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Lorenzo Vinciguerra
SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L’IMAGINATION
ACE CLASSIQUE
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histoire de la philosophie
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LORENZO VlNCIGUERRA La célèbre affirmation de
--------- ----------------------------- Spinoza : veritas eget nullo signo
SPINOZA ET LE SIGNE signifie que la vérité n’a besoin
d’aucun signe ; mais également
que la vérité ne manque d’aucun signe. Or, précisément qu’est-ce qu’un
signe ? Quelle est sa nature ? Quelle est l’origine de la signification ?
Traditionnellement ces questions en appellent d’autres, qui concernent
la nature de l’image et de la représentation. Rarement interrogé à ce
sujet, le spinozisme réserve pourtant une place importante à ces
notions, qui mettent en jeu les principes mêmes de sa philosophie.
Suivant la voie d’une généalogie du signe, ce livre repense entièrement
la théorie de l’imagination sur le mode indiqué par Spinoza lui-même
d’une cognitio ex signis, qui s’enracine dans la puissance du corps. Bien
au delà des frontières humaines qui lui sont trop souvent assignées,
l’imagination apparaît comme indissociable d’une herméneutique, qui
embrasse une véritable « pensée du corps » comprise à l’échelle d’une
sémiose générale de la nature.
Du cœur de l’âge classique, par delà son siècle, émerge alors une
image insolite du spinozisme, à la fois plus ancienne et plus moderne, qui
le confirme dans son «anomalie», mais l’ouvre aussi vers d’autres
horizons. La philosophie de Spinoza est ainsi proposée à la réflexion de
tous ceux qui, depuis les stoïciens et après Peirce, aujourd’hui encore
s’interrogent sur les enjeux d’une pensée du signe.
www.vrin.fr
I1IIIH II
9 “782711 ll6177221'
ISBN 2-7116-1772-6
30 €
DU MÊME AUTEUR
SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L’IMAGINATION
par
Lorenzo Vinciguerra
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, Ve
2005
3022708
à Mané
fici inn
www.vrin.fr
Il n ’est presque rien que nous ne puissions comprendre
dont l’imagination neforme quelque image à partird'une trace.
Spinoza (Lettre, 17)
OP Opéra posthuma
NS Nagelate Schriften
G Édition Gebhardt
Œuvres Édition Moreau
RDCPP Renati Des Cartes Principiorum Philosophiae
CM Cogitata metaphysica
T1E Tractatus de Intellectus Emendatione
T1E!R Édition Rousset
KV Korte Verhandeling
E Ethica
TTP Tractatus theologico-politicus
TP Tractatuspoliticus
Ep Epistolae
CGLH Compendium grammatices linguae hebraeae
AT Édition Adam-Tannery
def definitio
ax axioma
dem demonstratio
cor corollarium
sc scholium
lem lemma
post postulatum
expl explicatio
praef praefatio
app appendix
affdef affectuum definitiones
Sauf indication contraire, tous les textes sont traduits par nous. On fait référence
à l’édition Spinoza, Opéra, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften herausgegeben von Cari Gebhardt, 4 voll., Heidelberg, Cari Winter
Universitatsbuchhandlung, 1924 ; pour le TTP, on donne aussi la référence à la
nouvelle édition des Œuvres, dirigée par Pierre-François Moreau, vol. m, Tractatus
theologico-politicus. Traitéthéologico-politique, texte établi parFokke Akkerman,
traductions et notes par Jacqueline Lagrée (pour les chapitres iv à vn et XI à xvn) et
Pierre-François Moreau (pour les autres chapitres), Paris, PUF, 1999.
Introduction
PENSER LE SIGNE
S
j
8 INTRODUCTION
est vrai, certains passages, dont l’extrême concision peut avoir eu des effets
trompeurs. Comme, par exemple, lors des différentes classifications des
genres de connaissance du KV, du TIE, et de Y Éthique, où, bien que le signe
y soit mis parfaitement en évidence, Spinoza donne l’impression de
redistribuer les critères internes à la distinction des genres de connaissance.
Aussi, devant la division des deux premiers genres proposée dans le second
scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de YÉthique, Edwin
Curley1 a pu émettre l’hypothèse que la connaissance ex signis présup
posait toujours d’abord une expérience vague - ce qui en soi aurait pu être
retenu, si cela ne supposait que l’on considérât pour acquis que par signes il
faille entendre simplement les mots écrits ou parlés. Or, visiblement le
texte n’y fait allusion que sur le mode d’un exemple parmi d’autres
(ex.gr. ex eo...)2. Il serait donc abusif de le considérer comme une
assomption générale. Nul ne saurait nier, en effet, que « les mots » [verba]
sont des signes, et plus exactement des «signes des choses [signa rerum],
telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans
l’entendement»3, mais cela seul n’est pas suffisant pour en éclairer le
concept, à un endroit du texte où Spinoza conclut un long raisonnement, qui
l’a conduit de l’abrégé de physique aux notions communes en passant par
l’imagination. Peut-être, alors, eût-il été plus prudent de se demander au
préalable ce que Spinoza entendait par signe, pour quelles raisons et suite à
quel cheminement conceptuel il s’autorisait en ce lieu à utiliser ce terme.
On peut estimer que si l’on n’a pas su accorder au signe toute la place et
le relief qu’il méritait, cela tenait au cadre interprétatif dans lequel on
s’attendait à le voir figurer : une théorie du langage. Certes, les problèmes
liés au langage occupent une part non négligeable de la réflexion de
Spinoza, mais il est vrai aussi qu’il ne s’y consacre pas de manière systéma
tique. En vain on chercherait dans le corpus une doctrine achevée sur le
langage, bien que, au fil des textes, l’auteur y revienne constamment pour
avertir des dangers et des dérives propres à l’usage des signes. Quoi qu’il en
soit, ces indications interviennent presque toujours dans le cadre de
réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de
l’imagination. C’est donc aux principes de celle-ci qu’elles renvoient en
dernière instance.
«Affections, images et signes dans l’Écriture», Spinoza et les affects, textes réunis par
Fabienne Brugère et Pierre-François Moreau, Groupe de Recherches Spinozistes, Travaux et
documents, n°7, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, p. 63-90. De ces approches
différentes et encore partielles on retiendra leur tendance à considérer le rôle positif du signe.
1. Cf. E. Curley, « Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge », p. 30 sq.
2.Cf.£n,40sc2(G.n. 122.6).
3.77£,§ 89 (G.Ü. 33.14-16).
;
}
10 INTRODUCTION
'•
On aurait pu s’attendre à ce qu’une analyse du signe chez Spinoza .
trouvât meilleure fortune dans le cadre des philosophies contemporaines de
la représentation. Les études de Jean-Claude Pariente et Louis Marin sur
Port-Royall, de Yves Charles Zarka sur Hobbes2, de Marcelo Dascal sur
Leibniz3, ou encore de Geneviève Brykman sur Berkeley4 n’ont-elles pas
abondamment montré la fécondité de la pensée classique autour des problé
matiques du signe? Or, il n’en est rien. La sémiologie et la sémiotique
contemporaines, ainsi que les réflexions qui s’en inspirent semblent avoir ■:
ignoré Spinoza. Dans cette vaste littérature, Spinoza brille par son absence5. ;
A ce silence quasi unanime, l’œuvre de Foucault ne fait pas exception.
Sans doute, par son envergure même, a-t-elle contribué à le conforter et le
valider. Car comment ne pas voir que dans Les mots et les choses Spinoza
n’est pratiquement jamais mentionné, sa pensée encore moins analysée,
presque évitée, rangée quelque part entre Descartes, Malebranche et
Hobbes6. Bien entendu, tout laisse supposer que Spinoza participe lui aussi
du «tournant épistémique» propre à l’âge classique, que, comme ses
illustres contemporains, il pratique lui aussi le régime désormais binaire de
la signification, dont l’archéologie foucaldienne repère les traces emblé
matiques dans le chapitre iv de la première partie de La logique de Port-
Royal. Jamais cependant il ne nous est véritablement donné de comprendre
de quelle façon Spinoza se ferait l’interprète de la nouvelle épistémè. Le
spinozisme est ainsi tacitement inscrit dans l’«apriori historique» d’une
époque, dont il aurait partagé le même régime du signe. Certes, cela est tout
à fait possible; encore que pas complètement certain, au moins tant que
cette hypothèse n’aura pas été soumise à l’épreuve des textes. Ce qui est
1. Cf. J.-C. Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, Minuit, 1985 ; L. Marin,
La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal" et les "Pensées" de Pascal, Paris, ■
5. On ne trouvera pas, par exemple, le nom de Spinoza dans l’un des meilleurs ouvrages
de synthèse consacré à l’histoire du signe; cf.U.Eco, Le signe. Histoire et analyse d'un
:
concept, adapté de l’italien par Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, Labor, 1988.
;
6. Cf. M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
:
Gallimard, 1966, p. 84, un des rares lieux où le nom de Spinoza apparaît.
!
PENSER LE SIGNE 11
plus sûr, c’est que Spinoza n’apparaît pas vraiment dans cette large fresque,
au point de disparaître comme englouti par la grande prose de Foucault1.
Ce silence, qui parfois ressemble à un oubli, pour ne pas dire à un non-
vu, n’est-il pas en soi déjà révélateur? L’indice, sinon d’une différence du
spinozisme, qui faute d’avoir été aperçue ne put davantage être appréciée,
au moins d’une résistance à se laisser configurer selon des structures ou des
modèles généraux de constitution. Non pas qu’il faille nier leur pertinence,
ni même prétendre les invalider, mais plutôt, si cela s’avère être le cas, les
complexifier en leur apportant peut-être un autre éclairage à partir d’une
singularité «sauvage», qui semble être restée jusqu’à ce jour un point
aveugle, quasi inexploré. Spinoza constituerait-il une « anomalie » dans la
manière de penser le signe? Il est trop tôt pour pouvoir l’affirmer. Mais si
telle devait être la conclusion, alors le besoin se ferait sentir d’esquisser
d’autres généalogies, d’autres filiations, d’autres possibles parentés, d’oser
d’autres rapprochements, et peut-être de rechercher et de mettre au jour
d’autres veines et d’autres strates2. Une tâche qui assurément dépasse les
objectifs de cette recherche.
Comment, par ailleurs, s’expliquer de part et d’autre ce silence pro
longé autour de Spinoza? Il n’est pas aisé de répondre. On ne peut qu’avan
cer un soupçon : sur des questions comme la nature de l’image, la nature du
signe et de la signification, Spinoza a pu être perçu tantôt comme un repous
soir, tantôt comme un écueil à éviter, tant 1 ’ aspect radical de certaines de ses
positions pouvait sembler condamner sans appel une enquête sur la nature
des signes. N’avait-il pas affirmé haut et fort que la vérité n’a besoin
d’aucun signe? D’aucuns ont alors pu juger que sur le signe Spinoza n’avait
rien à nous apprendre de plus, ou en tout cas rien de différent de ce que l’on
pouvait lire chez d’autres, à une époque où le statut du signe joue
assurément un rôle important pour les destins de la pensée.
1. Il est vrai que Spinoza est si peu présent dans toute l’œuvre de Foucault, que les raisons
de sa quasi-absence dans Les mots et des choses dépassent peut-être le seul cadre de ce livre.
À titre d’illustration, dans les 3500 pages des quatre tomes des Dits et écrits, Spinoza n’est cité
que six fois ; Foucault ne lui consacre en tout et pour tout que quelques lignes, toutes de la
période 1958-1975 (tomes I et II), dont les plus intéressantes ont pour thème l’agir politique;
cf. M. Foucault, Dits et écrits J954-1988,4 vol., D. Defertet F. Ewald (dir.), avec la collabora
tion de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994. À propos de la citation du T1E que l’on trouve
dans Y Histoire de lafolie à l'âge classique (Paris, Plon, 1961, p. 175) ; cf. le commentaire de
P.Macherey, «L’actualité philosophique de Spinoza (Heidegger, Adomo, Foucault)»,
dans Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, P.U.F., 1992,
p. 222-236.
2. Pour une présentation et une discussion critique du modèle proposé par Foucault,
cf.M.Dascal, La sémiologie de Leibniz, chap.m: «Le thème du signe à l’âge classique»,
p.63-75.
12 INTRODUCTION
De leur côté, les théologies réformées n’avaient pas attendu pour mettre
en place une théorie du signe censée pouvoir légitimer leur position doctri
nale vis-à-vis des théologies concurrentes et de la philosophie elle-même.
Sur des questions comme la révélation, les miracles, l’incarnation ou la
transsubstantiation, le signe joue un rôle essentiel. Il devient en effet le lieu
où s’effectuent les partages, où se tracent les frontières, où l’on redéfinit
les domaines, et où s’affrontent les interprétations, au point qu’il ne serait
pas faux de dire que théologie et philosophie partagent ou se disputent,
selon les cas, ce que l’on pourrait appeler une «métaphysique du signe»
légitimant leurs discours.
On en a un exemple remarquable avec Calvin l, qui consacre au signe
une partie importante de VInstitution de la religion chrétienne2. Chez lui le
signe a une acception large, puisque « le nom de sacrement [...] comprend
tous les signes que Dieu a jamais assignez et donnez aux hommes, à fin de
les acertener et asseurer de la vérité de ses promesses. Et aucunes fois il les a
voulu présenter en choses naturelles : aucunesfois il les a voulu présenter en
miracles»3. Au premier groupe appartiennent les exemples suivants:
■ quand Dieu donna à Adam et Eve l’arbre de vie en signe [arre] d’immorta
lité, afin qu’ils soient assurés de l’avoir, tant qu’ils mangeraient du fruit de
cet arbre; ou quand il proposa l’arc-en-ciel à Noé « pour signe et enseigne à
luy et à sa postérité, qu’il ne perdroit jamais plus la terre par déluge».
1. L’exemple est d’autant mieux venu que l’on a voulu rapprocher certains aspects de sa
doctrine avec la pensée de Spinoza et que ce dernier possédait dans sa bibliothèque
YInstitution de la religion chrétienne en traduction espagnole (1597). Celui qui a sans doute
poussé le plus loin cette comparaison est André Malet, Le Traité théologico-politique de
Spinoza et la pensée biblique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, avec le chapitre « Spinoza et
Calvin », p. 80-95. Pour Malet, en effet, Calvin aurait « fortement influencé Spinoza » (p. 93).
À l’appui de cette thèse, il cite l’opinion de Paul Vulliaud, Spinoza d’après les livres de sa
bibliothèque, Paris, Chacomac, 1934, p. 40, et rapporte l’opinion de Madeleine Francès (« La
doctrine de Spinoza et la doctrine calviniste de la prédestination», Revue d’histoire et de
philosophie religieuses, juillet-octobre, 1933, p.401) selon laquelle «il est assuré que
Spinoza avait lu Calvin et qu’à plusieurs reprises sa pensée se réfère à lui». Malet pense
trouver la doctrine du Deus sive Natura également chez Calvin, dont il cite ces passages : « Je
confesse bien sainement que Dieu est nature, moyennant qu’on le dise en révérence et d’un
cœur pur»; «Dieu est Nature, mais à condition que l’on définisse celle-ci comme un ordre
établi de Dieu » ; « Dieu [...] s’est comme vêtu de l’image du monde pour se montrer à nous et
se faire visible en elle» (cf.p.92 sq.). Malet observe que ces passages de Calvin sont
remarquables en ce qu’ils interviennent au cœur même de la critique de Lucrèce et de Virgile.
2. Cf. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, texte original de 1541 réimpr.,
A. Lefranc (dir.), par H. Châtelain et J. Pannier, Bibliothèque de l’École des Hautes Études,
2 vol., Paris, Champion, 1911, cf. en particulier le chap. x, Des Sacrements, t. U, p. 565-581 ;
mais aussi chap.xn, De la Cène du Seigneur, § 2 «En quel sens le pain est appelé corps du
Christ, etc. Contre la transsubstantiation. Valeur du signe. Ne pas l’atténuer, ni l’exagérer»,
p. 629-631.
3. J. Calvin, op. cit., p. 576.
PENSER LE SIGNE 13
Calvin affirme ainsi que ce n’est pas l’arbre qui donne l’immortalité, ni
l’arc-en-ciel qui avait le pouvoir de retenir les eaux - l’arc-en-ciel étant
« seulement une réverbération des rays du Soleil encontre les nuées ». Ces
signes ne sont pas les causes ni la raison de ce qu’ils annoncent, mais « la
marque engravée en eux par la parole de Dieu, pour estre enseignes, et
seaux de ses promesses ». Cela lui permet de préciser que, avant d’être des
signes, l’arbre était arbre et l’arc-en-ciel arc-en-ciel; mais après avoir été
marqués par la parole de Dieu, il leur a été conféré une nouvelle forme, pour
commencer d’être ce qu’avant ils n’étaient pas. Ainsi l’arc-en-ciel est
encore aujourd’hui témoin de cette promesse. Calvin peut alors écrire :
Parquoy si quelque Philosophe [...], pour se moquer de la simplicité de
nostre Foy, dit que celle variété de couleurs de rays du Soleil est de la nuée
opposite : nous aurons à luy confesser. Mais nous pourrons reprendre son
ignorance, en ce qu’il ne recongnoist point Dieu estre le Seigneur de
nature : qui selon sa volonté use de tous elemens pour s’en servir à sa gloire.
Et si au Soleil, aux Estoilles, à la Terre, aux PierTes, il eust engravé et donné
telles marques et enseignes : tout cela nous seraient Sacremens1.
On n’est pas loin de l’idée du spectacle du monde, de la providence
divine, défendue dans le premier chapitre de Y Institution, où il était dit qu’il
n’y a pas une si petite portion du monde en laquelle ne reluise quelque étin
celle de sa gloire. Sauf que si toutes les choses peuvent être considérées
comme des signes de la gloire de Dieu, tous les signes ne se valent pas :
certains sont donnés directement par Dieu, pour confirmer sa promesse. Ils
sont alors comme une signature ou un cachet apposé au bas d’une lettre, qui
certifie son contenu sans s’y substituer. Ils confortent la foi, sans en être la
cause. A lui seul le cachet ne saurait faire foi, mais il aide la foi une fois
qu’elle est là. Le signe n’est donc pas une preuve, il est une confirmation2.
Il n’est pas besoin ici de rappeler la position calviniste contre la doctrine de
la transsubstantiation et la part que prend la valeur du signe dans cette
démonstration, pour se rendre compte du rôle déterminant que joue la
position du signe dans la manière de démarquer une doctrine et d’en écarter
d’autres. On pourrait multiplier les exemples.
Cela étant, les enjeux contenus dans une problématique du signe, même
s’ils engagent souvent une confrontation avec la théologie, ne sont pas
seulement théologiques. Ils semblent devoir concerner au moins trois
questions fondamentales : 1) les fondements du savoir, le rapport du signe
à la vérité et à la certitude de la connaissance ainsi qu’à la croyance;
1. M/ d., p. 576-577.
2. On peut regretter que Malet n’ait pas poussé plus loin sa comparaison entre Calvin et
Spinoza sur le problème du statut des signes, de manière à faire émerger non seulement des
points de convergence mais aussi des différences.
14 INTRODUCTION
Spinoza et le signe
Si l’on regarde à présent les textes, que constate-t-on à une première
lecture? Paradoxalement une certaine dissémination de l’usage d’une
notion qui donne l’impression de recouvrir un champ sémantique assez
large, pour ne pas dire vague. Spinoza ne semble pas reprendre à son
compte les distinctions communément admises de son temps et dont on
retrouve une indication dans les lexiques1. Il ne procède jamais à une
analyse détaillée et exhaustive du signe sur le modèle de ce que l’on peut
rencontrer par exemple dans les Eléments of Laws ou le Leviathan2 de
1. « La première signification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les récits ;
et l’on dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé » ; CM, 1,6 (G.1.246.23-26).
2.Cf.£n, 18sc(G.n. 107.16-28).
3. Cf. 7TP, chap. xn (G.m. 160.21-32 ; Œuvres IEL 432-434.25-3).
4. /H', 11,24, § 10(G.1.106.19-21).
5. T1E, § 35 et § 36 (G IL 15.9-10; G EL 15.15).
6. EL 10 sc (GEL 52.17-21).
7. TTP, chap. n (G.IEL 30.18-19 ; Œuvres HL 114.17-18).
8. £p,76(G.IV.318.11-13).
