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FOUCAULT ET LA QUESTION COLONIALE
Vincenzo Sorrentino
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Presses Universitaires de France | « Cités »

2017/4 N° 72 | pages 127 à 138


ISSN 1299-5495
ISBN 9782130787914
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2017-4-page-127.htm
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Pour citer cet article :


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Vincenzo Sorrentino, « Foucault et la question coloniale », Cités 2017/4 (N° 72),
p. 127-138.
DOI 10.3917/cite.072.0127
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Foucault et la question coloniale


Vincenzo Sorrentino

Dans les travaux de Foucault, on ne trouve pas une analyse approfon-


die de la question du colonialisme. Toutefois, en particulier dans certains
de ses cours au Collège de France1, on peut trouver des références à ce
thème, très intéressantes, liées à des matrices importantes de son analy-
tique du pouvoir, et particulièrement à celle qu’il met au point dans ses
recherches généalogiques des années 1970. Dans les pages qui suivent, je 127
ne m’occuperai pas de la question de l’utilité des catégories foucaldiennes
pour une analyse du colonialisme2, mais plutôt de la question du rapport Foucault
qu’il y a, selon Foucault, entre le colonialisme et les dispositifs modernes et la question
de pouvoir. Je resterai donc à l’intérieur de l’horizon discursif foucaldien. coloniale
Vincenzo
Sorrentino

1.  Dans un texte de 1995, qui est donc sorti avant la publication des cours de Foucault au
Collège de France, Robert J. C. Young soulignait le paradoxe dû au fait que, malgré l’absence d’une
discussion explicite du colonialisme, le travail de Foucault a été un point de repère théorétique cen-
tral pour les études postcoloniales ; voir R. J. C. Young, Foucault on Race and Colonialism, « New
Formations », n° 25, 1995, p. 57 (http://robertjcyoung.com/Foucault.pdf ).
2.  Pour une exposition de la discussion sur ce point, à l’intérieur de la littérature sur le colo-
nialisme et l’ère postcoloniale, à partir en premier lieu de l’œuvre d’Edward W. Saïd (voir surtout :
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], Paris, Seuil, 2005, et Culture et Impérialisme
[1993], Paris, Fayard, 2000), cf. par exemple R.  Nichols, Postcolonial Studies and the Discourse
of Foucault : Survey of a Field of Problematization, « Foucault Studies », n° 9, 2010, p. 111-144
(https://rauli.cbs.dk/index.php/foucault-studies/index)  ; O. Irrera, Racisme et colonialisme chez
Michel Foucault, « Rue Descartes », 2015 (www.ruedescartes.org/categorie/recherches-en-cours) ;
R. Samaddar, Lire Foucault à l’ère postcoloniale, « Actuel Marx », n° 1, 2010, p. 165-186 (www.cairn.
info/revue-actuel-marx.htm) et R. Castro Orellana, Foucault y el debate postcolonial. Historia de una
recepción problemática, « Quadranti. Rivista internazionale di filosofia contemporanea », n° 1, 2014,
p. 216-249 (http://www.rivistaquadranti.eu).
cités 72, Paris, puf, 2017
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Foucault parle de l’utilisation de toute une partie marginalisée de la

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population dans les colonies. Au xviiie  siècle, l’internement «  a servi de
relais dans les déplacements démographiques qu’a pu exiger le peuplement
des colonies3 ». Au début, l’exigence principale était de libérer les structures
d’internement de toute une population encombrante mais active, qu’on ne
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pouvait maintenir indéfiniment enfermée. Pourtant, avec la fondation de la


