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ANNE BOISSIÈRE
Anne Boissière
La pensée musicale de Theodor W. Adorno
L’épique et le temps
L a question de la musique n’est pas celle d’une sphère séparée,
prétendument celle de l’esthétique. Chez Theodor W. Adorno,
elle relève d’une position globale, celle de la philosophie dans son
rapport au XX e siècle. Le présent ouvrage part de l’exigence
méthodologique d’une philosophie du concret, pleinement réalisée
dans le livre qu’Adorno consacre à la musique de Gustav Mahler en
1960. C’est une pensée du temps, cristallisée dans les catégories du
roman, de la narration, du conte et, plus généralement, de l’épique
qui y est déployée, tout en renvoyant à l’horizon entier que
constituent les noms du premier Georg Lukács, de Walter Benjamin,

La pensée musicale de Theodor W. Adorno


d’Ernst Bloch et de Bertolt Brecht. Toutes les lignes significatives
de l’œuvre d’Adorno y convergent, ses déterminations musicales
incluses : Beethoven, Wagner, Stravinsky et Schoenberg. L’expé-
rience constitue ainsi la dimension décisive d’une pensée de part
en part travaillée par le problème de la mémoire, soucieuse en cela
du populaire, de sa disparition et de sa sauvegarde. La musique,
dans son caractère de langage ou de geste, vient porter cette
dialectique de la raison par laquelle Adorno voulait répondre à son
époque.

A nne Boissière est professeur à l’Université de Lille-III où elle


enseigne l’esthétique et dirige le Centre d’étude des arts
contemporains. Chez d’autres éditeurs, elle a publié Adorno, la vérité
de la musique moderne, 1999 ; a coordonné le collectif Musique et
philosophie, Paris, 1997 ; a co-dirigé, avec Catherine Kintzler,
ANNE BOISSIÈRE
Approche philosophique du geste dansé, de l’improvisation à la
performance, 2006, et, avec Véronique Fabbri et Anne Volvey,
Activité artistique et spatialité, Paris, 2009. La pensée musicale
PRÉTENTAINE de Theodor W. Adorno
ESSAIS EN SCIENCES HUMAINES - RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
L’épique et le temps

ISBN 978-2-7010-1567-5
™xHSMHKBy015675z
www.editions-beauchesne.com
121 017 IMPRIMÉ EN FRANCE 23 €
B E A U C H E S N E
LA PENSÉE MUSICALE
D E T H E O D O R W. A D O R N O
Prétentaine
ESSAIS EN SCIENCES HUMAINES – RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES

Collection dirigée par Jean-Marie Brohm

Titres parus :

Michel Henry, Auto-donation. Entretiens et conférences.


Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines. Essai de métasociologie.
Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive. Théorie critique
d’un opium du peuple.
Michel Henry : Pensée de la vie et culture contemporaine. Colloque.
Jean Milet, Ontologie de la différence. Une exploration du champ
épistémologique.
Gérald Sfez, Leo Strauss. Foi et raison.
Jean-Philippe Ravoux, De Schopenhauer à Freud. L’inconscient en question.
Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole.
François Laplantine, Ethnopsychiatrie psychanalytique.
Jean-Marie Brohm, Figures de la mort. Perspectives critiques.
Serge Tribolet, Plotin et Lacan. La question du sujet.
François Laplantine, Son, images et langage.
Jacquy Chemouni, La Psychanalyse française captive du politique.
Jean Nabert, l’affirmation éthique. Ouvrage collectif.

Maquette Isabelle Autran

Dépôt légal : 2011

© 2011 – Beauchesne éditeur


7, cité Cardinal-Lemoine, 75005 Paris

www.editions-beauchesne.com

ISBN 978-2-7010-1567-5
L A PENSÉE MUSICALE
DE T HEODOR W. A DORNO
L’épique et le temps

Anne Boissière

Ouvrage publié avec le concours


du Centre national du livre

BEAUCHESNE
pour Holger
Liste des abréviations
utilisées dans les notes
GS Gesammelte Schriften, éd. par Rolf Tiedemann, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 2003
B Beethoven, Philosophie der Musik, Fragmente und Texte,
éd. par Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhr-
kamp, 1993
Traductions françaises
B Alban Berg. Le maître de la transition infime, traduit par
Rainer Rochlitz, préface de Jean-Louis Leleu, Paris, Gal-
limard, 1989 ; Berg. Der Meister des kleinsten Übergangs, 1968
DN Dialectique négative, traduit par le groupe de traduction
du Collège de philosophie, postface de Hans-Günter
Holl, Paris, Payot, 1978 ; Negative Dialektik, 1966
DR (avec M. Horkheimer), La dialectique de la raison,
fragments philosophiques, traduit par Eliane Kaufholz,
Paris, Gallimard, 1974 ; Dialektik der Aufklärung, 1947
EW Essai sur Wagner, traduit par Hans Hildenbrand et Alex Lin-
denberg, Paris, Gallimard, 1966 ; Versuch über Wagner, 1952
ISM Introduction à la sociologie de la musique, douze conférences
théoriques, traduit par Vincent Barras et Carlo Russi,
Genève, Contrechamps, 1994 ; Einleitung in die Musik-
soziologie. Zwölf theoretische Vorlesungen, 1962
M Mahler, une physionomie musicale, traduction et présentation
de Jean-Louis Leleu et Theo Leydenbach, Paris, Éditions de
Minuit, 1976 ; Mahler. Eine musikalische Physiognomik, 1960
MC (avec Hanns Eisler), Musique de cinéma, traduit par Jean-
Pierre Hammer, Paris, L’Arche, 1972 ; Komposition für
den Film, 1947-1969
MM Moments musicaux, traduction et commentaire de Martin
Kaltenecker, Genève, Contrechamps, 2003 ; Moments
musicaux. Neu gedruckte Aufsätze 1928-1962, 1964
NL Notes sur la littérature, traduction par Sibylle Muller,
Paris, Flammarion, 1984 ; Noten zur Literatur, 1958,
1961, 1965, 1974
PNM Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand
par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris,
Gallimard, 1962 ; Philosophie der neuen Musik, 1949
QUF Quasi una fantasia, traduit par Jean-Louis Leleu avec la
collaboration de Ole Hansen-Love et Philippe Joubert, pré-
sentation et notes de Jean-Louis Leleu, Paris, Gallimard,
1982 ; Quasi una fantasia. Musikalische Schriften II, 1963
TE Théorie esthétique, traduction par Marc Jimenez et Eliane
Kaufholz, Paris, Klincksieck, 2e édition, 1989 ; Ästhe-
tische Theorie, 1970
INTRODUCTION

Poursuivant un commentaire analytique des écrits


musicaux de Theodor W. Adorno, la démarche de ce
livre est en même temps de nature à se situer dans le
débat philosophique sur l’art au XXe siècle. Car s’il n’est
pas question d’esthétique au sens convenu du terme, la
perspective que nous adoptons dans cet ouvrage n’a pas
d’autre justification que celle d’une possible approche
et position du philosophique, à partir de la musique.
C’est en cette démarche, celle visant à construire le
philosophique à travers la concrétude et la diversité des
écrits musicaux, que nous entendons, pour notre part,
contribuer à la compréhension de la pensée d’Adorno,
sachant que sa portée pour la connaissance de l’art et
de la réalité du XXe siècle reste encore aujourd’hui très
peu claire, certainement en raison d’obstacles d’ordre
intrinsèque autant qu’exégétique.
Entreprendre d’étudier la pensée musicale
d’Adorno, c’est se poser deux questions. Comment,
en premier lieu, s’articule le rapport entre philoso-
phie et musique, si pensée il y a ? La seconde ques-
tion porte sur la musique : de quelle musique s’agit-il
et qu’est-ce qui, dans la musique, veut être pensé ?
Les réponses à ces questions, loin d’être évidentes et
immédiates, confrontent au contraire d’emblée à la
réelle difficulté que représentent l’investigation et
l’interprétation des textes d’Adorno sur la musique.
Depuis la disparition du philosophe de l’École de
Francfort, l’exégèse, forcément accrue, a manqué de

9
développer ce questionnement dont l’absence rejaillit
douloureusement sur l’état de la réception de la
pensée musicale d’Adorno. L’importante richesse des
études déjà réalisées ne masque pas un certain ver-
rouillage qui se signale par deux aspects récurrents de
ce contexte de réception. Le premier aspect, d’ordre
méthodologique, touche au statut de la pensée qu’il
convient d’atteindre dans les écrits musicaux, et il
rejoint en cela le problème plus général du rapport
entre philosophie et musique : que signifie penser
philosophiquement la musique et comment, ou à
quelles conditions, se construit la part du philoso-
phique lorsqu’on aborde théoriquement la musique ?
Or, en ce qui concerne les études adorniennes, on
constate que la réponse à ces questions consiste una-
nimement, bien que de façon différente, à refuser
aux écrits musicaux toute part philosophique qui
serait constitutive ou intrinsèque. L’orientation musi-
cologique de réception, à juste titre extrêmement
attentive au foisonnement des textes qui traitent des
œuvres et abordent la technique musicale, est peu
encline à déployer la visée interrogative liée à l’exi-
gence philosophique ; non que l’on méconnaisse
l’existence d’un arrière-fond philosophique indépen-
damment duquel les écrits musicaux d’Adorno ne
seraient pas ce qu’ils sont, mais on ne cherche pas à
l’explorer en tant que tel ni à l’évaluer dans ses impli-
cations conceptuelles. Quant à la tendance de la
réception qui revendique une position explicitement
esthétique, on observe qu’il n’y est pas davantage
question de valeur philosophique, pour les écrits
musicaux eux-mêmes. Car c’est alors au niveau de
Théorie esthétique, ouvrage posthume et inachevé, que
l’on situe l’approche interprétative, dans une perspec-
tive qui mobilise au mieux les écrits musicaux à titre
d’exemple ou de confirmation d’une théorie jugée se
déployer indépendamment d’eux. La conséquence en
est aussi qu’on les interprète au vu d’un ordre
conceptuel qui est celui de Théorie esthétique, et même
parfois de la philosophie fondamentale d’Adorno,
comme le montre le contexte allemand1 des études

1. On peut consulter à ce sujet le texte de Rainer Rochlitz,


« Expérience esthétique et vérité de l’art, tendances de l’esthé-
tique allemande », Critique, no 450, novembre 1984, p. 865-877,
ainsi que Théories esthétiques après Adorno, textes édités et présentés

10
liées à la philosophie de Jürgen Habermas, dans la
réception qui est faite de l’esthétique d’Adorno que
l’on juge devoir être refondue à partir des pré-
supposés habermassiens de la rationalité communica-
tionnelle. Or l’idée selon laquelle le rapport entre
musique et philosophie, chez Adorno, pourrait se
résoudre dans la question de l’esthétique et, a fortiori,
de l’esthétique conçue comme théorie abstraite et
générale de l’art est un postulat qui doit être remis
en cause. Car non seulement Adorno n’a jamais
conçu l’esthétique comme une spécialité ou un
domaine de la philosophie, mais encore s’est toujours
défendu de l’idée selon laquelle la philosophie pour-
rait subsumer l’art. Que l’approche esthétique
n’épuise pas la teneur du rapport entre philosophie
et musique chez Adorno, et qu’elle puisse même
contribuer à l’occulter, est un des motifs justifiant,
selon nous, qu’on entreprenne de relire philosophi-
quement les écrits musicaux.
Le deuxième aspect caractéristique et significatif du
contexte de réception des textes musicaux d’Adorno se
trouve dans l’irrésistible attraction que représente Phi-
losophie de la nouvelle musique et, derrière ce texte, la
figure d’Arnold Schoenberg dont on ne manque pas de
faire l’ombre du philosophe de l’École de Francfort, un
peu comme s’il n’avait pu faire autre chose qu’élaborer
sa pensée de la musique en fonction de l’œuvre du
grand compositeur viennois. Cette insistance sur Philo-
sophie de la nouvelle musique, dont on fait le triste foyer
de la pensée musicale d’Adorno, est tenace ; on la trouve

par Rainer Rochlitz, traduits de l’allemand par Rainer Rochlitz


et Christian Bouchindhomme, Arles, Actes Sud, 1990. Le projet
et l’effort d’une refonte de l’esthétique adornienne à partir de la
philosophie de Jürgen Habermas, et de la critique que ce dernier
développe à l’encontre de la conception adornienne de la ratio-
nalité et de l’histoire sont principalement dus aux travaux
d’Albrecht Wellmer. Le texte de référence est ici : « Wahrheit,
Schein, Versöhnung : Adornos ästhetische Rettung der Moder-
nität », Adorno-Konferenz, 1983, sous la direction de Ludwig von
Friedeburg et Jürgen Habermas, Francfort-sur-le-Main, 1983,
p. 138-176, texte traduit dans l’ouvrage de Rainer Rochlitz cité
ci-dessus ; voir, plus récemment, du même auteur, « Über Nega-
tivität und Autonomie der Kunst. Die Aktualität von Adornos
Ästhetik und blinde Flecken seiner Musikphilosophie », Dialektik
der Freiheit. Frankfurter Adorno-Konferenz 2003, Axel Honneth, éd.,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 237-278.

11
tout autant dans les approches de type synthétique de
l’esthétique que dans des études plus circonstanciées.
Outre qu’une telle accentuation contribue, de façon
délibérée ou non, à occulter d’autres textes qui pour-
raient s’avérer d’une importance égale, voire plus
grande, pour accéder à la pensée musicale d’Adorno,
elle véhicule surtout une vision de la musique ainsi
qu’une conceptualité philosophique qui n’ont rien de
neutre et dont on peut même se demander si elles ne
constituent pas un des grands malentendus de l’accueil
fait jusqu’à présent à Adorno. Au premier chef, il y a
l’idée selon laquelle Adorno serait le penseur par excel-
lence de la « nouvelle musique »2 : une quasi-unanimité
au sein des commentaires s’est nouée pour attribuer
à Adorno une approche qui s’organise électivement
autour des bouleversements formels, techniques et
expressifs qui surgissent en musique dans les premières
années du XXe siècle et dont l’œuvre de Schoenberg
serait le témoignage le plus manifeste et le plus exem-
plaire. C’est à ce titre que l’on reconnaît à Adorno, non
sans ambiguïté parfois, le privilège d’être le penseur du
XXe siècle en musique et discute ou commente, d’une
façon au demeurant fort diverse, son rapport soit à
l’« avant-garde »3, soit, de manière plus élargie, à la
« modernité en art »4. S’y ajoute un enjeu philosophique
que l’on ne doit pas minimiser. Car la focalisation sur
Philosophie de la nouvelle musique, avec une lecture qui
tend à se cristalliser unilatéralement sur la probléma-
tique de l’histoire et du progrès, et dans la considération
des concepts esthétiques qui sont jugés la porter – tel
celui de « matériau » qui a fait couler beaucoup
d’encre –, conduit souvent à délaisser la musique pour

2. Dans des registres très différents, on peut citer Heinz-


Klaus Metzger, « Das Altern der Philosophie der Neuen Musik »,
Musik wozu. Literatur zu Noten, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1980, p. 61-89 ; Raymond Court, Adorno et la nouvelle musique, Art
et modernité, Paris, Klincksieck, 1981 ; Jean-Paul Olive, Un son désen-
chanté, Musique et théorie critique, Paris, Klincksieck, 2008.
3. Par exemple Peter Bürger, « L’anti-avant-gardisme dans
l’esthétique d’Adorno », traduction Marc Jimenez, Revue d’esthé-
tique, no 8, 1985, p. 85-93 ; Jacques Rancière, Malaise dans l’esthé-
tique, Paris, Galilée, 2004.
4. Marc Jimenez, Adorno et la modernité, Vers une esthétique néga-
tive, Paris, Klincksieck, 1986 ; Marc Thibodeau, La Théorie esthé-
tique d’Adorno, une introduction, préface de Jean Grondin, Presses
Universitaires de Rennes, 2008.

12
finalement situer la discussion au niveau des seules
thèses philosophiques de Dialectique de la raison5. Enfin
avec Schoenberg, c’est l’argument de l’intellectualisme
et de l’élitisme d’Adorno que l’on retrouve de façon
récurrente, assorti de l’idée d’un indéfectible mépris
vis-à-vis de la musique vivante et populaire dont son
approche de l’industrie culturelle serait la meilleure
preuve. Mais est-il aussi certain que la compréhension
par Adorno du XXe siècle soit suspendue à l’ouvrage Phi-
losophie de la nouvelle musique et coïncide même avec les
problèmes musicaux qui ont été soulevés en cette
époque ?

II

La situation de la réception des écrits musicaux, telle


qu’elle se dessine dans ses orientations significatives et
dans ses limites, pourrait faire l’objet d’une réflexion à
part, soulevant la question plus générale de la position
de la pensée critique du théoricien de l’École de Franc-
fort dans le champ actuel de la philosophie. Il n’en reste
pas moins qu’un élément intrinsèque subsiste, lié à la
complexité objective d’une pensée qui s’est toujours

5. Cette tendance est très nette dans le contexte habermas-


sien de réception, Dialectique de la raison étant une des plaques
tournantes des attaques de J. Habermas contre la pensée de
T. W. Adorno : « La complicité entre mythe et lumières : Hork-
heimer et Adorno », Le discours philosophique de la modernité, tra-
duction Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris,
Gallimard, 1988, p. 128-156 – paru originalement comme « Die
Verschlingung von Mythos und Aufklärung : Bemerkungen zur
Dialektik der Aufklärung – nach einer erneuten Lektüre », Mythos
und Moderne, sous la direction de Karl-Heinz Bohrer, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1983, p. 405-431. Il faut toutefois souli-
gner que l’optique habermassienne n’épuise nullement, en Alle-
magne, la teneur des travaux sur Adorno et la musique : citons,
entre autres, les études réunies par Richard Klein et Claus-Steffen
Mahnkopf, Mit den Ohren denken. Adornos Philosophie der Musik,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1998 ; Martin Zenck, Kunst als
begriffslose Erkenntnis. Zum Kunstbegriff der ästhetischen Theorie
Theodor W. Adornos, Munich, Fink, 1977 ; Günter Seubold, Kreative
Zerstörung. Theodor W. Adornos musikphilosophisches Vermächtnis,
Bonn, DenkMal Verlag, 2003.

13
quelque peu méfiée du critère de la clarté6 et qui, dans
le domaine de la musique, s’est développée d’une façon
non univoque ni homogène, le corpus étant loin d’être
d’un seul bloc. Il faut à cet égard évoquer l’importance
assez considérable des écrits musicaux, rédigés une vie
durant ; souligner aussi l’effective hétérogénéité de ces
derniers, tant du point de vue de leur contenu que de
leur statut, certains ayant un tour volontiers analytique
et technique, d’autres revendiquant une visée plus direc-
tement sociologique7, d’autres encore n’étant pas si
éloignés que cela de l’exercice de la critique musicale.
Toutefois, la difficulté tient de façon principielle au
statut de la théorie qu’il convient de leur conférer, par-
tant de l’exigence qui a été formulée par Adorno d’un
nécessaire rapport entre art et philosophie. Dans quelle
mesure, et où, les écrits musicaux portent-ils une articu-
lation entre musique et philosophie ? Or, sur cette ques-
tion, on est renvoyé soit aux thèses fondamentales et
abstraites de Dialectique négative, soit à Théorie esthétique,
texte dont il faut dire, outre son inachèvement, qu’il
soulève bien davantage de questions relativement à
l’esthétique qu’il n’apporte de réponses définitives. Il
nous semble important de souligner beaucoup plus net-
tement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent que l’esthétique
philosophique a, pour Adorno, avant tout le statut d’un
problème. Le théoricien de l’École de Francfort n’a en
effet maintenu l’idée et l’exigence de l’esthétique qu’en
en repérant aussi le caractère paradoxal, contradictoire
et même à certains égards impossible8. Les quelques
pages de l’« Introduction première », extrêmement pré-
cieuses à ce sujet, sont le détour indispensable à qui veut
comprendre le projet philosophique adornien relatif à

6. Critère dont le caractère idéologique constitue l’enjeu du


débat entre la théorie critique et le rationalisme critique de Karl
Popper : cf. Theodor W. Adorno et al., De Vienne à Francfort, la
querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1979.
7. Conformément à l’idée d’une théorie critique, Adorno
n’envisage la sociologie que d’un point de vue dialectique et il
dénonce les penchants positivistes de cette branche du savoir.
8. Voilà pourquoi aussi le soupçon d’un devenir-esthétique
de la théorie chez Adorno nous semble mal fondé ; cf. Rüdiger
Bubner, « Kann Theorie ästhetisch werden ? Zum Hauptmotiv
der Philosophie Adornos », Materialien zur ästhetischen Theorie.
Adornos Konstruktion der Moderne, sous la direction de Burkhardt
Lindner et W. Martin Lüdke, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1979, p. 108-138.

14
l’art : Adorno y parle de la « misère de l’esthétique »9,
disant combien l’esthétique, toujours et nécessairement
liée à une conceptualité abstraite, se trouve en cela
intrinsèquement et foncièrement en inadéquation avec
les œuvres d’art, lesquelles, pour n’être pas exemptes
de pensée, se meuvent dans une dimension, celle du
sensible, qui résiste ou qui est rebelle à l’abstraction
conceptuelle ou philosophique. Avec l’esthétique, on
touche ainsi au problème qui est directement soulevé et
thématisé dans Dialectique négative : il faudrait que le
concept, qui identifie, puisse se tourner vers le non-
conceptuel ou le non-identique ; il faudrait, et tel est ce
qu’Adorno désigne comme « la charnière d’une dialec-
tique négative »10, « changer l’orientation de la concep-
tualité, la tourner vers le non-identique ».
Adorno, effectivement, ne résout pas ce problème
au plan de l’abstraction philosophique – puisqu’il est de
toute façon insoluble à ce niveau-là –, pas plus qu’il ne
conclut définitivement sur l’esthétique. Il suggère la pos-
sibilité d’une autre voie, celle précisément qui nous a
intéressée et a motivé notre enquête philosophique sur
les écrits musicaux. Car, dénonçant la valeur abstraite
et subsumante de l’esthétique philosophique, mais ne
voulant pas renoncer à toute pensée philosophique
pour l’art, bien au contraire, Adorno envisage l’idée
d’une théorie qui aurait pour « théâtre l’expérience de
l’objet esthétique »11. C’est donc en cette orientation,
indiquée dans l’« Introduction première », que s’est
exercé notre effort de lecture des écrits musicaux, dans
une perspective qui se justifiait d’autant plus qu’elle
nous paraissait en adéquation avec l’exigence, formulée
dans Dialectique négative, « de ne plus philosopher sur le
concret mais bien plutôt à partir de lui »12. Notre
démarche, pour ce qui est de la méthode, a ainsi consisté
à reprendre la question de la teneur philosophique des

9. TE, p. 437.
10. DN, p. 18 (introduction) ; l’idée d’une « esthétique néga-
tive », présente dans les commentaires, nous semble être un
malentendu : M. Jimenez, Adorno et la modernité ; Arno Münster,
Adorno, une introduction, « Il n’y a pas de vraie vie dans la vie
fausse », Paris, Hermann, 2008, chap. X, « Vers une esthétique
négative ? », p. 191-213 ; Christoph Menke, La souveraineté de l’art :
l’expérience esthétique après Adorno & Derrida, traduction Pierre
Rusch, Paris, Armand Colin,1993.
11. TE, p. 440.
12. DN, p. 33 (nous soulignons).

15
écrits musicaux, restée encore irrésolue, en suivant
l’hypothèse adornienne d’une articulation immanente
de la philosophie à la pensée des œuvres ; il s’est agi, en
d’autres termes, d’examiner les écrits musicaux à l’aune
de l’exigence philosophique du concret. Ce faisant,
nous renoncions aussi, à la différence de l’orientation
esthétique de réception des écrits musicaux, à prendre
pour point de départ une conceptualité immédiatement
assignable, déductible de la théorie esthétique ou même
de la philosophie fondamentale. Il fallait au contraire
dégager cette conceptualité des écrits musicaux eux-
mêmes, autrement dit construire la part philosophique
qu’ils devaient contenir en eux. Un des résultats impor-
tants de notre démarche, pensons-nous, est de montrer
que la catégorie de l’« épique », précisément à la jonc-
tion du musical et du philosophique, est celle qui porte
chez Adorno tout l’édifice d’une théorie tournée vers le
concret.
Cet objectif de type méthodologique n’aurait pu
aboutir si nous n’avions en même temps abordé les
écrits musicaux d’une tout autre façon qu’à partir de
Schoenberg. Le déplacement significatif, ici, est celui
qui nous a permis de reconnaître l’ouvrage sur Gustav
Mahler, publié en 1960, comme majeur et décisif pour
atteindre la matière philosophique des écrits musicaux.
Le livre sur Mahler doit être considéré, selon nous,
comme un livre de philosophie et non pas comme un
commentaire analytique qui serait de type musicolo-
gique ; il répond à la définition d’une théorie qui aurait
pour théâtre l’expérience de l’objet esthétique, celle
qu’Adorno appelait de ses vœux, et il relève en cela le
défi philosophique du concret. Délaissant toute men-
tion méthodologique préliminaire et abstraite, ce livre
se présente comme l’effectuation d’un contenu qui n’est
plus séparable de la forme ; en lui, le mouvement du
concept coïncide avec celui de la musique. La monogra-
phie consacrée à Mahler est le grand ouvrage de la matu-
rité philosophique d’Adorno en matière de musique ; si
cet ouvrage appartient à l’époque tardive qui voit la mise
en route de la rédaction de Théorie esthétique et de Dia-
lectique négative, il se signale aussi par une perfection for-
melle qui n’a aucun équivalent dans l’ensemble des
écrits musicaux d’Adorno. Comme l’observe à juste titre
Jean-Louis Leleu dans sa présentation à la traduction
française, il s’agit vraiment d’un livre, comportant
une unité intrinsèque et composé de part en part. Le

16
contenu s’est délesté de ce côté vindicatif qui nuit sou-
vent à son auteur, et atteste d’une profonde et lointaine
maturation musicale et réflexive. Mais focaliser le pro-
jecteur sur la monographie consacrée à Mahler, en
acceptant de façon tout au moins provisoire de sus-
pendre les considérations liées à Arnold Schoenberg,
avait aussi pour conséquence la découverte d’un champ
de concepts et de problèmes ignoré des commentaires.
Il a fallu accepter que la conceptualité qui semblait de
mise pour aborder la philosophie de la musique
d’Adorno, tels les concepts de « forme », de « matériau »
ou encore de « contenu de vérité »13 – dont la présence
peut sembler trouver une légitimité de Théorie esthétique
–, que cette conceptualité était pourtant loin d’épuiser
la teneur philosophique des textes ; et, en ce qui
concerne le livre sur Mahler, se posait plutôt à cet
endroit une énigme, celle relative au temps. Pourquoi
Adorno introduit-il, pour qualifier la temporalité de la
musique de Mahler, la « durée » ? Et que signifie, dans
l’économie de son approche, cette référence non dissi-
mulée à la philosophie française d’Henri Bergson ?
Certes, cette référence pouvait à première vue sembler
ténue, mais, sachant que le détail n’est justement pas
anodin chez Adorno, fidèle à cet égard aux ensei-
gnements de la psychanalyse freudienne, l’ambition
d’une lecture philosophique du livre sur Mahler exi-
geait de nous confronter à ce questionnement, dans une
perspective particulièrement attentive à son chapitre IV,
« Roman ». Dans ce chapitre, la référence à la concep-
tion bergsonienne du temps comme durée est notoire,
mais plus encore la reprise qu’en fait Adorno dans une
problématique qui est celle du roman, de la narration
et, plus généralement, de l’épique : c’est la jonction
entre le temps et l’épique qui signe le sens philoso-
phique de la pensée musicale que développe Adorno
pour Mahler. Ce chapitre IV constitue le foyer de notre
réflexion et la matière qui a été déployée tout au long
de notre étude, laquelle, n’étant pas un commentaire
exhaustif de la monographie, se présente comme l’effort

13. Ce sont ceux que nous mobilisons encore dans notre


précédent ouvrage Adorno, la vérité de la musique moderne, Presses
Universitaires du Septentrion, 1999 ; ce livre est une étape en ce
que nous y attirons l’attention sur la nécessité qu’il y a à inter-
roger la pensée musicale d’Adorno en la désenclavant de la seule
problématique liée à l’histoire comme progrès.

17
d’une élucidation de type philosophique : comprendre
ce que pouvait signifier, du côté d’Adorno, l’affinité de
la symphonie « épique » mahlérienne avec le temps
« durée ». La démarche de notre réflexion a consisté à
creuser jusqu’au bout, et dans ses implications musicales
et philosophiques, cette problématique de l’épique et
du temps, tangible dans le livre sur Mahler, mais s’avé-
rant avoir des implications beaucoup plus larges et
rejaillir en réalité sur l’ensemble de la pensée musicale
d’Adorno, ainsi que sur la question de l’art au XXe siècle.
Cette problématique est étudiée dans une triple direc-
tion, et selon un mouvement de réflexion qui est à la
fois d’approfondissement et d’élargissement : resserrée
au livre sur Mahler, elle trouve son ampleur dans la rela-
tion qui se construit à d’autres écrits musicaux, pour
finalement toucher et rencontrer le point où musique
et philosophie peuvent être conjointement interrogées.

III

Ainsi dans les chapitres I, III et une partie du cha-


pitre IV de notre étude, nous construisons la teneur
philosophique du livre sur Mahler en montrant que la
catégorie de l’« épique » organise une constellation
conceptuelle, faite de couples et d’oppositions, qui
s’articule à un champ philosophique tout à fait repé-
rable. L’« épique », dans ses rapports au « roman », à la
« narration » et au « conte », relève en effet d’un héri-
tage philosophique qu’il faut faire partir de La théorie du
roman de Georg Lukács et prolonger jusqu’à la reprise
critique qu’en propose Walter Benjamin dans son texte
Le narrateur, avec en arrière-fond l’opposition entre le
« conte » et le « mythe » qui était déjà celle d’Ernst
Bloch dans Héritage de ce temps. L’« épique », loin d’être
une notion monolithique et close, assigne au livre sur
Mahler d’être au contraire ouvert sur un passé philoso-
phique qu’il prolonge et retravaille au bénéfice d’une
pensée de la musique. Il vaut la peine d’insister un peu
sur le sens et les enjeux d’une telle filiation, tant subsis-
tent et circulent des idées confuses sur l’appartenance
philosophique d’Adorno qu’on rejette soit du côté de
la dialectique de Hegel, soit directement dans le
marxisme, à moins qu’on n’en fasse le concurrent mal-

18
heureux de Walter Benjamin. La prégnance de la
conceptualité de l’« épique » ainsi que les modalités de
son élaboration attestent que la pensée musicale
d’Adorno trouve sa source philosophique dans un héri-
tage dont aucun commentaire n’a jusqu’à présent pris
la mesure. Le rapport épopée/roman rattache la mono-
graphie sur Mahler à la pensée du jeune Lukács pré-
marxiste, avec, en arrière-plan, le contexte des philo-
sophies de la vie du début du XXe siècle en Allemagne
et en France, Bergson compris. C’est ce même et seul
contexte qui justifie la mention faite à la « durée » et
permet de situer philosophiquement le livre sur Mahler,
comme nous avons voulu l’indiquer en ouvrant notre
étude avec La théorie du roman. Quant au rapport
épopée/narration, il pointe manifestement en direction
de Walter Benjamin, mais dans le cadre d’une filiation
qui signale avant tout un type de problèmes qu’il faut
prendre soin d’emblée de bien distinguer de toutes les
approches plus récentes liées au « récit »14 et à la « nar-
rativité »15, qui sont développées dans des perspectives
diégétique, herméneutique ou encore sémiologique.
Avec Georg Lukács et Walter Benjamin, l’interrogation
porte sur le caractère historique de l’expérience et sur
le statut de la mémoire.
Dans les chapitres II et V, nous reconstruisons une
généalogie qui contribue à justifier de façon rétrospec-
tive l’importance que nous accordions au livre sur
Mahler. C’est à tort en effet qu’on voudrait faire de ce
livre une sorte d’îlot, portant, certes, une conceptualité
intéressante et à certains égards assez étonnante, mais de
peu de conséquences sur la perception plus générale
qu’on peut avoir de la pensée musicale d’Adorno. Car
l’attention exercée vis-à-vis de l’« épique » n’est pas sans
répercussion de lecture sur les autres écrits musicaux, si
l’on tient compte du couple épique/dramatique qui
structure l’approche par Adorno de la symphonie
mahlérienne. En effet, ce rapport conceptuel fait signe
en direction d’autres écrits musicaux, et non des
moindres : les notes sur Ludwig van Beethoven, compo-
siteur auquel Adorno voulait consacrer un livre dans des

14. On pense naturellement aux réflexions de Paul Ricœur


dans la trilogie de Temps et récit.
15. Pour une approche des travaux sur la narrativité en musi-
cologie, on peut consulter le collectif sous la direction de Márta
Grabócz, Sens et signification en musique, Paris, Hermann, 2007.

19
efforts qui n’ont pas abouti ; mais l’Essai sur Wagner éga-
lement, dans lequel la question du drame est centrale. Le
livre sur Mahler doit donc être appréhendé dans le pro-
longement des réflexions qu’Adorno, déjà à la fin des
années trente, poursuivait sur la musique : avec la sym-
phonie beethovénienne d’un côté, le drame wagnérien
de l’autre. Il y a là tout un pan de l’interrogation
d’Adorno sur la musique qui, de façon dommageable, a
été occulté par la crispation des commentaires sur le
texte consacré à Arnold Schoenberg publié dans Philoso-
phie de la nouvelle musique. Déjà dans les notes sur Beet-
hoven, la question du temps était posée. Et il convient de
reconnaître qu’en la constellation formée par ce livre
resté inachevé, l’Essai sur Wagner, et en un point culmi-
nant la monographie sur Mahler, la problématisation
que fait Adorno de la musique a peu de chose à voir avec
les seules considérations qu’on lui impute en général sur
l’avant-garde et sur sa face inversée que représenterait le
versant de l’industrie culturelle, partant d’une lecture
trop partiale de Philosophie de la nouvelle musique, son rap-
port à Dialectique de la raison inclus. Le livre sur Mahler,
qui prolonge des préoccupations relatives à la musique
déjà présentes dans la période de l’immédiat avant-
guerre, atteste chez Adorno de la continuité et de la
profondeur d’un questionnement qui s’enracine bien
davantage dans les approches liées à Ludwig van Beet-
hoven et à Richard Wagner qu’à Arnold Schoenberg.
Le chapitre IV de notre livre se donne ainsi pour
objectif de revenir sur la constellation philosophico-
musicale entourant la guerre, celle des années quarante,
pour interroger à nouveaux frais Philosophie de la nouvelle
musique, et il est central en raison de ses retombées tant
musicales que philosophiques. Ici, toujours, c’est la ques-
tion du temps qui a été le fil directeur et s’est avérée une
fois de plus décisive. Relativisant la prétendue dicho-
tomie interne qui partagerait Philosophie de la nouvelle
musique entre Schoenberg et Stravinsky, entre le progrès
et la restauration, l’orientation de notre démarche a
consisté à examiner et à interroger une autre opposition
repérable sous réserve d’une vision plus élargie des écrits
musicaux : celle introduite par Adorno entre le temps-
espace et le temps-durée, explicite dans le texte sur Igor
Stravinsky, mais non sans répercussion sur un possible
lien avec le texte plus tardif consacré à Gustav Mahler.
L’idée a donc été de poursuivre l’exploration du motif
bergsonien, lequel, dans Philosophie de la nouvelle musique,

20
impliquait non seulement la question de l’espace, mais
encore était porteur d’une visée évaluative plus générale.
Nous montrons, dans ce chapitre IV, que l’opposition
structurante de la pensée musicale d’Adorno n’est pas,
comme on le dit en général, celle entre Schoenberg et
Stravinsky immédiatement déductible de Philosophie de la
nouvelle musique, mais s’organise à partir de l’antithèse
entre Stravinsky et Mahler. Un tel déplacement n’eût pas
été possible indépendamment de l’enquête que nous
avons menée sur l’espace, paramètre peu commode pour
aborder une pensée de la musique et dont il fallait
prendre la mesure pour celle d’Adorno. Mais nous par-
venions aussi à ce point, décisif pour la question des
rapports entre musique et philosophie, où l’articulation
interne de la pensée musicale d’Adorno est réinterrogée
dans son rapport à la philosophie de l’histoire. Car avec
Philosophie de la nouvelle musique, c’est aussi à Dialectique de
la raison que nous avions forcément à faire. Abordant la
conception adornienne du « progrès », nous soulignons
pour notre part le caractère central du rapport à la nature
et de la mimèsis, envisagée dans ce contexte comme un
motif d’ordre historique et anthropologique. Avec Dialec-
tique de la raison, nous mettons donc l’accentuation sur le
rapport entre mythe et histoire pour rejoindre la constel-
lation philosophico-musicale qui lui répond, à savoir jus-
tement celle de l’épique. Le rapport entre mythe et
épopée, aussi structurant qu’il soit des écrits musicaux,
ne l’est pas moins de Dialectique de la raison, forgeant ainsi
le lien philosophique à partir duquel la monographie sur
Mahler doit être à son tour resituée par rapport à
l’ensemble de la pensée philosophique d’Adorno.

IV

Notre étude n’embrasse pas l’ensemble des écrits


musicaux, pas plus que les multiples considérations
d’Adorno sur la musique. Sa prétention, qui n’est pas
celle de l’exhaustivité, se présente davantage comme
une réflexion sur la nature des questions qu’il convient
d’adresser à la pensée musicale d’Adorno, dont on ne
peut nier qu’elle reste encore sujette à beaucoup de
préjugés, sans parler de son importance au niveau philo-
sophique général. La tentative d’une saisie systématique

21
de son unité n’est pas plus satisfaisante que le point
de vue fragmentaire qui juxtapose, dissout les liens,
estompe les cohérences ou les oppositions et finalement
contribue à en dissiper la teneur critique et évaluative.
Partant de la question philosophique du temps et de la
monographie sur Mahler, nous contribuons à construire
des lignes de continuité et de partage qui donnent à
voir et à penser une constellation articulée autour de
problèmes et de catégories philosophiques qui n’ont
jusqu’à présent fait l’objet d’aucune considération. Mais
les conséquences en rejaillissent directement sur la
valeur critique qu’il faut accorder à la pensée musicale
d’Adorno. Celle-ci s’est vu écarteler entre une approche
jugée aporétique de l’avant-garde et la mise en œuvre
de déterminations caricaturales sur l’industrie cultu-
relle, à tel point qu’aujourd’hui Adorno est littérale-
ment évacué des approches esthétiques qui revendi-
quent une pensée du populaire. Or, il est manifeste que
l’on méconnaît la place que le philosophe de l’École de
Francfort réserve à cette question dans l’économie de
sa pensée, à force de lui imputer un clivage trop peu
dialectique entre le grand art et la culture de masse,
entre une vision élitiste de l’art, d’un côté, et, de l’autre,
un jugement néfaste sur la production artistique sou-
mise aux lois du marché16. Outre que la question du
populaire traverse de part en part les écrits musicaux
consacrés à la prétendue grande musique, au premier
chef pour Gustav Mahler et Richard Wagner, et ne sau-
rait se confiner à l’analyse de l’industrie culturelle, il
faut à nouveau ici se poser la question de l’ancrage phi-
losophique à partir duquel Adorno élabore sa pensée
musicale dans une perspective critique. La réponse, qui
est celle du marxisme, souvent donnée de loin, manque
d’adéquation en ce qu’elle occulte le travail de distance
et d’écart qu’Adorno ne cesse d’effectuer vis-à-vis de
l’esthétique marxiste orthodoxe, représentée à son

16. C’est le cas de Richard Shusterman, L’art à l’état vif, la


pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, traduit de l’américain par
Christine Noille, Paris, Éd. de Minuit, 1991 ; Les arts de masse en
question, sous la direction de Jean-Pierre Cometti, Bruxelles, La
lettre volée, 2007 ; pour l’essentiel, cet horizon d’inspiration
anglo-saxonne n’est pas abandonné dans des travaux comme :
Lydia Goehr, « Doppelbewegung. Die musikalische Bewegung
der Philosophie und die philosophische Bewegung der Musik »,
Dialektik der Freiheit. Frankfurter Adorno-Konferenz 2003, sous la direc-
tion d’Axel Honneth, Francfort-sur-le-Main, 2005, p. 279-317.

22
époque par le Lukács de la maturité, auquel il oppose
justement le jeune Lukács prémarxiste, mais également
portée par le dramaturge Bertolt Brecht. Nous repre-
nons explicitement ce point, dans le chapitre VI de notre
étude, en situant la catégorie adornienne et musicale de
l’épique par rapport au contexte esthétique qui est celui
du théâtre épique et, derrière lui, de la pensée du der-
nier Walter Benjamin.
La question du temps n’est pas un thème parmi
d’autres de la pensée musicale d’Adorno, mais ce à partir
de quoi l’esthétique s’écarte de façon la plus significative
des seuls critères de la forme et de la technique, jugés
insuffisants pour comprendre la nature des mutations de
l’art au XXe siècle. Avec Mahler, Adorno déplace son
interrogation sur un autre terrain, celui de l’expression,
dans une perspective qui a rompu avec l’unique considé-
ration de la forme, et aussi avec la détermination roman-
tique de l’expression : la catégorie du « geste », envi-
sagée dans son rapport à l’élément mimétique, est celle
à travers laquelle il problématise tout au long de sa
pensée de la musique, et selon un point culminant dans
la monographie sur Mahler, l’expérience musicale. Aussi
le schème romantique, qu’on a voulu parfois lui accoler
en réponse aux contradictions que l’on voyait poindre
chez lui vis-à-vis de l’avant-garde, manque-t-il lui aussi de
pertinence. À supposer que romantisme il y ait chez
Adorno, c’est en un sens qui n’a plus rien à voir avec
ladite période musicale qui lui correspondrait : le rap-
port au romantisme est à chercher et à élaborer du côté
de la catégorie du roman qui sous-tend la réflexion sur le
temps. Celle-ci, avec l’épique, s’organise avant tout
autour de la mémoire et du souvenir.
Il s’agissait, à l’origine de toutes ces réflexions, de
pouvoir prendre contact au sein de la pensée de la
musique d’Adorno avec ce qui échappe aux seules postu-
lations philosophiques et aux enjeux idéologiques qui
lui sont liés. La question du temps et de l’épique ne peut
plus seulement être celle d’une philosophie qui sur-
plomberait la musique. Ni négativité, ni nostalgie, ni sen-
timent non plus, « l’archaïque tristesse de la musique »
par laquelle nous concluons notre étude désigne la
nécessaire irréductibilité de l’expérience, celle que
rejoint la couche la plus profonde de la philosophie de
la musique d’Adorno, celle aussi qui nous aide à com-
prendre la situation humaine de l’art au XXe siècle.

23
I
LE PRÉCÉDENT DU JEUNE LUKÁCS :
ROMAN ET DURÉE

Dans le chapitre « Roman » du livre sur Mahler,


Adorno qualifie le temps mahlérien en introduisant la
durée – « sa musique épouse la durée »1. Cette détermi-
nation, loin d’être fortuite, déplace l’approche musicale
sur le terrain de la philosophie. La notion de roman,
sollicitée pour Mahler, pourrait suggérer l’idée d’une
correspondance entre la musique et la littérature. Elle
pourrait aussi être interprétée dans la perspective de la
musique à programme, Mahler s’y prêtant particulière-
ment au vu des nombreux travaux musicologiques qui lui
sont consacrés. Mais outre qu’Adorno écarte d’emblée ce
type d’orientation interprétative, un certain nombre
d’éléments dans le chapitre suggèrent une autre voie. Il y
a, tout d’abord, la notion de l’« épique »2 qui côtoie direc-
tement celle du roman. Mais s’y trouve également la pro-
blématique de la totalité, centrale pour penser la compo-
sition mahlérienne, et qui converge avec le temps comme
durée : Adorno, au contraire de certains commentateurs,
refuse d’envisager la forme musicale mahlérienne à
partir d’une logique du montage.
La constellation qui se dessine entre le roman,
l’épique, la totalité n’a rien d’anodin en ce qu’elle
signale le champ philosophique auquel Adorno se rat-
tache, en l’occurrence La théorie du roman de Georg
Lukács. Aussi convient-il, afin de comprendre le statut

1. M, p. 113.
2. M, p. 98.

25
de la « durée » dans le livre sur Mahler et son lien intrin-
sèque avec la catégorie du roman, de préciser tout
d’abord les aspects qui relient la problématique
d’Adorno à celle de son prédécesseur.

L E ROMAN : L’ÉPOPÉE DES TEMPS MODERNES

Il peut sembler étrange de vouloir construire un lien


entre la philosophie musicale d’Adorno et le jeune
Lukács. En 1958, à l’époque de la rédaction de l’ouvrage
sur Mahler, Adorno marque de farouches distances vis-
à-vis de son contemporain en publiant un article polé-
mique, « Une réconciliation extorquée »3, contre La
signification du réalisme critique. L’opposition est esthé-
tique, philosophique et politique. Au plan artistique,
Adorno reproche à Lukács ses positions anti-avant-gar-
distes qui renvoient à la controverse sur l’expression-
nisme4 ; au plan conceptuel, il déconstruit la notion du
réalisme critique en son inaptitude à rendre compte de
la séparation entre l’art et la réalité ; enfin, il n’adhère
pas à l’engagement de Lukács auprès du communisme.
Adversaire du Lukács de la maturité, Adorno n’en
reconnaît pas moins un intérêt manifeste pour le jeune
Lukács, celui d’avant la conversion au marxisme, et il
fait un éloge particulier de La théorie du roman : « La
théorie du roman, surtout, par la profondeur et la vigueur
de sa conception comme par la densité de l’intensité de
la présentation, extraordinaires pour l’époque, a
constitué un critère de l’esthétique philosophique qui
n’a pas encore été oublié5. » La théorie du roman, à cette

3. NL, p. 171-199.
4. La controverse sur l’expressionnisme naît en 1938 à l’occa-
sion de la publication d’un texte d’Ernst Bloch dans la revue Das
Wort et oppose Bloch et Lukács. Mais le débat entraîne d’autres
intellectuels et artistes, dont Bertolt Brecht et Hanns Eisler, et se
prolonge à travers la question du réalisme qui, dans les années
cinquante et soixante, est débattue au sein des courants marxistes
et oppose Lukács et Brecht. Sur ces questions, on peut consulter
le texte de Fred Fischbach, Lukács, Bloch, Eisler, Contribution à l’his-
toire d’une controverse, Villeneuve d’Ascq, PUL, 1969 ; et celui de
Werner Mittenzwei, « Marxismus und Realismus, die Brecht-
Lukács-Debatte », Das Argument, mars 1968, p. 12-43.
5. NL, p. 171.

26
époque, est un texte désavoué par son auteur, et il faut
attendre sa réédition en 1962 pour qu’il soit partielle-
ment réhabilité. Toutes ces données expliquent certai-
nement qu’Adorno ne signale pas explicitement, dans
le livre sur Mahler, la référence à La théorie du roman ; il
ne s’arrête que sur un aspect circonscrit, bien que cen-
tral, du livre, la relation au temps. Mais il est significatif
qu’il se tourne alors vers des écrits de Lukács à contre-
courant du théoricien marxiste de l’époque. Certains
interprètes ont tenté de voir dans cette première
période de Lukács une anticipation des positions
marxistes ultérieures. En France, notamment, Lucien
Goldmann6 reconnaît chez le théoricien du roman les
linéaments de la thèse marxiste du reflet entre infra-
structure et superstructure. Mais La théorie du roman
appartient encore à une époque où la pensée de Lukács
gravite autour de la philosophie de la vie très présente
à Heidelberg, dans le sillage de Georg Simmel et de
Wilhelm Dilthey, et il convient de constater qu’aucune
détermination de type directement économique ne s’y
trouve pour penser la littérature. Il semblerait à ce titre
légitime de penser qu’Adorno, au contraire, accorde à
cet ouvrage le privilège d’élaborer une conception de
la réification, en art, non encore directement marquée
par la catégorie économique marxiste du fétichisme.
La théorie du roman est une approche historico-phi-
losophique des genres, et non pas une théorie de la
littérature. Dans le prolongement du romantisme de
Friedrich Schlegel7 et dans une relation manifeste à
Hegel8, Lukács situe le roman dans le cadre d’une caté-
gorisation triangulaire qui comprend l’épique, le lyrique
et le dramatique. Le roman, qui est le genre par excel-
lence des temps modernes, est pensé comme la trans-
formation d’un type, l’épopée, qui appartient au temps
des Grecs. La conception que Lukács se fait des Grecs,

6. Lucien Goldmann, « Introduction aux premiers écrits de


Georg Lukács », in Georg Lukács, La théorie du roman, traduit par
Jean Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, p. 156-190 ; on peut se
référer aussi à l’ouvrage général de Lucien Goldmann, Pour une
sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.
7. Peter Szondi, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, tra-
duction dirigée par Jean Bollack, Paris, Gallimard, Tel, 1975,
p. 102-103 ; p. 122-126.
8. Dans sa préface de 1962, Georg Lukács insiste sur le fait
qu’il voulait opérer à l’époque un retour à Hegel contre le néo-
kantisme dominant.

27
l’époque d’un âge d’or qui ne connaît aucune déchi-
rure, relève d’une projection mythique présente chez
de nombreux théoriciens et philosophes allemands
depuis la fin du XVIIIe siècle, comme chez Schiller avec
l’idée du naïf. La formulation philosophique que Lukács
donne de ce temps de l’épopée – qui est en réalité hors
temps, c’est un « lieu transcendantal » – est d’ordre
esthétique et éthique. À la différence du drame tragique
qui enfermerait le héros dans la solitude de son destin,
l’épopée confronterait l’homme au monde. Ce monde
initial de l’épopée, qui est celui de la réconciliation, ne
connaît ni l’extériorité ni l’action adverse, pas plus que
le temps : c’est un monde clos qui ignore la scission
entre l’action et son but, entre l’âme et le réel, entre
l’intériorité et l’extériorité. Il y a un achèvement, et une
perfection en acte, du monde de l’épopée, que Lukács
indique en rapportant ce dernier à la totalité, c’est-à-dire
à une « immanence du sens à la vie ». Or c’est précisé-
ment cette plénitude que le roman aurait perdue en
raison de son appartenance intrinsèque à l’époque
moderne : « Entre l’épopée et le roman – les deux objec-
tivations de la grande littérature épique – la différence
ne tient pas aux dispositions intérieures de l’écrivain,
mais aux données historico-philosophiques qui s’impo-
sent à sa création. Le roman est l’épopée d’un temps
où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de
manière immédiate, d’un temps pour lequel l’imma-
nence du sens à la vie est devenue problème mais qui,
néanmoins, n’a cessé de viser à la totalité9. »
L’approche de Lukács n’introduit aucune chrono-
logie explicite susceptible de préciser d’un point de vue
historique l’idée de la modernité. Celle-ci est définie au
plan philosophique, en une manière hégélienne,
comme le stade de la scission et de la déchirure par
rapport à l’époque de la réconciliation que représente-
rait l’épopée. Le roman est caractérisé par la scission
entre l’action et son but, par la déchirure entre l’inté-
riorité de l’âme et l’extériorité, et surtout par une quête
insatiable qui jetterait l’homme dans un monde ouvert ;
d’un point de vue éthique, cet écart apparaît consubs-
tantiel à la relation qui lie l’homme au monde à travers
l’action. Mais le roman, dans son appartenance au genre
de l’épopée, contient aussi de façon intrinsèque un rap-

9. G. Lukács, La théorie du roman, p. 49.

28
port à la réconciliation. Si l’immanence du sens à la vie
est irrémédiablement perdue, le sens de la vie reste tou-
tefois l’horizon de l’action humaine dans le roman : le
sens épique du roman, pour Lukács, relève d’un rapport
paradoxal à la totalité.
En cette période de jeunesse, c’est encore une problé-
matique existentielle qui domine les considérations de
Lukács sur l’histoire ; la modernité est envisagée comme
l’époque de la parfaite culpabilité, et Lukács est encore
très proche des catégories qu’il utilisait dans L’âme et les
formes. Son approche a des accents kierkegaardiens : c’est
au nom d’une vie authentique que la vie sociale est éva-
luée et condamnée, sans aspiration aucune à une trans-
formation concrète. Dans la préface de 1962, Lukács rap-
pelle le contexte d’horreur et de désespoir, celui du
début de la Première Guerre mondiale, qui a vu naître
l’ouvrage, lequel doit être situé dans une perspective uto-
pique. Et c’est ainsi qu’Adorno l’envisage en effet,
comme en atteste un texte10 consacré à Ernst Bloch dans
lequel est affirmée sur ce point la convergence entre La
théorie du roman et L’esprit de l’utopie. Initialement
d’ailleurs, La théorie du roman devait être l’introduction
d’un projet plus vaste et à visée utopique sur Dostoïevski.

L A DURÉE, ÉLÉMENT VITAL DU ROMAN

Dans la préface de 1962 pour la réédition de La


théorie du roman, Lukács émet un jugement sévère sur
beaucoup d’aspects du livre qui lui semblent, avec le
recul, insuffisants, voire faux. Mais il reconnaît aussi
avoir formulé à l’époque une idée féconde, à savoir la
fonction constitutive du temps dans le roman, à une
époque où, en Allemagne, on ne connaissait pas encore
Marcel Proust et où les grands romans que sont Ulysse
de James Joyce et La Montagne magique de Thomas Mann
n’avaient pas encore vu le jour. « Toujours est-il que
nous avons formulé sans équivoque – sur la base de la
durée bergsonienne – la nouvelle fonction du temps
dans le roman »11 ; Bergson était, à cette époque, en

10. NL, p. 387.


11. G. Lukács, La théorie du roman, p. 9.

29
grande vogue en Allemagne12. Pour comprendre la fonc-
tion du temps, chez Lukács, il est utile de distinguer
deux niveaux d’approche : un premier qui relève de la
problématique générale du roman et un second, plus
spécifique, qui introduit la conception bergsonienne du
temps en relation avec L’Éducation sentimentale au sein
du chapitre « Le romantisme de la désillusion ».
Le roman s’oppose à l’épopée comme le temps à
l’éternité. Le roman, à la différence de l’épopée, expose
ses héros à un monde ouvert, et il a, pour cette raison,
une affinité consubstantielle avec le temps. Le roman,
dans son rapport au temps, qui est celui de l’aventure,
se distingue de l’épopée qui représenterait la « patrie
transcendantale », quant à elle hors temps. Cette affinité
du roman avec le temps est aussi celle de la découverte
moderne de la finitude et de la mort. Le roman est,
pour Lukács, le seul genre à connaître ce rapport consti-
tutif au temps : il se distingue de l’épopée qui ne connaît
pas encore le devenir lié au temps, mais également du
drame qui repose sur un temps destinal et finalisé.
Lukács, à ce propos, introduit pour la première fois la
durée bergsonienne, dont la valeur tient à son rapport
au temps réel de l’expérience vécue : « C’est pourquoi
le roman, qui est la seule forme correspondant à
l’errance transcendantale de l’idée, est aussi la seule
forme qui, parmi ses principes constituants, fasse place
au temps réel, à la durée bergsonienne [...]. Sans doute
l’épopée semble connaître la durée ; qu’on songe aux
dix années de l’Iliade et aux dix années de l’Odyssée, mais
pas plus que dans le drame, ce temps n’a de véritable
réalité, d’effective durée ; il ne touche ni les hommes ni
les destins ; il ne possède aucune mobilité propre et sa
seule fonction est d’exprimer de façon frappante la
grandeur d’une entreprise ou d’une tension [...]. Vieil-
lissement et mort, ce douloureux savoir qui s’impose à
toute vie, les personnages de l’épopée le possèdent, sans
doute, mais à titre de savoir ; leur expérience vécue et
le mode de cette expérience présentent la bienheureuse
intemporalité qui caractérise l’univers des Dieux13. »
Cette première signification du temps, il vaut la peine
de le noter, est réintroduite par Walter Benjamin dans
Le narrateur avec la référence faite au roman comme

12. Nous reprenons cette question au chapitre IV, parag. 5 :


« La fin du bergsonisme musical ».
13. G. Lukács, La théorie du roman, p. 119-120.

