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Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale

Alise Lehmann
Dans Revue française de linguistique appliquée 2015/1 (Vol. XX), pages 97 à 106
Éditions Publications linguistiques
ISSN 1386-1204
DOI 10.3917/rfla.201.0097
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Rev. franç. de linguistique appliquée, 2015, XX-1 (97-106)

Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale

Alise Lehmann, Université de Picardie

Résumé : L’enseignement du lexique dans les classes accorde une place trop restreinte à la morphologie
lexicale. Lorsqu’elle est abordée, elle ne l’est généralement que sous l’angle de la dérivation et de la
composition et, écueil majeur, s’appuie, dans bien des cas, sur des connaissances étymologiques que
n’ont pas les élèves. L’article se propose de présenter le Robert Brio (2004). Ce dictionnaire,
relativement peu connu, voire mal compris, est un outil qui permet d’enseigner la morphologie d’une
autre façon : sans le recours aux langues anciennes et par une analyse comparative des mots entre eux.
L’article comporte trois volets : théorique (présentation des options théoriques et méthodologiques du
Robert Brio), lexicographique, pédagogique (la découverte des régularités du lexique favorisant, en
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particulier, l’acquisition de l’orthographe lexicale).

Abstract: Lexical morphology is barely attended to in the teaching of vocabulary in primary schools. If
and when it is addressed, it is generally via derivation and composition and, unfortunately, looking to
exploit pupils’ etymological knowledge which is inexistent. This article proposes to present to Robert
Brio dictionary (2004). This dictionary, which is relatively unknown, allows an alternative means of
studying morphology: without recourse to classical languages and using a comparative approach to
analyzing words. This article is divided into three sections: theoretical (presentation of the theoretical
and methodological options of the Robert Brio), lexicographical, pedagogical (discovery of patterns
favouring in particular the acquisition of lexical spelling).

Mots-clés : acquisition du lexique, morphologie lexicale, éléments, le Robert Brio.


Keywords: vocabulary acquisition, lexical morphology, elements, Robert Brio

Introduction

La morphologie lexicale est quelque peu délaissée dans l’enseignement du vocabulaire dans
les classes. Elle en est pourtant un pilier essentiel car l’acquisition lexicale ne se fait pas au
cas par cas, par l’étude de mots isolés ni par l’apprentissage de listes de mots mais par la mise
en relation des mots entre eux au sein d’ensembles mettant en évidence les structures du
lexique. C’est de cette façon que l’élève prend conscience des régularités qui lui permettront
d’accroître sa compétence lexicale.
Plusieurs raisons expliquent que la morphologie lexicale ne soit pas suffisamment sollicitée
dans la pédagogie du lexique : l’insuffisance de formation des enseignants, la relative austérité
du domaine, la diversité des approches théoriques – quelle morphologie enseigner ? –, la rareté
des travaux pédagogiques quelque peu innovants. De là, une analyse morphologique pratiquée
dans les classes, qui se limite, en général, à l’étude de la dérivation et de la composition et
qui, écueil majeur, s’appuie, dans bien des cas, sur des connaissances étymologiques que
n’ont pas – que n’ont plus – les élèves. Or, l’utilisation répétée des critères étymologiques est,
98 Alise Lehmann

à nos yeux, un obstacle à l’enseignement systématique du lexique (Lehmann 2011) ; cela est
d’autant plus vrai en morphologie.
Le Robert Brio, dictionnaire relativement méconnu, est un outil qui permet d’enseigner la
morphologie d’une autre façon : sans le recours aux langues anciennes et par une analyse
comparative des mots entre eux. Conçu et dirigé par J. Rey-Debove, ce dictionnaire de
morphologie lexicale est unique en son genre en ce qu’il présente l’analyse complète des mots
du français en éléments. Paru en 2004, il est la nouvelle version du Robert Méthodique
(1982)1. J. Rey-Debove écrivait ceci à propos du Robert Méthodique (1998, 8) : « Notre but
était pédagogique plus que théorique ; il s’agissait de soulager la mémoire lexicale et
orthographique des apprenants en permettant le décodage des mots par un inventaire des
morphèmes liés en français ». Cependant, nous l’avons maintes fois constaté, le Robert Brio
n’est pas d’une lecture facile. Aussi, l’objectif de cet article est-il de fournir les clefs
nécessaires permettant de l’utiliser avec profit. On examinera le Robert Brio sur trois plans :
théorique, lexicographique, pédagogique2.

