et
ce taux est difficile à déterminer en toute rigueur et certitude. Mais on
peut estimer qu’il est sans doute voisin de 10 à 12,5 % de revendications
infondées41.

41. En particulier au regard des recherches de C.-J. Ehrengardt et C. Shores, sur l’aviation de
Vichy qui, en étudiant de manière comparée les archives anglaises et françaises, permettent
d’apprécier le caractère fondé ou non de la revendication des victoires (L’aviation de Vichy au combat.
Les campagnes oubliées (3 juillet 1940 - 27 novembre 1942), Paris-Limoges, Lavauzelle, 2 t., 1985). Ainsi,
par exemple, l’aviation de chasse française revendique plusieurs victoires sûres et probables au dessus
de Mers el-Kébir lors de l’attaque britannique de juillet 1940. Au regard des comptes rendus
d’opérations anglais, aucune perte n’est confirmée. Et il n’y a pas lieu de suspecter ces documents
techniques purement internes d’une quelconque volonté de propagande (contrairement aux chiffres
rendus publics lors de la bataille d’Angleterre).
24 Philippe Garraud

Au terme de ces différents calculs, on peut raisonnablement estimer


que l’armée de l’Air, ou, plus exactement, l’aviation française dans son
ensemble (et donc pas seulement la chasse ni même l’armée de l’Air, aussi
faibles que soient les contributions des autres spécialités ou de l’Aéro-
nautique navale), est responsable durant la campagne de France de la des-
truction effective d’un nombre d’avions ennemis supérieur à 500 et de
l’ordre de 550 au maximum ; et pour la période 1939-1940, 600 victoires
réelles, pour s’en tenir à un chiffre rond, paraissent constituer une
approximation raisonnable et réaliste.
Cette estimation paraît conforme avec ce que l’on connaît depuis
longtemps des pertes allemandes : 1 300 appareils allemands perdus (toutes

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causes confondues) en opérations en mai-juin 1940 sur le front occidental
(RAF et DCA inclus, sans oublier les aviations hollandaise et, dans une
moindre mesure, belge)42. En définitive, les données officielles de l’armée
de l’Air et celles fondées sur les sources allemandes ne sont pas aussi con-
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tradictoires et incompatibles qu’il pourrait y paraître à première vue, mais


à la condition impérative d’en faire une lecture et un usage critiques43.

Les pertes matérielles officiellement reconnues


Cette évaluation des pertes est également tout à fait centrale, puisque
c’est en fonction d’une balance fausse des victoires (notablement suréva-
luées par les procédures d’homologation) et des pertes (sous-évaluées) que
le mythe sinon de la « victoire » de l’armée de l’Air, du moins d’une arme
« invaincue » a pu se constituer et se développer largement jusqu’à nos
jours44.
Les chiffres officiels paraissent en effet très partiels, et il semble néces-
saire de les reprendre sur des bases aussi précises et diverses que possible afin
de les corriger et de les rendre plus conforme à la réalité historique. On
peut ainsi parvenir à une triple conclusion : d’une part, ils privilégient les
pertes « nobles » (au combat) au regard de l’éthique militaire et en fonction
d’une grille de lecture restrictive ; d’autre part, ils accréditent l’idée que
l’armée de l’Air a tenu d’une certaine manière « son rang » et a été efficace
(les pertes étant inférieures aux « mille victoires » sinon obtenues du moins
revendiquées) ; mais ils ne correspondent pas à la réalité. Et de loin.
Dans un premier temps, ce sont essentiellement les pertes au combat

42. Voir à ce propos J. Gisclon, op. cit. ; C.-J. Ehrengardt, art. cité.
43. Seule question en suspens, pour clarifier définitivement les chiffres : les contributions res-
pectives des DCA française et anglaise et la part des autres aviations. Pour s’en tenir à des chiffres ronds
(nécessairement approximatifs, mais l’important est de fixer des ordres de grandeur), si l’on crédite
l’aviation française de 500 victoires réelles pour la campagne de France et la DCA de 100, on obtient
un total approximatif de 600 pour les Français ; si l’on crédite complémentairement la RAF de
400 victoires réelles et la DCA britannique de 50 (total : 450), on parvient à un total de 1 050 appareils
allemands détruits ; ce qui laisse environ 250 victoires réelles aux aviations hollandaise (surtout) et
belge. Cette évaluation, pour approximative qu’elle soit, reste conforme ou compatible avec le total
des pertes allemandes en mai-juin 1940 (1 300) dont il n’y a pas lieu de mettre en doute la véracité.
44. Plusieurs sites sur Internet, par exemple, développent aujourd’hui encore ce mythe.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 25