PENSER LE SIGNE 17
Par ailleurs, Spinoza souligne plus d’une fois cette tendance humaine à
vouloir voir des signes dans toutes les choses : la métamorphose invoquée
dans le deuxième scolie de la proposition 8 de la première partie de
Y Éthique nous rappelle que les hommes confondent substances et modes,
mélangeant toutes les choses, passant de l’une à l’autre sans critèrel.
Si le signe ne fait pas en apparence l’objet d’une analyse particulière,
Spinoza semblant s’occuper moins de ses aspects empiriques que de sa
nature cognitive générale, les quelques exemples cités confèrent au signe
une certaine valeur « logique » (son statut de critère ou de non-critère de la
distinction ou de la certitude par exemple). C’est de cette logique que l’on
voudrait ici essayer de rendre compte. Il apparaît d’ores et déjà, en effet,
que la fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition
strictement linguistique. Sans doute Filippo Mignini a-t-il eu raison de
reconnaître dans le signe spinozien une fonction générale qui est à la fois
indicative et expressive2 (encore que, comme on le verra, ce soit Vidée du
signe, et non le signe lui-même, qui exprime et indique), mais cela semble
encore trop vague pour nous permettre de mieux caractériser sa nature et
son fonctionnement à l’intérieur du système.
La genèse de l’ imagination
Qu’est-ce qu’un signe, en quoi consiste sa nature, comment se
constitue-t-il, à quel type de relation fait-il appel, quelle est sa place dans le
!
système spinoziste? Très vite il est apparu que pour satisfaire à ces
questions il aurait fallu auparavant répondre impérativement à d’autres,
laissées dans l’ombre par la critique: qu’entend Spinoza par image
[imago], quelle est son essence et son origine? Cela renvoyait à d’autres
notions, comme à celle de «trace» [vestigium] ou d’«impression»
[impressio], et, plus encore, au processus de leur formation dans le corps.
Cette manière régressive de poser les problèmes était le meilleur indice :
:
qu’il fallait changer de point de vue : renoncer à un regard descriptif, quitte
à le retrouver par la suite, pour pénétrer les textes de l’intérieur dans leur
progression même. Alors que nous cherchions, dans un premier temps, des
objets précis et déterminés sur lesquels mettre la main, un peu comme pour
se rassurer que l’on tient bien son sujet, les textes, eux, semblaient se
soustraire à cette entreprise, et renvoyer plus à un processus de constitution.
1. D’autres textes vont dans ce sens ; par exemple TIE, § 68 (G.H. 26.6-9), ou le début de
la préface du 7T/> (G.m. 5.23-25).
2. Cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 198. Le
signe a une double puissance. Il est à la fois indice et preuve, il permet l’hypothèse et 1 infé
rence, c’est-à-dire qu’il renvoie à autre chose ; en même temps il est expressif, au sens où i a
une réalité formelle propre.
18 INTRODUCTION
Il fallait donc suivre les textes dans leur manière de poser et d’engendrer
les problèmes, avec la conviction que leur démarche même devait nous
apprendre quelque chose d’essentiel sur le signe. À la manière des géo
mètres, la méthode spinoziste consiste à tracer et construire les essences des
choses à partir de leur cause. Ce procédé justifie une approche qui assume le
signe en premier lieu comme quelque chose dont il s ’ agit de produire positi
vement le concept, et seulement ensuite comme un « objet » empiriquement
caractérisé par un usage participant d’un système de différences donné. Les
signes n’apparaîtront alors dans leur foisonnante variété et sous toutes les
figures qu ’ il leur est donné de revêtir, qu ’ une fois que 1 ’ on sera parvenu à en
expliciter les conditions, à en suivre pas à pas la constitution ; autrement dit,
à en produire une définition, c’est-à-dire, selon la méthode spinoziste, à
retracer les linéaments d’une genèse : une genèse de l’imagination.
A cet égard, le TTP reste sans aucun doute une œuvre importante, quant
à sa façon de penser la nature et le fonctionnement du signe. Une étude
spécifique lui sera consacrée. Mais il n’est pas dit qu’il soit le seul texte à le
faire, ni même celui où gît l’essentiel de la doctrine. Le TTP s’ouvre sur des
bases anthropologiques1 : les mécanismes de l’imagination et les signes y
sont surtout analysés dans le cadre de la superstition. Or, si ces prémisses
répondent aux objectifs affichés du traité, elles ont elles-mêmes des fonde
ments, qui plongent leurs racines dans le corps et sa puissance d’affecter et
d’être affecté.
C’est surtout dans la seconde partie de l'Éthique qu’il faudra aller
rechercher les premières traces d’une pensée du signe. On aura pris soin au
préalable d’en élucider les présupposés par une analyse de ce qui constitue
le cœur même de l’idée, le noyau à partir duquel celle-ci affirme et signifie :
la sensation. Une recherche sur la nature du signe spinoziste qui se veut
«génétique» ne pouvait pas ne pas conduire, en effet, à s’interroger sur
l’essence même de l’idée [idea], sur les relations qu’elle entretient avec les
autres, sa manière de produire du sens, son rapport au corps. Sur ce point le
spinozisme se démarque d’autres auteurs, notamment Descartes et Hobbes,
dont les doctrines sont un objet permanent de confrontation sur des
problèmes tels que le doute [dubitatio], l’étonnement [admiratio], l’union
de l’âme et du corps [unio]. Cependant cette confrontation ne sera jamais
envisagée en tant que telle, mais seulement parce qu’elle permettra
d’éclairer au mieux les principes à partir desquels se déploie la conception
du signe chez Spinoza.
Il importera de faire émerger les moments constitutifs de la doctrine
de l’imagination, en soulignant les effets de rupture, les «plis» à
partir desquels le discours spinozien, sous l’apparente linéarité des textes,
1. Si homines... ainsi débute le traité ; cf. TTP, praef (G.III. 5.1 ; Œuvres DI. 56.1).
PENSER LE SIGNE 19
progresse et redéploie son jeu de différences. C’est là que les textes appa
raîtront dans toute leur densité, leur richesse, leurs difficultés aussi. Après
avoir mesuré pas à pas les conditions ontologiques, phénoménologiques et
physiques qui permettent à Spinoza de fonder sa théorie de l’imagination,
on analysera de près sa conception de la trace, de l’image, et dans leur
prolongement celle du signe, dont on verra certains usages dans la dernière
partie. C’est pourquoi l’étude du TTP ne sera proposée qu’à la fin, pour
mieux illustrer une pensée que Spinoza avait déjà élaborée, ou était en train
d’élaborer, selon une logique construite dans YÉthique, après avoir été
préparée par le TIE.
Pour nous aider dans ce parcours, on ne se munira d’aucun modèle em
pirique du signe préétabli, qui risquerait par ses sous-entendus de faire écran
à la compréhension des textes. On ne projettera pas non plus sur la lettre du
texte une doctrine de la signification déjà constituée, telle que Spinoza
aurait pu la trouver chez Hobbes ou dans la Grammaire et la Logique de
Port-Royal, ou encore chez Thomas d’Aquin1, Augustin2 ou Sextus
Empiricus. On n’y aura recours que si elles ressortent et s’imposent de
l’examen même des textes. On peut en effet supposer, sans trop de risque de
se tromper, que Spinoza a lu et médité ces œuvres, ou du moins qu’il a eu
connaissance de leurs doctrines3. Mais c’est un fait : il ne s’y réfère jamais,
ni pour les assumer, ni pour les critiquer. On ne le fera donc pas à sa place.
Il revient à Foucault le mérite certain d’avoir su exhumer les vestiges
souterrains de ce qu’il a nommé « les codes fondamentaux d’une culture»,
d’en avoir indiqué la valeur d’ordre, à la fois «ce qui se donne dans les
choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers
la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage»4. Or, il ne fait pas de
doute que l’une des manières par lesquelles la philosophie de l’âge classi
que a voulu reconfigurer le savoir, a été celui d’un nouveau régime de la
causalité. C’est en repensant de fond en comble le mot d’ordre scire per
1. Sur l’histoire de la causalité, cf. V. Carraud, Causa sive Ratio. La raison de la cause de
Suarez à Leibniz, Paris, P.U.F., 2002 ; E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, Paris, P.U.F.,
1994; C.Giacon, La causalità nel razionalismo modemo. Cartesio, Spinoza, Malebranche,
Leibniz, Milano, Bocca, 1954.
2. Ce point a été démontré par Alexandre Matheron, «La chose, la cause et l’unité des
attributs», Revue des sciences philosophiques et théologiques, t.82, n°l, janvier 1998,
p. 3-16 ; Pierre Macherey remarque que l’énoncé de la célèbre proposition 7 (ordo et connexio
idearum idem est ac ordo et connexio rerum) est traduit par Spinoza en terme de causalité
dans la démonstration de la proposition 9 (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et
connexio causarum); cf.P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La seconde
partie. La réalité mentale, Paris, P.U.F., 1997, p. 74; cf. également E. Balibar, « Individualité,
causalité, substance : réflexions sur l’ontologie de Spinoza », Spinoza, Issues and Directions,
The Proceedings of the Chicago Spinoza Conférence, edited by Edwin Curley and Pierre-
François Moreau, Leiden, New York, Kpbenhavn, Kôln, E. J. Brill, 1990, p. 58-76.
PENSER LE SIGNE 21
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Première partie
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Première section
SENSATIO
Chapitre premier
DOUTE ET SENSATION
L’HYPOTHÈSE DU MONOÏDÉISME
nous en remettre à une notion, qui, telle qu’elle est livrée, n’est guère plus
éclairante. Sans doute cela est-il dû à l’opacité d’un sujet qui hérite des
lumières, mais aussi des ombres du cartésianisme. Que veut dire ici idée en
soi ? Que faut-il entendre par sensation ?
Le terme sensatio n’est pas répertorié dans les glossaires de l’antiquité
classique, quasi étranger au latin médiéval, il n’est pas recensé dans les
lexiques .de l’époque1. Introuvable chez Descartes, on le chercherait en
vain chez Hobbes, qui utilise le terme sensio\ absent chez Bacon, le Novum
Organum préférant sensus, il ne figure pas non plus dans la Philosophia
S. Scripturae Interpres de Meyer. Cette rareté ne fait qu’accroître l’intérêt
pour un terme que Spinoza pouvait utiliser pour mieux signaler l’originalité
de sa pensée2. Alors que le RDCPP, redevable du lexique cartésien, est peu
probant, tout comme le KV, dont il est difficile, en l’absence de l’original ou
de la copie latine, d’appréhender le sens latin derrière la lettre néerlan
daise3, le TIE et Y Éthique en revanche témoignent d’un usage rigoureux de
locutions telles que sensatio, sensationes, sentire. Si dans le CM sensatio
n’est présent qu’une seule fois4, il l’est dans un sens attesté par le TIE, où
sensatio fait référence à l’acte du sentire5. Dans YÉthique, le substantif
Veradubitatio
Il n’y a pas de doute [dubitatio] donné à travers la chose même dont on
doute, car le doute « sera donné à travers une autre idée qui n’est pas si claire
et distincte que nous puissions en inférer quelque chose de certain à propos
de la chose dont on doute»2. Cela revient à refuser d’assimiler le doute à
une suspension arbitraire de la pensée. Si le doute est « la suspension de
l’esprit [suspensio animi] autour de quelque affirmation ou négation»3, il
ne suffit pas de mettre une proposition à l’interrogative pour produire un
doute. Il est donc faux de croire que l’on pourrait douter au gré de n’ importe
quelle hypothèse. Douter réellement, sérieusement [serio]4, c’est en vérité
être sujet à une perception qui enveloppe un type d’affectivité bien réel :
hésiter, tergiverser, en un mot, fluctuer. Entre dubitatio etfluctuatio il n’y a
fausse que l’on puisse mettre en doute des idées vraies sous prétexte qu’il pourrait y avoir
lforte] un Dieu trompeur. La critique du TIE se déploie sur deux niveaux proches mais
distincts. Le doute cartésien, bien qu’il en partage certains aspects, n’est pas du même ordre
que celui des sceptiques, puisque, préparant son propre dépassement, il ne tend à ni ne tente de
devenir durable et constant. Comme le confirme Descartes, le doute n’a pas de visée pratique :
« Nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions » ; Principes, I, 3
(AT. IX. 26.2).
1. Il ne s’agit pas ici du sens moral communément admis du mot «éthique », mais de son
sens pratique, en tant que manière d’être ou de vivre, habitus. On aurait pu dire «compor
tement», sauf à risquer de restreindre l’éthique à une signification comportementale, voire
behavioriste, ce qui serait en réduire la portée. Le mot qui conviendrait le mieux, s’il n’était
pas lui-même sujet à malentendu, serait le terme «pragmatique», dans un sens proche des
pragmatistes américains et en particulier du pragmaticisme de Peirce. Pour l’analyse
peircéenne du doute, cf. Ch. S. Peirce, « Quelques conséquences de quatre incapacités » et
« Comment rendre nos idées claires », Textes anticartésiens, par Joseph Chenu, Paris, Aubier
Montaigne, 1984, p. 195-229 et p. 287-308. Pour une rencontre entre certains aspects de la
pensée de Spinoza et de Peirce, cf. D. Nesher, «Spinoza’s Theory of Truth », in Spinoza. The
Enduring Questions, edited by Graeme Hunter, University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo & London, 1994, p. 140-177; pour un parallèle entre la conception du doute chez
Spinoza et chez Peirce, cf. L. Vinciguerra, « Image et signe entre Spinoza et Peirce. Éléments
pour une lecture pragmatiste du spinozisme», dans Id. (dir.), Quel avenir pour Spinoza?,
Paris, Kimé, 2001, p. 249-267.
2. L’essence de la raison procède du même effort, car elle ne peut que protester, quand
elle est contrariée. À ce titre, la raison exprime la nature de la pensée comme effort de vérité.
Une vraie pensée ne peut donc jamais se satisfaire de la contradiction. Un passage du chap. xv
du TTP confirme bien cet effort de redonner confiance en la raison [rationi fidere], sans
32 SENSATIO
propres à ceux qui « confondent les mots avec l’idée, ou avec l’affirmation
même qu’enveloppe l’idée, <et> qui pensent pouvoir vouloir contre ce
qu’ils sentent, quand ils affirment ou nient seulement verbalement [solis
verbis] quelque chose contre ce qu’ils sentent »1.
La raison philosophique en sera explicitement donnée avec la doctrine
du conaîus, comme telle absente du TIE, mais que le Prologue, à défaut
d’en faire la théorie, met parfaitement en scène ne serait-ce que par ses
enjeux, qui sont à la hauteur des doutes traversés par le narrateur2. C’est
que l’esprit pâtit d’être contrarié: «Des choses sont de nature contraire,
c’est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, en tant que l’une peut
détruire l’autre» - dira Y Éthique3. Aussi, «si dans un même sujet sont
excitées deux actions contraires, il devra nécessairement se faire un
changement soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu’à ce qu’elles
cessent d’être contraires »4. Or, ce changement, c’est l’esprit lui-même qui
le force, car il en va de sa conservation5.
Le dilemme de l’ âne
Si Spinoza nous parle de degrés zntiefluctuatio animi et dubitatio, pour
finalement inscrire la seconde dans la nature de la première, c’est bien
parce que le doute affecte Vanimus, à savoir cette partie de la mens en
relation avec le corps. Il n’y a donc pas de doute qui serait, pour ainsi dire
« purement intellectuel ».
Cependant, cette même théorie autorise l’hypothèse d’un « degré zéro »
de la fluctuation : celui d’un doute si bien balancé, que les inclinations
opposées de l’esprit se compenseraient réciproquement au point d’annuler
tout flottement. Mieux, selon certains, la raison elle-même aurait ce
pouvoir d’équilibriste de nous ravir à tout penchant à la faveur d’une
suspension parfaitement établie. Figure du problème insoluble, épure
logique d’un doute sans issue, stratagème par lequel la raison se prendrait à
son propre piège, le dilemme aurait cette capacité d’annuler l’effort qu’il
sollicite pour en sortir. Il serait à la connaissance ce que le crime parfait est à
la criminologie, tous deux sacrifiant sur l’autel de l’indécidabilité une seule
et même victime : la vérité5. Sorte d’échec et mat à la pensée, le dilemme
nous laisserait ainsi en suspens aux portes d’une solution admise pour
impossible.
Le dernier argument de Éthique II est précisément consacré à déloger
certains esprits malins qui, en ultime recours, feraient appel à cette figure de
la pensée pour tenter de repousser la conception de l’idée comme acte
affirmatif. Le peu de cas que Spinoza semble faire de cette dernière
objection en dit long du poids que recouvre à ses yeux le fameux dilemme
de l’âne de Buridan :
Si l’homme n’opère pas par la liberté de la volonté, qu’arrivera-t-il donc
s’il est en équilibre [in aequilibrio], comme l’ânesse de Buridan? Mourra-
t-il de faim et de soif? Que si je le concède, j’aurai l’air de concevoir une
ânesse, ou une statue d’homme, non un homme; et si je le nie, c’est donc
qu’il se déterminera lui-même, et par conséquent c’est qu’il a la faculté
d’aller et de faire ce qu’il veut2.
Tandis qu’au paragraphe 78 du TIE, il s’agissait de penser l’hypothèse
d’une seule et unique idée dans l’âme, est envisagée à présent celle où il n’y
en a que deux. Si Spinoza a jugé utile d’accorder sa réponse à ce topos de la
tradition, c’est que l’expérience de pensée où se profile la situation para-
Incroyable Descartes
Toutes les raisons apparentes de douter ne sont donc pas autant de
causes réelles de doute. Aussi peut-on être amené à douter de la validité du
témoignage des sens, et corriger nos croyances à leur sujet dès que nous
aurons compris comment les sens peuvent tromper. Mais le doute, censé
suivre de la proposition que les sens seraient toujours trompeurs sous
prétexte qu’ils l’ont été une fois, n’est autorisé qu’en vertu d’une générali
sation qui ne s’impose pas. C’est pourquoi elle n’a que très peu d’effets
quant à la modification de notre confiance dans les sens.
Spinoza opposera le même genre d’argument au scepticisme d’école
affiché par Hugo Boxel : « de ce que les sciences divines et humaines sont
pleines de litiges et de controverses, on ne peut conclure que tous les points
qu’on y traite soient incertains»3. Ici encore ce serait une généralisation
1. Tel était bien le propos de Descartes dans les Principes 1,1 : « Nous [...] entreprenons
de douter, une fois en notre vie, de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon
d’incertitude » (AT. IX. 25.1); et dans la version latine, que Spinoza avait sous les yeux :[...]
si semel in vita de iis omnibus studeamus dubitare, in quibus vel minimam incertitudinis
suspicionem reperiemus (AT. VIII. 5.9-11).
2. À ce sujet, cf. notre article « Spinoza et le mal d’éternité », dans Ch. Jaquet, P. Sévérac,
A. Suhamy (éd.), Fortitude et servitude. Lectures de / 'Éthique IV de Spinoza, Paris, Kimé,
2003, p. 163-182.
3. Ep, 56 (G.IV. 260.23-25). Dans sa lettre, Hugo Boxel avait écrit : « nous usons dans
une certaine mesure de la conjecture et, à défaut de démonstration, nous nous contentons du
probable dans nos raisonnements (...]. C’est pourquoi il y a eu autrefois, vous le savez, des
philosophes appelés sceptiques qui doutaient de tout. Ils agitaient dans leur discussion le pour
et le contre pour arriver au seul probable, à défaut de raisons véritables, et chacun d’eux
DOUTE ET SENSATION 37
a pu écrire: «Descartes met tout l’accent sur le “une fois” [semel], Spinoza sur la vie»;
P. Cristofolini Spinoza. Chemins dans l'Éthique, Paris, P.U.F., 1996, p. 111.
1. « Je nie que la volonté s’étende plus loin que les perceptions [...]; et je ne vois vraiment
pas pourquoi il faudrait dire de la faculté de vouloir qu’elle est infinie, plutôt que la faculté de
sentir » ; EII, 49 sc (G.Ü. 133.25-28).
2. 77£,§ 47 (G.D. 18.12-13).