1. Aspects théoriques et méthodologiques

1.1. Une analyse des mots en éléments

La segmentation des mots en éléments fait partie des acquis de la linguistique structurale. On
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en rappellera brièvement les données.
Un morphème ou élément (c’est la terminologie utilisée dans le Robert Brio) est une unité
minimale significative qui a une forme et un sens constants. Ces unités sont récurrentes dans
le lexique, autrement dit, elles apparaissent dans plusieurs mots. Exemples : prison dans
prisonnier, emprisonner, emprisonnement ; carcér- dans incarcérer, carcéral.
On distingue deux sortes d’éléments : les éléments libres qui existent comme mots simples
(prison) et les éléments liés (attachés par la graphie) qui n’ont pas d’existence autonome. Les
éléments liés sont des radicaux (par exemple carcér-) ou des affixes, préfixes ou suffixes.
Les éléments sont identifiés selon la méthode distributionnelle. Substitutions et
commutations paradigmatiques permettent de délimiter les unités significatives par
comparaison. Par exemple, la comparaison de somnambule/noctambule fournit les éléments
somn- ‘sommeil’ et noct- ‘nuit’, de somnambule/somnifère les éléments ambul- ‘se déplacer’
et fère- ‘qui porte’.
L’identification des éléments liés n’est pas aisée tant d’un point de vue formel que
sémantique. Le découpage doit tenir compte des variantes d’un élément telles que somn-
(somnambule) et somni- (somnifère) ou lum- (allumer) et lumin- (lumineux) ; mais à partir de
quel seuil de divergence formelle doit-on les considérer comme des éléments distincts
(cf. 2.3.2.) ? L’attribution d’un sens précis et stable à l’élément ne va pas, non plus, de soi
(cf. 2.3.4.).
L’apport du Robert Brio est donc précieux puisqu’il présente – c’est là son originalité par
rapport à d’autres dictionnaires de langue3 – l’analyse méthodique et complète des mots du
français en éléments ; il inventorie 1862 éléments liés pour une nomenclature de 32365 mots.

1
Le titre du Robert Brio, contrairement à celui du Robert Méthodique est peu informatif. En revanche,
son sous-titre Analyse comparative des mots est explicite.
2
Cet article reprend partiellement une intervention lors d’une rencontre-débat de l’AFEF consacrée au
vocabulaire en 2014.
3
Les nomenclatures du Petit Robert, du Lexis et du TLF comprennent un certain nombre d’éléments. Le
Dictionnaire des structures du vocabulaire savant de H. Cottez (1985) dresse l’inventaire des formants
dans une optique diachronique.
Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale 99

Le recensement des éléments y suit deux principes. D’une part, chaque élément doit être
employé plus d’une fois avec la même forme et le même sens. D’autre part, la segmentation
du mot doit se faire en totalité : il ne doit pas y avoir de segments restants non identifiés.
(Ainsi rhinocéros, bien qu’il présente l’élément rhino- ‘nez’ que l’on retrouve dans rhinite,
n’est pas décomposé car -céros n’étant pas employé dans un autre mot ne constitue pas un
élément).

1.2. Une morphologie lexicale non dérivationnelle

En morphologie, la plupart des linguistes et des pédagogues traitent uniquement de la