qui ont été retenues. En ce domaine, les estimations varient de 410 à 575,
les données officielles devenant de plus en plus incertaines vers la fin du
conflit, au fur et à mesure de la désorganisation de l’armée de l’Air.
« Ainsi, malgré la disproportion des forces aériennes, l’armée de l’Air,
grâce à la qualité de ses pilotes de chasse, totalise 919 victoires pour la
période du 2 septembre 1939 au 25 juin 1940. Entre le 10 mai et le
25 juin elle en remporte 733 en combat aérien et n’en concède que 410 à
l’ennemi. »45 Près de 1 000 victoires pour la perte de 500 appareils (plus
ou moins), c’est au regard de ce comparatif parlant, apparemment équili-
bré mais fondamentalement biaisé, que certains ont prétendu argumenter
en faveur de la thèse d’une armée de l’Air invaincue, voire même victo-

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rieuse, ou dont la contribution aurait été importante, si ce n’est décisive,
vis-à-vis de la possibilité de la RAF de remporter la bataille d’Angleterre46.
Cette seule estimation est cependant beaucoup trop partielle pour être
conforme à la réalité. Aux pertes au combat, il convient en effet d’ajouter,
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d’une part, les pertes au sol par bombardement qui ont conduit à la des-
truction de 230 appareils et, d’autre part, les pertes par accidents qui ont
été également nombreuses (230) ; soit plus de 450 appareils supplémentai-
res perdus47. On parvient ainsi à une évaluation plus complète des pertes
qui est de l’ordre de 900 avions (voire moins) à 1 000 selon les sources (là
également plus ou moins complètes et systématiques), mais la thèse d’une
armée de l’Air « invaincue » est encore tenable dans la mesure où soit les
pertes sont encore inférieures aux victoires revendiquées, soit la balance
est encore équilibrée.
Mais ces chiffres demeurent encore notablement et même très forte-
ment sous-évalués et ne sont pas conformes à la réalité dans la mesure où ils
ne prennent pas en considération des pertes complémentaires importantes :
d’une part, abandons et même autodestructions par les unités elles-mêmes
d’appareils non en état de vol et non réparables immédiatement sur les ter-
rains évacués dans la précipitation (ainsi de nombreux MS 406 et même de
Dewoitine 520 beaucoup plus rares et précieux48) ; d’autre part, abandons
d’appareils intacts devant l’avance allemande (qu’ils aient été pris en
compte ou non par l’armée de l’Air, peu importe, en définitive, cette dis-
tinction essentiellement administrative)49 ; enfin, avions réformés ultérieu-

45. Pour l’honneur des ailes françaises, Air Actualités, La bataille de France.
46. Voir dans cette perspective, P. Martin, op. cit., qui pousse cette thèse le plus loin. Par ail-
leurs, ce chiffre des pertes au combat, il est vrai relativement faible, ne s’explique pas par une quel-
conque supériorité mais est le révélateur de l’infériorité numérique de l’armée de l’Air, d’une part, et
de son faible taux de sorties lié à la pénurie matérielle comme à un fort taux d’indisponibilité. Là éga-
lement, il ne faut pas se tromper d’interprétation.
47. SHAA, Histoire de l’aviation militaire, op. cit.
48. Ce seul exemple suffira à illustrer le propos. Si 85 D 520 ont été perdus en opérations, seuls 54
l’ont été du fait de l’ennemi. En revanche, 22 ont dû être détruits par les groupes eux-mêmes devant
l’avance allemande (R. Danel, The Dewoitine 520, Londres, Profile Publications, no 135, 1966).
49. C.-J. Ehrengardt (art. cité) estime ce nombre à 300. Ainsi, par exemple, près de
80 Potez 63/11 de reconnaissance et 50 Caudron Goéland de liaison (qui ne nous concernent pas ici ;
le propos, rappelons-le, se limitant aux appareils de combat) ont été capturés intacts lors de l’avance
allemande dans les parcs des constructeurs.
26 Philippe Garraud

rement parfois (dans les semaines voire les quelques mois qui ont suivi
l’armistice) mais du fait de leur participation directe aux combats (ainsi des
nombreux chasseurs MS 406 et Bloch 152 de l’Atelier de réparation de
l’armée de l’Air (ARAA) d’Aulnat, stockés après l’armistice).
Aussi, pour avoir une vue plus systématique de la situation, il est
nécessaire de compléter cette première évaluation par une analyse com-
plémentaire. Le chiffre des pertes réelles de l’armée de l’Air peut être
validé « en creux » par une lecture critique des inventaires effectués au
lendemain de l’Armistice par l’institution elle-même. Sans cette réévalua-
tion sensible, on est obligé de constater que plusieurs centaines d’appareils
sortis d’usine et livrés à l’armée de l’Air ont disparu sans explication

