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RÉPUBLICANISME, LIBÉRALISME ET RÉVOLUTION FRANÇAISE


Raymonde Monnier

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2002/2 n° 32 | pages 83 à 108


ISSN 0994-4524
ISBN 9782130528036
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2002-2-page-83.htm
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Républicanisme, libéralisme et Révolution
française

Raymonde MONNIER

Dans un Etat libre, tout homme qui est censé


avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même
Montesquieu

Pour qui s’intéresse à l’histoire du changement conceptuel, à la


sémantique et à l’analyse du discours, les études sur le concept de répu-
blique en France peuvent laisser perplexe. L’idée républicaine telle
qu’ont pu l’analyser Claude Nicolet ou Maurice Agulhon prend racine
dans la Révolution 1 ; ce qui fait problème est que le « modèle fran-
çais » n’est pas réductible au libéralisme, mais se pense sans relation
historique concrète avec la tradition républicaine classique et son héri-
tage, le républicanisme. Il semble qu’en France, les idéologies du XIXe
siècle aient fait écran à la compréhension des catégories politiques à
l’œuvre sous la Révolution. Les usages de concepts de base tels que

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Etat, gouvernement, société civile, république ont été pris dans des pro-
cessus de variation de sens dans le temps long en relation avec des
concepts voisins et entre eux ; sous la Révolution ils participent d’un
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réseau conceptuel historiquement significatif d’une perspective de


changement, et où leur sens majeur se trouve contesté 2.
Les interprétations qui ont opposé au XXe siècle les historiens pro
et anti jacobins depuis la controverse Furet/ Soboul se sont construites

1. M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique


républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979. C. Nicolet, L’idée
républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, NRF, 1982.
2. R. Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps
historiques, Paris, EHESS, 1990. Sur le concept d’Etat, voir Q. Skinner, in
Political Innovation and Conceptual Change, T. Ball, J. Farr, R. L. Hanson,
Cambridge, 1989, pp. 90-131.
84 RAYMONDE MONNIER

sur l’idée du caractère universaliste et radical de la Révolution pour


finalement se rencontrer involontairement sur l’idée de l’« exception
française » 3. Il n’est pas question de minimiser ce que l’affirmation
d’une identité culturelle marquée peut avoir de positif en termes de res-
pect de la diversité et de reconnaissance de la spécificité de l’histoire
nationale. Mais on peut se demander pourquoi l’idée de république,
toute enracinée qu’elle soit dans l’histoire des rois, est restée depuis le
XIXe siècle l’héritage quasi exclusif de l’histoire de France et de la
Révolution : pour François Furet, elle aurait reçu de son baptême, le 21
septembre 1792, « une valeur quasi religieuse, inséparable de la rupture
qu’elle opère dans la chaîne du temps » 4. Le problème ne renverrait-il
finalement en France qu’à la date de la fondation et à la recherche des
Pères fondateurs ?
L’idée républicaine ou démocratique vue de l’étranger dans une
perspective comparatiste se réfère généralement à la Révolution fran-
çaise ; c’est ce qui ressort du moins des grands colloques internationaux
du bicentenaire sur la culture politique de la Révolution et sur son
image, organisés respectivement en Amérique par Keith M. Baker et
Colin Lucas et en France par Michel Vovelle 5. Quand au républica-
nisme il est pratiquement assimilé au jacobinisme, ainsi chez Patrice
Higonnet, dans l’analyse de ses effets politiques contrastés de part et
d’autre de l’Atlantique 6. L’interprétation d’Eric Gojosso, au terme
d’une étude très documentée sur le concept de république en France sur
trois siècles, aboutit à la conclusion que la république de 1792 serait
négatrice de toute tradition y compris étrangère. Même l’indépendance
américaine n’aurait pas entamé la « spécificité de la pensée républicaine
nationale presque toute entière dominée par l’influence de Rousseau » 7.

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3. C. Larrère, « Libéralisme et républicanisme : y a-t-il une exception ? »,
Libéralisme et républicanisme, Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen,
n° 34, 2000, pp. 127-146. Voir Révolution et République. L’exception française,
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sous la direction de M. Vovelle, Paris, Kimé, 1994.


4. F. Furet, « L’idée de république et l’histoire de France au XIXe siècle », in
Le siècle de l’avènement républicain, sous la direction de F. Furet et M. Ozouf,
Paris, Gallimard, 1993, pp. 287-312.
5. The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, 3
vol., Oxford, Pergamon Press, 1987-1989. L’Image de la Révolution française, 4
vol., Pergamon Press, 1990.
6. P. Higonnet, Sister republics : the origins of French and American
republicanism, Cambridge, Mass., Harvard U. P., 1988. – Goodness beyond
virtue : Jacobins during the French Revolution, Cambridge, Mass., Harvard U. P.,
1998.
7. E. Gojosso, Le Concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècles),
P. U. Aix-Marseille, 1998.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 85

La réponse du juriste n’hésite pas à faire table rase des multiples


transferts culturels, politiques, philosophiques et religieux qui ont
traversé l’Europe des Lumières.
Si la révolution marque bien une rupture profonde avec l’ancien
régime monarchique, elle est aussi passage vers l’Etat démocratique
moderne 8 ; en quelque sorte un laboratoire où se croisent toutes les
incertitudes et les ambiguïtés du siècle des Lumières et pour lequel les
historiens du droit ont inventé le concept de droit intermédiaire 9. C’est
un laboratoire d’idées où le droit et la culture politique ont une forte
dimension temporelle : le rapport « passé-présent » s’inscrit au cœur de
l’innovation en termes de projet et d’expériences qui prolongent les
théories réformatrices du siècle et renvoient à la genèse de la science
politique moderne. Les travaux d’histoire et de philosophie politique en
langue anglaise autour de l’école de Cambridge (Pocock, Skinner,
Pettit 10) et les débats qu’ils suscitent montrent qu’on ne peut ignorer la
tradition du républicanisme classique, jusqu’ici peu prise en compte par
les historiens français.

Le jeu des définitions

Encore faut-il s’entendre sur les mots : il n’y a pas d’analogie entre
la République au sens où on l’entend au XIXe siècle, par exemple en
1848, et le gouvernement républicain (au sens de gouvernement civil).
Par ailleurs le républicanisme n’est pas analogue au jacobinisme. Le
républicanisme est un concept-clé du vocabulaire politique qui évolue
sur des siècles et subit des transformations en relation avec des situa-
tions historiques spécifiques en Europe et en Amérique : il est confronté

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dans les circonstances à des conditions langagières et à des stratégies
discursives qui déterminent l’usage des thèmes et des notions qui lui
sont associées. Le jacobinisme est une catégorie politique de la Révolu-
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tion française qui a pris dans l’historiographie la dimension d’un


concept 11. Son histoire est liée à la structuration de l’opinion à travers
un réseau national de sociétés politiques, dont le développement et le

8. Du point de vue de l’espace national, voir M. Vovelle, La découverte de la


politique. Géopolitique de la révolution française, Paris, La Découverte, 1993.
9. La Révolution et l’ordre juridique privé. Rationalité ou scandale ?, CNRS-
Université d’Orléans, Paris, PUF, 1988.
10. P. Pettit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford,
Clarendon Press, 1997. Q. Skinner, Liberty before liberalism, Cambridge U. P.,
1998, trad. française, La liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2000.
11. Voir la communication de J. Guilhaumou dans ce même numéro.
86 RAYMONDE MONNIER

déclin sont mêlés au processus complexe de transformation révolution-


naire de la société. Si ce mouvement d’opinion a une tendance indé-
niable à l’hégémonie, il n’est pas uniforme et est travaillé par de
multiples composantes qui témoignent de la réalité vivante des clubs ;
s’il lui est arrivé de se brouiller dans l’idéologie, ses acteurs ont eu le
courage de ne pas se laisser entraîner dans une fuite en avant qui les
détachait du réel ; son rôle historique est d’avoir contribué plus que tout
autre à la diffusion de l’esprit de liberté et au développement de la
culture démocratique 12.
Le jeu subtil des définitions de la famille du mot « république »
dans les dictionnaires de langue rend compte du changement dû à la
Révolution sans l’enregistrer absolument comme une rupture de sens
entre ancien et nouveau. Alors que le mot républicanisme est attesté en
français dans son sens classique depuis le milieu du XVIIIe siècle 13, il
apparaît seulement en 1835 dans le Dictionnaire de l’Académie, qui
situe le sens du côté des opinions : Républicanisme, « Affectation
d’opinions républicaines ». Le substantif est toujours pris dans son sens
classique et renvoie au Gouvernement : « Etat gouverné par plusieurs ».
« Il se prend quelques fois pour, Toute sorte d’Etat, de Gouverne-
ment ». L’adjectif est orienté du côté des affects, de l’esprit politique :
« Qui affectionne, qui favorise le gouvernement républicain ». On note-
ra cette citation du dictionnaire de Boiste en 1823, qui assimile la répu-
blique à l’amour de la patrie : Il y a république partout où se trouve un
amour de la patrie vif et non abstrait, métaphysique.
Dans son livre sur la démocratie en France de 1789 à nos jours,
Pierre Rosanvallon remarque avec raison qu’au XIXe siècle, les deux
catégories anciennes grecque (démocratie) et romaine (république) se
trouvent alternativement au sommet des valeurs constitutionnelles, au