dérivation et de la composition ; étudiant les processus de formation des mots, ils décrivent la
relation orientée d’un mot base à son dérivé (ex : de feuille à feuillage, de doute à douteux) ou
l’assemblage de plusieurs mots avec ou sans soudure (ex. : portefeuille, chou-fleur, grand
magasin). Dans cette optique, les dérivés et les composés sont toujours faits au moins d’un
mot : feuille, doute, chou, fleur, grand, magasin.
La morphologie envisagée par J. Rey-Debove est radicalement différente. Elle se situe à un
autre niveau ; c’est une morphologie – le terme est de J. Rey-Debove – ‘profonde’. L’intérêt
est porté aux mots ‘complexes’ ne comportant que des éléments liés, autrement dit, aux mots
qui ne contiennent aucun autre mot. Ces mots sont appelés ligalexes (Préface, VIII) ; ils sont
faits de radicaux (carni/vore) ou de radicaux et d’affixes (scol/aire, sub/rep/tice). Le domaine
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est vaste, les ligalexes étant très nombreux : ciseaux, exclure, facile, superflu, engloutir,
carnivore, vorace, homicide, dubitatif, indubitable, fructueux, fructifier, scolaire, euphorie,
infamant, etc.
Certains de ces mots tels incoercible, éruption, subreptice échappent à l’optique
dérivationnelle, d’autres ont fait l’objet de catégorisation morphologique ; la tradition appelle
dérivés savants des mots tels que scolaire, indubitable, fructueux (formés sur un radical
savant d’origine latine) et composés savants – il y a aussi d’autres dénominations – des mots
tels que omnivore, somnifère, misogyne dont les éléments sont empruntés aux langues
anciennes. Mais, ces dénominations elles-mêmes le révèlent, leur analyse passe par la grille
étymologique. Or, le Robert Brio rompt avec cette approche.

1.3. Une analyse synchronique

L’identification des éléments dans le Robert Brio ne s’appuie pas sur l’étymologie. Pour
J. Rey-Debove, la connaissance de l’étymologie n’améliore nullement la compréhension du
lexique. Le fait de savoir que indubitable vient du latin indubitabilis est, sur le plan
pédagogique, une information peu utile ; en revanche, ce qui en éclaire le sens, c’est de le
rapprocher de dubitatif et de découvrir que indubitable et dubitatif ont, en français, une partie
commune dubit- qui signifie ‘douter’ (Préface, VII).
Le constat est lucide : « Aujourd’hui, le latin est une langue étrangère, et il faut chercher
des règles à l’intérieur du français » (ibidem, VII). Le Robert Brio est donc fait pour les
lecteurs (nombreux) qui n’ont pas appris le latin ni le grec et qui ignorent les autres langues-
sources.
100 Alise Lehmann

2. Aspects lexicographiques

Où et comment l’analyse des mots en éléments apparaît-elle dans le dispositif du


dictionnaire4 ?

2.1. Une nomenclature à deux niveaux

La nomenclature du Robert Brio comprend deux types d’entrées : mots et éléments liés.
Les éléments liés sont présentés en retrait et précédés d’un filet. Leur intégration à la
nomenclature favorise leur identification et leur mémorisation.
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La nomenclature des mots et celle des éléments renvoient l’une à l’autre, la liste des éléments
liés dépendant du stock de mots analysés. C’est pourquoi les auteurs du Robert Brio
introduisent des mots et acceptions, rares ou vieillis, qui permettent l’analyse de mots
courants. Ainsi, en raison des principes adoptés pour l’identification des éléments
(segmentation intégrale du mot et récurrence de l’élément), il est nécessaire pour pouvoir
segmenter soporifique de recourir au terme soporatif qui présente un deuxième emploi de
sopor- ‘sommeil’ ; de même, l’analyse de trucider (tru-, -cid-) est possible si l’on s’appuie sur
le sens ancien de truculent (‘qui a ou veut se donner apparence terrible’) dans lequel on
retrouve le sens de tru(c)- ‘farouche, cruel’5. C’est là une entorse à la description
synchronique du lexique.

2.2. L’analyse morphologique dans les articles dont les entrées sont des mots

L’analyse morphologique varie selon le type de mots.


- Les mots simples ne sont pas suivis d’une analyse puisqu’ils ne peuvent être segmentés.
Exemples : narval et, sur la même page du dictionnaire, narthex, nase, nasse, narrer.
Précisons que les affixes flexionnels (-er), étant des formes grammaticales et non lexicales, ne
sont pas pris en considération.
- Les mots dérivés sont analysés et renvoient au mot de base, soit nasal pour nasalisation et
nasaliser. (Rappelons que les dérivés sont distingués des dérivés savants, ce sont des mots qui
contiennent un mot).