3. Cette idée sera encore confirmée expressément à la fin du § 77. On peut donc voir, au
lieu d’une simple synonymie entre l’expression contra conscientiam loquetur et l’expression
neque seipsos sentiunt, un climax nous faisant passer de la considération de la simple
mauvaise foi [contra conscientiam loquetur], au mutisme [obmutescere], jusqu’à une insen
sibilité pathologique, qui toucherait la capacité de sentir et de s’émouvoir, véritable démence
de ceux qui en arriveraient à être comme «des automates totalement dépourvus d’esprit»
[automata, quae mente omnino carent] et de sensibilité, c’est-à-dire ces amentes pour qui la
philosophie - Descartes en avait convenu avant Spinoza - ne peut plus rien.
DOUTE ET SENSATION 39
1. « N’y a-t-il pas eu des gens à ce point animés d’un esprit de contradiction pour rire des
démonstrations géométriques elles-mêmes?»; Ep, 56 (G.IV.260.25-27). Ailleurs, au goût
perverti pour la contradiction, Spinoza oppose le goût de la vérité : la certitude.
2. TIE, § 54 (G.H. 20.8-9).
3. G.ü. 20.27-28.
40 SENSATIO
ce qu’ils sentent» confondent ainsi «les mots avec les idées ou avec
l’affirmation même qu’enveloppe 1 ’ idée »1.
Si le verbe sentire a un sens, s’il affirme bien l’existence de quelque
chose, et résolument affirme l’existence du corps du fait de son union avec
l’esprit2, il m’est impossible de croire à ce que je feins, et donc je ne peux
plus réellement en douter. Il y a donc bien quelque chose comme une vérité
du sentire, qui a affaire avec l’existence, et comme il sera dit plus tard dans
Y Éthique, avec notre éternité. Les arguments qui obéissaient à la volonté de
douter de mon existence n’étaient donc pas bons, et une mauvaise raison
n’en est tout simplement pas une. Aussi le doute hyperbolique n’apparaît-il
pas plus qu’une subtile extravagance de l’esprit, un rêve les yeux ouverts.
Par son recours à une suspension fictive, le doute cartésien ne parvient
pas à modifier éthiquement le sujet qui s’y adonne, et se condamne à rester
une expérience de pensée aussi artificielle qu’elle est détachée de l’expé
rience de la vie. Il serait évidemment faux de prétendre qu’il ne décide de
rien. Il a des conséquences incalculables sur le plan théorique, dont on n’a
pas fini de mesurer tous les effets. Il trahit surtout une certaine idée de
l’essence de la pensée. Malgré ses apparences, le doute hyperbolique n’a
donc rien d’une épreuve. Il retentit dans l’esprit comme une fausse alerte,
un tonnerre sans orage, plus étonnant que troublant.
Aux yeux de Spinoza, non seulement Descartes n’avait pas saisi la
nature de l’idée vraie, qui est indubitable parce qu’elle est vraie, et non
vraie parce que indubitable, mais il n’était pas au clair non plus sur la nature
de l’idée fictive touchant l’existence. Ainsi, malgré toute la prudence que
peut conseiller la devise spinoziste au sujet de ces idées mal assurées qui
sont légion, il est des choses dont il ne sert à rien de douter, tout simplement
parce qu’on ne peut pas changer de sentiment à leur égard, à moins de faire
preuve de ce manque total de bon sens qui caractérise les automates
dépourvus d’esprit.
C’est bien là la critique que Spinoza adresse maintenant aux
Sceptiques, qui font mine de douter par une suspension du jugement qui
n’est que verbale et qui n’engage que leurs lèvres, alors que, comme en
témoignent leur pratique, ils ne doutent point en leur cœur [animus]3. La
1.«S’ils nient, concèdent, ou objectent, ils ne savent pas qu’ils nient, concèdent ou
objectent»; 77E, §48 (G.II. 18.22-24). Sur l’argumentation de ce passage, et pour un
rapprochement avec l’argumentation péri tropique employée par Platon dans le Théétète
(171 a-d) ainsi que par Aristote dans Métaphysique 4, 8, 1012b (12-18) contre Protagoras,
cf.L. Vinciguerra, «Iniziare con Spinoza. Errore e metodo nel Tractatus de Intellectus
Emendatione », Rivista di storia délia filosofia, n° 4,1994, p. 665-687.
2. Les choses nous signifient et nous les signifions. Le principe que toute chose est signi
fiante (et donc signifiable) est le corollaire du principe de l’intégrale intelligibilité du réel.
3. Cf. Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le livre de poche,
1999, livres DC, 66, p. 1103-1104.
4. Cf. fin, 2 sc.
5. C’est aussi l’avis de Descartes à propos de la morale païenne dans le Discours de la
méthode : « Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les
choses qui sont au monde, mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils
appellent d’un si beau nom n’est qu'insensibilité» (AT. VI. 8); nous soulignons. Même si
sans doute ici Descartes pense davantage aux Stoïciens qu’aux Sceptiques, Vataraxie est à ses
yeux une insensibilité morale plutôt qu’une vertu. On remarquera que pour Spinoza, bien que
« l’homme, qui vit sous la dictée de la raison s’efforce, autant qu’il peut [quantum potest], de
faire que la pitié ne le touche pas, [...] celui qui ne s’émeut ni par raison ni par pitié pour être
de secours à autrui est à bon droit appelé inhumain. Car il n’a pas l’air de ressembler à
l’homme»; E IV, 50 cor et sc (G.II.247.14-15 et 26-29). Cela montre assez bien que le
modèle de sagesse spinoziste, qui vise à acquérir une nature humaine plus puissante, n’est
jamais supérieur au point de devenir autre qu’humain. Le quantum potest est donc essentiel,
parce qu’il indique une progression dans l’effort rationnel, mais aussi une proportionnalité
inverse entre la détermination par la raison et par la pitié. Il n’en demeure pas moins que
l’homme rationnel, loin d’être indifférent ou insensible, se rend secourable à autrui dans la
mesure de ses moyens. Les modèles de vertu sceptique et stoïcien, malgré leurs différences,
convergent dans la critique de Spinoza en ceci que, ne s’accordant pas avec la nature humaine,
ils n’ont rien qui permet d’en espérer la réalisation. N’étant pas réalisables, ils ne peuvent pas
non plus être rationnellement désirables, ni raisonnablement désirés.
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SENSATION ET ÉTONNEMENT
L’étonnement
Comme on a vu, la suspensio judicii n’est pas apte d’elle-même à
engendrer une suspensio animi. Tout au plus elle est l’effet d’un étonne
ment. C’est pourquoi il convient de bien distinguer dubitatio et admiratio1.
Après avoir présenté l’admiration à l’article 53 de la seconde partie des
Passions de l ’âme comme « la première de toutes les passions »2, Descartes
y consacre une série d’articles (70-78). L’admiration est alors redéfinie
comme « une subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer
avec attention les objects qui luy semblent rares & extraordinaire », sa cause
étant une impression dans le cerveau, qui représente l’objet insolite3.
Suit une série de conséquences à propos de sa force. Descartes développe
alors les aspects physiologiques concernant les esprits animaux, qui tendent
vers l’endroit du cerveau où est logée la trace, envisage leurs répercussions
dans les muscles et les organes des sens intéressés, jusqu’à faire des consi
dérations anatomiques et mimiques sur l’apparence extérieure qu’assume
le corps sous l’effet de l’étonnement4. Il y a chez Descartes deux aspects
dans l’admiration : elle est une inclination naturelle, un penchant pour la
connaissance, une passion utile pour la mémoire, dont normalement les
1.Ce que fait ponctuellement Spinoza dans ce même paragraphe 78 du TIE: «Par
exemple, si quelqu’un n’a jamais pensé à la fausseté des sens, soit par une expérience, soit
n’importe comment, il ne se demandera jamais si le soleil est plus grand ou plus petit qu'il
n’apparaît. Aussi, les paysans s'étonnent-ils [mirantur], ça et là [passim], quand ils entendent
dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre, mais en pensant à la fausseté
des sens le doute surgit [oriturdubitatio] » (G.H. 30.2-6) ; nous soulignons.
2. « Lors que la première rencontre de quelque objet nous surprent, & que nous le jugeons
estre nouveau, ou fort different de ce que nous supposions qu’il devoit estre, cela fait que nous
l’admirons & en sommes estonnez. Et pour cela que cela peut arriver avant que nous
connoissons aucunement si cet objet nous est convenable, ou s’il ne l’est pas, il me semble que
l’Admiration est la première de toutes les passions » (AT. XI. 373.5-13).
3. R. Descartes, Passions de l ’âme. H, art. 70 (AT. XI. 380-381.16-5).
4.«Ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statué»; ibid., art.73
(AT. XI. 383.6-7).
44 SENSATIO
1.Cf.Passions de l’âme. II, art. 112, intitulé: «Quels sont les signes extérieurs de ces
Passions », où, du moins quant aux principales, Descartes se fait un programme de « traiter de
plusieurs signes extérieurs, qui ont coustume de les accompagner» aux art. 113-136
(AT. XI. 412-429).
2. Alors que Descartes y consacre une partie spécifique de son traité, Spinoza s’en
débarrasse d’un trait de plume à la fin du dernier scolie du De Affectibus : « Pour le reste j’ai
négligé les affections externes du Corps, qui s’observent dans les affects, comme le sont le
tremblement, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu’elles se rapportent au seul Corps,
sans relation aucune à l’Esprit » ; E DI, 59 sc (G.Ü. 189.28-31).
3. Aussi peut-on lire sous la plume de Spinoza: «Aucune divinité, ni personne d’autre
que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les
larmes, les sanglots, la crainte, et autres choses de cette sorte, qui sont des signes d’un esprit
impuissant»; E IV, 45 cor 2 sc (G.Ü.244.19-22). Spinoza mélange les affects tristes aux
signes sous lesquels iis sont le plus communément connus à son lecteur. L’effet est ici
rhétorique, dans la mesure où l’impuissance et la peine se trouvent rehaussées par des images
qui habituellement signifient la tristesse. Mais cela ne change rien au fait que les larmes
puissent signifier autre chose, et que l’on puisse tout aussi bien pleurer de joie. En revanche,
quels que soient les signes par lesquels nous reconnaissons les affects, ces derniers sont bien
des signes de notre puissance ou de notre impuissance ; ainsi : « À cela s’ajoute, que ces affects
[l’espoir et la crainte] indiquent un défaut de connaissance, et l’impuissance de l’Esprit. C’est
pourquoi aussi la sécurité, le désespoir, le contentement, le remords sont des signes d’un
esprit impuissant » ; EIV, 47 sc (G.n. 246.9-12) ; nous soulignons.
46 SENSATIO
Admirable Descartes
Savoir ne pas savoir peut être la cause de bien des étonnements, voire
d’une propédeutique à la connaissance vraie; mais cela seul n’est pas suf
fisant pour modifier une habitude de vie, et donc pour inaugurer une nou
velle pratique. Il y a chez Spinoza aussi quelque chose de l’ordre d’une
double ignorance : nous ignorons les causes de nos actions, mais nous igno
rons souvent aussi que nous les ignorons. Abolir la seconde peut préparer le
travail sur la première, mais ne saurait suffire. La sortie de la double
ignorance ne peut être préparée que par un vrai doute, et accomplie par la
vérité elle-même, qui seule ôte doute et ignorance à la fois. En aucun cas
l’émerveillement ne saurait y suffire. Aussi au lecteur spinoziste le doute
hyperbolique de Descartes apparaît-il davantage inouï, qu’il ne semble en
mesure d’entraîner sérieusement à remettre en cause ce qu’il prétend
vouloir mettre sur la balance d’un doute fictif, fût-il aussi ingénieux. Si
aucune sérieuse raison de douter ne se présente, rien ne viendra remettre en
cause une croyance ou une habitude. Tout au plus, Yadmiratio suspendra la
croyance le temps d’un instant, mais ne la mettra pas sérieusement en
question1.
H n’est donc pas impossible que, dans l’exercice stratégique du doute
hyperbolique, Descartes ait précisément pris pour un doute ce qui n’était
que l’effet d’un simple étonnement, se plaisant à trouver une raison de
douter là où se produisait seulement un arrêt étonné de sa pensée devant les
habiles hypothèses qu’il soumettait à l’attention de son esprit. D’un point
de vue spinoziste, cette confusion dans le discernement et l’évaluation de
ses actes de pensée s’expliquerait d’autant mieux que Descartes, dans sa
théorie, prenait pour une passion ce qui n’en était pas une. Descartes aurait
alors péché par excès d’admiration (au sens cartésien) pour sa propre
méthode. L’admiration pour certaines de ses propres méditations put faire
qu’il crut douter alors qu’il ne doutait pas vraiment. Descartes aurait ainsi
surestimé (au sens spinoziste cette fois) la force des arguments de sa fiction,
évaluant plus qu’il n’était juste l’étonnement qu’ils provoquaient en sa
1. Les analyses de Pierre-François Moreau tendent dans cette direction, quand il écrit, par
exemple, que « le doute cartésien, après le doute naturel, est volontaire, méthodique; ce n’est
pas le cas de l’incertitude spinozienne. Quant au doute naturel, il partage avec le doute
méthodique un caractère centré sur le sujet: il suspend l’adhésion à un objet; chez Spinoza
l’incertitude est propriété de l’objet et l’hésitation de l’esprit est balancement entre deux
objets ; au fond, on ne peut appeler cette hésitation “doute” qu’en prenant le terme en son sens
étymologique : la situation devant le chemin qui bifurque » ; et, plus encore, quand il renvoie à
Benveniste pour remarquer que « cette reconstruction fait dériver le doute vers la sémantique
de la crainte » ; cf. Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 97 avec la n. 3.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 47
Monoïdéisme et étonnement
Affection sans affect, Yadmiratio est une imagination sans
signification, une idée, dont le renvoi est nul. Certains seront tentés de
rapprocher l’étonnement de l’hypothèse de l’unique et seule idée dans
l’âme. On ne saurait toutefois les confondre. Alors que le doute épouse le
mouvement de balance du aut aut, l’étonnement est ce ravissement dû à
l’ambiguïté d’une chose dont la signification n’est pas assignée. Il n’y a pas
ici fluctuation, mais fixité. Bien qu’il y soit aussi question de la contem
plation d’une seule chose [unius rei contemplatio], l’étonnement ne peut
pas être considéré comme l’équivalent de l’hypothèse de la seule idée dans
1 ’ âme. Premièrement, parce que l’expérience de pensée d’une âme réduite à
une seule idée est une hypothèse autour d’un impossible, qui porte sur
l’essence d’une chose; il ne faut donc pas le prendre pour un état ou une
constitution effective de l’âme humaine. L’émerveillement, lui, sans être
un affect, est une imagination qui porte sur une existence. Deuxièmement,
si l’étonnement concerne bien une seule idée, celle-ci n’est pas unique dans
l’âme, mais la dernière dans l’ordre d’une série, qu’elle a pour effet d’inter
rompre, non d’abolir. Une chose n’est étonnante que par rapport à autre
chose, jamais en soi : surprenante dans un contexte, elle va tout à fait de soi
dans un autre. Il reste que ces deux figures de la pensée, l’hypothèse du
monoïdéisme et l’étonnement, peuvent être rapprochées le temps d’un
instant en ce qu’elles montrent, chacune à sa manière, l’une du côté de
l’essence, l’autre du côté de l’existence, en quoi une idée n’a de sens et de
signification que dans une production continue d’idées.
Il n’en demeure pas moins qu’après avoir été surpris, l’esprit ne pourra
que se ressaisir. Comme par un instinct de survie, la pensée reprendra son
cours, un peu comme quand, après avoir manqué d’air, le corps reprend son
souffle. Par définition la stupeur n’ est pas en soi redoutable ; en revanche ce
1. «Comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement
surpris... » (AT. IX. 18.17). Existimatio, ou bien plutôt superbia ? Si l’on en croit, en effet, les
définitions de Spinoza, c’est davantage à la seconde qu’il faudrait songer. L’aveuglement de
Descartes serait alors à mettre sur le compte de la superbiaphilosophi. La question ici n’est
évidemment pas de savoir si Descartes était un homme orgueilleux, cela ferait sourire, mais
plus sérieusement de comprendre, comme le pose Spinoza dès le prologue du TIE, que la
pensée n’est vraiment philosophique que si elle répond à une exigence qui est d’emblée autant
éthique qu’épistémologique.
48 SENSATIO
qui laisse stupéfait peut vite le devenir, ne serait-ce que par cette apparente
posture de mort que l’étonnement impose à l’esprit médusé. C’est peut-être
la raison qui pousse Spinoza à parler immédiatement de panique [conster-
natio] K La panique, qui consiste à être surpris par un objet dont on a peur,
est mauvaise non tant par le mal qu’elle représente, que par 1’absence.de
réaction dans laquelle elle laisse, qui empêche de trouver une parade à ce
mal. Cette suspension de l’esprit, qui en arrive à annuler momentanément
l’effort de conservation, est déjà en soi quelque chose qui convient fort peu
à sa nature, et un motif suffisant pour qu’on la redoute.
Spinoza retrouverait-il au cœur même de Vadmiratio la menace et la
peur hobbesiennes? La peur de la mort, dont Vadmiratio porte le masque,
serait-elle si profondément ancrée dans l’esprit, au point de venir l’in
quiéter jusque dans ce qui l’atteint malgré lui? Ce n’est pas sûr. Car ce qui
éventuellement peut constituer une menace pour un esprit admiratif est
moins ce semblant de mort qu’il mime, que l’immobilité, l’isolement, voire
l’enfermement dans lesquels se trouve confinée la pensée, dont la nature
consiste à connaître, juger, exprimer. En tout état de cause, si l’esprit est
atteint d’étonnement, sa puissance bien que figée n’en est pas, de ce seul
fait, diminuée ni augmentée. Ce qui est à craindre d’une surprise est plutôt
I ’ interprétation dont elle fait l’obj et.
Bien qu’on ait là deux aspects inséparables de la pensée, on peut
néanmoins distinguer la contemplatio de la cogitatio. La contemplatio
s’adresse à la simple et seule présence de la chose, telle qu’elle s’impose à
la pensée, quel que soit son mode de connaissance. L’esprit est ainsi retenu
par l’idée de la chose qu’il contemple. Le terme contemplatio passe ainsi du
registre traditionnel de la métaphysique et de la théologie (encore présent
dans les CM, où il est fait par exemple référence à la contemplation de
Dieu2), à un emploi plus technique, qui indique la perception d’une seule
chose3. Dans le cas de l’admiration, l’esprit n’en comprend aucune de
1. « Si rétonnement est provoqué par un objet que l’on craint, on l’appelle panique, parce
que la surprise devant le mal tient l’homme en suspens dans la seule contemplation de ce mal,
au point qu’il n’a plus la force de penser à ces autres choses grâce auxquelles il pourrait éviter
ce mal»; £111,52 sc (G.n. 180.16-19).
2. Comme dans les expressions : essentiae divinae contemplatio (CM, 0,1 ; G.1.251.10),
beatissima entis contemplatio (CM, II, 10 ; G.1.271.9), ou encore ex contemplatione infinitae
Dei potentiae (CM, D, 11; G.1.273.2-3).
3. Comme dans le cas des hypothèses basées sur des expériences de pensée, telle la
chandelle in se sola spectata de TIE, § 57 (G.II. 22.5-6), ou des expressions de Y Éthique : res,
cujus sola contemplatione delectamur (E HI, praef; G.II. 138.23); ex sola ipsius naturae
contemplatione (E HI, 2 sc; G.II. 143.4-5); ex unius rei contemplatione in contemplationem
alterius incidere (E III, 52 dem; G.H. 180.4-5); ou celles concernant le «contentement de
soi » [acquiescentia in se ipso] qui naît de la seule contemplation de la puissance d’agir de
l’homme (£IV, 52 dem ; G.II. 249.5-6). Cette liste n’est pas exhaustive.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 49
L’IDÉE-SENSATION
1. Si l’on veut bien songer de nouveau à 1 ’exemple de l’huître de Hume, qui ne perçoit que
la faim, pour Spinoza cette sensation serait déjà elle-même complexe (elle serait d’ailleurs le
reflet de la complexité du corps de l’huître). Sa simplicité n’est en réalité qu’ hypothétique ; elle
repose en vérité entièrement sur l’idée qui veut que ce qui est simple soit aussi discret. Pour
des raisons qui tiennent à l’essence même de la pensée et de l’étendue, Spinoza se place dans
une perspective continuiste. Il ne peut être question que de réalités les plus simples (comme
pour les corpora simplicissima), où ce qui est produit comme simple ne s’oppose pas à être
lui-même composé, sans pour autant perdre de sa clarté et de sa distinction. Le spinozisme ne
repose pas sur l’hypothèse d’un atomisme des idées ou des corps, ni même sur une mona-
dologie qui s’efforcerait d’accorder le simple et le multiple. Sur cette question, à vrai dire
essentielle, on ne peut que partager le commentaire de Bernard Rousset (cf. TIE!R. 307-310).