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aucune. Les pertes humaines n’étant pas sujettes à caution, on s’attachera
uniquement aux pertes matérielles qui paraissent avoir été considérables.

Les pertes réellement subies : une estimation « en creux »


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Cette estimation est rendue possible grâce aux nombreuses sources


détaillées, concordantes et vérifiées existantes en la matière50. Dans son
principe, elle consiste à rapporter la production réceptionnée d’appareils
de combat aux inventaires effectués immédiatement après l’armistice de
juin 1940.
En ce qui concerne l’aviation de chasse, 2 000 avions modernes
(Morane, Curtiss, Bloch et Dewoitine, Potez multiplaces pour l’essentiel)
ont été réceptionnés au 10 mai, auxquels il faut ajouter les 627 appareils
livrés en mai-juin ; soit un total de 2 627. Les inventaires postarmistice
font état de 1 705 appareils rescapés, soit une différence de 923 avions
perdus (sans compter les appareils en instance de réforme restés en
France). Pour ce qui est des bombardiers, 564 avions récents ont été
réceptionnés au 10 mai, auxquels il convient d’ajouter les 473 appareils
livrés pendant la campagne de France, soit un total de 1 037. Les inventai-
res postarmistice font état de 808 avions survivants, soit une différence de
229 appareils perdus. En ce qui concerne les appareils de reconnaissance
(Potez 63 et dérivés et Bloch 174 essentiellement), 1 063 ont été récep-
tionnés au 10 mai et 136 livrés ultérieurement, soit un total de 1 199. Les
inventaires postarmistice font état de 569 avions rescapés, soit une diffé-
rence de 630 appareils perdus.

50. Données calculées d’après les indications d’ouvrages spécialisés portant sur les différents
types d’appareils, particulièrement riches en information et trop peu souvent utilisés dans des travaux
à vocation plus scientifique. Dans certains cas, il devient même possible de connaître le sort de chacun
des appareils en question : G. Botquin, The Morane-Saulnier MS 406, Londres, Profile Publications,
no 147, 1967 ; J. Cuny, G. Beauchamp, Curtiss Hawk 75, Docavia-Éditions Larivière, vol. 22, 1985 ;
J. Cuny, R. Danel, LeO 45, Amiot 350 et autres B4, Docavia-Éditions Larivière, vol. 23, 1986 ;
R. Danel, The Dewoitine 520, Londres, Profile Publications, no 135, 1966 ; R. Danel et J. Cuny, Le
Dewoitine 520, Docavia-Éditions Larivière, vol. 4. Pour aller à l’essentiel, et de peur de lasser ou de
perdre le lecteur par trop de détails secondaires, on n’entrera pas dans le détail de cette estimation
quantitative et comptable. Il faudrait en effet présenter les données en fonction des 18 types d’appa-
reils principaux équipant les unités de combat de l’armée de l’Air. Pour une synthèse, voir également
C.-J. Ehrengardt, art. cité.
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 27

Si l’on fait le total des appareils de bombardement et de recon-


naissance, 2 236 modernes ont été réceptionnés par l’armée de l’Air
avant l’armistice et 1 377 recensés après l’armistice ; soit une différence
de 859 avions perdus. Et si l’on fait la somme du nombre des
avions de chasse, de bombardement et de reconnaissance réceptionnés
avant l’armistice, on parvient à un total de 4 864 appareils récents ;
3 082 d’entre eux seulement étant recensés après l’armistice, on parvient à
une différence totale de 1 782 avions de combat perdus (sans compter les
appareils en instance de réforme en France du fait des combats et de
l’usure précipitée du matériel, peut-être de l’ordre de 2 à 300).
Au regard de ces chiffres, on peut donc raisonnablement penser que

