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FOUCAULT ET LA LITTÉRATURE : UNE PASSANTE

Laurent Jenny

Éditions de Minuit | « Critique »

2016/12 n° 835 | pages 982 à 992


ISSN 0011-1600
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ISBN 9782707343314
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Foucault et la littérature :
une passante
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Michel Foucault

}
La Grande Étrangère
À propos de littérature
Édition établie et présentée par Paris, Éditions de l’EHESS,
Philippe Artières, Jean-François 2013, 224 p.
Bert, Mathieu Potte-Bonneville
et Judith Revel

}
Œuvres Paris, Gallimard,
Édition publiée sous la coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
direction de Frédéric Gros 2 vol., 2015, 1640 et 1740 p.

}
« Homère, les récits,
l’éducation, les discours » Gallimard, NRF, n° 616,
Transcrit et présenté par 2016, p. 103-150.
Martin Rueff

Dans la « Chronologie » des Œuvres de l’édition Pléiade,


on découvre incidemment qu’en 1959, à Cracovie et Gdansk,
Michel Foucault a donné des conférences sur Apollinaire,
écrivain dont le nom n’apparaît par la suite dans aucun de
ses écrits. On se plaît à rêver à ce qu’il a bien pu dire d’un
poète si cher au cœur des Polonais mais apparemment si
éloigné de ses préoccupations. C’est oublier que Foucault,
au moins jusqu’à la fin des années 1960, s’est nourri de
littérature bien au-delà de la ressource de pensée qu’il y a
trouvée. On peut s’en faire une idée assez complète en repar-
courant les publications récentes : les Œuvres dans la toute
récente édition Pléiade, bien sûr, mais aussi, La Grande
Étrangère, recueil de conférences et d’interventions radio-
phoniques sur la littérature, à quoi il faut ajouter le très

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étonnant inédit, « Homère, les récits, l’éducation, les dis-


cours », découvert par Martin Rueff dans le dossier prépara-
toire de L’ Archéologie du savoir, et présenté par lui dans le
n° 616 de la NRF.
On apprend donc que Foucault «  dévore Saint-John
Perse en 1950, lit Kafka en 1951, Bataille et Blanchot à partir
de 1953, le nouveau roman et Alain Robbe-Grillet, découvre
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Roussel l’été 1957, lit les auteurs de Tel Quel en 1963, relit
Beckett en 1968 1 ». Si certaines de ses lectures, pourtant
passionnées, comme celle de Char, ne transparaissent pas
explicitement dans ses écrits, d’autres vont devenir des réfé-
rences centrales : Roussel ou Sade, par exemple. Et Foucault
ne se contente pas de lire la littérature, il lit aussi la cri-
tique. Blanchot bien sûr a une influence décisive sur lui, mais
­Foucault n’ignore rien d’une critique universitaire plus clas-
sique, notamment l’école de Genève qui dans les années 1960
est tendue entre phénoménologie et formalisme naissant.
­Foucault connaît et cite Georges Poulet (Les Métamorphoses
du cercle), Jean Rousset (La Littérature de l’âge baroque),
Starobinski (Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure),
Jean-Pierre Richard (L’ Univers imaginaire de Mallarmé) 2.
Faut-il rappeler qu’en 1963, immédiatement après la publica-
tion de Naissance de la clinique, sort dans la collection « Le
chemin » son Raymond Roussel, livre qui, pour la première
et dernière fois de son œuvre, relève de plein droit de la
critique littéraire ?
C’est aussi le moment où Foucault s’attache à définir une
place spéculative de la littérature et de la critique : dans son
esprit c’est tout un, parce que la littérature qui l’intéresse a
toujours une dimension réflexive. En 1964, dans la « Première
séance » de la conférence qu’il donne aux facultés universi-
taires de Saint-Louis à Bruxelles, Foucault déclare accorder
une valeur « quasi philosophique » à la critique littéraire et
il lui reconnaît « deux directions différentes » : « Les unes
concernent les signes par lesquels les œuvres se désignent
à l’intérieur d’elles-mêmes. Et les autres ­ concerneraient

1.  La Grande Étrangère, « Présentation », p. 9.


2. Notamment en décembre 1964 dans la « Seconde séance » de
la conférence qu’il donne aux facultés universitaires de Saint-Louis,
reprise dans La Grande Étrangère, p. 105-144.