50 SENSATIO
1. G.ü. 22.9-10. De manière générale, la fiction tourne autour des possibles, et donc elle
suppose toujours une ignorance. Ce n’est nullement le cas des expériences de pensée comme
celle de la chandelle ardente qui ne se consume pas, qui tournent, elles, autour d'impossibilia.
Dans la note y un rapprochement est opéré avec les hypothèses qui sont faites sur certains
mouvements des corps célestes, pour justifier le bien fondé de ce procédé. Étant donné le
contexte physique et astronomique auquel renvoient ces exemples (§56), il n’est pas
impossible que Spinoza ait pensé à l’expérience de pensée de Galilée, qui, à travers la
maïeuüque de Salviati, a recours à ce procédé pour faire admettre à l’aristotélicien Simplicio
le principe du mouvement inertiel ; cf. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du
monde, tr. fr. par R. Fréreux et F. de Gandt, Paris, Seuil, 1992, p. 169-170. Ce qu’eut à en dire
Alexandre Koyré confirme que l’hypothèse galiléenne recoupe bien ce que Spinoza analyse
sous le chef de ces «choses qui sont supposées [...] à propos des impossibles» : «Contrai
rement à ce qu’on affirme bien souvent, la loi d’inertie n’a pas son origine dans l’expérience
du sens commun et n’est pas une généralisation de cette expérience, ni même son idéali
sation. [...] Il s’agit, à proprement parler, d’expliquer ce qui est à partir de ce qui n’est pas, de
ce qui n’est jamais. Et même à partir de ce qui ne peut jamais être»-, A. Koyré, Études
galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 206.
2. C’est donc à ce titre que ces idées peuvent être confondues avec des fictions. Avec
toute la prudence qu’impose la complexité de cette note, qui de l’avis unanime est loin d’être
transparente, on a cependant du mal sur ce point à suivre l’interprétation de Bernard Rousset.
Sans compter qu’il minimise l’aspect positif de la note y, il ne prête aucune valeur à la vérité
déclarée de ces verae ac merae assertiones, les comprenant comme des «énoncés sans
consistance, sans idées, des paroles vides », oubliant de rendre compte tout simplement du
terme verae (cf. TIEfR. 285). Le commentaire de Harold H. Joachim sur ce passage paraît plus
approprié {ci.Spinoza’s Tractatus de Intellectus Emendatione. A Commentary, Bristol,
Thoemmes Press, 1993 (1940) p. 120-121).
3. Ce sera le cas pour l’établissement de la loi d’inertie du corps.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 51
1.G.II. 133.28-32.
2. C’est la différence qui fait la relation, mais c’est la relation qui est première par rapport
aux différences que justement elle permet de déterminer à travers des enchaînements.
Autrement le spinozisme risquerait fort de se confondre avec un empirisme matérialiste,
duquel précisément il se démarque de manière décisive sur les questions touchant la
perception, son origine et son fonctionnement. Pour la sensation chez Hobbes, cf. Y. C. Zarka,
La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1987, en
particulier le chap. i de la première partie, p. 27-35 ; cf. aussi M. Malherbe, Trois essais sur le
sensible, Paris, Vrin, 1998.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 53
Le CHEVAL AILÉ
pie du cheval ailé n’est pas la réplique de l’hypothèse qui contemple l’idée
en soi comme si elle était seule et unique dans l’esprit, car l’idée du cheval
ailé doit en supposer d’autres pour pouvoir être formée. Il s’agit alors plutôt
d’une idée, qui, une fois formée, ne doitplus être jointe à d’autres.
Il y a plus pour s’en convaincre. Dans ce passage il n’est nullement
question de sensation, ni de sentir, mais de perception. Cela indique qu’il
s’agit d’une idée considérée en rapport à 1 ’ objet extérieur qu’ elle représente
et affirme comme présent et non de l’idée rapportée à son sentiment interne.
Alors que la sensation propre à l’idée considérée en elle-même ne faisait
qu’affirmer la simple présence de quelque chose qu’il s’agissait d’isoler de
toute relation, l’idée du cheval ailé forge, en une même idée, l’idée des ailes
et l’idée de cheval préalablement connues, enchaînant la première comme
le prédicat de la seconde. En somme, alors que l’idée en soi ne fait qu’affir
mer de manière encore indéterminée, celle du cheval ailé est déjà le résultat
d’un certain enchaînement.
Ces deux hypothèses sont en fait différentes : celle du monoïdéisme ne
présuppose absolument aucun enchaînement; celle du cheval ailé présup
pose un certain nombre d’idées produisant une certaine idée. Loin de
s’invalider ou de s’exclure l’une l’autre, elles confirment la même doctrine.
Simplement la première porte sur l’aspect intrinsèque (présentatif) de
l’idée, la seconde sur l’aspect extrinsèque (re-présentatif, ou prédicatif)
d’une idée déterminée par un enchaînement1.
La sensation ou l’idée en soi, autrement dit ce que l’esprit ressent du
corps dans chacune de ses affections, n’est autre que le renvoi d’une idée à
l’autre. Affirmer, au sens de renvoyer, impliquer, ou encore envelopper,
constitue l’essence même de l’idée, savoir l’acte d’affirmer l’existence du
corps [corpus quoddam]. La formation d’une idée tient à la capacité que
l’esprit a d’enchaîner, c’est-à-dire d’inférer - d’où tout le sens d’une
expression comme concludi, sive percipi. Aussi l’idée en soi comme
sensation est moins l’unité irréductible d’une pensée que l’acte même de
distinguer, ou d’affirmer une relation d’idées. Percevoir, c’est toujours
affirmer une relation.
Ainsi compris l’esprit humain se laisse davantage lire comme un champ
de connexions d’idées qui s’enchaînent et s’affrontent selon des forces,
dont le sens nous échappe le plus souvent parce que nous en ignorons les
1. On ne confondra pas non plus T idée/sensation et l’idée simple. L'idée simple est un
conceptformé en vertu de la seule puissance de l’entendement, ce qui fait dire à Spinoza que
«les pensées simples ne peuvent pas ne pas être vraies», car «tout ce qu’elles contiennent
d’affirmation égale leur concept et ne s’étend pas plus loin». Ainsi rien ne s’oppose à ce
qu’une idée simple puisse être composée d’autres idées, alors que l’idée/sensation constitue
simplement l’unité expressive d’une pensée, ce qui fait qu’une idée se lie ou renvoie
naturellement à une autre.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 55
1.La notion de «champ» n’est pas nouvelle dans l’exégèse spinoziste. Alexandre
Matheron l’a utilisée pour caractériser la complexité de «la mémoire, qui met à notre
disposition un capital d’idées, sinon illimité, du moins pratiquement inépuisable», ce qui lui
fait dire que «notre puissance de penser de notre esprit est [...]très grande: notre champ
perceptif contrairement à celui des “âmes” plus rudimentaires, déborde largement l’instant
présent » ; cf. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 67 ; avec un tout autre
relief, elle a été reprise pour unifier sans uniformiser la varietas des domaines d’explication
de l’expérience (le langage, les passions, l’histoire), la notion de champ servant ici de
contrepoint à la notion de «circularité close» typique de l’éthique radicale des premiers
écrits ; cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l'éternité, p. 225-486.
2. On remarquera par ailleurs que c’est exactement ce que commence par faire le TIE:
distinguer les différents modes de perception, afin d’orienter l’esprit vers celui qui lui
convient le plus.
3. Nous verrons par la suite que la distinction se fait selon deux modalités bien
différentes : l’opération et l’action, qui engagent deux modes d’inférence différents - à savoir
la connaissance par images et signes (imaginatio, opinio), et la connaissance par la cause
(ratio, scientia intuitiva).
4. KV, n, 20, n. 3, point 8° (G.1.97.17 ; KVIM. 308.27). Sur ce point, qui concerne à la fois
la théorie de la perception et le rapport entre l’essence et l’existence, un rapprochement avec
56 SENSATIO
les positions de Ch. S. Peirce peut être intéressant ; cf. C. Tiercelin, « Que signifie : voir rouge ?
La sensation et la couleur selon Peirce », Archives de Philosophie, 47,1984, p. 409-429.
1. L’intégrale intelligibilité du réel et le synéchi sme ne sont que les deux faces de la même
conception de l’être. Inutile de rappeler que le commentaire de Gueroult s’ouvre et se fait
guider par le premier de ces deux principes comme par «le plus sûr des fils d’Ariane»:
« l’intelligibilité totale de Dieu » (ou « des choses »), ou encore « l’absolue compréhensibilité
de Dieu » sont pour lui le chiffre même du rationalisme absolu de Spinoza vis-à-vis de ses
contemporains (Descartes, Malebranche, Leibniz), ici doublement compris comme un
«savoir et une religion absolus» selon l’expression restée célèbre d’une «mystique sans
mystère», censée combler d’un même mouvement à la fois l’intelligence et le cœur;
cf.Spinoza. Dieu, t.I, Paris, Aubier Montaigne, 1969, p. 9-13. Sur les traces de Gueroult,
Alexandre Matheron a à son tour souligné ce point avec force : dès le début de son livre de
1969, il en fait un « principe fondamental », voire « le leitmotiv de VÉthique » depuis l’axio-
matique de la première partie : « tout est intelligible, de part en part et sans aucun résidu » ; par
ailleurs il insiste aussi sur la continuité qui lie les différents degrés de réalité des individus;
cf. Individu et communauté chez Spinoza, p. 9-10 ; Pierre-François Moreau préfère retenir la
valeur programmatique de ce principe ; cf. Spinoza. L’expérience et l'éternité, p. 220, n. 2. Fil
d’Ariane ou leitmotiv, fondement ou programme, ce principe ne prend tout son sens que
quand il est compris dans une conception continuiste (synéchiste) de la nature.
Deuxième section
UNION ET SENSATION
Chapitre ni
f
60 UNION ET SENSATION
tamen satis tuta est]1, car, si la cause est perçue clairement [clare], elle ne
l’est pas distinctement parce que la nature de la sensation et celle de l’union,
en raison même du type d'inférence, échappent à une connaissance
adéquate.
Pour le dire dans les termes de Y Éthique : de l’idée de l’idée d’un certain
corps (c’est-à-dire de la perception que nous sentons tel corps) ne suit ni la
connaissance adéquate de ce qu’est une sensation (idée de ce corps en moi),
ni de ce qu’est l’union de mon âme et démon corps pourtant impliquée dans
cette sensation. Ce que je ne connais pas adéquatement, tout en percevant
clairement leur implication, c’est donc à la fois la nature de la sensation
elle-même (l’idée que j’ai d’un corps qui m’affecte) et la nature de l’union
âme-corps (1 ’ idée du corps queje suis).
Il reste que la sensation puise ainsi sa source dans la nécessité de la
relation entre l’idée que je suis et l’idée que j’ai, car ce que je sens n’est
jamais simplement l’une ou l’autre de ces idées, mais l’une et l’autre, ou
l’une avec l’autre, sans qu’il me soit donné par ce mode de perception de
savoir exactement ce qu’elles sont: «qu’est donc cette sensation, et cette
union, nous ne pouvons pas à partir de là [c’est-à-dire la sensation] l’enten
dre absolument »2. La raison en est donnée dans la note g :
par cette union nous n’entendons rien en dehors de la sensation elle-
même3.
En effet, l’idée du corps que je suis (la sensation) n’est jamais comprise
que dans et par l’idée du corps que j’ai (la perception), d’où le danger
extrême de ce genre d’inférence rappelé dans la note h, qui conclut sur la
nature de l’union, enveloppée dans la sensation, à partir d’un modèle très
souvent imaginaire de la sensation elle-même :
Une telle conclusion, bien que certaine, n’est pas malgré cela assez sûre,
sauf pour ceux qui y prennent garde au plus haut point. Car s’ils n’y
prennent garde avec le plus grand soin, ils tomberont immédiatement dans
l’erreur; en effet, là où l’on conçoit ainsi abstraitement les choses, et non
par leur essence vraie, on est tout de suite confondu par l’imagination. Car
ce qui est en soi un, les hommes se l’imaginent être multiple. Car aux
choses qu’ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils
imposent des noms qui sont employés par eux pour signifier d’autres
choses plus familières ; d’où il arrive qu’ils imaginent celles-ci de la même
façon dont ils ont l’habitude d’imaginer celles auxquelles ils ont d’abord
imposé ces noms1.
Il n’est pas dit que l’erreur se fasse nécessairement ni toujours : on n’y
tombe que si on ne s’arme pas de la plus grande prudence. C’est avouer
à quel point l’erreur est courante. Aucun exemple n’est donné pour
l’illustrer2. Il est possible néanmoins d’y lire une critique de la repré
sentation dualiste de l’union de l’âme et du corps, dont on croit qu’ils sont
deux alors qu’ils sont une seule et même chose3. La confusion porte en effet
sur la nature de l’idée que Descartes, se l’imaginant comme une peinture
sur un tableau, distinguait de l’acte affirmatif de la volonté4. C’est ainsi
que, joignant au mot général « idée» l’image commune et familière d’un
tableau, la nature de l’idée se confond avec ce qu’elle n’est pas, et se sépare
de ce qu’elle est, à savoir une affirmation.
De même, la confusion de l’ordre de l’étendue et de la pensée mène à la
fiction de leur séparation radicale, et donc à l’impossibilité d’en compren
dre distinctement l’union, pourtant manifestée par la sensation. Comment
en effet l’âme pourrait-elle sentir si l’esprit n’était pas uni au corps? Mais
comment pourrait-elle l’être par une union, c’est-à-dire une interaction,
dont le milieu est encore imaginé comme corporel? Il faut donc conclure
sur ce point, qu’à propos du mot «idée», il est arrivé à Descartes ce que
Spinoza, plus bas dans la note z, expliquera qu’il arrive souvent à celui qui
se souvient du mot « âme » et en même temps forme une image corporelle;
ces deux objets étant alors représentés ensemble, il croira facilement qu’il
imagine et se figure une âme corporelle, ne distinguant pas le nom de la
chose elle-même.
Descartes lui-même ne semble pas avoir échappé à ce genre d’ambi
guïtés. S’il est vrai, à vouloir suivre la Méditation V7, que l’union est
apprise par les sensations de faim, de soif etc., c’est-à-dire par quelque
chose comme un « mélange de l’esprit avec le corps »5, le problème se pose
de penser de manière claire et distincte la nature de ce mélange. Trois
1.G.n. 11.29-35.
2. Pour cette raison sans doute cette note a été considérée souvent comme obscure ; cf. par
exemple, H. H. Joachim, Spinoza’s Tractatus de Intellectus Emendatione. A Commentary,
p. 30, n. 1.
3.A.Koyré y reconnaît bien une attaque contre Descartes, mais ne l’explique pas
davantage; B.Rousset ne croit pas bon de développer l’argument anticartésien, mais
s’intéresse à la fonction de signe qu’assumeraient les mots (cf. TIE/R. 192-193).
4. « En sorte que la lumière naturelle me fait connaître évidemment, que les idées sont en
moi comme des tableaux, ou des images » ; R. Descartes, Méditations III (AT. IX. 33). Sur la
notion d’idée comme un tableau, cf. M. A.Gleizer, «Spinoza y la idea-cuadro cartesiana»,
Revista latinoamericana defilosofia, 24 ( 1 ), p. 41 -54.
5. AT. IX. 64.101. Permixtione mentis cum corpore, dit la version latine
(AT. VU. 81.102).
62 UNION ET SENSATION
1. Si enim per corporeum, intelligatur id omne quodpotest aliquo modo corpus afficere,
mens etiam eo sensu corporea eritdicenda (AT. III. 424.26-29).
2. AT. ID. 694.15-21.
3. Si enim per corporeum intelligamus id quod pertinet ad corpus, quamvis sit alterius
naturae, mens etiam corporea dicipotest, quatenus est apta corpori uniri (AT. V. 223.7-10).
4. Sed si per corporeum intelligatur id quod componitur ex eâ substantiâ quae
vocatur corpus, nec mens, nec etiam ista accidentia, quae supponuntur esse realiter a
corpore distincta, corporea dici debent: atque hoc tantum sensu negari solet mentem
esse corpoream (AT. IH. 424-5.29-3). La fin du paragraphe (lignes 3-17) de cette lettre
présente la même doctrine des Passions de l’âme I, art. 27 dont Spinoza dénoncera les
contradictions dans £ V, praef.
5. AT. ID. 694.24-28.
6. Quantum autem ad me, nullam intelligo nec in Deo nec in Angelis vel mente nostra
extensionem substantiae, sed potentiae duntaxat (AT. V. 342.13-15).
7.Cf.M.Merleau-Ponty, L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et
Bergson, Paris, Vrin, 1968, en particulier la Leçon H, p. 13-16. : « l’union ne peut être connue
« QU'EST DONC CETTE SENSATION ? » 63
que par l’union [...J Descartes ne soutient [...] nulle part qu’on puisse penser l’union. 11 n’y a
rien à en dire. Les notions qu’il introduit à ce propos sont mythiques au sens platonicien du
mot : destinées à rappeler à l’auditeur que l’analyse philosophique n’épuise pas l’expérience»
(p. 15). Elle ne l’épuise certes pas, mais elle ne la rend pas moins obscure.
1. G.Ü. 11.26-28. B. Rousset (TIEfR. 190-192) a le mérite non seulement de signaler la
variante, mais d’assoir son choix éditorial sur une analyse et des considérations philo
sophiques. A. Koyré, tout en signalant en note les deux versions, préfère lire selon la lettre des
OP et suivre Auerbach contre Saisset ; cependant le sens de sa traduction reste ambigu, car elle
ne lève pas la difficulté de savoir si l’effet doit être considéré comme l’objet de la sensation
(effectus), ou bien comme une apposition à unionem et sensationem (effectum); A.Scala
tranche sans commentaire pour le génitif des OP, puis traduit comme s’il s’agissait d’un
accusatif ; R. Caillois ne signale pas non plus son choix et traduit en suivant l’accusatif des NS.
B. Pautrat, après avoir discuté les raisons de Rousset, se range à la version des NS.
2. TIEfR. 69.
3. Spinoza semble ici vouloir prévenir ce qu’il dénoncera dans E H, 10 scolie, comme
relevant d’un mauvais ordre du philosopher, commençant par les perceptions des objets des
64 UNION ET SENSATION
La sensation du vrai
C’est exactement la valeur intrinsèque de l’idée qui est sentie dans la
certitude de 1 ’ idée vraie :
La certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même; c’est-
à-dire, la manière dont nous sentons [sentimus] l’essence formelle est la
certitude elle-même '.
Le sentiment du vrai dépend exclusivement de la nature de l’idée. Ainsi,
la certitude n’est autre que la sensation donnée par l’idée vraie, savoir
l’essence objective elle-même. Quand Spinoza dit que la certitude n’est
autre que la manière dont nous sentons l’essence formelle, il faut d’abord
[prius] entendre l’essence formelle de la chose sentie dans l’essence
objective qu’est l’idée, et non l’essence formelle de l’idée de la chose;
autrement, on ne comprendrait plus que pour savoir que je sais je dois
d’abord [prius] savoir: savoir de manière certaine quelque chose, c’est-
à-dire en avoir une idée vraie, c’est avoir l’idée adéquate de cette chose, ou
son essence objective, c’est-à-dire sa définition. À cette seule condition il
est possible de comprendre que la vérité n’a besoin d’aucun signe à part
l’idée vraie elle-même. Autrement dit, la certitude d’avoir l’idée vraie
du cercle ne réside pas dans l’idée de l’idée du cercle (ainsi que le suggère
Rousset2), mais directement dans l’idée vraie ou essence objective du
cercle. La sensation du vrai appartient à l’idée vraie, car la vérité pour être
sentie n’a nul besoin d’une autre idée en dehors de l’idée vraie elle-même :
sens, sur le modèle desquelles serait ensuite pensée la nature divine, c’est-à-dire la
construction d’une métaphysique et d’une théologie sur la base d’inférences faites à partir
d’une conception inadéquate des choses naturelles. Au-delà du cartésianisme, c’est toute
approche de type empiriste, matérialiste et/ou idéaliste, qui est ici écartée, puisque ces
démarches préjugent toutes de la nature de ce qu’elles posent en premier.