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prix de l’ambiguïté de leur signification 14. Or il apparaît que sous la
Révolution, les deux mots sont devenus synonymes. Les définitions et
les théories qui s’expriment dans la crise constitutionnelle de Varennes
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(juin-juillet 1791), qui est le premier moment républicain de la Révolu-

12. Pour une synthèse nationale sur les clubs, et une approche nuancée de la
dynamique jacobine, fondée sur une enquête collective, Atlas de la Révolution
française, 6, Les sociétés politiques, sous la direction de J. Boutier, P. Boutry, S.
Bonin, Paris, EHESS, 1992 ; et pour l’histoire politique et les pratiques culturelles
à Paris, ibid., 10, Paris, sous la direction de E. Ducoudray, R. Monnier, D. Roche,
A. Laclau, Paris, EHESS, 2000.
13. F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A.
Colin, t. VI, Le XVIIIe siècle, 1932, I, p. 1321.
14. La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France,
Paris, NRF, 2000.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 87

tion, montrent que le sens du mot république reste ambigu et ne


s’oppose pas absolument à monarchie. S’il fallait s’en convaincre, ne
voit-on pas dans ce concours d’opinions sur la république, les révolu-
tionnaires s’inquiéter de l’éducation du prince ? leur grand souci semble
être de choisir un gouverneur au dauphin !
Les journalistes patriotes donnent plusieurs définitions dans la
presse pour traduire ce qu’ils entendent par république 15. Celle de
Brissot dans Le Patriote français est celle du gouvernement représenta-
tif : « J’entends, par république, un gouvernement où tous les pouvoirs
sont, 1) délégués ou représentatifs ; 2) électifs dans et par le peuple, ou
ses représentants ; 3) temporaires ou amovibles » (Ma profession de foi
sur la monarchie et le républicanisme, 5 juillet). Tous renvoient au
gouvernement libre, et certains à la théorie de l’Etat libre ou au com-
monwealth (Paine, Rutlidge, Bonneville). Desmoulins déclare dans les
Révolutions de France et de Brabant : « par république j’entends un
état libre, avec un roi ou un stathouder ou un gouverneur général, ou un
empereur, le nom n’y fait rien » 16. De gouvernement à gouverneur, le
sens est un entre deux subtil entre la gouvernance de l’Etat et celle de la
cité, où le genre masculin/ féminin garde la trace d’un partage symboli-
que tout en nuances entre public et privé, entre le gouvernement de
l’Etat et celui de la maison. L’ambiguïté est d’autant mieux entretenue
que les définitions se veulent rassurantes, dans un contexte où le mot
république est devenu tabou : il est censuré à l’Assemblée et au club des
Jacobins. La définition de Robespierre dans son discours aux Jacobins
le 13 juillet renvoie à l’engagement du patriote : « Le mot république
ne signifie aucune forme particulière de gouvernement, il appartient à
tout gouvernement d’hommes libres qui ont une patrie » 17.
Paine précise sa conception de la république l’année suivante dans

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les Droits de l’homme. Sa définition condense l’idée du bon gouverne-
ment, qui allie les connaissances à la sagesse dans la recherche de
l’intérêt public.
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« Ce qu’on appelle république n’est pas une forme particulière de


gouvernement, c’est seulement le caractère du but ou de l’objet pour
lequel le gouvernement doit être établi, et auquel il doit être employé.
[…].

15. R. Monnier, « Démocratie représentative ou république démocratique »,


Annales Historiques de la Révolution Française (ci-après AHRF), 2001/3, pp. 1-
21.
16. N° 78, 23 mai 1791.
17. Œuvres de Maximilien Robespierre, VII, Paris, PUF, 1952, p. 552.
88 RAYMONDE MONNIER

« Tout gouvernement qui n’agit pas selon le principe d’une répu-


blique, ou, pour parler en d’autres termes, qui ne fait pas de la chose
publique son seul et unique objet, n’est pas un bon gouvernement. Un
gouvernement républicain n’est rien autre chose qu’un gouvernement
établi et dirigé pour l’intérêt public, individuellement et collective-
ment » 18.
L’exemple américain éclaire le moment de la fondation par la
constitution exemplaire de l’Etat fédéral – un état conforme au but de
son institution, le bien général dans l’intérêt du tout et de chacune des
parties – à travers le processus démocratique des conventions et des dis-
cussions soumises à la règle de la majorité des Etats.
La force du texte de Paine est d’énoncer clairement le sens de la
révolution accomplie en France de manière irréversible dans le moment
de la Déclaration des droits de 1789 : les principes du droit exprimés
dans les trois premiers articles et l’inauguration d’un nouvel ordre de
choses dans le préambule, qui dévoile littéralement les droits. Une fois
le voile déchiré, « il n’est plus possible de le raccommoder » : « quoi-
qu’on puisse tenir l’homme dans l’ignorance, on ne saurait le faire
redevenir ignorant » 19. Paine construit sa théorie politique dans l’his-
toire des révolutions, avec la conscience de l’écart irréductible entre
bien public et bien général, dans une philosophie de la vie bonne. Son
discours met dans le jeu des notions concepts et dans l’analogie du mot
à l’idée et aux choses tout ce que Rousseau avait voulu dire sur la
liberté de l’homme et du citoyen avec le concept de volonté générale 20.
Entre ancien et nouveau, entre principes du droit public et du droit
privé, leur philosophie de la liberté lie le principe de la vie bonne aux
institutions de la république, avec l’idée que l’ordre d’une société bien
réglée renvoie à un ordre pratique des choses qui lie la liberté à la loi, et

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18. T. Paine, Les droits de l’homme, éd. C. Mouchard, Paris, Belin, 1987,
pp. 206-207. B. Vincent, Thomas Paine ou la religion de la liberté, Paris, Aubier,
1987.
19. T. Paine, op. cit., pp. 147-148. La réception très positive du libéralisme
radical de Paine en France, est à mettre en rapport avec celle que l’auteur a connu
dans le public en Amérique et en Angleterre, où son mannequin fut même brûlé en
effigie.
20. Sur la contribution de Paine à la philosophie morale et politique de son
époque, voir L. Marcil-Lacoste, « Sens commun et révolution : Thomas Paine »,
Langages de la Révolution (1770-1815), INALF, collection Saint-Cloud, Paris,
Klincksieck, 1995, pp. 535-546.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 89

le principe de la vie bonne à la liberté politique et à la conscience mo-


rale de l’individu 21.

La liberté politique et l’histoire

Il n’est pas indifférent de remarquer que le républicanisme revient


en force sous l’influence des travaux de l’école de Cambridge quand le
mot citoyen devient un adjectif dans la langue française. En 1995, le
livre de Jean-Fabien Spitz La Liberté politique faisait le lien, à travers
Rousseau, entre le domaine français et le républicanisme anglophone 22.
L’auteur analyse les conceptions concurrentes de la liberté politique
depuis l’Antiquité pour conclure, après une critique très serrée du para-
digme libéral, de la thèse de Skinner et de la liberté républicaine chez
Rousseau, que la problématique républicaine de la liberté qui lie la
liberté à la soumission à la loi illustre la voie médiane, avec la notion de
bien commun et de valeurs partagées. La satisfaction des désirs indivi-
duels est garantie seulement quand la forme politique défend l’appétit
de domination. Elle n’est pas celle du bien vivre, par la participation,
chacun selon son rang, à la recherche et à la mise en œuvre de la vie
bonne, qui renvoie à la philosophie et à la cité grecques. Les limites du
débat philosophique suscité par Isaiah Berlin en 1958 sur le dilemme de
la liberté positive et de la liberté négative renverraient de l’analyse à
l’histoire. Revenons donc à l’histoire de la Révolution.
Ce qui m’intéresse est le problème du transfert révolutionnaire des
théories du républicanisme, notamment à travers les textes de la révolu-
tion anglaise 23 et la reprise des thèmes de l’humanisme civique dans le
processus révolutionnaire qui mène à la chute de la royauté pour voir

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comment les patriotes se réapproprient ce langage pour défendre leur
option républicaine. Cette histoire s’intègre dans la généalogie de la
souveraineté démocratique et des théories sociales. Elle témoigne aussi
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de la résonance particulière du républicanisme en période de crise du


pouvoir. Le concept, auquel la révolution donne une forte valeur
d’orientation et d’attente, en même temps qu’il est publiquement
contesté dans la crise de Varennes, acquiert une charge sémantique