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la manière dont se spatialise la distance que prennent les


œuvres à l’intérieur d’elles-mêmes 3. »
L’ 
étude de la «  spatialité 
» littéraire n’a pas vraiment
trouvé d’application dans l’œuvre de Foucault. C’est que la
notion d’« espace » était envisagée de façon trop polysémique
pour trouver un emploi ferme dans sa réflexion. Clairement
inspirée de l’espace littéraire blanchotien, entendu comme
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« lieu » du désœuvrement, elle ne renonce pas tout à fait à
l’acception plus concrètement thématique que lui accordent
Poulet ou Rousset en décrivant ces grands schèmes formels
qui régissent à la fois forme et pensée à une époque culturelle
donnée : la « sphère » à la Renaissance ou la « vrille » à l’âge
baroque. En outre, le structuralisme de Jakobson, avec ses
deux « axes » du langage, paradigmatique et syntagmatique,
laisse entrevoir une nouvelle forme de spatialité, plus langa-
gière que littéraire. Peut-être est-ce Jean-Pierre Richard dans
L’ 
Univers imaginaire de Mallarmé qui permet le mieux,
aux yeux de Foucault, de rassembler une telle dispersion de
sens. Dans cet ouvrage, en effet, Jean-Pierre Richard montre
comment, chez Mallarmé, les valeurs de « l’éventail » ou de
« l’aile », bien loin d’être décoratives, renvoient au déploie-
ment de la signification et à l’espace sémantique qu’il institue.
Au fond, les deux directions de la critique n’en font qu’une :
« Le livre de Mallarmé, dans son impossibilité obstinée, rend
quasi visible l’invisible espace du langage, cet invisible espace
dont il faudrait faire l’analyse, non seulement chez Mallarmé,
mais pour tout auteur que l’on voudrait aborder 4. » Tel est
le programme que Foucault va tenter de réaliser à la fin des
années 1960.
L’ 
étude de la « spatialité » de l’œuvre conduit ainsi à
celle de « l’auto-implication de la littérature par elle-même ».
Foucault a précisément mis en œuvre cette perspective dans
son Raymond Roussel. Cet essai déroute par une rigueur
réflexive qui semble redoubler celle de Roussel lui-même. Il
aggrave le jeu des simulacres et des reflets rousselliens par un
geste critique où le lecteur se perd plutôt qu’il ne se retrouve.
Mais il s’agit pour Foucault de dépasser le « cas » Roussel et de
conférer à cette démarche une valeur plus générale. Car, au

3.  Ibid., p. 120.


4.  Ibid., p. 138.

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fond, la littérature ne fait rien d’autre qu’affronter dans une


lumière crue l’énigme de toute position énonciative. Au-delà
d’elle-même, elle dit quelque chose des discours en général et
de leur impensable origine. Il ne faut donc pas s’étonner que
Foucault pousse la réflexion littéraire en même temps qu’il
travaille à L’ Archéologie du savoir si obstinément attachée à
définir « énoncés » et « formations discursives ».
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Le dossier « Homère, les récits, l’éducation, les discours »
s’ouvre, trois ans avant le Figures III de Genette 5, sur une
singulière esquisse de narratologie, puisqu’elle consiste en
une grille des figures d’auto-implication dans le discours
du récit. Homère est posé comme fondateur avec le double
décrochage énonciatif que constituent dans l’Iliade l’« invo-
cation épique » et dans l’Odyssée le méta-récit de l’aède
Demodocos, racontant à Ulysse sa propre histoire. Par le
­
premier, Homère manifeste que ce n’est pas l’aède qui est
à l’origine de sa propre parole. Il ne chante qu’à l’écoute de
Muses, elles-mêmes traductrices d’une Mémoire antérieure,
sa parole est la « restitution d’un récit absolu, premier, inen-
tendu encore, mais silencieusement articulé déjà par la voix
blanche des Invisibles 6 ». Par le second, en plein cœur de
l’Odyssée, Homère ouvre une mise en abyme qui brouille les
places du personnage et du narrateur, en les faisant s’engen-
drer l’une par l’autre. Cervantès, de son côté, illustre « le jeu
de la reproduction fidèle » en faisant du narrateur de Don
Quichotte le copiste d’un manuscrit arabe. Son héros, d’ail-
leurs, n’est-il pas le lecteur de sa propre histoire dans le
second volume ? Chez Sterne ou Diderot, le jeu prend plu-
tôt la forme de l’« interruption inopinée », chaque personnage
retardant l’avancée du récit par l’enchâssement d’une histoire
supplémentaire où se perd la source première de la parole.
Enfin, Proust, dans la Recherche, nous propose l’histoire
d’un livre que nous ne lirons jamais puisqu’il s’arrête au
moment où toutes les conditions sont enfin réunies pour que
Marcel se mette à l’écrire. En somme, Foucault nous propose
une sorte de narratologie négative, celle même qu’un Blanchot
aurait pu mettre en place s’il avait cherché à systématiser les