1.77£,§ 35 (G.H. 15.7-9).
2.Cf.TIEfR.234, point 1. Sur cette question, cf.A.Matheron, «Idée de l’idée et
certitude», Méthode et métaphysique. Travaux et documents du Groupe de Recherches
Spinozistes, n° 2, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p. 93-104.
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 65
Conscience et sensation
L’article de Matheron, souvent cité à juste titre pour la clarté de son
argumentation, lève la contradiction, qui n’est qu’apparente, entre 1 tprius,
dans son sens à la fois logique et chronologique, qui gouverne le rapport
entre l’idée et l’idée de l’idée dans le paragraphe 35 du TIE, et le simul de la
proposition 43 de la deuxième partie de Y Éthique. Ce n’est pas la thèse de
cet article que nous voudrions reprendre, avec laquelle on ne peut qu’être
d’accord, mais un point spécifique (qui est aussi textuel) sur lequel il
l.Ibid., p.96,n.2.
2. Ibid, p. 101, point 3 ; nous soulignons.
3. EU, 43 sc (G.n. 124.13-14).
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 67
en est sans transition conscient dans sa forme (l’idée de l’idée). Ce sentir est
la racine même de la certitude, c’est-à-dire l’union de l’idée à l’essence de
la chose, et sa manière de s’annoncer dans l’esprit. Pour savoir qu’on sait il
faut d’abord que l’on sache, et ce prius du savoir qu’est l’idée vraie n’est
pas la conscience d’un savoir, bien qu’elle l’implique immédiatement.
Quand on parle chez Spinoza d’être conscient [esse conscius] et d’être
conscient de soi [conscius sui], il faut distinguer entre l’être conscient d’un
certain corps [corpus quoddam], qui se fait à travers les idées des affections
du corps (£11, 19), et l’être conscient de l’Esprit qui se fait à travers les
idées des idées des affections du corps (£11, 23) *. Aussi y a-t-il une
conscience immédiate et irréfléchie du corps donnée dans l’idée de l’affec
tion, et une conscience tout aussi immédiate mais réfléchie de l’Esprit dans
l’idée de l’idée d’affection. Cette conscience de soi restant par ailleurs tout
à fait inadéquate.
On comprend que Spinoza tienne à cette distinction entre l’idée
d’affection et l’idée de l’idée de l’affection (qui par ailleurs, sont une seule
et même chose), pour permettre la définition du désir comme appétit avec la
conscience de l’appétit. L’appétit est désir aveugle, pur désir2. Sans objet
déterminé, ni sujet déterminé (car le sujet désirant n’est jamais déterminé
que par ses objets de désir) le désir sans conscience constitue ainsi le
primum de l’essence de l’homme. Il y a entre Vappetitus et la cupiditas la
même flexion qu’entre le primum de l’essence de l’Esprit humain (£ II, 11)
et ce qui arrive [contingit] dans l’objet constituant l’Esprit humain (£11,
12). Or, cet effort rapporté à la fois au Corps et à l’Esprit, c’est l’union de
l’âme et du corps, et cette union affirmée par l’appétit c’est Vidée-sensation
du corps3.
S’il est vrai que le corps existe tel que nous le sentons, cela ne veut pas
dire qu ’ il existe aussi tel que nous en avons conscience1. Il faut tenir à cette
différence qui s’avère utile pour comprendre la redéfinition de la cupiditas
dans la première définition des affects. Le désir, en effet, n’est pas l’essence
nue, mais l’essence affectée.
Il est temps de considérer la nature de ce lien étroit entre ce que Spinoza
conçoit comme étant le primum de l’essence, qui est l’idée de quelque
chose de singulier existant en acte2 (à savoir le corps)3 et ce qui l’assigne à
la singularité de ses modifications4, au sens où il doit pouvoir manifester
ensemble l’union essentielle de l’âme et du corps telle qu’elle est encore
contenue dans les attributs de Dieu pendant qu’elle s’éprouve dans
l’existence de ses modifications. Ce qui constitue l’épreuve de ce que nous
sentons [sentimus] tiendrait au statut logique et phénoménologique de ce
lien entre l’essence et l’existence : lien qui les unit et en même temps les
distingue comme lieu d’une résonance affective marquant l’advenir même
de l’être de la chose finie que nous sommes.
Si Spinoza complète la définition du premier des affects, c’est bien pour
y inclure aussi la conscience, qui ne pourrait être comprise sans plier
l’essence dans sa modification. S’il n’y a pas de conscience en soi, c’est que
la conscience n’est jamais que l’idée qui accompagne quelque modification
survenue à l’essence. La conscientia comme réflexivité ou forme de l’idée
ne modifie donc pas l’affect, elle n’en est qu’un reflet, qui lui est unie
comme l’Esprit est uni au Corps.
Il y a donc deux manières de comprendre les phénomènes rapportés à la
conscience. Premièrement, dans l’ordre du premier genre de connaissance :
il y a un être conscient immédiat et irréfléchi du corps, qui se lit directement
au niveau de 1 ’ idée de 1 ’ affection du corps. Tel est le sens de 1 ’ axiome 4 de la
deuxième partie: «nous sentons qu’un certain corps est affecté de
beaucoup de manières ». Ainsi, l’homme pense et il y a bien un corps qui est
affecté. Pourquoi un certain (quoddam) corps et pas plusieurs? Pourquoi ne
sentons-nous pas autant de corps qu’il y a d’affections différentes? Ce
sentiment du corps, l’axiome 4 le laisse encore dans l’anonymat : il ne dit
1.N’est-ce pas le cas, par exemple, du bébé, dont Spinoza nous dit «qu’il vit tant
d’années comme inconscient [quasisui inconscius] de lui-même », alors que l’on ne peut pas
dire qu’il ne (se) sent pas ; cf. E V, 6 sc (G.Ü. 241.7-8).
2. EU, 11 : « Le premier qui constitue l’être actuel de l’Esprit humain n’est rien d’autre
que l’idée d’une certaine chose singulière existant en acte » (G.II. 94.14-15).
3.£ü, 13 : «L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un
mode de l’Étendue précis existant en acte, et rien d’autre » (G.II. 96.2-3).
4. £11,12 : « Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain doit être
perçu par l’Esprit humain, autrement dit, il y en aura nécessairement une idée dans l’Esprit;
c’est-à-dire, si l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est un corps, il ne pourra rien
arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Esprit » (G.II. 95.13-18).
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 69
pas en effet que ce que nous sentons est notre corps. Mais surtout il n’est pas
dit comment toutes les affections sont rapportées à ce certain corps. S’il est
vrai que l’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain n’est pas
simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées, comment cette
pluralité est-elle sentie comme concernant un seul et même corps? Spinoza
ne le dit pas, semblant présupposer qu’il y ait un sens cénesthésique du
sentir qui concerne le corps dans sa singularité, le qualifiant comme pôle
sensible d’un ensemble d’affections. Le corps est donc senti comme singu
larité plurielle, c’est-à-dire comme rapport synthétique d’une multiplicité
sensible.
Pour essayer d’éclaircir ce point, il faut se souvenir que les parties
composant le Corps humain n’appartiennent pas à l’essence du Corps lui-
même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux autres leurs
mouvements selon un certain rapport précis; si donc les différentes
affections du corps sont senties comme étant les siennes, c’est que nous
devons sentir leur rapport constitutif, qui manifeste l’essence singulière du
corps affecté. Le sentiment du corps se donne donc aussi grâce aux rapports
qui en expriment l’essence. La variation et la distinction de telle ou telle
sensation, dont nous parle TIE, §21, ne peut alors se faire que sur fond
d’une teneur affective que l’essence du corps en tant que rapport exprime.
Tant qu’il concerne l’existence de telle ou telle affection, ce sentir est certes
inadéquat (partiel), mais dans la mesure où, comme on essaiera de le
montrer dans la partie V de Y Éthique, l’idée de l’essence étemelle du corps
appartient à ou constitue aussi l’essence de l’Esprit, il doit y avoir un
sentiment de l’éternité de l’essence de notre corps, accompagné de l’idée de
Dieu comme sa cause (« réelle » conscience de soi, qui se double toujours
d’une « réelle » conscience de Dieu).
S’il y a une conscience sans science, expression sans compréhension de
l’union de l’Esprit et du Corps *, il y a aussi un avoir conscience de soi ou de
son Esprit comme idée réfléchie de l’Esprit qui pense à l’idée qu’il a dans
l’idée qu’il est, sans relation à l’objet. Il suit donc que dans l’ordre de
l’expérience ou de l’imagination il ne peut y avoir idée d’idée s’il n’y a pas
d’abord [prius] idée du corps. Il faut sans doute prendre cette priorité au
sens à la fois logique, phénoménologique et chronologique : logique tout
d’abord, car l’homme est constitué d’Esprit et de Corps; phénoméno
logique,, car l’Esprit n’existe et ne sait qu’il existe que s’il est uni au corps,
et donc toute réduction de l’homme à l’idée ou forme de son esprit suppose
le corps auquel il est uni ; chronologique enfin, car il y a bien des choses que
l’esprit affirme sans besoin de savoir qu’il les affirme, en revanche, il ne
sait qu’il les affirme que parce qu’ il les a d’abord affirmées. La raison en est
1. Cf. par exemple £HI, 9.
70 UNION ET SENSATION
danger, échec, limite : il est ce nom universel et singulier à la fois, qui surgit
quand nos désirs butent contre le monde; c’est en effet quand le monde
nous résiste et nous désavoue que nous sentons notre être comme limité et
comme sujet d’impuissance, que le langage, dans le jeu de ses différences,
lui assigne une place et en arrive à le nommer, que la grammaire le recouvre
enfin d’un pronom1; et c’est comme cela aussi que Spinoza nous le fait
rencontrer dans le Prologue du TIE2. Si le sujet n’apparaît que tardivement
dans l’ordre de l’expérience et du langage, c’est qu’il est le résultat de
rencontres, jouet et enjeu de passions et donc de contradictions. Si le sujet
est en soi toujours un être ambigu, c’est qu’il se constitue, comme nous
l’avons vu, dans l’expérience même du doute, de l’hésitation, de l’empê
chement; il s’éprouve dans une oscillation, comme entre-deux, partage,
obstacle; il ne repose donc pas en soi, n’est jamais entier. Si le sujet a ten
dance à s’oublier dans lajoie, il se retrouve inévitablement dès qu’il la perd.
On peut remarquer que le vocabulaire de la conscience n’intervient
jamais quand il est question du deuxième genre de connaissance, là même
où l’on se sentirait en droit de pouvoir l’attendre, comme par exemple dans
E II, 43 et scolie dans l’analyse de l’idée vraie de l’idée vraie. Ce n’est sans
doute pas un hasard si Spinoza délaisse cette terminologie si chère aux
tenants de l’intériorité et de l’introspection. L’idée vraie est réflexive par
elle-même et non parce que la conscience de l’âme y réfléchirait. Pour le
dire avec le 7TP, quand on goûte à la certitude d’une idée vraie - comme si
la certitude du vrai était une saveur avant même d’être conscience - ce n’est
pas la conscience que l’on découvre, mais l’expression de la puissance de
l’esprit réjoui de comprendre, qui tendrait plutôt à défaire l’illusion de cette
possession de soi, dont la conscience du premier genre se flatte comme
dans un rêve. C’est parce que la conscience n’est pas le temple de la vérité,
mais la première gardienne de nos illusions, que Spinoza, après l’avoir
démise de ses fonctions, quand il parle de la connaissance de deuxième
genre, en a comme oublié le nom et avec lui tous les problèmes psycho-
l.On peut penser ici à Kant, qui remarque l’apparition tardive chez l’enfant de la
première personne du singulier ; cf. I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad.
fr. par Michel Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 17. Peirce reprendra ces remarques pour montrer
dans un esprit anticartésien déclaré et proche de Spinoza, comment le «Je» surgit avec
l’expérience de l’erreur qui nous fait rencontrer la réalité du côté de notre impuissance;
cf. Ch. S. Peirce, « Questions concernant certaines facultés que l’on prête à l’homme », Textes
anticartésiens, trad. de Joseph Chenu, Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 173-194, en
particulier p. 182.
2. Sur ces aspects on se reportera aux analyses de Pierre-François Moreau, Spinoza.
L’expérience et l'éternité ; cf. également T. Zweerman, L'introduction à la philosophie selon
Spinoza. Une analyse structurelle de l’Introduction du Traité de la réforme de l'entendement,
suivie d’un commentaire de ce texte, Louvain, Van Gorcum, Assen, Presses universitaires de
Louvain, en particulier p. 40-42.
72 UNION ET SENSATION
l.G.H. 301-302.30-2.
Chapitre iv
SENTIR L’ÉTERNITÉ
1. Notons que si l’on cherche le sentiment de la finitude, à proprement parler ce n’est pas
dans les commencements qu’il faut le chercher, mais dans ce qui limite, empêche, arrête,
contraint. La chose n’est-elle pas dite «finie» [diciturfinita] précisément quand elle «peut
être terminée » [terminaripotest] ? Voir infra chapitre suivant.
2. Cf. £m, lise.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 75
à un lieu précis à cause d’une autre idée qui la pose ou l’exclut, il ne pourra
pourtant pas tenir l’être de sa puissance de l’un de ces commencements
extérieurs (une autre idée qui le pose) - et donc il ne pourra pas non plus le
perdre par sa fin extérieure (une autre idée qui la supprime). La nature de ce
qui se perd ne peut en effet relever que de la nature de ce qui a été posé.
Il y a quelque chose [aliquid] de l’Esprit, en deçà de ce qui arrive
[contingit] au Corps, qui touche à son union essentielle avec celui-ci et qui
ne s’épuise pas dans l’affirmation de son existence présente. Et de cela nous
devons, en désespoir de pouvoir en imaginer la cause, en avoir quelque
sensation, avant d’en connaître adéquatement la cause : c’est comme si
l’éternité se faisait sentir d’abord comme un avant-goût du désir, que les
biens que l’on dit faux viennent habiller et masquer de leur parure, sans que
nous parvenions à en savourer pleinement le goût; puis, comme un arrière-
goût de sa consommation, qui n’a pas su tenir sa promesse et dont nous
sommes toujours en reste, insatisfaits1. C’est pour cela que le sentiment de
l’éternité trouve si souvent sa place dans l’opinion parmi les rêves de
l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire dans un prolongement imaginaire
de la durée après la mort, où l’Esprit, se conformant de manière imaginaire
à la durée indéfinie qu’il enveloppe, s’imagine comme continuellement
présent à soi selon le mode temporel et spatial qu’implique la présence2. En
revanche, « le goût de la certitude », le sentiment de la nécessité auquel la
raison nous entraîne, enveloppe le sentiment d’une certaine espèce d’éter
nité. En effet, l’Esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en
comprenant, que celles qu’il a en mémoire. Les démonstrations sont là
pour aider à rendre l’Esprit sensible à ce que l’imagination enchaîne
à sa manière. Car l’ordre des démonstrations entraîne l’imagination dans
d’autres enchaînements d’images et de signes qui ne dépendent plus de
Actualité et existence
On comprend alors que E V, 29 sc nous dise que nous concevons
l’actualité de deux manières: il y a une actualité de l’existence selon
l.Si on voulait adopter ici le langage de Gueroult, et ce que lui-même appelle son
interprétation, il faudrait dire que l’existence au sens de la durée suppose à la fois l’acte du
mode infini immédiat (ordre des essences données «en cascade») et celui du mode infini
médiat (Tordre des existences selon leur enchaînement dans la durée) sans distinction;
cf. M. Gueroult, Spinoza. Dieu, 1.1, p. 325-331. Pierre Macherey reprend à sa manière cette
perspective dans son commentaire à £11,7, distinguant « Tordre des essences » (mode infini
immédiat) de la «connexion des existences» (mode infini médiat); cf.P.Macherey, Intro
duction à /'Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 75.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 79
1.Cf.sur ce point notre article «Les sens de l’image», Magazine littéraire, n°370,
novembre 1998, p. 45-46.
2. Le TIE l’avait déjà fait remarquer, YÉthique reprendra cette idée : l’esprit n’a pas le
pouvoir « par sa seule force de créer des sensations et des idées qui ne sont pas celles des
choses » ; TIE, § 60. L’esprit n’est pas comme un dieu, dit Spinoza, il n’a pas le pouvoir de la
création. On le sait, les modes ne peuvent pas créer (ni des essences, ni des existences), ils
peuvent seulement engendrer d’autres existences.
3. Nous tomberions alors dans ce que Hegel appelait un acosmisme.
80 UNION ET SENSATION
l.Si nous n’étions qu’une seule et unique idée, comme nous l’avons vu ci-dessus
(chap. i), nous ne connaîtrions rien du tout. Nous serions une pure sensation sans contenu,
simple ouverture et affirmation de l’existant. C’est que, à proprement parler, connaître c’est
connaître deux fois, c’est au moins avoir ou être deux idées, et ce parce que l’idée est toujours
l’expression d’une relation modale: l’idée d’une idée. Une idée est toujours, quant à son
existence, l’effet d’une autre idée, c’est-à-dire le produit d’une inférence.
2. Le mode infini médiat, dans l’ordre de la production divine, « précède » logiquement
les modes finis, qui, eux, en procèdent. Insistons : processus, et non procession, car la
production qui lie les modes finis et les modes infinis se fait de toute éternité. L’image de la
cascade employée par Martial Gueroult évoque encore une vision de type néoplatonicien.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 81
1. Le passage du TIE, § 7 est bien connu : « Je me voyais en effet plongé dans le plus grand
danger et contraint de chercher de toutes les forces un remède, quoique incertain; ainsi
qu’un malade menacé par une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à moins
qu’il n’emploie un remède est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain
qu’il soit; car c’est en lui que réside tout son espoir» (G.Ü. 6-7.32-5). Pour un commentaire,
cf. L. Vinciguerra, «Spinoza et le mal d’éternité», Fortitude et Servitude. Lectures de
/'Éthique TV de Spinoza, Ch. Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy (dir.), Paris, Kimé, 2003, p. 163-
180. Il n’y a pas lieu ici de s’étendre sur ce parallèle, mais à titre d’exemple, cette simple
citation, tirée du début de La maladie à la mort n’est pas sans résonance avec le récit du TIE :
« Et quand le danger est devenu si grand que la mort est devenue l’espérance, le désespoir est
la désespérance de pouvoir même mourir. C’est donc en ce dernier sens que le désespoir est la
maladie à la mort, cette torturante contradiction, cette maladie du moi qui consiste à mourir
sans cesse, à mourir sans mourir, à mourir à la mort. Car mourir signifie que tout est fini, mais
mourir la mort, c’est vivre le mourir, et le vivre un seul instant, c’est le vivre à jamais. Si un
homme devait mourir de désespoir comme on meurt d’une maladie, l’étemel qui est en lui,
son moi pourrait mourir au même sens que le corps meurt de maladie. Mais cela est impos
sible; le mourir du désespoir se transforme constamment en un vivre»; S. Kierkegaard, La
maladie à la mort, trad. fr. de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, in Œuvres
complètes, Paris, Éditions de l’Orante, vol. 16,1971, p. 176; cf. aussi C. Anne, «Kierkegaard
lecteur de Spinoza et la question de l’éternité», Studia Spinozana, vol. 10, Spinoza and
Descartes, Kônigshausen & Neumann, 1994, p. 135-153.
2. Nous empruntons ce terme « dialectique » à Pierre-François Moreau, qui tombe ici à
point pour rendre compte du mouvement et du surenchérissement éthique de la voie que nous
fait suivre Spinoza au seuil d’une maladie mortelle, qui est aussi dangereuse qu’elle peut être
salutaire quand elle fait le jeu de la nécessité (et non plus du libre choix) d’une véritable
guérison ou renaissance : « On pourrait employer ici le terme de “dialectique”, à condition
d’en déterminer suffisamment le sens. H s’agit non pas de mettre en oeuvre une négativité ori
ginaire, mais de faire à chaque étape saillir les limitations encore inaperçues qui provoqueront
les déplacements productifs du cheminement »; Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 165.
