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avril-juin 2020
avril-juin 2020
Didier Érudition
Klincksieck
198
ISBN 978-2-252-04508-4
ISSN 0071-190X 59e année
198
avril-juin 2020
études de
linguistique appliquée
revue de didactologie
des langues-cultures
et de lexiculturologie
Didier Érudition
Klincksieck
Les corpus oraux et leur didactisation
1. ENSEIGNER-APPRENDRE EN FRANÇAIS
ET CONSTRUCTION DE L’INTENTION
2. MÉTHODOLOGIE
C’est ce que nous avons mené en parallèle de l’analyse d’un corpus d’inte-
ractions didactiques. Nous avons organisé des entretiens hétéroscopiques
(Azaoui, 2019a) qui permettaient à des élèves de l’enseignante observée de
contribuer à la compréhension de l’action professorale par leurs commentaires
métadiscursifs sur la pratique évaluatrice multimodale de leur enseignante.
L’objectif était d’observer dans quelle mesure la construction de l’inten-
tionnalité était partagée entre l’enseignante et ses élèves. Il nous semble
qu’une telle compréhension de ces intentions constitue une étape vers une
compréhension des enjeux didactiques plus globaux.
Le corpus est constitué de deux sous-ensembles. Le premier réunit des
vidéos d’interactions didactiques en cours de français langue seconde. Après
une transcription à l’aide du logiciel ELAN, nous les avons visionnés à plu-
sieurs reprises pour étudier, sur la base d’une analyse du discours en interac-
tion (Kerbrat-Orecchioni, 2005), la pratique multimodale de l’enseignante,
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notamment dans son rapport aux normes scolaires. Le second rassemble des
vidéos d’entretiens hétéroscopiques durant lesquels des élèves allophones 2
et francophones interviewés produisent des commentaires sur des extraits
des vidéos d’interactions didactiques mentionnées. Ces extraits étaient tous
en lien avec la pratique évaluative de l’enseignante. La consigne donnée
aux élèves volontaires et en mesure de pouvoir communiquer leur réflexion
dans un français structuré était de visionner les extraits et de commenter les
éléments qui leur paraissaient dignes d’intérêt. Ils avaient la totale maitrise
de l’ordinateur sur lequel ils regardaient les films de classe.
3. ANALYSE ET RÉSULTATS
2. La démarche nécessitait que les élèves aient un niveau de français suffisant pour exprimer et
argumenter leur opinion. Ces élèves étaient en cours d’acquisition d’un niveau B1.
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1 Carlos dans le discour/s/, a dit qu/e/ 3
2 E IL a dit alors en français on est obligés de dire il. on peut pas dire a dit on
est obligés de mettre un pronom. il a dit
3 Carlos peut dire on a dit ?
4 E on a dit alors on c’est nous. non c’est lui qui a dit. IL a dit
5 Carlos on c’est <igual> que il, on ne dit on a il a
6 E non non alors ça se- alors, c’est comme- ça se conjugue comme il. mais on,
ça veut dire le sens. la signification de on, c’est nous
7 Carlos nous
8 E d’accord. quand on dit on, on parle de nous. par exemple en ce moment, on
est en classe. on est dans la salle douze. on est ensemble. d’accord ? je parle
de nous, de nous tous. d’accord ? mais ça se conjugue comme il. mais ça
veut pas dire il. tu comprends
9 Carlos hm
10 E c’est un peu difficile, mais quand tu parles de quelqu’un comme le pré-
sident tu vas dire il
3. Conventions : /…/ : prononciation phonétique ; <…> : utilisation d’un terme dans une autre
langue.
À noter qu’il n’y a pas de majuscules après les points, celles-ci étant consacrées, selon nos conventions
à l’emphase prosodique.
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Sur les trois premiers clichés, l’enseignante produit un emblème que Morris
et al. (1979, p. 101) nomment « doigts en forme d’anneau » et auquel Calbris
& Montredon (1986, p. 15) attribuent une valeur de précision ou d’exacti-
tude. Il permet en l’occurrence d’attirer l’attention sur un élément précis, en
l’occurrence le pronom « on ». L’enseignante poursuit son explication métalin-
guistique en produisant un geste iconique pour signifier l’ensemble, « nous ».