5. G. Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique »,


1972.
6.  « Homère, les récits, l’éducation, les discours », p. 113.

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figures de l’impossible énonciatif. Il s’agit d’y dénoncer toute


continuité phénoménologique entre l’« auteur » et sa parole.
Il est remarquable qu’à ce point de son esquisse Foucault
se soit soucié de déjouer une objection évidente qu’on aurait pu
lui opposer. Sa narratologie n’était-elle pas bâtie sur des « cas »
particuliers, d’ailleurs pour la plupart antérieurs à la notion
même de littérature ? N’était-elle pas du côté du « singulatim »
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plutôt que de l’«  omnes » ? Dans un second mouvement,
­Foucault a donc tenté une généralisation de son approche sur
l’exemple qui pouvait sembler lui être le plus rebelle : la nar-
rativité flaubertienne très lisse de L’ Éducation sentimentale.
Sans doute Flaubert n’est-il soupçonnable d’aucune invocation
aux Muses, mais la voix qui énonce « sans corps ni visage »,
« point gris inassignable et agile qui court le long d’une série
d’événements  », (en termes genettiens, celle du «  narrateur
extradiégétique  »), n’est assurément pas celle de l’auteur.
D’où procède-t-elle exactement, demande Foucault : « Quel est
ce récitant ? Ou plutôt, car la question est vaine, où donc se
trouve-t-il situé par rapport à ce qu’il raconte 7 ? ». Et il ajoute :
Par rapport à toutes les situations et toutes les figures du roman,
cette voix est toujours en surplomb : parfois si légèrement qu’on
croit la percevoir comme la voix même d’un personnage, parfois
si nettement qu’on l’entend comme une grande voix souveraine :
parfaite mémoire ou invention illimitée du passé. […] On voit
qu’elle joue à peu près le même rôle que la voix des muses évoquée
par Homère au début de l’Iliade. […] L’ invocation qui dédouble
le discours et introduit dans le récit une autre voix parlante
n’apparaît jamais dans le texte : et nulle part dans l’Éducation il
n’y a de place pour le jeu qui fait croire que celui qui parle est un
autre. Mais si elle s’est effacée comme jeu, sa fonction demeure et
elle fait surgir au-dessus des propos des personnages, au-dessus
de leurs monologues muets, au-dessus du ressassement actuel de
leur souvenir, un autre discours où tous ceux-là sont repris, et qui
constitue le récit. Discours souverain et presque intemporel comme
pourrait l’être la mémoire des muses. L’ irruption de ce présent,
flottant presque sans date, au dernier chapitre de l’Éducation,
assure exactement les fonctions de l’invocation homérique ; mais
elle l’inverse ; elle en inverse la place dans l’œuvre, mais elle en
inverse aussi la direction puisqu’elle ne pointe pas vers l’infaillible
mémoire mythique, mais vers le simple et menu geste d’écrire 8.