Compagnie d’Occident, en 1717, l’exploitation des colonies en Amérique
s’intègre complètement à l’économie française, et on recourt aux internés.
Le peuplement des colonies devient souvent la finalité même de l’interne-
ment : « Il s’agit de contraindre toute une population mobile à s’expatrier,
et à aller exploiter les territoires coloniaux ; l’internement devient l’entre-
pôt dans lequel on tient en réserve les émigrants qu’on enverra au moment
choisi, et dans la région déterminée 4. »
Parmi ces émigrants, il y a des délinquants, «  ces mêmes délinquants
dont on disait que, vraiment, il n’était pas possible de les retransformer en
ouvriers sur place même et que ç’aurait été insulter la classe ouvrière que de
les remettre dans le circuit du prolétariat, ces mêmes gens, on les a expédiés
dans les colonies. On a peuplé ainsi, les Anglais, l’Australie, les Français,
l’Algérie. On a fait de cette population marginalisée en Europe des petits
128 Blancs, prolétaires par rapport au grand capitalisme colonial, et en même
temps par rapport aux autochtones, cadres policiers, indicateurs, flics et
Dossier
soldats, pourvus d’ailleurs d’une idéologie raciste5 ».
Le postcolonialisme : Foucault cite le débat et les projets qui surgissent entre le xviiie et le
une stratégie xixe siècle, d’utilisation des vagabonds ou des coupables dans les colonies6,
intellectuelle mais il souligne aussi que la déportation de délinquants, soldats indisci-
et politique
plinés, prostituées et enfants trouvés en Guyane et en Nouvelle-Calédonie
« n’eut pas d’importance économique réelle7 ». Il conclut : « En fait l’utili-
sation de la délinquance comme milieu à la fois séparé et maniable s’est
faite surtout dans les marges de la légalité […]. La délinquance, illégalisme

3.  M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Paris, Gallimard, 1972, p. 502.
4.  Ibid.
5.  M. Foucault, À propos de l’enfermement pénitentiaire (entretien avec A. Krywin et
F. Ringelheim), « Pro Justitia. Revue politique de droit », t. 1, n° 3-4 : La Prison, octobre 1973 ;
repris in Dits et Écrits (1994), édition établie sous la direction de D. Defert et F. Ewald avec la col-
laboration de J. Lagrange, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, vol. I, p. 1306.
6.  Cf. M. Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France 1972-1973, édition établie
sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, par B. E. Harcourt, Paris, Gallimard-Seuil, 2013, p. 52,
83n.
7.  M. Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 284.
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maitrisé, est un agent pour l’illégalisme des groupes dominants8.  » Des

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exemples de délinquance économiquement «  utile  » sont les réseaux de
prostitution, les trafics d’armes ou ceux de drogue9.
Cela n’implique pas que le phénomène du colonialisme soit sans signi-
fication ou même secondaire pour l’analytique foucaldienne du pouvoir.
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Au contraire, il est lié à trois thèmes centraux dans cette analytique  : la


guerre-domination, le racisme et la discipline. Ce qui tient ensemble ces
thèmes, c’est la critique de la théorie juridique de la souveraineté de matrice
hobbésienne.

colonialisme et domination

Le colonialisme, selon Foucault, prend forme dans le passage, qui se


réalise entre le xvie et le xviie siècle, de la rivalité dynastique à la concur-
rence politique et économique des États, qui est un des changements
les plus importants de l’histoire politique de l’Occident. Le but est la
croissance des forces de l’État, grâce à ses richesses, à ses alliances et à ses
conquêtes10.
C’est dans les pages que Foucault consacre à ce phénomène qu’on peut 129
trouver un passage sur l’Europe, très significatif pour notre probléma-
tique  : «  Elle n’est pas sans rapport avec le monde tout entier, mais ce Foucault
rapport avec le monde tout entier marque la spécificité même de l’Europe et la question
par rapport au monde, puisque l’Europe ne doit avoir, et ne commence à coloniale
avoir avec le reste du monde qu’un certain type de rapport, qui est celui de Vincenzo
Sorrentino
la domination économique ou de la colonisation, ou en tous cas de l’utili- 
sation commerciale11. » Foucault met en relation ici, et puis quelques lignes
plus loin12, colonisation et domination. C’est un point important car, pour
lui, la colonisation est liée à un paradigme de rationalité politique, auquel
s’oppose la théorie juridique de la souveraineté de matrice hobbésienne
(laquelle fait du contrat l’origine du pouvoir politique et élimine la guerre

8.  Ibid.
9.  Ibid., p. 284-285.
10.  Cf. M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978,
édition établie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, par M. Senellart, Paris, Gallimard-Seuil,
2004, p. 299-303.
11.  Ibid., p. 306.
12.  Il parle de l’Europe comme région « ayant au reste du monde un rapport d’utilisation, de
colonisation, de domination » (ibid.).
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et la conquête de la genèse du pouvoir politique13), et qui se développe dans