82 UNION ET SENSATION
qui fait frémir. Notre éternité est dans l’essence de ce qui nous tient et de ce
à quoi nous tenons le plus, et que le plus souvent nous comprenons mal,
nous exposant ainsi à l’éprouver d’une manière plus aiguë encore.
Nous sommes ici en ce lieu où les aspirations du religieux et du
philosophe peuvent se croiser; mais aussi et surtout au point, il faut le
souligner, où ils se distinguent pour diverger à jamais. La conversion du
désir vers l’objet qui en réalise la nature et la puissance au plus haut point
cédera ou ne cédera pas de cette même puissance qui l’a initié à son doulou
reux cheminement. D cédera si, au lieu de se faire convertir par la puissance
de l’entendement («lumière divine», dira le TTP), il croit encore pouvoir
en remettre l’autorité à un signe (dieux, religions, ou autres idéologies)
autre que sa puissance même, dans l’espoir que ce transfert puisse en
échange le (ré)compenser de ce qu’il croit encore pouvoir lui abandonner :
la vérité de son désir. Rien n’y fera, l’alliance avec Dieu n’est pas contrac
tuelle. Spinoza avait appris à ses dépens, mais aussi pour sa propre édifica
tion, qu’aucun espoir en d’autres biens n’aurait su compenser la perte de
souveraineté de la raison, puissance aussi inaliénable que celle du vrai, qui,
quel qu’ en soit le prix, ne peut se changer en faux.
Chapitre v
LE FINI ET LA FINITUDE
«Nous sentons que nous sommes étemels» peut alors d’abord faire
l’effet d’un éclair en plein jour. Pourtant il s’agit moins d’étonner, que de
nous confirmer dans le sentiment de ce que nous sommes censés savoir
depuis toujours, afin que nous puissions enfin le diriger vers la compré
hension de sa cause. Tout porte à croire que notre éternité est pour Spinoza
quelque chose d’absolument clair, d’évident, d’incontestable, voire de
normal ou de commun. Aucune emphase ne vient relever l’expression (il
est vrai qu’elle convient si peu au style de Spinoza). Le sentiment de notre
éternité n’est jamais présenté comme une expérience hyperbolique, extra
ordinaire ou mystique : rien dans le texte n’indique ou ne suggère un mou
vement d’ascèse. C’est comme s’il nous disait : - « Quoi ! L’éternité? Que
croyais-tu? Elle est là. Ne t’obstine pas à la chercher ailleurs ». Il s’agit de
réaliser ce qui est déjà en nous depuis toujours, comme si l’effort de
recouvrer notre éternité ne consistait qu’à la libérer de tout ce que nous
faisons par ailleurs pour la recouvrir et nous en distraire. C’est parce que, en
quelque sorte, l’éternité est depuis toujours déjà là, que notre effort peut
consister, alors même que nous nous apprêtons à la comprendre par sa vraie
cause, tout simplement à la laisser être, c’est-à-dire à nous laisser être dans
l’ouverture de sa sensation.
Il peut donc se faire que nous soyons parfois comme saisis d’éternité,
surpris par elle, au tournant d’une conjonction fortuite dont les causes nous
échappent; que provisoirement et presque par hasard, nous ne soyons plus
distraits par tous les sens imaginaires que nous prêtons habituellement à nos
pratiques mondaines (qui par ailleurs ont toutes leurs raisons d’être), avant
que celles-ci ne reprennent le pas et ne viennent à nouveau pour ainsi dire la
recouvrir. Il arrive donc que nous entrevoyons notre éternité comme au
passage, sans arriver ni à la nommer, ni à la comprendre.
C’est pourquoi, au point où elle se place dans l’itinéraire de Y Éthique,
l’éclat de la proposition n’est censé qu’ajouter de la lumière à de la lumière
84 UNION ET SENSATION
et à ce qui a été déjà suffisamment établi et éclairci1. Car ce qui est certain
à présent, c’est que ce qu’annonce cette sensation d’éternité en Dieu est
contenu dans ce qui constitue le primum de l’être actuel (au sens de
l’essence) de l’Esprit humain, dont nous avait déjà parlé £ II, 11. Son corol
laire nous avait fait découvrir, alors davantage pour provoquer la pensée du
lecteur itinérant et l’orienter dans la bonne voie que pour la confirmer dans
sa progression encore hésitante, qu’il est une partie de l’entendement infini
de Dieu. Mais justement, la proposition 11 (complétée et précisée par la 13)
contemple à la fois la perspective sur l’essence et celle sur l’existence,
auxquelles elle satisfait avec la même rigueur. C’est pourquoi Spinoza a
inscrit au sein de la même proposition les deux sens des termes « existence »
et « acte », qu’il ne dévoilera que par la suite2.
Le singulier et le fini
Reste le dernier terme de cette proposition, peut-être le plus important,
dont on n’a encore rien dit : le fini. C’est avec beaucoup de précaution qu’il
faut ici l’introduire. En effet, le primum, qui constitue l’être actuel de
l’Esprit humain n’est assurément rien d’autre que l’idée d’une certaine
chose existant en acte, qui est singulière, mais qui - la démonstration le
précise sous forme d’une litote - n ’est pas infinie [ai non rei infinitae]3. On
s’attend donc à ce qu’elle soit finie (la démonstration dit « singulière »). Le
sentiment de notre éternité, s’il concerne effectivement l’essence finie de
notre corps dans sa force [vis] de persévérer dans l’être, cette puissance
pourtant il la détient en tant qu’effet ou propriété d’une cause étemelle et
infinie. L’objet de l’idée qui nous donne la sensation d’éternité, dans la
mesure où il est conçu comme contenu dans l’attribut étemel de Dieu, est
alors certes singulier, et par conséquent fini, mais on ne saurait le dire fmi
Or, justement, toute « chute »1 dans l’expérience, qui finit par constituer ce
que l’on nomme comme étant la condition mondaine de la finitude, est
constamment et inlassablement relevée par une essence, qui, elle, n ’enfinit
pas définir.
1. Nous employons à dessein ce terme, pour faire retentir encore plus la distance et le sens
«corrigé» qu’il assume vis-à-vis de la tradition judéo-chrétienne et néoplatonicienne qui
communément le sous-tend. En effet, il ne faut pas entendre cette chute comme la perte d’un
quelconque état de perfection ou de béatitude, qui disqualifierait l’«ici-bas». La chute est
l’épreuve de ce qui échoit et touche l’existant et le limite de l’extérieur, limites sans lesquelles
nous ne pourrions pas sentirce qui dans la limite ne peut pas être limité.
LE FINI ET LA FINITUDE 87
1.G.D. 294.22-24.
2. £ V, 23 sc (G.H. 295-6.31-3).
3. Notons au passage que le verbe experior ici employé par Spinoza, qui a fait
tant parler de lui, est souvent assez mal traduit. Experiri ne veut pas dire en premier
lieu «savoir par expérience» (Ch.Appuhn, A.Guérinot) ou «savoir d’expérience»
(B.Pautrat,); P.-F.Moreau dit bien sur ce point que «Spinoza ne parle pas de savoir; il
dit sentir, éprouver» (Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 542). Il est donc préférable
de traduire, comme on le fait généralement, par «expérimenter» (Durante-Gentile-Radetti,
E. Giancotti, P. Macherey), tout en remarquant, par ailleurs, que ce choix ne démêle pas les
différents aspects du verbe expérimenter, qui semblent pourtant être impliqués en ce que veut
dire ici Spinoza. On se souviendra alors que le premier sens de experiri est celui de
« éprouver », de « faire l’essai » dans le sens de « éprouver ses forces en quelque chose », ou
encore «de tenter de réaliser quelque chose». Il n’est donc pas interdit de penser que par
experimur l’on puisse (aussi) entendre un effort propre à l’esprit de réaliser l’éternité en sa
plus grande paît. Il y a en effet deux sens du verbe réaliser : rendre effectif ou réel, produire
quelque chose; mais aussi se rendre compte ou prendre conscience, c’est-à-dire comprendre
de mieux en mieux l’éternité qui de plus en plus se réalise en nous.
LE FINI ET LA FINITUDE 89
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Deuxième partie
LE CORPS ET SA TRACE
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Troisième section
LOGIQUE DE L’AFFECTION
En a-t-on terminé avec la sensation? Pas tout à fait. Sans perdre de vue
l’union âme-corps dans laquelle, comme on a vu, elle joue un rôle essentiel,
il reste maintenant à l’envisager du côté du corps. Le TÏE n’avait pu le faire,
puisqu’il s’était donné pour programme de distinguer les différents types
d’idées. Il faut à présent s’orienter vers l’analyse de l’affection [ajfectio].
Avec l’abandon du substantif sensatio1, le vocabulaire spinoziste dans
l’Ethique se transforme, il quitte le registre et les références de l’empirisme
baconien et de la philosophie cartésienne, pour se constituer dans le cercle
clos des références internes à un système. Se transforme-t-il au point de
changer de sens, voire de doctrine ? Cela reste à vérifier.
Qu’est-ce qu’une affection ? Adfecîio est animi autcorporis ex tempore
aliqua de causa commutatio, ainsi la définissait Cicéron2, c’est-à-dire
comme un changement subi de l’état moral ou physique dû à une quelque
cause. Thomas d’Aquin ne voyait aucune différence entre la passion et
l’affection3. Descartes emploie ajfectio comme synonyme de qualitas4, et
affectus dans le sens de passion [passio]5. Le vocabulaire de Spinoza n’est
1. «Pour quelle raison le terme sensatio a-t-il été abandonné? Probablement parce qu’il
pouvait conduire à l’équivoque de considérer la sensatio comme une opération des sens et non
de l’âme, et par conséquent à la comprendre comme un effet de l’action du corps sur l’esprit » ;
F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza » ; p. 294-295.
2. De inv., 1,36. L’aspect moral de l’affection dans une veine stoïcienne se retrouve chez
Cicéron : rectae animi adfectiones virtuies appellantur; Tusc. 2,43.
3. Cf. Sum. Theol., I, II, quaestio 24, art. 2.
4. Cf. AT. V. 341 ; Vin. 22.28 ; Vffl. 52.27; Vm. 316.9.
5. Cf. AT. m. 66.10; V.344.20; V.347; VH.9.7; VH.74.25-27; Vffl.32.10;
cf.E. Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, 1979 (1913), p.9; et également
H. A. Wolfson, La philosophie de Spinoza. Pour démêler l’implicite d’une argumentation,
p. 557. On trouvera quelques éclaircissements sur l’équivalence de l’expression cartésienne
passions de l'âme avec le latin passiones animae, affectus animi, ou encore affectiones animi
tout comme sur l’usage et le sens de ces expressions chez Burgersdijk, Heereboord, Clauberg
dans P. Dibon, « En marge de la Préface à la traduction latine des Passions de l’âme », Studio
Cartesiana, 1,1979, p. 91-109, maintenant dans P. Dibon, Regards sur la Hollande du siècle
d’or, Napoli, Vivarium, 1990, p. 523-550, en particulier p. 531-544.
94 LOGIQUE DE L’AFFECTION
pas étranger aux références classiques, mais il s’en démarque. Affectio n’a
plus une valeur morale et n’occupe plus tout à fait le même champ séman
tique de l’affect [ajfectus], bien que les deux substantifs obéissent tous
deux au verbe afficere, le plus souvent employé dans sa forme passive.
L’affection est à la fois l’acte d’affecter et l’état ou la disposition qui en
résulte. Elle conserve aussi l’idée classique de la modification ex tempore,
puisque l’affection est tout ce qui arrive à quelque chose : quicquid con-
tingiîK L’affection est donc ce qui touche2, ce qui survient au contact3,
mais également ce qui se produit de manière aléatoire. D’où l’idée de con-
îingentia, de ce qui survient par accident, et, dans un sens plus spinoziste, ce
qui advient selon l’ordre et la nécessité naturelle. Cela dit, et c’est la dif
férence, aucune caractérisation temporelle ne vient qualifier l’affection en
tant que telle. La contingentia, en effet, n’appartient pas à l’essence du
conîingere. Si la nécessité de ce qui nous échoit se pare si souvent du
masque de la fortuna, cela est dû seulement à un défaut de notre connais
sance. On se souvient que la préface du TTP s’ouvre sur l’inconstance des
hommes et le « visage» de la fortuna qui ne peut leur être toujours favo
rable. La.fortuna n’est donc ni l’équivalent ni l’antécédent de la nécessité
spinoziste, car ce qu’elle nous réserve est déjà interprété dans le sens de ce
qui nous agrée ou non. Le contingere, en revanche, s’inscrit de plein droit
dans la nécessité spinoziste.
Dans Y Éthique, le terme affectio recouvre un double emploi4. Il
sert d’abord à définir le mode5, curieusement par un pluriel [affec-
1. Cette expression fait son apparition dans £11, 9 cor (G.II.92.16-18). Dans le même
registre, dans le scolie du corollaire de la proposition suivante, Spinoza reprend la distinction
thomiste du Dieu cause des choses selon l’être [secundum esse] et selon le devenir [fieri]. On
peut entendre dans contingere l’écho de 1 ’evenisse et du fieri présents dans l’appendice de la
première partie de Y Éthique. Ces termes indiquaient eux aussi la production d’un événement
2. Dans le contingere il y a en effet le tangere.
3. Presque toujours Y affectio caractérise la modification du corps, mais il arrive que
Spinoza l’emploie également pour indiquer une modification de l’Esprit [Mentis affectio]
comme dans £IÜ, 52 sc (G.ü. 180.15), voire un état [constitutio] de l’essence de l’homme;
cf. £113, aff def 1 expl (G.ü. 190.23-27).
4. L’Éthique compte 104 occurrences.
5. «Par mode j’entends les affections de la substance, autrement dit, ce qui est en autre
chose, et se conçoit aussi par cette autre chose » ; £1, def 5 (G.H 45.20-21). Comme l’on sait
quand on traduit du latin la question de l’article pose un problème. Devant choisir, on préféra
traduire subtantiae affectiones par « les affections de la substance » (solution adoptée par
O. Baensch, G. Durante, R. Caillois, A. Guérinot, M. Gueroult, K. Blumenstock, P. Macherey)
au lieu de « les affections d'une substance » (solution préférée par Ch. Appuhn, E. Giancotti,
B.Pautrat, W. Bartuschat); non que la traduction qui opte pour l’article indéterminé soit
fausse ; simplement elle met davantage l’accent sur un sens nominal de la définition. Il est vrai
que le lecteur n’est pas censé savoir qu’il n’y a qu’une seule et unique substance, néanmoins,
dès que cela est acquis par voie démonstrative, une définition qui laisserait encore entendre la
*
LOGIQUE DE L’AFFECTION 95 ;
il
■:
1. Ce double emploi de l’affection a aussi été remarqué par Charles Ramond, Le voca
bulaire de Spinoza.Pans, Ellipses, 1999, p. 12-14.
Chapitre vi
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE
L’ÉMERGENCE DU SINGULIER
l.Ep, 83 du 15 juillet 1676: «Vous me demandez si la diversité des choses peut être
démontrée a priori à partir du seul concept de l’Étendue: je crois avoir démontré assez
clairement que c’est impossible; c’est pourquoi la définition cartésienne de la matière par
l’étendue me semble mauvaise; elle doit être au contraire expliquée nécessairement par un
attribut qui exprime une essence étemelle et infinie. Mais je vous parlerai peut-être plus
clairement de tout cela une autre fois, s’il m’est donné de vivre assez. Je n’ai pu jusqu’ici rien
mettre en ordre sur ce sujet » (G.IV. 334.22-28).
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 99
UN POINT AVEUGLE?
Tout cela ne va pas sans difficultés. Nulle part ailleurs dans Y Éthique
comme entre les propositions 7 et 11 du De Mente, on ne trouve autant
d’avertissements et d’aveux d’impuissance à la communication3. Nulle
cette question, cf. J.-M. Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand,
Paris, Vrin, 1994, en particulier le chap.n, § IV, 2, p. 95-100, selon lequel, Y Éthique serait
pour Fichte : « une ontologie qui prétend se passer de phénoménologie et c’est ce qui crée un
hiatus entre le Livre Iet le Livre II, autorisant une opposition entre le spéculatif et le pratique »
(p. 96). Pourtant, on ne peut dire que Spinoza y renonce complètement ; simplement, dans le
De Mente, il évite de la présenter comme fondatrice, c’est-à-dire encore comme anthro-
pocentrée à partir de l’illusion trop humaine de la liberté et de la contingence. Le point de vue
humain introduit par la proposition 11 n’est donc pas exclusif d’autres singularités, il est
assumé à l’avance comme humain dans notre intérêt.
1. Cf. les deux postulats de la troisième partie, ainsi que les trois premières propositions.
2. À ce propos, il faut nuancer une lecture qui insisterait sur une coupure nette entre les
deux premiers livres et le troisième. Cela a été le parti, par ailleurs théoriquement fertile, pris
par Antonio Negri, qui devait le mener à émettre une hypothèse forte à la fois sur le plan
historiographique et interprétatif : «Et maintenant une hypothèse : il y a effectivement deux
Spinoza» ; A. Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, P.U.F.,
1982, p.39. Il ne s’agit nullement de nier ces effets de coupure, simplement ils sont plus
nombreux et diffus qu’on ne veut parfois le reconnaître. La théorie du conatus constitue
moins une refonte du système à partir d’un nouveau registre, que la reprise de césures déjà
actives dans le texte. Quant à la datation de la composition de la troisième partie, qui selon
Negri aurait dû avoir lieu suite à une «cesura sistematica» à l’intérieur de l’œuvre, entre les
années 1665-1670, Emilia Giancotti, en s’appuyant sur un passage de la Lettre 28, a déjà fait
remarquer les limites historiographiques de l’hypothèse de Negri ; cf. Spinoza, Etica, (a cura
di) Emilia Giancotti, Roma, Editori Riuniti, 1988, p. 376, n. 48 et p. 10-13 de l’Introduction.
3. « Et pour le moment je ne peux expliquer cela plus clairement » ; EU, 7 fin du scolie
(G.H. 90.29-30); «et pourtant je vais m’efforcer d’éclairer la chose autant que possible»;
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 101
qu’à rendre moins certains les principes de ce que Descartes jugeait avec
autant d’assurance être distinctement et adéquatement connaissable par un
entendement fini. À aucun moment de sa courte réponse, Spinoza ne remet
en cause le fond de sa doctrine; au contraire, il réaffirme sa différence
d’avec Descartes, rétablit sa définition de l’étendue comme puissance éter
nelle et infinie, renvoie enfin à un nouvel ordre démonstratif qui semble lui
avoir fait défaut jusqu’à cette date, et que, faute de temps, on le sait, il ne
parviendra pas à nous laisser.
Il reste que la pédagogie de Y Éthique n’a de chances d’aboutir, que si sa
démarche déductive, seule garante de sa fin immanente, ne subit pas
d’entraves aussi graves ou de raccourcis à ce point rapides, qu’ils fassent
trébucher le lecteur sans espoir qu’il se relève1. Avant même d’être
composée de noyaux doctrinaires, Y Éthique est parcouru de seuils, que l’on
franchit parfois presque en aveugle, comme si par endroits la suture entre
les démonstrations n’était pas tout à fait assurée, et que le clignement
physiologique des yeux indispensable à la vision oculaire l’était aussi pour
les yeux de l’esprit. Là où le texte dissimule un foisonnement de décisions,
petites et grandes, les commentateurs y voient souvent des anticipations
plutôt que des problèmes. Sa progression n’est alors pas si linéaire, bien que
Spinoza se soit certainement efforcé de rendre le chemin le plus droit
possible. C’est pourquoi, après s’être vu ôter toute chance de retour à
d’anciens préjugés, le lecteur pourra tendre plus docilement la main à son
guide, tout en essayant par ses seules forces de regagner la lumière. Il n’est
pas d’itinéraire philosophique si balisé qui ne réserve sa part de difficultés
etd’épreuves, qui ne demande à l’itinérant d’essayer par nécessité de tracer
son propre chemin, de voir par lui-même, et non simplement de se limiter
passivement à suivre du regard. Tel est l’effort (et le risque) congénital
de toute lecture philosophique. Ce n’est en rien retrancher de la lumière
cristalline de l’Éthique que de scruter ses parts d’ombre, sans lesquelles elle
ne saurait briller avec tant d’éclat.