Cette construction interactive du sens du pronom et des normes d’usage a été
initiée par Carlos qui ne semblait pas satisfait de l’argument prescriptif que
lui proposait l’enseignante au tour 2.
Il nous semble intéressant de pouvoir croiser cette analyse avec le discours
produit par les élèves récipiendaires de cette intervention de l’enseignante.
Dès les premières paroles, il est possible de se rendre compte que les élèves
interrogés ont su attribuer le sens visé par l’enseignante. Dans le commentaire
proposé par un des deux élèves, on s’aperçoit de l’importance des gestes produits
par l’enseignante. Ils ont en partie facilité la compréhension, comme en témoignent
ces énoncés et les captures d’écran (Fig.2) : « on, c’est nous avec des gestes »
/ « on voit que nous, c’est comme ça ». D’ailleurs, durant l’activité métagestuelle
(Azaoui, 2019a) réalisée par cet élève, on s’aperçoit qu’il reproduit assez scru-
puleusement le geste relatif à l’explication du pronom nous en réalisant un cercle
large de ses mains, tout comme l’avait fait son enseignante.
Figure 3 : Geste réalisé sur le segment Figure 4 : Geste réalisé sur le segment
« une personne » « il »
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L’élève représenté sur les captures d’écran effectue un geste symbolisant
l’exclusion d’un ensemble : il apparait comme une forme de tiers extérieur
à la situation d’énonciation. Ses gestes sont une représentation visuelle de la
compréhension de la distinction il vs nous.
On le voit donc, les explications grammaticales multimodales proposées par
l’enseignante offrent aux élèves l’opportunité de s’appuyer sur différents modes
utilisés pour transmettre un même message, ce qui favorise la compréhension
de l’intention recherchée par le locuteur (Colletta, 2004), a fortiori dans le cadre
de communication exolingue. Toutefois, si l’explication de l’enseignante vise
initialement la compréhension de la relation morphosyntaxique (les énoncés
sont précédés d’un pronom), elle glisse progressivement vers la distinction
nous/on. L’activité métagestuelle de l’élève offre ainsi un autre point de vue
sur les valeurs de il et on différent de celui adopté par l’enseignante.
Cela étant dit, un élément de son explication peut nous interpeller : l’emblème
« doigts en forme d’anneaux », réalisé par l’enseignante et représenté dans
les premières vignettes ci-dessus, n’est pas commenté par l’élève alors qu’il
possède une valeur référentielle non négligeable pour la compréhension de
l’explication puisqu’il permet d’attirer l’attention sur l’élément clé du discours.
A-t-il été perçu par l’apprenant ? Il est bien entendu impossible de le savoir a
posteriori mais, fait remarquable, ce même geste, réalisé par cette enseignante
dans un autre contexte (Fig.), suscite le débat dans un groupe d’élèves fran-
cophones (quatre filles) lors de l’entretien hétéroscopique mené avec elles.
CONCLUSIONS
4. Nous sommes bien entendu conscient qu’aucun film de classe ne peut être objectif (d’où l’usage
des guillemets) dans la mesure où l’orientation de la caméra, sa place dans la classe, proposent un
point de vue nécessairement restreint sur cette réalité. Nous pouvons toutefois lui reconnaitre une
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Ce type de corpus, utilisé avec des élèves allophones, est doublement riche
d’enseignement. D’une part, il permet de travailler avec eux sur leur com-
préhension des pratiques professorales et des enjeux scolaires culturellement
marqués 5. D’autre part, les amener à verbaliser à partir de ces supports est
susceptible de participer à la construction de leur compétence linguistique.
Ces corpus de classe peuvent en effet servir de support pédagogique pour
travailler les différents « actes de compréhension » (Verdelhan-Bourgade,
2003) dans des situations authentiques afin de les préparer à l’inclusion dans
les classes dites ordinaires.
Brahim AZAOUI
Maitre de conférences
LIRDEF, Université de Montpellier
BIBLIOGRAPHIE
plus grande objectivité que les reconstructions que pourraient proposer les élèves lors de séances
de métacommunication non médiées par l’ordinateur et qui s’appuieraient pour l’essentiel sur la
mémoire de chacun.
5. Une telle démarche serait également applicable avec des élèves de CM2 s’apprêtant à intégrer
une classe de sixième pour leur permettre de se projeter avec plus de sérénité dans leur future scolarité
aux codes scolaires différents.
206
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