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un discours qui met au centre la domination, la conquête et la guerre14.
On trouve ce discours, avec ses caractéristiques essentielles, en Angleterre,
en conséquence de deux phénomènes : la précocité de la lutte de la bour-
geoisie à la fois contre la monarchie absolue et contre l’aristocratie ; et puis,
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la conscience du vieux clivage de la conquête15. Le primat de la conquête


et de la domination, observe Foucault, est formulé dans ce qu’il appelle
le « discours du roi », c’est-à-dire le discours de Jacques Ier d’Angleterre :
« … par une habileté qui devait gêner passablement les adversaires, le roi,
ou du moins les tenants du discours du roi, faisaient valoir une très étrange,
mais très importante, analogie. Je crois que c’est Blackwook qui l’a formu-
lée pour la première fois en 1581, dans un texte qui s’appelle Apologia pro
regibus, où il dit ceci qui est très curieux. Il dit : “Au fait, il faut comprendre
la situation de l’Angleterre à l’époque de l’invasion normande comme on
comprend maintenant la situation de l’Amérique devant les puissances
qu’on n’appelait pas encore coloniales. Les Normands ont été en Angleterre
ce que les gens d’Europe sont actuellement en Amérique.” Blackwood fai-
sait un parallèle entre Guillaume le Conquérant et Charles  V. Il disait,
à propos de Charles  V  : “Il a soumis par la force une partie des Indes
130

13.  Cf. M. Foucault, «  Il faut défendre la société  ». Cours au Collège de France 1975-1976,
Dossier édition établie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, par M. Bertani et A. Fontana, Paris,
Le postcolonialisme : Gallimard-Seuil, 1997, p. 84-85.
une stratégie 14.  On retrouve ce lien aussi dans ses reportages, écrits pour le journal italien Corriere della
intellectuelle sera, sur la révolution iranienne. Foucault souligne le fait que l’Iran n’a pas connu, au xixe siècle,
et politique une colonisation directe, car Anglais et Russes l’on partagé en zones d’influences. Ensuite, l’Iran est
passé à une situation « néo-coloniale » dans l’orbite des États-Unis (cf. « Il mitico capo della rivolta
dell’Iran » [« Le chef mythique de la révolte de l’Iran »], Corriere della sera, 26 novembre 1978 ;
repris in M. Foucault, Dits et Écrits, édition établie sous la direction de D. Defert et F. Ewald avec
la collaboration de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, vol. III, p. 714). Toutefois, la moderni-
sation qui a précédé la révolution est associée à la colonisation, à la conquête, à la domination :
« Toute la “modernisation” a donné lieu à un gigantesque prélèvement : les bénéfices de la réforme
agraire ont abouti, grâce à la banque Oran, entre les mains du chah et de sa famille ; les quartiers
à construire de Téhéran ont été répartis comme des dépouilles. Un tout petit clan de bénéficiaires
mêle aux entreprises du développement économique les droits du conquérant. Et si on ajoute que
le gouvernement dispose de tout le revenu pétrolier que lui laissent les compagnies étrangères, qu’il
peut ainsi se doter de “sa” police, de “son” armée et signer des contrats fabuleux et fructueux avec les
Occidentaux, comment ne pas comprendre que le peuple iranien voie dans les Pahlavi un régime
d’occupation ? Un régime qui a la même forme et le même âge que tous les régimes coloniaux qui
ont asservi l’Iran depuis le début du siècle » (« Lo Scià ha cento anni di ritardo » [« Le chah a cent ans
de retard »], Corriere della sera, 1er octobre 1978 ; repris in M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. III,
p. 682-683. Cf. aussi Le Chef mythique de la révolte de l’Iran, op. cit., p. 715-716).
15.  Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 86.
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occidentales, il a laissé aux vaincus leurs biens non pas en nue-propriété mais