30
« forme du déracinement transcendantal »14 – sans que
mention soit faite à Bergson, au contraire de ce qui se
passe chez Lukács. Existe toutefois dans La théorie du
roman un autre usage de la durée, sensiblement diffé-
rent en ce qu’il vise à thématiser directement la dimen-
sion épique du roman, celle qui organise la réconcilia-
tion et la totalité.
Le chapitre « Le romantisme de la désillusion »
appartient à la typologie qui est établie, dans la
deuxième partie du livre, à partir d’un principe que
Lukács reconnaît rétrospectivement comme fragile et
peu pertinent. Prenant pour fil directeur le rapport de
l’âme au monde, par définition inharmonieux ou ina-
déquat, il adopte une classification binaire : dans le cas
de l’« idéalisme abstrait », avec Don Quichotte, l’âme
serait plus étroite que ce que le monde pourrait lui offrir
pour se réaliser ; dans le deuxième cas, celui du
« romantisme de la désillusion », elle serait au contraire
plus large. En troisième place, Lukács situe Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister comme la tentative de
synthèse de ces deux moments. Le romantisme de la
désillusion définit un rapport mutilé au monde : l’âme,
coupée d’un substrat extérieur qui pourrait s’avérer
substantiel, tend à se replier sur elle et à s’atrophier
dans une position solipsiste qui la condamne. Lukács
insiste sur le fait que les conditions d’une telle existence
ne tiennent pas à des motifs psychologiques qui met-
traient en péril le roman, mais à la configuration histo-
rique et sociale. L’objectivité à laquelle est confronté le
sujet ne serait plus vivante, mais au contraire réifiée,
inhibant et empêchant toute action dispensatrice de
bonheur. Lukács ne propose aucune interprétation de
type économique des relations humaines et sollicite ici
un registre encore hégélien en introduisant l’idée de la

14. Walter Benjamin, « Le conteur », Œuvres III, traduction


Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gal-
limard, 2000, p. 136 : « Le temps, dès lors, ne peut devenir consti-
tutif qu’à partir du moment où toute liaison avec la patrie trans-
cendantale est rompue [...] dans le roman, sens et vie se séparent
et, avec eux, essence et temporalité ; on pourrait presque dire
qu’en ce qu’elle a de plus intime, toute l’action du roman n’est
qu’un combat contre les puissances du temps. » Nous préférons
désormais rendre le titre « Der Erzähler » par la tournure fran-
çaise « Le narrateur », dans la mesure où la distinction entre le
conte et la narration est structurante de notre approche, notam-
ment à partir de notre chapitre III.

31
« seconde nature »15. L’idée de la seconde nature
désigne le monde social comme celui de la convention,
incapable de permettre la réalisation des aspirations du
sujet. Le monde objectif, celui de la convention, serait
porteur d’un sens devenu étranger à l’âme voulant vivre
et agir : le présent de l’âme, souffrant, solipsiste, serait
voué ainsi en principe à la destruction. C’est dans ce
contexte général, celui du romantisme de la désillusion,
que Lukács précise la position singulière du roman de
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale. Elle tiendrait
au fait que Flaubert, à travers son roman, parviendrait
malgré tout à renouer avec la totalité épique ; et dans
le miracle de la durée.
L’argumentation de Lukács ne repose pas sur une
analyse littéraire précise, et la référence à L’Éducation
sentimentale est des plus allusives. Il faut voir dans l’intro-
duction de la durée une réponse générale à la problé-
matique de l’épopée et du roman plutôt qu’une thèse
étayée sur les déterminations concrètes de l’œuvre de
Flaubert. La durée, ici, n’est plus seulement pensée en
relation avec la rupture de « toute liaison avec la patrie
transcendantale »16, mais trouve son sens dans le cadre
de la réification de la vie humaine dont traite le chapitre
sur le romantisme de la désillusion. La durée s’oppose-
rait ainsi à la dimension destructrice du temps envisagé
comme « principe de dépravation »17 et permettrait sur-
tout de surmonter l’isolement et le solipsisme de la vie
humaine ainsi que la fragmentation des rapports
sociaux :

La vie de Frédéric Moreau est tout aussi inconsistante


que le monde qui l’entoure ; ni dans l’ordre du lyrisme
ni sur le plan de la contestation son intériorité ne pos-
sède de puissance pathétique capable de faire
contrepoids à cette inanité. Et ce livre pourtant, le plus
typique de son siècle en ce qui concerne la probléma-

15. G. Lukács, La théorie du roman, p. 110 : « Le monde exté-


rieur qui entre en contact avec cette intériorité, se conformant à
la relation qui relie ces deux éléments, ne peut être que totale-
ment atomisé ou amorphe et, en tous les cas, dénué de sens. C’est
un monde où la convention règne en maîtresse, c’est l’incarna-
tion même du concept de seconde nature, un ensemble de règles
et de lois étrangères à toute signification au sein desquelles on
ne saurait trouver aucune relation avec l’âme » ; cf. aussi p. 57-58.
16. Ibid., p. 120.
17. Ibid., p. 121.

32
tique du roman, est le seul qui, avec son contenu déso-
lant que rien ne vient édulcorer, ait atteint la véritable
objectivité épique et, grâce à elle, la positivité et la force
affirmatrice d’une forme parfaitement accomplie. C’est
le temps qui est l’instrument de cette victoire. Son cours
non entravé et ininterrompu est le principe unificateur
de l’homogénéité qui polit tous les fragments hété-
rogènes et les relie, par un rapport sans doute irra-
tionnel et inexprimable. C’est lui qui met de l’ordre dans
l’imbroglio des personnages et qui leur prête l’appa-
rence d’une réalité organique se développant par ses
propres forces [...]. Au-delà des événements et de la psy-
chologie, ce flux du temps confère sa totalité propre à
leur existence ; si contingente que soit l’apparition
d’une figure du point de vue pragmatique et psycholo-
gique elle surgit cependant d’un continu existant et vécu
et l’atmosphère qui l’entoure, du fait qu’elle est sou-
tenue par un seul et unique courant de vie, supprime le
caractère accidentel de ses expériences vécues et le
caractère isolé des événements au sein desquels elle
apparaît18.

Ce passage est important. Il montre bien que le


temps bergsonien est introduit non pour penser,
comme on pourrait le croire, le rapport de la conscience
au temps vécu, mais la dimension de l’épique qui appar-
tient au roman. La durée, porteuse de la force vitale, est
envisagée comme le moyen de surmonter la réification
des rapports humains et, dès lors, en son aptitude à
recomposer l’unité d’un monde au-delà de l’isolement
et des clivages historico-sociaux, de construire l’objecti-
vité épique.
Dans la perspective d’une évaluation du statut que
prend ici la durée, trois remarques doivent être faites.
Il faut d’abord constater que Lukács se détourne du sens
psychologique de la durée lié à l’étude de la conscience
et qu’il s’intéresse avant tout à la dimension du flux vital
à laquelle Bergson rattache le temps réel : l’horizon dans
lequel il place la durée est celui de L’Évolution créatrice.
Le temps réel comme principe constitutif du roman,
dans sa dimension épique, renvoie à la relation que
Bergson établissait entre le temps et la vie. Cela est par-
ticulièrement sensible lorsque Lukács rapporte l’un à
l’autre le souvenir et l’espoir, lesquels participent du

18. Ibid., p. 123-124.

33
dépassement de la position solipsiste. Le souvenir, en
tant que tel, n’est pas significatif puisqu’il pourrait tout
aussi bien contribuer à exacerber la solitude et la souf-
france d’une âme coupée du monde. Lukács ne parle
pas du souvenir en tant que tel, mais du rapport entre
souvenir et espoir. Le souvenir est pour lui ce qui donne
force vitale au présent, ce par quoi le présent peut à
nouveau empiéter sur l’avenir. Le souvenir n’est pas seu-
lement ce qui ravive le passé, il est ce qui donne vie à
un présent redevenu ouvert : « C’est dans le roman seul
ainsi que dans les formes épiques les plus proches de
lui qu’intervient le souvenir créateur capable d’appré-
hender l’objet même et de le transformer. Ce qui fait
de cette mémoire une réalité authentiquement épique,
c’est l’acceptation du processus vital, dans la vie même.
Le sujet ici peut surmonter la disjonction entre l’inté-
riorité et le monde extérieur s’il considère l’unité orga-
nique de sa vie entière comme l’avènement progressif
de son présent vivant à partir d’un passé dont le sou-
venir condense le flux19. » C’est donc la vie dans ce
qu’elle a de temporel et de créateur, qui donne à la
mémoire sa dimension épique : Lukács fait ici implici-
tement référence à l’élan vital. Mais cet aspect apparaît
aussi lorsque est évoquée l’objectivité épique de L’Édu-
cation sentimentale, dans son opposition à La Comédie
humaine de Balzac.
Le deuxième point qui doit être mentionné est
l’influence probable de Georg Simmel dans l’élabora-
tion d’un tel rapport entre durée et roman. Simmel,
vivant à l’époque à Heidelberg, était proche de Lukács.
Rainer Rochlitz mentionne20 que Lukács, dans sa con-
ception de la réification et d’un monde social envisagé
comme convention ou seconde nature, serait débiteur
de l’ouvrage de Simmel Philosophie de l’argent. Il faut y
ajouter que l’analyse de la durée, en ce qu’elle rapporte
le flux vital à la problématique de la réification, porte
la marque du dernier Simmel, celui de La tragédie de la
culture. Il y a là, en effet, une thématique qui avait été
pour la première fois introduite par Simmel dans le
cadre de sa philosophie tardive de la vie. Celui-ci
appuyait sa vision pessimiste de la culture sur l’idée
d’une dissociation entre les contenus objectifs de la

19. Ibid., p. 127.


20. Rainer Rochlitz, Le jeune Lukács (1911-1916), Théorie de la
forme et philosophie de l’histoire, Paris, Payot, 1983, p. 261-263.

34
culture, dont le destin est celui de la réification – la
culture objective – et la culture subjective – qui corres-
pondrait à l’expérience de la culture par l’individu21.
C’est cette relation entre flux vital et réification que
Lukács reprend pour l’organiser de façon originale dans
le cadre de sa conception historico-philosophique du
roman : le flux vital assume une valeur utopique là où
il indique la voie d’un dépassement de la réification.
Le dernier point concerne la question de l’expé-
rience vécue. Il est important d’insister sur le fait que la
problématique du roman, chez Lukács, est en relation
avec la réification de l’expérience vécue : ce n’est que
rapporté à la mutilation de l’expérience de la vie
humaine que le procès du souvenir et de l’espoir se jus-
tifie. La conception du temps est ici inséparable d’une
évaluation de type social, dans la condamnation qui est
faite de la réification de l’existence humaine. L’expé-
rience vécue n’est donc pas celle d’une vie réalisée que
raconterait ensuite le roman. C’est dans la dimension
épique du roman, et donc de façon médiate à travers la
littérature, que s’élabore l’unité d’une expérience de vie
impossible autrement : « C’est pourquoi l’unité vécue
de la personne et du monde, unité qui ne se manifeste
que dans le souvenir, est bien, en son mode essentiel
subjectif constituant et subjectif réflexif, le plus profond
et le plus authentique moyen de réaliser la totalité que
requiert la forme romanesque22. » Le rapport que
construit le roman entre littérature et expérience vécue
est donc chez Lukács très différent de celui qu’envisa-
geait Dilthey, quelques années auparavant, dans son
livre L’expérience vécue et la poésie 23 ; pour Dilthey, il existe
une continuité entre l’expérience vécue dans la vie
réelle et celle que raconte la littérature. Lukács signale

21. Vladimir Jankélévitch consacre un bel essai introductif à


cette problématique : Georg Simmel, La tragédie de la culture et
autres essais, traduit par Sabine Corneille et Philippe Ivernel, pré-
cédé d’un essai de Vladimir Jankélévitch, Paris, Rivages poche,
1988.
22. G. Lukács, La théorie du roman, p. 128.
23. Das Erlebnis und die Dichtung de Wilhelm Dilthey, publié
en 1905, comprend quatre essais consacrés à Goethe, Lessing,
Novalis et Hölderlin. Sur cet aspect de la pensée de Dilthey, on
peut consulter la présentation de Danièle Cohn aux Écrits d’esthé-
tique, suivi de Naissance de l’herméneutique, édition et annotation
par Sylvie Mesure, traduction par Danièle Cohn et Évelyne Lafon,
Paris, Cerf, 1995, p. 7-23.

35
dans sa préface rétrospective à La théorie du roman
l’importance qu’avait à l’époque l’ouvrage de Dilthey
sur la littérature. Il est important toutefois de mesurer
l’écart entre les deux penseurs et d’insister sur l’aspect
de la critique sociale qui est présente chez Lukács, au
contraire de Dilthey. Le roman chez Lukács initie une
tradition esthétique dont les présupposés sont ceux de
la réification, ceux-là même que Benjamin et Adorno
reprendront à leur compte en élaborant leur concep-
tion du roman et de la narration.

F ORME ROMANESQUE ET DURÉE


DANS LE M AHLER D ’A DORNO

Si nous revenons maintenant à Adorno, le détour


par Lukács rend particulièrement signifiant le contexte
philosophique auquel se rattache la notion de roman
dans le livre sur Mahler. Un certain nombre de réfé-
rences, allusives et éclectiques24, à des romans précis,
sont présentes, mais elles ne permettent pas de dégager
une ligne directrice sur l’idée, ici présente, du roman ;
les textes d’Adorno sur la littérature n’ont pas non plus
de pouvoir élucidant dans le cadre de ce chapitre sur la
musique. En revanche, la problématique de Lukács jette
un puissant éclairage sur l’orientation générale
d’Adorno et permet de rendre sensibles certains aspects
importants de l’approche.
Toujours dans son texte polémique contre le réa-
lisme critique, Adorno oppose au Lukács de la maturité
l’inventivité de son époque de jeunesse, reconnaissant la
valeur de la conception du temps qui avait été introduite
et développée à propos de L’Éducation sentimentale ; s’il ne
cite pas explicitement La théorie du roman, il est clair qu’il
songe à ce texte, précisant en cela l’intérêt qu’il lui porte.
C’est la problématique du temps vécu, en tant que
celui-ci s’opposerait au temps aliéné, réifié, dénué de
sens25, qui suscite l’attention d’Adorno et justifie la valo-

24. On observe une prédominance pour le XIXe siècle à


travers Flaubert et Balzac. Proust n’est cité qu’une fois en pas-
sant ; Dostoïevski, que Mahler lisait, est également mentionné
mais sans conséquence sur l’approche musicale.
25. NL, p. 193.

36
risation de la référence à Bergson. Nous avons pu remar-
quer combien la référence à la durée, dans le texte de
Lukács, avait peu à voir avec la conception métaphysique
et subjective de la conscience que Bergson développe
dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. De la
même façon, le temps vécu pour Adorno n’est pas une
détermination métaphysique de la conscience, mais une
force critique susceptible de faire contrepoids au temps
réifié. Le temps vécu est celui qui surmonte la scission et
la fragmentation, dans la force vitale du souvenir et de
l’espoir ; c’est dans le rapport entre la réification et la vie
que se trouve le sens de la durée bergsonienne. Il semble
que la constellation déjà rencontrée chez Simmel entre
réification et élan vital à propos de la culture, reprise à sa
manière par Lukács, trouve à son tour des résonances
chez Adorno. Il est d’ailleurs significatif de voir que ce
dernier ne mentionne qu’une fois de façon explicite le
nom de Bergson dans tout le livre, à côté d’une réfé-
rence au dernier Simmel26 : « Mahler s’apparente davan-
tage aux philosophies métaphysiques qui ont réfléchi
l’idée de vie, celle de Bergson et celle du dernier Simmel,
dont la formule de la vie comme “transcendance de la
vie” lui convient assez bien27. »
Mais la relation effective à Lukács se révèle aussi dans
la conception d’une totalité musicale structurée comme
un flux, au sein duquel les éléments auparavant dis-
parates, étrangers les uns aux autres, pourraient trouver
une unité supérieure. Le seul rapprochement d’Adorno
entre musique et roman, du côté de ses analyses litté-
raires, est formulé à propos des œuvres de Balzac, et de
cette possibilité du roman balzacien de donner une vie
à ses personnages au-delà d’une existence ponctuelle et
fragmentaire. Une vie supérieure, puissante et dyna-
mique qu’Adorno compare à un « fleuve »28 unifierait,

26. Adorno a peu écrit sur Simmel. Il en parle surtout dans


un texte de 1965 consacré à Bloch, « L’anse, le pichet et la pre-
mière rencontre », NL, p. 385-395. Il reconnaît à Simmel d’avoir
été le premier à s’être tourné vers les objets concrets contre l’abs-
traction du positivisme et de la philosophie de l’histoire. Mais il
lui reproche une pensée trop peu dialectique et « une esthétique
esthétisante », NL, p. 389.
27. M, p. 196.
28. NL, p. 86-87 : « Si bien des œuvres symphoniques du
XIXe siècle et du début du XXe siècle font penser à des romans,
avec leur penchant pour des situations grandioses, leurs montées
et leurs chutes passionnées, leur foisonnement désordonné de

37
chez Balzac, les existences individuelles pour former un
monde. Cette idée d’une subsomption de l’isolement
des individualités par la force vitale d’un flux unificateur
à travers le roman provient directement de Lukács et de
l’analyse qu’il fait du temps comme durée. Or c’est exac-
tement la même relation qui se retrouve dans le chapitre
« Roman » à propos de Mahler, à ceci près que les
thèmes des mouvements symphoniques prennent
désormais la place des personnages du roman. Les
formules d’Adorno, ici, ont une proximité frappante
avec La théorie du roman quand on l’a lue :

Alors que la symphonie dramatique croit trouver son


Idée dans un enchaînement d’une rigueur implacable,
imitée du modèle de la logique discursive, la musique
romanesque voudrait se délivrer de ce carcan et devenir
libre. En même temps, les thèmes mahlériens, à l’image
des personnages de roman, restent toujours reconnais-
sables, gardant dans leur évolution même une nature
identique à soi. Mahler se distingue en cela encore de
l’idéal musical classique, où la priorité du tout sur les
parties consacre celle du devenir sur l’être, où les thèmes
eux-mêmes sont virtuellement produits et pénétrés dia-
lectiquement par le tout. Mais, en retour, ces thèmes ne
sont pas plus indifférents au devenir de la musique que
les personnages de roman ne sont indifférents au temps
dans lequel ils évoluent. Ils obéissent à des impulsions,
deviennent autres tout en restant les mêmes, rétrécis-
sent, s’élargissent, vieillissent même. Cette façon de modi-
fier profondément un élément fixe est tout aussi
contraire au classicisme que le fait de tolérer l’existence
de ces singularités musicales que sont les caractères inef-
façables des figures thématiques29.

La relation entre la durée et la vie, issue de la pro-


blématique lukacsienne du roman, est significative de la
conception de la totalité musicale qu’Adorno cherche à
élaborer dans le livre sur Mahler : la dimension unifica-
trice de la totalité ne vaut que dans une relation à la
durée « vivante »30, selon le qualificatif explicitement

vie, les œuvres de Balzac, archétypes du genre, sont musicales


dans leur ressemblance avec des fleuves d’où des personnages
surgissent pour être à nouveau engloutis, dans l’exposition et les
variations des caractères emportés au gré du rêve. »
29. M, p. 111-112.
30. M, p. 122.

38
introduit. Il y a là une détermination importante et dont
la signification particulière doit être envisagée relative-
ment à la manière dont Adorno, on le verra au chapitre
suivant, analyse le statut de la totalité dans la musique
symphonique dramatique de Beethoven. Mais il
convient aussi de souligner que cette relation, placée à
l’horizon de Bergson, ne trouve son sens ici que par
rapport au contexte bien défini d’une pensée de la réi-
fication. Celle-ci, dans le livre sur Mahler, affleure au
moins à un double niveau. Dans la conception d’un
temps réifié qui définit l’écoute musicale, tout d’abord.
Adorno met en relation31 le temps musical comme
durée, chez Mahler, avec le temps atomistique qui défi-
nirait l’état historique de l’écoute, selon un thème déjà
présent dans Philosophie de la nouvelle musique avec l’intro-
duction de la catégorie du « choc »32. Mais la probléma-
tique de la réification apparaît de façon significative
dans le statut accordé au matériau musical mahlérien,
qualifié dans le prolongement direct de Lukács de « lan-
gage de la seconde nature »33. La totalité mahlérienne
n’a de sens que par rapport à la problématique générale
de la réification qu’Adorno met implicitement en place
en introduisant la catégorie lukacsienne du roman. C’est
ici la signification épique de la durée, celle que déve-
loppait Lukács à propos du romantisme de la désillu-
sion, qui apparaît pertinente. Durée et roman, dans le
livre sur Mahler, ne sont pas deux notions extérieures
l’une à l’autre ; entre Bergson et Adorno, il y a la média-
tion du jeune Lukács.

31. M, p. 113 : « La généreuse extension temporelle de la


musique de Mahler, il est vrai, n’en demande guère moins aux
auditeurs dressés à la consommation de marchandises musicales
que n’en demandait l’extrême densité de la musique sympho-
nique antérieure ; alors que cette dernière exigeait la plus vive
concentration, la première demande une patience sans réserve. »
32. On étudiera cet aspect du temps au chapitre IV.
33. M, p. 38.

39
II
DRAMATIQUE ET ÉPIQUE :
LE TEMPS DE LA MUSIQUE SYMPHONIQUE

L’idée de l’épique qui est rattachée au temps mahlé-


rien comme durée trouve aussi une signification musi-
cale liée à la problématique de la symphonie. Adorno
oppose la musique symphonique épique de Gustav
Mahler à la symphonie dramatique de Ludwig van
Beethoven, et leur fait correspondre deux rapports
différents, voire divergents, au temps : la symphonie de
Beethoven est du côté « du resserrement intensif, du
nœud, de la concentration dramatique »1, alors que la
musique mahlérienne « s’attaque à la vie extensive, se
jette dans le temps les yeux fermés »2. Si la musique de
Beethoven « raccourcit le temps » et manifeste le désir
de « tromper l’ennui, de tuer le temps », au contraire
« la symphonie épique, elle, savoure le temps, s’aban-
donne à lui ; elle cherche à concrétiser le temps mesu-
rable de la physique en durée vivante »3. On pourrait
croire que ce rapport entre l’épique et le dramatique
renvoie à une simple opposition entre Mahler et
Beethoven. Mais les choses s’avèrent en réalité plus
complexes dans la mesure où Adorno stipule que cette
dimension de l’épique, pleinement réalisée chez
Mahler, affleurait déjà chez Beethoven dans des œuvres
très repérables, en particulier dans le premier mouve-
ment du Trio op. 97 (dit L’Archiduc) et surtout de la

1. M, p. 97.
2. M, p. 100.
3. M, p. 112.

41
Sixième Symphonie (la Pastorale). Les notes d’Adorno sur
le compositeur allemand désormais disponibles permet-
tent de préciser ce qu’il en est de cette dimension de
l’épique relative à la musique de Beethoven, laquelle
n’est pas du tout explicitée dans le livre sur Mahler :
dans l’ouvrage resté inachevé, le dramatique et l’épique
renvoient à une théorie des types, dans ce qu’Adorno
appelle respectivement les types intensif et extensif. Ce
sont ces notions qui reviennent à propos de la musique
de Mahler et apparaissent implicitement actives dans
l’approche du temps mahlérien.
Un aspect significatif de l’approche d’Adorno est la
relation établie entre Beethoven et Hegel, et c’est en
général à partir de ce rapport entre musique et philo-
sophie qu’on aborde chez le philosophe de l’École de
Francfort la question de la forme symphonique, qui se
verrait dès lors traitée à partir du système. Mais il est
significatif de voir qu’Adorno se soustrait en même
temps à une approche formelle de la symphonie et qu’il
se dégage aussi à ce titre d’une relation qu’on pourrait,
sinon, juger abstraite entre musique et philosophie, ce
qu’il fait en introduisant justement la théorie des types
et le critère du temps. Nous proposons de montrer que
la catégorie du dramatique, chez Adorno, ne se réduit
pas à la question de la téléologie de la forme, mais
qu’elle soulève de façon plus substantielle le problème
de l’écoute musicale et de la destination finale de la
musique.

L’ IDÉE DU DRAME POUR LA SYMPHONIE

La conception d’une musique épique, développée à


propos de Mahler, est indissociable d’une réflexion sur
la musique symphonique dans son rapport au temps.
Une telle réflexion trouve son foyer dans les notes
qu’Adorno rédigea pendant près d’une vingtaine
d’années, à partir de 1937, sur Beethoven. Sans préjuger
des raisons pour lesquelles le philosophe ne parvint pas
à l’aboutissement de son projet de livre, il semble légi-
time de voir un lien entre les réflexions consignées dans
ces notes et la rédaction du livre sur Mahler. Sans
surdéterminer la question factuelle des dates, il faut
d’abord souligner que le tarissement des notes sur

42
Beethoven, vers 1956 selon la préface de l’éditeur, cor-
respond à peu près au moment où Adorno entreprend
son ouvrage sur Mahler, publié quelques années plus
tard en 1960, comme si celui-ci relayait le livre impos-
sible à écrire sur Beethoven. Mais il convient surtout
d’observer que les notes constituent, tout au moins sous
un certain angle, celui relatif au temps dans la musique
symphonique, la matrice d’un questionnement que le
philosophe s’attache à poursuivre dans son approche de
Mahler. Dans les notes, le temps symphonique beetho-
vénien était problématisé à partir de deux types, le type
intensif et le type extensif, censés correspondre à deux
modalités différentes, voire antinomiques, du rapport
de la musique au temps ; si Adorno ne parvenait pas à
ce stade à élaborer de façon satisfaisante ces deux types,
il introduisait déjà à ce propos l’idée de l’épique.
L’épique, partie prenante de la conception que le phi-
losophe forge de la symphonie, et cela dès à propos de
Beethoven, ne relève donc pas d’une périodisation ser-
vant à qualifier la symphonie romantique par rapport à
celle dite « classique » – et que représenterait dans sa
dimension exemplaire Beethoven. Il est significatif de
considérer que le temps de la musique symphonique
mahlérienne est abordé à partir du couple dramatique/
épique, déjà présent à propos de l’approche de Beet-
hoven, et selon une perspective visant à valoriser l’ori-
ginalité de la composition mahlérienne : en qualifiant
d’« épique » la symphonie mahlérienne, Adorno théo-
rise un rapport au temps que manquerait la perfection
de la symphonie beethovénienne. L’épique, chez
Adorno, appartient notamment à la théorisation de la
symphonie, et le livre sur Mahler est à ce titre une contri-
bution majeure à la conception qu’il propose de la
musique symphonique, c’est-à-dire de la grande
musique. Adorno, à travers Mahler, ne fait pas seule-
ment l’analyse de l’œuvre du compositeur, mais il forge
aussi sa propre théorie de la symphonie.
Appliquer des catégories littéraires à la musique ne
va toutefois pas de soi, et il faut d’abord s’interroger
sur la pertinence de leur importation dans le champ
musical. En réalité, Adorno n’invente pas ces rapports
déjà présents chez deux auteurs qu’il cite dans le cha-
pitre « Roman » : Ernst Bloch4, dans L’esprit de l’utopie,

4. M, p. 104.

43
et le musicologue Paul Bekker dans son livre sur les
symphonies de Mahler5. De façon plus générale, les
écrits de Paul Bekker6 constituent une source impor-
tante dans la réflexion d’Adorno, bien qu’elle s’en
démarque aussi. L’ouvrage de Paul Bekker sur Beet-
hoven est fréquemment cité dans les notes sur Beetho-
ven : Adorno fait remarquer7 que Paul Bekker avait déjà
introduit ce rapport entre le dramatique et l’épique
pour marquer l’écart et la singularité de la Neuvième de
Beethoven par rapport aux autres symphonies. Mais les
travaux de Paul Bekker doivent eux-mêmes être situés
dans un contexte musicologique qui accorde une place
de faveur à Beethoven. Dans L’esprit de l’utopie d’Ernst
Bloch, cela apparaît nettement à la faveur de la réfé-
rence significative faite au musicologue August Halm8,
qui avait, à l’époque, déjà consacré une réflexion au
compositeur dans son livre sur les deux cultures dans
la musique, dans lequel il opposait Jean-Sébastien Bach
et Ludwig van Beethoven, la fugue et la sonate. Bien
qu’Adorno ne s’y réfère pas explicitement, il faut sou-
ligner que le rapport entre le dramatique et l’épique
est également présent dans L’esprit de l’utopie. Il existe
donc un foyer musicologique et théorique qui a
contribué à légitimer l’usage de ces catégories, et
auquel Adorno se réfère implicitement afin de forger
sa propre conception de la symphonie. Il n’est pas de
notre propos d’examiner ce contexte pour lui-même,
mais il est cependant important de rappeler en quoi il
est lié à l’émergence de la musique symphonique et à
la fascination qu’a pu représenter de ce point de vue
Beethoven.
Il faut d’abord noter que la symphonie n’est pas un
genre parmi d’autres et qu’elle a été la référence musi-

5. Cité par Adorno dans M, p. 24, n. 14, et p. 99 (chapitre


« Roman »).
6. Paul Bekker (1882, Berlin-1937, New York) est un violo-
niste, musicologue et critique musical allemand ; il émigre en
1934 aux États-Unis ; il s’est beaucoup intéressé à la musique de
son temps, à Gustav Mahler, Franz Schreker, Arnold Schoenberg,
Paul Hindemith, Ernst Krenek ; il a entre autres écrit Beethoven,
Berlin, 1912 ; Die Sinfonie von Beethoven bis Mahler, Berlin, 1918.
7. B, note 223 du fragment 260, p. 334.
8. August Halm (1869-1929), musicologue et pédagogue alle-
mand, a écrit entre autres Von zwei Kulturen der Musik, Stuttgart,
1913 ; Die Symphonie Anton Bruckners, Munich, 1914 ; Beethoven,
Berlin, 1927.

44
cale majeure, comme le souligne Carl Dahlhaus9, dans
la constitution du paradigme esthétique romantique de
la musique absolue au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
Dans son modèle beethovénien, en particulier, elle a
constitué un élément de premier ordre dans l’élabora-
tion de la nouvelle conception de la musique qui émer-
geait en cette période. Musique instrumentale affran-
chie des déterminations du geste et de la parole, la
symphonie, plus que toute autre musique, porte l’idéal
métaphysique du premier romantisme d’une musique
capable d’accéder à l’absolu. Une telle conception, prin-
cipalement forgée dans les milieux philosophiques et
littéraires, ne fait que très peu, sinon aucun, cas de la
détermination technique des œuvres et il faut attendre
les premiers théoriciens de la forme sonate pour voir
une approche spécifiquement musicale s’élaborer à son
propos. Il n’en reste pas moins que la symphonie est le
modèle par excellence d’une musique purement instru-
mentale, celle sur laquelle le premier romantisme s’est
appuyé pour élaborer la conception métaphysique
d’une musique pure, dont l’idée était en rupture avec
les définitions10, affective ou bien caractéristique, de la
musique qui dominaient auparavant. Carl Dahlhaus
montre comment l’idée de la musique absolue évolue
tout au long du XIXe siècle, entre Richard Wagner,
Eduard Hanslick et Arthur Schopenhauer, dans la
richesse d’une détermination multiple et parfois contra-
dictoire. Nous nous contenterons de retenir qu’avec la
symphonie le paradigme est celui d’une musique dont
l’essence semble pouvoir être comprise indépendam-
ment de tout élément hétérogène, en l’occurrence du
texte et de la voix. C’est dans ce contexte précis qu’on
trouve un premier sens de l’idée du drame pour la
symphonie. Comme le souligne Dahlhaus, lorsque
E. T. A. Hoffmann parle de la symphonie comme d’un
« drame musical »11, dans le prolongement de Wilhelm
Heinrich Wackenroder et de Ludwig Tieck – et se réfé-
rant à la Cinquième Symphonie de Beethoven –, ce n’est
plus du tout dans la perspective d’une relation implicite
entre musique instrumentale et musique vocale qu’il

9. Carl Dahlhaus, L’idée de la musique absolue, Une esthétique de


la musique romantique, Genève, Contrechamps, 1997, pour l’édi-
tion en français.
10. Ibid., p. 13-14, p. 63.
11. Ibid., p. 18.

45
faut le comprendre, mais de l’affirmation désormais uni-
voque d’un modèle purement instrumental de la
musique, comparable dans le domaine du théâtre à ce
qu’a pu représenter le modèle de Shakespeare, « proto-
type même du drame pour les romantiques »12.
À un autre niveau, la catégorie du drame est intro-
duite pour qualifier la logique musicale conçue comme
précisément affranchie des gestes et de la parole. Il faut
relier un tel usage à l’émergence des formes musicales
qui ont historiquement permis à la musique de
conquérir son autonomie, en l’occurrence la forme
sonate et le travail thématique qui lui est lié. Ce sens
déborde le cadre strict de la musique symphonique,
mais il ne lui est pas étranger, en particulier pour son
premier mouvement qui, la plupart du temps, obéit à
cette organisation formelle. La notion du drame vient
ici qualifier la logique musicale et la nature de son
déroulement, lequel est envisagé comme une action,
dans un traitement au demeurant différencié. Chez
Ernst Bloch, par exemple, l’introduction de l’idée du
drame vient à l’appui de la thèse selon laquelle on serait,
avec la sonate, sorti du statisme du contrepoint et de la
fugue, et de l’époque moyenâgeuse à laquelle ces formes
appartiendraient. La sonate est du côté de l’événemen-
tiel, de l’imprévisible, en elle « le mouvement se fait
drame »13. C’est alors le dynamisme de la logique musi-
cale, avec le dualisme des thèmes, qui est valorisé
comme signalant une autre époque de la musique, celle
de la modernité. Mais l’action peut être aussi envisagée
du point de vue de son issue, caractérisée comme néces-
saire, et le drame vient alors qualifier la logique musi-
cale dans son rapport au dénouement ; on se réfère en
ce cas plus particulièrement à la nature du processus
qui relie la tension à sa résolution. Lorsque Paul Bekker
parle14 du drame à propos de Beethoven, c’est ce sens
qu’il privilégie : le musicologue insiste sur la manière
implacable avec laquelle le compositeur, dans certains
mouvements de ses symphonies, organiserait la logique
musicale, comme si tout découlait, de façon la plus cer-
taine, de la position initiale.

12. Ibid.
13. Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, version de 1923 revue et
modifiée, traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Cathe-
rine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, p. 165.
14. Cité par Adorno dans M, p. 99.

46
Enfin, il apparaît que l’idée du drame trouve pour
la symphonie beethovénienne un sens spécifique qui ne
relève plus de considérations formelles. Il s’agirait plutôt
de ce qu’on entend, de cet impact qui donnerait à cer-
taines d’entre elles, la Troisième et la Cinquième Symphonie,
notamment, une force, une puissance ou une énergie
qui semblent confronter à l’inéluctable. Une telle
impression se trouve en particulier formulée par Ernst
Bloch, qui souligne à quel point la symphonie beetho-
vénienne, dans son côté luciférien, impose une autre
manière d’entendre, apparemment affranchie de tout
rapport au chant. Ici le drame est évalué en relation
avec l’émotion que suscite la musique. Ernst Bloch intro-
duit la catégorie du drame non seulement pour dési-
gner l’action de la logique musicale – le passage d’une
musique close à une musique ouverte, dans laquelle il
se passerait désormais quelque chose –, mais pour indi-
quer l’émergence d’un nouveau rapport d’écoute.
Dépassant « l’émotion temporelle ou spirituelle
limitée »15 que suscitait la musique avant la sonate, la
forme dramatique rendrait possible une émotion
jusqu’alors inconnue dans sa puissance et son dyna-
misme. La sonate et la symphonie beethovéniennes,
qu’Ernst Bloch rapproche à cet égard, sont dramatiques
par l’émotion qu’elles soulèvent : « flux et reflux de
l’émotion, flottement et indécision, renoncement,
doute, élan »16. Pour Bloch, la catégorie du dramatique
ne s’épuise pas dans la considération formelle de la
logique musicale et trouve sa pertinence en relation avec
l’expérience de l’écoute. Nous verrons qu’un tel dépla-
cement apparaît significatif pour Adorno également,
dans l’approche que ce dernier propose du dramatique
et du type intensif.

L A TOTALITÉ DYNAMIQUE CHEZ B EETHOVEN

L’idée du dramatique, pour la symphonie beethové-


nienne, est indissociable de la manière dont Adorno
analyse le déroulement de la musique, jugé par lui téléo-
logique. La catégorie du drame vient chez lui étayer

15. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 66.


16. Ibid., p. 86.

47
l’idée d’une logique circulaire où tout serait prescrit à
l’avance ; et, à cet égard, l’argument du système que le
philosophe introduit en rapprochant Beethoven de
Hegel est un aspect du problème qui ne peut être
négligé. Lorsque Adorno parle de la symphonie drama-
tique à propos de Beethoven, il ne se réfère qu’à cer-
taines d’entre elles, les Troisième, Cinquième, parfois Sep-
tième, et il a toujours en vue leurs premiers mouvements
qui s’organisent autour de la forme sonate. La question
de la forme sonate n’est donc pas étrangère à sa
réflexion sur la symphonie et nous verrons qu’il y a là
un aspect important du rapport qui s’établit dans sa
pensée musicale entre Beethoven et Hegel. Mais tout
aussi important est de repérer les modalités de ce rap-
port. Dans un premier temps, nous proposons donc de
revenir sur la conception qu’Adorno a du travail théma-
tique chez Beethoven et, à ce propos, sur la téléologie
de la forme, laquelle semble un aspect important, même
si non ultime, de l’introduction de la catégorie du
drame.
La forme sonate17, forme privilégiée de l’organisa-
tion cadentielle de la musique tonale, a été détermi-
nante dans la constitution d’une logique musicale
affranchie du texte et du langage. Les premiers théo-
riciens de la forme sonate n’ont pas manqué de souli-
gner le côté circulaire et cyclique de cette forme, lié à
la polarité gravitationnelle de la tonalité, laquelle se
manifeste notamment dans le mouvement cadentiel.
Alain Olivier souligne18 que c’est en se tournant vers
Hegel et la logique dialectique que les premières ten-
tatives de théorisation de la cadence puis de la forme
sonate ont été faites, chez Adolph Bernhard Marx,
Moritz Hauptmann, Hugo Riemann ensuite. On
s’appuie alors sur la logique dialectique hégélienne
pour penser la forme sonate comme position d’un
conflit dans l’exposition – notamment avec l’antago-
nisme des thèmes –, puis mouvement de résolution de

17. Sur la forme sonate on peut aussi consulter l’ouvrage de


Charles Rosen, Le style classique, Haydn Mozart Beethoven, traduit
de l’anglais par Marc Vignal, Paris, Gallimard, 1978. Charles
Rosen souligne que l’idée de la forme sonate est postérieure à
son apparition ; il mentionne à ce sujet Czerny vers 1840.
18. Alain Patrick Olivier, Hegel et la musique, De l’expérience
esthétique à la spéculation philosophique, Paris, Honoré Champion,
2003, p. 231-241.

48
ce conflit dans la réexposition. Alain Olivier19, en réfé-
rence aux notes sur Beethoven, montre de quelle façon
Adorno adopte une interprétation sensiblement diffé-
rente de ces premiers musicologues, en dialectisant la
vision encore dichotomique du bithématisme qui est la
leur. Adorno affirme que le travail thématique et moti-
vique, chez Beethoven, contribue en réalité à dissoudre
le schéma tripartite abstrait de la forme sonate, envisagé
comme exposition des thèmes, développement, réexpo-
sition. La force de Beethoven tiendrait dans le fait que
le compositeur abolit ce schéma et parviendrait, dans sa
conception du travail thématique et motivique, à une
relation des plus étroites entre la totalité et la multi-
plicité musicale. Adorno retient de Beethoven non
le schéma circulaire de la forme sonate en tant que
tel, mais le caractère devenu concret d’une forme
jusqu’alors restée abstraite – non déterminée ou non
effectuée, au sens hégélien du terme – chez Haydn et
Mozart. Le travail thématique et motivique est donc lui-
même envisagé comme mouvement dialectique, et la
technique de la variation génératrice interprétée
comme « négation déterminée »20. En ce sens, Alain Oli-
vier a raison d’affirmer21 que le critère de la « para-
doxie » – l’opposition des caractères contradictoires –
que Carl Dahlhaus introduit pour définir le statut dra-
matique de la forme sonate ne suffit plus en ce qui
concerne Adorno ; il faut y ajouter un autre critère, celui
de la « téléologie », lié à la nécessité que la contradiction
se trouve supprimée et ramenée à l’identité. Et c’est
cette dimension téléologique de la forme qu’Adorno a
en vue lorsqu’il interprète le travail thématique de Bee-
thoven à partir de la logique dialectique hégélienne ;
mais c’est aussi cette même dimension qu’il juge pro-
blématique chez Beethoven. Envisageant la forme musi-
cale comme « système », il réitère au plan musical des
objections formulées au niveau philosophique, celles
qui portent sur le moment de la réconciliation jugé faux
et mensonger ; aussi le moment final de la réexposition
de la forme sonate est-il évalué comme idéologique22.
Est-ce à dire qu’Adorno applique de façon mécanique

19. Ibid., p. 242-250.


20. ISM, p. 214
21. Alain Patrick Olivier, Hegel et la musique, p. 247.
22. « Il est profondément remarquable que, malgré tout, la
réexposition dans Beethoven demeure au sens profond aussi pro-

49
à la musique des positions philosophiques ? Ou même,
comme le suggère Alain Olivier, que sa conception de
la musique de Schoenberg comme musique de l’irré-
concilié serait forgée à partir de son idéal philoso-
phique ?
Le rapprochement entre Beethoven et Hegel, entre
musique et philosophie, est présent dans l’approche
d’Adorno, mais il doit être relativisé au regard d’un
autre aspect de l’argumentation puisé sur le terrain
sociologique. Ce versant est sensible dans Introduction à
la sociologie de la musique, lorsque Adorno y envisage la
forme beethovénienne sous l’angle d’une « totalité
dynamique »23. Se référant à Max Weber, il affirme que
l’évolution de la composition est indissociable d’une
rationalisation de la pratique musicale qui a vu progres-
sivement s’imposer la composition obligée au détriment
d’une pratique basée sur l’improvisation : « Ce que l’on
a nommé le style obligé, qui se dessine de façon rudi-
mentaire au XVIIe siècle déjà, contient en soi, téléologi-
quement, l’exigence d’une composition structurée de
bout en bout, ou, comme pour la philosophie : systéma-
tique. Son idéal est la musique en tant qu’unité déduc-
tive ; ce qui, non relié et indifférent, s’en écarte se déter-
mine d’abord en tant que rupture et faute. Voilà l’aspect
esthétique de la thèse fondamentale de la sociologie de
la musique de Weber, celle de la rationalité progressive.
Beethoven s’abandonne objectivement à cette idée,
consciemment ou non. Il produit l’unité totale du style
obligé par la dynamisation24. » L’argument, ici, est
important dans la mesure où la totalité apparaît ne plus
seulement relever d’un problème de type formel, mais
se voit analysée à partir de modifications qui touchent
la pratique musicale de la composition : la question de
l’écriture, selon un motif hérité de Max Weber, devient
centrale.

blématique esthétiquement que la thèse de l’identité dans Hegel,


à savoir de façon profondément paradoxale, chez tous les deux,
abstraite, mécanique. Beethoven a fait de la réexposition l’iden-
tité du non-identique. Il se cache dans tout cela que la réexposi-
tion est en soi le positif, le conventionnel chosiste, en même
temps que le moment de la non-vérité, de l’idéologie », cité par
Alain Patrick Olivier, Hegel et la musique, p. 248 – traduction de B,
fragments 32 et 33, p. 39-40.
23. ISM, p. 215 ; p. 213.
24. ISM, p. 217-218.

50
Max Weber n’est pas le seul à avoir souligné le rôle
décisif de l’écriture dans l’évolution de la musique occi-
dentale ; c’est une idée que l’on trouve chez d’autres
théoriciens, chez Eric A. Havelock25 dans une perspec-
tive liée à une réflexion sur l’écriture alphabétique, ou
chez Hugues Dufourt26 dans le cadre d’une approche
plus directement musicale. Max Weber, pour sa part,
soulève la question dans une perspective sociologique
qui s’organise autour du thème de la rationalisation de
la musique occidentale. Dans son texte inachevé sur la
sociologie de la musique, il souligne à ce propos l’impor-
tance qu’a pu avoir l’écriture moderne. Dans les
quelques pages intitulées « La notation musicale comme
condition du développement de la musique occiden-
tale »27, il montre comment la mise en place progressive
d’un nouveau système d’écriture, se substituant à l’écri-
ture neumatique, a contribué à l’émergence d’une
pensée musicale nouvelle, inconnue ailleurs dans le
monde : la pensée harmonique. Ce qui, pour lui, carac-
térise le mouvement de rationalisation de la musique
occidentale, par rapport aux autres civilisations et à
d’autres époques, est l’invention du système harmo-
nique comme principe d’écriture de la musique. Or,
avec le terme d’écriture, Max Weber ne désigne pas seu-
lement le système de la notation, qui évolue effective-
ment avec la mise en place des lignes de la portée puis
l’introduction de la barre de mesure – autant de chan-

25. Eric A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occi-


dent, traduit de l’anglais par E. Escobar Moreno, Paris, Maspero,
1981, p. 95-100. Havelock fait de la notation de la musique poly-
phonique depuis le XVIe siècle une invention aussi fondamentale
pour l’évolution de la civilisation occidentale que l’alphabet grec
et la notation numérale. L’écriture musicale moderne, qu’il sug-
gère de penser comme un effet différé dans le temps de l’écriture
alphabétique, marquerait le moment où la musique se serait
libérée de son rapport à la diction et aux mots, et aurait pu
s’imposer dans sa dimension instrumentale. Havelock fait à juste
titre de l’écriture musicale moderne le moment d’une mutation
qui concerne de façon essentielle la pensée musicale : le change-
ment ne concerne pas que les possibilités nouvelles d’archivage
et de lecture, mais l’ouverture d’un nouvel univers sonore,
jusqu’alors inconcevable.
26. Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Chris-
tian Bourgois, 1991, p. 177-189.
27. Max Weber, Sociologie de la musique, Les fondements
rationnels et sociaux de la musique, introduction, traduction et notes
de Jean Molino et Emmanuel Pedler, Paris, Métailié, 1998, p. 117.

51
gements qui permettent un gain énorme en clarté et en
précision pour la fixation des divers paramètres du son.
Le sociologue souligne surtout que cette évolution est
indissociable de l’émergence d’une nouvelle pratique
musicale : l’« écriture », au sens moderne du terme, dési-
gnant l’acte de composition. Ainsi Max Weber insiste
sur le fait que le terme d’écriture change de sens : faire
de la musique ne signifie plus improviser à partir d’une
basse, mais composer. La rationalisation de la musique
occidentale se trouve dans l’invention de la « composi-
tion », et même plus, de la « composition écrite selon
un plan » : « C’est seulement l’élévation de la musique
plurivocale à la hauteur d’un art écrit qui a créé “le
compositeur” proprement dit et qui a assuré aux
créations polyphoniques d’Occident, contrairement à
celles de tous les autres peuples, durée, retentissement
et développement continu28. »
Adorno ne reprend ni ne développe explicitement les
considérations de Max Weber, mais il n’en situe pas moins
sa réflexion dans l’horizon de la pensée du sociologue
lorsqu’il aborde la question de la totalité. La totalité musi-
cale qu’il analyse est celle rendue possible par une pra-
tique musicale spatialisée et planifiée par l’écriture.
Adorno s’appuie sur la distinction qualitative que faisait
Max Weber entre une pratique musicale encore fondée
sur l’improvisation, à partir de la basse, et une pratique
musicale rationalisée par l’écriture dans une composition
désormais planifiée. Cela apparaît dans l’usage qu’il fait
du terme de développement (Durchführung), commun,
selon lui, à toutes les formes intégrales, la fugue comme la
sonate29. Adorno reprend en cela implicitement l’idée de
Max Weber selon laquelle l’évolution de la musique occi-
dentale se caractériserait par cette dimension intégrative
de la composition. Parler de formes intégrales, c’est en
effet supposer que la fin est constitutive de la logique
musicale et en détermine le statut, ce qui n’est pas le cas
pour une pratique musicale fondée sur l’improvisation.
La téléologie de la forme, dans ce contexte, ne peut être
simplement envisagée comme une question formelle,
mais doit l’être relativement à une approche de la
musique qui tient compte des déterminations matérielles
de la pratique musicale et, au premier chef, de l’écriture.

28. M. Weber, Sociologie de la musique, p. 121.


29. B, fragment 222, p. 145.

52
Prendre en compte cet argument entraîne quelques
remarques. La première est qu’il faut annexer la ques-
tion de l’écriture à la conception adornienne de la
rationalisation de la musique et y voir un aspect décisif
du concept de matériau. Cela apparaît nettement en ce
qui concerne l’analyse du travail thématique et moti-
vique, comme le souligne ce passage de Quasi una fan-
tasia :

La musique comme la littérature sont immobilisées,


spatialisées par l’écriture. Le système de signes gra-
phique qu’elles utilisent convertit la succession en simul-
tanéité, en statisme. Cette contradiction ne leur est pas
extérieure. Ce qui détermine avant tout la musique
comme un processus : l’entrelacement du travail théma-
tique, dans lequel tout se tient, n’est possible que grâce
à sa fixation sur le papier ; les formes d’articulation com-
plexes au moyen desquelles la succession s’organise
comme telle de l’intérieur seraient inappropriées à une
musique non écrite, basée sur l’improvisation. L’époque
de la composition « obligée » a vu l’improvisation
dépérir rapidement, et tout ce qui rappelle encore sa
pratique dans certaines fantaisies du Classicisme
viennois se définit justement par l’absence de tout dyna-
misme thématique30.

L’idée de la totalité renvoie aux modalités de l’évo-


lution qu’impose l’écriture, laquelle modifie qualitati-
vement le statut de la musique : celle-ci se constitue
dans un ordre qui se voit alors affranchi des contraintes
physiologiques du geste encore présent dans l’écriture
neumatique et dans la pratique de l’improvisation. Avec
la composition, la musique se fait œuvre, s’objective et
s’élève à son statut d’apparence. Le deuxième point à
souligner est donc que la catégorie de l’apparence est
tout autant philosophique que sociologique, selon le
motif de l’écriture hérité de Max Weber. Sans cette
mutation de la pratique de l’écriture, la musique occi-
dentale n’aurait pu se détacher de son soubassement
physiologique, encore présent dans la pratique vocale
et plurivocale. La constitution de la musique dans
l’ordre de l’apparence suggère ainsi un autre sens du
dramatique : Adorno souligne que le dynamisme du
travail thématique et motivique est « fictif » et qu’il doit

30. QUF, p. 315-316.

53
se définir dans sa relation avec le statisme de l’écriture.
Le statut de l’apparence est également pensé comme
un aspect de la rationalisation de la musique et devient
à ce titre un problème constitutif de la composition
musicale. L’insistance d’Adorno sur le moment de
l’apparence en art, telle qu’on la rencontre notamment
dans Théorie esthétique, est à comprendre dans la pers-
pective sociologique d’une rationalisation de la
musique et non pas comme un motif abstraitement tiré
de la philosophie. Enfin, le motif de l’écriture permet
de préciser l’argument sociologique qui conduit
Adorno à mettre en relation la musique de Beethoven
avec l’époque de la bourgeoisie montante. Adorno se
défend d’une relation simpliste entre les catégories
sociales et la musique, en soulignant que le rapport
entre musique et société ne peut être conçu qu’à partir
des catégories artistiques. Il considère la « totalité dyna-
mique » chez Beethoven comme une « image du travail
social »31 : l’économie ou la concentration du travail
thématique beethovénien ne serait pas sans relation
avec l’évolution plus générale du travail dans la société.
À en rester à une seule approche formelle du travail
thématique, la proposition est peu convaincante ; en
revanche, l’argument de l’écriture suggère qu’il s’agit
de penser ici la question de la pratique artistique, celle
de la composition, relativement à ses déterminations
sociales.

L A THÉORIE DES TYPES :


LES TEMPS INTENSIF ET EXTENSIF

Adorno dit explicitement son refus d’une « défini-


tion formaliste »32 de la symphonie, affirmant que la
musique symphonique ne doit pas être envisagée
comme une « sonate pour orchestre »33. L’introduction
du critère du temps semble répondre à cette exigence,
et c’est sous cet angle qu’il nous faut aussi envisager la

31. ISM, p. 214.


32. Ibid.
33. ISM, p. 99 : « Bekker avait pourtant raison lorsqu’il
s’opposait à la définition formaliste de la symphonie comme
sonate pour orchestre. »

54
catégorie du dramatique. Adorno fait de la contraction
du temps34 (die Kontraktion der Zeit35) le critère décisif de
son approche de la musique symphonique dramatique,
comme on le voit dans les notes sur Beethoven mais
également dans les quelques passages, fort peu nom-
breux, où est abordée la musique symphonique en des
termes généraux. Adorno n’est pas le premier à parler
de la concentration et de l’intensité de la musique sym-
phonique beethovénienne, c’est là un lieu commun de
la littérature musicologique sur le compositeur. Il éla-
bore toutefois une perspective originale dans sa tenta-
tive de développer une théorie des types qui porte de
façon plus générale sur le temps musical. À la différence
de Paul Bekker, par exemple, il ne parle pas d’une
« concentration des idées »36, mais bien d’une contrac-
tion du temps, celle à laquelle correspondrait le « type
intensif ». Introduisant le rapport au temps, il souligne
que la théorie des types intensif et extensif s’éloigne de
tout critère formel.
La théorie des types trouve, en particulier, sa place
dans le cadre d’une réflexion sur le style tardif de Beet-
hoven, qu’Adorno juge37 essentiellement marqué par un

34. L’idée d’une « contraction du temps » est essentielle à la


compréhension du temps musical en tant que ce dernier se dis-
tingue du temps linéaire qui passe. Cette idée a été particulière-
ment travaillée par Christian Accaoui dans son livre Le temps
musical, Paris, Desclée de Brouwer, 2001. À travers l’idée d’un
« temps-fresque », Christian Accaoui travaille le paradoxe du
temps musical : être capable de créer l’écoulement du temps tout
en l’arrêtant, ou encore surmonter la pure succession sans tomber
dans la simultanéité qui est a-temporelle ; il montre que la forme
sonate a été une des modalités historiques privilégiées du temps-
fresque et suggère à juste titre qu’Adorno a pointé ce paradoxe
du temps musical à propos de la symphonie beethovénienne. La
pensée de la contraction du temps dans la musique symphonique
trouve toutefois, chez Adorno, des motifs spécifiques qu’il
convient selon nous d’explorer afin de pouvoir rendre compte
aussi de la conception conflictuelle que le philosophe propose
de la contraction du temps, dans l’aspiration qu’il formule à
travers le temps extensif, de son possible dépassement.
35. B, fragment 219, p. 135.
36. M, p. 99.
37. MM, « Le style tardif de Beethoven », p. 9-12 ; « Chef-
d’œuvre distancié, à propos de la Missa Solemnis », p. 133-146. Sur
l’interprétation générale du dernier Beethoven par Adorno, on
peut consulter l’ouvrage de Michael Spitzer, Music as Philosophy,
Adorno and Beethoven’s Late Style, Bloomington, Indiana University
Press, 2006.