7.  Ibid., p. 130.


8.  Ibid., p. 132.

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Foucault, analysant les « oscillations de la voix récitante »


(ce que Genette décrira plus tard comme des variations de
« voix » et de « focalisation »), se fait fort de montrer « que les
trois autres formes de jeu qui sont visibles dans toute une
tradition du récit se retrouvent chez Flaubert mais investies à
l’intérieur même du texte, et cachées comme d’inapparentes
fonctions 9 ». Il faut en conclure que, même « dans le roman le
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plus limpide [...] les mécanismes du discours demeurent irré-
ductibles aux éléments du récit et à leurs combinaisons 10 ».
Cependant, dans les derniers feuillets de son texte
préparatoire, Foucault bute sur la difficulté d’assigner un
sens précis au terme « discours ». Au cœur de la littérature,
il a cru y voir un « niveau autonome », « un tout-puissant
préalable » qui fonctionne comme « condition de possibilité
pour le sujet parlant ». Mais voici qu’en sortant du champ
littéraire, il est tenté par une toute autre acception du terme,
plus proche de sa compréhension comme « genre » au sein
de la tradition rhétorique, et strictement antagoniste de la
littérature. Alors qu’on pourrait identifier la « littérature » à
une parole qui manifeste la langue elle-même et ses possibles
(ce qui la pousse vers la fiction), le « discours », exemplifié
cette fois par la harangue de Périclès au livre II de La Guerre
du Péloponnèse de Thucydide, manifesterait au contraire
ses marges extralinguistiques : qui le prononce, à l’adresse
de qui, dans quelles circonstances et à quelle fin (ce qui le
tourne vers le savoir). À ce point, par un brusque revire-
ment, le divorce semble soudain consommé entre littérature
et savoir. Et de fait, il ne sera plus question de littérature
dans L’ Archéologie du savoir, tout au moins explicitement,
ni dans la suite de l’œuvre de Foucault, à de rares exceptions
près.
À vrai dire, cette indécision quant à la notion de « dis-
cours  », dans laquelle s’ensable la réflexion littéraire de
Foucault, recouvre des tensions et des incertitudes qui tra-
vaillaient tout autant le statut de la « littérature ». Ces ambi-
guïtés étaient de trois ordres : elles portaient sur l’historicité
de la littérature, sur son rapport à la « folie » et sur sa valeur
de déprise.

9.  Ibid., p. 133.


10.  Ibid.

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Dans « Homère… », Foucault entretient un double rap-


port historique et anhistorique à la littérature. Effectivement,
d’un côté il définit la « littérature » comme un phénomène
essentiellement moderne, et à vrai dire post-romantique :
il n’y aurait de « littérature » qu’au moment où elle prend
conscience de sa réflexivité. Avant, les textes ont une simple
fonction de mémorisation et n’ont pas de relation à l’écri-
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ture, ou bien ce sont des jeux destinés par leurs figures à
rassurer le langage commun plutôt qu’à l’inquiéter. Ainsi, la
majeure partie des auteurs qui ont servi à exemplifier l’auto-
implication de l’énonciation littéraire (Homère, Cervantès,
Sterne et ­Diderot) relèveraient en fait d’un âge pré-littéraire.
Mais on voit bien que par un autre versant, d’inspiration
blanchotienne, Foucault admet aussi une anhistoricité du
fait littéraire puisque l’essence de la littérature moderne
est sans cesse élucidée à travers des mythes antiques. Dans
sa conférence « Littérature et langage » de 1964, il pouvait
ainsi avancer, invoquant Sade et Chateaubriand : « On pour-
rait dire si vous voulez que dans la littérature, dans cette
forme de langage qui existe depuis le xixe siècle, il n’y a que
deux sujets réels, deux sujets parlants dans la littérature,
c’est Œdipe pour la transgression et Orphée pour la mort,
et il n’y a que deux figures dont on parle, et auxquelles en
même temps, à mi-voix, et comme de biais, on s’adresse,
ces deux figures, c’est la figure de Jocaste profanée, c’est
la figure d’Eurydice perdue et retrouvée 11. » On aura noté,
via Orphée, la référence implicite à L’ Espace littéraire.
Et dans « cette voix blanche des Invisibles » qu’il situe à
l’origine du poème homérique, comment ne pas reconnaître
une destitution énonciative proprement blanchotienne  ?
La littérature est donc à la fois dans l’Histoire et hors de
l’Histoire, et lorsqu’elle n’existe pas encore, elle ne cesse de
se précéder elle-même.
La relation de la littérature à la « folie » n’est pas moins
ambiguë. Il y a pour Foucault une folie langagière dont on ne
saurait faire l’Histoire parce qu’elle découle intrinsèquement
de la faculté de parler. Dans « Le langage en folie », émission
radiophonique de 1963, il déclare ainsi : « Tout homme qui
parle use, au moins en secret, de l’absolue liberté d’être fou