4
On n’examinera pas les informations qui relèvent de la description générale de la langue.
5
Un exemple similaire est donné dans Lehmann & Martin-Berthet (2013, 153) ; la segmentation de
aristocrate nécessite le recours à un terme de spécialité, aristoloche « qui   se décompose en aristo- ‘le
meilleur’ et loch-, élément qui signifie ‘accoucher’, que l’on trouve dans lochies ».    
Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale 101

Cette relation de mot à mot s’observe dans la même page pour nasillard → nasiller,
nasillement → nasiller, nataliste → natal, natalité → natal, etc.
- Les mots ‘complexes’ qui ne contiennent aucun mot (ligalexes) sont analysés en éléments.
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Nasal, naseau, nasiller, nasique renvoient à l’élément lié lexical nas-. On a une relation de
mot à élément. On trouve, par ailleurs, à la fin des articles, les dérivés (et les composés) :
- sous l’entrée nasal : nasaliser, nasalisation,
- sous l’entrée nasiller : nasillard, nasillement.

2.3. L’analyse morphologique dans les articles dont les entrées sont des éléments

Les articles dont les entrées sont des éléments ont une microstructure spécifique.

2.3.1. Familles lexicales

Sous les entrées constituées d’éléments lexicaux, sont regroupés selon l’ordre alphabétique les
mots qui contiennent l’élément.
Soit l’article nas- déjà cité.
102 Alise Lehmann

La liste est exhaustive : la famille lexicale est composée ici de huit mots, parmi lesquels
figurent les dérivés signalés par les parenthèses6.
Lorsque les éléments sont des affixes, en particulier lorsqu’il s’agit d’affixes productifs, la
liste ne peut être qu’indicative.

2.3.2. Synonymes et variantes

Un élément peut avoir un ou plusieurs synonymes. Ainsi pour nas- ‘nez’, rhin(o)-, pour
dolor- ‘douleur’, -alg(o) ; céler- ‘rapide’ a pour synonymes tachy- et véloc-, circ(ul)-
‘cercle’, cycl(o)- et orb(i)-. Le principe appliqué est le suivant : lorsque les éléments ont des
formes différentes, ce sont des synonymes ; lorsqu’ils ont des formes proches, ce sont des
variantes d’un même élément. Les variantes sont notées, soit par des parenthèses, c’est le cas
par exemple de rhin(o)-, soit par la formule explicite : ‘il prend aussi la forme’; par exemple,
pour noct- ‘nuit’, il prend aussi la forme nox- (identifiable dans équinoxe). Mais le critère est
fragile et les décisions du Robert Brio parfois discutables. Ainsi pourquoi traiter char(n)-
comme synonyme de carn- ‘chair, viande’ et considérer pract-, prat-, pragm- comme des
variantes de l’élément prax- ‘action, mouvement’ ?

2.3.3. Homophones et homonymes


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Les ressemblances formelles sont trompeuses. Bien des élèves, voire certains étudiants,
confondent certains éléments homophones, comme par exemple, -mane ‘aimer’ (mélomane,
pyromane) et -man ‘homme’ (tennisman, superman). De là, l’efficacité des regroupements de
mots ayant un élément radical commun.
A titre d’illustration, voici le traitement des deux entrées homonymes : 1. nat- ‘naissance’
et 2. nat- ‘nager’.

2.3.4. Analyse sémantique des éléments

Déterminer le sens de l’élément n’est pas toujours chose facile. Celui-ci doit être permanent
dans tous les réemplois de l’élément ; or, ce n’est pas toujours observable. Tel est le cas, par
exemple, du radical pud- dont le sens ‘avoir honte’ se vérifie dans pudeur, pudibond, pudique
mais a une autre valeur dans impudent où l’élément pud- ne concerne plus le corps et l’affect
mais le comportement social (Lehmann & Martin-Berthet 2013,154). De même, le lien
sémantique entre l’élément fac(t)- ‘faire’ et facile ne recouvre pas tous les emplois de facile.
Pour résoudre les difficultés de l’analyse sémantique, le Robert Brio recourt, parfois, à
plusieurs définitions : torr- ‘dessécher, brûler’, ordin- ‘disposition, ordre, organisation’, rupt-
‘rompre, aller impétueusement’ dont la première définition ‘rompre’ convient à rupture,
interruption, interrupteur mais dont la deuxième ‘aller impétueusement’ ne se justifie que

6
Les parenthèses isolent aussi, lorsque l’entrée-élément s’y prête, les mots composés.
Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale 103

pour éruptif, éruption, irruption et n’a qu’un lien faible avec le premier sens. Il faut donc
« admettre une certaine plasticité sémantique des éléments » (Martin-Berthet 2010, 164).