55
renoncement au dynamisme du travail thématique et
motivique. Adorno ne réduit pas Beethoven à la « tota-
lité dynamique », il est, au contraire, beaucoup plus inté-
ressé par toute la couche de son œuvre qui semble la
contredire. Le type extensif apparaît chez le composi-
teur à la fin de la période médiane, notamment dans
quelques œuvres exemplaires : la Sixième Symphonie et le
Trio, op. 97. Adorno considère le type extensif comme
ce qui conduit vers le style tardif38 et ce qui critique, de
l’intérieur, la totalité dynamique beethovénienne. Il sug-
gère une conception conflictuelle de Beethoven qui
relativise d’emblée la catégorie du dramatique tradition-
nellement attachée à la vérité de la symphonie beetho-
vénienne. Il confère beaucoup plus d’importance, pour
comprendre Beethoven, au style tardif qu’aux sym-
phonies a priori les plus exemplaires, comme la Troisième
ou la Cinquième, suggérant même que la catégorie du
dramatique, pour Beethoven, aurait en soi quelque
chose de contradictoire. L’introduction du type extensif
ne doit pas être envisagée dans une perspective dia-
chronique, comme l’indication d’une autre période de
la composition beethovénienne : Adorno rapporte l’un
à l’autre les types intensif et extensif, et en fait deux
modalités divergentes du rapport au temps de la
musique beethovénienne, l’une et l’autre tout aussi
déterminantes.
La théorie des types est restée à l’état d’ébauche,
comprenant quelques remarques sur la Pastorale et
l’amorce d’une analyse référée à la partition du premier
mouvement du Trio, op. 97. Adorno affirme qu’il y a là,
pour lui-même, une question extrêmement complexe et
difficile, et son projet a de fait avorté. À défaut de pou-
voir exposer cette théorie, il est possible d’en saisir
l’orientation générale, notamment au vu de son exi-
gence de se dégager d’une démarche formaliste. Il
semble en effet que la distinction entre les types intensif
et extensif, ici, trouve son sens relativement à un critère
qui est celui de l’écoute, et plus généralement de l’expé-
rience musicale. Adorno, nous le verrons, est lointaine-
ment influencé par la pensée musicale d’Ernst Bloch,
lequel, dans L’esprit de l’utopie, rattachait les catégories
du dramatique et de l’épique au problème de la desti-
nation finale de l’écoute musicale.

38. B, fragment 220, p. 137.

56
Mais il faut avant toute chose prévenir l’erreur qui
consisterait à voir dans les types intensif et extensif une
détermination liée à la brièveté et à la longueur du
mouvement. Ce critère quantitatif, en réalité extérieur
à la musique, n’est jamais évoqué par Adorno. Le type
extensif appartiendrait à ce moment où la musique
semble renoncer à la maîtrise du temps symphonique
qui caractérise au contraire le type intensif. Ce n’est
pas le rapport du bref au long qui est significatif, mais
celui qui relie la concentration à la détente, l’activité
à la passivité. Dans le type extensif, la musique semble
s’attarder, traîner, s’offrant dans une valeur de pré-
sence qui se verrait interdite avec le type intensif. Pour
préciser ce rapport, Adorno souligne que la logique
dynamique de la progression est abandonnée et il intro-
duit même, à propos de la Pastorale, l’idée paradoxale
d’un statisme de la forme. Le type extensif va de pair
avec un renoncement au travail thématique et moti-
vique.
Mais l’importance de l’écoute est tangible dans le
texte Radio Voice 39 où sont abordées les questions de
l’« intensité » et de « la concentration de la forme
symphonique »40. Adorno revient sur le travail moti-
vique et thématique qu’il définit ici, dans le prolon-
gement de Schoenberg, comme la technique par
laquelle on développe de façon variée l’ensemble ou
l’intégralité du mouvement à partir de la position des
motifs initiaux. Il insiste de nouveau sur le caractère
téléologique de cette technique compositionnelle,
postulant que l’identité des motifs n’est reconnue
qu’une fois leur complet développement effectué,
c’est-à-dire à la fin du mouvement : la vérité des
motifs est non dans leur position initiale, mais dans
la logique de leur développement et dans une iden-
tité concrètement effectuée. Adorno relie ainsi la
technique du travail motivique et thématique à une
logique circulaire et close. Mais il y superpose un
autre argument faisant intervenir directement l’écoute
et l’interprétation. Se référant aux travaux du musi-
cologue Thrasybulos Georgiades, il affirme qu’on
n’entend vraiment la première mesure d’un mouve-
ment symphonique classique qu’à condition d’avoir

39. B, p. 174-179.
40. B, p. 174.

57
entendu la dernière. Le critère d’une bonne inter-
prétation d’un mouvement symphonique serait dans
ce temps lui-même hors temps, hors la succession,
dans la relation qui devrait idéalement s’établir entre
la fin et le début. Lorsque Adorno s’attaque au pro-
blème de la radio, affirmant que la symphonie à la
radio n’est pas la symphonie, c’est toujours à ce
même critère temporel de l’audition qu’il se réfère :
la radio, en fragmentant l’écoute, ne permettrait plus
la constitution de cette écoute téléologique qui satis-
fait la forme symphonique.
Adorno rattache donc au dynamisme musical l’idée
d’une spatialisation de l’écoute, laquelle n’est pas sans
porter en elle un caractère contradictoire. Car si le tra-
vail thématique permet le déploiement fictif de la
musique dans le temps, il exige en même temps une
concentration de l’écoute qui va à rebours de l’effec-
tuation temporelle de la musique. La concentration du
travail thématique n’est pas dissociée de la concentra-
tion qui est imposée à l’audition. Il est intéressant,
dans le chapitre « Fonction et dramaturgie » de
Musique de cinéma, de voir Adorno opposer l’œil à
l’oreille, faisant du premier « un organe d’effort, de
travail, de concentration » alors que la seconde, plus
archaïque, serait « plutôt détendue, passive » : « Com-
parée à l’œil, écrit-il, l’oreille a quelque chose de som-
nolent, d’engourdi. Mais sur cette somnolence pèse le
tabou que la société fait peser sur tout ce qui est
paresse en général. La musique a toujours constitué
une tentative de ruser avec ce tabou41. » L’écoute de
la musique symphonique dramatique peut sous cet
angle être considérée comme une écoute appareillée
par l’œil, non sans rapport avec la spatialisation que
représente l’écriture. Lorsque Adorno introduit le
temps extensif, il valorise, pour Mahler, la passivité et
la détente de l’écoute que rendrait possibles sa
musique et il tend, selon nous, à réhabiliter l’oreille
dans sa dimension de passivité. Déjà à propos du type
extensif chez Beethoven, il soulignait l’importance des
moments de respiration et de suspension de la
musique, aux antipodes de la concentration du type
intensif.

41. MC, p. 32.

58
L A DESTINATION FINALE DE LA MUSIQUE :
B LOCH ET A DORNO

La problématique de l’écoute, qui affleure à propos


du temps extensif, ne se réduit toutefois pas à une théorie
perceptive : il faut faire intervenir la dimension de l’expé-
rience musicale et de son sens. C’est, en tout cas, sous
cet angle que nous proposons de comprendre le para-
doxe introduit par Adorno à propos de la maîtrise du
temps symphonique, selon lequel elle tromperait l’ennui
et tuerait le temps. Adorno suggère que la dramatisation
de la forme symphonique a quelque chose de foncière-
ment hostile à la véritable expérience de l’écoute musi-
cale et que le critère dramatique de l’action ne peut satis-
faire les attentes de l’expérience de la musique dans ce
qu’elle a d’irréductible. Les limites du modèle drama-
tique, pour la musique, seraient à trouver de ce côté-là,
non pas seulement en raison du caractère téléologique
de la forme. Le dénouement est alors le point crucial de
la forme dramatique en ce que tout le processus doit y
conduire dans sa nécessité : la question du dénouement
ne peut être traitée d’un point de vue seulement formel,
mais elle doit l’être en considération du sens de l’expé-
rience musicale. Il est intéressant et instructif dans cette
perspective de se retourner vers Ernst Bloch qui soulève
dans L’esprit de l’utopie la difficile question du dénoue-
ment de la symphonie dramatique beethovénienne.
S’appuyant sur les réflexions du musicologue August
Halm, qui avait défendu Anton Bruckner contre Beet-
hoven, Ernst Bloch réfléchit aux limites du finale beetho-
vénien, lui reconnaissant quelque chose de factice dans
son moment affirmatif et victorieux. Celui-ci renverrait
la musique à sa dimension fictive, dans une mise à dis-
tance qui empêcherait l’adhésion musicale : Bloch
oppose au finale beethovénien une synthèse qui, chez
Bruckner, « s’effectue extensivement »42, libérant un tout
autre rapport à la musique, ce qu’il appelle encore une
« plongée dans l’épique »43 marquée par « les images du
souvenir »44.
Adorno prend ses distances vis-à-vis de l’interpréta-
tion proposée par Bloch de Bruckner et se montre sou-

42. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 93.


43. Ibid., p. 94.
44. Ibid., p. 93.

59
cieux de réhabiliter Mahler qui est tout juste évoqué
dans le livre sur l’utopie. Mais la manière dont Bloch
envisage le dénouement de la symphonie dramatique
beethovénienne ne semble pas étrangère à son orienta-
tion. Outre les rapports entre intensif et extensif, dra-
matique et épique qui affleurent à propos de la question
du finale, c’est de façon plus générale le problème de
la signification de l’expérience musicale qui fait le lien
entre les deux hommes. Le dénouement pose la ques-
tion de savoir ce qu’on attend de l’écoute musicale et
ce que celle-ci offre en retour. Or, comme Bloch,
Adorno voit dans le finale beethovénien un moment qui
dénonce la musique, renvoyée à son côté fictif et illu-
soire, dans une « gestuelle » qualifiée de « décorative »45.
Comme pour son aîné, le rapport de type dramatique
entre la tension et sa résolution, dans le dénouement,
a pour lui, dans son côté théâtral et fictif, quelque chose
qui disconvient fondamentalement à la musique. Si la
musique dramatique a ainsi quelque chose d’illusoire et
de faux, c’est du point de vue de l’expérience qu’on
peut en faire. Adorno introduit implicitement cet argu-
ment lorsqu’il parle de la « maîtrise » du temps sympho-
nique comme de ce qui « tue le temps », au sens d’un
« désir de tromper l’ennui ». La gestuelle décorative du
finale beethovénien renoue ici avec la problématique
du divertissement qu’Adorno envisage également
comme une manière fausse et inadéquate de remplir le
temps. Cette problématique du remplissage du temps
est récurrente dans le rapport entre le temps intensif et
le temps extensif, et vient faire le partage entre deux
manières de se rapporter au temps. Dans la maîtrise sym-
phonique, le temps est dominé et soumis, mais en faveur
d’une vacuité qui semble le condamner. Dans le type
extensif, il y a un remplissage du temps qui n’a plus rien
à voir avec un quelconque défi à l’ennui : non seule-
ment le temps est laissé libre, mais surtout il se charge
d’une qualité de présence absente dans la contraction
du type intensif. Il est significatif que seul le type extensif
soit rapporté, dans les notes sur Beethoven, à la dimen-
sion de l’expérience musicale : c’est à propos du pre-
mier mouvement de la Pastorale en particulier
qu’Adorno fait mention du bonheur et de la joie que
procure la musique.

45. ISM, p. 215.

60
Se profile chez Adorno, à travers le type extensif, le
problème du sens de l’expérience musicale qui était clai-
rement soulevé chez Bloch, à propos du finale. Recon-
naissant les limites du dénouement du drame beetho-
vénien, Bloch lui opposait l’aptitude de la musique à
ouvrir ce qu’il jugeait être la dimension de la transcen-
dance, en une forme d’élévation impossible dans le
dénouement dramatique. C’était là pour lui le contenu
véritable de la musique, dans sa dimension utopique, et
qui justifiait les limites du modèle dramatique, mani-
festes dans le dénouement. Adorno interroge la
musique de façon très différente de son aîné, mais la
question de la destination finale de la musique, présente
chez Bloch, ne semble pas, là encore, étrangère à sa
réflexion sur le temps. À travers les types intensif et
extensif affleure l’idée d’un certain rapport du temps à
la transcendance. Cela est visible à plusieurs niveaux.
Dans le texte Zweite Nachtmusik46, qui réfléchit au passage
de la musique préclassique à la musique symphonique,
Adorno introduisait déjà sa conception de la soumission
et la maîtrise symphonique du temps. Adorno ne perd
jamais de vue, même s’il le formule de façon discrète,
la relation entre le temps musical et le temps de
l’époque47. Aussi aborde-t-il le temps de la musique pré-
classique en le situant par rapport à un contexte général
qui est celui d’une époque où le temps aurait perdu sa
dimension sacrée, n’étant plus articulé par l’histoire
sainte. On ne peut s’empêcher ici de penser à Lukács,
dans Théorie du roman, qui insistait lui aussi sur le nou-
veau rapport au temps ouvert par l’époque moderne,
faisant de la problématique du roman un aspect majeur
de cette conscience historique du temps. La musique
préclassique appartient à son époque dans la mesure où
elle a avant tout affaire à cette linéarité du temps qui
passe, puissance de désintégration et finalement de
mort. Adorno envisage le temps de la musique préclas-
sique – approximativement celle d’avant 1750 – comme
une façon de se rapporter à ce temps devenu menaçant
et voit dans son statut de divertissement, de divertimento,
une manière de rivaliser avec le cours du temps et de le
neutraliser, déjà une manière fausse et inadéquate de
remplir le temps. Adorno insiste sur l’échec à la fois

46. GS, 18, p. 51-52.


47. C’est une thématique importante dans l’approche de
Mahler par Adorno.

61
fonctionnel et formel de la musique préclassique : en
divertissant, elle susciterait l’ennui. Elle n’a pas les
moyens techniques de lutter contre le cours du temps :
musique de la répétition statique, elle ne parvient pas à
s’opposer à la linéarité du temps qui passe. La manière
dont Adorno aborde la musique préclassique détermine
les termes dans lesquels il faut envisager chez lui l’idée
de la concentration du temps de la musique sympho-
nique. Celle-ci doit, au plan technique, pouvoir sur-
monter le cours du temps qui passe : les processus de
mise en tension de la logique musicale dans sa dimen-
sion dramatique permettent pour partie de répondre à
cet objectif. Mais elle doit aussi pouvoir, au niveau de
l’expérience musicale, surmonter la vacuité du temps
qui passe. C’est là que se noue la problématique d’un
remplissage du temps, et ce qui marque pour Adorno
l’échec du type intensif, qui place encore la musique du
côté du divertissement, du décoratif, dans son inapti-
tude à instituer une temporalité ouverte à la transcen-
dance, dans une forme de suspens qualitatif qui vien-
drait rompre le seul passage et cours du temps. Cette
thématique revient dans le livre sur Mahler, à travers la
catégorie de la « percée » qui désigne ce moment de
transcendance, cette verticalité du temps qui semble
être pour Adorno le critère de l’expérience musicale au
nom duquel est évaluée la logique du dénouement dra-
matique.
Il faut donc reconnaître la relation lointaine qui
existe entre une telle conception du temps musical et
la dimension utopique qui sous-tend la pensée d’Ernst
Bloch. Dans le texte d’hommage qu’il lui consacre dans
Notes sur la littérature, Adorno y fait référence en un rap-
prochement avec le Lukács de la même époque travail-
lant sur Dostoïevski – le jeune Lukács de La théorie du
roman. Il affirme qu’elle l’a profondément influencé, en
raison de ce point central autour duquel tout s’organise,
« la perspective de la fin messianique de l’histoire, de la
percée vers la transcendance »48. La thématique d’un
temps rempli qu’Adorno introduit à propos des temps

48. NL, p. 387. Pour Bloch, le symbole musical de cette


percée était le fameux signal de trompette dans le deuxième acte
de Fidelio. Pour une approche plus générale et différenciée des
relations entre T. W. Adorno et Ernst Bloch, on peut se reporter
à Europe, no 949, mai 2008, T. W. Adorno, Ernst Bloch, sous la direc-
tion de Michael Löwy et Max Blechman.

62
intensif et extensif doit être envisagée en relation avec
tout ce contexte qui dessine les contours d’une pensée
qu’on ne peut appréhender au seul plan formel et tech-
nique.
Il y a, dans le langage adornien, deux sens du drame
pour la musique symphonique. Le premier, que nous
avons envisagé à travers le travail thématique et la tota-
lité dynamique beethovénienne, est à mettre en relation
avec une problématique formelle qu’on ne peut
négliger, l’important restant cependant à la resituer par
rapport au progrès du matériau musical. À travers le
drame, auquel correspond le type intensif, Adorno
aborde le progrès relativement au critère du temps
musical : la contraction du temps marque la conquête
d’un dynamisme dont la vertu est de libérer la logique
musicale du rapport primitif au statisme de la répétition.
C’est le premier sens de la dimension d’action liée au
drame : la musique invente les moyens techniques de
l’événementiel. Le matériau musical, chez Adorno, doit
donc être envisagé aussi sous l’angle du temps et ne se
réduit pas à des déterminations syntaxiques et formelles.
Cette dimension du temps est en réalité une coordina-
tion ou un rapport d’espace et de temps, raison pour
laquelle la question de l’écriture est un élément intrin-
sèque de l’approche : le déploiement dans le temps du
travail thématique et motivique n’est pas envisageable
indépendamment d’une spatialisation de la musique,
qui est l’autre aspect, relativement à l’espace, du progrès
du matériau musical.
Cette spatialisation de la musique, pour le drame, a un
autre sens qui ne relève plus de la seule dimension du
matériau musical et de son évolution, et elle concerne
Beethoven en particulier : « Les symphonies de Bee-
thoven présentent une structure d’un impact particulier.
Compression et balisage du déroulement temporel y ont
pour tâche d’abolir le temps, qui s’immobilise et se
condense en quelque sorte dans l’espace49. » Adorno
introduit un second sens du drame, non plus formel,
mais relatif à la force, à l’énergie et à la puissance de la
symphonie beethovénienne, et suggère une autre
conception de la spatialisation de la musique dont la
valeur avait été reconnue par Bloch. Celui-ci mention-
nait en effet que le dynamisme du travail thématique ne

49. QUF, p. 182-183.

63
pouvait à lui seul rendre compte de la dramatisation de
la symphonie beethovénienne et qu’il fallait pour cela
chercher un autre principe d’explication. S’appuyant à
nouveau sur le musicologue Halm, il reliait la dramatisa-
tion beethovénienne à la conception d’une « forme-évé-
nement »50 (Ereignisform), entièrement soumise à la puis-
sance du rythme au détriment de tout élément chantant.
La spatialisation de la musique, pour Bloch, devait être
comprise relativement à la disparition du thème chan-
tant et à une hégémonie de la dimension rythmique
s’emparant de toute la progression harmonique. La dra-
matisation beethovénienne trouvait donc son sens relati-
vement aux deux éléments à partir desquels Bloch
appréhende l’histoire de la musique : le chant et la
danse51. La dramatisation beethovénienne exclut le
chant et impose de façon univoque l’élément rythmique,
selon un sens de la spatialisation de la musique qui
appartient à l’expérience de l’écoute. C’est au titre de
l’argument du chant qu’il justifiait une réhabilitation de
Bruckner contre Beethoven et évaluait les limites du
finale beethovénien : « Depuis peu, Bruckner a trouvé
en Halm un exégète dévoué de son savoir et de son rôle.
Halm a montré que Bruckner nous donne ce qui
manque à l’apport de Beethoven, chez qui le chant
s’effaça dans la grandeur de l’élan, dans l’énergie du
motif, et dans la force de régir des masses52. » Bien qu’il
s’éloigne à maints égards de Bloch, Adorno ne semble
pas ignorer ce sens rythmique de la dramatisation
beethovénienne qu’il évoque à propos des symphonies :
« Dans la symphonie de Beethoven, le travail de détail, la
richesse latente des formes et des configurations inté-
rieures recule devant l’impact métrico-rythmique ; les
symphonies veulent simplement être entendues de bout
en bout dans leur déroulement et leur organisation tem-
porelle, alors que la verticalité, le simultané, le miroir
sonore restent parfaitement intacts53. » Mais surtout on

50. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 85.


51. Ibid., p. 52 : « Comment nous entendons-nous au début ?
En chantonnant sans fin et en dansant. Ces deux manifestations
n’ont pas reçu de nom. Elles n’ont pas de vie propre, et nul ne
les a personnellement mises en forme. Elles possèdent, lorsqu’on
les découvre, le charme des commencements originels. Mais il a
fallu d’abord passer par tout le reste qui sût préparer l’expression
ample et ferme. »
52. Ibid., p. 95.
53. ISM, p. 100.

64
le voit privilégier, dans le type extensif, l’élément anti-
dansé qui contribue à redonner à la musique beethové-
nienne une qualité prosaïque qui faisait totalement
défaut dans la puissance dramatique. S’il n’introduit pas
à ce propos le chant, comme le fait Bloch, il fait de l’élé-
ment narratif un aspect déterminant du type extensif.
Insistant sur la remise en cause du travail thématique
dans le premier mouvement du Trio, op. 97, il situe
l’exposition du premier thème dans le contexte épique
d’une narration : comme si, écrit-il54, quelqu’un com-
mençait à lire Homère pour lui-même à voix basse. Les
respirations et les pauses de la musique, qui lui donnent
le caractère d’un récitatif, sont celles d’un narrateur qui
parle en se souvenant. Nous le verrons, Adorno semble
bien, à travers l’épique, prendre en compte la détermi-
nation de la voix pour penser la musique dans son évolu-
tion, y compris lorsqu’elle s’affirme comme purement
instrumentale à travers la symphonie. À la question du
temps qu’il faut introduire pour penser le matériau et
son évolution, il convient d’ajouter la détermination de
la voix et du chant.

54. B, fragment 222, p. 138.

65
III
LA MUSIQUE ÉPIQUE ET L’ART DE NARRER

S’agissant de Mahler, Adorno prend d’emblée ses


distances vis-à-vis du modèle dramatique encore préva-
lent pour la musique symphonique de Beethoven ; il
introduit, avec les lieder, la dimension du lyrique pour
penser la symphonie mahlérienne ; il le fait toutefois à
partir d’une conception paradoxale du lyrique ; congé-
diant l’idée moderne d’un lyrisme subjectif, il organise
sa réflexion autour d’un lyrisme qualifié d’« épique »1.
L’idée de l’épique développée à propos de la symphonie
mahlérienne est indissociable de l’analyse qui est faite
de la dimension narrative des lieder, lesquels ne chan-
tent pas, mais racontent (erzählen).
Le traitement de la symphonie épique mahlérienne
chez Adorno est subordonné à la question de la narration.
En son sens musical, celle-ci doit être distinguée de la
prose musicale. En son sens philosophique, elle établit un
rapport privilégié à Walter Benjamin, qui avait introduit et
développé dans Le narrateur une conception de l’épique
différente de celle du jeune Lukács. Nous prolongeons à
présent la réflexion amorcée dans le premier chapitre en
soulignant l’écart qu’Adorno adopte aussi vis-à-vis de la
Théorie du roman, en raison du rapport qu’il construit dans
son livre sur Mahler entre roman et narration.

L E LYRISME ÉPIQUE DES LIEDER MAHLÉRIENS

Il est frappant de voir Adorno déplacer d’emblée son


approche de la symphonie, par rapport à Beethoven,

1. M, p. 116.

67
lorsqu’il cherche à définir la dimension romanesque de
la symphonie mahlérienne. Dans les dernières pages du
chapitre « Roman », il accorde aux lieder un rôle décisif
pour la compréhension de la forme symphonique : « Ce
sont les lieder qui font la liaison entre le romanesque et
l’écriture proprement mahlérienne2. » L’argument est
assez paradoxal puisqu’il contredit la conception de la
musique symphonique comme musique absolue et
affranchie de tout rapport à la voix. C’est pourtant en
privilégiant cette direction qu’Adorno aborde la
musique symphonique de Mahler. Les lieder sont loin
d’être des « études préalables »3 : « Les lieder trouvent
dans les symphonies un développement qu’ils auraient
tout aussi bien pu trouver déjà en eux-mêmes4. » Adorno
ne se contente pas de prendre acte de la perméabilité
qui existe chez Mahler entre les lieder et les symphonies,
la plupart d’entre elles reprenant pour certains de leurs
mouvements des lieder écrits précédemment. Il inverse
la perspective en choisissant comme terrain d’élection
la production lyrique de Mahler, y voyant le potentiel
symphonique qui sera développé dans les œuvres de
plus grande envergure. L’originalité de la musique
symphonique de Mahler serait donc à chercher dans
la conception elle-même singulière des lieder, ce
qu’Adorno s’emploie effectivement à montrer.
L’argumentation développée à ce sujet a pour
objectif manifeste de situer le lied mahlérien d’une
double façon : par rapport au Kunstlied, d’un côté, au
Volkslied, de l’autre, et de le démarquer de l’un comme
de l’autre. D’un côté, Adorno note que le lied chez
Mahler se distingue de toute la production musicale
lyrique de l’époque en ce qu’il « s’éloigne résolument
du moi psychologique individuel »5 et « sort des limites
étroites de l’expression des sentiments subjectifs »6. Ce
serait là un aspect de sa dimension symphonique, liée
en particulier « au choix archaïsant des textes »7 : le lied
mahlérien ne saurait être compris à partir de la sphère
psychologique et subjective du moi qui définit tradition-

2. M, p. 114.
3. Ibid.
4. M, p. 116.
5. M, p. 114.
6. M, p. 115.
7. M, p. 114.

68
nellement le lyrique8. Mais il ne peut non plus l’être à
partir de la « chanson populaire »9, en dépit du choix
archaïsant des textes qui renvoient, pour les Wunderhorn-
lieder, au contexte du rapport romantique à la chanson
populaire.
Dans l’insistance avec laquelle Adorno situe son
propos par rapport à la chanson populaire, nous
abordons l’autre aspect de son approche du roman-
tisme, laquelle n’est pas seulement liée à la musique sym-
phonique, mais l’est à l’idéologie du populaire, nais-
sante à cette même époque et qu’il a à cœur de
dénoncer. Dans les quelques textes10 consacrés à ce sujet,
Adorno insiste sur la contradiction qui existe entre le
moi romantique et le contenu véritable de la chanson
populaire : toute tentative de faire revivre celle-ci est
vouée à l’échec et a quelque chose de faux. Il voit d’un
mauvais œil les arrangements de Brahms que l’on classe
ordinairement sous la catégorie du Volkslied, pour lui
toute musique populaire nouvelle est kitsch. Mais à
l’argument musical il joint celui, sociologique, selon
lequel la chanson populaire ne peut qu’avoir perdu sa
fonction véritable dans une société humainement
divisée. Dans sa dimension vivante, elle a irrémédiable-
ment disparu. La dénonciation qu’en fait Adorno est à
mettre en relation avec le rôle idéologique qu’elle a joué
à partir du début du siècle en Allemagne, dans les mou-
vements de jeunesse réformateurs de la vie, puis dans
l’éducation musicale sous le IIIe Reich11. Mais il faut éga-
lement la mettre en rapport avec la conception de l’évo-
lution de la musique et du progrès du matériau musical,
au sein de sa philosophie de la musique. Comme nous
l’avons souligné dans le chapitre précédent, Adorno ne

8. Emil Staiger, Grundbegriffe der Poetik, Munich, Deutscher


Taschenbuch Verlag, 1971, 1978, p. 11-61.
9. M, p. 115.
10. GS, 19, p. 287-292, « Volksliedersammlungen » (1926) ;
GS 18, p. 345-353, « Situation des Liedes » (1928) ; on peut
consulter sur la question du chant chez Adorno l’article de Lucia
Sziborsky, « Funktion und Bedeutung des Singens bei Adorno »,
in Lucia Sziborsky, Rettung des Hoffnungslosen, Untersuchungen zur
Ästhetik und Musikphilosophie Theodor W. Adornos, Würzburg,
Königshausen und Neumann, 1994, p. 43-54.
11. Se référer à ce sujet au catalogue de la remarquable expo-
sition « Le Troisième Reich et la musique », 8 octobre 2004 - 9 jan-
vier 2005, qui s’est tenue à la Cité de la Musique à Paris sous la
direction de Pascal Huynh.

69
sépare pas son approche de la forme musicale de celle de
la fonction sociale de la musique. L’émergence du travail
motivique et thématique appartient à l’époque où la
musique se constitue aussi dans son autonomie formelle,
s’élève à son statut d’apparence et acquiert une nouvelle
fonction, esthétique. La réflexion sur la chanson popu-
laire pointe l’autre versant de cette évolution. Adorno
indique que cette époque, dont les romantiques ont été
les témoins et théoriciens privilégiés, est aussi celle de la
disparition d’une tradition vivante de la musique : la
chanson populaire, faite pour être écoutée, mémorisée
et chantée, cimentait un lien humain qui, historique-
ment, n’existe plus. Nous avons vu l’importance
accordée par Adorno à l’écriture dans les mutations for-
melles et sociales qui affectent la musique à l’époque de
Beethoven. L’argument de l’écriture joue aussi pour la
chanson populaire, dont la mise en texte ou la fixation
sur le papier constituaient le terrain d’élection de
l’entreprise romantique. Pour Adorno, ce moment ne
fait qu’attester d’une disparition de l’expérience vivante
de la musique populaire et d’une réification qui, loin de
la sauver, signe une fin irréversible. Adorno refuse l’idéo-
logie romantique attachée au Volkslied et plus générale-
ment la conception du Volkslied, qu’il juge être une
invention problématique de la modernité. Le lied, pour
lui, n’échappe pas au progrès du matériau musical et aux
mutations d’ordre formel et fonctionnel qui s’ensuivent,
ce qu’il entend signifier par son usage de la catégorie du
Kunstlied. Celle-ci, chez Adorno, doit être comprise en
relation avec l’évolution du matériau musical marquée
par l’émergence de la fonction esthétique, la loi de
l’apparence et la disparition conséquente de la chanson
populaire dans sa dimension vivante.
La nette distance qu’Adorno prend vis-à-vis de la
conception romantique du Volkslied permet de com-
prendre qu’il ne peut s’agir de penser, pour les lieder
mahlériens, un quelconque retour en arrière. La
démarche du compositeur, en particulier dans les Wun-
derhornlieder, ne peut équivaloir à faire revivre ou
entendre les sonorités d’une époque jugée révolue. Sur
ce point, Adorno prend soin de situer la démarche com-
positionnelle de Mahler par rapport à l’état du matériau
musical : la totalité est envisagée comme un problème
constitutif de la composition musicale, non sans rapport
avec la contraction du temps qui caractérise de façon
initiale la problématique symphonique. C’est donc dans

70
le contexte ouvert par Beethoven que la perspective sur
la musique de Mahler prend son sens. Adorno veut mon-
trer que Mahler répond à la problématique sympho-
nique de la totalité, mais avec des moyens qui ne sont
plus ceux de Beethoven : le dynamisme du travail théma-
tique et motivique céderait sa place à une logique musi-
cale modifiée. Aussi le caractère symphonique des lieder
ne tiendrait-il pas à leur masse orchestrale12 ni à leur
longueur – qui touche à son point maximal dans Le Chant
de la Terre ; Adorno semble privilégier le fait qu’ils
construisent une progression musicale qui ne reposerait
plus sur le travail thématique et motivique, celle à
laquelle la totalité beethovénienne serait au contraire –
dans la perspective qui est la sienne – subordonnée.
Pour définir le lyrisme de Mahler et le distinguer de
tout lyrisme subjectif, Adorno s’appuie sur la catégorie
du récit ou de la narration : « Celui qui chante ces lieder
n’est pas le sujet compositeur ; ils ne parlent pas
d’eux-mêmes mais racontent – lyrisme épique, compa-
rable à celui des chansons enfantines, dont l’allure se
retrouve au moins dans les premiers lieder mahlériens,
avec leurs emprunts ambigus à la musique de danse et la
musique légère13. » Adorno précise cette jonction entre
le lyrique et l’épique en introduisant la catégorie de la
ballade. Traditionnellement considérée comme un
genre lyrique, mais possédant une dimension narrative
qui peut prendre des formes diverses, la ballade n’est pas
un genre définitivement fixé ; c’est une forme en tout cas
très prisée en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle et
dont l’usage est lié au romantisme. En évoquant la bal-
lade, Adorno situe implicitement sa réflexion dans un
contexte littéraire assez repérable et non sans prolonge-
ment dans le domaine de la musique : on pense à Carl
Lœwe (1796-1869), maître incontesté de la ballade, mais
surtout au cycle des Magelone-Romanzen14 (1861-1868) de
Brahms qui, peut-être plus que tout autre, exemplifie la
dimension narrative du lied romantique allemand.

12. M, p. 118.
13. M, p. 116.
14. Ce cycle de lieder est construit à partir de poèmes de
Ludwig Tieck inspirés d’une vieille légende provençale. Son
caractère narratif est exemplifié par l’alternance des épisodes
récités et des lieder. La poésie est intercalée dans la trame nar-
rative, selon la conception du roman qui était chère aux roman-
tiques.

71
En même temps, Adorno, pour Mahler, développe
une conception de la ballade qui n’a pas de strict équi-
valent musicologique. La dimension de récit, tout
d’abord, ne renvoie pas au texte et à la dimension nar-
rative de celui-ci, comme c’est le cas ordinairement ; le
lied mahlérien n’est pas envisagé du point de vue d’un
texte narratif qui serait mis en musique, il n’appartient
pas plus à la jonction de moments narratifs et lyriques,
comme ce serait le cas, par exemple, pour Brahms. La
logique du récit qualifie directement la logique musi-
cale et sa progression : « Lyrisme et symphonie se rejoi-
gnent dans la ballade [...]. Les lieder mahlériens possè-
dent l’objectivité de la ballade par leur structure
strophique, alors que le lyrisme subjectif sacrifie cette
structure à celle du poème et à la forme musicale15. »
Mais la manière dont Adorno analyse cette progression
est également singulière. Car loin de retenir le critère
de la répétition liée au caractère strophique de la bal-
lade, il insiste sur l’élément de la nouveauté. L’organi-
sation en séquences est bien évoquée, mais pour être
tout de suite relativisée par l’idée d’une répétition avant
tout variée : « La division strophique en séquences
musicales, qui toutefois ne se réduit jamais à une répé-
tition mécanique et extérieure au temps, est transportée
dans la musique symphonique. Tout en s’appuyant sur
l’ancienne compulsion de répétition, son objectivité la
brise en même temps par la production continuelle de
nouveauté16. » À travers la narration, Adorno entend
donc dessiner les contours d’une logique musicale qui
s’appuie sur la répétition, mais, paradoxalement, pour
viser un élément de nouveauté dont on peut remarquer
qu’elle se distingue de la logique du développement
dynamique appartenant au travail thématique.

L A BALLADE ET LA PROSE MUSICALE

Adorno retient pour critère du narratif la liberté


de la construction musicale. La répétition ne vaut
plus comme principe organisateur d’un retour au
même, mais se présente au contraire comme une

15. M, p. 116-117.
16. M, p. 118-119.

72
médiation pour le nouveau, l’imprévisible ; presque
comme s’il y avait improvisation. La logique musicale
est affranchie de toute symétrie formelle, de celle qui
existe dans le schéma de la forme sonate ou de celle
qui existe dans le Kunstlied, lequel obéit le plus sou-
vent à la régularité des vers. L’organisation musicale
de la production lyrique de Mahler n’est donc pas
envisagée dans sa subordination au texte poétique.
Avec Mahler, Adorno présente la conception d’un
lyrisme musical qui s’est émancipé du vers et, en ce
sens, de la poésie – c’est à ce titre que l’on peut sup-
poser qu’il distingue la production lyrique de Mahler
de celle de son époque. Pour comprendre cet aspect
de l’argumentation d’Adorno, il faut s’appuyer sur le
rapport qui existe entre poésie et prose, mais surtout
introduire la question de la prose musicale17. Car bien
qu’il n’en soit pas fait mention de façon explicite,
c’est elle qui paraît justifier non seulement l’idée
d’un lyrisme épique pour les lieder mahlériens, mais
également la jonction postulée entre la production
lyrique et la forme symphonique chez Mahler. Si le
lyrisme épique peut aboutir à la conception d’une
forme romanesque dans la symphonie mahlérienne,
c’est ici en relation avec la question de la prose musi-
cale, maillon nécessaire même s’il n’est pas ultime de
la problématique du roman.
Notons tout d’abord, à la suite de Carl Dahlhaus
dans son article « La prose musicale »18 consacré à
Schoenberg, que la subsomption de la poésie dans la
prose est une idée fondamentale chez les romantiques,

17. Dans son livre sur la prose musicale, Hermann Danuser


consacre un long chapitre à la notion de roman chez Mahler en
s’appuyant sur Adorno. À notre connaissance, c’est le seul com-
mentateur qui ait étudié le rapport du chapitre d’Adorno,
« Roman », avec La théorie du roman de Lukács. Il développe en
particulier une analyse du premier mouvement de la Troisième
Symphonie de Mahler. Sa perspective est avant tout musicologique
et consiste à établir une homologie entre musique et littérature ;
à la différence d’Adorno, il situe Mahler du côté du programme.
Notre approche est sensiblement différente dans la mesure où
elle s’attache à circonscrire et à développer la signification phi-
losophique de la catégorie du roman. Hermann Danuser, Musi-
kalische Prosa, Regensburg, Gustav Bosse Verlag, 1975, « Konstruk-
tion des Romans bei Gustav Mahler », p. 87-117.
18. Carl Dahlhaus, Schoenberg, essais édités par Philippe
Albèra et Vincent Barras, Genève, Contrechamps, 1997, p. 15-16.

73
que Walter Benjamin avait soulignée dans son livre19 sur
la critique esthétique dans le romantisme allemand.
Mais la prose fait aussi l’objet d’un traitement spécifi-
quement musical qui ne semble pas étranger à la
manière dont Adorno aborde la musique de Mahler.
L’idée de la prose musicale a une histoire complexe
qu’il n’est pas de notre propos de rappeler ni même de
résumer, et l’on s’en tiendra aux quelques éléments sus-
ceptibles d’éclairer l’approche d’Adorno. Comme le
souligne Dahlhaus, il s’agit d’une idée qui intervient à
partir du début du XIXe siècle pour désigner l’affranchis-
sement de la musique vis-à-vis de la symétrie formelle et
de la répétition. Ainsi, rappelle-t-il, « Schumann faisait
l’éloge de la Symphonie fantastique de Berlioz, dont il van-
tait “la prose”, l’émancipation à l’égard de “la loi du
temps fort”, la “ponctuation poétique supérieure” »20.
C’est une idée également centrale chez Wagner21,
lequel, dans Opéra et Drame, aspire à une mélodie libérée
de la « carrure »22, c’est-à-dire de l’organisation binaire
des cellules musicales qui marquerait l’ancienne dépen-
dance de la musique vis-à-vis de la danse. Mais c’est sur-
tout à Schoenberg qu’il convient de se référer, en raison
de l’influence que ce dernier semble effectivement avoir
ici dans la pensée musicale d’Adorno.

19. Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le


romantisme allemand, traduit par Philippe Lacoue-Labarthe et
Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion, « Champs », 1986, p. 151.
20. C. Dahlhaus, Schoenberg, p. 18.
21. Ibid., p. 22-24.
22. « Procédé de construction mélodique ou polyphonique
qui partage la phrase musicale en fragments d’égale durée
ponctués par un repos, un retour à la tonique, une cadence ou
toute autre formule. Ces fragments sont généralement les mul-
tiples de quatre d’une unité qui peut être le temps ou la mesure.
La carrure est issue des pas de la danse et permet aux danseurs
de ramener à intervalles réguliers les pieds et le corps dans leur
position de départ. Elle est présente dès les premières danses
dont la musique nous est parvenue, les estampies du Moyen Âge,
et, grâce au développement de la suite instrumentale formée de
danses variées, s’impose, au XVIIIe siècle, à l’ensemble de la
musique instrumentale et vocale. Les maîtres classiques lui sont
presque totalement inféodés, en dehors même de toute intention
chorégraphique. H. Berlioz est le premier à réagir contre la
tyrannie de la carrure », Marc Honegger (sous la direction de),
Dictionnaire de la musique, Science de la musique, « Technique,
formes, instruments », A-K, Paris, Bordas, 1976, article « carrure »,
p. 155.

74
Schoenberg développe sa conception de la prose
musicale dans un texte consacré à Johannes Brahms,
« Brahms, le progressiste »23, initialement rédigé en
1933 puis remanié et publié en 1947. Reprenant l’idée
formulée avant lui d’un langage musical affranchi, délié,
des symétries formelles, il inscrit toutefois sa réflexion
sur la prose musicale dans le contexte précis de son
esthétique, y voyant les modalités d’un « progrès de la
langue musicale »24 qu’il tente de préciser à travers
Brahms, compositeur qu’il juge important de ce point
de vue, y compris en comparaison de Wagner. Schoen-
berg réfléchit à l’irrégularité et à l’asymétrie des cellules
musicales mais sans en faire le critère ultime de la prose
musicale. Il relie en particulier l’irrégularité présente
dans certains passages de Mozart à un sens baroque de
la forme et reconnaît, par ailleurs, qu’il y a là un trait
fréquent de la composition musicale chez les post-
wagnériens. La prose musicale n’a de sens pour lui que
par rapport à l’Idée (Gedanke). Si elle peut être consi-
dérée comme un progrès, c’est dans la mesure où elle
permet plus de précision et de clarté dans la présenta-
tion de l’Idée. Le présupposé de Schoenberg est que les
répétitions et les symétries de la musique classique, qui
trahissent « son origine dans la musique populaire et la
musique de danse »25, représentent une méthode de
présentation encore sommaire, imparfaite, voire infan-
tile de l’Idée, certes utile pour un auditoire non averti
et populaire – notamment en ce qui concerne la
mémoire de la musique –, mais à dépasser dans le cas
d’une musique devenue adulte. Si la prose musicale
représente un progrès, c’est non seulement parce
qu’elle permet de s’affranchir des « sujétions de parité
et de symétrie »26 qui bridaient la logique musicale clas-
sique, mais avant tout parce qu’elle rend possible une
logique musicale homologue au langage parlé : Schoen-
berg aspire à une musique affranchie des contraintes
poétiques et, plus généralement, de tout rapport de
symétrie, dans la perspective d’une adéquation plus
grande de la musique à sa dimension expressive. La

23. Arnold Schoenberg, Le style et l’idée, choix d’écrits réunis


par Leonard Stein, traduit de l’anglais par Christiane de Lisle,
Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 305-343.
24. Ibid., p. 333.
25. Ibid., p. 315.
26. Ibid., p. 333.

75
« précision et la concision »27 sont pour lui les critères
d’un progrès de la langue musicale et sont l’objectif de
la prose dans ce domaine qui « doit viser à assurer la
présentation directe et franche des idées, en proscrivant
la marqueterie, le rembourrage et les redites »28. La
prose musicale définit, pour Schoenberg, l’idéal d’une
musique qui obéirait à l’organisation fonctionnelle du
langage parlé, chaque cellule trouvant exactement sa
place dans l’organisation de l’ensemble, comme le mot
dans la phrase. La ligne mélodique du Chant de la Terre
de Mahler est ainsi envisagée comme un cas exemplaire
de prose musicale : « Les cellules n’ont aucune simili-
tude ni dans leur forme, ni dans leur longueur, ni dans
leur contenu, comme si elles n’étaient pas des unités
mélodiques, mais bien des mots dont chacun a son rôle
propre à jouer dans la phrase29. » On voit donc que la
prose musicale, chez Schoenberg, n’exclut pas, mais
qu’elle présuppose le sens de l’ensemble ou de la tota-
lité. Contrairement à Grillparzer30 qui attisait la contra-
diction entre la prose et le sens de la totalité, Schoen-
berg subordonne sa conception de la prose musicale à
l’organisation la plus juste et la plus économe du tout.
La liberté de construction que rend possible la prose
n’a donc rien d’anarchique ni de débridé, elle est celle
qui mettrait la musique « en égalité avec le langage »31,
l’affranchissant de ses anciennes tutelles que sont la
danse et la poésie. C’est ce sens de la prose que Schoen-
berg voit s’initier chez Brahms, sa musique appartenant
pour cela au « domaine épique-lyrique »32.
Ce détour par la prose musicale ne rend pas compte
de l’intégralité du sens qui est accordé par Adorno à
l’idée de la narration, mais il permet d’en saisir quelques
aspects. Adorno met implicitement au travail la problé-
matique de la prose musicale lorsqu’il affirme que les
lieder mahlériens offrent le modèle d’une logique musi-
cale libérée non seulement d’un rapport au texte poé-

27. Ibid., p. 320.


28. Ibid.
29. Ibid., p. 330.
30. C. Dahlhaus, Schoenberg, p. 18.
31. A. Schoenberg, Le style et l’idée, p. 333.
32. Ibid., p. 342. Le lieu central schoenbergien pour cette
problématique serait sans doute le Quatuor à cordes, op. 10, avec
sa mise en musique de deux poèmes de Stefan George, pièce
autobiographique chère à Adorno.

76
tique, mais, de façon plus substantielle, à l’élément de
la répétition et de la symétrie. C’est là le sens minimal
de la prose, sous-jacent à l’idée d’une musique qui « pro-
duit sans cesse du nouveau » : Carl Dahlhaus note que
ce sens est déjà celui utilisé par le musicologue Heinrich
Besseler en 1953. L’idée du lyrisme épique, chez
Adorno, signifierait alors que la prose devient la visée
ultime de la poésie et du lyrisme, ainsi que Schoenberg
le soulignait à propos de Brahms mais aussi de Mozart :
la prose désigne une logique musicale marquée par
« l’insurpassable liberté du rythme et l’indépendance
absolue vis-à-vis de la symétrie formelle »33. Mais il faut
surtout noter qu’Adorno mobilise un sens schoenber-
gien de la prose musicale en refusant de la confondre
avec une construction qui serait lâche ou rhapsodique :
pour lui comme pour Schoenberg, la prose musicale ne
peut être conçue indépendamment du sens et de la
valeur de l’ensemble ou de la totalité. Ce point est décisif
dans la mesure où il permet de renouer avec la problé-
matique de la totalité, centrale en ce qui concerne la
symphonie. Adorno s’appuie implicitement sur la
conception schoenbergienne de la prose lorsqu’il insiste
sur le fait que Mahler ne sacrifie pas le sens de la totalité
et s’éloigne du pot-pourri en dépit des reproches qu’on
a pu lui faire. La prose musicale, pour les symphonies
mahlériennes, n’exclut pas, mais au contraire requiert
le contexte de sens forgé par le tout. La prose musicale
est donc au principe d’une autre organisation de la tota-
lité symphonique que celle de la symphonie dramatique,
le critère principal étant cette liberté conquise sur la
symétrie formelle. Les longueurs mahlériennes, qui sont
un aspect de la prose, n’ont rien à voir avec une exten-
sion qui serait indéfinie en droit ; elles possèdent une
nécessité intrinsèque, « il n’y a rien en elles dont on
puisse se passer »34, dit Adorno. Et il reprend les critères
de « clarté » et de « précision »35 que Schoenberg intro-

33. Ibid., p. 322 : « Les plus petites [phrases] n’utilisent que


trois croches, et pourtant elles sont si expressives qu’on est
presque tenté d’ajouter des mots par-dessus. On aimerait avoir le
génie d’un poète et savoir rendre en paroles ce qu’elles expri-
ment. Mais la poésie et le lyrisme ne sauraient les dépouiller de
leur qualité première : elles sont bien de la prose, dans l’insur-
passable liberté de leur rythme et dans l’indépendance absolue
qu’elles manifestent vis-à-vis de leur symétrie formelle. »
34. M, p. 113.
35. M, p. 77.

77
duisait de façon centrale pour définir la prose. À travers
la prose, Adorno valorise l’économie et la précision
d’une forme musicale dans laquelle tout est nécessaire,
selon une stricte adéquation entre les parties et la tota-
lité : les longueurs mahlériennes dessinent les contours
d’une forme libre, mais pas du tout contingente.
Il faudrait même ajouter, en s’éloignant de Schoen-
berg et d’un domaine limité à la musique, que le rap-
port entre la prose et la totalité justifie d’un autre point
de vue la notion de roman. Pour Lukács36, en effet, la
prose, à la différence du vers, constituait la forme adé-
quate de l’écriture pour le roman : le vers épique appar-
tenant en propre à l’épopée et disparaissant avec elle,
la prose37 était le moyen le plus adéquat pour exprimer
la situation contradictoire du roman par rapport à la
vie, à la fois déchirement et quête d’une réconciliation.
Aussi, opposait-il au vers lyrique, témoin de la distance
et de la solitude de l’homme, la prose dans le roman. À
cette occasion et à propos de Dante, il introduisait la
catégorie de la ballade, à la jonction du lyrique et de
l’épique : la ballade, chez Dante, était envisagée comme
un dépassement du vers apparemment lyrique dans la
prose, et signerait chez cet auteur la problématique
romanesque. On peut imaginer, dans la perspective
socio-historique qui se noue aussi à propos de la
musique de Mahler, qu’Adorno se réfère, à propos du
lyrisme épique et de la ballade, à cette réflexion de
Lukács, avec un sens qui n’est dès lors plus exclusive-
ment musical de la prose.
Mais il est surtout important de prendre note
qu’Adorno, en introduisant l’idée de la ballade, ne se
réfère plus du tout au contexte romantique : l’interpré-
tation musicale qu’il en propose est construite à partir
de Schoenberg ; raison de plus pour souligner que la
musique symphonique de Mahler ne peut être assimilée
à un roman musical, en un sens illustratif ou descriptif,
voire biographique. Raconter une histoire, pour la

36. G. Lukács, La théorie du roman, p. 49-53.


37. Ibid., p. 52 : « Alors seule la prose peut saisir avec autant
de force la souffrance et la délivrance, le combat et le couron-
nement, le cheminement et la consécration ; sa ductilité et sa
rigueur affranchie du rythme peuvent seules exprimer avec une
égale force les liens et la liberté, la pesanteur donnée et la spon-
tanéité conquise d’un monde qui rayonne de son sens immanent
désormais découvert. »

78
musique symphonique de Mahler, n’a de sens que par
rapport à la logique musicale devenue prose, construc-
tion libre. Il est intéressant de voir comment Adorno
mobilise de façon implicite des catégories qui appartien-
nent à la pensée musicale de Schoenberg. Manifestant
une attitude réservée à l’égard de la musique dodéca-
phonique, il semble influencé par le compositeur en ce
qui concerne la détermination des problèmes musi-
caux : celui de l’organisation d’une grande forme, dont
la construction serait libre, est directement hérité de
Schoenberg et trouve ses prolongements dans l’idée
d’une musique informelle38. Il convient toutefois de
constater que la référence à Schoenberg ne suffit pas à
rendre compte de la valeur et du sens accordés à la nar-
ration dans le livre sur Mahler. Car Adorno introduit
des présupposés théoriques qui n’existent pas dans la
théorie schoenbergienne et qui iraient même en un sens
opposé. Adorno, avec la notion de roman – qui n’est
effectivement pas identique à celle de la « prose » –,
poursuit une perspective socio-historique sur la musique
qui, en raison de la part qu’elle accorde au populaire,
eût été impossible pour la musique de Schoenberg. La
musique de Mahler a en effet un rapport privilégié et
même constitutif au populaire qui n’existe pas en tant
que tel chez le compositeur de l’École de Vienne.
Adorno introduit cet aspect des choses au début du cha-
pitre « Roman »39 lorsqu’il fait du trivial, ce qu’il appelle
encore la banalité, un des éléments constitutifs de la
forme romanesque mahlérienne. Aussi la question de la
prose, pour Mahler, est-elle également celle du trivial et
du prosaïque, dont Lukács40, dans le sillage de Hegel,
faisait un élément incontournable de la vie romanesque,
une fois le bonheur de l’épopée perdu. Dans un long
texte41 en hommage à Mahler, Schoenberg s’évertuait à
démentir l’idée de la banalité des thèmes mahlériens
souvent empruntés à la musique populaire. Adorno, au

38. QUF, « Vers une musique informelle », p. 289-340.


39. M, p. 95.
40. G. Lukács, La théorie du roman, p. 50 ; Hegel, Cours d’esthé-
tique III, traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von
Schenck, Paris, Aubier, 1997, p. 387-388. Pour Hegel, ce rapport
du roman à la dimension prosaïque du monde de la modernité
est exemplifié par Cervantès, dans le monde que rencontre Don
Quichotte.
41. Arnold Schoenberg, « Gustav Mahler (1912, 1948) », Le
style et l’idée, p. 349-370.

79
contraire, insiste sur cet aspect de la musique mahlé-
rienne. Il prend le contre-pied d’une poétique musicale
qui revendiquerait la pureté des formes : la prose, pour
Mahler, est à chercher du côté de l’hétérogénéité de la
forme symphonique. Ici, nous renouons avec la question
du populaire qu’Adorno semblait avoir congédiée en
refusant tout rapprochement entre les lieder de Mahler
et la chanson populaire : avec la banalité, Adorno
s’efforce de construire un rapport au populaire fort dif-
férent de la conception du Volkslied qu’il refuse.

L A BANALITÉ DU MATÉRIAU POPULAIRE

L’idée de la banalité trouve une illustration exem-


plaire dans l’image du « vieux pichet », objet on ne peut
plus prosaïque, qu’Ernst Bloch avait pourtant retenu
pour penser une forme de vérité présente dans l’expé-
rience esthétique. Dans son texte « La rencontre de soi-
même », il fait l’éloge de cet objet dont la valeur n’est
pas d’être beau objectivement, mais de porter en lui,
dans la matérialité grossière de ses traits, l’empreinte de
ceux qui l’ont utilisé, aimé au sein du contexte familier
de leur vie : « Il en va ainsi de tous les objets qui ont
atteint une certaine maturité ; ici le peuple s’est
appliqué à imprimer sa joie et son bien-être profond sur
une cruche à boire, et sur cet ustensile familier de la
maison et de l’auberge, il a reporté tout son être42. » Le
vieux pichet peut devenir le support d’une expérience
esthétique, dans la mesure où il porte secrètement en
lui des vies humaines anonymes : sa matérialité n’est pas
faite de terre, mais de la sédimentation des gestes de
ceux qui s’en sont servis. Adorno insiste sur cet aspect
de la banalité dans les quelques pages qu’il consacre au
vieux pichet de Bloch : « Ce qui est beau à ses yeux, ce
ne sont plus les proportions de son pichet, c’est ce que
celui-ci a accumulé comme devenir et comme histoire,
ce qui y a disparu, ce que le regard du penseur, aussi
tendre qu’agressif, y fait vivre43. » La banalité n’est donc
pas une catégorie objectale, mais relève d’une expé-
rience temporelle, liée à l’acte d’une mémoire de ce qui

42. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 17.


43. NL, p. 392.

80
est déposé et oublié dans la matérialité de l’objet, et qui
concerne la vie humaine. Dans le contexte de la philo-
sophie d’Adorno, il faut insister sur la dimension de
l’oubli et mettre en relation la banalité avec la catégorie
de la réification que nous avons rencontrée dans notre
premier chapitre. C’est elle qui permet de préciser le
statut de la banalité du matériau populaire. Dans une
lettre de sa correspondance avec Benjamin, Adorno
définissait la réification comme un « acte d’oubli » :
« Toute réification est un acte d’oubli : les objets se cho-
sifient à l’instant où ils sont fixés sans qu’alors ils soient
présents de toutes pièces : donc à l’instant où une part
d’eux-mêmes tombe dans l’oubli 44 . » Le matériau
musical populaire est réifié en ce sens : y est déposée,
sur le mode de l’oubli, l’histoire de vies humaines dis-
parues.
Il est important de distinguer banalité et naïveté.
Lorsque Herder45 parle du Volkslied en exaltant sa sim-
plicité et son oralité – il s’adresserait fondamentalement
à l’oreille et serait sans commune mesure avec l’image
picturale –, et surtout son aptitude à incarner l’âme
vivante des peuples de jadis et, entre autres, des Grecs,
il se situe, selon l’interprétation courante, du côté d’un
retour à la nature et d’une conception non critique du
naïf. Il fait le postulat d’un possible retour en arrière,
dans l’idée de l’immédiateté d’une vie que laisserait
entrevoir la chanson populaire. La banalité introduit,
au contraire, la dimension de l’histoire en affirmant le
caractère révolu du passé. Adorno se détourne de ce
qu’il considère comme l’idéologie du naïf lorsqu’il sou-
tient l’idée d’une dimension médiate de la banalité. Il
insiste sur la dimension du texte – « le choix archaïsant
des textes » – et plus généralement sur la réification du
matériau musical populaire chez Mahler, refusant de
mettre d’emblée le populaire du côté d’une musique
vivante. Mais, en même temps, et comme Bloch avec le
vieux pichet, il n’exclut pas tout rapport à la vie : il envi-
sage la matérialité musicale de façon médiate, comme

44. Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, traduit de


l’allemand par Philippe Ivernel, présentation d’Enzo Traverso,
Paris, La fabrique, 2002, p. 405.
45. Johann Gottfried Herder, « Volkslieder », Sturm und
Drang (eine Auswahl theoretischer Texte), éd. Löwenthal, Kritische
Schriften, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1972,
p. 687-692.