21. Sur Rousseau, voir R. D. Masters, La philosophie politique de Rousseau


(Princeton UP, 1968), trad. ENS Ed., 2002. L. Vicenti, Jean-Jacques Rousseau et
la république, Paris, Kimé, 2001.
22. La Liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995.
23. Pour l’écho des textes anglais, voir O. Lutaud, « Emprunts de la révolution
française à la première révolution anglaise », Revue d’Histoire Moderne et
Contemporaine, 37, 1990, pp. 589-607.
90 RAYMONDE MONNIER

nouvelle, qui lui donne une fonction rhétorique créatrice et une place
stratégique dans le discours public radical.
Contrairement à ce qu’affirment certains auteurs, la république n’a
pas été proclamée le 21 septembre 1792, comme ce fut le cas en 1848.
L’abolition en France de la royauté, « ce talisman magique dont la force
serait propre à stupéfier encore bien des hommes », était alors un acte
beaucoup plus significatif : après s’être levée toute entière pour décréter
par acclamation la proposition de l’abbé Grégoire, l’Assemblée dut aller
aux voix. La scansion du récit du Moniteur qui note un « profond
silence » après la fermeture de la discussion et décrit l’explosion de joie
qui suit l’adoption du décret, dit assez l’importance attachée à cette
« loi solennelle » 24. La république n’est encore qu’un projet chargé
d’un tel espoir de changement qu’il donne à la séance inaugurale de la
Convention une tonalité surréaliste ; l’enchaînement des énoncés sug-
gère que les représentants du peuple se sentaient engagés par la force
des choses et comme entraînés dans la voie incertaine d’un horizon dif-
ficile à définir 25.
Dans un article récent, Keith Baker analyse le langage du républi-
canisme au XVIIIe siècle en termes de discours de la volonté et arrive à
la conclusion qu’il aurait subi dans la crise révolutionnaire une trans-
formation pathologique qu’incarnent trois figures emblématiques de la
terreur, Marat, Robespierre et Saint-Just 26. La distinction rapide établie
en début d’article à propos de la crise de Varennes sauve, face au
« républicanisme des anciens » (des Cordeliers), le « républicanisme
des modernes », celui du Républicain (Paine et Condorcet), qui parle
« le langage des droits, de la raison et de la représentation […] le dis-
cours individualiste de la société civile ». Peut-on appliquer aux théo-
ries qui émergent dans le moment républicain de 1791, la distinction

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des deux libertés formulée par Constant en 1819 dans le contexte de la
Restauration ? Bien des événements se sont passés entre temps et,
comme bien d’autres républicains de son temps, Constant a dû changer
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d’opinion ; cela ne diminue en rien l’écrivain, mais lui vaut de figurer


en bonne place dans un malicieux dictionnaire 27. Cela nous permet-il

24. Moniteur, XIV, 8.


25. H. Dupuy, « L’épiphanie républicaine dans les actes de la séance inaugurale
de la Convention », Révolution et République. op. cit., pp. 159-171.
26. K. M. Baker, « Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth-
Century France », The Journal of Modern History, 73, 2001, pp. 32-53.
27. A. B. Spitzer, « Malicious Memories : Restoration Politics and a
Prosopography of Turncoats », French Historical Studies, 24/1, 2001, pp. 37-61.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 91

de comprendre l’évolution de la rhétorique républicaine dans le proces-


sus accéléré de transformation de la société ?
Je n’ai rien contre l’usage des métaphores ; la révolution est sans
doute une crise du corps politique et la terreur un phénomène complexe
où le discours est lié à des représentations collectives dont l’émergence
tient à de multiples facteurs. La violence est un effet des contradictions
qui traversent la société en révolution, à commencer par les effets du
conflit religieux 28 et de l’opposition dialectique entre contre révolution
et révolution. Bronislaw Baczko a montré comment l’imaginaire de la
terreur se construit sur un discours et un contre-imaginaire intense dans
la période trouble du moment thermidorien, pour liquider les séquelles
culturelles et psychologiques de la tension dramatique de l’an II 29.
Chacun peut appliquer à l’histoire des concepts les méthodes qui lui
conviennent, l’histoire langagière, l’histoire culturelle et l’histoire des
représentations inspirent des travaux qui étendent notre connaissance de
l’histoire. Ayant pratiqué avec des historiens et des linguistes la mé-
thode d’analyse des textes qui s’est développée au laboratoire de Saint-
Cloud 30, j’applique à l’histoire des notions concepts au XVIIIe siècle
une analyse en contexte au plus près du vocabulaire, pour comprendre
comment certains événements déterminent de nouvelles stratégies
discursives, et repérer les signes du changement conceptuel au fil de
l’usage des mots et… de l’abus des mots, pour en approcher plus
sûrement le sens et tenter de rendre l’histoire intelligible. Ce n’est
qu’une méthode parmi d’autres qui garde la part de subjectivité de toute
analyse sémantique.
La grande scène de l’éloquence publique est-elle la plus sûre tri-
bune pour reconnaître la qualité du langage et la vérité d’un discours
chez des républicains qui s’entendent assurément mieux sur le plan des

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principes que sur le choix des stratégies politiques ? Le journalisme
d’auteur me semble un objet intéressant dans la mesure où au lieu
d’asséner des arguments dans de grandes joutes oratoires, il développe
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28. B. Cousin, M. Cubells, R. Moulinas, La pique et la croix. Histoire


religieuse de la Révolution française, Paris, Centurion, 1989. Atlas, op. cit., 9, sous
la direction de C. Langlois, T. Tackett, M. Vovelle, S. et M. Bonin, 1996.
29. Comment sortir de la terreur. Thermidor et la révolution, Paris, NRF, 1989.
30. Laboratoire qui a été décentralisé à Lyon avec l’ENS de Lettres et Sciences
humaines en 2000. Pour une application de l’approche langagière de l’histoire des
notions-concepts, voir Notions-concepts, Dictionnaire des usages sociopolitiques
(1770-1815), fascicule 2, équipe « XVIIIe–Révolution », Paris, Klincksiek, 1987
avec une préface de .J. Guilhaumou et aussi J. Guilhaumou, R. Monnier, « Des
notions en révolution : l’art social et la république », La Révolution française, au
carrefour des recherches, colloque d’Aix-Marseille, 2001, Telemme (à paraître).
92 RAYMONDE MONNIER

un art élaboré et des stratégies de discours qui fonctionnent à plusieurs


niveaux, comme celles des écrivains des Lumières. Bonneville est
moins ésotérique qu’il n’y paraît si on admet que son style et son art
d’utiliser les signes peut être aussi un masque pour s’adresser à qui sait
l’entendre 31. Quand il met en tête de la Bouche de Fer, le jour de
l’Apothéose de Voltaire, un vers d’un poème de Diderot qui a mobilisé
depuis de savantes recherches, en le présentant comme « paroles fami-
lières » du philosophe, ce serait faire injure à l’éclectisme de l’écrivain
des Lumières de penser qu’il ne connaissait pas les Eleuthéromanes et
le trajet de la citation 32. L’auteur de l’Esprit des religions attribue au
mot parole un sens quasi divin, mais l’intention ne regarde que lui ;
reste que l’énoncé tyrannicide du célèbre dithyrambe, dut faire un cer-
tain effet dans le contexte de Varennes et était de nature à réveiller chez
les initiés l’enthousiasme de la liberté. Le lendemain le Moniteur
avance une autre manière, héritée des compilateurs humanistes, avec la
publication anonyme d’un long extrait des Discorsi de Machiavel inti-
tulé « Un peuple est plus sage et plus constant qu’un prince ». Il accom-
pagne ce fragment, tiré d’une traduction courante, d’une glose qui
s’adresse à des lecteurs critiques – « ce morceau pourra tirer des cir-
constances un nouveau degré d’intérêt » – et de la citation de Rousseau
dans le Contrat Social (édition de 1782) : « ce profond politique
[Machiavel] n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrom-
pus » 33. L’extrait des Discorsi pouvait être une manière détournée de
participer au débat de circonstance, ouvert le 6 juillet par Sieyès dans
les colonnes du journal.

31. Son activité de traducteur et de passeur des Lumières en Europe, son

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engagement d’écrivain aux côtés de Bode et des illuminés de Bavière lui avaient
appris l’art de manier les signes. S’il demeure fidèle à son engagement patriotique
et républicain, le style de la Bouche de Fer, institution symbolique analogue à
celles de Venise, n’est ni celui des Lettres du Tribun du Peuple de 1789, ni celui
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du Vieux tribun du Directoire.