2.4. La place de l’étymologie

Comme le montrent les extraits proposés, certains articles du Robert Brio introduisent des
informations historiques. Un lecteur peu averti pourrait se méprendre sur leur rôle. Ce point
mérite une clarification.
En aucun cas, l’étymologie ne sert de fondement à l’analyse des mots en éléments.
L’étymologie n’est donnée que là où s’arrête l’analyse synchronique soit, pour les mots
inanalysables (narrer, narthex, narval, nation7…) et pour les éléments (nas-, nat-). Elle
intervient donc, de façon tout à fait secondaire, comme « un plus culturel et non fonctionnel »
destiné à satisfaire les lecteurs qui connaissent plusieurs langues (Préface, X). Dans le Robert
Méthodique, les données étymologiques étaient reléguées hors dictionnaire, en annexes, sous
la forme d’une liste (intitulée Etymologie des éléments) ; dans le Robert Brio, elles prennent
place en fin d’article, ‘à titre de consolation’, pour ce qui ne peut être expliqué en français.
Il n’y a donc pas de contradiction entre le principe synchronique et l’introduction de
l’étymologie.

3. Aspects pédagogiques
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Inciter les élèves à comparer les mots entre eux afin d’y découvrir les relations de forme et de
sens qui les unissent est à la base de toute pédagogie vivante du lexique. L’analyse des mots
en éléments exige un travail de réflexion métalinguistique intense car elle ne correspond ni au
découpage traditionnel en mots ni au découpage en syllabes. Pour l’élève, comme pour
l’usager de la langue, l’unité, c’est le mot et lorsque l’élève explore le lexique à la recherche
des éléments liés récurrents, il se montre plus sensible à la forme qu’au sens8. Le sentiment
morphologique de l’élève doit donc être constamment soutenu et guidé par les enseignants qui
pourront puiser dans le Robert Brio les informations nécessaires.

3.1. Intérêt pédagogique de la méthode

L’analyse des mots en éléments montre les régularités morphologiques du lexique. Elles sont
nombreuses. J. Rey-Debove (1998, 281) donnait, à propos du Robert Méthodique,
l’estimation suivante : pour un lexique moyen de 35000 mots environ, grâce au repérage de
1730 morphèmes liés, il y aurait 69 % de mots analysables par des éléments, alors que la
dérivation seule n’en analyse que 18 %. C’est dire que la méthode, même si elle n’explique
pas tous les mots, est relativement puissante.
L’élève entraîné à cette approche pourra, par l’observation des familles de mots, mémoriser
le sens des éléments et parvenir à une meilleure maîtrise du lexique, en consolidant et en
enrichissant son vocabulaire. Il sera ainsi en mesure de comprendre un mot inconnu (par
exemple anglophobe), voire un néologisme comme islamophobe, familiphobe (du point de
vue de l’apprentissage, la situation est la même). Mais rappelons-le, l’identification des

7
Nation est traité comme un mot simple inanalysable ; le parti-pris synchronique conduit à ignorer le lien
sémantique entre 1. nat- ‘naissance’ et nation.
8
Nous en avons fait nous-mêmes l’expérience auprès d’un public d’étudiants. Ceux-ci avaient une
propension à rapprocher des mots au prétexte qu’ils présentent une suite de lettres communes, sans
prendre en considération que les éléments ont une identité définie par une forme et un sens.
104 Alise Lehmann