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simplement en usufruit, et moyennant une prestation. Eh bien, ce que
Charles V a fait en Amérique, et que nous trouvons parfaitement légitime,
les Normands l’ont fait en Angleterre. Les Normands sont en Angleterre
du même droit que nous en Amérique, c’est-à-dire du droit qui est celui
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de la colonisation”16. »
Dans ce «  discours du roi  » fonctionne, dit Foucault, «  le thème de
l’opposition des races »17, qui est au centre d’un discours articulé sur un
« schéma binaire » (la guerre des races)18, qui donc « met au jour la guerre
comme trait permanent des rapports sociaux, comme trame et secret des
institutions et des systèmes de pouvoir19 ». On a ici, affirme Foucault, un
« historicisme politique », selon lequel « on ne sort pas de la domination,
donc on ne sort pas de l’histoire »20. La matrice de ce discours, centré sur la
guerre-domination, on la retrouve aussi, même si c’est articulé d’une façon
différente, dans l’opposition parlementaire et dans certaines positions radi-
cales, comme celles des Levellers et des Diggers21.
Le colonialisme s’inscrit donc dans ce que Foucault appelle le « discours
historico-politique sur la société22 », dont il veut « faire à la fois l’histoire
et l’éloge23 ». Au schéma contrat-oppression, Foucault oppose le schéma
guerre-répression. Selon le premier, qui est lié à la théorie juridique de la 131
souveraineté, le pouvoir est un droit originaire qu’on cède et le contrat est
donc l’origine du pouvoir politique, qui devient oppressif quand il dépasse Foucault
les limites établies par le contrat. L’opposition pertinente à l’intérieur de ce et la question
coloniale
Vincenzo
16.  Ibid., p. 88-89. Sorrentino
17.  Ibid. 
18.  Ibid, p. 95.
19.  Ibid., p. 96.
20.  Ibid.
21.  Cf. Ibid., p. 89-95.
22.  Ibid., p. 42.
23.  Ibid., p. 96. Cet éloge est lié à un aspect central de l’analytique foucaldienne du pouvoir
dans les années 1970, l’idée de la guerre comme analyseur des rapports de pouvoir et matrice des
techniques de domination (ibid., p. 40-41). Foucault affirme qu’il faut critiquer le paradigme
hobbésien du pouvoir politique, selon lequel ce dernier se donne dans l’absence de la guerre
(cf. La Société punitive, op. cit., p. 29). On doit aussi renverser l’affirmation de Clausewitz, selon
laquelle la guerre n’est que la continuation de la politique avec d’autres moyens : au contraire,
« la politique, c’est la guerre, c’est la guerre continuée par d’autres moyens » (M. Foucault, « Il faut
défendre la société », op. cit., p. 16-17). Toutefois, il est important de souligner le fait que dans ses
dernières années Foucault semble réexaminer d’une façon critique, et souvent s’éloigner du para-
digme du pouvoir centré sur les notions de guerre et de domination (cf. V. Sorrentino, Il pensiero
politico di Foucault, Rome, Meltemi, 2008, p. 76-90).
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paradigme est celle du légitime et de l’illégitime. Dans le schéma guerre-

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répression, cette dernière, au contraire de l’oppression, n’est pas un abus
mais seulement la continuation d’une relation de domination : on a ici une
opposition entre lutte et soumission24. L’analytique du pouvoir doit donc
amener à la lumière le fait historique, et la présence perpétuelle de la guerre
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et de la domination occultées par la théorie juridique de la souveraineté25.