32. Voir l’édition critique des Eleuthéromanes par J. Varloot dans Diderot,
Œuvres Complètes, édition H. Dieckmann-J. Varloot, t. XX, Paradoxe sur le
comédien. Critique III, Paris, Hermann, 1995, pp. 549-574. Voir « Des notions en
révolution », art. cit. note 32, et sur l’engagement de Bonneville comme écrivain
révolutionnaire, R. Monnier, L’espace public démocratique. Essai sur l’opinion à
Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994. chap. 1. La citation
empruntée par Diderot au Testament de Meslier, qu’avait popularisé Voltaire, est
ainsi donnée en 1791 : « Quand le dernier roi sera pendu avec les boyaux du
dernier prêtre (célibataire), le genre humain pourra espérer être heureux ».
33. Moniteur, IX, p. 94-95. Il s’agit du chap. 58 du livre 1 : « la foule est plus
sage et plus constante qu’un prince ». Rousseau, Œuvres complètes, éd. Pléiade,
III, p. 409, note.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 93

En 1793, l’art jubilatoire du Desmoulins de 1789 est devenu plus


austère à mesure que son républicanisme s’est épuré, par la conscience
du drame qui fige la révolution. Le Vieux Cordelier récuse le « visage
de caméléon de l’antichambre » et dénonce de front la corruption en
chargeant Hébert de barbariser la langue ; il veut briser le cercle de la
perversion des signes dans le langage révolutionnaire : « La politique de
la république, c’est la vérité », la politique concrète de la cité dans
l’écart du réel à l’idéal athénien. Son texte polyphonique résonne
comme un avertissement dans une écriture de l’urgence à qui peut
encore l’entendre 34. Indépendance réaffirmée de l’auteur dans une
guerre terrible des mots ou liberté du journaliste-écrivain dans un
espace politique tyrannique ? Le machiavélisme revendiqué servirait-il
seulement à défendre la liberté de la presse, « l’alphabet de l’enfance
des républiques » ? L’exercice frise l’équilibrisme, quand il en vient à
la vertu, mais qui peut dire qu’il n’avait pas l’énergie des « âmes
fortes » pour apostropher en public son ancien camarade de collège ?
Le dialogue fraternel de l’écriture garde l’accent de l’amitié qui peut
ménager un espace de communication oblique et reporter en pensée aux
idéaux partagés de la jeunesse. La rhétorique de l’écrivain emprunte le
masque latitudinaire contre le rigorisme de la vertu : elle rappelle au
déiste militant que l’engagement éthique et la rigueur morale ne sont
pas les qualités les mieux partagées. Pour Camille, le style est affaire de
tempérament et l’écriture une manière de vivre. Sa situation d’écrivain
révolutionnaire rappelle la difficulté d’être dans la langue de la liberté
contre le langage public de l’universel des droits.
Dans le moment thermidorien, le combat de Babeuf est d’une autre
trempe avec le retour éphémère de la liberté illimitée de la presse. Son
Tribun du Peuple se pose en continuateur des prophètes des débuts de

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la Révolution. S’armant comme Marat du « foudre de la vérité », il
adopte un style où les figures comme l’avis, le serment, rappellent les
manifestes cordeliers du premier moment républicain : « c’est le sénat
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qu’il faut constament surveiller ». Son discours civique développe dans


un délire d’inventions stylistiques, à côté de l’usage débridé des néolo-
gismes, une critique de ce qu’il désignera l’année suivante comme la
réaction thermidorienne 35. L’apostrophe des adversaires et la répétition

34. G. Benrekassa, Camille Desmoulins écrivain révolutionnaire : « Le Vieux


Cordelier », La Carmagnole des Muses, sous la direction de J. -C. Bonnet, Paris,
A. Colin, 1989, pp. 223-242.
35. Sur la rhétorique de Babeuf, voir E. Walter : « Babeuf écrivain : l’invention
rhétorique d’un prophète », Présence de Babeuf. Lumières, Révolution,
Communisme, Paris, Publ. Sorbonne, 1994. Et sur la notion de réaction,
94 RAYMONDE MONNIER

incantatoire du vocabulaire de la corruption, sont caractéristiques de la


deuxième campagne de Babeuf, qui veut régénérer la langue en agissant
sur l’empire usurpé des mots. L’accumulation des oppositions, des
termes du renversement et des néologismes à partir de l’élément rétro-,
pour définir le retournement complet du cours politique et des principes
démocratiques, soutient l’argument de la résistance légitime. Reste que
dans le Paris de l’an III, le prophétisme se retourne déjà en rhétorique
de la rédemption et du sacrifice héroïque du martyr de la liberté :
« J’écris. […] j’oublie tout pour la patrie […] je n’appartiens plus qu’à
la défense des droits du peuple ». Cette mise en scène de soi par identi-
fication à la voix du peuple donne à son discours une sincérité et une
énergie crépusculaires. Babeuf et Desmoulins n’ont pas eu, comme
Bonneville, le bonheur d’être ou de paraître assez fous pour ne pas
perdre la tête. Reste que s’ils ne sont pas de grands politiques, ces trois
athlètes de la liberté de penser et d’écrire peuvent tracer de leur plume
indépendante, de part et d’autre de Thermidor, la devise de la répu-
blique.

Républicanisme, révolutions atlantiques et patriotismes

Après que deux grands historiens aient disputé en France de


l’authentique qualité républicaine de deux figures majeures de la
Révolution, Danton et Robespierre, c’est d’Amérique qu’est venu avec
le livre de Robert Palmer, Twelve who ruled, une appréciation mesurée
du gouvernement de l’an II et un portrait collectif des membres du
grand Comité de Salut public qui ne manquait pas de dignité 36. Traitant
des clivages politiques avec nuance, il suggère les incertitudes inhé-

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rentes à toute distinction a posteriori en décrivant leur action au plus
près des faits, et retient surtout le patriotisme ardent qui les rassemble.
Il n’hésite pas à clore le récit de l’exécution des trois « éminents hors-
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la-loi » de Thermidor par cette réflexion : « Cet instant – personne ne


pouvait s’en douter – mit fin à tous les lumineux espoirs d’une répu-
blique démocratique ».
Cherchant à mesurer l’efficacité de la politique des Douze à son
application en province, il montre comment le gouvernement révolu-
tionnaire est lié à l’action conjuguée et aux compromis réalisés entre les
envoyés de Paris et les pouvoirs locaux, et dépend aussi de la personna-
Dictionnaire des usages socio-politiques 1770-1815, t. 6, Paris, INALF, 1999,
pp. 127-156.
36. Twelve who ruled. The year of the Terror in the French Revolution,
Princeton U. P., 1969. Paris, A. Colin, 1989, pour la traduction française.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 95

lité des représentants en mission. En attendant les résultats de l’enquête


collective en cours sur ces missionnaires de la république 37, les travaux
innombrables d’histoire locale ou les biographies réalisés depuis le livre
de Palmer n’infirment pas ce constat sur la politique de l’an II. La ter-
reur ne saurait être interprétée comme un système de gouvernement. La
politique nationale est largement tributaire des rapports complexes
d’autorité et de pouvoir entre le centre et la périphérie, où l’efficacité se
mesure à la politique et aux groupes de pression locaux.
Alors que se dessine avec le républicanisme une géographie et une
évolution longue du langage de l’humanisme civique, mise en lumière
par le livre de John Pocock voici bientôt trente ans, des Cités-Etats de la
Renaissance aux révolutions atlantiques, la forme historique prise par la
république en France à la fin du XVIIIe siècle, demeurerait à l’écart de
la reconnaissance de l’évolution historique positive de la république et
des origines de l’Etat moderne ? Le républicanisme renvoie indirecte-
ment aux discussions autour de la notion de « révolution atlantique »
dans le contexte de la guerre froide. On a oublié la vive controverse
suscitée par le rapport de Jacques Godechot et de Robert Palmer au
Congrès International des Sciences historiques de Rome en 1955 à pro-
pos de la notion, et du livre du même Palmer, The Age of the Democra-
tic Revolution 38. Du rapport contesté de Godechot et Palmer et de leur
conclusion que jamais les liens entre les pays bordant l’Atlantique Nord
n’avaient été aussi étroits que pendant la période révolutionnaire (1770-
1800) à une vue plus sereine des choses, il se dessina finalement un
accord sur les désignants socio-politiques des acteurs de ces
révolutions : les propagateurs du mouvement révolutionnaire dans tous
les pays furent qualifiés de patriotes de 1770 à 1792, puis de jacobins.
L’idée de la propagation de la théorie républicaine dans les révolu-

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tions démocratiques surgit heureusement dans un tout autre contexte
que celui de la notion de révolution atlantique en 1955. Les travaux sur
la spécificité des révolutions dans chacun des pays concernés, ceux sur
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les transferts culturels, sur les supports des principaux vecteurs de cette
propagation révolutionnaire – je pense notamment aux travaux des his-
toriens italiens 39 – invitent à étudier les différents aspects du républica-