éléments et leur mémorisation ne passent pas par la connaissance de leur origine latine ou
grecque mais par le rapprochement des mots à l’intérieur du français9.
Cette démarche est d’autant plus féconde en raison de l’importance du lexique spécifique
que croisent les élèves à tous les stades de leur parcours scolaire. Les disciplines telles que la
géographie, l’histoire, les mathématiques, etc., requièrent la connaissance de termes
spécialisés qui restent obscurs pour les élèves. Leur analyse morphologique crée les
passerelles souhaitables entre le français et les autres matières enseignées. Sur l’articulation
entre l’apprentissage linguistique et l’apprentissage mathématique, on pourra se reporter aux
travaux de Camenisch et Petit (2007, en particulier) qui présentent l’exploitation pédagogique
de l’analyse du vocabulaire mathématique en éléments.
Enfin, atout non négligeable, l’étude méthodique des familles lexicales est d’un grand profit
pour l’acquisition de l’orthographe lexicale car l’identification des éléments est essentielle
pour ancrer l’élément et sa graphie dans l’esprit des apprenants. L’élève pourra ainsi écrire
sans erreur tous les mots qui contiennent l’élément (il lui suffira de savoir, par exemple, que
ortho- s’écrit avec un h pour bien écrire orthographe, orthogonal) ; il pourra différencier par
leurs éléments héliotrope (hélio-trope) et philanthrope (phil-anthrope) et percevoir
l’existence des éléments homophones10 qui lui permettra de comprendre pourquoi, par
exemple, tous les mots en mar- ‘mer’ ne prennent qu’un r (marin, marée...) et pourquoi tous
ceux en marr- ‘attacher’ en prennent deux (amarre, amarrer, démarrer…)11.
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3.2. Adaptation de la méthode

La méthode du Robert Brio peut sembler difficile aux enseignants qui, par leur formation et
leur culture, sont enclins à expliquer les mots par leur étymologie. Pourtant il nous semble
que cette méthode peut être enseignée aux élèves de tous âges, à condition d’en doser
progressivement les difficultés.
Le Petit Robert des enfants (1988), destiné aux enfants de 8 à 12 ans, également dirigé par
J. Rey-Debove, avait su ouvrir la voie, en initiant les jeunes lecteurs à une telle démarche,
sous la forme de remarques placées dans les marges. En voici quelques-unes :
cavalcade compare cavalcade, cavalier et cavalerie : dans ces mots, il s’agit de cheval.
solstice compare solstice et solaire : dans ces mots, il s’agit du soleil.
carnivore compare carnivore, herbivore, insectivore, dévorer et vorace : il s’agit de manger.
L’adaptation à un public d’enfants consistait d’une part, à montrer typographiquement, au
sein d’une microfamille12, les éléments à l’intérieur des mots sans les isoler – afin d’éviter
toute confusion avec les mots –, d’autre part, à exprimer le sens de l’élément par des formules
ambiguës « il s’agit de, il est question de » servant à contourner le métalangage. Mais le Petit
Robert des enfants n’est plus en vente.
Dans ces conditions, il revient aux enseignants d’exploiter la description morphologique du
Robert Brio pour créer des exercices sur le vocabulaire en adaptant la méthode aux besoins
de leurs classes. Les adaptations pourraient porter, en particulier, sur les points suivants :

9
« Il est plus efficace pour un élève de savoir qu’en français, l’élément vor- (qui se retrouve dans vorace,
dévorer) signifie ‘manger’ plutôt que de savoir que vorace vient du latin vorax de même sens »
(Lehmann, 2011). L’étymologie ne livre qu’une information ponctuelle sur le mot.
10
Les éléments homophones sont nombreux ; outre -mane et- -man déjà cités, on peut mentionner par-
‘pair’ (parité, apparier) et parr- ‘père’ (parrain, parricide), hypo- ‘sous’ et hipp(o)- ‘cheval’.
11
Les locuteurs ont tendance à rapprocher amarrer de mer (étymologie populaire).
12
La sélection des mots présentant l’élément- vor- est destinée à attirer l’attention de l’enfant sur le fait
que les éléments peuvent avoir différentes places dans le mot.
Le Robert Brio, un outil pour l’acquisition lexicale 105