81
sédimentée par l’expérience des hommes qui l’ont fait
vivre autrefois. Mahler, dans sa musique symphonique,
fait revivre ce qui est sédimenté et oublié dans le maté-
riau, et, à ce titre, la forme symphonique n’aboutit pas
chez lui à la logique du montage et de l’objet trouvé :
à la différence d’autres commentateurs 46 , Adorno
s’éloigne en effet de cette orientation interprétative et
subordonne la question de la banalité, chez Mahler, au
problème d’une logique temporelle articulée à la
mémoire. Mais Adorno apparaît tout aussi soucieux de
souligner que cet acte de mémoire, définissant le rap-
port de Mahler au matériau populaire, n’a de sens véri-
table qu’au regard du contexte compositionnel ouvert
par la symphonie – qu’il contribue en retour à trans-
former.
Cet aspect est tangible dans le traitement que fait
Adorno de la répétition, qui est liée au thème de la
narration – la musique de Mahler, nous l’avons vu,
« s’appuie sur l’ancienne compulsion de répétition, et
la brise en même temps par la production continuelle
de nouveauté ». Adorno s’éloigne de la problématique
de la prose musicale de Schoenberg en faisant de ce
rapport paradoxal à la répétition un des aspects cen-
traux de son approche de la narration pour la musique
symphonique de Mahler. Car, s’il soutient que la forme
se libère des symétries et des régularités, il le fait en
subordonnant la conquête de cette liberté à un rapport
qualitatif à la répétition. Il y a chez Adorno un souci
particulier de la répétition auquel il faut être attentif
pour comprendre sa conception du temps musical.
Nous avons souligné au chapitre précédent qu’un aspect
important de son analyse du travail thématique était jus-
tement de montrer que celui-ci rendait possible un dyna-
misme musical émancipant la musique du statisme de
la répétition, laquelle marquerait la dépendance de la
musique vis-à-vis de la danse. C’est un point sur lequel
Adorno revient dans Philosophie de la nouvelle musique,
lorsqu’il envisage la forme sonate comme une subsomp-
tion de l’élément de la répétition : « Contrairement à la
musique adulte, la vraie danse est un art statique du
temps, un « tourner en rond », un mouvement sans pro-
gression. Consciente de cela, la forme sonate abolit, en

46. Par exemple Jean-Paul Olive, Musique et montage, essai sur


le matériau musical au début du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998.

82
la conservant, la forme de la danse47. » La forme sonate
abolit tout en conservant la répétition, dans la mesure
où elle ne la supprime pas, mais la transforme en raison
de sa forme cyclique liée à la réexposition ; celle-ci, par
ailleurs, construit le domaine de l’apparence et confère
à la musique un statut fictionnel. Ce nouveau statut de
la répétition, également lié à l’émergence du temps
intensif, est indissociable, comme nous l’avons égale-
ment montré au chapitre précédent, d’une mutation
qualitative qui concerne l’espace : la spatialisation de
l’écriture est un élément incontournable de cette
conquête. Il semblerait qu’Adorno, avec Mahler,
marque les limites ou tout au moins les ambivalences
d’une telle conquête, en suggérant à travers la narration
un autre rapport à la répétition. Car, contrairement à
ce qui passe dans la forme sonate, la progression
s’appuie encore dans la narration sur l’élément dansé
de la musique, « l’ancienne compulsion de répétition »,
et c’est à partir d’elle que peut surgir la nouveauté.
Adorno retient, du matériau populaire, sa tempora-
lité, cette dimension de répétition qui le rattache à la
danse et que Schoenberg entendait au contraire exclure
de la musique évoluée. « L’ancienne compulsion de
répétition », du point de vue du matériau populaire,
peut, selon nous, être interprétée comme ce qui
témoigne de la dimension autrefois orale de la musique.
Elle est l’empreinte du populaire, le fait de l’apparte-
nance de la musique à des hommes vivants qui l’ont
dansée et peut-être chantée. Cette dimension de la
musique est pour Adorno à tout jamais révolue, elle est
du passé. Elle n’en appartient pas moins sur le mode
sédimenté au matériau musical réifié. Mahler se rap-
porte au populaire dans la mesure où il parvient, dans
sa musique, à atteindre cet élément de vie déposé dans
le matériau musical réifié, et où il le fait revivre : il le
transforme qualitativement à travers la grande musique
et, à l’inverse, construit à partir de lui – le matériau
populaire – une temporalité pour la grande musique
qui eût été impossible dans la seule logique sympho-
nique dramatique. Ce qui caractérise la narration est
donc de pouvoir se rapporter à l’ancien élément dansé
de la musique, mais afin de construire un temps musical
sans commune mesure en réalité avec le temps répétitif

47. PNM, p. 200.

83
de la danse. À la différence de la prose musicale chez
Schoenberg, la narration, pour Mahler, ne vise pas à
éradiquer l’élément dansé de la musique : le temps
extensif de la musique symphonique a un rapport
médiat à la temporalité autrefois vivante de la musique.
La musique se met en mouvement, va de l’avant, comme
si elle était elle-même un corps vivant en marche.
À la fin du chapitre « Roman », Adorno reprend
cette image de la marche pour désigner la progression
du premier mouvement de la Troisième Symphonie : la
musique avance dans l’espace en une progression
vivante. Mais l’image d’un corps en mouvement était
déjà introduite pour Beethoven48 : dans le premier mou-
vement de la Neuvième Symphonie, la musique s’étend, au
sens où elle s’étire. Adorno, à propos de la Pastorale,
parlait également d’un corps symphonique capable
d’éprouver le mouvement. Le temps extensif de la
musique construit, dans l’ordre fictif de l’apparence, un
geste vivant ; et, en cela, il se distingue du temps intensif
de la symphonie dramatique qui, au contraire, l’excluait
avec sa « contraction ». Mais si ce geste vivant peut être
qualifié de libre, c’est précisément dans la mesure où il
parvient aussi à surmonter l’élément répétitif de la
danse. Le temps extensif de la musique symphonique
de Mahler peut être placé sous le signe de cette « flexi-
bilité rythmique » dont Adorno parlait en conclusion de
son texte sur la musique informelle : « La musique infor-
melle pourrait acquérir une flexibilité rythmique dont
on n’a, à présent encore, aucune idée. Dans cette dimen-
sion comme dans toutes les autres, elle serait une image
de la liberté49. »

R OMAN ET NARRATION :
L’INFLUENCE DE W ALTER B ENJAMIN

La question de la banalité permet de revenir sur le


rapport qu’on avait établi au premier chapitre avec la
conception philosophique du roman du jeune Lukács.
Car la détermination musicale de l’épique a fait appa-

48. B, fragment 263, p. 170.


49. QUF, p. 340.

84
raître un rapport entre roman et narration, lequel
n’existe pas en tant que tel dans Théorie du roman.
Adorno s’éloigne de la seule problématique lukacsienne
et, en introduisant la narration, rejoint ici Walter Ben-
jamin qui avait théorisé le roman à partir de la thèse
historico-philosophique d’un déclin de l’art de narrer.
Le roman pour Adorno se définit par un paradoxe :
« On ne peut plus narrer, alors que la forme du roman
exige la narration (Erzählung)50. » Que l’apparition du
roman, à l’époque moderne, soit liée à la disparition de
la narration est une idée qui avait été formulée par
Walter Benjamin dans Le narrateur et à laquelle Adorno
dit adhérer51. Chez Lukács, il n’est pas fait mention de
la narration. En revanche, dans Le narrateur, qui se pro-
pose explicitement d’être une reprise critique de La
théorie du roman, le rapport du roman à la narration
devient une des arêtes centrales de l’approche. Dans
une lettre à son ami Scholem, Benjamin affirme vouloir
écrire une nouvelle Théorie du roman selon une orienta-
tion qui n’est plus celle de son auteur : « Je ressortirai
pour Leskov une vieille marotte et tenterai d’appliquer
à l’homme mes considérations sur l’opposition du
romancier et du narrateur et ma vieille préférence pour
ce dernier52. » Le déplacement initial que Benjamin fait
subir à l’approche de Lukács concerne la notion de
l’épique et le sens qu’il faut lui attribuer. Alors que
Lukács, nous l’avons vu dans notre premier chapitre,
développait sa conception de l’épique – celle d’un sens
immanent à la vie –, à partir de la totalité en une pers-
pective hégélienne, Benjamin retient un autre sens de
l’épique, avant tout lié à l’oral, qui le conduit à élaborer
une conception originale de l’art de narrer, et ainsi du
roman.

50. T. W. Adorno, « La situation du narrateur dans le roman


contemporain », Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par
Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 37.
51. Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, p. 205-206 :
« Je ne voudrais pas attendre cette rencontre pour vous dire au
moins quelques mots rapides sur le travail consacré au Narrateur.
Je commencerais par vous assurer de mon accord plein et entier
avec l’intention historico-philosophique : à savoir que la narra-
tion n’est plus possible. »
52. Cité par Rainer Rochlitz dans « De la philosophie comme
critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács », Revue
d’esthétique, hors série, « Walter Benjamin », novembre 1990,
p. 50-51.

85
La thèse historico-philosophique du déclin de la nar-
ration est indissociable de l’idée selon laquelle le roman
est la littérature d’un monde humain socialement réifié.
Déjà présente chez Lukács, cette idée est reprise par
Benjamin : l’époque du roman est celle d’une « vie
transie »53. Adorno affirme à son tour que le véritable
objet du roman, tout au moins depuis le XVIIIe siècle, est
« le conflit entre les hommes vivants et leurs conditions
de vie pétrifiées »54. Mais Benjamin introduit avec le
roman une problématique de l’expérience, celle du
déclin de l’art de narrer, qui n’est plus du tout chez
Lukács :

L’art de narrer est en train de se perdre. Il est de plus


en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter
une histoire [...]. C’est comme si nous avions été privés
d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus
assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expé-
riences. L’une des raisons de ce phénomène saute aux
yeux : le cours de l’expérience a chuté [...]. N’avait-on
pas constaté, au moment de l’armistice, que les gens
revenaient muets du champ de bataille – non pas plus
riches mais plus pauvres en expérience communi-
cable55 ? »

Dans « La situation du narrateur dans le roman


contemporain », Adorno reprend en des termes quasi
similaires cette notion d’expérience : « L’identité de
l’expérience est brisée, la vie continue et articulée qui
seule autorise l’attitude du narrateur. Il suffit de se repré-
senter l’impossibilité pour quelqu’un qui a participé à la
guerre de la raconter comme on pouvait autrefois
raconter ses aventures56. » La narration, pour Benjamin,
est une expérience de type langagier qui se définit avant
tout comme une « faculté d’échanger des expériences »,
ce qu’Adorno reprend à son compte en parlant d’une
« vie continue et articulée ». Pour atteindre le sens spéci-
fiquement benjaminien de la narration, il faut se rendre
attentif à deux aspects principaux de l’approche.
Le premier est la prééminence de l’écoute. Pour
pouvoir raconter, il faut avoir auparavant écouté : l’his-

53. W. Benjamin, Œuvres III, p. 139.


54. NL, p. 39.
55. W. Benjamin, Œuvres III, p. 115-116.
56. NL, p. 38.

86
toire racontée est celle qui a été entendue. L’histoire
n’est pas celle que j’invente, elle n’est pas mon histoire ;
elle est d’abord celle de l’autre, de celui qui me l’a
racontée. La narration est subordonnée à l’écoute, dans
une relation qui privilégie avant tout l’oral. C’est là un
point très important sur lequel les commentateurs pas-
sent souvent trop vite, bien que Benjamin en fasse un
aspect décisif de sa définition de l’épique pour la narra-
tion. Selon un sens qui affleurait dans l’« Essai sur
Storm » de Lukács – « le récit oral, ce reste discret de la
véritable culture épique »57 –, Benjamin relie l’épique à
la dimension de l’oral, dressant à ce propos une distinc-
tion des plus nettes entre l’art de narrer et le roman.
L’art de narrer désigne un récit oral, « une expérience
transmise de bouche en bouche »58, celle qui voit sa dis-
parition progressive avec l’émergence du roman. Ben-
jamin attise l’opposition entre l’art de narrer et le roman
en établissant un lien intrinsèque entre l’apparition du
roman, à l’époque moderne, et celle de l’imprimerie,
introduisant de façon implicite le thème de la reproduc-
tibilité technique, explicitement présent dans L’œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique à propos de
l’image photographique et du cinéma. Le roman est un
récit non seulement écrit, consigné dans un livre, mais
encore potentiellement reproductible grâce à la tech-
nique de l’imprimerie : « Ce qui distingue le roman du
récit (et de l’épopée au sens étroit), c’est qu’il est insépa-
rable du livre. Le roman n’a pu se propager qu’avec
l’invention de l’imprimerie. La tradition orale, qui
constitue le fonds de l’épopée, est d’une tout autre
nature que ce qui donne corps au roman. Le roman se
distingue de toutes les autres formes de prose littéraire –
des contes, des légendes et même des nouvelles – en ce
qu’il ne provient pas de la tradition orale, et n’y conduit
pas davantage59. » Le roman, dont on pourrait imaginer
qu’il s’adresse à une communauté de lecteurs en raison
de son caractère reproductible, témoigne au contraire
d’une expérience humaine clivée, amputée de sa dimen-
sion relationnelle : le lecteur de roman est « solitaire »60.

57. Georg Lukács, L’Âme et les formes, traduction, notes intro-


ductives et postface par Guy Haarscher, Paris, Gallimard, 1974,
p. 122.
58. W. Benjamin, Œuvres III, p. 116.
59. Ibid., p. 120.
60. Ibid., p. 138.

87
Avec l’art de narrer, au contraire, les hommes sont non
seulement en présence les uns des autres à travers
l’écoute, mais encore l’un avec l’autre, dans le lien qui se
tisse entre l’écoute et la parole : l’écoute de l’un rend
possible la parole de l’autre et inversement.
Mais l’écoute, pour la narration, a ceci de particulier
qu’elle est subordonnée à la mémoire ; c’est là le
deuxième aspect décisif de l’épique : « On s’est rare-
ment rendu compte que la relation naïve de l’auditeur
avec le conteur est dominée par l’envie de retenir l’his-
toire racontée. Pour l’auditeur sans parti pris, l’essentiel
est de s’assurer qu’il pourra restituer fidèlement ce qu’il
a entendu. La mémoire (Gedächtnis) est, entre toutes, la
faculté la plus nécessaire à l’épopée61. » Benjamin intro-
duit l’image de l’argile marquée par l’empreinte de son
potier62 : il y a une malléabilité de l’histoire racontée qui
fait que chacun peut l’assimiler, y couler sa propre expé-
rience, mais de manière que d’autres puissent le faire à
leur tour. L’histoire racontée se soustrait à celle, psycho-
logique, qui serait enfermée dans les contours de la sub-
jectivité ; et si elle a toujours quelque chose de particu-
lier, liée à l’expérience de chacun, elle n’est pourtant
jamais subjective. L’histoire racontée n’est ni universelle
ni subjective, mais vit de cette indéfinie reprise-variation
qui relie, à travers la mémoire, l’expérience de chacun
à celle de l’autre. La narration a une « amplitude »63,
dans la mesure où chaque histoire contient la possibilité
d’un nouveau « développement »64 pour qui écoute et
raconte à son tour. L’art de narrer aurait en droit
quelque chose d’indéfini, au fil des générations suc-
cessives, pouvant toujours se prolonger dans la relation
d’écoute et de parole qui s’instaure entre l’auditeur et
le narrateur.
Avec la narration, Benjamin s’éloigne donc signifi-
cativement d’une conception littéraire du récit65. La nar-
ration n’appartient pas à l’ordre textuel, et elle ne sau-

61. Ibid., p. 134.


62. Ibid., p. 127 ; et « Sur quelques thèmes baudelairiens »,
in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit
par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1979, p. 154.
63. W. Benjamin, Œuvres III, p. 123.
64. Ibid., p. 124.
65. Son approche de la narration n’a rien à voir ni avec la
perspective linguistique sur le récit ni avec l’approche herméneu-
tique telle que l’a développée en particulier Paul Ricœur.

88
rait en cela s’appréhender à partir de la signification ou
du sens. Mais ce n’est pas non plus un récit, autrefois
oral, qui serait dorénavant fixé dans la matérialité d’un
texte. Le récit, bien qu’il soit celui de chacun, s’articule
à celui de l’autre et ne peut vivre que de cette articula-
tion : c’est parce qu’on m’a raconté une histoire et que
je l’ai retenue qu’il m’est possible d’en raconter une à
mon tour. L’art de narrer tisse la continuité d’un récit
qui met en rapport l’histoire de chacun avec celle de
l’autre, constituant un récit qui n’est jamais celui d’un
homme seul, mais toujours d’un homme dans sa rela-
tion aux autres hommes : à ceux présents, et passés. Ben-
jamin compare l’art de narrer au tissage d’un « filet »66
qui relie les histoires les unes aux autres. La « fin de l’art
de narrer », époque du « mutisme » et de l’impossibilité
présente de raconter, signifie que la continuité du récit
est rompue et ne peut se poursuivre : c’est la mémoire
épique67, celle qui, à travers le récit, reliait la vie de
chacun à celle de l’autre qui a disparu. Pour Benjamin,
le roman est cette manière de raconter qui correspond
à la chute du cours de l’expérience, au déclin de la nar-
ration, c’est-à-dire à une réification des rapports
humains. L’histoire racontée, dans le récit romanesque,
témoigne que le lien vivant entre les hommes définis-
sant la narration comme « expérience langagière » s’est
éteint. Le récit romanesque découvre le « sens d’une
vie »68, celle du héros, mais ce sens n’est plus pour le
lecteur la source fécondante de sa propre expérience.
C’est pourquoi, avec le roman, le récit aurait définitive-
ment quitté le domaine d’une « parole vivante »69.
Adorno n’adhère pas à toutes les modalités de la
conception benjaminienne de la narration. Il se réappro-
prie et transpose toutefois au plan musical la thèse géné-
rale historico-philosophique du déclin de l’art de narrer :
la symphonie, époque du roman, serait aussi celle d’une
époque musicale où l’art de narrer a disparu. En réintro-

66. W. Benjamin, Œuvres III, p. 135.


67. La fin de l’art de narrer correspond à une mutation his-
torique de l’expérience qui concerne une transformation de la
mémoire, selon un thème privilégié dans « Sur quelques thèmes
baudelairiens ». Benjamin utilise deux termes allemands dif-
férents : Eingedenken pour la mémoire épique ; Andenken pour
l’époque du roman.
68. W. Benjamin, Œuvres III, p. 136-138.
69. Ibid., p. 120.

89
duisant la narration, Adorno place la composition mahlé-
rienne sous l’angle d’un paradoxe : pouvoir narrer à une
époque où c’est pourtant devenu impossible. Le déclin
de la narration correspondrait, au plan de la philosophie
de la musique, à cette disparition de l’expérience de la
musique populaire qu’Adorno s’attache à théoriser à
travers non seulement l’émergence de la fonction esthé-
tique, mais surtout son refus du Volkslied. L’art de narrer
benjaminien trouve, selon nous, son équivalent chez
Adorno dans la problématique de la disparition jugée
irréversible de toute expérience vivante de la musique.
Aussi, la dimension épique de la musique de Mahler est-
elle bien chez le philosophe sans commune mesure avec
cette immédiateté de la vie que Lukács revendiquait dans
l’épopée. L’épique, chez Adorno, ne peut être envisagé
que médiatement construit ; et le rapport à la banalité,
acte d’une mémoire vivante, doit ainsi être compris pour
Mahler relativement à des modalités qui sont celles d’un
sauvetage de la narration.
Ce sens de la banalité, étroitement connecté avec la
narration, apparaît de façon significative dans l’interpré-
tation que donne Adorno du fameux passage du cor du
postillon dans le Scherzo de la Troisième Symphonie.
Celle-ci est souvent interprétée comme musique à pro-
gramme en raison de son thème – un hymne au dieu
Pan et à la nature – et des indications textuelles qui ont
été partie prenante de son élaboration. Henry-Louis de
La Grange retrace70 les vicissitudes de ces notations qui
ont fait l’objet d’incessants remaniements de la part de
Mahler pendant la gestation de son œuvre. Les titres des
mouvements finalement adoptés placent cette sym-
phonie sous le signe de la narration : « Ce que me racon-
tent les fleurs des champs » (deuxième mouvement) ;
« Ce que me racontent les animaux de la forêt » (troi-
sième mouvement) ; « Ce que me raconte l’homme »
(quatrième mouvement) ; « Ce que me racontent les
anges » (cinquième mouvement) ; « Ce que me raconte
l’amour » (sixième mouvement). Adorno, dès la pre-
mière page de son livre, refuse pourtant d’y voir la
confirmation d’indications programmatiques, et se
défend de toute confusion entre le programme71 et la

70. Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, Vers la gloire


1860-1900, Paris, Fayard, 1983, p. 1033-1053.
71. L’interprétation programmatique de la musique de
Mahler reste une option sérieuse pour certains musicologues ;

90
problématique de la narration telle qu’il l’envisage.
Seule l’expérience temporelle construite à partir du
matériau populaire peut justifier le statut de la narra-
tion. Alors que le solo du cor du postillon a pu être
considéré comme le sommet de la sentimentalité mahlé-
rienne, Adorno l’envisage comme le moment épique
par excellence. Le cor du postillon72, ainsi, ne serait ni
une pièce rapportée dans la symphonie ni un élément
folklorique à la limite du ridicule. Dans la musique de
Mahler, il perdrait son côté kitsch pour se charger d’une
valeur temporelle qui rayonne sur l’ensemble du mou-
vement. Adorno y voit un moment de « suspension »73
de la musique, épisode extraterritorial par rapport à la
progression du mouvement, on ne peut plus nécessaire
pourtant. La suspension est un moment statique de la
musique, d’un statisme qui n’a plus rien à voir avec cet
arrêt du temps dont on a pu parler à propos du temps
intensif. Le statisme de la musique est ici celui d’un
temps rempli d’une histoire passée, d’une histoire
racontée, celle précisément à laquelle convie le son du
cor. Le cor du postillon construit une forme de naïveté,
qui est sans commune mesure avec celle que l’on
attribue traditionnellement au populaire, qu’il faut cer-
tainement rapprocher de ce qu’Adorno, dans un texte
inédit, a cherché à qualifier de « naïveté épique »74. C’est
une naïveté au second degré, dans la mise à distance
qu’implique la narration : la naïveté se découvre comme
celle d’un monde qui n’est plus et qui ne vit que dans
l’acte du souvenir. La suspension, pour Adorno, est le
moment où la musique s’arrête et prend son temps, afin
de se souvenir et d’instituer l’ordre du passé. C’est là
qu’interviendrait la narration. Raconter une histoire,
pour le solo du cor du postillon, signifie mettre en forme
le temps dans son rapport au passé, au lieu de chercher

c’est l’orientation que Constantin Floros développe dans son livre


Gustav Mahler III, Die Symphonien, Wiesbaden, Breitkopf und
Härtel, 1985.
72. Pour un traitement circonstancié de l’épisode du cor du
postillon, voir Hans-Heinrich Eggebrecht, Die Musik Gustav
Mahlers, Munich, Piper, 1986.
73. M, p. 67.
74. NL, « La naïveté épique », p. 31-36. Dans son article
« Schiller et la promesse esthétique », Europe, « Le romantisme
révolutionnaire », no 900, avril 2004, p. 6-21, Jacques Rancière
introduit des remarques très fines sur l’épisode du cor du pos-
tillon.

91
en vain à le dominer. Le temps de la musique épique
n’est pas le temps sans souvenir de la répétition aveugle
ni non plus le temps téléologique de la forme drama-
tique tendue vers l’avant. Dans les notes sur Beethoven,
Adorno comparait les moments de suspension à une res-
piration, celle du narrateur absorbé par un souvenir pro-
longé. La musique épique, à travers le temps, raconte
un passé qui n’est plus.

92
IV
LE « TEMPS-ESPACE » OPPOSÉ
AU « TEMPS-DURÉE » :
LE MYTHE ET L’ÉPOPÉE

La question du temps comme durée trouve ses pro-


longements avec le compositeur russe Igor Stravinsky.
Car Adorno, là encore, situe son approche dans
l’horizon explicite de Bergson : « Stravinsky et son école
préparent la fin du bergsonisme musical en jouant le
temps-espace contre le temps-durée1. » Dans Philosophie de
la nouvelle musique, la conception d’un temps-espace est
placée sous le signe d’une régression, celle qui semble
valoir relativement au « progrès » de la musique de
Schoenberg. Cette bipartition, toutefois, est sujette à des
malentendus en ce qu’elle suggère qu’Adorno propose
ici une réflexion interne à la grande musique, disquali-
fiant son versant russe au bénéfice de l’École de Vienne.
Toute une veine de commentaires2 a implicitement
entériné une telle opposition, en focalisant l’approche
sur la problématique historico-musicale du matériau
peu ou prou héritée de Hegel et annexée dans le
domaine de la musique à la question avant-gardiste.

1. PNM, p. 197.
2. Citons Heinz-Klaus Metzger, « Das Altern der Philosophie
der Neuen Musik », Musik wozu. Literatur zu Noten, Francfort-sur-
le-Main, Suhrkamp, 1980, p. 61-89 ; Carl Dahlhaus, « Se
détourner de la pensée du matériau ? », Formel/Informel : musique-
philosophie, sous la direction de Makis Solomos, Antonia Soulez et
Horacio Vaggione, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 33-48 ; Peter
Bürger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », tra-
duction Marc Jimenez, Revue d’esthétique, « Adorno », no 8, 1985,
p. 85-93.

93
En prolongeant notre réflexion sur le temps cette
fois-ci en direction de l’espace, selon l’antithèse for-
mulée à propos de Stravinsky, nous proposons de recen-
trer l’esthétique musicale d’Adorno sur la question déci-
sive de l’expérience musicale et d’interroger, ce faisant,
la perspective historique qui est la sienne. Nous serons
alors conduite à valoriser des rapports d’opposition qui
ont peu de chose à voir avec ceux que l’on attribue géné-
ralement à Adorno, qu’il s’agisse de l’antinomie entre
la grande musique et la musique populaire ou, à l’inté-
rieur de la prétendue grande musique, entre Arnold
Schoenberg et Igor Stravinsky. Du point de vue de
l’espace et du temps, nous montrerons que la ligne de
démarcation significative est celle qui passe entre Stra-
vinsky et Mahler, et plus généralement entre le mythe
et l’épopée. Ainsi pourrons-nous reprendre la délicate
question de l’articulation de la pensée musicale
d’Adorno à sa philosophie de l’histoire et du progrès,
faisant apparaître un ultime décalage par rapport aux
interprétations exclusivement fondées sur l’historicité
du matériau. Nous verrons que l’accentuation doit être
mise non sur l’histoire en tant que telle, mais sur le
rapport à la nature à partir duquel Adorno théorise non
seulement la dialectique de la domination, mais encore
la « restauration » (Reaktion) musicale qu’il impute à
Stravinsky.

L E RYTHME, LE CHOC : S TRAVINSKY DU CÔTÉ DU JAZZ

Une première étape est de comprendre que, dans


l’essai sur Stravinsky, Adorno n’analyse pas une œuvre,
mais un geste. C’est important pour deux raisons. La
première est l’inscription du texte de Stravinsky dans
l’ensemble de l’ouvrage Philosophie de la nouvelle musique,
dont le vis-à-vis avec Schoenberg pourrait laisser pré-
sumer que la question traitée est ici celle de la grande
musique. Retrouver la thématique du geste permet au
contraire de valoriser le lien qui existe, chez Adorno,
entre certains aspects de son analyse de la musique de
Stravinsky et l’approche réservée au jazz, le point
d’intersection se trouvant dans la notion de « rythme ».
Mais la question du geste est également centrale pour
aborder l’idée de la spatialisation du temps, qui n’a pas

94
du tout chez Adorno la signification qu’elle trouve en
musicologie, désignant dans ce domaine la qualité d’un
temps musical qui aurait rompu avec le dynamisme du
travail thématique, comme chez Debussy mais aussi
d’autres compositeurs au XXe siècle ; en ce cas, le
contexte de référence reste celui de l’œuvre musicale.
Or Adorno analyse tout autre chose. Il s’agit pour lui de
dénoncer un retournement de la musique dans la danse
et d’attaquer, par ailleurs, l’idée selon laquelle le rythme
révélerait une pulsation d’ordre vital. Le rapport de la
musique à la danse, qui avait émergé à propos de la
musique épique, revient de façon sous-jacente dans
l’argument du temps spatialisé : chez Stravinsky, la
musique renoue avec l’espace corporel, et donc avec le
biologique. C’est ce prétendu rapport de la musique au
biologique qu’Adorno s’évertue à ruiner dans le texte
sur Stravinsky.
Le paramètre du rythme, donc du temps, est le plus
souvent délaissé lorsqu’on commente le matériau
musical chez Adorno. Mais on reste alors prisonnier des
présupposés que l’on attribue au philosophe en matière
de musique, en l’occurrence un intellectualisme qui le
conduirait à envisager le langage musical d’un seul point
de vue syntaxique ou formel. Or il faut constater
qu’Adorno en adopte un tout autre pour Stravinsky : le
temps, et même le temps perçu, est un aspect fonda-
mental de son analyse, et un argument majeur en ce qui
concerne la spatialisation du temps. Il existe à cet égard
une immense différence entre son approche et la
célèbre étude3 de Pierre Boulez sur le Sacre du printemps.
Alors que le compositeur français s’attache, en une ana-
lyse métrique à partir de la partition, à rendre compte
de la plus haute complexité du temps chez Stravinsky,
Adorno se place au plan de l’écoute et insiste sur le
caractère primitif de rythmes évoquant un rituel4. Mais
c’est pour y voir une fétichisation du rythme, jugé s’être
détaché du contenu musical et s’imposer pour lui-
même, dans une vacuité que vient thématiser la notion
ici centrale de « battement » : « Les proportions ryth-

3. Pierre Boulez, « Stravinsky demeure », Relevés d’apprenti,


textes réunis et présentés par Paule Thévenin, Paris, Seuil, 1966,
p. 75-145.
4. PNM, p. 161 : « Les procédés du Sacre voudraient évoquer
les rythmes aussi complexes que sévèrement disciplinés des rites
primitifs. »

95
miques, qui occupent chez Stravinsky le premier plan,
sont exposées uniquement dans le sens d’un effet de
battement (im Sinne von Schlagwirkungen) et se réfèrent
à des mélismes tellement vides qu’ils apparaissent non
comme formant une articulation de lignes mais comme
ayant leur fin en eux-mêmes5. » Se référant de façon
exemplaire au Sacre du printemps, Adorno argue en
faveur d’un rythme devenu incapable d’organiser le
temps de façon musicale.
Mais il est surtout significatif d’observer que cette
idée du battement revient dans le contexte pourtant si
différent du jazz : « Les “rythmiques obéissants” se ren-
contrent surtout chez les jeunes, chez la prétendue
génération-radio [...] ce type obéissant est de type ryth-
mique, le terme “rythmique” étant pris dans son accep-
tion usuelle. Toute expérience relative à ce type est
fondée sur l’unité temporelle sous-jacente et perma-
nente de la musique, sur son beat. Jouer en rythme
signifie, pour les adeptes, jouer de façon à conserver la
relation avec la mesure de base quelles que soient les
tentatives de pseudo-individualisation, les altérations ou
autres différenciations6. » Dans ce domaine et comme
pour Stravinsky, la notion de rythme converge avec
l’idée d’une dislocation du temps musical : évocation du
tambour7 et de la marche militaire selon le modèle
d’une musique réglementée et fonctionnelle, la raideur
du battement est à l’opposé de la vitalité que l’on vou-
drait pourtant accorder au jazz.
Christian Béthune a souligné8, et à juste titre,
qu’Adorno ne démêle pas le jazz de ses implications cor-
porelles, la parenté de cette musique avec le sport et la
stéréotypie de la danse s’avérant un argument majeur
et récurrent dans ses écrits. Il précise avec raison que
l’approche du rythme comme « battement » ne vaut que
pour le jazz des orchestres swing de la fin des années
trente au début des années cinquante, le caractère gros-
sier, voire mécanique, du rythme s’expliquant par le fait
que cette musique était faite pour faciliter l’évolution

5. PNM, note p. 162.


6. T. W. Adorno, « Sur la musique populaire », Revue d’esthé-
tique, 1991, « Jazz », p. 198.
7. PNM, p. 201 ; GS 17, p. 92, cité par Christian Béthune,
Adorno et le jazz, Analyse d’un déni esthétique, Paris, Klincksieck, 2003,
p. 78.
8. Chr. Béthune, Adorno et le jazz, p. 52, p. 59 ; p. 70.

96
des danseurs. Selon lui, Adorno aurait donc bien
compris l’affinité du jazz avec la performance9, mais sur
le mode d’un déni qu’il faudrait expliquer à partir d’un
refus de l’oralité en art. À cette argumentation, fondée
sur une dichotomie entre l’écrit et l’oral, il faut cepen-
dant objecter que le thème de l’espace corporel et de
la danse n’est pas, chez Adorno, limité au seul jazz ; car
il est indéniablement présent à propos d’Igor Stravinsky
à qui, justement, est reproché un « art corporel »10.
Aussi, la question d’une implication corporelle de la
musique semble-t-elle ne pas pouvoir se résoudre à
partir de la seule problématique de la performance et
concerner en réalité un autre motif qui est celui du
temps et de l’espace ; c’est ainsi au tout début du para-
graphe intitulé « Théorie de la musique de ballet »
qu’est introduite l’opposition entre le « temps-espace »
et le « temps-durée ». L’intention argumentative ne vise
pas seulement à théoriser le devenir d’une musique qui
se serait résorbée dans la danse et qui, adhérant à
l’espace corporel, aurait perdu la dimension objecti-
vante liée à son statut d’apparence. Il s’agit d’évaluer ce
changement et de dénoncer la vitalité qu’on attribue à
cette musique. En mentionnant l’affinité du jazz avec le
sport, Adorno dessine les contours d’un mouvement
devenu fonctionnel, sans vie, selon une image qu’il pri-
vilégie pour les amateurs de jazz – « les jitterbugs »11 –

9. Ibid., p. 70 : « Le propos du jazzman reste avant tout de


jouer. En jazz, l’œuvre se veut d’abord performance ; elle s’accom-
plit par d’autres voies que la chronologie maîtrisée, et s’organise
après coup en tant qu’œuvre, davantage sans doute dans l’esprit
de l’auditeur à l’écoute que dans le projet du musicien au tra-
vail [...]. Adorno a bien senti cette parenté, lui qui ne manque
jamais de comparer le jazz avec le sport, le définissant même
comme “une manifestation acoustico-sportive”. »
10. PNM, p. 149 : « Comme pour Frank Wedekind dans ses
pièces de cirque, pour Stravinsky l’“art corporel” devient le mot
d’ordre. Il débute comme compositeur attitré du Ballet Russe. »
Aujourd’hui, le battement dont parlait Adorno constitue le prin-
cipe de la musique de masse devenue mondiale.
11. Glossaire de Christian Béthune, Revue d’esthétique, 1991,
« Jazz », p. 215 : « JITTERBUG. 1o Danse acrobatique ; autre nom :
lindy hop. 2o Fan de musique swing : “Ils se nomment eux-mêmes
Jitterbugs comme s’ils voulaient tout à la fois approuver et honnir
la perte de leur individualité, leur fascinante métamorphose en
insectes bourdonnants” », T. W. Adorno, « Du fétichisme en
musique et la régression de l’audition », InHarmoniques, 3, avril
1988.

97
qu’il compare à des nuées d’insectes gesticulant, « fai-
sant des mouvements réflexes »12. Dans son texte Mode
intemporelle, à propos du jazz13, il dénonce également la
valeur idéologique que les amateurs de jazz, relayés par
les slogans publicitaires, attribuent à la vitalité du
rythme. Or cet argument d’une fausse vitalité est réitéré
à propos de Stravinsky : la raideur14 du battement se
signalerait dans toute sa musique et pas seulement dans
ses œuvres les plus proches du jazz15. En introduisant
l’idée de la spatialisation du temps, Adorno s’efforce
donc d’opérer un retournement entre le vivant et le
mécanique, ou entre la fluidité et la raideur. L’espace-
temps indique que le geste aurait régressé dans une ges-
ticulation de nature spasmodique et discontinue : la
musique aurait changé qualitativement de nature, deve-
nant une sorte de danse caricaturale allant de réflexe
en réflexe, dans « les chocs, les secousses électriques qui
brisent la continuité »16.
Que la dislocation du temps renvoie à une problé-
matique du geste et donc à un rapport spatio-temporel
qui implique du corps, trouve sa confirmation dans la
présence de la notion de « choc » qui domine tout le
paragraphe sur le rythme dans Philosophie de la nouvelle
musique17. L’idée du choc est empruntée au texte de
Walter Benjamin « Sur quelques thèmes baudelairiens »
qu’Adorno cite discrètement18. Dans la lettre19 du
29 février 1940, il avait manifesté son enthousiasme vis-
à-vis des deux paragraphes (VIII et IX) consacrés au choc
et avait dit l’intérêt particulier qu’il portait à la notion

12. T. W. Adorno, Prismes, Critique de la culture et de la société,


traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris,
Payot, 1986, p. 109-110.
13. T. W. Adorno, Prismes, p. 105.
14. PNM, note p. 200 : « ... l’accompagnement se tient au
système raide et inchangé de l’ostinato ».
15. PNM, p. 176, note 1.
16. PNM, p. 199.
17. PNM, p. 160-164.
18. PNM, p. 163, note 1.
19. Correspondance Adorno-Benjamin 1928-1940, p. 403-409 ;
dans cette même lettre qui porte sur le texte de Benjamin « Sur
quelques thèmes baudelairiens », Adorno manifeste des réserves
sur deux points, la conception de la mémoire et celle de l’aura.
Il avait déjà exprimé dans la lettre du 10 novembre 1936 un cer-
tain nombre de réticences quant aux autres textes de Benjamin
sur Baudelaire, notamment les chapitres « Le flâneur » et « La
modernité », ibid., p. 358-368.

98
de geste. Il est important pour notre propos de rappeler
que, dans ces quelques pages, Benjamin s’attachait à
penser de façon historique la structure de l’expérience,
dans une perspective convergente avec le thème du
déclin de l’art de narrer qui occupe tout le texte sur
Baudelaire. Pour Benjamin, en effet, l’époque de
Charles Baudelaire, celle de « l’expérience vécue du
choc »20 (Erlebnis), est aussi celle qui voit se perdre l’art
de narrer. C’est à nouveau la question du temps qui est
en jeu, selon des modalités qui conduisent Benjamin à
se référer de façon privilégiée à des auteurs qui ont
réfléchi au problème de la mémoire : Marcel Proust,
mais aussi Henri Bergson dans Matière et mémoire et Sig-
mund Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Sans
entrer dans le détail de l’argumentation, nous souli-
gnerons que l’enjeu est alors de théoriser la nature des
mutations qui affectent le statut de la mémoire dans les
conditions de l’existence moderne. Benjamin théorise
la disparition de la mémoire épique et poursuit sa
réflexion sur le roman, qui avait été amorcée dans Le
narrateur : la force du roman de Proust tiendrait dans
l’aptitude de l’écrivain à redonner ses droits à la narra-
tion, à une époque où celle-ci serait devenue impossible.
Mais la question de la mémoire intervient directement
aussi dans l’analyse que Benjamin fait du geste. Car s’il
se réfère, dans une perspective marxiste, à la désarticu-
lation du geste de l’ouvrier aux prises avec la machine,
il sollicite d’autres figures que celle du travailleur pour
préciser sa conception du choc. Il privilégie le passant
ou l’homme de la foule en se tournant vers la nouvelle
de Poe L’homme des foules, mais retient aussi le joueur
qui s’adonne aux jeux de hasard. Tous ont en commun
des « gestes d’automates » : « Ils ne peuvent plus agir
que par voie de réflexe [...] ils vivent leur existence
comme des automates, semblables à ces personnages
fictifs dont parle Bergson, qui ont complètement liquidé
leur mémoire21. » Avec la notion de choc, Benjamin n’en
reste donc pas à l’analyse marxiste de l’automatisme du
geste de l’ouvrier, mais poursuit une réflexion sur les
mutations spatio-temporelles qui affectent la structure

20. Walter Benjamin, Charles Baudelaire un poète lyrique à


l’époque du capitalisme, traduit de l’allemand et préfacé par Jean
Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann,
Paris, Payot, 1979, p. 207.
21. Ibid., p. 184.

99
de l’expérience, dans les conditions de vie qui sont
celles, devenues industrielles et techniques, de la grande
ville, Paris pour le poète.
Dans le contexte de notre réflexion, nous ferons
deux remarques relatives à cette conception de l’expé-
rience. Tout d’abord, elle induit une approche égale-
ment historique du geste. La continuité ou fluidité du
geste, celle qui disparaît dans l’expérience vécue du
choc, n’a rien à voir avec un quelconque ordre spontané
du vivant, mais tient à des connexions tirées de l’expé-
rience. Or cette expérience (Erfahrung) est pour Ben-
jamin celle de la narration, et la gesticulation, ou le
choc, appartient aussi à une époque déterminée, celle
du XIXe siècle. Une telle conception, allant de pair avec
une détermination du geste d’ordre spatio-temporel,
sous-tend une réflexion ici centrale sur la perception.
L’expérience que veut théoriser Benjamin est une expé-
rience perceptive. Comme il le souligne de façon limi-
naire dans son essai, c’est « l’expérience du lecteur »22 de
Baudelaire qu’il entend vouloir comprendre, selon une
perspective qui prolonge un thème déjà introduit dans
Le narrateur, puisqu’il s’agissait d’y problématiser la sub-
stitution de la lecture isolée du roman à l’écoute en
commun de la narration orale. Mais c’est surtout dans
la référence à Bergson et au texte privilégié parmi ses
écrits, Matière et mémoire, que ce thème survient, l’idée
des gestes d’automate provenant de l’hypothèse, for-
mulée par Bergson, d’une perception qui ne serait plus
articulée à la mémoire23. L’automatisme du geste, chez
Benjamin, inscrit donc la conception du choc dans
l’horizon d’une réflexion temporelle qui insiste princi-
palement sur la transformation qualitative d’une
mémoire mutilée. Selon une thématique qui provient
aussi de Freud, le caractère répétitif et compulsif des
gestes indique une incapacité à se souvenir.
La conception du « temps-espace » qu’Adorno intro-
duit à propos de Stravinsky doit être reliée à cette thé-
matique benjaminienne ; les images des « secousses élec-
triques », ou d’une musique qui va de « réflexe en
réflexe », en proviennent directement. Le détour par
Benjamin permet ainsi de préciser ce qui est en jeu dans

22. Ibid., p. 150.


23. Soulignons que Walter Benjamin, avec l’art de narrer,
promeut une conception historique de la mémoire qui ne se
trouve pas chez Bergson.

100
l’approche du temps comme battement : non pas une
propriété formelle de la musique, mais la structure de
l’expérience, ici musicale. Se réappropriant implicite-
ment la thèse de l’art de narrer, Adorno entend problé-
matiser la structure de l’expérience musicale relative-
ment à « l’unité d’une époque »24, celle que partagent
aussi Schoenberg et le jazz. Comme Walter Benjamin, il
soutient que le problème crucial est devenu celui de la
mémoire, soulignant l’affinité qu’il entrevoit entre la
conception du « choc » développée dans le texte sur
Baudelaire et ses propres analyses musicales : « La
théorie de l’oubli et du choc recoupe très étroitement
quelques-unes de mes réflexions sur la musique, entre
autres ce qui a trait à la perception des rengaines : voilà
une connexion que vous n’aviez certainement pas à
l’esprit et qui me réjouit d’autant plus à titre de confir-
mation25. » Aussi, la thématique de la perception appa-
raît-elle effectivement centrale pour comprendre le
« temps-espace ». Introduisant le choc, Adorno décrit
une perception mutilée, dans la droite ligne de ce qu’il
envisageait comme « régression de l’écoute » dans son
texte de 1938 sur le fétichisme de la musique26. L’essai
sur Stravinsky est donc aussi à lire en lien avec la théorie
de la régression de l’écoute esquissée dans un de ses
paragraphes où sont distingués deux types d’audition :
l’« audition expressivo-dynamique » qui prend sa source
dans le chant et contribue à une articulation du temps
musical ; le type « rythmico-spatial »27 qui obéit au bat-
tement de tambour et divise quantitativement le temps
par une répartition égale. Adorno affirme qu’avec Stra-
vinsky ces deux types d’écoute, autrefois reliés dans la
musique motivique et thématique, sont désormais dis-
sociés, la perception du temps, chez le compositeur
russe, étant inconditionnellement soumise à l’audition
rythmico-spatiale. Or c’est ce type d’audition qui
« abroge le temps et le spatialise »28. En situant sa
réflexion sur le choc dans l’horizon implicite de Ben-
jamin, Adorno soulève donc le problème d’une déter-
mination historique de l’expérience musicale, dans son
rapport à la mémoire. Le « temps-espace », dans ce

24. PNM, p. 162.


25. Correspondance Adorno-Benjamin 1928-1940, p. 404.
26. Qu’il cite de nouveau en avant-propos de PNM.
27. PNM, p. 201.
28. PNM, p. 202.

101
contexte, qualifie une temporalité qui aurait perdu le
sens du souvenir : « Sa musique [celle de Stravinsky]
ignore le souvenir, donc la continuité temporelle de la
durée. Elle va de réflexe en réflexe. L’erreur fatale de
ses apologistes, c’est d’interpréter, comme garantie de
vitalité, le manque d’un donné dans sa musique, d’une
thématique proprement dite, manque qui précisément
exclut la respiration de la forme, la continuité du pro-
cessus, en définitive la “vie”29. » Aussi faut-il envisager la
régression de l’écoute, dans le type rythmico-spatial,
comme une perception musicale à laquelle fait défaut
tout rapport à la mémoire. L’auditeur rythmique, gesti-
culant comme un automate, est la figure musicale
qu’Adorno place au côté de l’homme des foules et du
joueur de hasard que Benjamin décrivait dans son texte
sur Baudelaire.

L’ ANTITHÈSE M AHLER -S TRAVINSKY

L’opposition entre le « temps-espace » et le « temps-


durée » qu’Adorno avait formulée sur le mode allusif en
1948 trouve rétrospectivement, avec la rédaction de
l’ouvrage sur Mahler une dizaine d’années plus tard,
une résonance particulière. Celle-ci doit conduire à
interroger l’antithèse qui semble bien exister, dans
l’ensemble de sa pensée musicale, entre Mahler, d’un
côté, Stravinsky, de l’autre. Déjà, dans Philosophie de la
nouvelle musique, il notait que Stravinsky était « à beau-
coup d’égards l’antipode de Mahler »30. À considérer les
choses du point de vue de l’expérience musicale, il
s’avère que cette antithèse, formulée à partir du temps,
contient d’autres déterminations qu’il importe de
construire et de retrouver ; un examen plus poussé de
l’« espace-temps » conduit en effet à valoriser certains
aspects du texte sur Stravinsky qui apparaissent particu-
lièrement pertinents pour construire un rapport anti-
thétique avec Mahler. Au premier chef, il s’agit de cet
« état sans individuation »31 qu’Adorno ne cesse de vili-
pender dans son essai. En s’attaquant au type rythmique,

29. PNM, p. 170.


30. PNM, p. 199, note 1.
31. PNM, p. 165.

102
il s’en prend aussi à un pouvoir hypnotique et à une
force de suggestion de la musique qu’il juge mortifères ;
un autre aspect de la gesticulation d’automate est
l’anéantissement de l’individu dans une forme de col-
lectivité dépourvue de lien vivant entre les hommes.
T. W. Adorno voit dans la représentation de la danse
collective chez Stravinsky, exemplifiée par la « Danse de
l’Élue » dans Le Sacre, l’image d’une forme primitive de
rassemblement sous le signe de la tribu et du sacrifice
qui lui fait horreur. Non sans relation avec la foule chez
Walter Benjamin, cette danse collective rappelle l’évo-
cation par Ernst Bloch, dans le contexte du nazisme, des
« danseurs de saint Guy »32 formant ces processions
d’hommes marchant et chantant, ivres de la puissance
dionysiaque, et inspirant l’effroi. L’état sans individua-
tion que refuse Adorno est celui d’une musique trans-
formée en danse rituelle et revendiquant une « authen-
ticité collective »33 : masse amorphe aux antipodes d’une
conception vivante du peuple, ce type de rassemblement
préfigure, selon lui, la conception d’un peuple « dont
plus tard, la teneur surgira en Allemagne dans un
contexte sinistre »34.
L’autre aspect concerne le primitivisme, accusation
également récurrente dirigée contre la musique de Stra-
vinsky. Ce n’est pas ici le rythme qui est seul en cause,
mais plus généralement le rapport du compositeur au
matériau populaire : ce dernier, d’origine d’abord russe
comme dans Petrouchka, s’est vu de plus en plus annexer
des emprunts au jazz et aux danses de divertissement ;
Ragtime, Piano Ragtime et L’histoire du soldat sont repré-
sentatifs de ce tournant. Adorno, contrairement à
certains musicologues35, ne veut pas y voir une distorsion
et une mise à distance du caractère réifié et usé du maté-
riau. Il insiste sur la manière qu’aurait Stravinsky de
rehausser ce matériau à une donnée originaire et brute,

32. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit de l’allemand par


Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 58. Bloch se réfère à la des-
cription que fait Nietzsche de l’ivresse dionysiaque au § 1 de la
Naissance de la tragédie. Mais le contexte du nazisme donne à cette
référence un sens politique des plus précis.
33. PNM, p. 168.
34. PNM, p. 171.
35. Jean-Paul Olive, « Deux soldats. Musique populaire et
musique savante au début du XXe siècle : Alban Berg et Igor Stra-
vinsky », Musurgia. Analyse et pratiques musicales, 1, vol. IX, 2002,
« Le savant et le populaire », p. 47-59.

103
comme s’il était pure nature. C’est la fascination pour
le primitif et sa justification comme telle qui sont
évaluées et dénoncées : « Le positivisme de Stravinsky
s’en tient au monde primitif comme à une donnée de
fait36. » Un tel argument, il faut le souligner, avait déjà
été brandi pour le jazz ; dans le texte « À propos du
jazz »37, Adorno refuse tout caractère prétendument ori-
ginaire à cette musique. Comme le montre subtilement
Evelyn Wilcock38, il ne prend pas aveuglément position
contre le jazz, mais bien, avant tout, contre une récupé-
ration commerciale qui le dénature au plan musical et
s’avère très suspecte au plan idéologique, la faveur
accordée à la vitalité de cette musique dans l’Europe
occidentale masquant le fait qu’il y a là non seulement
une construction de la modernité et des villes, mais sur-
tout une musique qui a été non pas celle d’hommes
libres, mais celle d’hommes asservis.
Ces deux motifs, l’état sans individuation et le primi-
tivisme, permettent d’assigner la nette frontière qui se
dessine dans l’esthétique musicale d’Adorno entre Stra-
vinsky et Mahler. À l’état sans individuation de la
musique chez le compositeur russe correspond l’exi-

36. PNM, p. 172.


37. « À propos du jazz », Moments musicaux, traduction et
commentaire de Martin Kaltenecker, Genève, Contrechamps,
2003, p. 74-75.
38. Evelyn Wilcock, « Adorno, jazz, and racism », Telos,
« Beyond Modernism and Postmodernism : populist alter-
natives », 107, printemps 1996, New York, p. 63-80 ; dans ce texte,
Evelyn Wilcock remet en cause un certain nombre de préjugés
sur Adorno et le jazz, en premier lieu, le fait qu’il ne connaissait
pas le « hot jazz ». En 1934, à Oxford, il était impliqué dans une
société qui était encore en relation avec la musique noire améri-
caine, contrairement à ce qui se passait en Allemagne puisque le
régime nazi l’avait interdite. Mais l’auteur montre surtout que le
jazz était intimement lié à l’époque au problème social et poli-
tique du racisme, ce dont Adorno avait la plus claire conscience.
On peut aussi consulter quelques pages intéressantes de la bio-
graphie de Stefan Müller-Doohm, Adorno, une biographie, traduit
de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2004,
p. 183-185 et 197-202. Quant à la place du jazz dans l’Allemagne
nazie, marquée d’une profonde ambiguïté faite de refus et de
fascination, l’ouvrage de référence est, de Michael H. Kater,
Gewagtes Spiel. Jazz im Nationalsozialismus, Cologne, Kiepenheuer
und Witsch, 1995 ; plus récemment, en France, Michael Walter,
« Le jazz et la musique légère, instruments de propagande », Le
IIIe Reich et la musique, sous la direction de Pascal Huynh, Paris,
Cité de la Musique, Fayard, 2004, p. 157-167.

104
gence d’une tout autre expérience musicale pour
Mahler. L’état préindividuel n’est pas éliminé de l’expé-
rience esthétique – on verra qu’il en est constitutif –,
mais il a un tout autre statut. Alors que, chez Stravinsky,
l’état préindividuel se dégrade en une assimilation
pathogène et morbide, il en va autrement pour Mahler
en raison de son rapport à la banalité. L’idée du vieux
pichet, nous l’avons vu, reprise à Ernst Bloch pour pré-
ciser la valeur exemplaire de cette forme d’expérience,
désigne les modalités d’un état préindividuel qui se
réfère à l’enfance et prend des tours ludiques et mysté-
rieux. Ernst Bloch, avec le pichet, décrivait une assimila-
tion à l’objet médiate et vivante : « Le pichet s’apparente
au monde enfantin [...] je peux aisément prendre forme
de pichet, me voir comme si j’étais objet brun, étonnam-
ment grandi, sorte d’amphore nordique et ce faisant, je
m’assimile ou m’identifie à lui, bien plus je gagne grâce
à lui en richesse et en présence et cette œuvre à laquelle
je participe me rend davantage moi-même39. » Le sens
d’une telle réflexion n’est pas de dire que l’expérience
esthétique régresserait à un stade enfantin, mais qu’elle
peut s’étayer sur un état préindividuel non sans relation
avec celui que connaît l’enfant dans le rapport vivant
qu’il a aux choses. L’abandon à l’objet donne vie à ce
dernier et l’anime, dans un étonnement qui confine au
rêve. La musique de Mahler, elle aussi, hésite entre
« l’imperturbabilité du rêve et un certain infanti-
lisme »40. En distinguant à travers Stravinsky et Mahler
deux statuts radicalement différents de l’état préindivi-
duel, Adorno soulève le problème du mode d’existence
mimétique qui détermine le rapport humain à la
musique. Il prend au sérieux l’idée que le rapport mimé-
tique est partie prenante de l’expérience musicale, selon
des modalités qui contribuent à la suppression de la dis-
tinction sujet objet, mais il s’emploie surtout à élaborer
une conception différenciée de ce rapport, ce qui appa-
raît être un aspect décisif de l’antithèse entre Stravinsky
et Mahler. Pour comprendre la spatialisation du temps,
on voit donc qu’il faut non seulement recentrer l’objet
d’étude sur l’expérience esthétique, mais encore faire
intervenir la question de la mimèsis.

39. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 17 ; Adorno reprend l’idée


du vieux pichet dans son texte « L’anse, le pichet et la première
rencontre », NL, p. 385-395 (cf. chapitre III ci-dessus).
40. M, p. 36.