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l’armée de l’Air a perdu directement ou indirectement, du fait des com-
bats mais également du fait des conditions d’opérations (nécessité d’aban-
donner ses terrains devant l’avance allemande, fort taux d’indisponibilité
des appareils), du fait de son organisation défaillante (faiblesse des moyens
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de réparation organiques, absence de pilotes convoyeurs), comme en rai-


son de son infériorité qualitative (matériel fragile et peu au point ayant
occasionné de nombreux accidents, types d’appareils trop nombreux et
absence de standardisation), un nombre total d’appareils de combat supé-
rieur à 1 500, voire de l’ordre de 2 000 en 1939-194051.
Au terme de cette réévaluation, et pour s’en tenir à des chiffres ronds
plus parlants, il apparaît que les « mille victoires » revendiquées pour la
perte de moins de 500 appareils au combat se transforment en quelque
500 victoires effectives pour la perte de l’ordre de 1 500 à 2 000 appareils.
On passe alors d’un rapport positif pertes/victoires de un à deux favorable
à l’armée de l’Air à un taux négatif de trois voire quatre à un. Dès lors,
l’interprétation que l’on peut faire du rôle de l’armée de l’Air durant la
campagne de France, l’évaluation de la portée et de l’efficacité de son
action changent radicalement.

Le rendement de la chasse française


Au regard de ces estimations, quelle appréciation peut-on porter au
sujet du rendement de la chasse française ? En ce domaine bien que les
comparaisons soient difficiles52, il ne semble pas pour autant qu’on puisse
conclure trop rapidement à une faible efficacité. Son action a incontesta-

51. En toute rigueur et afin de ne pas noircir le tableau, il convient cependant de préciser
qu’une proportion de ces pertes relève des taux normaux d’attrition du fait des accidents
d’entraînement inévitablement liés à la mise en œuvre des matériels aéronautiques en situation « nor-
male » de paix. Il faut également souligner que ces chiffres n’incluent pas les pertes matérielles des
groupes aériens d’observation (GAO) mis à la disposition des unités de l’armée de Terre, qui ont été
proportionnellement aussi sérieuses.
52. Il n’existe pas de productivité en soi, indépendamment des conditions de mise en œuvre.
Les conditions concrètes (tout à la fois organisationnelles, opérationnelles et logistiques) de mise en
œuvre des actions de la Luftwaffe et de la RAF, tant lors de la campagne de France que lors de la bataille
d’Angleterre, ont été incontestablement beaucoup plus « confortables » que celles imposées à
l’aviation militaire française.
28 Philippe Garraud

blement été limitée par des raisons très variées dont certaines ont déjà été
évoquées et soulignées : facteurs structurels ou organisationnels tout
d’abord53 ; mais aussi facteurs contingents : replis successifs des unités en
fonction de l’avance allemande, rééquipement en matériels plus modernes
d’un nombre important d’unités, difficultés de recomplétement, relative-
ment faible taux de sortie, etc. À ces deux séries de facteurs, il convien-
drait d’ajouter également des raisons quasi culturelles : l’indiscipline
notoire des pilotes français en rapport à leur identité « chevaleresque » et
les conduisant à privilégier une conception individuelle et même indivi-
dualiste du combat aérien54 ; Tous ces facteurs conjugués ont contribué à
désorganiser l’armée de l’Air et ont donc affaibli considérablement son

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rendement opérationnel.
Cependant, au regard des résultats obtenus de part et d’autre pondérés
par le nombre respectif d’appareils engagés, on peut sans doute dire que,
globalement, le rendement de la chasse française a été supérieur à celle de
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son homologue allemande, un nombre supérieur d’appareils allemands


détruisant au combat un nombre approximativement comparable d’avions.
De manière plus fine, la comparaison des ratios, nombre de « victoires »
aériennes officiellement homologuées par l’armée de l’Air en fonction du
type d’appareils – nombre de groupes équipés d’un avion donné, permet
complémentairement de préciser la « productivité » comparée des diffé-
rents types d’appareils utilisés par l’aviation française. Elle fait apparaître des
taux particulièrement variables en fonction du matériel utilisé mais égale-
ment de l’expérience des unités55.