37. M. Biard, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en


mission (1793-1795), Paris, CTHS, 2002.
38. 1959 pour le tome I et 1964 pour le tome II. Voir la préface de J. Godechot
à la deuxième édition de La Grande Nation, Paris, Aubier Montaigne, 1983.
39. AHRF, 1998/3. L’Italie du triennio révolutionnaire. 1796-1799. Numéro
spécial coordonné par A.-M. Rao. A. de Francesco, « Aux origines du mouvement
démocratique italien : quelques perspectives de recherche d’après l’exemple de la
période révolutionnaire. 1796-1801 », AHRF, 1997/2, pp. 333-348.
96 RAYMONDE MONNIER

nisme et la transformation du langage de l’humanisme civique avec un


peu plus de sérénité. À propos de l’Italie, le double héros de la victoire
de Marengo symbolise toute l’ambiguïté du patriotisme : l’armée de
Bonaparte, en franchissant les sommets emblématiques du passage des
Alpes s’est-elle levée pour la liberté de l’Italie ou pour l’idée de la
Grande nation 40 ? S’il m’a fallu passer par la terreur pour aborder le
républicanisme c’est sans doute que dans la juste balance de l’action et
de la réaction des choses le révisionnisme va trop loin. Constant avait
écrit là-dessus en 1797 un texte de circonstance à propos des réactions
politiques de la période révolutionnaire 41.
Depuis que le bicentenaire a amené les historiens à entendre 1789
comme la seule date importante à retenir pour l’histoire de la Révolu-
tion, on a presque oublié que Jacques Godechot, cohérent dans sa thèse
sur les révolutions atlantiques, faisait commencer son récit de la Révo-
lution française en 1787 – date de la Constitution des Etats-Unis, et de
la défaite des patriotes du Brabant – qui est aussi celle de résistances
politiques, d’agitations et de troubles multiformes 42. Ne voit-on pas des
patriotes comme Desmoulins, Carra, Tournon et les époux Robert
annoncer clairement cette filiation en 1789 par le titre de leurs journaux,
des Révolutions de France et de Brabant aux Révolutions de l’Europe,
avec le nouveau lieu de la politique : les Révolutions de Paris.
La révolution du journal est faite par les sociétés « d’écrivains
patriotes » et les journalistes qui portaient déjà en eux la vie politique
active de la cité, la vita activa de la république, pour s’être engagés
dans la réflexion politique qui précède la révolution 43. Récusant les
dénominations de parti du Directoire, Bonneville ouvre encore son
Vieux Tribun par cette profession de foi en 1795 : « Oui, je suis
patriote, et un patriote de 84, de 89 et toujours le même en 95. Quelque

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soin que j’aie pris d’exterminer ma face » 44. Trêve de dates incertaines,
la révolution de la souveraineté, du Serment du Jeu de Paume à la prise
de la Bastille, a bien eu lieu en 1789. Celle-ci s’effectue à Paris sur le
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40. AHRF, 2001/2. Louis Charles Antoine Desaix officier du roi, général de la
République. Numéro spécial présenté par Jean Ehrard.
41. Des Réactions politiques, an V ; 2ème édition augmentée Des Effets de la
Terreur, an V. Les deux textes ont été réédités par P. Raynaud (B. Constant, De la
force du gouvernement actuel…, Paris, Flammarion, 1988).
42. Histoire Universelle, sous la direction de R. Grousset, E. G. Léonard, Paris
NRF, Encyclopédie de la Pléiade, III, Les Révolutions, pp. 343-425.
43. Sur le rôle des Lycées à Paris comme lieu de pédagogie et de sociabilité,
voir H. Guénot, « Musées et Lycées parisiens (1780-1830) », Dix-Huitième Siècle,
1986, pp. 249-266.
44. Le Vieux Tribun, pp. 12-13.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 97

mot d’ordre des patriotes qui court de l’assemblée du Musée aux Jar-
dins du Palais Royal : Aux armes citoyens ! Le registre de l’action
donne naissance à d’autres formes politiques, dans une conjugaison
permanente d’assemblées et de journaux. L’analyse de la langue recons-
truit le trajet qui, de la formule d’engagement des députés de Versailles
– signe d’une longue pratique de juristes et d’humanistes habitués à
scruter les problèmes en transformant les énoncés – à l’effet
d’objectivité des récits des porte-parole, conduit au processus symbo-
lique complexe qui structure l’événement fondateur de l’identité natio-
nale 45.
Pour voir comment le langage du républicanisme s’est concrète-
ment actualisé dans un premier temps, puis transformé dans le mouve-
ment révolutionnaire qu’il contribue à orienter, je m’en tiendrai aux
premières années de la révolution, de part et d’autre de la crise de
Varennes. Pour rendre compte des effets de l’innovation politique dans
l’expérience de la révolution, j’analyserai l’action langagière de deux
patriotes qui ont grandement contribué à diffuser l’esprit de liberté de
1789, et peuvent faire office de témoins républicains, François Robert
par son rôle important à Paris et Jean-Louis Carra grâce au succès de sa
feuille dans les départements. Par ailleurs, l’évolution de la théorie
républicaine de Lavicomterie, centrée sur le problème de la liberté poli-
tique et morale de l’individu, montre comment la crise de Varennes
entraîne une radicalisation de la rhétorique anti-tyrannique. Ils ont tous
trois siégé à la Convention et sont loin d’être des personnalités margi-
nales ; s’ils ont eu un moment de célébrité pour leurs écrits et leur
action révolutionnaire, il ne s’agit pas des mieux connus.

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La diffusion de l’esprit de liberté et le langage du républicanisme

François Robert, qui préside les Jacobins en janvier 1791, se rap-


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proche en mars de la Société fraternelle des deux sexes, dont il devient


président après le départ de Dansart. C’est lui qui a réactualisé le terme
de républicanisme en novembre 1790 avec sa célèbre brochure Le
républicanisme adapté à la France, qui est à nouveau publiée au mo-
ment de la fuite du roi. Cet avocat originaire de la principauté de Liège
se signale sous la Révolution par son action patriotique et pamphlétaire,
et pose dans la presse des questions essentielles sur le gouvernement et

45. R. Balibar, op. cit., pp. 112-128. H.-J. Lüsebrink, R. Reichardt, Die Bastille,
Frankfurt, Fischer, 1989. C. Labrosse, P. Rétat, Naissance du journal
révolutionnaire. 1789, Lyon, PUL, 1989.
98 RAYMONDE MONNIER

la liberté politique. On peut suivre, à la succession des titres et des


fusions du Mercure national, la géopolitique révolutionnaire qui de
Liège à Paris et Arras cimente l’engagement patriotique de ses princi-
paux rédacteurs 46. Le Mercure national continue en décembre 1789 le
Journal d’Etat et du Citoyen, fondé en août par sa future femme Louise
de Kéralio, de l’Académie d’Arras et de la Société patriotique bre-
tonne 47. Le prospectus précise que le journal est distribué en province
et à Paris, ainsi qu’à Londres et à Bruxelles. Après sa fusion en août
1790 avec les Révolutions de l’Europe d’Antoine Tournon (de
l’Académie d’Arras), ce « journal démocratique » compte comme prin-
cipaux auteurs, outre Tournon et les époux Robert, des membres
d’autres Académies (Guinement de Kéralio, Hugou de Bassville). Tous
sont membres des Jacobins ; les Révolutions de l’Europe d’Antoine
Tournon faisaient suite aux Révolutions de Paris, distribuées en 1789
chez Prudhomme, dont il avait été le premier rédacteur 48. Les stratégies
éditoriales et les collaborations se font et se défont au fil des événe-
ments et de la radicalisation de la feuille de Robert. En avril 1791, la
fusion du Mercure national avec le Journal général de l’Europe révèle
la base de l’engagement cosmopolite initial de ses auteurs, ce journal
étant la dernière forme d’une feuille fondée à Liège en 1785 sous ce
titre par P. H. M. Lebrun (Lebrun-Tondu) et J. J. Smits, qui eut plus
d’une fois maille à partir avec les autorités de la principauté de Liège 49.
Pendant les deux années de son existence, le journal des Robert aura été
un des principaux organes du républicanisme cosmopolite en révolu-
tion.
Au même titre que le Cercle Social, véritable lieu d’émergence de
l’espace public démocratique, le Mercure national est un carrefour
d’idées libérales, qui témoigne de l’engagement de gens de lettres émi-

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46. François Robert quitte Givet pour Paris en août 1789 pour suivre le
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différend qui oppose les habitants à la municipalité, et que doit régler le conseil du
Roi. G. Mazel, « Louise de Kéralio et Pierre François Robert précurseurs de l’idée
républicaine », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France,
1989, pp. 163-237. Voir aussi C. Vincelet, Recherches sur Mademoiselle de
Kéralio et François Robert, DES, Paris, 1967, sous la direction de M. Reinhard.
47. Il s’agit d’une société de pensée fondée à Rennes en 1775 par l’économiste
Louis-Paul Abeille, oncle de Louise.
48. Voir le bel éloge funèbre de Robert à l’auteur des Révolutions de Paris
(Loustalot) dans le Mercure national, n° 24, 24 septembre 1790, pp. 805-809.
49. M. Tourneux, Bibliographie de l’Histoire de Paris pendant la Révolution
française, Paris, 1890. Sur la grammaire de Tournon, voir J. Guilhaumou, La
langue politique et la Révolution française, Méridiens Klincksieck, Paris, 1989,
chap. IV.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 99

nents dans la révolution et la république sur la base d’une réflexion sur


l’économie politique. L’égérie de ce cercle de « patriotes » qui se réunit
chez les Robert est Louise de Kéralio 50. Elle a dirigé de 1786 à 1789
une « société de librairie » qui a publié et diffusé en Europe des traduc-
tions et des ouvrages d’histoire, notamment d’auteurs féminins ; elle-
même s’est distinguée en littérature par ses traductions de l’anglais et
de l’italien. La société d’écrivains patriotes qui anime le Mercure natio-
nal appartient au milieu des Académies, Robert est professeur de droit
public à la Société philosophique ; tous, à coup sûr, connaissent leur
sujet, qu’ils abordent la politique étrangère ou la théorie du gouverne-
ment, même si leurs prises de position peuvent par moment diverger.
L’épigraphe du journal ne change guère, de l’analogie du journal de
Louise à celle du drapeau du district des Filles Saint-Thomas (Vivre
libres ou mourir), à l’épigraphe du Mercure national : Vivre libre ou
mourir. Ce quartier prend en 1790 le nom de section de la Bibliothèque,
du nom de la Bibliothèque du roi qui logeait depuis 1721 dans l’ancien
hôtel de Nevers, et où était employé un autre rédacteur du Mercure
national en 1790 qui n’est autre que Jean-Louis Carra 51.
Robert développe en mai 1790 dans le Mercure National, une
réflexion sur le droit international en émettant l’idée d’une assemblée
générale des nations, de conventions sur le droit des gens et d’un arbi-
trage des différends par l’institution d’une « haute cour internatio-
nale » 52. Il avait déjà exposé ses idées dans deux mémoires en 1789 ;
son Projet d’établissement d’une Société de jurisprudence avait été
présenté au roi en septembre 1789 ; il reprend dans le Mercure national