105
Le second motif, en rapport avec le primitivisme de
Stravinsky, débouche directement chez Mahler sur
l’épique et soulève la question du rapport au passé. C’est
la ligne de partage la plus forte, celle qui fait intervenir la
narration. Il est significatif de voir Adorno refuser absolu-
ment toute dimension narrative à Stravinsky, bien que
certaines de ses œuvres, notamment L’histoire du soldat,
semblent répondre à ce critère. Mais comme nous l’avons
vu avec Mahler, Adorno s’appuie sur un sens de la narra-
tion qui est sans commune mesure avec la conception
d’un récit ou d’une histoire que l’on raconterait. C’est
l’expérience du temps qui est en jeu, et notamment le
rapport à la mémoire. Or, si Adorno fait de L’histoire du
soldat la pièce la plus représentative de l’œuvre de Stra-
vinsky, il la situe en bloc du côté de l’oubli et de l’amnésie :
« Que le soldat demeure exilé dans le pur présent, cela
explique le tabou sous le signe duquel se trouve toute la
musique de Stravinsky. Les répétitions saccadées qui per-
cent les oreilles, il faudrait les interpréter comme des
moyens pour extirper de la musique par la suspension de
la durée, la dimension de la mémoire, c’est-à-dire le passé
protégé41. » Cet exil dans le pur présent doit être mis en
rapport avec ce qui est jugé être – rappelons qu’ici tout est
dit dans la perspective d’Adorno – le primitivisme de la
musique de Stravinsky. Car ce primitivisme, marqué par
l’adhésion et même par une exaltation pour le naturel, le
brut, voire le sauvage, traite le temps de façon indiffé-
rente : le présent n’est pas plus situé par rapport au passé
que celui-ci ne l’est vis-à-vis du présent. Le statisme de la
musique de Stravinsky définit son primitivisme relative-
ment au temps, dans la fascination aveugle pour un passé
auquel est dénié tout caractère de passé. Là encore, l’anti-
thèse avec Mahler est nette. Musique épique, la sym-
phonie mahlérienne met à distance le passé en le faisant
vivre comme passé, à travers la narration qui manifeste et
construit la force de la mémoire. Bien qu’il y ait aussi chez
Mahler un rapport au matériau populaire, il n’y aurait
pour cette raison chez lui aucun primitivisme, ce rapport
s’organisant à partir de la narration, médiation qui s’est
retirée de la musique de Stravinsky.
L’opposition entre Schoenberg et Stravinsky pré-
sente dans Philosophie de la nouvelle musique laisse croire
que le rapport entre le progrès (Fortschritt) et la restau-

41. PNM, note p. 198.

106
ration (Reaktion), selon les termes respectivement
attribués par Adorno aux deux compositeurs, a une
valeur structurante dans sa pensée de la musique, sous-
entendu au bénéfice de Schoenberg contre Stravinsky.
Les interprétations qui prennent pour seul critère de
leur approche la problématique du matériau42, en effet
très prégnante dans la partie sur le compositeur
viennois, tendent à accréditer le sens d’une telle dicho-
tomie et, ce faisant, à annexer l’approche d’Adorno à la
perspective avant-gardiste qui est toujours plus ou moins
implicitement contenue dans l’idée du « progrès »43.
Mais l’attention portée à la question du temps, jointe à
celle de l’expérience musicale, fait apparaître du côté
de Stravinsky des motifs qui se révèlent tout aussi
importants pour évaluer la perspective globale sur le
« progrès ». Ces motifs trouvent une formulation expli-
cite dans l’avant-propos de l’ouvrage où l’on voit Adorno
préciser les raisons pour lesquelles il a jugé nécessaire
d’ajouter, au moment de la publication du texte sur
Schoenberg en 1948, la partie sur Stravinsky. Il s’agissait,
écrit-il, de « supprimer une échappatoire facile. Celle-ci
consisterait à croire que, si le progrès logique de la
musique menait aux antinomies, y changerait quelque
chose la restauration du passé, la révocation consciente
de la ratio musicale. Aucune critique du progrès n’est
légitime, à moins qu’elle ne signale le moment réaction-
naire de ce dernier44. » Dans ces quelques lignes,
Adorno dessine pour la refuser la logique dichotomique
qui ferait jouer la nature contre l’histoire, le retour au
passé contre les apories du présent, et il place le primi-

42. La notion de matériau tend à accréditer l’idée


qu’Adorno subordonnerait sa conception de la musique à une
philosophie de l’histoire d’inspiration hégéliano-marxiste. À
partir du fameux paragraphe « Tendance du matériau » dans
PNM, on a pu lui attribuer la thèse marxiste du reflet entre infra-
structure et superstructure. Ce type d’interprétation est réduc-
teur dans la mesure où la philosophie de l’histoire ne peut se
comprendre chez Adorno seulement à partir des présupposés
marxistes ; par ailleurs, la problématique du matériau ne permet
pas d’atteindre la question de l’expérience musicale.
43. C’est cette même idée de « progrès » que Schoenberg
avait avancée pour Brahms, reprenant à son compte pour la
dépasser l’opposition du XIXe siècle entre Brahms et Wagner dans
son fameux texte « Brahms, le progressiste », in Le style et l’idée,
p. 305-343.
44. PNM, p. 8.

107
tivisme de Stravinsky au côté du rationalisme schoenber-
gien : les deux faces non concurrentes d’une même
logique, celle qui se joue dans le progrès historique de
la musique.
L’opposition entre Schoenberg et Stravinsky n’est
pas propre à Adorno. Comme le note Pascal Huynh45,
on la trouve dans les milieux musicologiques dès 1925.
Adorno se ressaisit toutefois de cette opposition dans
une intention philosophique qui n’a pas pour but de
l’entériner, mais de servir une conception qui soit dia-
lectique et critique du progrès46 en musique. Or, à cet
égard, il apparaît que se préoccuper des retours en
arrière est tout aussi décisif et crucial que de dessiner
des perspectives vers l’avant. Comprendre qu’Adorno
situe du même côté, c’est-à-dire du côté du progrès, ses
analyses de Schoenberg et de Stravinsky permet de sou-
ligner un motif des plus importants, à savoir que la pro-
blématisation de la nature est partie intégrante, et même
fondamentale, de sa conception du progrès. Stravinsky
obéit à la logique du progrès dans la mesure où il est
considéré comme opérant un retour à la nature, ce qui
est le moment réactionnaire de sa musique.
Que le mouvement de la rationalisation soit lié à un
mouvement inverse de retour à la nature, ce qui corres-
pond au couple Schoenberg-Stravinsky, n’est pas une
donnée exogène de la philosophie du progrès d’Adorno,
mais lui est intrinsèque. Ce rapport trouve une formula-
tion philosophique explicite dans Dialectique de la raison,
peut-être plus encore dans l’ouvrage de Max Horkheimer
qui lui est contemporain, Éclipse de la raison, avec le thème
de « la révolte de la nature ». L’échec de la domination,
pour les théoriciens de l’École de Francfort, trouve en
effet son explication dernière non dans l’analyse de
rapports de type humain, mais dans l’aporie que décrit le
rapport de la domination humaine à la nature – ce en

45. Pascal Huynh, La musique sous la République de Weimar,


Paris, Fayard, 1998, p. 287.
46. Citons la thèse emblématique selon laquelle la non-
violence, qui fait l’authenticité du compositeur Webern, bascule,
entre le Trio à cordes, op. 20, et la Symphonie, op. 21, en son
contraire : « Une non-violence intégrale s’inverse en violence
intégrale », in Theodor W. Adorno, Figures sonores, traduit par
Marianne Rocher-Jaquin, Genève, Contrechamps, 2006, p. 99. La
composition sera marquée tout entière de cette même dialec-
tique.

108
quoi ils prennent des distances vis-à-vis du marxisme et
intègrent notamment l’apport de la psychanalyse freu-
dienne. Horkheimer, dans Éclipse de la raison, expose le
sens de la dialectique de la raison instrumentale en insis-
tant sur le lien intime et fatal qui existe entre la sujétion
de la nature par l’homme, à l’intérieur et à l’extérieur de
lui, et la soumission qu’il doit en même temps endurer
quand cette même nature, réprimée, se venge : « Dans le
progrès, la nature a perdu son caractère terrifiant, ses
qualités occultes, mais comme elle est privée de toute
possibilité de parler par l’esprit des hommes, elle se
venge47. » Le cercle infernal entre mythe et raison, qui
retourne le progrès en barbarie et en état de non-liberté
pour l’homme, renvoie donc à un autre cercle, peut-être
plus infernal encore, celui qui relie la domination de la
nature par l’homme à la « révolte de la nature ». Dans ce
contexte, proposer une conception critique du progrès
signifie prendre en charge, par la pensée, ce moment
régressif par où la nature fait retour sur un mode violent
et destructeur ; l’écriture de l’essai sur Stravinsky répond,
pour la musique, à cette exigence critique.
La conception critique du progrès qu’Adorno déve-
loppe dans Philosophie de la nouvelle musique en mettant
côte à côte Schoenberg et Stravinsky ne doit pas être
confondue avec l’aspiration à une musique critique, qui
reste un point de visée à ce stade non abouti de sa
pensée de la musique. Aussi est-il hâtif de penser le
trouver du côté de Schoenberg et, a fortiori, dans la
volonté qu’avait eue le compositeur d’opérer une révo-
lution du langage musical, d’abord en émancipant la
musique de la tonalité, puis en inventant la méthode
dodécaphonique. Si Adorno s’est passionnément inté-
ressé à cet aspect du champ compositionnel de son
époque, il n’est pas sûr qu’il y ait trouvé les modalités
de la réconciliation avec la nature qu’il espérait trouver
à travers la musique et qui, seule, pouvait permettre de
sortir de cette logique infernale du progrès à laquelle il
ne cessait de réfléchir dans sa philosophie. L’antithèse
entre Mahler et Stravinsky qu’on a vue se profiler atteste
que la problématique du passé et du souvenir risque de
s’avérer bien plus pertinente pour saisir l’orientation de
fond de son travail philosophique sur la musique.

47. Max Horkheimer, Éclipse de la raison, traduit de l’améri-


cain par Jacques Debouzy, suivi de Raison et conservation de soi,
traduit de l’allemand par Jacques Laizé, Paris, Payot, 1974, p. 112.

109
E SPACE, MIMÈSIS, MORT

L’articulation entre l’essai sur Stravinsky et Dialec-


tique de la raison peut être précisée au plan philoso-
phique en reprenant, pour l’approfondir, la question
de la mimèsis que nous avons vue affleurer au paragraphe
précédent, mais qui était déjà présente dans l’analyse
consacrée au geste. Car toutes les modalités du retour
à la nature envisagées pour Stravinsky, en tête desquelles
la régression dans la danse et le retournement dans
l’espace corporel, trouvent leur sens à partir de là et
permettent, pensons-nous, de comprendre le jugement
irrévocable porté par Adorno sur l’espace.
La notion de mimèsis est centrale chez les théoriciens
de l’École de Francfort bien qu’elle ne fasse pas l’objet
d’un traitement conceptuel systématique. Trouvant la
plupart du temps sa signification dans le contexte des
analyses qu’elle permet, elle est à situer avant tout sur un
terrain sociologique et anthropologique qui l’éloigne
définitivement de l’acception artistique issue de la tradi-
tion aristotélicienne. Dans notre perspective, trois
aspects importants seront signalés. Le premier est le rap-
port de cette notion, synonyme aussi d’« instinct mimé-
tique » (der mimetische Impuls) dans Éclipse de la raison48,
avec l’idée du mimétisme, qui faisait à l’époque l’objet
d’un intérêt chez d’autres penseurs, chez Walter Ben-
jamin dans ses réflexions des années trente sur le lan-
gage, mais aussi chez l’écrivain français Roger Caillois
dans son ouvrage Le mythe et l’homme. La mimèsis, en ce cas,
doit être comprise en relation avec l’ensemble du vivant
et de la nature, et elle a pour définition première le fait de
se « rendre semblable ou pareil à son milieu ». Mais le
deuxième aspect qu’il convient d’emblée de mentionner
est le refus par Adorno et Horkheimer d’élaborer le sens
de la notion de mimétisme sur le terrain de la biologie et,
au contraire, d’en faire une pièce maîtresse de leur
réflexion sur la domination. C’est dans le contexte d’une
analyse relative aux comportements sociaux qu’elle se
révèle pour eux pertinente, jouant en particulier un rôle
dans leur tentative de compréhension des attitudes
racistes et antisémites – ce qui était un des aspects
importants de l’entreprise de Dialectique de la raison. Intro-

48. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 122.

110
duire la mimèsis signifie aborder la question au niveau le
plus archaïque, le plus diffus, mais aussi le plus exposé des
comportements de type physionomique. Max Hork-
heimer aurait ainsi écrit dans une lettre à Theodor
W. Adorno : « L’étude de l’antisémitisme ramène à la
mythologie et en fin de compte à la physiologie49. » S’atta-
quant à l’« idiosyncrasie »50 qui fixe et fige les attitudes
humaines dans des caractéristiques naturelles – attitudes
expressives qui impliquent le corps : de la démarche, des
intonations de la voix jusqu’au rire et aux pleurs51 –,
Adorno et Horkheimer réintroduisent le sens historique
et culturel de ces comportements expressifs en les articu-
lant à l’activité mimétique qui opère dès le plus jeune âge,
bien en deçà de la constitution du sujet, et ils plaident en
faveur d’un héritage humain phylogénétique. Mais
comme cela apparaît nettement dans Éclipse de la raison52,
la question n’est pas tant de valoriser l’idée d’un condi-
tionnement de type social ou culturel que de mettre au
jour le processus par lequel l’activité mimétique se
retourne dans des rapports d’exclusion, de haine et
de destruction, se retrouvant au service de la logique

49. Lettre de Max Horkheimer à T. W. Adorno du 28 août


1941, citée par Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, histoire, déve-
loppement, signification, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-
Gurcel, Paris, PUF, 1993 pour la traduction française, p. 295 ; il
faut tout de suite noter que Horkheimer introduit un sens dia-
lectique de la « physiologie » qui est entièrement distinct de la
signification que prend le terme de « biologie » chez Caillois,
lequel renvoie à un en deçà du social.
50. DR, p. 188 et suiv. (§ V).
51. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 122 : « Le corps
tout entier est un organe d’expression mimétique. C’est par le
moyen de cette faculté qu’un être humain acquiert sa manière
spéciale de rire et de pleurer, de parler et de juger. C’est seule-
ment dans les phases ultérieures de l’enfance que cette imitation
inconsciente est subordonnée à l’imitation consciente et aux
méthodes rationnelles de l’étude. Cela explique pourquoi, par
exemple, les gestes, les intonations de la voix, les degrés et types
d’irritabilité, la démarche, bref, toutes les soi-disant caractéris-
tiques naturelles d’une prétendue race semblent persister dans
l’hérédité longtemps après que les causes appartenant au milieu
ont disparu. Les réactions et gestes d’un homme d’affaires juif
qui a réussi reflètent parfois l’anxiété dans laquelle ses ancêtres
ont vécu, car les maniérismes d’un individu sont beaucoup moins
le fruit d’une éducation rationnelle que de vestiges ataviques rele-
vant de la tradition mimétique. »
52. Ibid., chap. 3, « La révolte de la nature », p. 122-127
notamment.

111
violente de la domination : il s’agit, comme le formule
Horkheimer, de penser le mécanisme par lequel « l’ins-
tinct mimétique refoulé est exploité par les systèmes les
plus radicaux de la domination sociale »53. À la différence
de leurs contemporains ou prédécesseurs, Adorno et
Horkheimer s’efforcent ainsi de problématiser la mimèsis
à partir des contradictions qui définissent la logique de
la domination humaine dans son rapport à la nature.
Témoin le plus manifeste et peut-être le plus grave d’une
nature qui n’a pas pu être dominée et qui, « réduite au
silence »54, fait retour sous des formes perverties, destruc-
trices et violentes, ils l’envisagent non du côté de la vie,
mais bien du côté d’une mort qui œuvre à l’intérieur du
monde humain. Enfin, et ce dernier point est lié au pré-
cédent, la mimèsis est analysée comme un processus en
lui-même contradictoire : dans son appartenance au
vivant, elle travaille non en direction de la vie, mais en
direction de la mort. Il vaut la peine d’insister sur cet
aspect des choses car c’est là que l’on rencontre l’espace ;
et ce rapport de la mimèsis à la mort pourrait, mais à tort,
sembler ne pas leur être spécifique. Roger Caillois avait,
en effet, déjà interprété la relation mimétique comme
régression de la vie vers la mort, ou de l’animé vers l’ina-
nimé. Réfléchissant dans Le mythe et l’homme à cette ten-
dance qu’il voyait à l’œuvre dans le règne végétal et
animal d’une assimilation du vivant à son entourage, il
avait placé le mimétisme du côté de la pulsion de mort de
Freud : « La vie recule d’un degré 55. » Mais, surtout, il avait
tenté d’y montrer qu’une telle tendance continuait
d’exister et d’agir dans le monde humain. Refusant la
thèse défensive pour expliquer le mimétisme, il envisa-
geait la fin de ce processus comme une « véritable tenta-
tion de l’espace »56, repérable chez l’homme notamment
dans des cas pathologiques. Dans son chapitre « Mimé-
tisme et psychasthénie légendaire » et en référence aux
travaux de Pierre Janet et d’Eugène Minkowski, il abor-
dait la psychasthénie comme une « dépersonnalisation par

53. Ibid., p. 103 ; l’analyse que font Adorno et Horkheimer


des comportements antisémites s’inscrit dans l’horizon générique
d’une réflexion sur le caractère sado-masochiste et la structure
de la personnalité autoritaire ; cf. R. Wiggershaus, L’École de Franc-
fort, p. 324-331.
54. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 185.
55. Roger Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938,
p. 113.
56. Ibid., p. 109.

112
assimilation à l’espace », non sans affinité avec « ce que le
mimétisme réalise morphologiquement dans certaines
espèces animales »57. On voit donc chez Caillois s’établir
une relation, pour l’homme, entre le mimétisme envi-
sagé comme propriété du vivant, l’espace et la mort. Or il
est tout à fait intéressant de constater qu’une telle rela-
tion n’est pas étrangère aux théoriciens de l’École de
Francfort. Abordant l’idiosyncrasie dans Éléments de l’anti-
sémitisme58 – la réaction de rejet vis-à-vis du monde exté-
rieur exemplifiée par le geste de Siegfried en direction de
Mime qui sollicite son amour : « Je ne peux pas te sup-
porter ; n’oublie pas cela » –, ils écrivent dans un passage
qu’il faut citer, même s’il est un peu long :

Les motifs auxquels fait appel l’idiosyncrasie ren-


voient aux origines. Ils reproduisent des moments de la
préhistoire biologique : signes de danger à la vue
desquels les cheveux se dressaient sur la tête et où les
cœurs cessaient de battre. Dans l’idiosyncrasie, différents
organes échappent au contrôle du sujet ; indépendants,
ils obéissent aux stimulants biologiques fondamentaux.
Le moi qui s’appréhende dans de telles réactions – tor-
peur cutanée ou musculaire, raideur des membres – ne
les domine pas entièrement. Pendant quelques instants,
ces réactions effectuent une adaptation à la nature
ambiante et immobile. Mais, tandis que l’animé
s’approche de la simple nature, il se produit un pro-
cessus d’aliénation, car la nature inanimée en laquelle
tente de se transformer la vie à ses moments d’extrême
émotion – semblable en cela à Daphné – n’est capable
d’établir qu’une relation purement extérieure, spatiale.
L’espace est l’aliénation absolue. Lorsque l’humain veut
devenir semblable à la nature, il s’endurcit en même
temps contre elle. L’attitude défensive due à la frayeur
est une forme de mimétisme. Ces réflexes de raidisse-
ment et d’engourdissement de l’homme sont les
schémas archaïques de l’instinct de conservation : en
s’assimilant à ce qui est mort, la vie paie le tribut de sa
pérennité59.

Tout, sur cette question du mimétisme, pourrait sem-


bler rapprocher Adorno et Horkheimer de Caillois,
exception faite d’un motif marquant le gouffre qui

57. Ibid., p. 112.


58. DR, p. 177-215, et en particulier le § V.
59. DR, p. 189 ; nous soulignons.

113
sépare en vérité les deux conceptions, celui de la frayeur
ou de la terreur. Alors que Caillois neutralisait l’argu-
ment défensif, Adorno et Horkheimer en font au
contraire une pièce maîtresse de leur approche, intro-
duisant la détermination de la peur ou de la frayeur pour
expliquer le renversement de l’animé dans l’inanimé, ou
de la vie dans la mort. Or ce motif de la frayeur, qui
affleure dans l’extrait cité à propos de la préhistoire bio-
logique, n’est autre que celui qui organise l’ensemble de
Dialectique de la raison, non seulement en raison de la
tâche première qui aurait dû être celle des Lumières,
« libérer les hommes de la peur »60 – comme l’indique la
première phrase de l’ouvrage –, mais parce que la
logique de la domination tout entière repose sur une
terreur qui est non pas éliminée, mais, au contraire,
reproduite et même renforcée par le processus
rationnel. C’est un thème qui se manifeste chez Hork-
heimer lorsqu’il envisage la conservation de soi et l’adap-
tation auxquelles obéit tout le processus civilisateur
comme le prolongement, par des moyens humains, de
l’activité mimétique61. C’est aussi clairement formulé
dans Dialectique de la raison : « Mais cette dialectique reste
impuissante dans la mesure où elle se développe à partir
du cri de terreur qui est duplication, tautologie de la
terreur elle-même. Les dieux ne peuvent pas éloigner la
peur de l’homme, cette peur dont leur nom est l’écho
pétrifié. L’homme croit être libéré de la peur quand il
n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie
de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à
l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé.
La Raison est la radicalisation de la terreur mythique62. »
Les conceptions sont ainsi diamétralement oppo-
sées : alors que Caillois interprétait le rapport du mimé-
tisme à la mort à partir du paradigme biologique, s’ap-
puyant à cette occasion sur la détermination freudienne

60. DR, p. 21.


61. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 123 : « S’adapter
signifie se rendre pareil au monde des objets, pour sa propre
conservation. Cette manière délibérée (par opposition à
réflexive) de se rendre pareil au milieu est un principe universel
de la civilisation. » Cette idée de l’autoconservation, principe
d’une civilisation se développant sur le modèle de la nature, est
également présente dans Dialectique de la raison. Elle y est ratta-
chée à la philosophie de Spinoza et à sa conception du conatus,
cf. DR, p. 45.
62. DR, p. 33.

114
de la pulsion de mort, Adorno et Horkheimer en font
le pivot d’une critique qui est celle de la raison instru-
mentale. Le cercle infernal de la raison, pour eux, n’est
autre que celui d’une mimèsis tournée vers la mort, et la
dialectique de la raison s’enferme et se clôt dans le
mythe faute de ne pouvoir faire autre chose qu’épouser
une logique qui est celle de la nature : « La raison qui
supplante la mimèsis n’est pas simplement sa contre-
partie. Elle est elle-même mimèsis : mimèsis de la mort.
L’esprit subjectif qui fait perdre son âme à la nature ne
domine cette nature privée d’âme qu’en imitant sa
rigidité, lui aussi devenu âme qui perd son âme63. »
Retrouver le lien intime entre mimèsis et raison permet
de comprendre pourquoi Max Horkheimer pouvait dire
que le problème de la mimèsis était, dans l’état actuel de
la crise, « particulièrement urgent »64. Mais cela donne
aussi un sens à l’idée, formulée à la fin de son ouvrage,
de la nécessité cruciale d’œuvrer en direction du lan-
gage, en particulier d’un langage qui pourrait libérer
l’instinct mimétique : « La philosophie aide l’homme à
calmer ses appréhensions en aidant le langage à remplir
sa fonction mimétique véritable, sa mission de refléter
les tendances naturelles. La philosophie ne fait qu’un
avec l’art lorsqu’elle reflète la passion dans le langage
et la transfère par là même dans la sphère de l’expé-
rience et de la mémoire. Si l’on donne à la nature l’occa-
sion de se refléter dans le royaume de l’esprit, elle gagne
une certaine tranquillité à contempler sa propre image.
Ce processus est au cœur de toute culture et plus spé-
cialement de la musique et des arts plastiques65. »
Il peut paraître étrange de faire intervenir la mimèsis
et le rapport à la nature pour la musique. C’est pourtant
un thème qui apparaît bien présent chez Adorno, et pas
seulement au plan général de Théorie esthétique. L’essai
sur Stravinsky trouve un sens renouvelé si on le lit à
partir des considérations sur la mimèsis qui occupaient à
la même époque les théoriciens de l’École de Francfort.
La prise en compte du motif sociologique et anthropo-
logique de la mimèsis ne saurait rendre totalement
compte de sa détermination musicale, mais elle permet
de réorienter et d’infléchir l’interprétation en direction
d’une préoccupation qui ne peut être négligée si l’on

63. DR, p. 70.


64. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 123.
65. Ibid., p. 185.

115
veut commenter les écrits musicaux d’Adorno, à savoir
celle liée au geste. La problématique expressive, qui est
théorisée dans l’essai sur Stravinsky à partir du geste et
de la mimèsis, trouve une stricte corrélation au contexte
philosophique de Dialectique de la raison, dans cette idée
de la révolte de la nature qui est aussi reduplication de
la terreur. Les principaux traits qui définissent la
musique de Stravinsky, un état sans individuation placé
sous le signe de la cruauté et du sacrifice, le sado-maso-
chisme66, la dissociation67 et surtout la froideur68, sont
ceux d’un instinct mimétique qui s’est retourné dans la
mort : « Le geste schizophrénique de la musique de Stra-
vinsky est un rituel destiné à renchérir sur la froideur
du monde69. » Tout l’essai sur Stravinsky est à placer
dans l’horizon d’une mimèsis de la mort. La raideur, la
rigidité ou l’immobilité de la musique doivent être inter-
prétées non seulement à partir des analyses benjami-
niennes du choc, mais encore de cette dialectique mor-
telle de la mimèsis qu’Adorno et Horkheimer envisa-
geaient aussi comme un avatar de l’instinct de conser-
vation : imitant la nature désormais privée de toute vie,
la mimèsis se fait elle-même immobile, rigide, se pétri-
fiant dans des attitudes qui confinent à la mort. La dis-
location du geste qu’Adorno met en scène à travers Stra-
vinsky trouve donc un répondant philosophique dans la
problématique de la mimèsis et de la nature qui est au
cœur de Dialectique de la raison, et c’est très certainement
à partir d’elle qu’il faut interpréter les quelques aspects
signifiants de l’approche musicale.
Elle rend compte, tout d’abord, de l’antipsycholo-
gisme et de l’anti-expressionnisme de la musique de
Stravinsky : de tels griefs seront interprétés non pas au
nom d’une prétendue subjectivité ou intériorité musi-
cale, celle dont Adorno se ferait le défenseur, mais au
regard du motif du vivant et de la mimèsis qui sous-tend
l’ensemble de l’essai. L’anti-expressionnisme rejoint ici
« l’aspect anorganique » et la froideur d’une musique
« qui empêche toute sympathie et toute identifica-
tion »70 : c’est le raidissement du vivant dans la mort et
la reconduction d’une logique émotionnelle qui est

66. PNM, p. 166.


67. PNM, p. 168.
68. PNM, p. 181.
69. PNM, p. 176.
70. PNM, p. 180.

116
celle de la frayeur. Mais, à partir de là, c’est surtout la
question de l’espace qui peut être atteinte : car l’espace
a la signification d’un retournement de la mimèsis dans
la mort, celle d’un échec de la nature à être dominée.
L’idée de l’espace doit être mise en relation avec
l’accent porté dans tout l’essai sur la dissociation du lan-
gage musical. La rationalisation du matériau, devenu
langage formulaire chez Stravinsky, trouve son répon-
dant du côté mimétique : faute d’avoir un langage, le
contenu mimétique désormais livré à lui-même obéit à
la logique antinomique du vivant et reconduit à la mort.
De cette dissociation, il était déjà question dans Dialec-
tique de la raison comme dans Éclipse de la raison, où l’on
voyait les considérations sur la mimèsis rejoindre les
réflexions sur le langage. Adorno y reliait la logique de
la rationalité à l’apparition d’un langage devenu formu-
laire, dans la séparation alors consommée entre le signe,
devenu pur opérateur logique, et l’image : « En tant que
système de signes, le langage doit déchoir en stratégie ;
pour connaître la nature, il doit renoncer à lui ressem-
bler [...]. La séparation du signe et de l’image est
devenue inéluctable71. » C’est le cas d’une telle dissocia-
tion, celle qui prive la relation mimétique de tout lan-
gage, qui est théorisé dans l’envoûtement suscité par la
musique de Stravinsky : l’espace est l’aliénation absolue
d’une mimèsis qui aurait perdu tout rapport au vivant,
dans l’assimilation à un milieu lui-même devenu morti-
fère. Le motif de l’espace doit donc, lui aussi, être inter-
prété en liaison avec la problématique du vivant qui
organise l’essai, et il trouve même à cet égard une signi-
fication très particulière non sans rapport avec l’inten-
tion, que l’on a vue poindre tout au long des analyses,
d’une critique de l’argument biologique, celle qui
conduit Adorno à inverser le vivant en son contraire,
l’automatique ou le mécanique. Cette intention, en réa-
lité, est à situer dans un contexte qui excède le seul
domaine de la musique et elle peut être identifiée en
tenant compte des critiques qui, dans la correspondance
avec Benjamin72, sont formulées à l’encontre de Roger

71. DR, p. 35.


72. Benjamin, qui avait fréquenté le Collège de sociologie
lorsqu’il était en exil à Paris, était très réservé vis-à-vis des travaux
qui y étaient entrepris, mais, pour des raisons de survie person-
nelle, il ne souhaitait pas manifester ouvertement une hostilité
qu’il ne manquait pas cependant d’exprimer à son tour à Adorno.

117
Caillois et, par la même occasion, de Ludwig Klages et
de Carl Gustav Jung. Après lecture de La mante religieuse,
essai dans la droite ligne de la conception du mimétisme
que Caillois entendait défendre dans Le mythe et l’homme,
Adorno écrit : ce que Caillois partage malheureusement
avec Klages et Jung, c’est « la croyance en une nature
a-historique, hostile à l’analyse sociale et en fait crypto-
fasciste, conduisant finalement à une sorte de commu-
nauté du peuple faite de biologie et d’imagination. Il
irait certainement dans notre sens de faire exploser la
réification de sphères comme la biologique d’un côté et
la sociologique de l’autre. Mais je redoute que subrep-
ticement, chez Caillois justement, cette réification ne
subsiste quelque peu naïvement, dans la mesure où il
intègre bien la dynamique historique dans la biologie,
mais non pas celle-ci à son tour dans la dynamique his-
torique »73. Adorno refuse la justification, par l’ordre de
la nature et du vivant, du cannibalisme sexuel primitif
et des comportements sadiques qu’au contraire Caillois
cherchait à analyser, comme il est dit dans Le mythe et
l’homme, à partir d’un « conditionnement biologique de
l’imagination »74 et d’une affinité entre le monde du
vivant animé et celui, humain, des mythes. Comme
l’indique le rapprochement avec Jung et Klages, le théo-
ricien de l’École de Francfort s’en prend, au-delà de
Caillois, et pour des raisons idéologiques et politiques75,
à toutes les tentatives de fondement de l’art, et plus

Dans un passage d’une lettre à Max Horkheimer, il confirme les


réserves dont « Wiesengrund entoure La mante religieuse, et il
ajoute : « Cette dialectique de la servitude volontaire éclaire d’une
inquiétante façon les cheminements de pensée tortueux dans
lesquels s’attarde un Rastignac qui n’a pas à compter avec la
maison Nucingen mais avec la clique de Goebbels [...]. Les lignes
serrées de ce dessin présentent tous les signes de la cruauté patho-
logique », Correspondance Adorno-Benjamin 1928-1940, p. 353-352.
73. Ibid., p. 281.
74. R. Caillois, Le mythe et l’homme, p. 83. On rapprochera
l’idée d’un conditionnement biologique de l’imagination de
l’« instinct virtuel » que Bergson introduit dans sa conception de
la fonction fabulatrice, et auquel Caillois se réfère explicitement :
Le mythe et l’homme, p. 70-71 ; quant au rapprochement que fait
Adorno entre Caillois et Klages, s’il relève avant tout d’une ligne
de front qui est politique, il n’est pas immotivé puisque Caillois
lui-même rapproche sa conception du mythe de celle de l’image
chez Klages : cf. Le mythe et l’homme, p. 118-119.
75. Adorno écrit encore : « En un mot, l’affaire est trop cos-
mique pour moi, et si en effet il n’existe qu’une différence mini-

118
généralement du statut de l’image, dans un ordre pré-
tendument naturel. Le primitivisme musical qu’il
combat en s’opposant à Stravinsky doit donc être consi-
déré à partir de la lutte philosophique et politique, qui
était aussi celle de Horkheimer, contre tous les retours
à la nature : « Les doctrines qui exaltent la nature ou le
primitivisme aux dépens du spirituel ne favorisent pas
la réconciliation avec la nature. Au contraire elles accen-
tuent la froideur et l’aveuglement envers la nature76. »
La reprise dialectique de la biologie dans l’histoire
passe par l’inversion qu’Adorno propose, pour Stra-
vinsky, du schème du vivant ou de la vitalité. Que le
rythme prétendument vivant ne soit que battement et
raideur, en ce sens spatialité, mais que cette spatialité
soit explicitement refusée, ce sont en réalité deux
aspects d’une même pensée de l’histoire qui se construit
ici à travers la musique, et dont l’enjeu est la nature.
Aussi, la notion du mythe, qui est accolée à Stravinsky,
trouve-t-elle chez Adorno un sens qui est sans commune
mesure avec celui qu’elle trouve chez Caillois ; elle n’en
est pas moins située par rapport à lui et plus générale-
ment par rapport à toutes les pensées de l’imagination
et de l’art qui cherchent une justification dans la nature
et le vivant : le mythe, pour Adorno, désigne un rapport
à la nature qui n’est pas qualifié historiquement, et il
trouve en cela une signification relativement à la
conception critique du progrès qu’il disait vouloir entre-
prendre en avant-propos de son ouvrage.

L A TENDANCE ANTIMYTHOLOGIQUE DU ROMAN

La question d’une musique critique, qui est


l’horizon encore indéterminé des années quarante,
n’apparaît pouvoir se résoudre ni par la tendance au
progrès – le versant Schoenberg –, ni par un retour à la
nature – le versant Stravinsky. Rédigeant le livre sur
Mahler une dizaine d’années après la publication de

male entre la mante dévoreuse de têtes et l’homme, j’aimerais


juste opposer à Caillois, avec un français en tout cas plus éclairé,
la vieille formule Vive la petite différence », Correspondance Adorno-
Benjamin 1928-1940, p. 281.
76. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 135.

119
Philosophie de la nouvelle musique, Adorno semble pour-
tant sortir de cette aporie et se dégager du pessimisme
qui non seulement grevait les réflexions de Dialectique
de la raison, mais encore ne laissait aucune ouverture du
côté de l’art. La solution, alors suggérée par Max Hork-
heimer dans ses cours de 1944 d’un possible langage
pour la mimèsis, trouve avec l’ouvrage sur Mahler une
concrétisation qui emprunte la voie originale d’une
conception qui serait antimythologique de la musique.
Adorno n’oppose pas à la contrainte et à l’aveuglement
du mythe la libération et les lumières de la raison : si la
musique peut espérer promettre une réconciliation avec
la nature, c’est en travaillant en direction de la tendance
qui est celle, qualifiée d’antimythologique, de l’épique.
Lorsqu’il écrit le livre sur Mahler à la fin des années
cinquante, en particulier le chapitre « Roman », Adorno
n’a pas perdu de vue ses réflexions anciennes sur la phi-
losophie du progrès, et on le voit très précisément arti-
culer le thème de l’épopée à l’exigence qu’il formulait
déjà à l’époque d’une musique critique : « Mahler prend
à son compte la tendance antimythologique originelle
de l’épopée, devenue ensuite pleinement celle du
roman77. » Toute la problématique du roman et de la
narration, que nous avons étudiée, trouve ainsi rétros-
pectivement sa place au côté de Philosophie de la nouvelle
musique et permet d’approfondir encore un peu plus
l’antithèse qui a été repérée entre Stravinsky et Mahler.
Celle-ci se prolonge avec le rapport qui se construit, dans
la pensée musicale tardive d’Adorno, entre le mythe,
d’une part, l’épopée et le roman, d’autre part. C’est au
vu de ce rapport que prend véritablement corps la voie
critique qui était seulement indiquée à l’époque de Dia-
lectique de la raison : la définition antimythologique de
l’épopée, qui vaut pour la musique de Mahler, est celle
par laquelle l’esthétique musicale d’Adorno trouve sa
dimension critique.
L’idée d’une part antimythologique de l’épique
n’appartient pas en propre à Adorno, qui s’inscrit ici
dans une filiation repérable. Déjà Walter Benjamin en
faisait un des pivots de sa conception de la narration,
qu’il reliait à cet égard explicitement au conte (Märchen)
dans une perspective convergente avec Ernst Bloch,
l’auteur de Héritage de ce temps auquel il se référait expli-

77. M, p. 119.

120
citement. Le conte, dans sa relation privilégiée à
l’enfance, était revendiqué comme la part la plus impor-
tante de l’art de narrer et ce à travers quoi une véritable
émancipation de l’homme pourrait être conquise. Para-
doxalement, le conte n’était pas situé du côté de l’irra-
tionnel, mais participait au contraire d’un projet des
Lumières qui serait réussi :

Le conte, qui, aujourd’hui encore, reste le premier


conseiller de l’enfance, parce qu’il fut jadis le premier
conseiller de l’humanité, se perpétue secrètement dans
l’art du récit. Le premier véritable récit est et demeure
le conte. Quand on ne savait plus vers qui se tourner, le
conte portait conseil, et quand la détresse était à son
comble, il offrait le secours le plus prompt. Cette
détresse était celle du mythe. Le conte nous renseigne
sur les premières mesures prises par l’humanité pour
dissiper le cauchemar que le mythe faisait peser sur elle
[...]. Le conte enseignait jadis aux hommes, il enseigne
aujourd’hui encore aux enfants que le plus opportun,
pour qui veut faire face aux puissances de l’univers
mythique, est de combiner la ruse et l’effronterie. (Le
courage, dans le conte, s’inscrit dialectiquement entre
les pôles de la ruse et de l’effronterie.) Son enchante-
ment libérateur ne met pas la nature en jeu sur un mode
mythique, il la désigne plutôt comme la complice de
l’homme libéré. Cette complicité, l’adulte ne la perçoit
que de façon intermittente, dans ses instants de bon-
heur ; l’enfant la découvre d’abord dans le conte, et elle
le rend heureux78.

Il serait hasardeux d’entièrement identifier la


détresse que Benjamin, dans ce passage, rapporte au
mythe, à la frayeur ou à la peur qui interviendra dans
Dialectique de la raison pour définir le rapport de
l’homme à la nature. Il n’y en a pas moins quelque chose
de commun qu’Ernst Bloch avait précisé et qui permet
de comprendre ce qui est en jeu dans la problématique
antimythologique du conte. Si le conte peut et même
doit participer des Lumières, c’est dans la mesure où la
raison n’a pas de compétence en tout, en particulier
dans toutes les formes d’irraison qui relèvent de l’affec-
tivité et de l’imaginaire. Cet irrationnel, dont la peur et
la détresse, ne doit pas être méprisé et encore moins

78. W. Benjamin, « Le conteur », Œuvres III, p. 140-141.

121
éradiqué : il faut, selon le terme de Bloch, pouvoir
« l’occuper » 79 , c’est-à-dire l’envisager comme une
dimension existentielle de l’homme qui a sa part de
vérité, mais sur laquelle achoppent les armes de la
raison. Le mythe est cette part d’irraison, en l’homme,
laissée en friche par la raison calculatrice et technique,
mais à laquelle le conte peut s’adresser, lui prêtant
secours, main forte, selon une visée qui n’est pas seule-
ment individuelle, mais collective. La vertu antimytho-
logique du conte repose sur le postulat de l’imagination
et de l’enfance, lesquelles font de l’homme un être fra-
gile et exposé, et elle s’inscrit plus généralement dans
une finalité éducative et civilisatrice, qui la rattache à un
projet d’émancipation. Mais ce thème d’un « trait anti-
mythique »80 du conte, qui affleurait déjà dans Traces,
fait dans Héritage de ce temps l’objet d’un traitement plus
systématique qui permet aussi d’en saisir l’enjeu poli-
tique. Celui-ci se trouve dans l’opposition et même dans
la distinction qualitative que Bloch établit alors entre la
légende, synonyme de « mythe », d’un côté, et le conte,
de l’autre. Refusant l’indistinction entre les deux –
l’idée que « le mythe serait un conte agrandi ou le conte
un mythe en miniature »81 –, il réitère la valeur éman-
cipatrice du conte, qui est contraire à l’obscurantisme
de l’époque, celui de l’installation du nazisme dont est
contemporain la rédaction de l’ouvrage. Défendant un
romantisme révolutionnaire, il s’en prend à toutes les
tentatives d’exploitation par des forces politiques et
idéologiques réactionnaires de cette irraison qui forge
les thèmes de l’enfance, mais aussi du populaire. La
résistance que pourrait offrir le conte à la tendance
d’une irraison de type politique et idéologique en
marque aussi les déterminations concrètes. Le para-
digme du conte est le Petit Poucet 82, héros dont la fai-

79. E. Bloch, Héritage de ce temps, p. 9.


80. Ernst Bloch, Traces, traduit par Pierre Quillet et Hans
Hildenbrand, Paris, Gallimard, Tel, 1968, « Thèmes de magie
blanche », p. 175.
81. E. Bloch, Héritage de ce temps, p. 170.
82. Ibid., p. 154 : « Ces contes présentent ainsi la révolte du
petit homme contre les puissances mythiques, la raison du Petit
Poucet contre le géant. La première existence vagabonde fraye
ici la voie pour une autre vie que celle pour laquelle on est né,
ou dans laquelle on est tombé par un sortilège. » Rappelons tou-
tefois que la figure du trickster – dont relève le Petit Poucet – se
retrouve chez Jung dans sa conception du héros et n’est donc pas

122
blesse et la fragilité physique sont heureusement com-
pensées par la ruse. Il s’agit de vaincre ce qui ne semble
a priori que pouvoir écraser, et de rompre en cela les
sortilèges de la nature. En s’affirmant par la ruse, le
faible ou le petit commence à vivre une existence auto-
nome, faite d’aventures et de voyages. L’aspiration au
« lointain »83 est celle qu’assouvit le conte, emblème de
la liberté. La légende, elle, est sédentaire et subit l’impla-
cable destin de la nature :

Le conte est la première Aufklärung, autant qu’il est


le modèle de la dernière, tant il est proche des hommes,
et proche du bonheur ; c’est toujours la chronique
enfantine de la guerre menée par la ruse et la lumière
contre les puissances mythiques [...]. Le monde du conte
vit chez les enfants et dans l’a priori de la révolution ; le
monde de la légende se survit à lui-même, par son côté
panique et sombre dans des rêves et des égarements, et
par son côté héroïque et panique dans la réaction84.

En assignant une délimitation entre la légende et le


conte, Bloch esquisse une logique de l’affectivité qui a
une valeur critique. Car, séparant l’envoûtement lié à la
légende de l’enchantement libérateur du conte, il prend
aussi la mesure de la frontière en réalité très ténue qui
existe entre les deux mondes : « Le conte et la légende
sont étroitement et intimement liés entre eux comme
s’ils ne montraient pas des époques très différentes,
comme s’ils ne désignaient pas des mondes tout à fait
différents : le conte qui éclaire le colportage désigne la
révolte, la légende, née du mythe, le destin subi85. » Le
fond commun au conte et à la légende est constitué par
tout ce qui, en l’homme, vit sous un mode affectif dans
les premiers stades de son existence. La détresse
qu’évoque Benjamin mais aussi la frayeur dont parlent
Adorno et Horkheimer relèvent de ce registre que men-
tionne également Bloch à propos de la littérature de
colportage, « le reflet populaire de thèmes fondamen-
taux comme la peur, le courage, l’attente, la décep-

dans ce contexte extérieure au mythe ; pour la conception jun-


gienne du trickster, voir C. G. Jung et al., L’homme et ses symboles,
Paris, Robert Laffont, 1964, p. 110-128.
83. E. Bloch, Héritage de ce temps, p. 154-155.
84. Ibid., p. 168.
85. Ibid., p. 167.

123
tion »86. La force – c’est-à-dire l’emprise – du conte
comme celle de la légende tiennent au fait qu’elles pui-
sent l’une et l’autre à ce fond, mais selon des manières
en réalité opposées. Le conte, du côté de la ruse et de
l’aventure, œuvre en direction de la liberté et du bon-
heur à travers l’enchantement ; il travaille en direction
d’une humanité éclairée, celle dont l’enfance est le ter-
reau. La légende cède à l’envoûtement et enferme dans
la voie jugée inhumaine du destin. Régressive, la
légende appartient, selon Bloch, au mythe, dans la
mesure où elle s’appuie sur les éléments primitifs de
l’affectivité humaine, ceux qui appartiennent à
l’enfance, mais aussi au populaire, pour justifier une
logique de la terreur sous couvert d’un retour au passé
et à la nature.
Adorno ne reprend pas telle quelle cette opposition
entre mythe et conte, et, en analysant la question de
l’épique à partir du roman, il prend d’évidentes dis-
tances vis-à-vis de ses aînés. Mais on ne peut manquer
de souligner sa dette à l’égard de cette constellation
théorique qui ressurgit dans ses réflexions, que ce soit
dans le livre sur Mahler avec la définition antimytholo-
gique de l’épopée et du roman ou dans Dialectique de la
raison. On peut mentionner à ce sujet la dernière phrase
de son livre sur Wagner, qui définit la véritable protes-
tation de la musique dans la possibilité qu’elle donnerait
à l’homme de « vivre sans angoisse »87, ce qui n’est pas
sans rejoindre les préoccupations de ses prédécesseurs
relatives au conte. Mais cette influence est surtout
notable dans le rapport qui s’établit entre mythe et
épopée au sein même de Dialectique de la raison ; la
phrase qui clôt la première digression Ulysse, ou mythe et
raison est à cet égard des plus évocatrices : « Mais il reste
un espoir dans le récit de cette atrocité : tout cela est
arrivé il y a très longtemps. Homère nous console de cet
enchevêtrement de préhistoire, de barbarie et de civili-
sation en ayant recours au “il était une fois”. Ce n’est
que dans le roman que l’épopée se transforme en
conte88. » Adorno, cherchant à dialectiser le rapport
entre mythe et épopée, n’affirme pas de façon immé-
diate la dimension antimythologique de l’épopée. Il
s’attache au contraire à montrer, contre une tendance

86. Ibid., p. 163.


87. EW, p. 212.
88. DR, p. 90-91.

124
qu’il attribue notamment à Rudolf Borchardt89, que le
mouvement par lequel l’épopée organise « les contenus
du mythe » et entre en « contradiction avec eux »90 n’est
autre que celui par lequel on y retourne inéluctable-
ment au lieu de s’en éloigner. L’analyse dialectique qu’il
fait de l’esprit homérique, attestée par les aventures
d’Ulysse, est paradigmatique de ce processus contradic-
toire, représentatif à ses yeux du mouvement des
Lumières : la ruse chez Ulysse revêt un sens bien diffé-
rent de celui que Bloch et Benjamin voyaient dans celle
du héros du conte. On trouvait formulée chez Benjamin,
à propos du Silence des Sirènes de Kafka, l’idée que les
aventures d’Ulysse représentaient ce point de bascule-
ment du mythe dans le conte : « Ulysse se tient sur le
seuil qui sépare le mythe du conte. Raison et ruse ont
introduit des feintes dans le mythe ; ses pouvoirs cessent
d’être irrésistibles. Le conte raconte comment ils ont
été vaincus. Et Kafka, lorsqu’il s’occupa des légendes, fit
des contes pour dialecticiens91. » Mais la ruse d’Ulysse,
pour Adorno, comme l’illustre l’épisode du chant des
Sirènes92, ne permet de s’éloigner des puissances mytho-
logiques et du sortilège de la nature qu’en y restant fina-
lement soumis : les moyens par lesquels Ulysse échappe
au sortilège du chant reproduisent la domination et ne
font que perpétuer la logique de la conservation de la
vie au lieu d’assouvir l’aspiration à la liberté. Il faut sou-
ligner ici la dialectisation du schéma dualiste auquel
Ernst Bloch reste dans une certaine mesure encore
attaché dans son opposition entre le mythe et le conte ;
la constellation entière qui oppose le trickster au géant
pouvant s’avérer elle-même mythique.

89. DR, p. 60 : « Mais voir en Homère un auteur antimytho-


logique et “éclairé”, en opposition à la mythologie chthonienne,
est une erreur parce que c’est un jugement trop étroit. Au service
de l’idéologie répressive, Rudolf Borchardt, le plus important et,
par conséquent, le plus démuni des penseurs ésotériques de
l’industrie lourde allemande conclut son analyse beaucoup trop
tôt. »
90. DR, p. 58.
91. Walter Benjamin, « Franz Kafka », in Œuvres II, traduit
par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris,
Gallimard, 2000, p. 420.
92. DR, p. 50 : « Pour sauver Ulysse et se sauver eux-mêmes,
ils [ses compagnons] laissent leur maître attaché au mât. Ils repro-
duisent à la fois leur vie et celle de l’oppresseur ; l’oppresseur,
lui, n’est plus en mesure de sortir de son rôle social. »

125
S’ouvre toutefois dans les deux dernières pages93 de
la partie consacrée à Ulysse une brèche, celle offerte par
le conte. On y voit Adorno affirmer que la véritable
relève dialectique du mythe, au sein même de l’épopée,
appartient à la narration, c’est-à-dire – comme il l’est
explicitement dit en clôture du texte –, au conte. S’il y
a un espoir ou une consolation susceptible de scintiller
quelque peu dans l’enfer de la domination, si l’on peut
donc sauver l’esprit homérique, c’est en vertu de l’acte
du langage susceptible de raconter. L’acte de la narra-
tion, au-delà de l’atrocité du contenu des récits, est celui
qui apaise et peut vaincre l’angoisse. La narration a pour
elle la force du langage, mais aussi de la temporalité :
elle met à distance les événements et construit le passé
dans une dimension qui est celle d’un oubli qu’on peut
alors qualifier d’« épique », contrairement à l’« oubli
réflexe »94 qui est celui du choc, de l’amnésie, et qui
reconduit la logique de la violence qui est aussi celle du
mythe. La valeur antimythologique que Bloch et Ben-
jamin attribuaient directement au conte est donc reprise
par Adorno dans une problématique, celle de la narra-
tion, qui se focalise sur la dimension du souvenir.
Il n’est pas anodin de souligner que les deux der-
nières pages de la première digression, qui avait été
rédigée par les soins d’Adorno, sont précisément celles
signalées en note dans le chapitre « Roman » à propos

93. DR, p. 90-91 : « Le transfert des mythes dans le roman


tel qu’il s’accomplit dans le récit d’aventures, ne fausse pas tant
les mythes qu’il ne les intègre de force dans la temporalité, décou-
vrant l’abîme qui les sépare de la patrie et de la réconciliation.
Terrible est la vengeance qu’exerce la civilisation sur la préhis-
toire et en cela elle lui ressemble : n’a-t-elle pas trouvé chez
Homère le plus atroce des documents dans le récit qu’il fait de
la mutilation du chevrier Mélanthios ? Ce qui la distingue de cette
préhistoire, ce n’est pas le contenu des faits narrés, mais la
conscience de soi qui retient la violence au moment de la narra-
tion. Le discours lui-même, le langage en opposition avec le chant
mythique, la possibilité de fixer dans la mémoire le mal qui est
advenu, est la loi de la fuite chez Homère. C’est pourquoi le héros
en fuite est sans cesse réintroduit comme narrateur [...]. Mais il
reste un espoir dans le récit de cette atrocité : tout cela est arrivé
il y a très longtemps. Homère nous console de cet enchevêtre-
ment de préhistoire, de barbarie et de civilisation en ayant recours
au “il était une fois”. Ce n’est que dans le roman que l’épopée se
transforme en conte. »
94. Correspondance Adorno-Benjamin 1928-1940, lettre du
29 février 1940, p. 405.

126
de la tendance antimythologique de la musique de
Mahler. C’est là le point d’une articulation majeure avec
Dialectique de la raison, et la confirmation qu’Adorno éla-
bore dans son ouvrage sur Mahler la voie d’une critique
positive de la raison qui manquait encore dans les
années quarante. Cette voie, qui passe par la musique,
joint directement la problématique du temps et de la
mémoire à la part antimythologique que contient
l’épopée. L’ouvrage sur Mahler est donc aussi le versant
positif de Philosophie de la nouvelle musique qui restait dans
la mouvance de Dialectique de la raison, et sa valeur cri-
tique tient à la reprise qu’y fait Adorno de la conception
du conte issue de Bloch et de Benjamin : celle-ci, venant
infléchir l’approche du roman héritée de Lukács,
permet aussi de renouer avec les analyses philoso-
phiques plus anciennes sur le progrès. Encore faut-il,
pour comprendre cette filiation, accepter de lire Philo-
sophie de la nouvelle musique en son entier, en tenant
compte de l’importance qu’y prennent les réflexions sur
Stravinsky et, avec elles, sur le mythe. L’antithèse qu’on
a observée entre Stravinsky et Mahler se voit alors lestée
et enrichie de sa justification philosophique : la part de
rêve que contient la musique de Mahler et qui contredit
la logique de l’envoûtement propre à Stravinsky n’est
autre que celle de la part antimythologique du conte et
de son enchantement libérateur.

L A FIN DU BERGSONISME MUSICAL

La reconstruction de tout ce contexte de sens oblige


à un constat assez peu glorieux en ce qui concerne l’essai
sur Stravinsky. Force est de reconnaître qu’Adorno y
réfléchit moins à la logique musicale qu’il ne projette
sur le compositeur des préoccupations d’ordre philoso-
phique et politique forgées ailleurs. L’essai sur Stra-
vinsky, texte de circonstance, a une faiblesse constitutive
qui n’est pas sans rapport avec l’exigence, formulée de
façon initiale, d’une réflexion visant à annexer la
musique à la question du progrès. Mais l’articulation
qu’on a vue se construire à cette occasion autour de la
mimèsis n’est pas dénuée d’intérêt. Outre qu’elle signale
une orientation majeure trop peu commentée de l’esthé-
tique musicale d’Adorno, elle est ce à partir de quoi on

127
peut interpréter l’idée ici présente du « bergsonisme
musical ». Car c’est aussi au vu de ce même contexte,
élargi à des circonstances extra-musicales et implici-
tement polémiques, qu’il faut en comprendre le sens et
la portée.
Il serait tout d’abord erroné de faire du rapport à
Bergson une affaire strictement musicale et adornienne.
La reprise que fait Adorno du temps-durée s’inscrit dans
le cadre plus général d’une réception de la pensée fran-
çaise de Bergson par la philosophie allemande qui cor-
respond, après Georg Simmel et Max Scheler, à la géné-
ration des théoriciens de l’École de Francfort. Martin Jay
souligne95 l’influence de la Lebensphilosophie – Dilthey,
Nietzsche, Bergson – dans la genèse de la théorie cri-
tique, notamment dans sa lutte contre un rationalisme
devenu abstrait. Mais il faut ajouter que les théoriciens
de l’École de Francfort, et d’autres penseurs dans leur
mouvance, continuent à s’intéresser à Bergson au-delà
des années vingt : Max Horkheimer consacre au début
des années trente quelques textes96 à Bergson, dont un
portant sur Les deux sources de la morale et de la religion en
1933, et un autre sur le temps en 1934 ; Ernst Bloch, lui
aussi, sollicite Bergson à la même époque dans Héritage
de ce temps97 ; on peut aussi rappeler que Matière et mémoire
n’est pas sans importance dans l’élaboration du texte de
Walter Benjamin sur Baudelaire. On ne dispose à
l’heure actuelle d’aucune étude systématique, ni en Alle-
magne ni en France, sur les modalités théoriques et les
enjeux philosophiques d’une telle réception98, qui est

95. Martin Jay, L’imagination dialectique, L’École de Francfort,


avant-propos de Max Horkheimer, traduit de l’américain par
E. E. Moreno et A. Spiquel, postface de Miguel Abensour, Paris,
Payot, 1977 pour l’édition en langue française, p. 67-70.
96. Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. G. Schmid
Noerr, Francfort-s/Main, Fischer, 1987, vol. 3, « Zu Henri
Bergsons Les deux sources de la morale et de la religion » (1933),
p. 106-109 ; « Zu Bergsons Metaphysik der Zeit » (1934),
p. 225-248 ; vol. 10, « Lebensphilosophie : Bergson, Simmel, Dil-
they », p. 267-298 ; « Lebensphilosophie (Bergson) », p. 399-419.
97. E. Bloch, Héritage de ce temps, « L’élan vital de Bergson »,
p. 324-330.
98. Les travaux universitaires sur cette question, en sont à
leur début ; il faut signaler le colloque international, dont les
actes sont à paraître : Bergson und Deutschland, Das Problem der
Lebensphilosophie, organisé par Frédéric Worms et Matthias Vollet,
Mayence, 5-7 juillet 2007.