Que reste-t-il de l’armée de l’Air à l’issue de la campagne ? :


le nombre des appareils restants et leur localisation
Un dénombrement des appareils survivants tant en France qu’en AFN
s’avère délicat, mais il n’en est pas moins nécessaire pour compléter

53. Tout particulièrement la faiblesse des moyens de communication (tant entre commande-
ment et unités qu’au sein des unités) et les problèmes récurrents de coordination qui en découlent à
tous les niveaux ; la faiblesse également de la logistique et des moyens de réparation propres des
unités.
54. Cette indiscipline rendra certains pilotes français des FAFL « allergiques » aux méthodes de
travail beaucoup plus collectives de la RAF (à tel point que certains d’entre eux demanderont à
s’engager sur le front de l’Est et rejoindront le GC Normandie où les Soviétiques feront exactement
la même observation). Cette conception individuelle du combat aérien, héritée de la guerre
de 1914-1918, frappera également les pilotes américains lors du débarquement en AFN en
novembre 1942.
55. Si l’on divise le nombre de victoires « sûres » officiellement homologuées (675) pour la
période 1939-1940 aux groupes équipés d’un type d’appareils par le nombre de groupes utilisateurs,
on obtient un ratio de 45,8 victoires par groupe de Curtiss H 75 (229/5) ; 21,6 par groupe de D 520
(108/5) ; 18,75 par groupe de Bloch 152 (150/8) ; et de seulement 15,75 par groupe de MS 406
(189/12). Apparaît ainsi un « rendement » variable et différencié en fonction du type d’appareils mais
également de la qualité des pilotes et des unités, plus ou moins expérimentés, de la durée d’utilisation
des matériels et des missions effectuées du fait de la localisation des groupes ; ce qui explique le rende-
ment supérieur des unités équipées de Curtiss et de Dewoitine (malgré une courte durée d’utilisation
opérationnelle pour ce dernier : uniquement la campagne de France).
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 29

l’appréciation de la situation, le nombre d’unités ne constituant qu’un


indicateur partiel. Officiellement, un total de 850 appareils étaient station-
nés en AFN au moment de l’Armistice, parmi lesquels plus de 250 chas-
seurs, plus de 200 bombardiers et environ 200 appareils de reconnaissance
bimoteurs56 ; la distinction bombardiers - appareils de reconnaissance
n’étant pas toujours aisé à effectuer dans la mesure où il peut s’agir des
mêmes types d’appareils mais bénéficiant d’équipements et d’aménage-
ments différents.
En réalité, de nombreux éléments laissent penser que ces chiffres sont
sous-évalués de manière sensible, car ne prenant en compte, selon toute
vraisemblance, que les appareils régulièrement affectés aux unités, et que

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le nombre des appareils de combat présents en AFN était significativement
plus important. D’après des sources beaucoup plus fiables et précises57, il
semble qu’on puisse considérer qu’étaient stationnés en AFN au moment
de l’Armistice : plus de 500 chasseurs, près de 500 bombardiers et environ
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200 appareils de reconnaissance, soit au total largement plus d’un millier


d’appareils de combat. À ce chiffre nullement négligeable, il convient
d’ajouter le nombre des appareils américains livrés mais dont le montage
n’était pas encore achevé ou non encore « pris en compte » par l’armée de
l’Air selon la procédure organisationnelle en usage.
Comme on le voit la différence est importante, pouvant aller du
simple au double. Elle s’explique principalement par la multiplication et la
conjugaison d’initiatives diverses, émanant du commandement, des uni-
tés, des pilotes (des unités de combat mais également de convoyeurs et de
pilotes d’usine), et visant à évacuer un maximum d’appareils de France
pour les soustraire à l’avance allemande et les mettre en sécurité en AFN.
En dépit des circonstances, se sont développées des pratiques tout à la fois
« sauvages » et relativement organisées dont il n’est pas sûr qu’on ait une
juste conscience de l’ampleur qu’elles ont pu avoir.
Par ailleurs, on peut estimer à plus de 1 000 chasseurs, plus de
300 bombardiers et environ 300 appareils de reconnaissance le nombre
des avions de combat restés en France, soit un total d’au moins
1 600 appareils environ (selon les mêmes sources qu’évoquées précédem-
ment), dont une partie au moins aurait pu être transférée de l’autre côté
de la Méditerranée. La campagne de France n’a donc pas conduit à une
désorganisation totale et encore moins à l’ « écrasement » de l’armée de
l’Air, comme il est encore souvent affirmé. En dépit des pertes subies
(voire, d’une certaine manière, grâce à elles – paradoxalement –, les
appareils anciens ou de transition étant remplacés par des avions plus
modernes que l’industrie aéronautique commençait à livrer en quantités

56. SHAA, Histoire de l’aviation militaire, op. cit.


57. Ces données sont établies d’après les indications d’ouvrages spécialisés, trop peu souvent uti-
lisés dans des travaux à vocation plus scientifique, en dépit de leurs connaissances très précises et
documentées des sources. Voir à ce propos, J. Cuny et R. Danel, op. cit. ; C.-J. Ehrengardt, « Mai-
juin 1940 : autopsie d’une débâcle », art. cité.
30 Philippe Garraud

qui devenaient de plus en plus significatives), elle s’est accompagnée d’un


renouvellement qualitatif profond des matériels et des unités de l’aviation
française58.