50. Sur le salon de Louise, voir G. Mazel, art. cit., p. 192. C’est un rendez-vous

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de républicains, tels M. Lepeletier, Mme Roland, C. Desmoulins et sa femme
Lucile.
51. Guinement de Kéralio était commandant de la garde nationale. I. Bourdin,
La société de la section de la Bibliothèque, 26 août 1790-25 floréal an II. L’auteur
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suit en détail les luttes qui opposent les membres de la société lors de l’élection de
Brissot à la Législative, et les soupçons élevés sur sa réputation de franc patriote.
52. Mercure National ou Journal d’Etat et du Citoyen, n° 6 du 23 mai 1790, sur
le droit de paix et de guerre. Sur les thèses en présence dans le débat sur la
recherche des alliances et la confirmation du principe de non-ingérence, « le
peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres », voir M. Bélissa,
Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795), Paris Kimé, 1998, pp. 179-
197, 371-373. Le principe de « non-ingérence » réciproque, adopté le 13 avril
1793 sur la proposition de Danton, rejoint la nécessité « d’oublier l’univers » pour
conserver le corps de la république par une politique de « défense nationale », et la
volonté de repousser toute négociation ou traité avec une puissance qui n’aurait
pas « préalablement reconnu solennellement l’indépendance de la nation
française » (Moniteur, XVI, 143).
100 RAYMONDE MONNIER

l’idée que Le droit de faire la paix et la guerre appartient incontesta-


blement à la nation. En récusant la diplomatie des cours européennes et
des puissances étrangères, Robert s’inscrit dans la réflexion du XVIIIe
siècle sur la possibilité d’une société des nations et les moyens juri-
diques de la paix, et dans le sillage de la réflexion de Rousseau sur les
écrits de l’abbé de Saint-Pierre 53. Il défend en juin 1790 l’idée d’une
alliance soutenue de part et d’autre de la Manche par les patriotes dans
un esprit « impartial » : « Les François & les Anglois unis ! et unis non
pour conquérir, mais pour inspirer l’amour de la liberté ! » 54.
Robert envisage pour l’avenir une union fraternelle des nations :
« Alors il se fera entre la société d’Europe, un nouveau pacte social,
dont les bases seront les mêmes que celles du pacte des petites sociétés
qui forment cette partie du monde » 55. Cette réflexion sur la paix est
liée à sa conception du républicanisme. Louise Robert signe entre autres
dans le Mercure national des articles remarquables sur les sociétés
patriotiques 56. Son père, Guynement de Keralio 57, connu dans le
monde des Lettres pour ses traductions et comme rédacteur du Journal
des Savants, donne régulièrement dans le journal des extraits d’ou-
vrages politiques, d’essais et de papiers anglais. Il signe des articles
comparant la glorieuse révolution d’Angleterre à celle de France, rap-
pelant les principes « qui servent de fondement à la constitution de tout
état libre » 58. En attendant l’union fraternelle des Européens, Robert
entretient des liens avec les patriotes étrangers, rend compte en détail
des événements du Brabant et soutient la Société des Amis de la liberté
helvétique 59.

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53. G. Lafrance, « L’abbé de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau », in
L’année 1796. Sur la paix perpétuelle de Leibniz aux héritiers de Kant, sous la
direction de J. Ferrari et S. Goyard-Fabre, pp. 55-61.
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54. Il convient d’évoquer, à propos de l’amitié franco-anglaise, la figure de


Rutlidge dont toute l’œuvre d’écrivain s’inscrit dans un rapprochement des deux
cultures, et qui se trouve aussi au premier rang des républicains. Le Chevalier
Rutlidge « gentilhomme anglais » 1742-1794, par R. Las Vergnas, Paris, 1932.
55. Ibid., n° 9, 13 juin 1790, « Adresse & invitation d’un citoyen aux Patriotes
Anglois ».
56. Au printemps 1791, elle est comme Robert membre des Cordeliers, de la
Société fraternelle des deux sexes et de celle des Indigents.
57. Membre de l’Académie de Stockholm et de celle des belles-lettres, il parle
au moins quatre langues étrangères, l’anglais, l’italien, l’allemand et le suédois (G.
Mazel, art. cit.).
58. Mercure National ou Journal d’Etat et du Citoyen, n° 2, 18 juillet 1790.
59. Mercure National et Révolutions de l’Europe, n° 43, 30 novembre 1790.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 101

Sa défense de la liberté individuelle repose sur les principes du


droit et de la liberté naturelle et civile. On le voit s’interroger sur la
question de la liberté de la presse où il ne peut y avoir de sujets tabous,
ni de personne qui échappe à la censure. Ce serait ouvrir la voie au des-
potisme et à la corruption « de paralyser nos plumes, lorsque nous vou-
drons écrire sur le roi et la royauté » 60. En août, après le rassemblement
royaliste du Camp de Jalès et l’affaire de Nancy qui signale pour lui le
retournement des principes de liberté, il défend la cause des soldats et
s’empare des thèmes républicains, exhortant les citoyens à rester vigi-
lants et actifs : « Les attributs d’un peuple libre sont l’activité, la sur-
veillance, une agitation continuelle » 61. Dès la fin novembre 1790,
Louise Robert déplore l’influence à l’Assemblée des hommes corrom-
pus qui « y dictent les décrets, y disposent du sort des nations, y tra-
fiquent de la gloire de leur Patrie ! ». Robert développe ses arguments
dans le contexte des événements et des débats de l’Assemblée. C’est
ainsi qu’il combat l’idée d’une armée permanente, ou de troupes sol-
dées, qui donneraient trop de force au pouvoir exécutif 62. Pour lui, la
royauté est « une institution bizarre et incompatible avec le système de
la raison et de la liberté […] aussi hétérogène dans l’ordre de la société
que dans l’ordre de la nature ».
De novembre 1790 à mars 1791, la suspicion croissante envers le
pouvoir exécutif entraîne une réflexion critique qui n’épargne pas
l’Assemblée : la loi ne peut avoir en vue que l’intérêt général, « les
décisions qui n’ont pas ce caractère ne sont pas des lois du tout, mais
des actes de tyrannie » 63. Comme Bonneville, il attribue à la libre
communication des opinions un pouvoir de censure rationnelle, et
exprime clairement son désaccord avec certaines pratiques jacobines,
comme le serment à la constitution. Étant lui-même contre certains

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décrets, il ne peut prêter sincèrement le serment de la maintenir, et se
demande « si le serment n’est point un acte d’intolérance politique […]
s’il ne doit pas être limité à la simple obéissance à la loi de l’état » 64.
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Robert est au centre de l’activité des sociétés fraternelles qu’il fédère en


mai 1791, et impulse aux côtés de Bonneville et des Cordeliers la cam-
pagne de pétitions de juin-juillet 1791. L’année suivante, il est avant

60. Ibid., 6 août 1790. G. de Kéralio publie fin 1790 deux brochures sur la
liberté de la presse et la liberté d’énoncer, d’écrire et d’imprimer la pensée.
61. Ibid., n° 39, 16 novembre 1790.
62. Ibid., n° 38, 12 novembre 1790.
63. Ibid, n° 35, 2 novembre 1790 et n° 7, 28 janvier 1791.
64. Mercure national et étranger ou Journal politique de l’Europe, n° 39, 25
mai 1791 (Du serment civique).
102 RAYMONDE MONNIER

son élection à la Convention, un des personnages les plus importants de


la Commune du 10 août 65.