128
certainement loin d’être univoque. À défaut, on peut
cependant remarquer que le rapport à Bergson, chez
ces penseurs, ne se construit pas dans la seule perspec-
tive d’un « hégéliano-marxisme » 99 qui ne pouvait
qu’aboutir à une position d’imperméabilité, voire d’hos-
tilité, à l’égard de la « durée », notamment. Bergson fait
aussi figure d’allié dans ce contexte philosophique et
politique du début des années trente, où domine l’irra-
tionalité d’un vitalisme fondé biologiquement et défen-
dant des valeurs contraires à la culture et à l’esprit.
Comme on le voit nettement chez Ernst Bloch, le vita-
lisme français est au service d’une mobilisation qui est
de type politique, l’ennemi numéro un étant Ludwig
Klages et, derrière lui, Carl Gustav Jung. Bloch, dans
Héritage de ce temps, analyse100 le vitalisme bergsonien en
l’opposant à celui, cosmogonique et réactionnaire, de
Klages : condamnant l’élan vital comme un avatar du
flux romantique, il n’en défend pas moins l’inflexion
éthique et même révolutionnaire qu’il voit à l’œuvre
dans le dernier ouvrage de Bergson, Les deux sources de
la morale et de la religion, lequel prend parti pour une
société ouverte contre les sociétés closes. La ligne de
partage qu’on verrait a priori se profiler dans des
rapports qui joueraient l’histoire contre la durée, ou
encore la raison contre l’intuition, n’est donc certaine-
ment pas suffisante pour rendre compte du rapport de
ces penseurs allemands à Bergson : la question de la
nature et de la vie semble plus cruciale encore dans le
contexte de cette époque et dessiner des enjeux qui sont
d’ordre philosophique autant que politique ou straté-
gique. La situation est en réalité d’une grande com-
plexité. Car les fourvoiements du vitalisme sont d’autant
plus douloureux que ces penseurs accordent eux aussi
une place décisive à la nature et à la vie dans leur pensée.
La critique philosophique de la domination de la

99. On doit à Philippe Soulez de s’être intéressé – le seul en


France – à cette réception de Bergson par la théorie critique. Il
a fait traduire et a introduit le texte de Max Horkheimer de 1934
sur la durée ; il insiste, quant à lui, sur la nécessaire incompré-
hension de la philosophie de Bergson de la part d’un penseur
façonné par la perspective hégéliano-marxiste ; voir « La méta-
physique bergsonienne du temps », article inédit de Max Hork-
heimer avec une présentation de Philippe Soulez, L’homme et la
société, revue internationale de recherches et de synthèses socio-
logiques, no 69-70, juillet-décembre 1983.
100. E. Bloch, Héritage de ce temps, p. 324-330.

129
nature, présente chez Adorno et Horkheimer, est aussi
le grand thème de Klages101. Or, Klages ne pouvait laisser
Adorno indifférent en raison de l’intérêt que lui portait
aussi Benjamin : ce dernier fut un lecteur de Klages, et
son influence n’est pas entièrement négligeable dans
l’élaboration de sa pensée102.
L’approche d’Adorno ne peut être évaluée indépen-
damment du poids de ce contexte général ; mais la visée
que le philosophe poursuit à travers la musique n’en a
pas moins sa spécificité. À prendre acte de la question
qui est la sienne, l’expérience musicale – et cela dans
une perspective qui intègre en son centre le geste et la
mimèsis –, on remarque que ce sont avant tout ici les
analyses de Bergson contenues dans Le rire qui ont une
pertinence. Toute l’argumentation, à propos de Stra-
vinsky, consistant à inverser le vivant dans du mécanique
ou dans de l’automatique, s’éclaire en effet du célèbre
précédent bergsonien sur le rire et le comique, consi-
dérés comme « de l’automatisme installé dans la vie et
imitant la vie »103, ou comme du « mécanique plaqué sur
le vivant »104. La musique excentrique et grimaçante de
Stravinsky est reprise dans l’horizon qui est expressif et
physionomique, mais social aussi, du rire. Bergson
reconnaissait dans le rire « une espèce de geste social »105 ;
on peut évoquer les réflexions de Horkheimer, déve-
loppées à propos de la révolte de l’instinct mimétique,
sur les comportements sociaux qui joignent au rire ou

101. Rolf Wiggershaus note que les représentants les plus


évidents des deux thèmes qui fondent Dialectique de la raison, Max
Weber, le sociologue de la rationalité moderne, d’un côté, et
Ludwig Klages, le critique philosophique de la domination
moderne de la nature, de l’autre, ne sont jamais nommés, voir
L’École de Francfort, p. 315 ; par ailleurs, il mentionne le conseil
qu’aurait donné Adorno, en 1936, de la nécessité de « dialectiser
Klages au point qu’il n’apparaisse plus simplement comme un
réactionnaire romantique (ce qui tombe sous le sens), mais
encore comme un critique radical de l’idéologie bourgeoise du
travail », ibid., p. 179.
102. Ibid., p. 187-189 ; Benjamin a été marqué par la concep-
tion du rêve et de l’image qui était celle de Klages dans Vom
kosmogonischen Eros ; cf. Werner Fuld, Walter Benjamin, Eine Biogra-
phie, Hambourg, Rowohlt, 1990, p. 61-63.
103. Henri Bergson, Le rire, in Œuvres, Paris, PUF, Éd. du
Centenaire, 1re éd. 1959, p. 402.
104. Ibid., p. 405.
105. Ibid., p. 396.

130
à l’hilarité la cruauté et la fureur106. La référence impli-
cite aux analyses bergsoniennes du rire confirme ce que
l’on a déjà entrevu à propos de l’espace : c’est à partir
de la question de la vie et du vivant qu’il faut, dans l’essai
sur Stravinsky, évaluer le rapport à Bergson. Aussi
l’introduction du temps-durée doit-elle être envisagée
principalement à partir de la valeur polémique que
prend ce texte. C’est peut-être moins Stravinsky, finale-
ment, qui est en cause que tous ceux qui prétendent
comprendre la musique à partir de l’ordre biologique
du vivant. Au-delà des tentatives de type musicologique
comme celle d’Ernst Kurth107, qui s’était appuyé sur
l’élan vital pour interpréter le flux musical, la polémique
porte sur les conceptions vitalistes du monde et de
l’humain qui se retrouvent d’une manière ou d’une
autre au fondement de la pensée de la musique ; celles-ci
sont refusées pour des raisons au premier chef poli-
tiques. C’est la ligne de front qu’on a déjà vue se des-
siner à propos de la mimèsis, qui indique donc l’inten-
tion véritable liée au temps-durée. D’une façon assez
analogue à Bloch qui pouvait s’appuyer sur Bergson
contre les tendances réactionnaires d’un vitalisme justi-
fiant les retours en arrière et à la nature, Adorno solli-
cite Bergson contre toutes les formes de justification de
la musique qui passeraient par l’ordre du biologique. À
cet égard, l’insistance avec laquelle il définit le rythme
comme battement mécanique peut être implicitement,
mais directement aussi, rapportée à l’intention qu’avait

106. M. Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 125-126 : « Qui-


conque a assisté à un meeting national-socialiste en Allemagne
sait que la principale source d’excitation des orateurs et de leurs
auditoires résidait dans le fait de traduire par le geste des
impulsions mimétiques socialement refoulées [...]. Le point
culminant d’un tel meeting était le moment où l’orateur person-
nifiait le Juif. Il imitait ceux qu’il aurait voulu voir détruits. Ces
charges déchaînaient une hilarité rauque car alors une impulsion
naturelle défendue pouvait se donner libre cours sans peur de
réprimande. »
107. Sur la théorie musicale d’Ernst Kurth (Vienne, 1886-
Berne, 1946), on peut se référer au texte de Helga de la
Motte-Haber, « Kräfte im musikalischen Raum. Musikalische
Energetik und das Werk von Ernst Kurth », Musiktheorie, dir.
Helga de la Motte-Haber et Oliver Schwab-Felisch, vol. 2,
Laaber, 2005, p. 283-310. Adorno consacre un texte à Ernst
Kurth : « Ernst Kurths “Musikpsychologie” », GS 19, p. 350-
358.

131
eue Ludwig Klages de définir le rythme, y compris la
mesure, en relation avec un « contenu vital »108.
Au stade de l’essai sur Stravinsky, la reprise qui pour-
rait être faite de la problématique bergsonienne du
temps est encore indéterminée, mais l’introduction du
temps-durée n’en campe pas moins l’horizon dans
lequel la pensée de la musique entend se déployer. Car,
condamnant ce qu’il juge être un vitalisme aveugle et
fondé en nature, Adorno ne renonce pas à théoriser la
possibilité d’une expérience vivante de la musique,
comme on le voit avec le temps épique mahlérien. La
problématique du vivant en musique passe par une
détermination qui est pour lui temporelle, et Bergson
est retenu comme celui qui a construit sa conception de
la vie à partir de la durée, acte d’une synthèse progres-
sive appuyée sur le passé et ouverte à l’imprévisible.

108. Ludwig Klages, La nature du rythme, traduction et


présentation d’Olivier Hanse, Paris, L’Harmattan, 2004, notam-
ment p. 85-94, « Le contenu vital de la mesure ».

132
V
L’AMBIVALENCE DE WAGNER

En raison d’un parti pris ouvertement polémique, la


monographie sur Richard Wagner, trop partiale et for-
cément injuste, n’est pas ce qu’il y a de plus réussi chez
Adorno. On voit de plus ce dernier, dans la décision
liminaire de déchiffrer le contenu social de la musique
à partir de la personnalité de l’artiste, céder à un pen-
chant méthodologique qu’il ne manquera pourtant pas
de dénoncer par la suite, à savoir l’application à la
musique de catégories conceptuelles forgées de l’exté-
rieur. C’est plutôt un sentiment de malaise qui émane
de la lecture de cet ouvrage, et il n’est pas sûr en cela
que les pourfendeurs de Wagner, en voulant s’appuyer
sur la vision diabolique qu’en proposerait Adorno,
soient mieux lotis que ceux qui, adhérant incondi-
tionnellement à Wagner, rejetteraient ce livre. Mais
peut-être est-ce justement cette vision dichotomique et
diabolisante d’un Adorno contre Wagner qu’il faut
interroger, partant du constat que là où le philosophe
apparaît le plus en affinité avec la musique qu’il essaie
de penser, se pose encore et toujours la question de
Wagner. C’est manifeste dans l’ouvrage sur Alban Berg,
entièrement placé dans l’horizon wagnérien de la « tran-
sition », comme l’indique son sous-titre, mais c’est vrai
également, d’une façon plus occulte mais néanmoins
des plus significatives, à propos du livre sur Mahler.
Nous voudrions montrer que la problématique du
roman et de l’épique, développée à propos de Mahler,
trouve aussi sa signification rapportée à la conception
wagnérienne du drame, tissant un lien de continuité
assez étonnant dans la philosophie de la musique

133
d’Adorno. Car le livre sur Wagner, loin de se réduire à
l’approche socialo-esthétique qu’il revendique, contient
un enjeu plus profond propice à souligner l’extrême
attention qu’Adorno a manifestée vis-à-vis du composi-
teur. Ce n’est pas, ici, la question de la grande musique
qui constitue le levier, mais au contraire celle du popu-
laire que Wagner envisageait pour sa part à travers le
mythe. En écrivant à la fin des années cinquante le livre
sur Mahler, Adorno atteste rétrospectivement que son
objectif était non seulement de refouler le musicien
Wagner, mais de construire une critique esthétique qui
avait pour foyer la question du populaire. C’est cette
critique qu’il accomplit en rédigeant le livre sur Mahler,
opposant à Wagner et au drame wagnérien la problé-
matique antimythologique de l’épopée et du roman à
travers la symphonie mahlérienne.

L E GESTE DE LA BATTUE OU LA RUINE HISTORIQUE


DE L’AUTONOMIE DE L’EXPÉRIENCE MUSICALE

Avec Wagner, Adorno ne se contente pas de porter


un jugement sur la grande musique, mais propose une
réflexion plus générale sur l’expérience musicale et sur
l’écoute qui, à certains égards, rejoint des analyses pour-
suivies sur d’autres terrains dans sa philosophie de la
musique. Avec le compositeur allemand, cependant, les
arguments s’exacerbent et s’attisent dans la mesure où
celui-ci revendiquait, à travers le drame, une conception
de la musique en complète rupture avec la modernité
occidentale. Jusque dans ses écrits tardifs, Adorno s’est
élevé contre toute idée de synthèse des arts, qu’il s’agisse
de l’effrangement1 des arts ou de la conception wagné-
rienne de l’art total, leur opposant l’idée de l’autonomie
de la musique. En continuant d’explorer la probléma-
tique de l’espace et du temps, très présente dans la

1. T. W. Adorno, L’art et les arts, textes réunis, traduits et


présentés par Jean Lauxerois, Paris, Desclée de Brouwer,
2002, p. 43-74. Pour un traitement monographique du rapport
d’Adorno à Wagner, on peut se référer à l’ouvrage de Richard
Klein, Solidarität mit Metaphysik ? Ein Versuch über die musikphiloso-
phische Problematik der Wagner-Kritik Theodor W. Adornos, Würzburg,
Königshausen und Neumann, 1991.

134
monographie sur Wagner avec la notion de geste, on
peut se rendre compte que le refus par Adorno du
drame wagnérien a peu de chose à voir avec la tradi-
tionnelle problématique de la différence ou de la hié-
rarchie entre les arts issue du système des beaux-arts.
Nous montrerons d’abord qu’est en jeu, dans ce refus,
l’expérience musicale et non pas, comme on pourrait le
croire, l’autonomie de la musique envisagée comme
genre artistique distinct : Adorno voit en Wagner le pre-
mier musicien à porter atteinte à l’autonomie de l’expé-
rience musicale, et c’est au nom de ce critère qu’il
évalue, à partir de la notion de geste, le drame.
Le livre sur Wagner, publié en 1952, après le retour
en Allemagne, a en fait été rédigé au début de la période
de l’exil, à Londres puis à New York entre 1937 et 1938,
c’est-à-dire lors d’une période antérieure à l’essai sur
Stravinsky. Il faut remarquer qu’une certaine continuité
existe entre les deux approches, bien que, a priori, tout
sépare les deux compositeurs, quant à la question
notoire de l’expression, Stravinsky revendiquant une
position formaliste qui le démarquait de toute façon de
la musique allemande du XIXe siècle. Or Adorno semble
faire fi d’une telle opposition en établissant au contraire
des points de convergence qui transparaissent nette-
ment à propos du geste. L’antithèse qui a été construite
au chapitre précédent entre Mahler et Stravinsky, du
point de vue de l’espace et du temps, rend plus sensible
encore cette surprenante affinité existant dans l’éco-
nomie de sa pensée musicale, entre la conception du
geste développée à propos de Wagner et celle qui sous-
tend l’analyse du compositeur russe. Nous avons pu
montrer que la notion de geste, non explicite dans
l’essai sur Stravinsky, n’en était pas moins présente dans
l’analyse du « choc », transposition à peine voilée des
considérations de Benjamin dans son texte sur Baude-
laire. Mais il faut constater que ces analyses étaient pour
partie déjà là dans l’Essai sur Wagner, à la faveur d’un
contexte musical pourtant radicalement différent : y
figurent en effet les deux thèmes principaux qui orga-
niseront la constellation du geste dans le texte sur Stra-
vinsky, en l’occurrence la spatialisation du temps et la
musique comme art redevenu corporel.
Au chapitre II (Gestus), Adorno analyse le geste sous
l’angle d’une spatialisation du temps, à travers l’argu-
ment de la « battue » qu’il reprendra pour Stravinsky. Il

135
affirme que le temps musical wagnérien s’est vidé de
toute articulation interne et qu’il se caractérise par son
abstraction, celle qu’exemplifie le battement rigide de
la mesure par un chef d’orchestre donnant au sol des
coups de bâton pour diriger et soumettre les musiciens :
« Sa musique est plutôt conçue selon l’art du geste bat-
tant la mesure et l’image de la mesure battue la
domine. » Et plus loin : « Les cartons gigantesques de
ces opéras sont structurés par la représentation de la
mesure battue2. » Présentant la musique de Wagner
comme une musique qui s’est résorbée dans les gestes
du chef d’orchestre, il introduit le motif de la danse
pour justifier une conception réifiée du temps musical,
en dépit de la conception wagnérienne de la mélodie
qui voulait s’affranchir de la carrure et, ce faisant, de
l’héritage de la danse : « Peut-être les gestes musicaux
de Wagner se rapprochent-ils de la danse, les répétitions
motiviques usurpent-elles la symétrie de celle-ci [...] ce
qui lyriquement ne se laisse pas répéter, le lied, est traité
comme s’il était de la danse3. » Le geste, là aussi comme
chez Stravinsky, est donc inséparable de l’idée d’une
musique qui a renoué avec le corps et qui a perdu « la
consistance de l’œuvre »4. L’argument de la battue ren-
voie ainsi pour Wagner à un aspect que nous avions
repéré à propos de Stravinsky : la répétition indique non
une caractéristique formelle de la musique, mais un rap-
port à l’espace5 mettant en jeu la perception. Aussi, ne

2. EW, p. 33 et p. 36 ; mais aussi p. 37-38 : « Contrairement à


ce qui se passe pour la symphonie, Wagner, en scandant la
mesure, domine le temps de façon abstraite, c’est-à-dire que sa
maîtrise du temps n’est justement que l’idée du temps articulé
par le biais des battements de mesure et de leur projection sur
les “macro-périodes”. De ce qui se passe à l’intérieur du temps,
le compositeur battant la mesure ne tient pas compte. Si, pour
l’interprète, l’analyse de la forme par la période est un moyen de
répartir le continuum concret de la musique dans un but d’ordre,
la représentation de la mesure battue aide trompeusement le
compositeur à maîtriser le temps vide par lequel il commence,
tandis que le mètre auquel il soumet le temps ne provient juste-
ment pas du contenu musical, mais de l’ordre réifié du temps »
(traduction modifiée) ; p. 51 : « Les formes macroscopiques de la
musique wagnérienne [...] articulent le temps abstrait de la
mesure. »
3. EW, p. 47 et 50.
4. EW, p. 150.
5. EW, p. 43 : « Toute répétition de gestes se soustrait à la
nécessité de créer le temps musical ; ils s’ordonnent pour ainsi

136
faut-il pas s’étonner de voir converger l’argument de la
réification du temps, chez Wagner, avec cet autre motif
qui pointe chez Stravinsky à propos du rythme, à savoir
le fait que la musique se transforme en rituel, puissance
d’envoûtement. Le thème, ainsi, est introduit à propos
de Wagner lorsqu’il est parlé de l’« ivresse »6 que pro-
curerait sa musique. Un argument technique, pour jus-
tifier le côté répétitif de sa musique, est avancé avec le
leitmotiv : celui-ci, en rupture avec le développement
thématique et motivique, contribuerait à organiser de
façon séquentielle le déroulement de la musique ;
Adorno insiste sur la dimension signalétique et répéti-
tive de cette forme d’organisation musicale qu’il relie
aux modalités d’une mémorisation7 facilitée. Mais la
notion de geste sous-tend bien autre chose. Car la répé-
tition qualifie dans ce contexte les modalités d’une expé-
rience esthétique qui s’est qualitativement transformée :
Adorno ne cesse d’affirmer qu’avec Wagner l’expé-
rience esthétique a succombé à l’emprise de la séduc-
tion et de la fascination, et qu’elle aurait, à ce titre,
perdu toute dimension esthétique, musicale, s’étant
inversée dans une sorte de magie incantatoire, celle que
résume l’autorité du geste du chef d’orchestre qui
domine, ou encore le terrorisme du geste de Wotan.
L’argument de la spatialisation du temps, commun
aux approches de Stravinsky et de Wagner, aurait peu
de sens s’il venait simplement théoriser des données
musicales de type formel. Il est clair de toute façon que
l’orientation musicale de Wagner s’inscrit en faux
contre cette idée de la danse qu’Adorno lui attribue avec
la battue. Mais le sens de cet argument se déplace sen-
siblement, à condition d’y apercevoir l’émergence d’un
motif plus général qui porte sur l’expérience musicale
et dont il faudrait se garder de minimiser l’impact pour
l’esthétique musicale d’Adorno. Car toute la probléma-
tique du geste, ici synonyme d’une « gesticulation » (die
Gestik), atteste que la perspective historique qui se
construit sur la musique n’est pas contenue dans la seule

dire dans l’espace, dans un système anhistorique-chronomé-


trique, et tombent hors du continuum temporel qu’ils semblent
pourtant constituer. »
6. EW, p. 141 ; 149 ; 151 ; 155.
7. EW, p. 34 : « La musique est destinée, comme plus tard
dans la culture de masse en général, à être retenue de mémoire,
conçue au premier chef pour les oublieux. »

137
question du matériau, mais intègre la dimension de
l’expérience musicale : celle-ci, et non pas seulement le
matériau, est soumise à la loi dialectique du progrès,
selon un rapport qui implique étroitement l’espace et
le temps.
Il faut d’abord noter qu’Adorno n’exclut pas, mais
au contraire intègre l’espace dans sa conception de
l’écoute. Cela se manifeste dans l’essai sur Stravinsky8
lorsqu’il rapporte l’un à l’autre ces deux types d’audi-
tion que sont, d’une part, l’audition « expressivo-dyna-
mique », celle qui correspondrait au chant ; d’autre
part, l’audition « rythmico-spatiale », celle qui contribue
à une articulation isochronique et métrique du temps,
et ainsi le spatialise. Dans le contexte adornien, c’est ce
dernier aspect de l’audition qui prend le nom de danse,
le terme désignant ici non un art distinct des autres,
mais un aspect du temps musical perçu, celui qui se
signale par sa discontinuité et son isochronie et peut
avoir pour effet de mettre en mouvement l’auditeur. Le
rapport entre musique et danse que nous avons vu à
plusieurs reprises affleurer est incompréhensible indé-
pendamment de cette approche dialectique de l’écoute
musicale, doublement polarisée entre le chant et la
danse. À ce sujet, Adorno reprend à son compte une
idée formulée par Ernst Bloch, qu’il cite discrètement
en note9 du paragraphe sur les types d’audition : Ernst

8. PNM, « Types d’audition », p. 201-205.


9. PNM, p. 202, note 1 : « La distinction d’Ernst Bloch entre
la nature dialectique et la nature mathématique de la musique
s’apparente beaucoup à ces deux types. » Nous n’avons pas
retrouvé la référence exacte motivant cette note d’Adorno, mais
on constate effectivement qu’Ernst Bloch, dans son texte « Contri-
bution à l’histoire de la musique », contenu dans la partie « Phi-
losophie de la musique » de L’esprit de l’utopie, situe l’écoute musi-
cale entre le chant et la danse : « Comment nous entendons-nous
au début ? En chantonnant sans fin et en dansant » (p. 52) ;
« Donc, comment nous entendions-nous au début ? En chanton-
nant sans fin et en dansant [...]. Aussi nous faudra-t-il encore
rétrospectivement voir le sens que prennent, chez Bach et chez
Wagner, le chantonnement sans fin et surtout la danse » (p. 67).
On pourrait ajouter que ce rapport entre le chant et la danse,
pour aborder la musique, n’est pas le fait de ces seuls penseurs ;
Ernest Ansermet l’introduit également dans la réflexion qu’il
mène sur le temps musical, Voir Ernest Ansermet, Les fondements
de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, préface de
Jean Starobinski, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989,
p. 977.

138
Bloch, déjà, concevait l’écoute musicale à partir de la
double détermination du chant et de la danse. Adorno,
en raison de sa conception du progrès, développe tou-
tefois une perspective historique sur ces deux types
d’audition – dont il dit qu’ils ne sont pas fondés en
nature – qui l’éloigne sensiblement de l’auteur de
L’esprit de l’utopie. L’épisode d’Ulysse et les Sirènes, dans
Dialectique de la raison, indique assez clairement la dia-
lectique de l’espace et du temps, ou de la danse et du
chant, qu’Adorno relie à la perspective historico-philo-
sophique qui est la sienne. Pour qu’Ulysse puisse
entendre le chant des Sirènes – ce qui est l’audition
expressivo-dynamique –, il faut qu’il soit attaché au mât,
les pieds et les mains liés. Aussi, l’audition rythmico-spa-
tiale, celle qui pourrait mettre en mouvement le corps
d’Ulysse – mais immanquablement alors vers les Sirènes
– est-elle envisagée contenue, maîtrisée, jugulée. La
vision d’Ulysse attaché au mât et s’éloignant des Sirènes,
qu’il faut resituer au sein de la pensée du progrès déve-
loppée dans ce texte, est à l’image de ce qu’est la
contemplation esthétique pour Adorno : si elle seule
peut élever la musique à son statut d’art, le prix à payer
est celui d’une mise entre parenthèses, ou d’une neu-
tralisation, de la spatialité biologique des corps. À cet
égard, on soulignera que la perspective historique sur
le matériau musical converge avec celle d’une écoute
devenue autonome, c’est-à-dire soumise au schème
dominant de l’audition expressivo-dynamique – au détri-
ment de l’audition rythmico-spatiale. L’importance
notable qu’Adorno accorde, dans l’ensemble de ses
écrits, à l’émergence historique du travail motivique et
thématique ainsi qu’à la forme sonate requiert très pro-
bablement d’être comprise en relation avec cette idée
d’une écoute elle aussi devenue autonome. Adorno
indique qu’avec la forme sonate, certes, l’élément spa-
tial de la musique, la répétition, ne disparaît pas, mais
qu’il ne s’en trouve pas moins qualitativement trans-
formé en devenant le principe de la forme10. Or ce que
rend possible cette subsomption, c’est non seulement la
constitution de la musique dans l’ordre de l’apparence,
mais encore une forme d’écoute devenue distanciée,
celle qui renvoie à la possibilité d’une contemplation
esthétique dans le domaine musical. Il est possible de

10. PNM, p. 200 ; ce point a été abordé dans le chapitre III,


ci-dessus.

139
dire, en d’autres termes, que la musique conquiert alors
son propre espace esthétique11, celui de la libre appa-
rence, espace affranchi ou libéré de la spatialité biolo-
gique des corps. À tenir compte de surcroît de l’argu-
ment de l’écriture issu des réflexions du sociologue Max
Weber, qui relaie et sous-tend toute l’analyse de l’émer-
gence historique du travail motivique et thématique,
nous voyons à quel point la question de l’espace est pré-
sente chez Adorno. Ce dernier ne refoule pas l’espace,
mais il s’attache à penser, pour la musique, la constitu-
tion d’un espace qui serait véritablement esthétique,
avec le double argument de l’évolution du matériau
musical et de la spatialisation de l’écriture. Quand
Adorno parle de l’autonomie de la musique, il faut donc
envisager cette autonomie également par rapport à
l’écoute.
Or, avec Wagner et l’émergence du leitmotiv, c’est
précisément cette question de l’autonomie de l’expé-
rience musicale qui est en jeu. Le regard critique
qu’Adorno pose sur l’art total doit se comprendre par
rapport à ce qui est jugé être une remise en cause de
l’autonomie de l’expérience musicale, résultat du
progrès de la musique. Adorno n’analyse pas une dispa-
rition de la frontière entre les genres, mais une conta-
mination de l’expérience musicale par l’espace : de cela
rend compte l’idée de la gesticulation attribuée à la
musique de Wagner. Avec lui, c’est l’autonomie de
l’expérience musicale et la distanciation de l’écoute
conquise à l’époque du travail thématique et motivique
qui apparaissent menacées et abolies, dans le jeu d’une
dialectique qui réaffirme la puissance de l’espace sur le
temps. Adorno, dans son refus de l’art total, analyse
donc le mouvement par lequel l’expérience musicale se
retourne et s’inverse en direction d’une écoute devenue
« spatio-régressive »12, selon une détermination évalua-
tive, ici l’idée de régression, qui renvoie directement à
sa conception du progrès et de l’histoire.

11. L’idée d’un « espace esthétique » est présente chez Ernst


Cassirer, mais selon un sens qu’il faut distinguer de celui qu’on
introduit à propos d’Adorno, en raison notamment de
conceptions de l’histoire fort différentes ; Ernst Cassirer, « Espace
mythique, espace esthétique et espace théorique », Écrits sur l’art,
édition et postface de Fabien Capeillères, Paris, Cerf, 1995,
p. 101-122.
12. PNM, p. 201.

140
Aussi, toute la problématique du geste, qui est celle
du battement et de la répétition chez Wagner et Stra-
vinsky, peut-elle être relue en regard de l’épisode des
Sirènes. La gesticulation correspondrait ici à la vision
d’Ulysse délié de son mât et succombant à un charme
absolu, mortifère. Ce qui rendait possible la contempla-
tion esthétique – la neutralisation du charme par les
liens13 qui retiennent Ulysse –, n’a plus cours : la
musique devient pure magie captatrice, un envoûte-
ment sans retour. Parce que la musique de Wagner et
de Stravinsky s’inscrivent, pour Adorno, dans le mouve-
ment du progrès qui a transformé tout aussi bien le
matériau musical que l’écoute, la présence de l’élément
gestuel, de cette extériorité ou de cette spatialité mani-
festée à travers la danse, ne peut qu’indiquer ce point
où l’histoire rejoint le mythe et où la musique, perdant
son caractère musical, retourne au mutisme d’une répé-
tition aveugle. C’est ce qui, au-delà des personnalités
musicales, indique le rapport de la musique à la dialec-
tique du progrès. Cette dialectique est envisagée par rap-
port à l’expérience de la musique et relativement à des
coordonnées qui sont d’ordre spatio-temporel. D’une
façon assez analogue à ce que prétendait faire Benjamin
au début de son essai sur Baudelaire, poète contempo-
rain de Wagner, il s’agit pour Adorno d’appréhender
de façon historique les modifications qui affectent la
structure de l’expérience.
Retrouver et comprendre la problématique du geste
qui sous-tend l’approche adornienne de la musique
permet de dissiper quelques malentendus. Le premier
porte sur le reproche d’un refus ou d’un déni des
musiques orales et de la part gestuelle qu’elles compor-
teraient. Cet argument, rencontré à propos du jazz, pré-
suppose que tout ce qui, en musique, serait du côté du
geste se verrait refoulé par le philosophe dans un mépris
de la musique dite populaire. Le détour par Wagner
montre qu’Adorno, loin d’écarter la notion de « geste »
de son esthétique musicale, prend au contraire soin de
l’élaborer. Qu’il en traite particulièrement à propos de
la grande musique, et qu’il n’en reste pas à l’équivalence
trop communément acceptée entre musique populaire

13. DR, p. 50 : « Les liens au moyen desquels [Ulysse] s’est


irrévocablement enchaîné à la pratique tiennent en même temps
les Sirènes à l’écart de la pratique : leur charme est neutralisé et
devient simple objet de la contemplation, devient art. »

141
et geste, est l’aspect significatif d’une démarche qui doit
être située autrement qu’à partir de la seule opposition
entre l’écrit et l’oral. Il faut, chez Adorno, relier la pro-
blématique du geste à sa philosophie de l’histoire et à
l’intrication qu’il tente de penser entre le mythe et le
progrès. C’est pourquoi on la trouve tout aussi bien à
l’occasion des études sur Wagner, Stravinsky ou le jazz :
le geste n’est pas un critère de démarcation entre la
musique dite populaire et la musique savante, mais ce
qui marque le trait de l’appartenance de la musique à
une époque.
Un deuxième malentendu tourne autour de la ques-
tion de l’expression. L’importance qu’Adorno accorde
au travail thématique et motivique ainsi qu’au temps
musical a pu faire dire qu’il défendait une conception
au fond hégélienne de la musique, envisagée comme
expression de la sphère de l’intériorité subjective14. Mais
outre, nous l’avons vu, qu’Adorno ne se situe pas plus
du côté de Wagner que de Stravinsky et les renvoie dos
à dos, il convient de relier sa conception de l’expression
en musique à toute la problématique du geste et à l’his-
toire de l’évolution des formes qui la sous-tend. Ainsi il
écrit : « Toute musique remonte au gestuel et la
conserve en elle. Toutefois, en Occident, elle l’a inté-
riorisé et spiritualisé en expression, tandis qu’en même
temps l’ensemble du discours musical obéit à la syntaxe
logique par la construction : la grande musique s’éver-
tuait à concilier les deux éléments. À cela Wagner
s’oppose. En elle-même sa musique n’accomplit aucun
développement historique, ressemblant par là à l’esprit
de la philosophie schopenhauerienne. L’élément

14. C’est en particulier l’interprétation qu’en propose


Albrecht Wellmer : « Il existe dans la musique moderne une tra-
dition qui relie Debussy à Stravinsky, Messiaen à Ligeti, tradition
dont Adorno, marqué par la tradition austro-allemande d’un
constructivisme dynamique et expressif, n’a jamais bien su quoi
faire. La raison la plus profonde de cet embarras pourrait être le
fait qu’Adorno maintenait une définition hégélienne de la
musique, selon laquelle la racine de la musique est l’expression
sonore, le geste sonore de l’homme. Or, ce qui caractérise la
musique de cette autre tradition, c’est que, en termes hégéliens,
ce n’est pas la “sphère de l’intériorité subjective” qui s’exprime
ici en sons, ce n’est pas le sujet qui résonne, mais les choses : le
monde devient espace sonore... », « Adorno, la modernité, le
sublime », Procope, « L’art sans compas », sous la direction de
C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1992, p. 170.

142
expressif poussé à son comble se contient à peine dans
l’intériorité, dans la conscience du temps, et éclate en
geste extérieur15. » Plus loin : « L’antiphonie viennoise
avait transmué tout gestuel en principe spirituel du déve-
loppement et Wagner n’a pu que par la violence la
retransformer en danse ou en “apothéose” de celle-
ci16. » Adorno affirme donc un point de vue constructif
sur l’expression et refuse, ce faisant, l’immédiateté du
rapport entre geste et expression qui était monnaie cou-
rante au XVIIIe siècle17. Par ailleurs, le travail thématique
et motivique souligne un rapport de type « antinomique
entre le geste et l’expression »18 – celui auquel Wagner
mettrait fin dans sa musique –, pour autant qu’il orga-
nise une dialectique du temps et de l’espace qui ne fait
pas disparaître ce dernier, mais le subsume dans l’expé-
rience musicale de l’écoute. Il apparaît ainsi délicat de
s’en remettre à la conception hégélienne de la musique
pour comprendre le statut de l’expression chez Adorno,
si ce n’est peut-être relativement à la dialectique du
temps et de l’espace qu’introduit Hegel pour penser la
spiritualisation du matériau sensible de la musique.
Comme le souligne Alain Olivier, la musique constitue
pour Hegel « le terme d’une négation progressive de
l’espace en direction du temps, qui affecte chacun des
arts particuliers »19. Mais nous avons pu aussi montrer
que cette dialectique du temps et de l’espace, chez

15. EW, p. 40.


16. EW, p. 43.
17. Patrice Pavis, dans son chapitre « Problèmes d’une sémio-
logie du geste théâtral », souligne que la conception classique du
geste, celle qu’on trouve au XVIIIe siècle chez Condillac, Rousseau,
Engel, mais aussi Noverre et Cahusac qui est l’auteur de l’article
« geste » dans l’Encyclopédie, se caractérise par la contradiction sui-
vante : d’un côté, on fait du geste « ce qu’il y a de plus primitif
et original dans l’homme, ce qui existe et signifie avant toute
parole ; mais en même temps on le ravale toujours au rang d’une
expression, d’une extériorisation d’un contenu psychique
préexistant. Toutes les définitions du geste que l’on trouve au
XVIIIe siècle insistent sur l’expressivité et la traduction extérieure en un
geste de sentiments, de pensées ou d’un message qui cherchent
à s’exprimer corporellement ». Voir Patrice Pavis, Voix et images
de la scène, essais de sémiologie théâtrale, Presses Universitaires de
Lille, 1982, p. 114.
18. EW, p. 47.
19. A. Olivier, Hegel et la musique, p. 140 ; cet argument ne
préjuge pas d’une influence directe de l’Esthétique de Hegel sur
la pensée musicale d’Adorno. Dans sa philosophie, celui-ci se

143
Adorno, ne fonctionnait plus du tout de la même façon
que chez Hegel.

M YTHE, CONTE, NATURE : JOUER B EETHOVEN


CONTRE W AGNER

Il serait erroné, partant du rapprochement qui vient


d’être effectué entre Wagner et Stravinsky, de conclure
à un amalgame de la part d’Adorno. Celui-ci sait parfai-
tement que les deux compositeurs sont aux antipodes
l’un de l’autre, et nous verrons ainsi que l’analyse et les
enjeux esthétiques qui entourent la musique de Wagner
sont sans commune mesure avec ce qui advient pour
Stravinsky. La manière dont Adorno développe sa thèse
dans l’Essai sur Wagner fait clairement apparaître que la
considération de l’expérience musicale, y compris dans
son déploiement historique, ne suffit pas à circonscrire
le contenu de son approche : l’aspect politique assigne
pour Wagner un autre combat. Étant donné qu’il s’agis-
sait aussi pour le compositeur allemand de réformer la
vie humaine à travers le drame, l’entreprise d’Adorno
prend une teneur différente et la question du mythe se
voit autrement abordée et traitée : l’enjeu devient celui
du rapport entre musique et humanité.
Adorno prend nettement position contre la concep-
tion wagnérienne du mythe, laquelle entend pour les
temps modernes retrouver l’unité vivante du drame et
son rapport essentiel au peuple, à partir de l’esprit grec
de la tragédie. Pourtant, là encore, ce n’est pas comme
on pourrait le croire en vertu d’une argumentation qui
jouerait directement l’histoire contre le mythe. Nous
constatons en effet que la question du mythe, loin d’être
a priori exclue de la réflexion d’Adorno, y est au
contraire présente, participant de la position esthétique
qu’il veut élaborer contre le drame wagnérien. Or, à ce
sujet, dans la monographie, la ligne de partage se
construit entre Wagner, d’un côté, Beethoven, de
l’autre. En nous arrêtant quelque peu sur cette opposi-

réfère principalement à la Phénoménologie de l’esprit et la Logique.


Mais l’argument est propice à mettre en évidence que la problé-
matique de l’évolution du matériau s’ordonne autour de la ques-
tion de la différence des arts.

144
tion, nous proposons de reprendre la relation entre le
mythe et le conte qui s’y trouve à cette occasion for-
mulée, en ce qu’elle s’avère à nouveau structurante de
l’argumentation d’Adorno. Outre que cela indique une
sourde continuité entre les réflexions des années trente
et le livre plus tardif sur Mahler qui redéploie cette rela-
tion à travers l’épique – considéré comme principe anti-
mythologique de la musique –, cela permet surtout de
mettre en évidence le thème qui est essentiel ici de
l’ambivalence de Wagner, laquelle donne lieu à une ana-
lyse tant musicale que politique. Cette ambivalence
définit la régression de Wagner en des termes qui n’ont
plus rien à voir avec Stravinsky. Car s’il s’agit avec ce
dernier d’un combat contre le primitivisme20, la ques-
tion devient à propos de Wagner celle de pouvoir
démêler une intrication permanente et idiosyncrasique
d’ancien et de nouveau, d’archaïque et de modernité,
ce à quoi s’emploie Adorno en indexant le thème de
l’ivresse wagnérienne à celui de la « fantasmagorie ».
Objet du chapitre VI (Phantasmagorie), cette notion
rayonne en réalité sur l’ensemble de l’ouvrage et s’y
trouve en position déterminante en ce qu’elle articule
deux aspects a priori non jointifs de l’approche : l’accu-
sation de l’ivresse, d’un côté, et le reproche constant
d’une « disparition de l’élément politique »21 dans
l’œuvre wagnérienne, de l’autre.
Au chapitre VIII (Mythos) de l’Essai sur Wagner, Adorno
ne se confronte jamais directement au sens et à la valeur
que cette notion trouve à l’intérieur du projet wagnérien.
Aussi, y a-t-il un déplacement évident de signification
entre le mythe chez Wagner et le mythe tel qu’Adorno le
problématise pour la musique wagnérienne ; mais de cet
écart il faut tenir compte pour prendre la mesure de son
approche. Adorno resitue Wagner à l’intérieur de la
constellation théorico-musicale qui est la sienne par un
double mouvement. Affirmant que Wagner, dans sa
musique, a « renoncé à toute critique du mythe »22, il lui
oppose, de surcroît, la perspective jugée critique de Beet-
hoven et il introduit à ce propos un de ses arguments
principaux : chez Wagner, on assisterait à « une régres-
sion du conte dans le mythe »23 ; « le conte devient la

20. EW, p. 79.


21. EW, p. 155.
22. EW, p. 170.
23. EW, p. 173.

145
proie du mythe »24. Ces considérations, de fait assez peu
développées, ne doivent pas être minimisées, car elles
sont l’indication des préoccupations qui animaient
Adorno à cette époque et qui ne sont certainement pas
sans relation avec le projet du livre sur Beethoven qui
commençait à mûrir. Les notes attestent, en effet, que la
« démythologisation » était un aspect important de la
réflexion d’Adorno, celui par lequel le philosophe enten-
dait comprendre l’« humanité » de la musique de Beet-
hoven. Dans les esquisses regroupées au chapitre XII sous
le titre « Humanität und Entmythologisierung », Adorno
ne présente plus Beethoven comme le compositeur du
progrès du matériau, ou même de la domination bour-
geoise, mais il s’emploie à valoriser son rapport à l’élé-
ment mythique, introduisant d’étranges considérations
reliées au domaine de la légende et du conte. Il fait, en
particulier, de la fable (die Sage) du Nöck25, qui se trouve
dans la mythologie de Jacob Grimm, l’emblème de ce
qu’il aurait à dire et à développer sur cette intrication
dialectique du mythe et de l’humanité, qu’il voit se
construire à partir de la totalité musicale beethové-
nienne.
Le Nöck, esprit des eaux, joue de la harpe, dans
l’attente de la rédemption. Deux enfants passent auprès
de lui et le raillent. Attristé et blessé, le Nöck arrête de
jouer et se met à pleurer jusqu’à ce qu’une voix qui
pourrait être celle du père des deux enfants vienne lui
apprendre qu’il prendra, lui aussi, part à la rédemption :
le Nöck se remet à son instrument et en joue, dans un
sentiment de béatitude éternelle.
Puisant aux sources de la poésie populaire 26 ,
Adorno, avec le Nöck, situe de façon exemplaire la
musique du côté d’une réconciliation de la nature, dans
la présupposition – développée plus tard dans Dialectique
de la raison – d’une nature violentée et dominée. Le
thème de la réconciliation de la nature, abordé à travers
la musique, l’est de façon assez confuse dans les
quelques notes de ce chapitre XII. Il implique toutefois
une dialectique du mythe et de la nature à laquelle il

24. EW, p. 171.


25. B, p. 241-242 [345].
26. Mais sans citer le lied que Carl Loewe lui a consacré
(op. 129, no 2) et dont, au demeurant, il existe une version orches-
trée par Schoenberg. Adorno se réfère à la Deutsche Mythologie de
Jacob Grimm, B, p. 241.

146
faut être attentif en ce qu’elle conduit à une définition
de l’humanité de la musique de Beethoven, à partir de
la relation avec ce qui est ici appelé « les puissances
mythiques ». Celles-ci semblent désigner tout ce qui est
en deçà de l’individualité et de la rationalité humaines :
Adorno évoque, à côté de l’esprit des eaux, les gnomes,
les nains, les géants, ce qu’il regroupe sous le terme du
« chthonien »27. D’un côté, Adorno insiste donc sur la
relation de la musique de Beethoven à ce monde sou-
terrain et difforme, imaginaire aussi, mais, de l’autre
côté, sur l’aptitude du compositeur à le transfigurer ou,
selon le vocable hégélien ici utilisé, à le spiritualiser :
c’est en ce sens que Beethoven peut être dit sauver la
nature dans sa musique, ainsi qu’il est redit dans l’Essai
sur Wagner 28. Ces quelques notes sur Beethoven, dont il
ne faut attendre aucune théorie, permettent toutefois
de rendre sensible l’intention qui guide l’approche du
mythe dans la monographie sur Wagner. Une même dia-
lectique entre mythe et nature y est en effet à l’œuvre,
à ceci près qu’Adorno s’évertue cette fois à entériner
son échec. Toute son approche, en substance, consiste
à dire que Wagner plonge dans le mythe mais sans pou-
voir le subsumer, qu’il reste du côté des puissances
mythiques. Le rapport au mythe, avec Wagner, s’inver-
serait donc : au lieu de conduire vers l’humanité,
comme chez Beethoven, il contribuerait d’autant plus à
la bafouer. Nombre d’aspects de l’argumentation vont
dans ce sens. La connivence avec le monde infra-
humain, les gnomes, comme avec le monde supra-
humain des dieux, ne ferait, chez Wagner, que repro-
duire les relations de domination et de cruauté qui sont
celles du monde social : c’est Alberich exploitant son

27. B, p. 240 [340] et note 272 ; le terme de « chthonien »


désigne ici ce qui est souterrain, fondé dans la terre, et, en ce
sens, relié à la nature, ou au « mythe » ; il est repris de Johann
Jakob Bachofen, avec une modification de son sens.
28. EW, p. 171 : « De même que chaque mesure de Beet-
hoven transcende la nature d’où elle jaillit et avec laquelle elle
se réconcilie, de même la forme symphonique en général, le prin-
cipe que Schoenberg a appelé “variation développante”, est le
principe antimythologique tout court. Mais, chez Wagner, la
nature est irréconciliablement dominée et c’est pourquoi son ver-
dict a le dernier mot » ; à ce niveau, la « démythologisation » est
conçue en relation avec le travail motivique et thématique qui
correspond, au plan musical, à la problématique philosophique
de la domination de la nature chez Adorno.

147
frère Mime, ou Siegfried affichant un mépris des plus
profonds pour ce dernier. Certes, Wagner descend dans
les profondeurs de l’eau ou de la terre, mais unique-
ment pour les exalter ou les justifier, au mépris de tout
ce qui pourrait se passer ou exister pour les hommes,
sur terre : « Sûr et fidèle est seul l’abîme », affirment les
filles du Rhin à la fin de L’Or du Rhin 29. Avec Wagner,
donc, le rêve s’est transformé en cauchemar et plus rien
n’est promis ni en direction d’une humanité libérée, ni
en direction d’une nature réconciliée. C’est à travers un
conte maléfique, L’Île des roseaux 30, qu’Adorno résume
l’entreprise wagnérienne et l’inanité de la rédemption
qu’elle promet : une jeune fille, attirée par le charme
d’une île qui flotte et de ses habitants enfantins qui ne
cessent de chanter, s’engloutit dans le lac avec les vers
de cette chanson : « Vite dans l’eau ! Sur terre, il fera
noir, mais clair dans l’eau ! »
La légende du Nöck, à côté de ce conte de L’Île des
roseaux, forme la constellation à partir de laquelle il faut
lire le chapitre sur le mythe dans l’Essai sur Wagner. La
démarcation n’est pas pour Adorno entre le mythe et la
raison, ni même de façon immédiate entre le mythe et
l’histoire ; elle dessine une frontière au sein du domaine
de l’irrationnel et des images, et sépare ce que nous
avons déjà reconnu comme la logique d’un enchante-
ment libérateur, d’un côté, de celle d’un envoûtement
morbide, de l’autre. Wagner est désigné comme celui
qui a rompu avec la féerie romantique31 devenue magie
noire dans sa musique. Cette ligne de partage se
confirme si nous rapprochons la fable du Nöck de l’épi-
sode d’Ulysse et les Sirènes dans Dialectique de la raison,
afin d’y voir un contrepoids. Dans les deux cas, en effet,
il s’agit d’un même contexte imaginaire fait d’entités
évoquant un monde en deçà de l’individualité humaine
– mi-animal, mi-enfantin ; le sens allégorique qu’y trouve
la musique y est cependant vraiment disjoint. Avec
Ulysse symbolisant la musique du côté du progrès, le
chant est rattaché aux modalités d’une division – divi-
sion du héros avec lui-même, lequel peut écouter, mais
ne peut pas bouger, mais division aussi du héros d’avec
ses compagnons, les rameurs aux oreilles bouchées, qui
ne peuvent faire autre chose sur l’ordre de leur maître

29. EW, p. 206.


30. EW, p. 206.
31. EW, p. 120-126.

148
que répéter mécaniquement des gestes. La domination
de l’homme y apparaît surtout comme un mépris des
puissances mythiques – ici les Sirènes –, vécues comme
foncièrement menaçantes et dangereuses ; il faut aller
vite, et elles se voient finalement sacrifiées avec le cours
du bateau qui s’éloigne ; les Sirènes restent du côté du
mythe, dès lors qualifié comme envoûtement morbide.
Avec le Nöck, il s’agit de tout autre chose puisque la
puissance mythique, ici le Nöck, n’est pas ce dont il faut
se débarrasser ou s’éloigner à tout prix, mais au
contraire ce avec quoi on peut pactiser : la musique
devient celle de la nature tout entière, réconciliée et
élevée à un statut que seul l’homme pouvait promettre.
L’attaque contre Wagner n’est donc pas celle de la
raison jugeant l’irrationalité d’une mythologie archaïque.
Dans l’accusation du mythe, c’est le statut de l’image qui
est en jeu et, derrière lui, le rapport à la nature : « Toute
l’ambiguïté wagnérienne provient de la relation du com-
positeur avec les images archaïques32. » Introduisant
l’idée du basculement du conte dans le mythe, Adorno
reproche à Wagner un rapport non critique à la nature et
il lui oppose Beethoven pour autant qu’il entrevoyait
chez ce dernier la possible voie d’une « démythologisa-
tion », dans un rapport alors jugé critique à la nature.
Cherchant à définir la magie incantatoire, mais surtout
apaisante de la musique de Beethoven, Adorno introdui-
sait des réflexions assez obscures sur un rapport média-
tisé aux images : il parlait à ce propos d’une magie sans
image33, ou encore d’une magie qui aurait subsumé les
images. Avec Wagner, l’argument des images s’inverse en
direction de la problématique de l’ivresse et se construit
dans l’essai de façon beaucoup plus systématique à travers
la notion de « fantasmagorie ».

L A FANTASMAGORIE ET LA DISPARITION
DE L’ÉLÉMENT POLITIQUE : MUSIQUE ET HUMANITÉ

À un niveau esthétique, cette notion doit d’abord


être comprise en relation avec la ruine de l’autonomie

32. EW, p. 165.


33. B, p. 235 [329] (bilderlos).

149
de l’expérience artistique dont il a été question au pre-
mier paragraphe. Synonyme d’une « destruction de
l’apparence en image »34, elle désigne une régression de
la musique à un stade où la loi esthétique de l’apparence
ne serait plus opérante. Aussi, converge-t-elle avec
l’aspect de l’analyse d’Adorno qui voit en Wagner le
compositeur qui en a fini avec la séparation entre l’art
et la vie empirique35. Mais la « fantasmagorie », dans le
contexte des années trente qui est celui de la rédaction
de l’essai sur Wagner, a une signification beaucoup plus
déterminée. Il faut la considérer à partir de la relation
privilégiée qu’Adorno avait, à cette époque, avec Ben-
jamin, l’un des premiers lecteurs des chapitres successifs
de la monographie, et la relier au débat sur l’image qui
avait été alors suscité entre les deux hommes à propos
du projet du livre sur les Passages. Comme en atteste
une longue lettre de 193536 consacrée à ce sujet, c’est à
cette occasion qu’Adorno soupçonnait Benjamin de se
rapprocher dangereusement de la conception de
l’image issue de Ludwig Klages et qu’il le mettait en
garde contre une conception trop peu dialectique de
l’image. La notion de « fantasmagorie », qui provient de
Benjamin, est donc à resituer dans le cadre d’une
réflexion qui conduisait Adorno à prendre de nettes dis-
tances vis-à-vis de ce qu’il jugeait être une conception
non critique de l’image. S’opposant à la conception de
l’« image dialectique » que Benjamin avait formulée en
introduction de son livre sur les Passages, conception
qui voyait poindre dans les images collectives d’une
époque, celles urbaines du XIXe siècle, l’annonce et le
souhait d’un temps nouveau qui serait affranchi des
divisions sociales de l’histoire, Adorno s’employait alors
à montrer que cette prétendue histoire primitive, logée
au cœur du nouveau, devait être analysée comme ce qui
est idéologiquement produit par l’état actuel de la
société. Refusant l’ambivalence37 que Benjamin attri-

34. EW, p. 172.


35. EW, p. 130.
36. Correspondance Adorno Benjamin 1928-1940, p. 156-169.
37. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des
Passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste d’après l’édition
originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Cerf, 2000, p. 43 :
« Mais la modernité précisément cite toujours la préhistoire. Cela
se fait grâce à l’ambiguïté qui est propre aux productions et aux
rapports sociaux de cette époque. L’ambiguïté est la manifesta-
tion figurée de la dialectique, la loi de la dialectique à l’arrêt. Cet

150
buait à ces images collectives, à la fois produites par la
modernité et « rêves » d’une autre époque – celle d’un
passé primitif ou anhistorique –, il entendait démystifier
ces visions prétendument collectives d’un âge d’or, avan-
çant un double argument socio-historique et psycholo-
gique. Dans cette même lettre de 1935, il affirmait,
contre la conception benjaminienne de l’image dialec-
tique, que l’ancien n’est pas ce qui peut être repris par
le nouveau, ni même ce qui le précède, mais qu’il doit
être au contraire pensé comme une fonction du nou-
veau. Illusion engendrée par la logique marchande, tout
cet aspect de la conscience collective doit être, selon lui,
ramené à son substrat matériel et ainsi compris comme
idéologie ; l’âge d’or que font miroiter les visions col-
lectives n’est donc démystifié qu’à condition d’y voir
aussi l’enfer et la catastrophe. D’un point de vue psy-
chologique, il réitérait à cette occasion sa farouche
opposition à la conception de Jung d’une image,
consciente ou inconsciente qui serait collective, refusant
de relier le primitif, que ce soit en art ou dans les rêves,
à l’idée d’une quelconque collectivité : « La conscience
collective n’a été inventée que pour détourner l’atten-
tion de la véritable objectivité et son corrélat, la subjec-
tivité aliénée. Il nous revient de polariser et de désa-
gréger dialectiquement cette “conscience” par renvoi à
la société et à l’individu, et non de la galvaniser tel un
corrélat de la marchandise. Qu’il ne subsiste, dans le
collectif rêvant, aucun espace pour les différences de
classe, voilà qui parle suffisamment net comme mise en
garde38. » En mettant à distance la notion de « fantas-
magorie », Adorno entamait donc une réflexion sur ce
statut de l’archaïque à partir duquel Benjamin, selon
son idée d’une histoire primitive, pensait trouver la voie
d’un renouvellement social et politique : « Chaque
époque rêve la suivante39. » Exerçant une méfiance plus
générale vis-à-vis de toute conception qui pourrait d’une
manière ou d’une autre justifier une réforme de la vie
à partir d’une valorisation en soi de l’archaïque – ce qui
est l’orientation qui prévaut chez Klages et Jung dans
leur approche de l’image –, Adorno soutient l’exigence,

arrêt est utopie et l’image dialectique est donc une image de


rêve. »
38. Correspondance Adorno Benjamin 1928-1940, p. 160.
39. W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des
Passages, p. 36.