En ce début du De Mente, on est en effet au seuil de plusieurs
problèmes : le statut de l’ordre des essences singulières2, les rapports entre
1. Les difficultés du début du De Mente tiennent sans doute aussi à l’extrême concision
des démonstrations des propositions 7 et 8 avec leur corollaire et leur scolie, puisque la propo
sition 8 est évidente à partir de la 7 et de son scolie, et que la proposition 7 renvoie directement
à l’axiome 4 de la première partie.
2. On songera ici aux efforts déployés par Gilles Deleuze pour traverser la proposition 8
et pour expliquer ce qu’il nomme « l’essence de mode » ou « le passage de l’infini au fini », à
son recours à l’hypothèse d’inspiration scotiste d’une distinction modale intrinsèque du
système des essences singulières en Dieu, à celle des essences de modes comme modes intrin
sèques ou quantités intensives; et Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit,
1968,chap.xn,p. 173-182.
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 103
1. Ce sont ces lieux, que des auteurs comme Alexandre Matheron ont voulu revisiter pour
sonder les relations internes entre ontologie et physique; cf.«Physique et ontologie chez
Spinoza: l’énigmatique réponse à Tschimhaus», Cahiers Spinoza, n°6, Paris, Éditions
Répliques, 1991, p. 83-109. Le XVIIe siècle philosophique s’est efforcé de redonner à la
nouvelle physique ce de quoi Galilée avait voulu la libérer : une métaphysique adéquate. La
profonde insatisfaction de Spinoza pour les principes de la physique cartésienne témoigne du
souci philosophique fort de penser ensemble une science du mouvement et une science de la
nature des corps - exigence que la rationalité aristotélicienne avait à sa façon remplie. La
physique post-newtonienne n’a au fond fait qu’essayer de répondre de manière nouvelle à la
même exigence ; à ce sujet cf. E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, Paris, P.U.F., 1994,
p.55-77; P.Cristofolini, «La mente dell’atomo», Studia Spinozana, vol.8 (1992),
Würzburg, Kônigshausen & Neumann, 1994, p. 27-35.
2. Un « point aveugle » est un phénomène qui appartient à la physiologie de la vision : il
est ce point sur la rétine qui permet à l’œil de voir sans voir lui-même, mais il n’a rien en soi de
mystérieux. Il serait donc aventureux de s’en servir pour postuler l’équivalent d’un inconce
vable ou d’un incompréhensible pour la pensée. C’est aussi la conclusion et la réponse
adressée à Geneviève Rodis-Lewis auxquelles parvient Bernard Rousset, après une réfutation
du spinozisme compris comme une philosophie de la médiation; cf.G.Rodis-Lewis,
« Questions sur la cinquième partie de 1’“Éthique” », Revue philosophique de la France et de
l’étranger, n°2, avril-juin 1986, p.207-221, et dans le même recueil B. Rousset, «L’être du
fini dans l’infini selon 1’“Éthique” de Spinoza », p. 223-247.
3. £11, 13 cor.
104 LOGIQUE DE L’AFFECTION
LE CORPS-AFFECTÉ
physique bien fondée. Comme il a été dit ci-dessus, le passage entre l’ontologie et la physique
se fait par les notions communes : tous les corps, pour des raisons qui sont à la fois métaphy
siques et physiques, conviennent en certaines choses, ils ont quelque chose de commun. Or
dans l’ordre des choses (et c’est l’ordre que le philosopher se doit de suivre pour comprendre
la nature), ce qui est commun est premier par rapport aux différences qu’il constitue. Cet
aspect, qui est essentiel, assure qu’une science physique s’accorde avec la métaphysique.
C’est pourquoi, aussi, la physique ne peut à elle seule constituer le modèle de la métaphy
sique. La métaphysique détient ses conditions a priori. C’est la raison pour laquelle la
question d’essence est solidaire de la question de l’ordre du philosopher: on ne commence
pas par les corps ou les choses naturelles, mais parce qu’ils ont de commun, ce sans quoi ils ne
seraient pas et ne pourraient être pensés. Ce n’est donc pas un hasard, que Spinoza revienne
sur des considérations d’ordre dans £11,10 sc, c’est-à-dire peu avant son développement sur
la nature des corps, corrigeant ainsi toute démarche de type empiriste, consistant à penser
d’abord les choses naturelles, pour remonter ensuite gradatim, vers la connaissance des
premiers principes.
1. Tel est en effet le sens de la locution latine prout.
2. En un sens, donc, existere estsentire. La phénoménologie de la perception spinozienne
semble ici assez proche du esse estpercipi de Berkeley, ou plus exactement du esse estpercipi
velpercipere, que Berkeley énonce de manière précise dans les Philosophical Commentaries,
entries 429-429a, in The Works of Georges Berkeley, edited by A. A. Luce et T. E. Jessop,
9 vol., London 1948-1957, Ll, p.53. De manière plus discursive et argumentée, Berkeley
reprend sa thèse dans la première partie (la seule qu’il ait effectivement publiée) de son Traité
de la connaissance humaine ( 1710). On ne peut ici traiter ce qui mériterait un long développe
ment. On se limitera à indiquer quelques unes des orientations que peut prendre une confron
tation critique entre Berkeley et Spinoza : 1) la critique des idées générales abstraites et de la
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 107
senti qu’il est. Mais il tient et il est tenu dans les limites des affections qui le
définissent comme existant. À quelque degré de puissance que ce soit, tout
corps existe comme objet d’un sentir1. Si donc ce nos, qui qualifie le sentir,
se prête si vite à un point de vue humain sur le corps, il faut cependant être
prêt à l’attribuer à tout être existant2.
Le corps est par essence affection, et, en tant qu’affection, il existe
comme affection d’affection. On commence peut-être à mieux comprendre
la nature de l’affection, qui, comme il a été fait remarquer plus haut,
concerne à la fois l’essence du mode [affectiones] de la substance (El, def
5) et ce qui arrive [contingit] au corps existant au contact des autres corps.
Penser l’affection c’est penser la nécessité de tenir ensemble deux exi
gences apparemment contradictoires à partir du même concept : on ne peut
en effet admettre un état [constitutio] du corps comme quelque chose qui
n’ait pas lui-même été le résultat d’affections, car tout corps, quel qu’il soit,
est sensible ou n’est pas, c’est-à-dire est capable en quelque mesure d’être
affecté et/ou d’affecter. Or, l’affection définit à la fois ce qui modifie la
constitution d’une chose et ce qui la constitue comme essence. Ainsi, d’un
côté, elle n’est guère pensable que s’il y a comme un déjà constitué du corps
pour que celui-ci soit capable d’être modifié et de modifier. L’affection
[affectio corporis] survient donc toujours à quelque chose qui possède déjà
une quelconque constitution, et qui par elle en est modifiée. D’un autre
côté, cependant, le corps lui-même en tant que tel est un mode ou une
affection.
Chapitre vn
AFFECTION ET PERCEPTION
celui qui perçoit, pour reprendre une expression spinoziste, qui prend ici
tout son sens, comme des «conséquences sans prémisses»1, c’est-à-dire
des conclusions dont les prémisses nous échappent. Il n’y a donc pas
quelque chose comme des « sensations brutes »2. Cette seule considération
sur la nature et la fonction de l’affection suffirait pour écarter toute concep
tion empiriste et matérialiste de la théorie spinoziste de la perception.
L’idée d’une origine empirique de la perception dans les affections corpo
relles comme commencement premier de la connaissance n’est jamais, à y
regarder de plus près, qu’un commencement et une origine imaginaires;
cette idée ignore sa véritable origine et sa véritable nature. Il n’y a donc pas
de tabula rasa de l’expérience. Tout simplement parce qu’il ne peut
subsister de corps qui ne soit pas affecté : le corps n’existe pas autrement
que comme [prout] affecté.
Qu’est-ce qu’implique ce point essentiel? Simplement que ce qui est
donnée dans l’idée de l’affection du corps ne l’est jamais dans la forme
d’intuitions premières. Si nous pouvons avoir le sentiment qu’elles le sont,
c’est que simplement nous en avons conscience tout en étant ignorants de
leurs prémisses. Il en va de même pour la sensation immédiate de notre
liberté, qui n’a que ceci d’immédiat ou d’intuitivement évident, que nous
sommes effectivement conscients de nos volitions, mais ignorants de leurs
causes. Par l’idée d’une affection du corps nous n’avons aucune faculté de
distinguer entre une prémisse qui n’est pas elle-même une conclusion
(c’est-à-dire une idée première n’étant pas elle-même déterminée par une
autre idée) et une conclusion ou une inférence. Rien n’est donc plus
trompeur que de supposer des affections premières sur la base du même
argument qui fonde la croyance en notre liberté, à savoir qu’il nous semble
intuitivement évident de les avoir. Ce qui nous apparaît comme une évi
dence intuitive n’est en fait que la conclusion ou l’effet d’une inférence
dont nous ne connaissons pas les causes.
1.£n, 28 dem. Du point de vue de l’Esprit, ces idées demeurent incomplètes quant aux
causes qui les produisent, c’est pourquoi elles sont partielles ou inadéquates ; alors que Dieu,
en tant qu’il a en même temps avec l’esprit de l’homme l’idée d’autre chose comme cause, en
détient toutes les prémisses. La confusion des idées des affections du corps n’exclut donc pas
leur détermination ou leur précision, mais la connaissance de leur causalité complète. Une
conclusion ou une conséquence, c’est-à-dire le résultat d’une inférence, se confond d’autant
plus avec une prémisse ou connaissance première, que ses prémisses ou ses causes sont
ignorées, sinon en totalité, au moins en partie.
2.C’est aussi ce que soutient l’article de Joël Ganault, «Spinoza et l’en-deça de la
méthode», Méthode et métaphysique, Travaux et documents du Groupe de Recherches
Spinozistes, n°2, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 1989, p.81-91, qui, en
s’appuyant sur la sémiotique de Greimas, écrit qu’«il ne peut y avoir dans le système
spinoziste d’accès direct aux data par delà les modes de connaissance » (p. 87).
AFFECTION ET PERCEPTION 111
qui lui arrive [contingit]. L’idée du corps est toujours l’idée du corps
affecté. On comprend en quoi une démarche réductionniste ne se tient pas,
pour reprendre les termes de la critique de £ II, 10 sc, à l’« ordre du Philo
sopher»1: elle commence en effet par suspendre l’attitude naturelle
concernant « les choses qu’on appelle objets des sens »2 pour ensuite faire
émerger de manière impropre ce qui devait en principe venir en premier
\prior]. Le procédé génétique spinoziste ne s’oppose pas à ce qu’une
description phénoménologique l’accompagne, mais à ce qu’elle constitue
le point de départ de la philosophie.
L’idée du corps n’est pas ailleurs que dans les idées de ses affections. Et
cependant, ce qui arrive à l’objet de l’idée constituant l’esprit humain, et
qui est, comme dit Spinoza, perçu par l’esprit humain3, n’est pas leprimum
de son essence4. Tout le problème revient donc à savoir ce qui se passe, du
point de vue d’une théorie de la perception, entre la onzième et la douzième
proposition. Pour le résumer : une idée de corps ne peut être donnée, si ce
même corps n’est pas affecté. Pourtant Spinoza dit bien que le primum,
c’est-à-dire ce qui est logiquement premier et qu’il faut penser en premier,
c’est l’idée du corps. Là aussi, il semble opposer une question d’essence à
une question d’existence. Mais il est vrai également que cette essence ne
peut être sentie, tant qu’elle n’a pas enveloppé l’existence. Comment doit-
on comprendre, si mince soit-elle, cette distinction entre l’idée du corps qui
constitue le primum de l’être actuel de l’esprit humain et l’idée de tout ce
qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’esprit humain (l’idée de
l’affection)? Songeons qu’une distinction équivalente travaille le début du
De ajfectibus : celle qui passe entre 1*appetitus et la cupiditas. Il s’agit de
comprendre la différence et la relation entre deux idées qui se donnent
ensemble : d’un côté, ce que Spinoza nomme l’idée de Dieu en tant qu’il
constitue seulement l’essence de l’esprit humain, et, de l’autre, l’idée que
Dieu a, en tant qu’il a, en même temps [simu[\ que l’esprit humain l’idée
d’une autre chose que l’esprit est dit percevoir inadéquatement ou partielle
ment. La question de l’union de l’âme et du corps se joue ici et pas ailleurs.
Malgré les difficultés que le corollaire de la proposition 11 du De Mente
comporte5, on comprend que pour constituer une idée d’affection que
1.G.H. 93.30-31.
2. Gü. 93.33.
3. Cf. £11,12.
4. Cf. EH, 13.
5. Pour Martial Gueroult, ces difficultés tiennent au fait que Spinoza anticiperait ici sur
les conséquences (il en dénombre quatre) de sa doctrine ; cf. Spinoza. L'Âme, t. ü, p. 121 -125.
On ne peut que partager l’idée que ce corollaire constitue une pièce essentielle dans
l’architectonique de la théorie de la connaissance (adéquate et inadéquate), et ceci au-delà
même du De Mente. On ne négligera pas toutefois de considérer que la première application
AFFECTION ET PERCEPTION 113
Sensation et affection
L’être de l’affection suggère alors un autre rapprochement. On dira que
l’affection est dans son essence «symbolique», à condition d’entendre
avec ce terme le sens originel qu’il avait en grec. Le symbolon était primiti
vement un signe de reconnaissance représenté par un objet fendu en deux
parties, qui une fois rapprochées recomposaient l’unité originaire2. Les
latins l’appelaient tessera hospitalis, sorte de tablette brisée en deux, dont
deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs
enfants; leur rapprochement servait à faire reconnaître les porteurs et à
prouver les relations d’hospitalité contractées antérieurement. On pourrait
àinsi schématiser la structure de l’affection comme suit :
sensation
1. Ibid., n. 27. Pour le rapport entre Spinoza et la tradition juive, cf. M. Chamla, Spinoza e
il concetto délia tradizione ebraica, Milano, Angeli, 1996.
2. Le lieu platonicien du symbolon est bien connu. D se situe dans le discours
d’Aristophane sur l’amour; cf. Platon, Banquet, 191d, cf. aussi Lysis, 19.25 ; à propos de ces
passages on pourra se reporter à G. Herman, Ritualised Friendship and the Greek City,
Cambridge, Cambridge Uni versity Press, 1987 ; pour une étude de la valeur et des usages de la
tessera hospitalis, cf.J. Andreau, La vie financière dans le monde romain. Les métiers de
manieurs d’argent. tve siècle av. J.-C.-lII* siècle après J.-C., Rome, École française de Rome,
Paris, diffusion De Boccard, 1987.
3.Filippo Mignini soutient une idée semblable à propos de la sensation dans le KV,
parlant de séparation ; cf. F. Mignini, « Sensus/sensatio », p. 276-281. Pour une interprétation
plus générale de l’essence «symbolique» de l’expérience à la croisée d’une lecture hermé
neutique et sémiotique, on pourra se reporter aux analyses de C.Sini, Passare il segno.
AFFECTION ET PERCEPTION 115
ÜNICUM& PRIMUM
1. C’est encore dans un sens qui n’est pas étranger à la nature de l’affection, que l’on
pourrait comprendre la première et plus ancienne signification du terme rouagh, dont Spinoza
relève les sept différents emplois bibliques - cf. TTP, chap.l (G.1U. 21-23.31-6; Œuvres
m. 94-96.9-24), et que la Vulgate et Tremellius traduiront par Spiritus, la Septante par
pneuma. Le vent (qui est aussi le souffle dans la représentation anthropomorphe du Dieu
créateur), que traduit à la manière d’une quasi onomatopée l’appellation rouagh, tout comme
le mouvement, n’est jamais perçu que par les signes de son passage, qui en sont comme les
traces et les indices. Je ne perçois pas en effet le vent, mais les cimes des arbres qui plient. Tout
comme le mouvement, le vent n’est pas visible, mais il est ce qui (se) rend visible, se signalant
par ses effets. C’est donc à bon droit qu’on peut dire que l’Esprit ou le vent [rouagh, spiritus]
se révèle dans et par ses signes, et, qu’il semble s’appeler lui-même par son son, avant d’être
invoqué par les hommes par son nom. Il y a donc la même relation entre le mouvement et
l’affection qu’entre le vent et ses signes, ou qu’entre la révélation prophétique et ses signes.
Dans tous les cas l’imagination ne peut percevoir que ce qui se laisse imaginer, l’effet et non la
nature de sa cause. Cette explication, qui bien entendu, va dans le sens d’une interprétation
réaliste et génétique de la signification archaïque de rouagh, si elle n’est pas de Spinoza, du
moins s’accorde avec la lettre et l’esprit de sa doctrine.
2. Cf. la deuxième partie de l’énoncé de £11, 12 (G.Ü. 95.15-17).
AFFECTION ET PERCEPTION 117
1. Qui est celle, bien entendu, de ses parties, qui n’ont d’existence qu’en fonction de leur
relation essentielle au tout du corps, relation grâce à laquelle précisément nous sentons.
2. Sur les notions de quantité et qualité, cf.Ch. Ramond, Qualité et quantité dans la
philosophie de Spinoza, Paris, P.U.F., 1995.
118 LOGIQUE DE L’AFFECTION
existence n’en est pas moins certaine et indubitable dès qu’elle est connue,
sauf que, puisque je suis une idée de corps, ce qui est connu de mon
existence est le résultat d’une affection de celui-ci, qui a toujours sa
prémisse dans autre chose qu’elle-même, et non dans Y ego artificiellement
réduit à l’illusion d’un isolement transcendantal. Pour Spinoza, on ne
saurait donc en douter: dès que je sais que j’existe, je sais en même temps
que le monde existe, et réciproquement; car je ne saurais être et me sentir
être autrement qu’engagé dans une relation au monde qui m’affecte et que
j’affecte. Ce n’est donc surtout pas en faisant semblant de me désengager
de tout ce qui m’affecte, que je puis (me) retourner à la source prétendue
pure de ce queje suis censé être.
Ce qui arrive donc au corps et ce qui arrive dans le corps suivent en tout
point la même logique. La limite de ce qui marque la différence intérieur-
extérieur se fait ensemble au sein d’un même acte : l’affection, c ’est-à-dire
[sive] l’affection de l’affection. Pour cette raison l’idée du corps est
essentiellement affection (et non substance comme le rappelle la pro
position 10), c’est-à-dire rapport, et rapport de rapports. Il ne fait ainsi
aucun doute que nous existons dès que nous sentons ; en revanche, nous ne
sentons et n’existons que parce que nous sommes affectés dans un corps
(que la sensation signale comme uni à l’esprit) par des corps (que la
perception signale comme séparés du premier), qu’il serait trompeur de
vouloir réduire à néant ou suspendre en faisant comme si ils n’étaient point
En somme, l’idée du corps [idea corporis] considérée en elle-même [in se
sola considerata] n’est qu’une sensation, ou plutôt un sentir [sentire], qui,
considéré comme séparé de ses affections, demeure en soi une pure indéter
mination ; car ce qui arrive au corps, en raison de quoi il peut être senti, c’est
l’affection, qui unit tout en séparant.
On retrouvera facilement ici l’hypothèse du monoïdéisme faite par
Spinoza dans le TIE, et les conséquences qu’on avait pu en tirer. Sauf qu’il
manquait au TIE une théorie du corps et de l’affection, que l’on trouve en
revanche dans YÉthique. Il y a bien quelque chose d’unique qui se joue avec
l’affection, marque à la fois de l’union esprit-corps, et de la séparation d’un
quoddam corpus des autres corpora appréhendés par les affections. Sentir
marque ce que l’on pourrait nommer le tremblement d’une essence au fait
d’exister dans et par le déploiement de ses affections : acte d’être séparé
tout en étant dans l’union. Le contact, qui marque l’affection, ouvre sur le
sentir propre à une union âme-corps, tout en la fractionnant dans les
perceptions des objets qui se distinguent d’elle. C’est pourquoi l’union est
sentie grâce à la séparation, et nous ne sentons (et savons que nous ne
sentons) qu’à partir de ce que nous percevons (des affections).