Foucault propose une histoire de ce discours historico-politique sur la
société, à l’intérieur duquel la guerre est conçue comme « relation sociale
permanente, comme fond ineffaçable de tous les rapports et de toutes les
institutions de pouvoir26  ». Ce discours apparaît avec la fin des guerres
civiles et religieuses du xvie siècle et il est clairement formulé, on l’a vu,
dans l’Angleterre du xviie siècle. On le trouve aussi en France, entre la fin
du xviie siècle et le xviiie siècle, développé, par exemple, par Boulainvilliers
et Freret, et repris ensuite par des personnages comme Sieyès, Buonarroti,
Augustin Thierry ou Courtet. À la fin du xixe  siècle, on le retrouve chez
des biologistes racistes et eugénistes27. L’élément commun à ces différents
discours est l’invasion comme problème historique, à partir duquel de­
viennent intelligibles les droits et la nature du pouvoir monarchique et de la
noblesse28. On est en présence d’une matrice de discours qui ne conçoit pas
132 la société comme un corps homogène, mais comme un champ de bataille
sur lequel combattent des races différentes. Foucault souligne le fait que,
Dossier
dans le discours historico-politique, le mot «  race  » au début n’a pas la
Le postcolonialisme : signification biologique qu’il aura dans le xixe siècle : on parle de l’histoire
une stratégie de deux groupes qui n’ont pas la même origine locale, la même langue ou
intellectuelle la même religion, qui vivent ensemble seulement en conséquence d’une
et politique
guerre, et qui, même s’ils cohabitent, ne se sont jamais mêlés à cause de
leurs différences29. Cette notion de race vient de celle de « nation » conçue,
dans le xviie siècle, comme un ensemble de personnes qui ont en commun
des coutumes et un statut. À cette époque l’idée de nation n’est pas encore
liée à l’unité territoriale et à l’État. À l’intérieur de celui-ci on peut avoir
différentes nations, par exemple la noblesse et la monarchie en France30.

24.  Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 17.
25.  Ibid., p. 23-24, p. 37-38.
26.  Ibid., p. 42.
27.  Ibid., p. 42-43.
28.  Ibid., p. 86-87, p. 101-109.
29.  Ibid., p. 50-51, p. 67.
30.  Ibid., p. 117-118, p. 126, p. 193-198.
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La colonisation est donc l’emblème d’un dispositif de pouvoir, c’est-à-dire

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d’un réseau de pratiques soit discursives soit non discursives31, qui met au
centre, au contraire du paradigme juridique de la souveraineté, la domi-
nation et la guerre des « races ». Ce lien entre colonialisme et théorie des
races deviendra encore plus fort et dramatique lorsque le premier croisera
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le moderne bio-pouvoir.

colonialisme et racisme

À propos du lien entre colonisation et racisme, Foucault affirme que


la politique de la colonisation européenne se fonde sur une transcription
biologique, qui s’opère bien avant Darwin, de la théorie de la guerre des
races32. Dans un passage très important, on lit : «  On peut comprendre
aussi pourquoi le racisme se développe dans ces sociétés modernes qui fonc-
tionnent sur le mode du bio-pouvoir ; on comprend pourquoi le racisme
va éclater en un certain nombre de points privilégiés, qui sont précisément
les points où le droit à la mort est nécessairement requis. Le racisme va se
développer primo avec la colonisation, c’est-à-dire avec le génocide coloni-
sateur. Quand il va falloir tuer des gens, tuer des populations, tuer des civi- 133
lisations, comment pourra-t-on le faire si l’on fonctionne sur le mode du
bio-pouvoir ? À travers les thèmes de l’évolutionnisme, par un racisme33. » Foucault
L’évolutionnisme (entendu en un sens large comme lutte pour la vie entre et la question
les espèces, sélection naturelle et hiérarchie des espèces), au xixe siècle, est coloniale
devenu « une manière de penser les rapports de la colonisation34 ». Vincenzo
Sorrentino
La colonisation, dans cette reconstruction généalogique foucaldienne, a 
donc une place importante, car c’est justement avec la domination colo-
niale et ses violences que le pouvoir moderne, qui fonctionne sur le mode
du bio-pouvoir, recourt au racisme pour les justifier. Il est donc nécessaire
de voir de plus près ce lien entre bio-pouvoir et racisme.
À partir du xviie siècle il y a, selon Foucault, une transformation du rap-
port du pouvoir avec la vie et la mort. Le pouvoir souverain a longtemps

31.  M. Foucault, Le Jeu de Michel Foucault (entretien avec D. Colas, A. Grosrichard, G. La


Gaufey, J. Livi, G. Miller, J. Miller, J.-A. Miller, C. Millot, G. Wajeman), « Ornicar ? », Bulletin
périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977 ; repris in M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit.,
vol. III, p. 299.
32.  M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 52.
33.  Ibid., p. 229.
34.  Ibid.
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17 novembre 2017 04:45 - Revue cités n° 72 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 134 / 224 17 no