151
dans sa correspondance avec Benjamin en 1934, d’une
« critique de la “forme primitive” »40 qui reposerait au
contraire sur l’idée de l’« l’historicité principielle, caté-
gorielle, de l’archaïsme ».
Dans le livre sur Wagner, cette critique de la forme
primitive prend une tournure très concrète, car, en reje-
tant le drame wagnérien du côté de la « fantasmagorie »,
Adorno s’attaque directement à une conception jugée
non critique de l’archaïque. Il est significatif de le voir
reprendre, dans le chapitre sur le mythe, la ligne
d’opposition qu’il dessinait dans sa correspondance avec
Benjamin quelques années plus tôt : le drame wagné-
rien, dans son rapport aux images archaïques, rejoint
pour lui Klages et Jung41. S’il reprend donc pour la
musique wagnérienne la notion en provenance de Ben-
jamin de « fantasmagorie », c’est aussi au vu des cri-
tiques qu’il lui avait adressées et dans la perspective d’un
renversement dialectique. Tous les avertissements en
direction d’une conception qui risquerait de ne pas être
dialectique de l’image sont pris à la lettre pour la
musique de Wagner et justifient en grande partie
l’entreprise de démystification qui est celle d’Adorno. Il
s’agit d’atteindre le cauchemar derrière le rêve et de
saisir l’archaïque qui fait le fond de l’imagerie wagné-
rienne comme pur produit de la modernité : « Dans la
fantasmagorie, l’élément bourgeois, élément nouveau,
et l’élément préhistorique convergent dans l’indiffé-
rence42. » Et : « La fantasmagorie se constitue du fait
que, sous la contrainte de ses propres chaînes, la moder-
nité se rapproche en ses derniers produits du passé loin-
tain. Chaque pas en avant est pour elle en même temps
recul vers le passé primitif43. » C’est, ici, la perspective
de l’âge d’or que Wagner prétend pouvoir retrouver
dans la tragédie grecque et le mythe qui est directement
visée. L’âge d’or que fait miroiter le drame wagnérien
n’est pas pour Adorno foncièrement différent de ces
visions collectives, arc-boutées à un passé prétendument
pré-historique ou anhistorique, qu’il avait déjà com-
battues en réaction à Benjamin.
C’est à partir de cette critique de la forme primitive,
celle qui justifie un usage adornien de la notion de « fan-

40. Correspondance Adorno Benjamin 1928-1940, p. 84.


41. EW, p. 165-167.
42. EW, p. 126.
43. EW, p. 127.

152
tasmagorie », que doit être envisagé dans la monogra-
phie le thème fondamental de l’ambivalence de
Wagner. Au début du chapitre III44, Adorno insiste sur
la nature de part en part ambivalente de la musique
wagnérienne ; l’aspect le plus notable en est son rapport
au temps : le passé est essentialisé, le lointain est
confondu avec le proche et le dynamisme se retourne
en son contraire, le statisme45. Mais le sens de cette ambi-
valence n’est pas seulement musical. L’ambivalence
qu’Adorno attribue au drame wagnérien rejoint le carac-
tère qu’il jugeait également ambivalent de l’image dia-
lectique chez Benjamin, dans l’intrication qu’elle pré-
supposait entre le nouveau et l’ancien, le moderne et
l’archaïque. L’histoire, et non pas seulement le sens
musical, est donc en jeu. Adorno dénonce l’aspiration
qu’aurait Wagner à vouloir fonder sa musique sur un
âge d’or mythique, celui des Grecs, dans l’espoir d’une
transformation du temps présent. La conception du
mythe que revendique Wagner, à ses yeux, n’est certai-
nement pas sans analogie avec la pré-histoire ou l’his-
toire primitive qu’il voyait Benjamin associer à l’image
dialectique : il s’agit d’une nature qui n’est pas qualifiée
historiquement et qui, à ce titre, indique un rapport non
critique. Aussi l’entreprise de démystification qui est
celle de l’Essai sur Wagner peut-elle être également lue
comme la tentative systématique de déchiffrer l’histoire
derrière la nature. Si Adorno observe un net recul vis-
à-vis des aspects qu’il jugeait problématiques de l’image
dialectique chez Benjamin, on constate donc qu’il n’est
pas pour autant exempt de toute dette envers son aîné
dans le regard qu’il pose sur Wagner. Car ce déchiffre-
ment de l’histoire derrière la nature n’est autre que
celui qui organisait l’ensemble de la conception du
Trauerspiel. De manière analogue à Benjamin qui y écar-
tait la conception nietzschéenne de la tragédie dans son
rapport au mythe et revendiquait un véritable sujet his-
torique pour le drame baroque allemand – avec, déjà,
une pointe en direction du nihilisme wagnérien46 –,
Adorno rejette le drame wagnérien et la conception du

44. EW, p. 52-54.


45. EW, p. 48 ; 80.
46. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, tra-
duit de l’allemand par Sibylle Muller (avec le concours d’André
Hirt), préface d’Irving Wohlfarth, Paris, Flammarion, 1985, p. 62 ;
107 ; 109.

153
mythe qu’il présuppose. Son regard critique se révèle
être pour partie forgé par la problématique du drame
qui était celle de son aîné : c’est l’argument de l’histoire
naturelle qui est repris afin de poser contre Wagner une
conception critique de l’histoire.
Enfin, l’ambivalence se définit en des termes qui
sont politiques. L’aspect politique de la fantasmagorie
apparaît lorsque Adorno, soulignant l’« humanisme
réel »47 qui habite le projet wagnérien, s’acharne en
même temps à montrer que Wagner ne fait en réalité
que reproduire et confirmer la logique sociale. La vision
qu’il a des Maîtres Chanteurs, l’œuvre par excellence de
Wagner où le peuple est mis en scène, est exemplaire
de la signification politique qu’il rattache à la fantasma-
gorie : « Dans la fantasmagorie, le monde bourgeois,
d’habitude pauvre en images, se cristallise en image, et
l’œuvre de Wagner est au service de l’image comme elle
est au service des bourgeois. C’est pourquoi, comme
ébauche d’un temps primitif bourgeois, Les Maîtres
Chanteurs sont son œuvre centrale48. » Mais l’attaque, en
réalité, ne passe pas seulement ni même essentiellement
par la condamnation d’une position sociale jugée bour-
geoise. Adorno avance, contre la conception générale
du drame wagnérien et non contre une œuvre en par-
ticulier, un argument qui excède la seule problématique
de l’image et de la fantasmagorie, pour rejoindre direc-
tement sa critique du mythe. Car le mythe était surtout
ce à travers quoi Wagner entendait renouer avec la
conception d’un art pour tous, ce qu’il appelait le
peuple : « La tragédie n’est autre chose que la perfec-
tion artistique du mythe ; mais le mythe est le poème
d’une conception collective de la vie49. » C’est cette
conception collective de la vie, celle qui définit l’exi-
gence d’humanité revendiquée par Wagner pour la
musique, qui ne peut être acceptée par Adorno. La cri-
tique des formes primitives présente dans la perspective
historique qu’il construit sur la musique – celle qui le
conduisait à dénoncer toute conception immédiate de
la nature – se voit reconduite et prolongée dans l’ordre
du politique. En présupposant une équivalence entre le

47. EW, p. 149.


48. EW, p. 127-128.
49. Richard Wagner, Opéra et drame, t. 1, traduction de
J.-G. Prod’homme, Plan de la Tour, Les Introuvables, 1982,
p. 247.

154
mythe et le peuple, le drame wagnérien succombe pour
Adorno à une conception immédiate et fondée en
nature du peuple, et il ne peut, à ce titre, qu’échouer à
porter le projet, pourtant pleinement légitime, d’une
nouvelle humanité possiblement construite à travers la
musique.
Adorno entreprend à propos de Wagner une cri-
tique liée au populaire, laquelle s’éclaire vraiment à
condition de revenir au contexte de la réflexion qui était
alors la sienne, et que les notes sur Beethoven rendent
particulièrement sensible. Ce serait une erreur de
penser que le refus de la conception collective de la vie
qu’Adorno oppose au mythe wagnérien se fait au nom
d’une définition sociale et marxiste du peuple. L’exi-
gence d’humanité qu’il formule comme une préoccu-
pation centrale dans son approche de la musique sym-
phonique de Beethoven oblige à considérer les choses
sous un angle différent. Il n’est pas sans importance de
souligner que l’époque de Beethoven était aussi celle
des premiers débats sur le populaire en art, bien avant
les percées marxistes et, a fortiori, les réflexions sur l’art
de masse. Découvrant ou même peut-être inventant la
question du populaire à la jonction des XVIII e et
XIXe siècles, le romantisme émergeant en Allemagne
avait entériné l’idée d’une opposition entre la poésie
populaire, pensée du côté de la nature, et la poésie arti-
ficielle (Kunstpoesie), fruit de la civilisation et des efforts
humains. Présente chez Herder50 après les auteurs du
préromantisme anglais, une telle opposition est réac-
tivée par le second romantisme51 dit « de Heidelberg ».
On la retrouve notamment chez Jacob Grimm52 juste-
ment pour recouper le couple épique/dramatique,
l’épique étant placé du côté d’une poésie populaire
naturelle dont le modèle lointain est une vision idéalisée
d’Homère. Cette vision fondée en nature de la poésie
populaire n’allait déjà pas de soi à l’époque : Friedrich

50. Johann Gottfried Herder, « Volkslieder », Sturm und


Drang, Kritische Schriften, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider,
1972, p. 687-692.
51. Ce second romantisme n’a rien à voir avec le premier
romantisme et la conception du roman de Schlegel.
52. Jacob Grimm, « Gedanken über Mythos, Epos und Ges-
chichte », Selbstbiographie. Ausgewählte Schriften, Reden und Abhan-
dlungen, éd. par Ulrich Wyss, Munich, Deutscher Taschenbuch
Verlag, 1984, p. 93-105.

155
Schiller, se brouillant à cette occasion avec August Wil-
helm Schlegel, avait farouchement critiqué le poète
Gottfried August Bürger53 qui, dans son travail poétique,
suivait l’idée anglaise de la poésie populaire ou natu-
relle. La critique que fait Adorno de Wagner peut être
appréhendée à travers ce schéma romantique du popu-
laire : en opposant Beethoven à Wagner, Adorno réitère
la posture philosophique de Schiller vis-à-vis de Bürger.
Marquant avec insistance l’équivalence chez Wagner
entre mythe et nature, il situe le compositeur du côté
des tenants de la poésie naturelle populaire et fustige
une conception du peuple immédiate et fondée en
nature. La perspective esquissée à propos de Beethoven
montre toutefois la volonté d’Adorno de ne pas
renoncer pour autant à la nature, c’est-à-dire ici à l’idée
d’une réconciliation. C’est relativement à ce seul
contexte que les considérations sur la dialectique du
mythe et de la nature, autrement saugrenues, prennent
leur sens. Mais, avec Beethoven, on voit Adorno tra-
vailler en direction d’une conception médiatisée de la
nature : non pas la nature opposée à l’art, comme le
voudrait l’antinomie entre Naturpoesie et Kunstpoesie,
mais la nature construite et médiatisée, ou encore spi-
ritualisée à travers l’art. Le couple épique/dramatique,
dont on a mesuré l’importance à propos du temps
musical et des types extensif et intensif, peut être repris
sous cet angle. Il contribue à dessiner une conception
dialectique des rapports entre art et nature, contre
l’immédiateté de la nature que Wagner aurait voulu
réhabiliter dans sa conception du drame. L’épique, ce
qui est le moment de la nature, ne peut équivaloir pour
Adorno à un saut en arrière ; il ne peut être envisagé
que médiatisé, au vu de l’évolution de la forme à
laquelle correspond le moment du dramatique pour la
musique symphonique. Le moment épique n’est pas
exclusif de la forme dramatique, au contraire il la
requiert : ce n’est qu’à partir ou à l’intérieur du travail
motivique et thématique qu’il peut être construit, c’est-
à-dire à travers l’autonomie de la forme. Ainsi, pour
revenir à cet exemple, la qualité épique de la Pastorale
ne peut être définie qu’au regard de la maîtrise drama-
tique du temps qui a été conquis avec la Cinquième Sym-

53. Friedrich Schiller, « Über Bürgers Gedichte », Theoretische


Schriften, Vierter Teil, dtv-Gesamtausgabe, vol. 20, Munich, Deut-
scher Taschenbuch Verlag, 1966, p. 158-164.

156
phonie. La conception de l’épique que défend Adorno,
laquelle repose sur une conception dialectique des
rapports entre art et nature, est donc aux antipodes de
la conception wagnérienne du drame qui s’appuierait
sur la possible idée d’un rapport immédiat à la nature.
Esquissée à propos de Beethoven – qu’il s’agissait, pour
ainsi dire, d’arracher à la réception wagnérisante –, mais
pleinement mûrie et centrale dans le livre sur Mahler,
la conception adornienne de l’épique apparaît effecti-
vement aller directement à l’encontre des présupposés
à l’œuvre dans l’approche wagnérienne du mythe.
La teneur politique de la position esthétique
qu’Adorno oppose au drame wagnérien ne va pourtant
pas de soi, et l’on se demande légitimement selon
quelles modalités peut être alors envisagée l’articula-
tion entre la musique et le politique, à travers une
conception de l’épique qui revendique l’autonomie de
la forme et de l’expérience musicale. Nous voudrions
suggérer ici que la position philosophique de Schiller,
qui a affleuré avec la question du populaire, est une
des voies à explorer, beaucoup plus en tout cas que les
postulations de type marxiste en ce domaine. Car,
comme Schiller, qui s’en était pris à toutes les tentatives
de justification d’une poésie populaire appartenant à
l’ordre de la nature, Adorno refuse au nom de l’argu-
ment de l’histoire le retour en arrière vers une pseudo-
nature. Mais, comme lui, il ne renonce pas, au
contraire, à problématiser le moment de la réconcilia-
tion qui doit échoir à la poésie et, plus généralement,
à l’art, une fois effectué le constat de l’état de division
et de déchirement qui est celui de la société en son
évolution. Le rapport à la nature reste donc la préoc-
cupation centrale d’une conception de l’art tournée
vers la liberté, à condition de comprendre, et c’est là
l’argument majeur, que ce rapport à la nature définit
non pas un point de vue réel, mais « idéal »54. Aussi
chez Adorno comme chez Schiller, la vie réconciliée
que promet l’art ne peut-elle se construire qu’à travers

54. Friedrich Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, traduit


par Sylvain Fort, Paris, L’Arche, 2002, p. 36 et n. 1, p. 40 ; on peut
aussi se référer à l’article de Peter Szondi, « Le naïf est le senti-
mental. Sur la dialectique des concepts dans De la poésie naïve et
de la poésie sentimentale de Schiller », Poésie et poétique de l’idéalisme
allemand, traduction dirigée par Jean Bollack, Paris, Gallimard,
« Tel », 1991, p. 47-93.

157
la forme, dans une autonomie qui est la seule à garantir
l’exception de l’art par rapport au réel. La conception
d’une vie immédiate et collective est donc relayée par
celle d’une « forme vivante »55 ; et à la question jugée
régressive, voire réactionnaire, du populaire, est subs-
titué le programme d’une humanité à venir dont l’exis-
tence n’est promise que par un ordre esthétique en
rupture avec la réalité empirique. Comme le souligne
Jacques Rancière56, il faut absolument, chez Schiller,
maintenir le paradoxe existant entre l’art de vivre
promis par la beauté et la revendication formelle qui
seule peut porter cette exigence. C’est un paradoxe
analogue qui conduit toute la problématique, si impé-
rieuse chez Adorno, de l’autonomie de la forme et de
l’expérience esthétique musicale. Aussi, la notion de
l’« humanité », qu’on a vue poindre à propos de la
musique de Beethoven, trouverait-elle alors dans ce
contexte son sens ultime, rapportée au contexte schil-
lérien des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. La
vision de l’humanité qu’Adorno suggère avec Beet-
hoven n’est ni la vision wagnérienne d’un collectif
fondé en nature, ni non plus la vision kantienne triom-
phaliste d’une espèce humaine libérée au cours de
l’histoire. Adorno reconduit la problématique esthé-
tique, qui est aussi politique, de Schiller – « c’est par
la beauté que l’on s’achemine à la liberté »57 –, dans la
mesure où la réconciliation qu’il envisage à travers la
musique a précisément, au contraire de ce que voulait
Wagner, renoncé à toute prétention collective.

S AUVER W AGNER ?

Peut-être faut-il ressaisir le rapport d’Adorno à


Wagner à travers le prisme de la relation, beaucoup
plus profonde à cet égard qu’on ne voudrait l’imaginer,

55. Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique, traduc-


tion par Robert Leroux, édition mise à jour par Michèle Halimi,
Paris, Aubier, 1992, quinzième lettre, p. 215.
56. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée,
2004, p. 41-54.
57. Fr. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique, deuxième
lettre, p. 91.

158
du philosophe avec son aîné Benjamin. Le thème de
la fantasmagorie, déjà, a fait apparaître l’enjeu d’un
débat qui excède la seule matière musicale. Mais, à se
référer à la correspondance qui a entouré la gestation
de la monographie, il est frappant d’y rencontrer l’inti-
mité d’un lien qui semble avoir marqué Adorno beau-
coup plus durablement que le temps de la stricte écri-
ture de son essai. Benjamin, destinataire privilégié des
réflexions en cours, s’y découvre comme un confident,
mais surtout comme un lecteur de la plus haute pers-
picacité et dont les jugements n’ont certainement pas
été sans influencer Adorno. Le caractère précieux de
la correspondance tient au fait qu’on y voit Benjamin
révéler une autre ambivalence : non plus l’ambivalence
de Wagner dans sa musique selon l’évaluation
d’Adorno, mais l’ambivalence d’Adorno vis-à-vis de la
musique de Wagner. Benjamin rappelle un entretien
qu’ils avaient eu tous les deux et dans lequel son cadet
lui aurait dit sa volonté de « sauver Wagner »58. Mais,
au vu du manuscrit d’Adorno qu’il a alors entre les
mains, il exprime des réserves quant à cette intention
initiale et pointe certains traits de l’approche, non sans
pertinence. Benjamin signale la nature par trop polé-
mique de l’affaire et s’interroge sur le statut d’une com-
préhension qui apparaît déconnectée de l’expérience
musicale première ; il suggère un mode défensif – un
duel au pistolet – qui a peu à voir avec la musique, y
compris dans la forme de l’écriture de l’essai. Il évoque
alors une écriture qui pourrait être en affinité avec la
musique, celle d’une forme cyclique que dément le
caractère progressif de l’argumentation effectivement
mise en œuvre. Adorno ne se défend pas vraiment de
telles attaques et fait un premier pas concessif dans la
lettre qu’il lui adresse en retour, en évoquant son
enfance musicale : « Wagner n’a pas appartenu aux
astres de mon enfance 59 . » Mais, au-delà de cette
conjoncture strictement individuelle, la question n’en
reste pas moins ouverte au plan musical et philoso-
phique ; car Adorno connaît l’influence considérable
que la musique wagnérienne a exercée sur la moder-
nité viennoise qu’il entreprend d’étudier de façon pri-
vilégiée : Schoenberg, Berg, mais aussi Mahler. Et c’est
à l’incitation de Berg, son maître de composition en

58. Correspondance Adorno/Benjamin 1928-1940, p. 333-335.


59. Ibid., 340-341.

159
1925, qu’il dit s’être décidé à entreprendre d’étudier
la réception de Wagner60.
Adorno est gêné, embarrassé par Wagner, et il appa-
raît qu’avec l’achèvement de son essai, en réalité, il
n’en a pas fini avec celui dont la figure hante ses entre-
prises successives, notamment relatives à Berg et à
Mahler. S’il faut entériner son échec à effectuer ce sau-
vetage que lui rappelait non sans ironie Benjamin à
propos de Wagner lui-même, il est légitime aussi de
mettre l’accent sur le caractère wagnérien de ses pro-
blématiques musicales ultérieures, au point qu’il ne
serait peut-être pas complètement incongru de voir
dans les trois monographies, sur Wagner, sur Berg et
sur Mahler, la configuration d’un tout ou l’équivalent
d’un cycle philosophique dont Wagner serait le foyer
caché, et au travail. Avec Berg, « le maître de la tran-
sition infime », c’est une quasi-évidence. Adorno rap-
pelle dans sa correspondance que c’est à Wagner que
revient la définition de la musique comme « art de la
transition »61. Toutefois, en reprenant l’idée de la tran-
sition à propos de Berg, il n’a aucunement en vue l’éta-
blissement d’une filiation historique. Car c’est en
retournant l’idée wagnérienne de la transition, c’est-
à-dire en lui faisant subir une sorte d’inversion dialec-
tique, qu’il rapproche Berg et Wagner, finalement pour
montrer qu’ils sont aux antipodes l’un de l’autre.
Jean-Louis Leleu, dans sa préface à l’édition française,
souligne à juste titre que la radicalisation de l’art de la
transition, devenue infime chez Berg, conduit Adorno
à opposer quasiment terme à terme les deux compo-
siteurs, selon un rapport qui n’a plus alors pour trait
pertinent l’écriture musicale, mais l’expression de leur
musique. La catégorie du « ton », qui occupe de façon
significative le premier chapitre, est celle qui installe ce
rapport antithétique : l’« auto-effacement »62 de la
musique de Berg, musique de l’« humanisme réel »63,
est à envisager dans sa corrélation avec le geste de la

60. Ibid., p. 344.


61. Ibid., p. 276 : « C’est Wagner au contraire qui a défini la
musique comme l’“art de la transition” et il est indubitable que
ces traits de la méthode bergienne renvoient précisément à lui.
Seul à vrai dire le fractionnement infinitésimal de la transition
est spécifique à Berg. »
62. B, p. 26-27.
63. B, p. 29, p. 27 également.

160
« glorification de soi-même »64 et l’inhumanité qui défi-
nissaient au contraire le drame wagnérien. Le ton de
la musique de Berg, fait de générosité et de tristesse
mêlées, ne ferait donc a posteriori que révéler un peu
plus le geste de violence et de cruauté qui condamnait
aux yeux d’Adorno la musique de Wagner.
L’opposition qui se construit entre la catégorie du
« geste », d’un côté, et celle du « ton », de l’autre,
construit la ligne de continuité entre l’essai sur Wagner
et la monographie sur Berg. Car cette opposition, struc-
turante de la pensée adornienne de l’expression musi-
cale, relève non pas d’un dualisme qui laisserait ses
éléments extérieurs l’un à l’autre, mais d’une approche
dialectique qui implique bien l’idée d’une reprise ou
d’une relève, ce qui était désigné dans l’entretien avec
Benjamin comme appartenant à l’ordre d’un sauvetage.
Adorno définit le ton de l’auto-effacement chez Berg en
relation avec l’aptitude de sa musique à la dissolution,
dans sa tendance à retourner à l’amorphe et au néant,
dans son affinité avec le rien et avec la mort :
« Lorsqu’on se plonge dans la musique de Berg, on a
parfois l’impression que résonne dans sa voix un
mélange de tendresse, de nihilisme et de confiance en
l’éphémère : “Eh bien, voilà : au fond tout est néant !”
Celui qui analyse cette musique, surtout, la voit se désa-
gréger comme si elle ne contenait rien de solide65. »
Adorno, pour définir le ton de la musique de Berg,
reprend des éléments qu’il avait déjà thématisés à
propos de Wagner, ceux précisément en lesquels il
voyait la véritable valeur ou la réussite, la vérité pour-
rait-on dire encore, de l’art de la transition.
Le rapprochement entre Berg et Wagner ne doit pas
être interprété de façon univoque ; il permet un regard
rétroactif sur l’Essai sur Wagner, dans l’attention portée
aux quelques passages où l’on voit Adorno, contre toute
attente, faire l’éloge du musicien, ce qui est le cas au
début du chapitre « Sonorité » :

Nulle part chez Wagner ces traits ne se développent


avec plus de bonheur que lorsque son côté régressif ne
se veut pas trompeusement dynamique ; lorsque le
sujet affronte en quelque sorte musicalement sa propre

64. B, p. 26.
65. B, p. 23 ; p. 24 également.

161
régression, lui résiste et écrit son histoire en la réali-
sant directement dans le matériau. Voilà pourquoi
l’élément wagnérien proprement productif est cet
élément où le sujet renonce à la souveraineté, s’aban-
donne passivement à l’archaïque – à son fond ins-
tinctif –, à ce qui, en vertu de son émancipation, aban-
donne la prétention devenue irréalisable d’organiser le
déroulement temporel comme déroulement signifi-
catif. Cet élément, dans ses deux dimensions, har-
monie et couleur, est la sonorité. C’est elle qui semble
fixer le temps dans l’espace ; comme harmonie, elle
« remplit » l’espace, et c’est pourquoi le nom de cou-
leur est emprunté à la sphère de l’espace visuel. En
même temps, la sonorité pure qui représente juste-
ment ce rapport naturel inarticulé est la visée de la dis-
solution wagnérienne66.

Ce passage, bien qu’un peu long, vaut la peine d’être


cité et appelle quelques commentaires. Il est fort inté-
ressant et significatif de voir à nouveau Adorno arc-
bouter son point de vue évaluatif au critère de la régres-
sion et de l’archaïque et non du progrès. À propos de
Wagner, il manifeste le souci notable de distinguer deux
modalités différentes de la régression. À côté de celle
qui contribue à l’ambivalence de la musique et qu’il
juge, à travers la fantasmagorie, relever d’un rapport
non critique à la modernité, il envisage une régression
d’un autre type, dont les modalités sont celles de la pas-
sivité et d’un rapport au temps qui a renoncé à toute
maîtrise et à toute intention prospective. Or, c’est cet
aspect régressif de la musique, délivré d’une fausse intri-
cation avec le progrès, qui peut et doit être sauvé. Ben-
jamin, toujours dans cette même lettre à Adorno, avait
fait remarquer au philosophe que l’indifférenciation
qu’il envisageait entre le régressif et le progressif, à
propos de Wagner, risquait de mettre en échec son
projet d’un sauvetage, le facteur déterminant y étant jus-
tement l’élément régressif67. Bien que, avec la musique
de Berg, l’analyse de la transition emprunte désormais
une autre voie que pour Wagner, il n’en reste pas moins
que l’esprit du sauvetage, dans son articulation à l’élé-
ment régressif, y est terriblement présent et peut être
même considéré comme ce qui donne à l’approche son

66. EW, p. 80-81.


67. Correspondance Adorno/Benjamin 1928-1940, p. 324-325.

162
fil directeur. Toute l’analyse que fait Adorno de la
musique de Berg est en effet adossée à la question du
régressif. Y participe clairement l’insistance sur le maté-
riau encore tonal qui est celui de Berg. Mais c’est surtout
dans la définition du ton que se lit cette ligne directrice.
Berg sauve dans sa musique l’élément régressif qui fai-
sait aux yeux d’Adorno la véritable nouveauté et
l’incroyable prix de la musique de Wagner. Mais ce n’est
possible en même temps qu’en vertu d’un effort formel
qui éloigne alors absolument les deux compositeurs l’un
de l’autre. Il faut ici souligner le rapport dialectique
entre la forme et l’informe qui conduit toute la réflexion
d’Adorno sur Berg, et insister ainsi sur la reconduction
conséquente d’une pensée de l’autonomie de la forme.
L’aptitude de la musique de Berg à l’informe est appré-
hendée par Adorno de façon médiate, c’est-à-dire
comme le résultat d’une puissance de mise en forme :
« La richesse même de la mise en forme, ces formes de
l’insatiable, visait à l’amorphe [...] tout l’art schoenber-
gien de la construction est devenu chez lui un art d’auto-
conservation de l’anarchie68. » Et : « Ces œuvres ne
paraissent relever d’un modernisme “modéré” que tant
que l’on ne perçoit pas le paradoxe d’une texture qui
acquiert sa densité à mesure même que la main qui la
tisse défait son ouvrage69. » Adorno reprend donc la pro-
blématique de la transition musicale – « sa musique
[celle de Berg] n’est qu’une unique transition »70 – dans
la perspective d’une pensée dialectique de la médiation
qui le conduit effectivement à creuser l’écart entre
Wagner et Berg : c’est ici la question philosophique de
l’autonomie de la forme qui en est l’enjeu. Aussi faut-il
mettre en relation le geste autoritaire de Wagner avec
ce qui est jugé être la fausse totalité de sa musique.
Adorno, à propos de Wagner, n’a de cesse qu’il ne
montre que la forme musicale vire à l’indifférenciation
et que l’art de la transition se retourne en son contraire
dans « un matériau naturel informe »71. Avec Berg, au
contraire, il souligne incessamment que la dissolution
et l’informe, loin d’aboutir à l’indistinct, relèvent d’une
différenciation et d’une articulation formelle poussées
au plus haut point. Cette approche de la forme se pro-

68. B, p. 52-53.
69. B, p. 78.
70. B, p. 55.
71. EW, p. 86 ; p. 161 également.

163
longe dans la question du langage : alors que Wagner
est rejeté du côté des « mythologues de la langue »72, la
musique de Berg, précisément en raison de ce rapport
médiatisé à l’informe et à la dissolution, trouverait une
pleine détermination langagière : « C’est cette richesse
de formes qui lui confère son éloquence, son caractère
de langage intégral. Berg dispose toutefois d’une tech-
nique particulière pour renvoyer au néant – au moyen
de leur propre développement – les figures thématiques
qu’il a formées73. »
La « génialité autodestructrice »74 de Berg n’est,
pour Adorno, ni morbide, ni mortifère, ni ne suc-
combe au nihilisme, au contraire de l’accusation qui
était engagée contre Wagner. On ne peut manquer,
enfin, de relever l’affinité qui est suggérée entre la
musique de Berg et la constellation du rêve et de
l’enfance. La problématique de la régression s’élargit
et débouche finalement sur le mythe et le conte, en
une opposition qui vaut aussi pour situer les deux
monographies relativement l’une à l’autre. Avec Berg,
la puissance du conte est réaffirmée contre le mythe.
Si Adorno ne fait pas un usage direct de la notion de
conte à propos de Berg, il introduit en revanche, de
façon significative, le rêve : Berg, « rêveur éveillé »75 ou
« obscur rêveur »76, rejoint dans sa musique Schumann
et sa Rêverie, celle qui précisément avait fait l’objet,
selon Adorno, d’une analyse des plus remarquables de
la part du compositeur viennois. Ce n’est certainement
pas un hasard s’il décide de situer ses analyses
concrètes des œuvres de Berg sous l’autorité de cette
même analyse par Berg77 de Schumann. La musique
de Berg rejoint ici l’enfance : « Parmi les représentants
de la nouvelle musique, il a été celui qui a le moins
refoulé l’enfance musicale, le Livre d’Or de la
musique. Il se moquait de la sobriété facile qui est due
à un tel refoulement. Il doit son caractère concret et
son ampleur humaine à sa tolérance vis-à-vis du passé
qu’il ne laisse pas transparaître de façon littérale, mais
fait resurgir dans le rêve et dans le souvenir involon-

72. EW, p. 160.


73. B, p. 24.
74. B, p. 55.
75. B, p. 35.
76. B, p. 54.
77. B, p. 71.

164
taire78. » « Il a réussi à ne pas devenir adulte, sans pour
autant être resté infantile79. »
Le lien entre le livre sur Mahler et la préoccupation
wagnérienne est moins explicite, mais non moins pré-
sent et peut-être même plus important. Il y a, tout
d’abord, l’évidente intention d’Adorno d’établir une
continuité entre les monographies sur Berg et Mahler,
par l’introduction convergente de la catégorie du
« ton ». Comme le souligne Jean-Louis Leleu, l’affinité
concerne ici « l’esprit de la musique », fait d’un même
« mélange de tendresse et de pessimisme »80. La ligne
qu’on a vue se dessiner entre Wagner et Berg, entre le
« geste » et le « ton », trouve sa pertinence pour situer
Mahler par rapport à Wagner, dans le vis-à-vis quasi
structural que propose l’organisation des deux
ouvrages : le chapitre II du livre sur Mahler, justement
consacré au « ton », peut être interprété comme la
stricte réplique, mais inversée, du chapitre II de l’Essai
sur Wagner portant sur le « geste ». Mais il faut aussi évo-
quer les modalités d’écriture de la monographie sur
Mahler qui la distinguent nettement, à cet égard, des
deux autres monographies. Alors qu’elles ont été
conçues comme l’addition de chapitres successifs et pos-
siblement autonomes, l’ouvrage sur Mahler possède une
unité d’un autre ordre. C’est véritablement un livre81 en
ce qu’il trouve l’unité de sa mise en forme dans la com-
pénétration des parties qui le constituent ; la visée syn-
thétique du tout n’y est plus dissociable de l’immersion
dans le détail et dans la concrétude de la musique. Pour
justifier une telle forme, on peut certes se référer aux
réflexions d’Adorno sur le statut de la théorie en art, et
notamment sur le privilège que contiendrait la « forme
de l’essai »82 dans sa valeur d’expérience. Mais le sou-
venir de la discussion avec Benjamin, à propos de
Wagner, n’est peut-être pas sans jouer ici. Car le livre
sur Mahler, composé de part en part, répond effective-
ment à cette « forme d’écriture apparentée à la
musique »83 dont Benjamin avait regretté l’absence pour
Wagner et qu’il avait, lors de cette discussion ancienne,

78. B, p. 31.
79. B, p. 69.
80. B, préface, p. 13-14.
81. M, présentation de Jean-Louis Leleu, p. 7.
82. NL, « L’essai comme forme », p. 5-29.
83. Correspondance Adorno/Benjamin 1928-1940, p. 334.

165
appelée de ses vœux. Le livre sur Mahler, délesté de tout
esprit de polémique, parvient, dans la forme d’écriture
qui est la sienne, à la visée expérientielle qui avait
échoué pour Wagner. Enfin et surtout, l’horizon impli-
citement wagnérien de la monographie sur Mahler est
lié à la problématique du « roman » et de l’épique, qu’il
faut aussi relire et comprendre en relation avec
l’ensemble de la réflexion d’Adorno sur le drame.
Celle-ci fait apparaître des motifs qui contribuent tout
autant à relier les deux approches qu’à les opposer. À
cet égard, le thème de la nature et de la réconciliation,
qu’on a vu poindre derrière Beethoven, argue en faveur
d’une affinité qui, bien que non explicitée – au contraire
de la transition avec Berg –, n’en est pas moins réelle.
À la lecture d’Opéra et drame, notamment dans sa
seconde partie portant sur « Le spectacle et l’essence de
la poésie dramatique »84, mais aussi des autres textes
datant de l’époque de la révolution de 1848, il est frap-
pant de constater la convergence qui semble exister
entre la critique qui est faite de l’évolution de la culture
par Wagner et certains aspects de l’approche d’Adorno :
au-delà du motif de la marchandise et de l’industrie qui
risquerait plutôt d’indiquer un écart, c’est celui d’un
oubli de la nature qui s’avère le plus significatif. Bien
que l’analyse des causalités ne soit pas la même – sauf
peut-être dans le thème de l’émergence de la science
moderne analytique et abstraite qui porterait atteinte à
la nature –, il apparaît que l’art, dans les deux cas, a son
rôle à jouer dans la possibilité d’un autre et nouveau
rapport à la nature : que ce soit chez Wagner ou chez
Adorno, la question de l’art est à situer entre une cri-
tique de l’évolution de la culture et l’exigence d’une
nature sauvée ou libérée. Et chez l’un comme chez
l’autre, la problématique de l’humanité de la musique
est finalement moins subordonnée à l’analyse directe de
la division sociale en classes qu’à une possible rédemp-
tion de la nature. Le point de jonction se précise si,
délaissant les considérations générales, on aborde la
question du roman qui, mieux que toute autre forme
d’art, vient cristalliser la situation de l’art dans la moder-
nité. Wagner, en effet, accorde au roman une place de
premier ordre dans l’élaboration de sa conception du
drame. Sans entrer dans le détail de la longue argumen-
tation d’Opéra et drame, on peut retenir qu’il refuse le

84. R. Wagner, Opéra et drame, t. 1, p. 199 et suiv.

166
roman bourgeois des XVIIIe et XIXe siècles, tout en recon-
naissant que le roman, dans son état prosaïque, est le
seul à pouvoir porter la substance de la vie moderne ou
l’élément vital de la modernité ; c’est ainsi qu’il valorise
le rapport qui se noue chez Shakespeare entre le drame
et le roman. Le roman est donc ce qui sépare réellement
l’époque moderne de l’état poético-mythique du monde
grec, et ce qui atteste d’une évolution historique qui
rend inenvisageable un simple retour en arrière :
l’œuvre d’art de l’avenir n’exclut pas le roman, mais doit
plutôt être envisagée comme ce qui permettrait de le
dépasser. Dieter Borchmeyer85 avance même à ce sujet
un rapprochement explicite entre la problématique
wagnérienne du drame et celle de l’épopée qui est déve-
loppée par Lukács dans Théorie du roman : dans l’une
comme dans l’autre, on y trouverait l’exigence commu-
nément formulée, pour l’art, d’une totalité qui pourrait
dépasser la vie mutilée et brisée du roman en direction
d’une vie possiblement réconciliée. La différence
majeure et décisive, toutefois, tient dans la décision
wagnérienne de trouver le modèle de cette vie – et de
l’unité formelle de l’art – dans le mythe, et d’opter en
cela pour le drame, contre le roman et tout sujet de type
historique. Adorno, comme nous le savons, organise lui
aussi toute sa problématique musicale dans le livre sur
Mahler à partir du roman. Le rapport à la nature, ou la
possibilité d’une vie réconciliée, exige pour lui, comme
pour Wagner, une subsomption du roman. Mais là où
semble se jouer la proximité la plus grande entre les
deux approches se profile en réalité un point de rupture
des plus notables. Car, pour Adorno, cette subsomption
en aucun cas ne peut trouver son modèle ou sa solution
dans le mythe. Contre la conception du drame wagné-
rien, il soutient que la totalité musicale, comme la vie
qui pourrait y être construite, exige toujours et encore
le roman ; et c’est pourquoi, se détournant du drame
wagnérien, il choisit et retient la conception de l’épique
qu’avait mise au travail Lukács. Le chapitre « Roman »,
dans le livre sur Mahler, trouve ainsi toute sa portée
esthétique en étant rapporté à la conception du drame

85. Dieter Borchmeyer, Das Theater Richard Wagners, Idee-Dich-


tung-Wirkung, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1982, p. 125 à 151,
« Die “Erlösung” des Romans im musikalischen Drama ». Cette
interprétation est à relativiser : pour Nietzsche, c’est la poésie
lyrique et non le roman qui est à l’origine du drame wagnérien.

167
wagnérien à laquelle il s’oppose, certes implicitement,
mais d’une façon des plus significatives. À ce titre, il est
probable que la tentative de Thomas Mann de dessiner
une vision épique86 de la musique de Wagner en
l’annexant au roman ne devait pas être pour plaire à
Adorno. Au contraire, celui-ci ne cesse de creuser le
fossé existant entre le mythe et le drame, d’un côté, et
sa définition de l’épique et du roman, de l’autre.

86. Thomas Mann, « Versuch über das Theater » (1908),


Wagner und unsere Zeit, Aufsätze Betrachtungen Briefe, éd. par
Erika Mann, avec une préface de Willi Schuh, Francfort-sur-le-
Main, Fischer Verlag, 1983, p. 13-24 ; « Leiden und Grösse
Richard Wagners » (1933), p. 63-121.

168
VI
LE GESTE ÉPIQUE DE LA MUSIQUE DE MAHLER

La traversée qui a été effectuée à partir de la notion


de « geste », de Stravinsky à Wagner, rend particulière-
ment sensible l’aspect du livre sur Mahler qui rejoint
cette orientation profonde et directrice de la pensée
musicale d’Adorno et lui donne, en quelque sorte, son
achèvement. Car si la notion de « geste », dans le livre
sur Mahler, ne fait pas l’objet d’un traitement explicite
ou circonscrit, frontal, elle n’en est pas moins très pré-
sente, justifiant à certains égards toute l’entreprise.
S’affranchissant de considérations préliminaires de type
méthodologique et abstrait, Adorno, dans la première
page, fait du « geste » le point d’Archimède de l’effort
de sa pensée : « Chez lui [Mahler] s’affirme obstiné-
ment, à un niveau strictement musical, un reste dont on
ne peut rendre compte ni en termes de pure technique
ni en termes d’“atmosphères”. Il tient au geste de sa
musique1. » Mais, tandis qu’il rejetait, pour Stravinsky et
pour Wagner, le geste du côté du mythe et de l’espace,
il le qualifie pour Mahler selon des termes qui rejoi-
gnent directement la question du temps et de l’épique
par laquelle nous avons ouvert notre réflexion : « Le
geste mahlérien est celui de l’épopée2. »
La problématique du roman et de la narration
aboutit à une détermination philosophique du geste,
pourvue d’une signification à l’intérieur de la pensée
musicale d’Adorno dans la frontière qu’elle dessine

1. M, p. 14.
2. M, p. 95 (Episch ist Mahlers Gestus).

169
entre le mythe et l’épopée, mais qui s’avère aller au-delà
de cette seule économie interne. Car l’idée d’un « geste
épique »3, introduite à propos de Mahler et de l’aptitude
de la musique à « se raconter », renvoie à l’évidence
aussi à un contexte qu’Adorno connaissait bien et vis-
à-vis duquel il lui était certainement très important de
se situer dans les années cinquante, celui, marxiste, du
théâtre épique de Bertolt Brecht dont s’était rapproché
Walter Benjamin dans la dernière décennie de sa vie.
La conjonction de l’« épique » et du « geste » indique
que le rapport au jeune Lukács, ou même à la concep-
tion développée dans Le narrateur par Benjamin, ne
suffit pas à épuiser les enjeux esthétiques du livre sur
Mahler, dont la portée se mesure aussi à l’aune de la
revendication politique. C’est également au vu de ce
contexte que la détermination temporelle du geste
épique de la musique de Mahler prend son sens, dans
la distance qu’elle instaure à cet égard avec la définition
brechtienne de l’épique.

T HÉÂTRE ÉPIQUE ET MUSIQUE GESTUELLE

Les rapports entre Bertolt Brecht et Theodor


W. Adorno, et plus généralement l’École de Francfort,
n’étaient pas bons. Brecht accumula dans son Journal de
travail moqueries et méchancetés contre les tenants de
la théorie critique. Les oppositions sont de nature esthé-
tique et politique. La conception de la musique
d’Adorno paraît aux yeux de Brecht représentative de
l’art bourgeois qu’il combat. Le pôle de référence que
constituerait la musique de Schoenberg dans l’élabora-
tion de la pensée d’Adorno ne fait que renforcer ce
parti pris : Brecht condamne l’intellectualisme de la
musique de Schoenberg et une tendance formelle à l’art
pour l’art. De son côté, Adorno manifeste des réserves
évidentes vis-à-vis du dramaturge qui se sont en particu-
lier exprimées à l’occasion de la relation avec Walter
Benjamin. Benjamin rencontre Brecht en 1929 et le
côtoie de façon régulière pendant la période de l’exil.
L’influence de Brecht sur ses derniers écrits est notable,

3. M, p. 117 : « Le geste épique (der epische Gestus) de la


musique qui se raconte. »

170
même si la part de cette dette reste encore à évaluer de
façon précise. Adorno, dans sa correspondance avec
Benjamin et notamment à la faveur de la discussion
autour de l’« aura », repère et condamne les « motifs
brechtiens »4 qu’il voit affleurer dans la pensée de son
aîné. Il semble vouloir arracher Benjamin à Brecht,
selon un parti pris qu’on lui reprochera lors de la publi-
cation des écrits de Benjamin dont il était en charge.
En 1967, en Allemagne, une polémique éclate à ce sujet :
on le soupçonne d’occulter l’aspect matérialiste et poli-
tique de la pensée de Benjamin, celui qui le rattache à
Brecht5.
Cela dit, il serait erroné de durcir prématurément
le clivage, car les choses sont en réalité plus complexes
et nuancées, à les considérer en tout cas du côté
d’Adorno. Il faut observer d’abord qu’en dépit de son
opposition à l’art total wagnérien, et loin de se crisper
sur une conception autonome de la musique, il n’est
pas resté indifférent à la manière dont l’opéra épique a
pu envisager une relation inédite entre les arts. Pascal
Huynh relève6 qu’Adorno, dans sa jeunesse, accueille de
façon très favorable les deux opéras issus de la collabo-
ration entre Bertolt Brecht et Kurt Weill, L’Opéra de
quat’sous et Mahagonny, représentés en 1928 et 1930,
auxquels il consacre un texte chaque fois la même année
dans la revue Die Musik. Mais cet intérêt trouve des pro-
longements plus conséquents pendant l’exil en Amé-
rique, dans la co-rédaction du livre Musique de cinéma
avec Hanns Eisler, lui-même proche collaborateur de
Brecht. Hanns Eisler est une personnalité peut-être trop
sous-estimée dans l’évaluation de la constellation musi-

4. Correspondance Adorno/Benjamin, 1928-1940, p. 189 ; voir


aussi p. 186.
5. R. Wiggershaus, L’École de Francfort, Histoire, développement,
signification, p. 625 ; Bruno Tackels évoque aussi ce problème de
l’édition des écrits de Benjamin par Adorno en s’appuyant sur
les travaux de Rosemarie Heise. Il entend prolonger la polémique
dans son livre qui vise une réévaluation de la conception de l’aura
et des rapports entre Adorno, Brecht et Benjamin. Si son
approche ne manque pas de remarques instruites et stimulantes,
elle laisse malgré tout en suspens bon nombre de questions du
côté de la philosophie d’Adorno. Voir Bruno Tackels, L’œuvre
d’art à l’époque de W. Benjamin, Histoire d’aura, Paris, L’Harmattan,
1999.
6. P. Huynh, La musique sous la République de Weimar,
p. 349-351.

171
cale adornienne. Cela peut s’expliquer par le fait d’une
discrétion manifeste de la part d’Adorno, qui désavouait
les engagements politiques du musicien7. Leur relation
témoigne toutefois d’une amitié durable et fondée sur
un respect théorique réciproque. Pascal Huynh note8
également qu’Adorno ne cachait pas son admiration
pour le cycle de huit lieder de Eisler, Zeitungsausschnitte
(« Coupures de journaux »), qui marque un tournant
significatif dans la trajectoire du musicien. C’est en 1925
qu’Eisler, jusqu’alors disciple de Schoenberg, rompt
avec lui et s’engage dans une voie sociale et politique
qui manquait selon lui cruellement à son maître. Eisler
est donc une personnalité intéressante en raison de son
rapport non seulement à Brecht, mais aussi à Schoen-
berg9. Il n’est pas sûr qu’il faille placer inconditionnel-
lement Adorno du côté du grand compositeur viennois
ni même d’une défense exclusive de la grande musique
bourgeoise. C’est un aspect des choses que nous avons
déjà rencontré à propos de la prose et du roman, mais
qui se retrouve sous un autre angle à l’occasion de la
relation avec Eisler : Adorno, à bien des égards, a
marqué ses distances vis-à-vis des choix esthétiques de
Schoenberg. Enfin l’ouvrage Musique de cinéma, qui a
pour principal objectif de dénoncer les rouages de
l’industrie cinématographique, s’appuie en même
temps sur une conception possiblement artistique des
rapports entre musique et cinéma située dans l’horizon
de Brecht. La référence au dramaturge, bien que dis-
crète, n’en est pas moins explicite dans la préface :
« Nous voulons également signaler l’affinité de nombre
de nos réflexions avec celles du poète Bertolt Brecht. Il

7. C’est en tout cas la raison qu’Adorno avance pour expli-


quer qu’il n’a pas voulu cosigner Musique de cinéma, au moment
de sa publication en langue anglaise en 1947. Il faut attendre
l’édition allemande de 1969 pour que le livre soit effectivement
publié sous le nom de ses deux auteurs.
8. Pascal Huynh, La musique sous la République de Weimar,
p. 291-292.
9. Hanns Eisler raconte qu’en 1942, à Hollywood, il se vit en
charge de la délicate mission de présenter Brecht à Schoenberg.
En dépit de ses inquiétudes les plus grandes, la rencontre ne se
serait finalement pas trop mal passée : ils auraient eu en commun
des « expériences avec des ânes », Hanns Eisler, Musique et société,
essais choisis et présentés par Albrecht Betz, traduit de l’allemand
et de l’anglais par Diane Meur, Paris, Maison des Sciences de
l’Homme, 1998, p. 192.

172
est le premier à avoir formulé des thèses sur le caractère
gestuel de la musique qui – nées de l’expérience théâ-
trale – se sont révélées aussi des plus fécondes appli-
quées au cinéma10. » La notion de Gestus, issue du
théâtre épique brechtien, trouve une application pour
définir les modalités d’une relation productive entre le
cinéma et la musique : celle-ci, au lieu d’illustrer de
façon redondante l’image, trouverait une fonction cri-
tique dans une relative autonomie par rapport à l’action,
et, avant tout, comme « technique d’interruption »11.
Adorno et Eisler reprennent à leur compte la concep-
tion brechtienne d’une « séparation des éléments »12
– musique et action – au cinéma.
Adorno n’ignorait donc pas la conception du Gestus
issue du théâtre épique brechtien, et dont Brecht avait
lui-même esquissé une théorie pour la musique. Celle-ci
est d’autant plus intéressante qu’elle marque nettement
l’effort du dramaturge de ne pas céder à une esthétique
du contenu ou du message et le souci d’élaborer la
dimension politique de l’art à partir d’une détermina-
tion qui est celle de l’expérience. Carl Dahlhaus13 sug-
gère que le Gestus brechtien constitue une voie intéres-
sante de l’esthétique marxiste pour aborder le caractère
politique de la musique en évitant la thèse causale de
type économiste : dans le Gestus, c’est la manière et les
circonstances de l’exécution de la pièce qui deviennent
le critère principal. La notion de « Gestus » est un des
piliers de l’édifice théorique brechtien à côté de la
« fable » et de la « distanciation » ; elle a une place
d’élection dans Petit organon pour le théâtre. Le Gestus a
un emploi multiforme chez Brecht, on le trouve aussi
bien pour caractériser le mouvement d’un acteur, une
action théâtrale ou l’ensemble de la pièce. Le point
commun à tous ces usages est de pouvoir désigner « une

10. MC, p. 8.
11. MC, p. 20.
12. Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, édition établie sous la
direction de Jean-Marie Valentin, avec la collaboration de Ber-
nard Banoun, Jean-Louis Besson, André Combes, Jeanne Lorang,
Francine Maier-Schaeffer et Marielle Silhouette, Paris, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, en collaboration avec L’Arche, 2000, p. 720.
13. Carl Dahlhaus, « Critères politiques et esthétiques de la
critique compositionnelle », in Essais sur la nouvelle musique, tra-
duit par Hans Hildenbrand, Genève, Contrechamps, 2004,
p. 209-211.

173
attitude globale »14 dont la portée doit être « sociale »15.
Comme le précise Patrice Pavis16, il faut comprendre le
Gestus à partir du phénomène de « fissuration » de la
représentation théâtrale qui est aussi le principe de la
distanciation : ni geste individuel prétendument libre,
ni geste conventionnel socialement codé, le Gestus tra-
vaille à mettre au jour et à exacerber les contradictions
du lien social humain. L’action, ou la fable (l’histoire),
se voit donc reliée aux caractères d’une tout autre façon
que dans la conception aristotélicienne de la tragédie.
Alors que, chez Aristote, la cohérence de l’action devait
s’imposer au détriment des caractères, chez Brecht, la
fable se morcelle sous le coup de la succession17 des
Gestus qui, dans leur dimension contradictoire, ont
désormais un rôle constitutif dans la logique de l’action.
Il convient ainsi de penser ensemble le Gestus et la rup-
ture de l’illusion dramatique qui provient du morcelle-
ment ou de la discontinuité de la représentation théâ-
trale épique.

14. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 711.


15. Ibid., p. 712 : « Le gestus social est le gestus caractéristique
de la société, il permet de porter un jugement sur la situation
sociale » ; p. 704 : « Le théâtre épique s’intéresse avant tout au
comportement des hommes les uns envers les autres, là où ce com-
portement présente une signification historico-sociale (là où il est typique).
Il fait ressortir des scènes dans lesquelles des hommes agissent de
manière telle que le spectateur voit apparaître les lois qui régis-
sent leur vie sociale. En même temps, le théâtre épique doit
définir les processus sociaux dans une perspective pratique, c’est-
à-dire fournir des définitions qui donnent les moyens d’intervenir
sur ces processus. Son intérêt est donc éminemment axé sur la
pratique. Le comportement humain est montré comme suscep-
tible d’être transformé et l’homme comme dépendant d’une cer-
taine situation politico-économique dont il est capable d’assurer
la transformation. »
16. Patrice Pavis, « Mise au point sur le Gestus », Voix et images
de la scène, Essais de sémiologie théâtrale, chap. VI, p. 83-92.
17. Ibid., p. 87 : « Cette intégration des Gestus particuliers
dans la fable en explique le caractère morcelé et discontinu : tout
comme l’“acteur doit pouvoir espacer ses gestes comme un typo-
graphe espace les mots”, le fabulateur espace les épisodes nar-
ratifs. Le développement de l’histoire se fait par bonds et non
par un “glissement des scènes les unes à la suite des autres”. Au
geste “saccadé” (qui laisse toujours entrevoir beaucoup plus qu’il
ne montre) correspond donc le morcellement de la fable. Cette
saccade et ce morcellement ne font d’ailleurs que reproduire ico-
niquement, “musicalement”, les contradictions des processus
sociaux. »

174
Les réflexions de Brecht sur le Gestus en musique
convergent avec la conception développée pour le
théâtre et se précisent en particulier à propos de l’usage
de la musique dans l’opéra épique. Rédigés pour la plu-
part entre 1930 et 1943, les écrits sur la musique font
suite aux premières collaborations riches de succès avec
Kurt Weill, L’Opéra de quat’sous et Mahagonny. Brecht
n’envisage la musique que d’un point de vue utilitaire
et fonctionnel, et ne l’aborde que dans le contexte de
ses préoccupations sur le théâtre. Il repousse la musique
pure et s’en prend notamment à l’avant-garde musicale
qu’il juge trop élitiste, à Schoenberg18 au premier chef.
Ses goûts en matière de musique savante sont en réalité
très exclusifs : il n’aurait jamais démenti son attache-
ment à Bach, Haydn et Mozart. Mais ses attaques vont
surtout en direction du romantisme musical wagnérien
et du postromantisme, lesquels mettraient en jeu une
logique émotionnelle qu’il dénonce. Bernard Banoun,
dans sa précieuse notice, souligne ainsi que Brecht
entend appliquer à la musique la conception de l’art
qu’il développe pour le théâtre épique : « Au refus de
la poésie expressive et d’un théâtre mimant les émotions
répond l’hostilité à une musique exprimant avec lyrisme
les sentiments d’un individu, une musique portant
l’indication espressivo – héritage d’une tradition qui
culmina au XIXe siècle – et se donnant pour but d’émou-
voir l’auditeur19. » Brecht fait du contraste et des failles
entre la musique et l’action, le principe d’une bonne
musique, selon la conception des songs qui constituent
la matière musicale de l’opéra épique. Ceux-ci relèvent
du Gestus dans la mesure où ils contribuent à rompre
toute continuité de type illustratif et naturel entre
l’action et la musique, et participent ainsi au morcelle-
ment de la fable. Alors que dans les « numéros » tradi-
tionnels, le chant s’intégrait à l’action, soit parce qu’il
était explicitement lié à l’intrigue, soit parce qu’il mar-
quait le moment d’un épanchement lyrique, Brecht
insiste au contraire sur « le strict isolement des
numéros »20. Bernard Banoun précise de cette façon les
modalités des rapports entre musique et action : « Song

18. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 716.