CONCLUSION

L’action et le rôle de l’armée de l’Air en 1940 ont été marqués par


quelques facteurs particulièrement lourds : infériorité numérique (de
l’ordre de un à trois), pénurie d’appareils techniquement au point, faibles-
ses organisationnelles, renouvellement des unités dans le temps même des

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combats, difficultés de coordination à tous les niveaux (dans la production
industrielle comme sur le plan opérationnel) en raison du rôle crucial du
facteur temps, etc.
Certains de ces facteurs ont été structurels (calendrier d’équipement
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en appareils des unités, en fonction de la production réceptionnée, mais


aussi doctrine d’emploi de coopération avec l’armée de Terre), alors que
d’autres ont été beaucoup plus conjoncturels, liés au poids des circonstan-
ces historiques concrètes dans l’émergence de multiples contraintes qui
ont affaibli la capacité opérationnelle (rééquipement des unités, alors que
le combat décisif était engagé, en raison tout à la fois des pertes subies
mais également des livraisons tardives d’appareils modernes, repli des uni-
tés, faible « taux de sortie » des appareils comme des pilotes, renvoyant au
jeu de ces différentes variables, etc.).
Du fait de toutes ces raisons, l’armée de l’Air et son action ont été
très sévèrement critiquées dès la fin de la campagne de France, tant sur
le plan strictement militaire que politique. Contre le mythe de l’aviation
« absente » ou « inexistante », largement construit par les responsables de
l’armée de Terre, s’est progressivement développée puis institutionna-
lisée une sorte de contre-mythe d’une armée de l’Air « invaincue »,
voire relativement « victorieuse » en termes d’efficacité. Dans la mesure
où il perdure encore aujourd’hui, il apparaît donc que les défenseurs de
l’institution (qu’ils appartiennent ou non à l’armée de l’Air) ont produit
un système de représentations et de croyances qui s’est consolidé jusqu’à
nos jours mais qui n’est malheureusement pas conforme à la réalité
historique.
Ce qu’on appelle aujourd’hui le « devoir de mémoire » est nécessaire
et légitime, et il est vrai que les aviateurs de l’armée de l’Air ont été,

58. Voir C. d’Abzac-Epezy, op. cit., p. 23-29. Le bombardement de Gibraltar, par exemple, en
septembre 1940 et en représailles à l’attaque anglaise contre Dakar, deux mois après la signature de
l’armistice, est significatif du maintien, voire du développement nouveau, d’une capacité opération-
nelle non négligeable et même appréciable. Malgré les dissolutions d’unités consécutives à l’armistice,
l’armée de l’Air a été en mesure de réaliser des opération impliquant plus d’une centaine d’appareils,
procédant ainsi à des concentrations numériques qu’elle avait bien été incapable de réaliser lors de
l’offensive allemande de mai-juin 1940 (SHAA, Histoire de l’aviation militaire, op. cit. ; C.-J. Ehrengardt
et C. Shores, L’aviation de Vichy au combat, op. cit.).
L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 31

quand ils n’ont pas fait figure d’accusés, les grands oubliés des évocations
ou commémorations (qu’elles soient télévisuelles, éditoriales ou cinéma-
tographiques) pourtant très nombreuses de ces événements59. Mais il ne
doit pas s’opérer à l’encontre de la réalité historique sous peine de la tra-
vestir. Ce n’est en rien porter atteinte aux combattants ni même à
l’institution que de le reconnaître.
Philippe GARRAUD,
directeur de recherche au CNRS,
Centre de recherches administratives et politiques,
Institut d’études politiques de Rennes.

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59. On ne peut pas faire le même constat sur le plan scientifique, puisqu’il aura fallu attendre
près de soixante ans avant de pouvoir disposer d’un ouvrage de référence, celui de P. Facon, sur cette
question.
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