été caractérisé par le droit de vie et de mort : « droit de faire mourir ou de

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laisser vivre35 ». On a ici une forme juridique typique d’une société dans
laquelle le pouvoir est avant tout droit de prise, et donc aussi de s’emparer
de la vie pour la supprimer36. À partir du milieu du xviie siècle, on voit
naître un pouvoir qui a pour but de produire des forces, de les faire aug-
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menter et de les ranger, plutôt que de les bloquer ou de les détruire : « un
pouvoir qui gère la vie37 ». Le pouvoir devient un agent de transformation
de la vie humaine. La mort n’est donc plus le principal instrument du
pouvoir, mais « la limite, le moment qui lui échappe » : au vieux « droit de
faire mourir ou de laisser vivre » succède le « pouvoir de faire vivre ou
de rejeter dans la mort »38. On a deux formes principales de ce bio-pouvoir.
La première, la discipline, a comme objectif le corps, son renforcement,
la croissance de son utilité par rapport aux impératifs des structures dans
lesquelles il agit. La deuxième, la bio-politique de la population, fait réfé-
rence aux phénomènes collectifs : elle a comme finalité la règlementation,
par des dispositifs de sécurité, de tout ce qu’il y a d’aléatoire dans chaque
population39.
La souveraineté ne disparaît pas, mais reste une partie constitutive des
mécanismes du pouvoir40 : le bio-pouvoir, affirme Foucault, n’efface pas la
134 souveraineté, mais la pénètre et la modifie41. De la même façon, la mort
continue à avoir une place importante dans les mécaniques du pouvoir.
Dossier
Foucault en vient à affirmer que c’est exactement à l’époque du bio-pouvoir
Le postcolonialisme : que la mort fait irruption dans la politique avec un impact inimaginable
une stratégie auparavant42. Les guerres, qui autrefois étaient menées au nom du souverain
intellectuelle qu’il fallait défendre, sont maintenant combattues au nom de l’existence
et politique
de la population dans sa totalité : le génocide devient le rêve des pouvoirs
modernes. L’envers de la biopolitique c’est la thanatopolitique43.
C’est justement à ce point-là que le racisme entre en jeu, car, selon
Foucault, il est le fondement sur lequel le pouvoir exerce son droit de mort,

35.  M. Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 178.
36.  Ibid., p. 177-179 et M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 214.
37.  M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 179.
38.  Ibid., p. 179-182 et M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 220-221.
39.  Ibid., p. 213-221  ; M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 183, et M. Foucault,
Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 3-25.
40.  Ibid., p. 109-111, et M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.
41.  Ibid., p. 32, p. 35, p. 214.
42.  M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 179-180.
43.  Ibid. ; M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 226-227 et M. Foucault, The
Political Technology of Individuals (La Technologie politique des individus, université du Vermont,
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dans un système politique centré sur le bio-pouvoir. Tuer devient admis-

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sible seulement si l’on ne vise pas simplement la victoire sur l’ennemi,
mais si l’on a comme objectif l’élimination du danger biologique et le
renforcement de la race. Le racisme devient la condition d’acceptabilité, à
l’époque du bio-pouvoir, du fait de donner la mort ou exposer à la mort :
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«  Vous comprenez, par conséquent, l’importance –  j’allais dire l’impor-


tance vitale – du racisme dans l’exercice d’un tel pouvoir [le bio-pouvoir] :
c’est la condition sous laquelle on peut exercer le droit de tuer. Si le pou-
voir de normalisation veut exercer le vieux droit souverain de tuer, il faut
qu’il passe par le racisme. Et si, inversement, un pouvoir de souveraineté,
c’est-à-dire un pouvoir qui a droit de vie et de mort, veut fonctionner avec
les instruments, avec les mécanismes, avec la technologie de la normali-
sation, il faut qu’il passe lui aussi par le racisme. Bien entendu, par mise
à la mort je n’entends pas simplement le meurtre direct, mais aussi ce qui
peut être meurtre indirect : le fait d’exposer à la mort, de multiplier pour
certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l’expul-
sion, le rejet, etc.44 »