- le recensement des mots de la famille lexicale : il doit tenir compte du bagage lexical de
l’élève (mots connus et mots à connaître) sans viser à l’exhaustivité ;
- l’identification du sens de l’élément : il ne s’agit pas d’imposer à l’élève le sens de l’élément
si le sens ne lui est pas perceptible. Viendra le temps où, à une autre étape de son
apprentissage lexical, l’élève sera à même de découvrir la communauté sémantique induite
par l’élément ;
- le principe de la segmentation totale du mot en éléments : il faut admettre la possibilité
d’une segmentation partielle du mot en éléments (car l’élément rhino- ‘nez’ est bien présent
dans rhinocéros, même si le reste du mot est opaque et il faut accepter qu’en fonction de leurs
connaissances lexicales, les élèves ne puissent aboutir à la segmentation intégrale du mot).
- la distinction entre les variantes d’un même élément (formes proches) et les éléments
synonymes (formes différentes) : elle peut être globalement maintenue mais à la condition de
s’affranchir des solutions, parfois contestables, proposées dans le Robert Brio. Car ce qui est
essentiel n’est pas l’étiquetage terminologique mais la mise en évidence, fort utile mais
relativement abstraite, des relations d’élément à élément.

Conclusion

Enseigner dans les classes les relations morphologiques qui structurent le lexique semble, à
l’heure actuelle, un impératif largement consensuel. Deux voies s’offrent aux enseignants,
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celle, classique, qui consiste à étudier les schémas de formation des mots et qui vise
l’encodage et celle, prônée dans le Robert Brio, qui consiste à analyser le mot en éléments et
qui se situe dans la perspective du décodage. Les deux démarches sont complémentaires et
également nécessaires.
Cependant la reconnaissance des éléments par la comparaison des mots entre eux sans le
recours à l’étymologie est peu pratiquée dans les classes. Car la démarche du Robert Brio
prend à rebrousse-poil les enseignants qui, comme la plupart des locuteurs, se servent des
connaissances étymologiques pour la compréhension des mots. Mais les temps ont changé, les
langues anciennes ne sont plus enseignées qu’à une minorité et l’inégalité entre les locuteurs
se creuse.
Dans la préface du Robert Brio, J. Rey-Debove revendique l’héritage de Pierre Larousse
dont le Jardin des racines grecques et latines répond à la nécessité de faire comprendre les
mots en reconnaissant leurs éléments. Sans en reprendre la démarche étymologique, elle en
partage la préoccupation pédagogique et vulgarisatrice. Mais elle est sans illusion ; dans un
texte évoquant ses utopies lexicographiques et datant de 1977, elle écrivait : « L’étymologie
et l’histoire ont des explications pour tout, y compris pour l’accidentel, qui a l’avantage d’être
amusant et anecdotique. La morphologie lexicale, bien que plus pédagogique, reste trop
sévère et le public n’est pas mûr » (1998, 281).
Nous espérons, par cet article, contribuer à ce que ces propos, quelque peu pessimistes, ne
soient plus d’actualité.

Alise Lehmann, UMR 7597-Histoire des théories linguistiques


<lehmann.alise@noos.fr>

Références

Camenisch, A & Petit, S. (2007). La formation savante des mots en mathématiques. Bulletin de
l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public (APMEP), n° 470, 311-
332. <http://a.camenisch.free.fr/pe2/motsetmathematiques.pdf >.
106 Alise Lehmann

Cottez, H. (1985). Dictionnaire des structures du vocabulaire savant. Paris, Le Robert.


Lehmann, A. (2011). Idées reçues sur le lexique : un obstacle à l’enseignement du lexique dans les
classes. <http://media.eduscol.education.fr/vocabulaire/Alise Lehmann 111202>.
Lehmann, A. & Martin-Berthet, F. (1998). Lexicologie. Sémantique, morphologie, lexicographie. Paris,
A. Colin, collection Cursus, 4e édition, 2013.
Martin-Berthet, F. (2010). Un dictionnaire de morphologie lexicale : le Robert Brio. Cahiers de
Lexicologie 97, 2010-2, 158-165.
Rey-Debove, J. (1998). La linguistique du signe. Paris. A. Colin.
Rey-Debove, J. (dir.) (1982). Le Robert méthodique. Dictionnaire méthodique du français actuel. Paris,
Le Robert.
Rey-Debove, J. (dir.) (1988). Le Petit Robert des enfants. Paris, Le Robert.
Rey-Debove, J. (dir.) (2004). Le Robert Brio, Analyse comparative des mots. Paris, le Robert.
© Publications linguistiques | Téléchargé le 21/02/2024 sur www.cairn.info via Université de Tours (IP: 193.52.209.134)

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