11.  La Grande Étrangère, p. 89.

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et inversement, tout homme qui est fou et qui semble, par là


même, devenu absolument étranger à la langue des hommes,
celui-là aussi, eh bien je crois qu’il est prisonnier de l’univers
clos du langage 12. » Parce que le langage est le lieu des pos-
sibles, il est tourné non seulement vers la fiction mais vers
cette fiction extrême qu’est la folie (du don quichottisme chez
Cervantès à la transgression absolue chez Sade). Cependant,
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avec la littérature proprement dite apparaît une autre folie,
folie réflexive si l’on veut, qui consiste pour l’écrivain à faire
face au lieu vide et aveuglant d’où émerge sa parole, lieu des
dédoublements et des répétitions sans origine. C’est, décliné
sous des formes différentes, le vide pur d’Igitur, le vol de la
pensée chez Artaud ou la prolifération des simulacres rous-
selliens. Or cette folie de l’affrontement lucide à l’impossible,
ou, en termes blanchotiens, du « désœuvrement », sans se
confondre avec la folie « clinique » dont Foucault entend faire
l’Histoire, peut coïncider avec elle. Roussel, de façon moins
spectaculaire qu’Artaud, conjoint évidemment les deux. Il est
à la fois le « pauvre petit malade » traité par Janet comme cas
clinique et l’un des écrivains qui accomplissent le mieux le
déploiement de la réflexivité discursive propre à la littérature
moderne. On peut, conformément aux thèses de l’Histoire de
la folie, l’appréhender comme victime de l’objectivation d’un
entrecroisement de « formations discursives » conduisant à
sa marginalisation et à son exclusion, ou, au contraire, le
reconnaître comme un maître méconnu de la modernité lit-
téraire. Il est frappant que le Raymond Roussel ait été publié
la même année (1963) que Naissance de la clinique sans que
Foucault ait cherché à lever l’équivoque pesant sur la « folie »
roussellienne. C’est peut-être qu’il n’en voyait aucune.
Il n’empêche que le problème ricoche sur le plan plus
large de l’indépendance (ou non) de la littérature vis-à-vis
des formations discursives qui lui sont contemporaines.
Là encore Foucault ne tranche pas de façon évidente. Dans
Naissance de la clinique, il peut ainsi associer la position
du sujet lyrique au xixe siècle et la connaissance positive de
l’homme comme relevant d’une même épistémè et il ajoute :
« Mais faut-il s’étonner que les figures du savoir et celles du
langage obéissent à une même loi profonde, et que l’irruption

12.  Ibid., p. 52.

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de la finitude surplombe, de la même façon, ce rapport de


l’homme à la mort qui, ici, autorise un discours scientifique
sous une forme rationnelle, et là ouvre la source d’un langage
qui se déploie indéfiniment dans le vide laissé par l’absence
des dieux 13 ? » À l’inverse, comment imaginer que l’œuvre de
Sade, qui, aux yeux de Foucault, incarne la transgression
absolue et pousse à ses dernières limites la liberté de tout
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dire propre au langage, soit réductible aux régimes discur-
sifs de son époque ? Quant au statut d’exception qui semble
seul motiver son intérêt pour Mallarmé ou pour Roussel,
quelle valeur lui accorder exactement ? Faut-il y voir, comme
dans le dossier préparatoire de l’ Archéologie du savoir, « la
tâche peut-être de toute pensée » qui serait de « laisser venir
au langage l’espace de tout langage 14 » ? Ou faut-il résolument
dissocier figures du savoir et figures du langage, « en tentant
de faire réapparaître positivement tous les discours non lit-
téraires qui ont pu effectivement se constituer à une époque
donnée et en excluant la littérature 15 » ?
Dans sa présentation d’«  Homère…  », Martin Rueff
estime que, dès la version finale de L’ Archéologie du savoir,
­Foucault réalise ce programme en donnant congé à la litté-
rature : « Foucault ne veut pas que l’on puisse penser que le
travail du discours trouve son explication dans l’œuvre des
écrivains 16. » Si ce constat semble indéniable au regard de la
suite de l’œuvre, cela ne signifie pourtant pas que Foucault
n’ait tiré aucun savoir de la littérature. Mais ce savoir, il ne
faut pas le chercher au niveau du contenu des œuvres, de
leur valeur explicative, il faut le situer dans une certaine posi-
tion énonciative incarnée par la littérature. Paradoxalement,
ce que la particularité de la littérature a enseigné à Foucault,
c’est une propriété générale des « énoncés », qu’ils relèvent
de la médecine, du droit, de la théologie ou de l’histoire
naturelle : leur caractère impersonnel et pour partie ininten-
tionnel. J’en veux pour preuve cette remarque à laquelle il
s’attarde dans L’ Archéologie du savoir : 

13.  Œuvres I, p. 891.