colonialisme et discipline 135

Le colonialisme est, selon Foucault, un important terrain d’expérimen- Foucault


tation des modernes dispositifs de pouvoir, pas seulement par rapport au et la question
racisme, mais aussi par rapport au développement des disciplines. Sous cer- coloniale
tains aspects, les colonies sont des « laboratoires de la modernité45 » et mon- Vincenzo
Sorrentino
trent l’importance des micropouvoirs dans les pratiques de colonisation46. 
Dans son cours au Collège de France du 4  février 1976, Foucault
affirme : « Et on a, en cette fin du xvie siècle, sinon pour la première fois,
du moins une première fois, je crois, une espèce d’effet de retour, sur les
structures juridico-politiques de l’Occident, de la pratique coloniale. Il ne

octobre 1982 ; trad. fr. P.-E. Dauzart), in P. H. Hutton, H. Gutman, L. H. Martin (dir.), Technologies
of the Self : A Seminar with Michel Foucault, Amherst, The University of Massachusetts, 1988 ; repris
in M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. IV, p. 815-816, p. 826.
44.  M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 228-229.
45.  A. L. Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule,
Berkeley, University of California Press, 2002, p. 146-147.
46.  Sur l’argument, cf. K. Cumsille, Microfísica del poder y colonialismo : en torno a Foucault,
Fanon y Said, « Cyber Humanitatis », n° 35, 2005 (http://web.uchile.cl/vignette/cyberhumanitatis/
CDA/home/index.html).
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faut jamais oublier que la colonisation, avec ses techniques et ses armes

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politiques et juridiques, a bien sûr transporté des modèles européens sur
d’autres continents, mais qu’elle a eu aussi de nombreux effets de retour
sur les mécanismes de pouvoir en Occident, sur les appareils, institutions
et techniques de pouvoir. Il y a eu toute une série de modèles coloniaux qui
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ont été rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer


aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonia-
lisme interne47. »
La référence semble être ici la fonction de la colonisation en relation au
développement des disciplines, dont Foucault avait parlé dans le cours
Le Pouvoir psychiatrique. Le but principal de ces dispositifs de pouvoir, on l’a
vu, est de gouverner les individus, de « fabriquer » des individus dociles,
par toute une série d’interventions sur leur corps48. Dans son cours du
28  novembre 1973, Foucault explique que les dispositifs disciplinaires
viennent de loin, car ils ont fonctionné longtemps, comme des îlots, au
milieu des dispositifs de souveraineté : on les trouve, au Moyen Âge et jus-
qu’au xvie siècle, dans les communautés religieuses49. Aux xviie et xviiie siècles,
on assiste à une progressive extension de ces systèmes disciplinaires, restés
longtemps latéraux, dans l’ensemble de la société50. Cette extension a les
136 points d’appui suivants. Premièrement, la « colonisation de la jeunesse »,
c’est-à-dire la disciplinarisation de la jeunesse scolaire, qui, jusqu’au début
Dossier
du xvie siècle, avait gardé son autonomie et ses règles de vagabondage51.
Le postcolonialisme : Puis on a la «  colonisation interne  » des vagabonds, des mendiants, des
une stratégie délinquants, etc., et le renfermement de l’époque classique52.
intellectuelle Mais la forme de colonisation la plus importante, relativement à notre
et politique
problématique, est celle qui concerne les peuples colonisés. On a là une dis-
ciplinarisation qui se différencie de l’esclavage. Les jésuites, en Amérique
du Sud, ont opposé à la pratique coûteuse et peu organisée de l’esclavage
un système disciplinaire de contrôle et d’exploitation  : «  Les fameuses
républiques dites “communistes” des Guaranis, au Paraguay, étaient en
réalité des microcosmes disciplinaires dans lesquels vous aviez un système

47.  M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 89.


48.  M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 137-171.
49.  M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France 1973-1974, édition éta-
blie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, par J. Lagrange, Paris, Gallimard-Ehess-Seuil,
2003, p. 65.
50.  Ibid., p. 68.
51.  Ibid.
52.  Ibid., p. 71.
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hiérarchique dont les clés étaient entre les mains des jésuites eux-mêmes ;