19. Bernard Banoun, notice « Sur la musique », in B. Brecht,
Écrits sur le théâtre, p. 1297-1304, p. 1299.
20. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 702 : « C’est avec la repré-
sentation de L’Opéra de quat’sous, en 1928, que le théâtre épique

175
et action dramatique ne se succèdent pas simplement,
ils se complètent, au sens où ils se commentent récipro-
quement ; le song, comme les panneaux exhibés entre
les scènes, est un élément narratif et réflexif. Il a dès
lors pour fonction d’offrir un autre point de vue sur
l’action, de faire saillir un autre comportement ; il est
une manière pour l’interprète de prendre ses distances
vis-à-vis de son rôle et d’étoffer son personnage en
termes de complexité. Il met en évidence une réflexion
ou un point de vue plus général sur l’intrigue [...] À
chaque fois, la réflexion, brisant la marche de l’intrigue,
pousse le spectateur à adopter à son tour une attitude
active21. » Les songs condensent donc l’essentiel du geste
épique non seulement parce que leur style de base,
simple, devait s’appuyer sur la « ballade », ainsi que le
stipulait Kurt Weill22, mais encore parce qu’ils trouvent
une fonction essentielle dans la mise en œuvre du
théâtre épique : ils contribuent à déstabiliser et à ruiner
les formes d’identification sur lesquelles repose la
contemplation esthétique et participent, à cet égard, de
façon décisive à la maîtrise de l’effet esthétique que
Brecht recherchait à travers son art. Nicolas Tertulian23
a précisé ce point central de l’esthétique de Brecht en
soulignant que l’opposition du dramaturge au modèle
aristotélicien du théâtre entraînait moins un refus
de la catharsis, en tant que telle, que de l’Einfühlung.
S’appuyant sur l’Esthétique ultérieure de Lukács, il sou-
ligne que la catharsis chez Aristote est encore fondée
sur une distanciation du vécu, ce qui n’est pas le cas de

fit sa démonstration la plus éclatante. On put voir là une première


utilisation de la musique de scène dans des perspectives
modernes. L’innovation la plus frappante était le strict isolement
des numéros. Une disposition toute simple attirait d’emblée
l’attention sur cette nouveauté : le petit orchestre était installé
sur la scène, visible de tout le public. L’exécution des songs
était régulièrement précédée d’un changement d’éclairage,
l’orchestre était illuminé et sur l’écran du fond de la scène appa-
raissait le titre de chaque numéro, par exemple : “Chant de la
vanité de l’effort humain” [...] ; et les comédiens, pour chanter,
changeaient de positions. »
21. Bernard Banoun, notice « Sur la musique », Bertolt
Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 130.
22. Cité par Pascal Huynh, La musique sous la République de
Weimar, p. 331.
23. Nicolas Tertulian, « Distanciation ou catharsis », Europe,
Revue littéraire mensuelle, « Bertolt Brecht », no 856-857, août-sep-
tembre 2000, p. 63-79.

176
l’Einfühlung, notamment dans la reprise qu’en fait Wil-
helm Worringer dans son ouvrage Abstraction et Einfüh-
lung24. Brecht condamne avant tout un vécu esthétique
lié aux modalités d’une empathie qui n’admet aucun
élément de transfiguration et, pour cela, aucun contenu
moral et a fortiori politique. Or c’est précisément cet
aspect de la réflexion esthétique du dramaturge qui res-
surgit le plus vivement dans son rapport à la musique et
motive en particulier son farouche rejet du romantisme,
assimilé à cette esthétique de l’Einfühlung. Encore plus
qu’à travers le théâtre, il condamne, quand il se tourne
vers la musique, les effets culinaires et narcotiques d’un
art qui subjugue, qui envoûte dans une séduction
aveugle25, et il prône une musique dont les effets émo-
tionnels pourraient être maîtrisés : « Si les compositeurs
fournissaient une musique dont les effets sur le specta-
teur fussent définissables avec un minimum de certi-
tude, le théâtre y gagnerait26. »
L’intérêt porté à la manière dont Brecht probléma-
tise l’idée d’une musique gestuelle à partir du théâtre

24. Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung, Contribution


à la psychologie du style, traduit par Emmanuel Martineau, présen-
tation par Dora Vallier, Paris, Klincksieck, 1986.
25. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 709 : « Aujourd’hui
encore, la musique “progressiste” continue d’être écrite pour la
salle de concert. Un simple coup d’œil sur le public des concerts
suffit à faire comprendre combien il est impossible d’employer à
des fins politiques et philosophiques une musique produisant de
tels effets : ce ne sont que rangées entières d’hommes et de
femmes plongés dans une curieuse ivresse, d’êtres complètement
passifs, perdus dans une contemplation intérieure et, de toute
évidence, gravement intoxiqués. Leurs regards fixes et hagards
montrent l’impuissance et la docilité dont ces êtres font preuve
face à des sentiments qu’ils ne contrôlent pas [...]. Cette musique
n’a plus que des ambitions culinaires. Elle entraîne le spectateur
à s’abandonner à un acte de jouissance amollissant parce que
stérile. Aucun raffinement ne pourra me convaincre que cette
musique a une fonction sociale différente de celle des comédies
burlesques de Broadway » ; cf. Petit organon pour le théâtre, ibid.,
p. 363 : « Ils sont sous le charme, expression datant du Moyen
Âge, de l’époque des sorcières et de la prêtraille. Regarder et
écouter sont des activités, et parfois plaisantes, mais ces gens-là
semblent avoir été déchargés de toute forme d’activité, on dispose
d’eux. L’état de ravissement qui paraît les livrer à des sentiments
vagues mais puissants est d’autant plus profond que les comédiens
travaillent mieux et, comme cet état ne nous plaît pas, nous sou-
haiterions que les comédiens soient aussi mauvais que possible. »
26. Ibid., p. 710 ; voir aussi p. 722.

177
épique fait apparaître des points de convergence inté-
ressants avec Adorno et contribue même à une mise en
relief spécifique de certains aspects du livre sur Mahler.
C’est, en premier lieu, le thème de la musique populaire
qui, dans cette perspective, se charge d’une signification
particulière. Car Adorno ne se contente pas, avec
Mahler, de théoriser la forme symphonique, il réhabilite
aussi la musique populaire qu’il envisage comme un
moyen de déstabiliser la perfection formelle de la
grande musique et de remettre en cause l’ordre
bourgeois de l’art : « La musique inférieure fait irrup-
tion dans la musique supérieure avec une violence jaco-
bine [...] il [Mahler] fait entrer la musique populaire
telle quelle, comme un levain, dans la musique noble27. »
Adorno prend soin d’écarter ce qu’il nomme la musique
populaire du simple folklore, et présente les fanfares et
les orchestres de kiosque comme un élément subversif
et doté d’une force vivante. Mais la considération des
Lieder mahlériens, dans leur rapport à la ballade, prend
également un relief particulier dans la confrontation
avec Brecht. Car la ballade, dont nous avons vu l’impor-
tance au chapitre III pour définir l’élément narratif de
la musique mahlérienne, est le genre musical par excel-
lence qui a été promu par Brecht et ses collaborateurs.
La ballade, à travers les songs, définit un sens de la
musique populaire par rapport auquel on ne peut
s’empêcher de situer la valeur qu’elle prend chez
Adorno. Enfin, et de façon plus générale, nous trouvons
chez l’un et l’autre ce même refus de l’ivresse et d’une
musique hypnotique qui serait exemplifiée par Wagner ;
les termes de Brecht28 sont ici quasiment les mêmes que
ceux d’Adorno.
En même temps, il est clair qu’Adorno déplace de
façon la plus significative les thèmes brechtiens et qu’il
élabore avec Mahler un sens du « geste épique » qui ne
partage plus les options esthétiques du dramaturge. Plu-

27. M, p. 59-60.
28. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 723 : « La passivité à
laquelle on a amené notre public de concert se manifeste dans
la glorification du chef d’orchestre. Ici, le public peut consommer
jusqu’à la manière dont on produit la musique. L’acte de pro-
duction devient objet de consommation. Mais il y a plus : ce magi-
cien, le chef d’orchestre, joue les effets qu’il entend provoquer,
il se montre lui-même choqué, enthousiasmé, sentimental, sen-
sible, plein d’espoir, gai, pris de doutes, purifié, etc. »

178
sieurs arguments vont directement en ce sens. En choi-
sissant Mahler, Adorno, tout d’abord, reste sur le terrain
de la musique symphonique à laquelle Brecht avait
renoncé et privilégie le thème de la scission entre la
musique populaire et la grande musique. La force sub-
versive qui est reconnue à Mahler est de ne pas sacrifier
l’une au détriment de l’autre, ce qui est un aspect de la
« blessure »29 de sa musique. La dimension vivante de la
musique populaire requiert donc, pour Mahler, un rap-
port essentiel à la forme symphonique, ce qui est le cas
en particulier pour la ballade, soustraite à son statut de
chanson. Par ailleurs, Adorno ne rejette pas, contraire-
ment à Brecht, les catégories du « ton » et du « carac-
tère », lesquelles rejoignent sa conception du « geste ».
Carl Dahlhaus, toujours, signale que la notion de Gestus
doit être envisagée dans une étroite proximité avec ces
deux autres catégories, ajoutant que Brecht retient celle
de Gestus dans l’intention polémique d’affirmer son
refus de tout élément expressif. Comme nous l’avons
déjà suggéré à propos de Berg, la réhabilitation de la
catégorie du ton est, en revanche, des plus significatives
pour Adorno, dans le souci qui est justement le sien de
ne pas renoncer à toute détermination expressive pour
la musique. Enfin et surtout, c’est le sens de l’épique,
avec le statut de l’expérience esthétique qui lui est lié,
qui sépare Adorno de Brecht. Ce point est rendu sen-
sible par le traitement que le philosophe fait de la bal-
lade qui est arrachée à la spatialité de la mise en scène
et trouve sa valeur d’une aptitude à construire le temps.
Mais c’est de façon plus générale qu’Adorno semble
s’éloigner définitivement de Brecht, et du morcellement
que ce dernier recherchait afin d’obtenir un effet émo-
tionnel clarifié30. Opposer la totalité musicale ador-
nienne à la discontinuité du théâtre épique ne suffit
plus ici pour rendre compte des enjeux qui entourent
l’élément narratif : c’est par rapport au statut de l’expé-
rience esthétique que doit être mesuré l’écart entre les

29. M, p. 53 : « L’un des sens majeurs de la blessure mahlé-


rienne est précisément d’exprimer l’impossibilité de toute récon-
ciliation entre ce qui s’est mis un jour à diverger. »
30. B. Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 708 : « On prétend sou-
vent, mais à tort, que cette technique, le jeu épique, renonce
purement et simplement aux effets émotionnels. En fait, les
émotions qu’il éveille ne sont que clarifiées, elles n’ont rien d’une
ivresse, on évite qu’elles ne prennent leur source dans le subcons-
cient. »

179
deux esthétiques. Car si Adorno rejoint Brecht dans le
refus de l’Einfühlung31, dont la tendance était effective-
ment une exaltation du sentiment vital et la jouissance
ambiguë d’une absorption du moi dans les choses, sa
conception de l’expérience esthétique n’est plus du tout
celle de la distanciation du vécu que Brecht revendi-
quait pour le théâtre épique. Comme on l’a vu à propos
de l’antithèse entre Stravinsky et Mahler, Adorno
n’exclut pas tout rapport préindividuel pour penser
l’expérience musicale et il n’oppose pas, à la différence
de Brecht, une fin de non-recevoir à tout rapport mimé-
tique ; c’est au contraire là ce qui organise au plus pro-
fond sa conception de l’expérience musicale et justifie
les considérations sur l’espace et le temps. La relation
distanciée – selon une conception médiatisée de la
mimèsis – qui appartient pour Adorno à l’expérience
musicale est donc d’une autre nature que la distancia-
tion du vécu que défendait Brecht : elle n’évince pas la
mimèsis mais se construit à partir d’elle. On pourrait à
ce propos soulever la question de la spécificité de l’expé-
rience musicale, dont Brecht ne tient absolument pas
compte dans son approche de la musique gestuelle, et
se demander si l’écoute musicale est susceptible de subir
cette mise en ordre ou cette maîtrise des émotions dont
le dramaturge faisait la solution pour le théâtre. La rela-
tion houleuse qu’il a connue avec son collaborateur
musicien le plus proche, Kurt Weill, suggère une telle
question. Brecht reprochait à Weill une musique trop
culinaire ; le compositeur, de son côté, écrivit en 1929
un texte sur la musique gestuelle32 redonnant au rythme
et à la musique la place de premier ordre qui manquait,
selon lui, chez le dramaturge. Mais l’insatisfaction sou-
levée par une conception de la musique forgée sur le
terrain du théâtre ne suffit pas à rendre compte de la
détermination adornienne du geste épique. Il faut, à
nouveau, revenir sur la mimèsis, et poursuivre la question
de son rapport à l’élément narratif.

31. Cf. Victor Basch, « Les grands courants de l’esthétique


allemande contemporaine », La philosophie allemande au XIXe siècle,
Paris, Alcan, 1912, ou encore W. Worringer, Abstraction et Einfüh-
lung, Contribution à la psychologie du style.
32. P. Huynh, La musique sous la République de Weimar,
p. 332-335.

180
L’ ÉLÉMENT MIMÉTIQUE, LE NIAIS :
B ENJAMIN ET A DORNO

La distance que prend Adorno vis-à-vis de la concep-


tion brechtienne de l’épique conduit à soulever la ques-
tion du rapport à Benjamin, lequel s’était réapproprié
certains aspects du théâtre épique notamment dans sa
critique de l’aura. La dénonciation qui est faite, dans
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, de la
contemplation esthétique comme rêverie et aspiration
au lointain, au bénéfice d’une perception esthétique
marquée par l’interruption et le réveil, provient en
grande partie du théâtre épique – auquel Benjamin avait
consacré un texte. Adorno s’éloigne nettement de la
constellation marxiste qui définit l’épique chez Brecht et
le dernier Benjamin pour s’appuyer principalement sur
le sens qui appartient, chez ce dernier, à la probléma-
tique de l’art de narrer. C’est donc en privilégiant le
versant non brechtien de la pensée de son aîné défunt
qu’il marque, dans le livre sur Mahler, la rupture avec
Brecht. Cette orientation de la pensée musicale tardive
d’Adorno suggère que l’accentuation ne porte plus ici
sur la portée sociale du geste épique, mais qu’elle se
déplace vers un autre aspect présent dans la conception
benjaminienne de la narration, et qu’il faut certaine-
ment chercher à proximité du mythe et du conte. Le
conte, disait Benjamin, est le « premier conseiller de
l’enfance »33. Il n’est pas indifférent de remarquer
qu’Adorno retient surtout de la narration ce qui, en pro-
venance d’Ernst Bloch, la reliait de façon privilégiée à
l’enfance. Or l’enfance est aussi l’époque par excellence
d’une relation mimétique au monde. C’est, pensons-
nous, en reprenant la problématique de la narration
sous l’angle de l’enfance que l’on peut interroger à nou-
veau le statut de la mimèsis chez Adorno et par là même,
aussi, la relation de ce dernier avec Benjamin. Le préjugé
voudrait qu’on oppose sur ce point Benjamin et Adorno,
voyant chez le premier une aptitude et un souci à
accueillir l’enfance qui feraient complètement défaut au
second. Pourtant, si l’on suit le fil de l’épique et la consi-
dération du temps et du souvenir qui lui est liée, on
s’aperçoit que l’on doit réviser un tel jugement et
accorder beaucoup plus à Adorno en ce domaine.

33. W. Benjamin, Œuvres III, p. 141.

181
Le thème de l’enfance est évidemment très présent
dans Enfance berlinoise, ensemble de souvenirs rédigés à
l’époque où Benjamin réfléchit aussi à la relation mimé-
tique en son rapport au langage. Dans les quelques
pages34 où il s’efforce d’articuler le langage à la relation
mimétique, jugée appartenir à l’ensemble du vivant,
Benjamin insiste sur le statut de « réponse »35 que prend
la mimèsis chez l’homme. S’il propose une conception
langagière de la relation mimétique, c’est dans la
mesure où il la définit non comme une imitation qui
rendrait « semblable à », mais comme une « réponse »,
laquelle suppose que l’ordre de l’environnement et,
plus généralement, de la nature puisse être parlant pour
l’homme, autrement dit qu’il y ait un langage des choses
– selon un thème qui se trouvait déjà dans ses tout
premiers textes sur le langage. Benjamin évoque l’acti-
vité du jeu, qui semble être le modèle de la relation
mimétique ainsi comprise, laquelle « ne se limite nulle-
ment à ce qu’un homme peut imiter d’un autre » :
« L’enfant ne joue pas seulement au marchand ou au
maître d’école, mais aussi au moulin à vent et au
train36. » Pour l’enfant, le véritable sens de l’expérience
langagière se situerait donc dans une relation mimé-
tique ordonnée à un monde de choses animées et
vivantes ; jouer serait une activité relationnelle ou dia-
logique, impliquant que les choses sont animées,
qu’elles parlent à l’être humain, et que celui-ci peut leur
répondre.
À considérer les souvenirs que Benjamin raconte
sur sa propre enfance, il apparaît pourtant que la rela-
tion mimétique subit un traitement sensiblement dif-
férent : la réponse se fait beaucoup moins certaine et
vacille dans le risque mortifère d’une absorption dans
les choses. Dans ses souvenirs d’enfance, Benjamin
relie la relation mimétique à une inquiétude fon-
damentale. Le regard terrifiant et perçant du Petit

34. Walter Benjamin, « Théorie de la ressemblance », traduit


par Michel Vallois, Revue d’esthétique, no hors série, « Walter Ben-
jamin », 1990, p. 61-65 ; « Sur le pouvoir d’imitation », Œuvres II,
p. 359-363.
35. Ibid., p. 62 : « Mais ces correspondances naturelles ne
prennent une signification décisive que si on considère qu’elles
sont toutes, fondamentalement, des stimulants et des éveilleurs
de la faculté mimétique qui leur répond chez l’homme. »
36. Ibid.

182
Bossu37 qui capture l’enfant dans ses rêves est l’image
du caractère dangereux, voire destructeur, de la rela-
tion mimétique. Lorsque le Petit Bossu surgit, il est
chaque fois entouré de débris et de dégâts, comme s’il
était sur un champ de bataille, et il faudra attendre
que son image ait perdu toute force dans la vie enfan-
tine pour pouvoir, à travers la narration et le souvenir,
être reconnu comme un être en vérité attentionné, fra-
gile, ayant besoin de secours dans sa prière. Mais c’est
plus encore dans « La chasse aux papillons » que
l’ambivalence attachée à la relation mimétique sur-
vient chez Benjamin. Le récit est celui de la chasse aux
papillons à laquelle il aimait s’adonner enfant dans
les environs de Berlin, assouvissant de façon précoce
son instinct de collectionneur. La relation mimétique
trouve ici ses contours dans la sympathie avec le
monde animal, auquel l’enfant chasseur s’identifie au
point de disparaître en lui : « La vieille loi de la
vénerie commençait à régner entre nous : plus je me
conformais de toutes fibres à l’animal, plus je devenais
moi-même lépidoptère, et plus les faits et gestes de ce
papillon prenaient la couleur de la décision humaine,
et, finalement, c’était comme si sa prise était le prix
que je devais payer pour pouvoir recouvrer ma nature
humaine38. » Comme le souligne Jean Lacoste dans son
excellent commentaire, il faut d’abord être attentif à
la dualité des moments qui marque la scène de la
chasse : l’ivresse et l’exaltation vécues dans l’affinité
avec le monde animal sont immédiatement suivies,
dans le récit de Benjamin, par le sentiment d’une
désolation liée à la mort et à la destruction. En lieu
et place de l’ivresse, il ne reste comme témoin de la
chasse que les dégâts du pillage exercé dans le champ
et dans la nature, et les froids instruments de torture
qui ont permis le désastre. Source de la plus grande
promesse, la relation mimétique met l’enfant en péril :
pour s’arracher à la menace, il faut tuer et se
confronter à l’ultime vacillement de l’insecte. L’affi-
nité avec le vivant est, chez Benjamin, traversée par la
mort qui est moins celle de l’animal que celle qu’il
faut donner pour recouvrer une vie humaine.

37. Walter Benjamin, « Le Petit Bossu », Sens unique précédé


de Une enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit par
Jean Lacoste, nlle éd. revue, Paris, Nadeau, 1988, p. 132-135.
38. Walter Benjamin, « La chasse aux papillons », ibid., p. 42.

183
Mais Jean Lacoste ajoute subtilement que le récit de
Benjamin ne s’arrête pas là et qu’il comporte un troi-
sième moment, en discontinuité avec les deux pré-
cédents. C’est celui du présent de l’adulte qui se sou-
vient et raconte, dans l’instauration d’une spatialité et
d’une temporalité désormais en rupture avec l’événe-
ment de la chasse. Le mont de la Brasserie (Brauhaus-
berg), qui était le territoire de l’enfant chasseur, perd ses
contours physiques et sociologiques, et redevient le mot
de l’enfance, celui qui suscite chez l’écrivain adulte la
vision finale « des remparts de Jérusalem » peints sur de
« luisants émaux de Limoges » qui « se détachent sur un
fond bleu foncé »39. Jean Lacoste, toujours, insiste sur le
fait que le moment décisif du récit est cette césure qui
sépare l’autrefois ou le jadis de l’actualité du présent de
la remémoration. La barbarie et le désespoir de la chasse
se transmuent dans l’espoir et la consolation d’une Jéru-
salem céleste, selon une conception du souvenir que
l’on peut qualifier de « messianique »40. La remémora-
tion (Eingedenken), chez Benjamin et à la différence de
Proust, définit une temporalité marquée par la discon-
tinuité et la transcendance, en conformité avec la
conception de l’histoire formulée plus tardivement dans
« Sur le concept d’histoire ». Une telle conception, mar-
quée par la théologie juive41, suppose, comme l’expose
aussi Pierre Bouretz42, une vision discontinuiste du
temps historique : l’horizon de la Rédemption est ce qui
interrompt le cours de l’histoire, dans la promesse d’un
sauvetage (Rettung) des victimes et des vaincus d’une his-
toire conçue comme « catastrophe ». Le temps de la
remémoration, illustré par l’Ange de l’Histoire43 tour-

39. Ibid., p. 43.


40. Jean Lacoste, « L’enfance de l’art », Walter Benjamin, cri-
tique philosophique de l’art, coordonné par Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2005, p. 41.
41. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »,
Œuvres III, p. 428-429, thèse II : « Le passé est marqué d’un indice
secret, qui le renvoie à la rédemption [...]. À nous, comme à
chaque génération précédente, fut accordée une faible force mes-
sianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette
prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien maté-
rialiste en a conscience. »
42. Pierre Bouretz, Témoins du futur, Philosophie et messianisme,
Paris, Gallimard, 2003, p. 285-299.
43. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III,
p. 434, thèse IX.

184
nant son regard en arrière vers les vestiges et les ruines,
est pour Benjamin celui de l’« à-présent » : « L’histoire
est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le
temps homogène et vide, mais le temps saturé d’“à-pré-
sent”44. »
Cette perspective messianique sur le temps, prégnante
chez Benjamin, n’est pas absente du livre sur Mahler et
indique à nouveau un écart substantiel par rapport à
Brecht ; le matérialisme dialectique de Benjamin était lui-
même tiraillé par des motifs théologiques qui risquaient
de l’éloigner du dramaturge pour le rapprocher de
Gershom Scholem. Le temps musical mahlérien n’est pas
sans une quelconque affinité avec l’« à-présent » du temps
historique benjaminien : Adorno compare le matériau
musical aux « victimes du progrès »45, et il introduit des
termes comme « résurrection » et « rédemption »46 pour
désigner le mouvement de transfiguration, voire de sau-
vetage, du matériau dans la composition. Avec la caté-
gorie de la « percée », introduite de façon initiale, le
temps mahlérien accorde à la « rupture » ou à l’inter-
ruption d’être la loi formelle de la musique : « Ce qui
est autre, apprends-le aussi à présent47 ! » À cela s’ajoute
la distinction déjà rencontrée entre un « temps homo-
gène et vide » et un « temps rempli » qui, manifeste-
ment, provient de l’horizon benjaminien. Tous ces
éléments, dans lesquels affleurent des motifs de type
messianique, posent la question de savoir quel poids il
faut leur accorder dans la pensée musicale d’Adorno et
ce que celle-ci doit non seulement à Benjamin, mais
aussi à Ernst Bloch. Pierre Bouretz48 souligne que la
proximité de Bloch et de Benjamin ne tenait pas à la
seule catégorie du « sauvetage », extrêmement présente

44. Ibid., p. 439 ; voir aussi p. 443 : « L’historien qui part de


là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet.
Il saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle
époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme
“à-présent”, dans lequel se sont fichés des éclats du temps mes-
sianique. »
45. M, p. 34 ; p. 57, Adorno parle des « décombres du lan-
gage collectif périmé ou inaccessible » ; p. 60 « Mahler voudrait
trouver dans la matière musicale avilie et humiliée le bonheur
interdit. Il prend pitié de ce qui est perdu, pour éviter qu’on ne
l’oublie. »
46. M, p. 22.
47. M, p. 30.
48. P. Bouretz, Témoins du futur, p. 572-574 ; p. 592-600.

185
dans Héritage de ce temps, mais justement à cette perspec-
tive messianique qui organise en particulier toute la
pensée de Bloch sur la musique, ici conçue comme
« métaphysique du pressentiment et de l’utopie »49.
La part utopique et messianique qui affleure dans le
livre sur Mahler, marque d’une influence théologique
venant de Benjamin et plus lointainement de Bloch, ne
saurait toutefois être considérée comme le fil directeur
et organisateur de la pensée musicale d’Adorno. Ce der-
nier se sépare d’une vision messianique du temps par la
place et le statut qu’il accorde à l’enfance dans sa phi-
losophie de la musique, et par la manière dont il envi-
sage le rapport au passé dans sa conception de la nar-
ration. À la différence de Bloch qui, certes, s’intéressait
au conte et à l’enfance, mais pour les exclure de sa phi-
losophie de la musique, Adorno oriente la sienne vers
le monde régressif de l’enfance. La part d’utopie qu’il
confère à la musique – souvenons-nous du Nöck – n’est
plus subordonnée au sérieux d’une humanité rédimée,
mais s’arc-boute à la figure enfantine, chez lui heureuse.
Le traitement de l’enfance tranche aussi à cet égard
avec Benjamin : alors que le Petit Bossu faisait planer
de son ombre destructrice une menace inquiétante
sur l’enfance, le Nöck transfigure par ses vibrations
musicales la nature tout entière. La relation mimétique
avec la nature n’est pas vécue comme dangereuse ou
destructrice chez Adorno, elle est recherchée et, à
certains égards, considérée comme l’acmé de la
musique. Il est possible de rapprocher, mais pour les
opposer, l’interprétation que propose Adorno du
Scherzo de la Troisième symphonie, « ce que me racontent
les animaux de la forêt », et le souvenir par Benjamin
de la chasse aux papillons. Alors que ce dernier cher-
chait à se défendre presque jusqu’à la mort, Adorno fait
de la sympathie avec le monde animal la clé de son inter-
prétation : le moment mimétique, loin d’être écarté,
porte chez lui à son comble l’élément narratif de la
musique. Non seulement celle-ci « adopte le comporte-
ment des animaux », mais elle « offre une voix à ceux
qui n’ont pas de langage »50. Adorno envisage le reten-
tissement du cor du postillon comme le moment mimé-
tique par excellence, celui où la musique donne à

49. E. Bloch, L’esprit de l’utopie, p. 189.


50. M, p. 21.

186
entendre, dans son affinité avec l’ordre du vivant, « le
silence de la vie animale »51 et d’une nature dépourvue
de langage. Le moment musical narratif n’est donc ni
dans la description de la nature ni dans une symbolique
animale, mais dans cette aptitude de la musique à
épouser l’ordre du vivant : « Le ton de conte de fées de
la musique de Mahler naît de la ressemblance de
l’animal avec l’homme52. » L’inflexion très nette de la
pensée d’Adorno, par rapport à Bloch et à Benjamin,
réside dans l’acceptation de cette relation mimétique
avec la nature qui confère à la musique sa proximité
non seulement avec le monde de l’enfance, mais encore
avec le monde animal. Adorno, dans Théorie esthétique,
met en relation l’élément mimétique et le niais (das
Alberne), donnant à la traditionnelle catégorie de la naï-
veté présente dans les débats et les réflexions sur le
populaire une coloration explicitement enfantine, ani-
male et clownesque :

Les moments de niaiserie dans les œuvres d’art sont


très proches de leurs couches non-intentionnelles et,
pour cette raison, constituent leur secret. Des sujets
insensés comme ceux de La Flûte enchantée et du Frei-
schütz ont, grâce au médium de la musique, davantage
de contenu de vérité que L’Anneau du Nibelung qui risque
le tout pour le tout avec une conscience sérieuse. Dans
l’élément clownesque, l’art se souvient avec satisfaction
de la préhistoire dans le monde primitif animal. Les
singes anthropomorphes du zoo exécutent en commun
ce qui ressemble à des actes clownesques. La connivence
des enfants et des clowns est une connivence avec l’art,
connivence qui leur est refusée par les adultes, et tout
autant une connivence avec les animaux. Le genre
humain n’a pas réussi à se débarrasser si totalement de
sa ressemblance avec les animaux qu’il ne puisse soudai-
nement la reconnaître et en être submergé de bonheur ;
le langage des petits enfants et celui des animaux semble
ne faire qu’un. Dans la ressemblance des clowns avec les
animaux s’illumine la ressemblance humaine des
singes : la constellation animal-fou-clown est l’un des
fondements de l’art53.

51. Ibid.
52. M, p. 22.
53. TE, p. 158-159.

187
L’ ENFANCE : LE LIVRE D’OR DE LA MUSIQUE

Adorno, contre toute attente, semble bien privilé-


gier dans sa philosophie de la musique un lien profond
– même si enfoui – avec l’enfance, qui ressurgit non
seulement lorsqu’il condamne le sérieux de Wagner et
refoule ses figures de gnomes ou de nains, mais encore
quand il vilipende ce qu’il juge être l’« infantilisme »54
(Infantilismus) de Stravinsky. Cette orientation notable
mérite d’être approfondie, d’autant plus qu’elle permet
de reprendre la délicate question du politique, notam-
ment au vu de ce qui est souvent désigné, mais de trop
loin, comme le marxisme d’Adorno. Il est loin, en effet,
d’être « marxiste » dans sa pensée de la musique, et le
motif politique, s’il y a, se trouve en dehors de la solu-
tion brechtienne de l’épique ; ce serait plutôt du côté
de l’éducation, et dès lors en relation avec la question
de l’enfance, qu’il faudrait le chercher. Toujours est-il
que là se trouve également l’enjeu de la reprise par
Adorno de la psychanalyse freudienne.
La dette vis-à-vis de Malaise dans la civilisation est
incontestable dans Dialectique de la raison. Mais au-delà
d’une influence d’ordre théorique, un des derniers
textes d’Adorno, « Éduquer après Auschwitz », énonce
clairement la signification pratique qui est rattachée à
la psychanalyse freudienne. Dans ces quelques pages,
Adorno ne se contente plus de réaffirmer la grande idée
de Freud sur la culture en disant que « la civilisation
produit l’anti-civilisation et la renforce toujours plus »55.
Devant ce qu’il juge être le caractère désespéré et impos-
sible de tout combat contre les raisons objectives,
sociales et politiques, de la barbarie, il prône pour der-
nière et ultime résistance le « retour vers le sujet »56 et
défend l’importance cruciale que représente une édu-
cation qui aurait intégré les acquis de la psychanalyse :
« Une éducation se donnant pour objectif d’empêcher
la répétition d’Auschwitz doit se concentrer sur la prime
enfance en accord avec les connaissances de la psycho-

54. PNM, p. 166.


55. T. W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz » (conférence
de 1966), traduit par Karin Py, Musica Falsa, Musique, Art, Philo-
sophie, 17, hiver 2003, p. 132-135 ; p. 132.
56. Ibid., p. 133.

188
logie des profondeurs57. » Il serait erroné de penser
qu’Adorno plaide pour la solution psychologique contre
le social ou le politique, ou qu’il oppose de façon dua-
liste l’individu à la société. Le retour au sujet doit être
envisagé en regard de l’analyse qui est faite de la société
administrée et indique la fragile confiance qui peut être
encore accordée à la base subjective, faite de détermi-
nations à la jonction de l’ordre de la société et de l’ordre
de la nature, notamment pour ce qui est de la vie pul-
sionnelle. Le rapport à la psychanalyse, dont l’horizon
est ici social et politique, n’est pas sans affinité avec celui
qu’on voit se construire chez Herbert Marcuse. Dans
son dernier ouvrage58, et à la faveur d’une réflexion qui
porte sur l’art dans une opposition qui se veut explicite
à l’esthétique marxiste, Marcuse réhabilite la force sub-
versive et transgressive du rapport au sujet : « Que les
êtres humains deviennent “selon l’espèce”, c’est-à-dire
des hommes et des femmes capables de vivre en une
communauté de liberté qui est le potentiel de l’espèce,
telle est la base subjective de la société sans classes. Sa
réalisation suppose une transformation radicale des
pulsions et des besoins des individus, c’est-à-dire une
évolution organique dans le cadre socio-historique [...].
Le marxisme a trop longtemps négligé le potentiel poli-
tique radical de cette dimension de l’existence, alors
qu’il faut pourtant révolutionner la structure instinc-
tuelle pour changer le système des besoins, changement
qui est la marque de la différence qualitative d’une
société socialiste59. » Le rapport qui, dans les pensées
d’Adorno et de Marcuse, est construit à la psychanalyse
n’est toutefois pas similaire, et ce serait l’affaire d’un
autre travail que de l’évaluer. Si un évident point de
convergence relatif à la question de l’autonomie de l’art
– dont Marcuse réitère l’exigence critique dans La
dimension esthétique et selon une orientation générale qui
dit explicitement sa dette vis-à-vis de la théorie esthé-
tique d’Adorno – peut être constaté, il est significatif,
cependant, que le motif de l’enfance n’existe pas
comme tel chez Marcuse et semble bien caractériser la
problématique adornienne.

57. Ibid.
58. Herbert Marcuse, La dimension esthétique, Pour une critique
de l’esthétique marxiste, traduit de l’anglais par Didier Coste, Paris,
Seuil, 1979.
59. Ibid., p. 31.

189
Le point de jonction entre l’enfance et la psychana-
lyse se précise, pour la musique, dans l’attention portée
à la préoccupation qu’a toujours eue Adorno de com-
battre les tendances qu’il jugeait déviantes de la psycha-
nalyse, selon un parti pris qui affleure jusque dans ses
écrits musicaux. Nous avons ainsi remarqué que la polé-
mique contre Wagner, et plus lointainement contre
Benjamin, était étrangement soutenue par celle qui
s’adressait à Jung. Mais un peu plus tard, il y a aussi la
lutte contre le révisionnisme néofreudien qui sévirait
aux États-Unis, contre lequel Adorno prend explicite-
ment position dans une conférence60 de 1946 consacrée
à Karen Horney. Tout cela n’est pas indifférent à notre
propos en ce qu’on y voit se construire une conception
de l’enfance qui revendique directement une apparte-
nance freudienne. Chez Jung, en effet, l’enfance n’est
pas absente, au contraire ; mais elle donne lieu à un
traitement qui ne peut que déplaire à Adorno et contre
lequel ce dernier part implicitement en guerre. Jung
voit dans l’enfant, en tant qu’archétype, la manifestation
de l’inconscient collectif et de forces en dernier ressort
vitales. Mais il détemporalise aussi l’enfance conformé-
ment à la valeur compensatoire qu’il reconnaît à
l’inconscient : l’enfant, dans l’archétype, se signale par
sa « futurisation »61 ; il est « un avenir en puissance ».
Cette conception de l’enfant comme « être initial et
final », qui va de pair avec l’idée de son invincibilité,
s’oppose terme à terme à celle d’Adorno. Celui-ci n’envi-
sage aucune universalité pour l’enfance, qu’il conçoit,
en accord avec Freud, comme la part la plus individuelle
de ce qui constitue l’histoire du psychisme humain ; le
rapport à l’enfance converge avec le mot d’ordre plus
général du « retour vers le sujet ». Mais la question du
temps est également des plus décisives. Car l’enfance,
pour Adorno, ne peut contenir ni porter en elle une
quelconque visée anticipatrice et appartient à l’ordre
temporel d’un passé, certes toujours possiblement actif

60. T. W. Adorno, La psychanalyse révisée, traduit de l’alle-


mand par Jacques Le Rider, suivi de Jacques Le Rider, L’allié
incommode, Paris, Éd. de l’Olivier, 2007.
61. Carl Gustav Jung, « Contribution à la psychologie de
l’archétype de l’enfant », in Carl Gustav Jung, Charles Kerényi,
Introduction à l’essence de la mythologie, L’enfant divin, la jeune fille
divine, traduit de l’allemand par H. E. Del Medico, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 1993, 2001, p. 119-163 ; p. 138-139.

190
dans ses rejetons, mais irréversible. Le rapport à
l’enfance exige l’essentielle médiation du souvenir selon
une perspective sans conteste antijungienne, mais qui
rejoint à cet égard l’angle de l’attaque menée contre la
tendance du culturalisme américain. S’en prenant en
particulier au rejet par Karen Horney d’un prétendu bio-
logisme de Freud, Adorno soutient le caractère décisif
selon lui de la conception freudienne des pulsions et
réaffirme, à cette occasion, qu’« un des points centraux
de la théorie psychanalytique » est le « rôle central qui
[y] est accordé aux souvenirs d’enfance »62. La polé-
mique avec le révisionnisme néofreudien fait donc aussi
apparaître la place de premier ordre qu’Adorno accorde
à la vie pulsionnelle, selon une conception là aussi expli-
citement freudienne et qu’il faut bien distinguer de
toutes les tendances vitalistes que le philosophe combat
non seulement en la personne de Jung, mais encore
dans une perspective épistémologique qui semble bien
avoir été l’une de ses préoccupations premières. Dans
sa postface, Jacques Le Rider rappelle cette phrase for-
mulée par Adorno dans ce qui avait été son premier
projet de thèse refusé par Hans Cornelius sur l’incons-
cient : « La théorie freudienne est une “arme acérée
contre toute métaphysique de l’instinct et toute divini-
sation de la vie organique brute”63. » Nous voyons ici
comment la théorie freudienne de l’inconscient peut
rejoindre la préoccupation philosophique liée à la
nature, qui a été élaborée par Adorno et Horkheimer
sur le terrain non psychologique de l’histoire et de la
société. Mais cela indique aussi une dernière détermi-
nation de l’enfance, époque de la vie pulsionnelle la
plus intense et, en cela, possiblement la plus menaçante
pour un être humain, dont la vie psychique est encore
immature : les peurs, voire les traumatismes, et pas seu-
lement le bonheur font partie de l’enfance.
L’enfance est finalement peut-être ce qu’il y a de
plus caractéristique dans le rapport d’Adorno à la
musique64 et ce qui justifie ultimement la problématique

62. T. W. Adorno, La psychanalyse révisée, p. 19-20.


63. J. Le Rider, L’allié incommode, p. 84.
64. Nous rejoignons ici Christian Corre dans son texte
« Adorno ou le souvenir d’enfance », Expérience et fragment dans
l’esthétique musicale d’Adorno, sous la direction de Jean-Paul Olive,
Actes du colloque international, Paris 13 et 14 mai 2004, Paris,
L’Harmattan, 2005, p. 31-50.

191
de l’épique dans son rapport au temps et à la narration :
le passé dont peut se souvenir le temps musical est celui
de l’enfance. Adorno aime à dire que l’enfance est le
livre d’or de la musique. Cette expression, introduite à
propos de Berg65 pour qualifier le plus précieux de sa
musique, survient aussi dans le livre sur Mahler à propos
du premier mouvement de la Quatrième Symphonie. Le
livre d’or de la musique est ici le livre de la vie66, celui
des premières sonorités agies et entendues, celles que
Mahler fait revivre avec ses bruits de tambour, ses
fanfares et ses cortèges musicaux. La musique de Mahler
a quelque chose de la mémoire involontaire de Proust,
elle s’ordonne au monde magique de l’enfance. Mais il
faudrait aussi évoquer la constante référence à Schu-
mann et aux Scènes d’enfant qui affleure dans la mono-
graphie sur Berg et revient dans le magnifique texte
qu’Adorno consacre à Eichendorff67 et au Liederkreis
(op. 39, sur des poèmes d’Eichendorff) de Schumann.
Nous voyons, en particulier, dans ce texte que le retour
vers le sujet n’a rien à voir avec la stabilisation du moi
individuel, contre la domination de laquelle la poésie et
la musique s’insurgent : la passivité, l’abandon de soi
sont pour Adorno les qualités essentielles d’un art qui
a intégré le bruissement ou le murmure de ce qui est
en deçà du langage signifiant. Adorno entend sauver la
poésie d’Eichendorff à proportion justement de son
côté désuet, voire conservateur, de sa tendance à
l’archaïque et à l’anarchie ; le rapport au passé, chez le
poète, ne peut s’installer nulle part, il est celui d’un
vagabond et d’un apatride. Eichendorff, dans sa poésie,
donne une langue à l’élément mimétique, comme le fait
aussi, d’une autre façon, Mahler dans sa musique.
La problématique de la narration, dans le livre sur
Mahler, doit être mise en relation avec l’exigence que
formulait Horkheimer, dans les années quarante, de
donner un langage à l’élément mimétique. La narration
est ce par quoi la relation mimétique est arrachée à
l’ordre aveugle et muet du vivant, et s’élève au statut

65. B, p. 31.
66. M, p. 88-89.
67. T. W. Adorno, « En mémoire d’Eichendorff », Mots de
l’étranger et autres essais, Notes sur la littérature II, traduction et notes
par Lambert Barthélemy et Gilles Moutot, postface éditoriale de
Rolf Tiedemann, Paris, La Maison des Sciences de l’homme, 2004,
p. 9-35.

192
d’un langage qui n’appartient qu’à la musique. À la dif-
férence de ce qui était envisagé pour Stravinsky et
Wagner dans le Gestus, l’élément mimétique n’est ni
refoulé ni écarté, mais il se construit chez Mahler selon
l’ordre du temps et de l’épique qui qualifie précisément
le geste de sa musique : « Sa musique [celle de Mahler]
cherche à saisir les voix non réglementées du vivant68. »
Mais si Adorno prolonge et donne corps dans sa pensée
de la musique à des réflexions philosophiques plus
anciennes, il est incontestable qu’il le fait dans une
perspective singulière : l’enfance. Dans les notes sur
Beethoven, il évoque pour son propre compte le livre
d’or de la musique – et implicitement son goût profond
pour Beethoven –, mentionnant en guise d’ouverture
ses premières expériences sensorielles de cette musique.
Adorno, compositeur, s’expliquerait de bout en bout
avec l’enfance69 ; un emblème visible en est son orches-
tration de quelques pièces des Scènes d’enfant de Schu-
mann70.

68. M, p. 30.
69. Peter Schünemann, « Kindheitszeichen bei Adorno »,
Frankfurter Adorno Blätter II, Herausgegeben vom Theodor
W. Adorno Archiv, Munich, edition text+kritik, 1993, p. 129-145.
70. Heinz-Klaus Metzger, « Zu Adornos Schumann-Instru-
mentation Kinderjahr », Musik-Konzepte 63/64, « Theodor
W. Adorno der Komponist », 1989, p. 121-123.

193
CONCLUSION
D’UNE PHYSIONOMIE :
L’ARCHAÏQUE TRISTESSE DE LA MUSIQUE

L’exigence d’une conception médiate de la mimèsis


et du rapport à la nature est ce à partir de quoi il faut
reprendre les questions de l’expression et de l’auto-
nomie de l’expérience esthétique chez Adorno. Dans
Théorie esthétique, il est fait mention de considérations
assez abstraites et difficilement exploitables sur le rap-
port entre mimèsis et construction dans l’art. La déter-
mination concrète de la philosophie de la musique
permet, en revanche, de mesurer l’importance que
représente la problématique du temps et de l’épique
dans cette perspective : la mimèsis, pour Adorno, se
construit à travers la narration et celle-ci, inversement,
n’est langage qu’à proportion de son rapport à la
mimèsis. Il est notable que la catégorie esthétique
d’« expression » (Ausdruck), encore présente dans
Théorie esthétique, s’efface nettement dans les mono-
graphies musicales pour céder la place aux notions de
« ton » et de « geste ». Adorno marque ici sa volonté
d’affranchir sa conception de l’expression musicale de
tout élément subjectif, psychologique ou affectif, et de
la dégager ainsi d’une détermination romantique :
l’expression est pensée relativement à la mimèsis et
débouche sur une problématique non seulement ges-
tuelle, mais encore physionomique de la musique.
Que l’expression musicale trouve son ultime déter-
mination dans la mimèsis rejoint l’importante distinction
que fait Adorno dans Théorie esthétique entre ce qu’il
nomme le caractère de langage de l’art – l’expression –
et le langage signifiant1 : le temps musical, celui que

1. TE, p. 150 : « La substance de l’expression est le caractère


de langage de l’art (Sprachcharakter der Kunst), fondamentalement

195
construit la narration, s’éloigne sans conteste de la signi-
fication attachée aux mots. Mais Adorno entend dire
autre chose en cette distinction. Car la question du lan-
gage, par le biais de la mimèsis, rejoint aussi celle de la
nature. Le rapport à la nature, que nous avons vu se
profiler chez Horkheimer dans la problématique d’un
langage mimétique et, dans une autre mesure, chez Ben-
jamin, n’est pas sans équivalent dans la pensée musicale
d’Adorno et se révèle être une pièce centrale de son
approche de l’expression : ce n’est pas l’homme qui
parle, mais la nature qui trouve un langage à travers la
musique. Pour cette raison profonde, l’« expression »
n’a pas de signification : elle est, selon Théorie esthétique,
semblable à des « yeux d’animaux – des anthropoïdes –
qui semblent objectivement s’affliger de n’être pas des
hommes »2. Ce rapport à la nature est bien celui qui
organise toute la problématique de la narration et du
temps ; il s’agit, nous l’avons vu, de donner un langage
à ce qui en est dépourvu, à ce qui est muet.
Mais il détermine aussi la tonalité fondamentale
qu’Adorno confère à la musique, à savoir la tristesse. La
disparition formelle de la musique de Berg, avec son
« tarissement profondément triste »3, rejoint ici « la tris-
tesse sans fond de Mahler »4. Adorno qualifie la caté-
gorie du « ton » par la tristesse, mais il le fait selon une
orientation esthétique qui a définitivement rompu avec
la psychologie du sentiment. La tristesse adornienne a
quelque chose de la plainte que Benjamin associait à la
musique dans le Trauerspiel. Avant Adorno, Benjamin
avait en effet déjà relié la nature à la plainte, envisagée
comme « l’expression impuissante, la plus indifféren-
ciée, du langage »5, et il avait fait de la musique le
medium privilégié de l’« écoute de cette plainte »6. Mais
il développait aussi des motifs théologiques relatifs au

différent du langage en tant que medium de l’art (grundverschieden


von Sprache als ihrem Medium). »
2. TE, p. 151.
3. B, p. 22.
4. M, p. 78 et p. 76.
5. Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le
langage humain », Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice
de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard,
2000, p. 163.
6. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, p. 262 :
« Seule la plainte profondément entendue et perçue devient
musique. »

196
« mystère rédempteur »7 qui ne semblent plus converger
entièrement avec l’accentuation adornienne de la tris-
tesse. « Le visage plaintif des œuvres »8, en lequel
Adorno définit « l’expression » dans Théorie esthétique,
s’infléchit en direction d’une problématique de la
nature affranchie de toute transcendance et même de
toute vie humaine. C’est la désolation et la résignation
d’un regard animal qui en devient le modèle, ou, avec
la pulsion de mort de la musique de Berg, le retour à
l’inerte. Il est également frappant de voir Adorno
délaisser la sphère psychologique et renoncer à tout
registre vitaliste lorsqu’il tente de caractériser l’expres-
sion musicale chez Schubert ou le dernier Beethoven9.
Sa démarche prend exactement le contre-pied de la pro-
jection sentimentale qui anime la nature : Adorno met
en scène, à travers la musique, les contours d’un paysage
désolé, cristallin et inorganique. Le rapport à la nature
que construit la musique, dans le rapport mimético-
expressif, n’a donc strictement rien à voir avec une quel-
conque empathie ou projection de l’animé sur l’ina-
nimé, et se démarque entièrement de la théorie de
l’Einfühlung. Là encore, nous voyons Adorno s’écarter
du vitalisme qui caractérisait cette esthétique au
XIXe siècle et qui postulait, comme l’expose Victor Basch,
non seulement « une union consubstantielle de l’intui-
tion et du sentiment »10, mais encore une auto-affirma-
tion de l’activité vitale dans la conception d’une expé-
rience esthétique comme jouissance objectivée de soi.
Adorno travaille à l’opposé d’une telle orientation esthé-
tique, et l’auto-effacement comme la tristesse de la
musique de Berg doivent être considérés comme son
contre-modèle.
La valeur philosophique qu’Adorno accorde à la tris-
tesse réside dans les larmes, celles qu’il évoque, certes,

7. Ibid., p. 261 : « Pour le Trauerspiel, le mystère rédempteur


c’est la musique » ; voir aussi « Les Affinités électives de Goethe »,
Œuvres I, p. 394-395 : « Si la musique recèle de vrais mystères, cela
reste un monde muet d’où ne s’élèvera jamais sa résonance. Et
cependant à quel monde est-elle appropriée sinon à celui auquel
elle promet plus qu’une réconciliation : la rédemption ? »
8. TE, p. 149.
9. MM, « Schubert », p. 13-26 ; « Le style tardif de Beetho-
ven », p. 9-12.
10. V. Basch, « Les grands courants de l’esthétique alle-
mande contemporaine », La philosophie allemande au XIXe siècle,
p. 91.

197
discrètement, mais de la façon la plus significative
lorsqu’il conclut son texte de 1928 sur Schubert, ou à
propos d’Eichendorff, ou encore avec ce passage de Phi-
losophie de la nouvelle musique, celui qui avait le plus
touché et enthousiasmé Horkheimer, où il est dit : « La
musique est de nature gestique, proche parente de celle
des larmes. C’est le geste de l’apaisement. La tension
des muscles faciaux cède – cette tension qui tourne le
visage en action vers le monde environnant et en même
temps l’isole de ce monde. La musique et les larmes
ouvrent les lèvres et libèrent l’homme prisonnier11. » La
plainte, chez Benjamin, n’occasionne pas les larmes.
Mais elles caractérisent d’autant plus la problématique
adornienne de la tristesse qu’elles convergent avec le
sens de la « physionomie »12 qui entoure explicitement
le livre sur Mahler et indirectement la monographie sur
Berg. Car les larmes indiquent que la tristesse n’est jus-
tement plus de l’ordre d’un sentiment ni d’une empa-
thie. Il faut, chez Adorno, envisager les larmes dans le
contexte des réflexions qui étaient aussi celles de Hork-
heimer sur le rire, développées dans une perspective
d’ordre social et critique portée sur le rapport mimé-
tique – nous en avons parlé dans notre chapitre IV. Les
pleurs s’opposent au rire qui renchérit, dans sa violence
et dans sa cruauté, sur la froideur du monde. Ils signa-
lent l’instauration d’un rapport mimétique nouvelle-
ment qualifié, celui que l’expérience musicale rend
encore possible pour Adorno. Les larmes ne nous rap-
prochent pas du monde tel qu’il est, elles nous en éloi-
gnent. Elles marquent une découpe dans notre expé-
rience du monde, semblables à cet espace magique que
les sorciers délimitaient avant la cérémonie et qu’évoque
Dialectique de la raison à propos de la séparation de l’art
d’avec la réalité empirique13. La physionomie musicale
d’Adorno est celle d’un visage, humidifié par les larmes,
qui ainsi s’isole du monde.

11. R. Wiggershaus, L’École de Francfort, p. 291 ; PNM, p. 137.


12. Selon le sous-titre : « Une physionomie musicale ».
13. DR, p. 36 : « L’œuvre d’art a toujours en commun avec
la magie le fait qu’elle institue sa propre sphère, close et régie
par des lois particulières. De même que le sorcier, avant la céré-
monie, délimitait l’espace dans lequel devaient agir les forces
sacrées, de même toute œuvre circonscrit son propre horizon qui
la sépare de la réalité. »

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214
TABLE DES MATIÈRES

Liste des abréviations. Ouvrages d’Adorno 8

INTRODUCTION 9

I
LE PRÉCÉDENT DU JEUNE LUKÁCS : ROMAN ET DURÉE 25
Le roman : l’épopée des temps modernes 26
La durée, élément vital du roman 29
Forme romanesque et durée dans le Mahler d’Adorno 36

II
DRAMATIQUE ET ÉPIQUE : LE TEMPS DE LA MUSIQUE
SYMPHONIQUE 41
L’idée du drame pour la symphonie 42
La totalité dynamique chez Beethoven 47
La théorie des types : les temps intensif et extensif 54
La destination finale de la musique : Bloch et Adorno 59

III
LA MUSIQUE ÉPIQUE ET L’ART DE NARRER 61
Le lyrisme épique des lieder mahlériens 67
La ballade et la prose musicale 72
La banalité du matériau populaire 80
Roman et narration : l’influence de Walter Benjamin 84

IV
LE « TEMPS ESPACE » OPPOSÉ AU « TEMPS-DURÉE :
LE MYTHE ET L’ÉPOPÉE 93
Le rythme, le choc : Stravinsky du côté du jazz 94
L’antithèse Mahler-Stravinsky 102
Espace, mimèsis, mort 110

215
La tendance antimythologique du roman 119
La fin du bergsonisme musical 127

V
L’AMBIVALENCE DE WAGNER 133
Le geste de la battue ou la ruine historique
de l’autonomie de l’expérience musicale 134
Mythe, conte, nature : jouer Beethoven contre Wagner 144
La fantasmagorie et la disparition de l’élément
politique : musique et humanité 149
Sauver Wagner ? 158

VI
LE GESTE ÉPIQUE DE LA MUSIQUE DE MAHLER 169
Théâtre épique et musique gestuelle 170
L’élément mimétique, le niais : Benjamin et Adorno 181
L’enfance : le livre d’or de la musique 188

CONCLUSION
D’UNE PHYSIONOMIE : L’ARCHAÏQUE TRISTESSE
DE LA MUSIQUE 195

BIBLIOGRAPHIE 199

216
Achevé d’imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A.
14110 Condé-sur-Noireau
o
N d’Imprimeur : 126621 - Dépôt légal : avril 2011
Imprimé en France
126621 1-4CV:105797-1-4CV 15/04/11 15:40 Page 1

ANNE BOISSIÈRE
Anne Boissière
La pensée musicale de Theodor W. Adorno
L’épique et le temps
L a question de la musique n’est pas celle d’une sphère séparée,
prétendument celle de l’esthétique. Chez Theodor W. Adorno,
elle relève d’une position globale, celle de la philosophie dans son
rapport au XX e siècle. Le présent ouvrage part de l’exigence
méthodologique d’une philosophie du concret, pleinement réalisée
dans le livre qu’Adorno consacre à la musique de Gustav Mahler en
1960. C’est une pensée du temps, cristallisée dans les catégories du
roman, de la narration, du conte et, plus généralement, de l’épique
qui y est déployée, tout en renvoyant à l’horizon entier que
constituent les noms du premier Georg Lukács, de Walter Benjamin,

La pensée musicale de Theodor W. Adorno


d’Ernst Bloch et de Bertolt Brecht. Toutes les lignes significatives
de l’œuvre d’Adorno y convergent, ses déterminations musicales
incluses : Beethoven, Wagner, Stravinsky et Schoenberg. L’expé-
rience constitue ainsi la dimension décisive d’une pensée de part
en part travaillée par le problème de la mémoire, soucieuse en cela
du populaire, de sa disparition et de sa sauvegarde. La musique,
dans son caractère de langage ou de geste, vient porter cette
dialectique de la raison par laquelle Adorno voulait répondre à son
époque.

A nne Boissière est professeur à l’Université de Lille-III où elle


enseigne l’esthétique et dirige le Centre d’étude des arts
contemporains. Chez d’autres éditeurs, elle a publié Adorno, la vérité
de la musique moderne, 1999 ; a coordonné le collectif Musique et
philosophie, Paris, 1997 ; a co-dirigé, avec Catherine Kintzler,
ANNE BOISSIÈRE
Approche philosophique du geste dansé, de l’improvisation à la
performance, 2006, et, avec Véronique Fabbri et Anne Volvey,
Activité artistique et spatialité, Paris, 2009. La pensée musicale
PRÉTENTAINE de Theodor W. Adorno
ESSAIS EN SCIENCES HUMAINES - RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
L’épique et le temps

B E A U C H E S N E

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