14.  « Homère, les récits, l’éducation, les discours », p. 141.
15. « Se débarrasser de la philosophie », dans Michel Foucault,
entretiens, éd. R.-P. Droit, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 78.
16.  « Homère, les récits, l’éducation, les discours », p. 110.

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Il ne faut donc pas concevoir le sujet de l’énoncé comme


identique à l’auteur de la formulation. Ni substantiellement, ni
fonctionnellement. Il n’est pas en effet cause, origine ou point
de départ de ce phénomène qu’est l’articulation écrite ou orale
d’une phrase ; il n’est point non plus cette visée significative qui,
anticipant silencieusement sur les mots les ordonne comme le corps
invisible de son intuition ; il n’est pas le foyer constant, immobile
et identique à soi d’une série d’opérations que les énoncés, à tour
de rôle, viendraient manifester à la surface du discours. Il est une
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place déterminée et vide qui peut être effectivement remplie par
des individus différents 17.

Or cette destitution du sujet psychologique, cette renon-


ciation à toute continuité phénoménologique entre une
conscience et sa parole, où Foucault a-t-il pu mieux l’obser-
ver que chez Roussel ou Mallarmé ? Si la littérature disparaît
chez lui en tant que domaine d’investigation spécifique, c’est
qu’après avoir éclairci le fonctionnement de l’énonciation,
elle a permis de comprendre comment tous les sujets par-
lants étaient nécessairement pris dans le jeu d’une extério-
rité. Là était le savoir de la littérature et non ailleurs. Pour
le reste, sans doute peut-il continuer de la lire par agrément,
mais Foucault n’a plus rien à lui demander.
Pour corroborer cette positivité qu’a eue pour lui le
passage par la littérature, on pourrait encore renvoyer à
sa (trop) fameuse conférence (parce que mal comprise),
« Qu’est-ce qu’un auteur ? », prononcée en 1969, soit la même
année que L’ Archéologie du savoir. Les littéraires ont cru y
voir une forme de rejet nihiliste de la littérature à travers une
mise à mort de l’auteur. Mais comme le souligne Frédéric
Gros dans sa notice de l’édition Pléiade, s’arrêter à cette
thématique négative c’est passer à côté de la face positive,
beaucoup plus importante, d’un tel texte. Si Foucault tue
l’auteur en tant que sujet psychologique, il le ressuscite en
tant que « fonction » et cette fonction illustre la façon dont
se regroupent des types d’énoncés. Historiquement, le nom
d’auteur assume en effet un rôle classificatoire, il établit
entre des textes « des rapports d’homogénéité ou de filiation,
ou d’authentification des uns par les autres, ou d’explication
réciproque ou d’utilisation concomitante 18 ». Il certifie un

17.  Œuvres II, p. 100.


18.  Œuvres II, p. 1266.

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certain mode d’être du discours qui l’oppose à « la parole


quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, flotte
et passe 19 ». Et par là encore, la redéfinition de l’« auteur »
établit comment toute parole, qu’elle soit littéraire ou non,
opère depuis une place définie qui ne renvoie ni à un sujet
personnel ni à une conscience collective.
Ainsi, la littérature aura accompagné Foucault aussi
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longtemps qu’il aura scruté les discours comme champ de
savoir. Mais après L’ Archéologie du savoir, c’est le privilège
du discursif (et non pas seulement du littéraire) qui se trouve
remis en question. Sartre avait assez férocement reproché à
Foucault de n’associer ses changements d’épistémè à aucune
praxis. C’est précisément vers des pratiques que Foucault va
se tourner, c’est là qu’il cherchera à identifier des stratégies de
rupture en un adieu simultané au discours et à la littérature.

Laurent JENNY

19.  Ibid.

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