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les individus, les communautés guaranies recevant un schéma de comporte-
­ment absolument statutaire leur indiquant les horaires qui devaient être
les leurs, indiquant les heures de repas, de repos, les réveillant la nuit
pour qu’ils puissent faire l’amour et faire des enfants à heure fixe. […]
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Surveillance permanente : dans les villages de ces républiques guaranies,


chacun avait son logement ; mais, le long de tous les logements, il y avait
une sorte de trottoir qui permettait de regarder à travers les fenêtres… […]
Enfin, une espèce de système pénal permanent […], qui courait tout au
long de l’existence de l’individu et qui, à chaque instant, dans chacun de
ses gestes ou de ses attitudes, était susceptible de relever quelque chose qui
indiquait une mauvaise tendance, un mauvais penchant, etc.53 »
Ce type de colonies peut prendre la forme d’hétérotopies, « créant un
autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi
bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. […]
Je pense par exemple, au moment de la première vague de colonisation,
au xviie siècle, à ces sociétés puritaines que les Anglais avaient fondées en
Amérique et qui étaient des autres lieux absolument parfaits. Je pense aussi
à ces extraordinaires colonies de jésuites qui ont été fondées en Amérique
du Sud : colonies merveilleuses, absolument réglées, dans lesquelles la per- 137
fection humaine était effectivement accomplie54 ».
À la fin du xviie et au xviiie  siècle, on voit apparaître des dispositifs Foucault
disciplinaires –  qui visent, par exemple, les membres de l’armée et les et la question
ouvriers – qui n’ont pas de point d’appui religieux55. L’extension des dis- coloniale
ciplines, selon Foucault, est liée au développement du capitalisme : paral- Vincenzo
Sorrentino
lèlement à l’accumulation du capital, on a toute une série de techniques 
d’accumulation des hommes, de distribution des corps, des temps et des
forces de travail56.
Le colonialisme est donc un phénomène qu’il est important de considérer
pour mettre au point une analyse des dispositifs modernes de pouvoir, et
donc pour comprendre le rapport réel qu’il y a entre les systèmes juridiques
et les techniques de domination. Selon Foucault, dans les démocraties libé-
rales, la théorie de la souveraineté a permis de superposer aux disciplines

53.  Ibid., p. 71.


54.  M. Foucault, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14  mars
1967), « Architecture, Mouvement, Continuité », n° 5, octobre 1984 ; repris in M. Foucault, Dits
et Écrits, op. cit., vol. IV, p. 761.
55.  M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 72.
56.  Ibid., p. 73-75.
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un ensemble de droits, qui en cachait les pratiques de domination57 : « Et

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si, d’une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou
indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l’instance fon-
damentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de
la soumission des forces et des corps. Les disciplines réelles et corporelles
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ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. Le contrat


pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir
politique ; le panoptisme constituait le procédé technique, universellement
répandu, de la coercition. Il n’a pas cessé de travailler en profondeur les
structures juridiques de la société, pour faire fonctionner les mécanismes
effectifs du pouvoir à l’encontre des cadres formels qu’il s’était donnés58. »
Au cœur des États libéraux et démocratiques, et au-delà de leurs fron-
tières, on trouve des pratiques de colonisation (interne et externe) qui ont
comme but la domination des individus et des populations. Cela ne signifie
pas que les systèmes juridiques soient de simples masques idéologiques qui
cachent les réels rapports de pouvoir. Dans les États modernes, il y a plutôt
un réseau de relations, une constellation d’éléments (souveraineté, bio-
pouvoir, droits, normalisation, libertés, etc.) qui coexistent et établissent
entre eux des relations différentes selon le contexte spécifique dans lequel
138 ils fonctionnent.
Dans l’analyse de Foucault, l’importance de la colonisation n’est donc
Dossier
pas due seulement au fait qu’elle est le paradigme d’un certain rapport de
Le postcolonialisme : l’Europe avec le monde qui est au dehors de ses frontières ; elle est due
une stratégie aussi au fait que la colonisation est la matrice et le terrain d’expérimen-
intellectuelle tation de dispositifs de pouvoir qui vont transformer profondément les
et politique
sociétés modernes européennes. C’est justement ce lien entre colonisation
externe et colonisation interne qui est au centre des pages foucaldiennes.

57.  M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 33.


58.  M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 223-224.

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