La crise de l’exécutif et la radicalisation de la rhétorique


républicaine

Si le massacre du Champ de Mars a mis fin aux espoirs immédiats


des républicains, il n’a pas réglé la crise de confiance envers l’exécutif
royal. Sous la Législative, la question de la guerre est décisive dans le
processus qui mène à la chute du trône. La polémique s’étire sur des
mois jusqu’à la déclaration de guerre, et se prolonge avec les revers
militaires qui suivent l’entrée en campagne ; elle ne se limite pas aux
débats au sein du club de la rue Saint-Honoré, ni au fameux duel
Brissot-Robespierre 66. Les enjeux et les mobiles de ceux qui pensent
que la guerre est inéluctable sont complexes ; on ne peut minimiser
l’influence de l’opinion à Paris et dans les départements. Dans ce
contexte, deux républicains sont représentatifs de la radicalisation de la
rhétorique jacobine, Carra comme journaliste patriote et Lavicomterie,
comme théoricien publiciste.
Jean-Louis Carra fait partie des hommes de lettres qui ont trouvé
dans le journalisme de 1789 une nouvelle raison d’être. Il a derrière lui
la longue expérience d’un écrivain qui s’est passionné pour les théories
du siècle 67. Quand, après la guerre des libelles, l’événement concentre
les énergies sur une actualité brûlante, celui qui se proclamait volontiers
prophète et philosophe adopte l’arme par excellence, celle du journa-
liste patriote, qui balaie les pratiques d’ancien régime et brise les idoles
pour impressionner les tyrans. Quand « tous les masques sont

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déchirés », la force des idées et l’énergie des expressions annoncent les
progrès de la raison publique et la diffusion infinie des Lumières. C’est
grâce aux Annales patriotiques et littéraires qu’il dirige qu’il se fait en
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un temps record une solide réputation dans le pays, où son journal ren-
contre une audience remarquable dans les clubs 68. Son élection à la

65. Il est secrétaire de Danton quand celui-ci est porté au ministère de la justice.
66. Sur les composantes de la rhétorique belliciste, voir M. Belissa, op. cit.,
pp. 268-288.
67. S. Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793). Parcours d’un révolutionnaire,
Paris, L’Harmattan, 2000.
68. M. L. Kennedy, « “L’Oracle des Jacobins des départements” : Jean-Louis
Carra et ses Annales patriotiques », Actes du colloque Girondins et Montagnards,
sous la direction de A. Soboul, Paris, Société des études robespierristes, 1980, pp.
247-268.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 103

Convention dit assez son influence en province, puisqu’il est le seul


député à être élu dans huit départements.
Rapportées au républicanisme, les lignes de force de son discours
présentent une version cohérente de son engagement militant. Il déve-
loppe dans son journal une propagande patriotique inspirée, défend dès
le début de la révolution l’idée fédérative et affirme dans les circons-
tances une prédilection pour les questions touchant l’armée, la diplo-
matie et la guerre. Son combat de journaliste est celui du jacobinisme
conquérant de 1792 : par sa place au comité de correspondance, Carra
est au cœur de l’entreprise pédagogique en direction du réseau national.
Ses prises de position évoluent dans l’événement, mais restent fidèles à
la philosophie morale et politique de ses œuvres précédentes. Il est du
petit nombre des journalistes qui tiennent à l’idée d’une contiguïté
d’esprit des révolutions de France et de Brabant. S’il défend des options
de type diplomatique, sur le problème des émigrés ou le renversement
des alliances, c’est qu’il partage d’abord l’idée d’une entente possible
avec l’Angleterre, autre peuple libre 69. Sa croisade contre la corruption,
ses prises de position contre l’agiotage, montrent qu’il partage avec les
républicains radicaux le thème de la régénération morale ; bien qu’il
soit l’élu des départements à la Convention, il ne suit pas la Gironde
dans ses votes au procès du roi ni dans sa lutte contre la Commune et
Paris, et après le 31 mai développe le thème du ralliement à la Consti-
tution.
De la demande de la formation spontanée d’une garde bourgeoise
en juillet 1789 aux côtés de Bonneville, à la propagande précoce pour
l’armement général des citoyens et au succès de sa campagne de 1791-
1792 en faveur de la fabrication des piques, l’idée était celle de la liber-
té publique défendue par le peuple en armes, par la vertu du citoyen

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soldat ou du soldat citoyen 70 : ainsi est réaffirmée dans l’événement la
figure classique du citoyen. Il expose ses principes en août 1790 dans
un discours aux Jacobins : « tous les chemins des honneurs civiques »
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doivent être ouverts au soldat, l’armée est inséparable de la nation 71.


Ses prises de position sur les questions de politique étrangère, inspirées
de l’universalisme des Lumières, montrent qu’en matière de relations
entre les peuples, cosmopolitisme et patriotisme ne s’opposent pas de
manière absolue.

69. Il ira même jusqu’à émettre l’idée d’un changement de dynastie en faveur
du duc d’York (Stefan Lemny, op. cit., pp. 224).
70. Annales patriotiques et littéraires (ci-après APL), 16 décembre 1791,
pp. 2344.
71. A. Aulard, La Société des Jacobins, I, pp. 241-246.
104 RAYMONDE MONNIER

La lutte idéologique se durcit à l’épreuve de la résistance très réelle


des adversaires de la régénération de la nation, terme clé de la rhéto-
rique révolutionnaire en faveur du nouvel ordre de choses « au physique
et au moral » 72. Conscient du rôle des écrivains dans la formation de la
nouvelle langue politique – il fait partie de la Société des amateurs de la
langue française 73 – Carra développe dans sa feuille une réflexion sur le
vocabulaire politique pour rendre compte du changement inouï qui
s’accomplit dans « la grande Révolution de la Liberté Française » 74.
Acteur essentiel sur la scène de la communication, il exprime à plu-
sieurs reprises l’idée que du fait de la révolution, la régénération poli-
tique a précédé la régénération morale nécessaire à l’état républicain :
« pour arriver à ce gouvernement céleste, il faut être préparé par une
régénération générale et décidée de mœurs, de principes et d’idées » 75.
Pris comme principal obstacle à la liberté, le terme clé de corrup-
tion, attribut menaçant l’exécutif royal et les ministres « courtisans »,
marque une étape décisive de la reprise des catégories de l’humanisme
civique. Appliqué par Carra en 1789 au gouvernement de la monarchie
absolue, pour figurer la gangrène qui des cercles du pouvoir a envahi la
société et les mœurs, il vise aussi dans L’Orateur des Etats généraux la
politique étrangère, « l’un des plus destructeurs effets de cette corrup-
tion intérieure », et la diplomatie française, subjuguée par la cour de
Vienne depuis le traité avec l’Autriche 76. La fuite à Varennes donne
prise aux soupçons sur la duplicité d’un roi dont le « véritable minis-
tère » est à Coblentz. Au début de 1792, le journaliste développe la
« théorie pratique du système de corruption » : « Nous avons cru
détruire la tyrannie en détruisant la Bastille, mais nous n’avons détruit
que des pierres ; car l’esprit de tyrannie, de lâcheté, de dissimulation, de
perfidie et de corruption est resté sur le trône avec l’ancien tyran,

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l’ancienne cour et l’ancienne allure de ses ministres et de ses courti-
sans » 77.
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72. Sur l’origine théologique et scientifique du terme et sur l’extension au


domaine politique du sens figuré de la notion de régénération sous la Révolution,
voir F. Dougnac, « Régénération dans le Journal de la langue française »,
Dictionnaire, op. cit.
73. Sur la société fondée par Domergue, voir W. Busse et F. Dougnac,
François-Urbain Domergue. Le grammairien patriote (1745-1810), Tübingen,
Gunter Narr Verlag, 1992.
74. APL, Prospectus cité par Labrosse et Rétat, op. cit., p. 280.
75. APL, 8 juillet 1791, pp. 1651-2. Sur la grande question d’une république en
France.
76. Stefan Lemny, op. cit., p. 153.
77. APL, 16 février 1792, p. 207.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 105

Les théories qu’il développe du printemps à l’été 1792 illustrent la


rencontre, dans le discours jacobin, du langage du patriotisme et du
messianisme révolutionnaire, qui puise dans le vocabulaire religieux
l’expression d’une espérance de régénération universelle placée sous le
signe de la philosophie et de la Providence. L’idée républicaine se mêle
chez Carra à un universalisme culturel, qui présente la France comme le
peuple messie animé du feu sacré de la liberté : « Nous devons porter
chez nos voisins, non le flambeau de la guerre et de la discorde, mais
celui du génie et de la liberté » 78. Le rêve d’une « alliance universelle
des nations » rejoint, dans le débat sur la guerre, la rhétorique de
l’émancipation des peuples et du renversement des alliances : c’est alors
que Carra, grand admirateur de la Prusse, déploie son talent de plume
dans la campagne de propagande contre l’Autriche. Avec les premiers
revers militaires, on peut suivre les effets dévastateurs de la rhétorique
de la corruption à la confusion que provoque à l’Assemblée ses
dénonciations contre le fameux Comité autrichien 79, bientôt élevé au
rang de véritable concept : « le comité vendu à nos ennemis », comme
symbole de la corruption du pouvoir 80. Stratégie périlleuse qui en
temps de guerre sape l’autorité qui doit la conduire : avant
l’insurrection du 10 août, la rhétorique révolutionnaire a donné le coup
de grâce à la monarchie et à ses ministres.
On sait comment le lien présumé de l’argent, de l’étranger et des
ennemis intérieurs donne lieu par la suite à d’autres stratégies énoncia-
tives de la trahison et de l’exclusion : Carra cède à la surenchère verbale
contre les agioteurs en désignant la « race des banquiers », « les accapa-
reurs soudoyés… par les banquiers et autres agens des tyrans coa-
lisés » 81, une rhétorique terroriste qui brouille tous les motifs et ne
manque pas de se retourner contre lui. Dans la lutte que mènent contre

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lui quelques ténors jacobins en 1793, Carra prend la mesure de la force
et du danger des on dit pour jeter à bas l’adversaire, en masquant les
vrais motifs sous les accusations les plus vagues. Le machiavélisme
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revendiqué dans sa défense donne la clé des ambiguïtés entretenues

78. A. Aulard, Jacobins, op. cit., I, p. 241.


79. Daprès F. Brunot, c’est Desmoulins qui l’aurait baptisé en mars 1790
(Histoire de la langue française, Paris, 1967, IX, II, p. 921).
80. S. Lemny, op. cit., chap. 15.
81. Ibid., pp. 285-6.
106 RAYMONDE MONNIER

dans la compétition discursive que se livrent les députés sur le terrain de


l’authenticité des sentiments républicains 82.
La théorie de Lavicomterie mérite une analyse que je ne peux
développer dans le cadre de cet article. Ce conventionnel montagnard,
juriste de formation, est l’auteur de plusieurs pamphlets, qui témoignent
de la radicalisation de la rhétorique anti-tyrannique jusqu’à la chute du
trône ; elle puise aux sources du républicanisme et ne peut être séparée
du contexte révolutionnaire 83. De 1790 à 1792, il construit ses argu-
ments dans un mouvement qui va d’une critique de la Constitution à
l’appel à un nouveau pacte fédératif : seule l’obéissance raisonnée aux
lois est digne d’un peuple libre. En 1790-1791 dans ses deux premiers
pamphlets, il n’était encore question que d’aménager la constitution
dans un sens démocratique. Prenant pour base « les principes du droit
public », il s’élevait contre les prérogatives royales contraires à la liber-
té (l’hérédité, l’inviolabilité, le veto, les troupes soldées). Il défend les
principes d’une démocratie représentée où la liberté des individus
repose sur le contrat civil qui « soumet également et librement chaque
membre de la confédération à l’expression de la volonté générale », et
prône un régime fédératif, « une division du pouvoir exécutif, dont
toutes les forces, dont toutes les branches se réuniront à un centre com-
mun, qui doit être le législatif impermanent » 84.
Le texte de juin 1791, beaucoup plus violent contre les décrets qui
blessent la liberté et la morale, accorde une légitimité à la résistance
publique née de l’oppression individuelle, et s’en prend violemment à la
loi martiale, « ce simulacre ensanglanté, à qui on a prostitué le nom de
loi ». Celui de mai 1792 est un traité de morale politique où la répu-
blique fédérative est proposée comme l’antithèse du gouvernement
royal, pour appeler les citoyens à s’unir dans un même esprit de liberté.

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La capitale ne peut résister seule à la « gangrène dévorante » du pouvoir
exécutif, à l’or de la liste civile qui corrompt tout. Lavicomterie oppose
une union fédérative positive aux dangers que fait courir au corps poli-
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tique la nature tyrannique du pouvoir exécutif : seule est juste la loi


avouée par la raison 85. Les législateurs eux-mêmes ne sont pas épar-

82. Dans sa déposition au procès des Girondins, Chabot reconstruit l’action de


Carra sur la base de son appartenance à la faction et de ses intrigues présumées
avec les ennemis extérieurs et les rebelles de Vendée (S. Lemny, p. 343).
83. Du Peuple et des rois, Paris, 1790. Les droits du peuple sur l’assemblée
nationale, Paris, 1791. République sans impôt, Paris, imp. du Cercle Social, 1792.
Décrété d’arrestation après l’insurrection de prairial an III, Lavicomterie réussit à
se cacher et obtient un emploi dans l’administration à la fin du Directoire.
84. Du Peuple, op. cit., pp. 20-26, 32-33, 111 (4e édition, 1848).
85. République, op. cit., chap. 15, de la ratification nationale.
REPUBLICANISME, LIBERALISME ET REVOLUTION FRANÇAISE 107

gnés, « indignes mandataires » qui ont trahi les droits de la nation. Le


pouvoir accordé au roi équivaut à un système complet de tyrannie. On
voit comment la catégorie grecque de tyrannie, qui renvoie au détenteur
du pouvoir, au tyran dont l’abus de pouvoir ou le pouvoir illégitime ap-
pelle le tyrannicide, fonctionne comme notion théorique contre les faus-
ses acceptions des concepts politiques de base, pour légitimer la
résistance au nom de la souveraineté de la nation et de la liberté des
individus.
La théorie républicaine de Lavicomterie est fondée sur un code de
lois qui parle le langage de la raison et sur le ressort capable de former
l’accord général, la morale publique. Les bonnes lois reposent sur la
vertu des législateurs et la volonté libre des individus « ce droit
d’examen qu’on ne peut ravir à tout être qui pense ». Le problème de
l’obligation est résolu par l’obéissance raisonnée aux lois : c’est une
raison anglaise qui repose sur l’action et la faculté de juger des indivi-
dus, la raison calculatrice du « raisonneur violent » de l’article « droit
naturel » de l’Encyclopédie (Diderot). Comme il faut bien supposer
l’homme égoïste et méchant, la contrainte de la loi peut conduire
l’individu à ses devoirs par le calcul des conséquences de ses actes. Ce
motif de la contrainte ne peut être qu’un motif politique réciproque, qui
lie la fin de la loi, le bien public, à la prise en compte du mobile de
l’action individuelle : le législateur vertueux sait « conduire les hommes
à leurs devoirs, à la vertu par leurs propres intérêts », il sait « que les
vrais intérêts, les vrais besoins de l’homme sont liés d’une chaîne indis-
soluble avec ses devoirs » 86. C’est aussi un motif du républicanisme de
Machiavel à Fichte ; il faut donner « aux démons que sont les hommes
des raisons égoïstes d’agir vertueusement » 87.
La lecture républicaine de Lavicomterie est celle des Lumières, qui

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lie la réalisation de la liberté au perfectionnement général de la raison,
et où l’éducation joue un rôle éminent. Il y revient à plusieurs reprises
et ce jusqu’en 1794, dans un discours à la Convention sur la morale cal-
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culée 88. Mais ce n’est pas celle de Rousseau, pour qui l’éducation mo-
rale positive de l’individu, celle d’Emile, est distincte du domaine
politique. Chez Lavicomterie, l’obligation repose sur la raison « qui vit
au fond des cœurs » et sur la morale publique qui fait agir toutes les
forces du gouvernement ; il demeure ainsi une tension au niveau du lien
social qui lie l’individu à l’Etat, entre morale publique (nationale) et

86. Les droits du peuple, op. cit., pp. 11, 101.


87. A. Renaut, « Républicanisme et modernité », Libéralisme et
républicanisme, op. cit., p. 180-181.
88. Archives Parlementaires, t. 98, pp. 420-424.
108 RAYMONDE MONNIER

raison universelle 89. D’où une certaine gêne à situer la garantie du


pacte social autrement que dans le temps, celui de la réforme ou de la
révolution. Demeure dans le texte la difficile articulation du droit de
résistance individuelle à l’instance capable de juger de la tyrannie, de
l’exercice du pouvoir au-delà de son domaine légitime (Locke) : « il
naît de cette oppression individuelle une résistance publique, qui, quoi-
que devant s’appeler générale, parvient quelquefois à être opprimée,
parce que ses forces, quoique formant la majorité, sont souvent sépa-
rées, isolées, n’ont point un centre commun, et ne parviennent qu’avec
le temps à former un corps qui renverse nécessairement l’œuvre barbare
des oppresseurs » 90. La république se situe dans l’écart avec l’horizon
du bien commun qui est supposé animer la constitution et la loi, un
principe politique dont la fonction est de combler en permanence cet
écart dans l’espace national, et dont la réalisation repose sur la société
et les institutions.

On voit comment la crise de Varennes a pesé sur le processus


révolutionnaire qui aboutit à la mobilisation civique et patriotique
contre le pouvoir exécutif, Monsieur Veto, et à l’insurrection du 10
août. La perception de la trahison du roi, l’évidence de la collusion de la
cour avec l’étranger et les émigrés depuis des mois, a été un facteur
déterminant dans la montée de la suspicion et dans l’inflation du dis-
cours de conspiration qui mène à la guerre 91. La résolution de la crise
par l’Assemblée, qui lie la question du roi à celle du pouvoir exécutif,
sans égard à l’expression d’un fort mouvement d’opinion en faveur de

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la république, a entraîné une radicalisation de la rhétorique républicaine
sur les thèmes classiques de la corruption et de la tyrannie – de la tyran-
nie des lois à la tyrannie du pouvoir exécutif. Les républicains se réap-
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proprient le vocabulaire de l’humanisme civique dans le processus


révolutionnaire de résistance au pouvoir exécutif royal. Leur discours
s’adapte à une évolution politique accélérée et à un échange discursif où
le changement conceptuel est un des ressorts cachés de l’argumentation.

89. Les droits du peuple, op. cit., p. 29. Du Peuple, op. cit., pp. 20-22.
90. Les droits du peuple, op. cit., pp. 81-82.
91. T. Tackett, « Conspiracy Obsession in a Time of Revolution : French Elites
and the Origin of the Terror, 1789-1792 », The American Historical Review, 105/
3, 2000, pp. 691-713.

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