Nous sommes l’activité même de sentir et percevoir : être, c’est précisé
ment être dans ce renvoi entre une manière d’être affecté et une manière
AFFECTION ET PERCEPTION 119
1.Spinoza et Épicure ont été parfois rapprochés pour être réfutés ensemble;
cf. ï. Jacquelot, Dissertation sur l’Existence de Dieu où l’on démontre cette vérité par
l’histoire universelle de la première antiquité du monde, par la réfutation du système d'Epi-
cure et de Spinoza, par les caractères de divinité qui se remarquent dans la religion des Juifs
et dans l’établissement du christianisme [...], La Haye, Foulques, 1697 ; P. Bayle, Diction
naire historique et critique, Rotterdam, Leers, 1697, art. “Démocrite” note R, republié
dans Bayle, Écrits sur Spinoza, choisis et présentés par F. Charles-Daubert et P.-F. Moreau,
Paris, Berg International, 1983; J. La Placette, Eclaircissement sur quelques difficultés
qui naissent de la liberté nécessaire pour agir moralement avec une Addition où l ’on prouve
contre Spinoza que nous sommes libres, Amsterdam, Étienne Roger, 1709, p. 317 ;
F. de S.Fénélon, Traité de l’existence de Dieu, 1713, éd. critique établie par J.-L. Dumas,
Éditions Universitaires, 1990, en particulier p. 73-88 et 119-126. Pour une discussion de ces
textes, cf. P. Vernière, Spinoza et la penséefrançaise avant la Révolution, Paris, P.UJF., 1954,
p. 71 ; L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin,
1996, p. 149.
Quatrième section
Chapitre vin
VESTIGIA
En réalité, tout ce que les postulats affirment est déjà in nuce contenu
dans les lemmes et les axiomes précédents. Un peu d’attention suffit pour
se rendre compte que les postulats 1 et 3 sont tirés du scolie du lemme 7 ; que
le postulat 2 est dérivé de l’axiome 3 ; que le postulat 4 reprend le lemme 4 ;
que le postulat 6 relève du principe étiologique à la base de la distinction
des corps : tout corps est l’effet de l’action d’autres corps, mais il est aussi
causedu mouvement d’autres corps, et il est donc autant l’effet d’affections
que cause d’affections. C’est pourquoi Spinoza peut écrire que «le corps
humain peut mouvoir et disposer les corps extérieurs d’un très grand
nombre de manières »*.
Le cinquième postulat
parle d’Esprit et de Corps « humains », mais ne l’avait-il pas fait aussi avant, alors qu’il savait
pertinemment qu’il ne faisait qu’énoncer des choses communes [communia] à tous les
esprits? En quoi les propositions 14 et suivantes seraient-elles moins générales que les
prémisses qui permettent de les engendrer ? L’homme n’est pas tel un empire dans un empire.
Ce n’est en rien léser ou diminuer les droits propres à la sphère de l’humain, au contraire c’est
montrer en quoi son corps et son esprit l’emportent sur les autres, que de lui faire partager des
lois avec la communauté des autres êtres.
1.G.D. 103.4-5.
2. On trouvera le répertoire complet des arborescences ascendantes et descendantes de
toutes les séquences (définition, axiome, postulat, proposition, corollaire, scôîie...) de
Y Éthique dans l’appendice du livre de P. Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La
première partie. La nature des choses, « Le réseau démonstratif de Y Éthique », Paris, P.UJ1.,
1998, p. 277-359.
3. Ou plutôt vestigia, car Spinoza emploie exclusivement le pluriel. Quoique limité, le
terme a un usage toujours décisif dans Y Éthique, comme en témoignent ses 6 occurrences :
1)£D, post 5 (G.II. 102-103.32-3), lieu de sa définition génétique; 2)£ü, 18 dem
(G.ïï. 106.25-33) et 3)£11,18 sc (G.ü. 107.23-28), où est définie la mémoire; 4)£in, post 2
(G.ü. 139-140.27-2), où sont mis en équation les vestigia, les objectorum impressiones et les
rerum imagines; 5)£V, praef (G.ü.278.10-19), où est discutée la théorie cartésienne de la
glande pinéale; 6)£V, 23 sc (G.ü. 295-296.31-3), où il est question de la sensation de notre
éternité. Les occurrences assez rares du TTP témoignent d’un usage moins technique. Enfin
les deux occurrences très importantes de la Lettre 17, où il est question de intellectus vestigia
(G.IV. 77.16-20) méritent un examen à part. Le terme vestigium est absent du TIE; ce qui en
tient lieu est impressio, qui renvoie à un contexte cartésien. C’est une raison de plus pour
penser que le concept de vestigia assume dans Y Éthique un sens pleinement spinoziste.
VESTIGIA 123
[mollem], elle en change [mutât] la surface [planum], et pour ainsi dire lui
imprime [imprimit] certaines traces [vestigia] du corps extérieur qui la
pousse [impellentis]1.
L’énoncé de ce postulat croise plusieurs propriétés des corps établies
précédemment. Il livre toute sa richesse si l’on prend garde à ne pas le
limiter à la seule réalité du corps humain. On en considérera tout d’abord
l’hypothèse, et, au fur et à mesure, on montrera en quoi, à l’image des
autres, il ne fait que préciser ce qui est déjà supposé dans la physique géné
rale des corps, à laquelle, faut-il le rappeler, les postulats appartiennent.
On commencera d’abord par noter ce que le postulat 5 ne dit pas. Un
lecteur instruit du parcours de Y Éthique n’est pas sans savoir que la notion
de vestigium sert à définir génétiquement le concept d’image, qui va bientôt
faire son apparition. Cela étant, il peut être utile de garder un peu de ce
regard encore neuf et ignorant de la suite, pour éviter, par exemple, de
traduire immédiatement l’énoncé du postulat dans des usages qui ne lui
seront conférés que plus tard. Il ne s’agit évidemment pas de nier le lien
entre imago et vestigium, mais juste de reconnaître qu’au moment précis où
Spinoza introduit la notion de trace, il n’est nullement question d’image ou
de représentation. Les vestigia ont leur espace propre de définition. Il faut
s’efforcer de le respecter, si l’on tient à une compréhension génétique d’un
texte qui adopte lui-même un procédé génétique. Si, en raison de la progres
sion du texte, on sera autorisé à dire que toutes les images supposent des
traces, en revanche, en raison de cette même progression, on ne pourra pas
dire que tous les vestigia sont des imagines. D’ailleurs, si Spinoza avait
voulu identifier les deux notions, ou s’il avait voulu que nous les identi
fions, il aurait pu sans transition parler d'imagines dès le postulat 5. Or,
précisément, il ne le fait pas. Il faut donc en tenir compte, et corriger une
tendance répandue à « raccourcir » le texte en substituant un terme à l’autre,
avec le risque de gommer des différences importantes.
Quant à la distinction entre dur, mou et fluide, elle n’est pas nouvelle.
Elle avait déjà été faite par l’axiome 32. Le postulat ne fait donc que la
reprendre, en la précisant à présent dans le contexte de l’affection entre
corps de nature différente : sous l’action d’un corps extérieur, on suppose
chez le corps affecté une différence de nature entre le corps modifiant (le
1.G.n. 102-103.32-3.
2. L’axiome 3 n’est pas situé au hasard. Si l’on distingue, comme certains l’ont fait, trois
niveaux dans l’abrégé de physique - les corps les plus simples, les corps composés des corps
les plus simples (ou individus), et enfin les corps composés d’individus (ou individus compo
sés de plusieurs individus de nature différente) - on s’aperçoit que la distinction dur, mou,
fluide est introduite au deuxième niveau, celui de l’individu. Elle assume ainsi une position
moyenne entre les corps les plus simples et les plus composés, permettant de penser la diversi
té de nature des individus, et donc la grande diversité des rapports entre ces mêmes individus.
124 LES TRACES DU CORPS
fluide) et le corps modifié (le mou). On n’a pas manqué de s’interroger sur
la nature de ce mou et de ce fluide. Certains ont voulu savoir quelles étaient
ici les parties du coips humain intéressées, chacun y allant de son hypo
thèse, qui préférant le modèle physiologique de la visionl, qui une physio
logie générale de la perception adaptée à l’anatomie du corps humain2, etc.
Sans doute s’attendaient-ils à retrouver chez Spinoza l’équivalent de ce que
l’on trouve chez Descartes dans la première partie des Passions de l’âme,
dans la Dioptrique, à la fin de la quatrième partie des Principia ou encore
dans le Traité de l’homme. Descartes n’y avait-il pas précisément parlé
de «cavitez» et «pores du cerveau»3, d’«air ou de vent très subtil,
qu’on nomme les esprits animaux»4 composés de «parties de sang tres-
subtiles»? Et, pour abonder dans leur sens, Spinoza lui-même n’avait-il
pas été le premier à suggérer ces hypothèses, quand, par exemple dans le
TIE, adoptant un langage cartésien, il avait parlé de « sensation des impres
sions du cerveau» [sensatio impressionum cerebrî)5? Certes, mais mal
heureusement ces références aux hypothèses de la physiologie cartésienne
sont absentes de VÉthique', de surcroît, quand il lui arrive d’en parler, c’est
toujours pour asséner les critiques les plus féroces au cartésianisme6.
Peut-être, alors, eût-il été plus prudent de commencer par reconnaître
que précisément ici Spinoza n’en nomme aucune7. Ceux qui ont eu le bon
celui d’esprits animaux [...] n’apparaissent dans cette déduction Spinoza désirant sans
doute éviter le langage particulier de la physiologie au profit du langage universel de la
physique, dont les lois régissent de la même manière tous les corps sans exception, tant ceux
qui sont dits vivants que ceux qui sont dits inertes». Cela pourtant n’empêche pas Gueroult
d’ajouter tout de suite après : « Nous employons néanmoins nous-mêmes les termes d’esprits
animaux et de cerveau, pour situer la doctrine dans le cadre des théories de l’époque, et par
commodité [s/c] »; Spinoza. L’Âme, t. Il, p. 202, n. 24. Commodité, à vrai dire, qui risque de
devenir inconfortable, car, outre le fait qu’elle réintègre de force un sens que le texte semble
éviter, rien ne dit que Spinoza veuille se situer directement dans ce débat, voire qu’il veuille
même en ce lieu prendre la peine de le discuter. Plus circonspect Harold H. Joachim, qui, tout
en faisant référence aux esprits animaux, se sent obligé d’ajouter : « La critique de la concep
tion cartésienne du “siège de l’âme” a sans aucun doute rendu Spinoza prudent dans son
utilisation de la théorie cartésienne des “esprits animaux” » ; H. H. Joachim, A Study of the
Ethics of Spinoza (Ethica ordine geometrico demonstrata), New York, Russell & Russell,
1964, p. 157, n. 2.
1. Alors que pour Descartes « les traces ne sont autre chose, sinon que les pores du
cerveau» (Passions de l'âme, I, art.42; AT.XI.360.15-16), on peut, encore une fois,
remarquer que rien dans VÉthique n’indique que par vestigia il faille entendre exclusivement
des marques « internes » au corps humain. Certes, cela n’est pas exclu, mais ce serait réduc
teur de les y restreindre. Il suffit de se reporter à £D, 18 sc, pour constater que Spinoza em
ploie le terme vestigia également pour indiquer des empreintes laissées par un cheval sur un
autre type de corps mou, le sable (G.II. 107.23). Invoquer ici deux usages différents du terme
(l’un « scientifique », l’autre « vulgaire ») serait oublier que le concept répond à une seule et
même définition. Or, la rigueur du texte montre aussi qu’il y obéit; il n’est donc pas justifié
d’en multiplier les sens.
126 LES TRACES DU CORPS
Sur la dureté [duritie], les sens ne nous révèlent [indicat] rien, et nous n’en
comprenons clairement et distinctement rien, si ce n’est que les parties des
corps durs résistent [résistant] au mouvement de nos mains *.
La « solidité », la « mollesse », la « fluidité » ne sont donc que des déter
minations relatives à nos sens, tout comme les notions de « grand » et de
«petit». Il faudrait ajouter que ces notions n’ont rien d’absolu pour nous
non plus. C’est en comparant deux pierres entre elles, en effet, que nous
apprenons que l’une est dure, ou plus dure que l’autre, et que par rapport à
elle la cire est molle ou qu’elle devient liquide au contact de la chaleur, etc.
C’est pourquoi :
Si de grands corps étaient mus de manière à ce que la proportion entre leur
mouvement et leur masse fût la même que celle entre de petits corps, il
faudrait les dire fluides, si le nom de fluide ne signifiait pas quelque chose
d’extrinsèque, et n’était pas employé par le vulgaire pour signifier
seulement des corps en mouvement, dont la petitesse et les interstices
échappent aux sens humains. Ainsi il en sera de même pour diviser les
corps en fluides, solides, ou encore en visibles et invisibles2.
Ce simple rappel de la première correspondance n’aura pas été vain, s’il
peut contribuer à ce que l’on prenne au sérieux la relativité des notions de
consistentia, durus, mollis, fluidus, magnus, parvus. Ces termes ne quali
fient pas des natures ou les propriétés de tel ou tel corps que l’on désignerait
en dehors de leur relation aux autres, mais bien des rapports. En soi, les os
ne sont pas plus durs que ne le sont en soi le sang ou les muscles. Ce qui ne
veut pas dire que dans certains contextes, ou relativement à certaines situa
tions, ils ne puissent pas être qualifiés comme durs, mous, ou fluides. Pour
toutes ces raisons, Spinoza ne cache pas son étonnement de voir Boyle
essayer de prouver par des expériences que « les grands corps sont très peu
aptes à constituer des fluides »3. Il ajoute ensuite une chose qui peut paraître
à son tour étonnante :
Si peu aptes que soient les os à composer du chyle ou quelque fluide
semblable, on ne peut exclure en principe qu’ils soient aptes à composer
une nouvelle espèce de liquide que nous ignorons4.
Cette remarque est fort intéressante, ne serait-ce que parce qu’elle
montre à quel point Spinoza est soucieux d’accorder les hypothèses et les
expérimentations physiques aux principes philosophiques. Quand bien
même nous aurions prouvé par des expériences que des corps dits grands ou
durs ne peuvent rentrer dans la composition d’un autre, ce n’est pas pour
autant que nous aurions déterminé une quelconque grandeur ou dureté en
soi du corps. Il est certes vrai, cela va même de soi [res per se satis mani
festa] !, que les corps grands sont peu aptes à constituer des fluides, mais
cela est vrai relativement à un certain point de vue, car une autre référence,
ou une autre connaissance de ce qui pourrait être qualifié de fluide relati
vement à autre chose est en principe possible, et en tous les cas ne peut pas
être exclue par des raisons certaines. Il est donc évident que pour Spinoza il
y a des manières plus ou moins intelligentes de faire de la science. Cela se
juge aux hypothèses qui guident les expérimentations et qui doivent
s’accorder avec la philosophie. À en juger par la Lettre 6, certaines sont mal
conduites et peu utiles2.
La TRAÇABILITÉ
1.GJV.30.18.
2. Eu égard à la manière de philosopher de Boyle, Spinoza préfère ne pas trop se
prononcer : « Je dirai mon sentiment sur la manière de philosopher de cet homme très illustre
[Boyle] après que j’aurai vu la dissertation dont il est fait mention dans ce paragraphe [le 33 du
Tantamina quaedam physiologica diversis temporibus occasionibusque conscripta] et dans
la préface p. 23 » (G.IV. 28.5-7).
3. On a trop peu fait remarquer que le corollaire qui affirme que « le corps existe tel que et
dans la mesure où nous le sentons », qui clôt la déduction de la première partie du De Mente
juste avant l’abrégé de physique, joue un rôle fondamental dans l’économie de cette partie.
Comme on l'avait vu il y a quelque chose d’indubitable dans l’expérience. Quelque chose qui
a sa racine dans la sensation, le sentire et Yexistere, qui résiste au doute. D est bien vrai que si
je sens du dur, du mou, du froid, ou du chaud, le dur ou le mou, le chaud ou le froid que je sens
n’ont de réalité que relativement à moi. Én revanche les différences que je perçois, me
signalent des différences réelles des choses.
VESTIGIA 129
Quoi donc ? Que faut-il alors entendre par « mou »? La réponse est dans
le postulat 5. Est mou tout ce qui est apte ou se prête à être revêtu [induere]
de traces [ vestigia]. Autrement dit, un corps peut être appelé mou, quand on
le considère comme un champ de traçabilité. Ainsi, on peut dire que, et non
seulement relativement à nos sens, le mou est ce lieu moyen, entre le dur et
le fluide, au sein duquel un corps est modifié par des autres, qui y laissent
leurs traces. Les sens ne font pas connaître adéquatement la nature des
corps qui nous affectent, mais il ne nous trompent pas sur l’existence des
différences qu’ils nous font sentir. Il est absolument certain que nous
sentons qu’un corps est affecté de beaucoup de façons. De même, on pourra
comprendre le dur comme ce qui résiste le plus à la traçabilité, et donc aussi
ce qui retient plus durablement les traces ; et le fluide comme ce qui, n’op
posant pratiquement pas de résistance, ne retient quasiment pas les traces
des corps extérieurs1.
Le dur, le mou, le fluide recouvrent donc à la fois une phénoménologie
du corps, et l’esquisse d’une catégorisation de la nature des corps composés
relativement à leurs rapports. Confirmée par l’expérience, cette catégori
sation peut avoir néanmoins une valeur générale, dans la mesure où
tout corps, selon le point de vue, peut être considéré comme fluide, mou, ou
dur. Comment, demandera-t-on, pouvons nous être si sûrs de ne pas nous
tromper en prenant le dur, le mou, et le fluide, comme des catégories des
relations entre les individus? Parce que Spinoza a montré (etil le rappelle),
qu’en la matière, il n’y avait pas lieu de douter de l’expérience de notre
corps, et que celle-ci atteste que nous sentons et percevons des parties
dures, molles et fluides ; il n’y a donc aucune raison de ne pas penser que ces
qualifications, bien que relatives à nos sens, soient réelles quant à leur
manière de régler des rapports. Le mou est ainsi une manière d’être du
corps qui se définit relativement aux traces qu’il est susceptible de
conserver2. Dès lors, les marques, comme traces des rapports entre corps,
assument un rôle de premier plan pour la discrimination et l’établissement
des différentes natures des corps.
Si on veut être conséquent, il faut alors affirmer que tout corps, dans la
mesure où il est susceptible d'être un lieu de traces, c’est-à-dire de porter
les marques d’autres corps, peut être considéré comme étant plus ou moins
mou. Le sens relatif de la mollitia (mais évidement cela vaut tout autant
pour la duritia et lafluiditas) est confirmé par la flexion de l’adjectif mollis
1. C’est ainsi que Spinoza les comprend depuis les RDCPP. Par leur phénoménologie à la
fois floue et tranchée, selon ce qu’il est donné de percevoir comme dur, mou ou fluide, ces
trois modes de composition des corps traduisent bien la continuité naturelle entre les corps. L«
dur, le mou et le fluide sont ainsi non seulement des catégories relatives, mais aussi des
catégories continues.
2. Pour cela, cependant, une condition ultérieure est nécessaire. On va le voir.
130 LES TRACES DU CORPS
dans son comparatif mollior, quand Spinoza, pour démontrer EU, 17 cor,
reformule le postulat 5 de la façon qui suit :
Pendant que les corps extérieurs déterminent les parties fluides du Corps
humain à frapper souvent des plus molles [molliores], leurs surfaces (par le
post. 5) changent [...]'.
Le postulat 5 parlait, lui, de partie «molle» [mollem]2. Rien de plus
normal, car, comme le confirme l’usage qu’en fait Spinoza, le comparatif
est inscrit dans la notion même de mollesse.
On peut mieux comprendre désormais les raisons qui firent que, pour
composer une physique aussi abrégée qu’elle pouvait l’être, Spinoza dut
constituer, et ce dès EII, 11, un point de référence au corps qui fût humain.
Il n’y a pas de corps sans un point de vue du corps sur le corps et sans
relation entre corps. Si nous n’étions pas aussi des corps, nous ne pourrions
rien connaître, même s’il est vrai que nous ne connaissons pas tout par le
biais du corps. Il en fallait donc un. Or, c’est relativement au nôtre (à quel
autre sinon?), que les déterminations de dur, mou et fluide, introduites tout
de suite après la définition générale de l’individu, pouvaient prendre un
sens aussi pour notre expérience, sans laquelle elles ne dénoteraient rien en
dehors de pures différences de mouvement et de repos. Il reste que la traça
bilité des différents corps, bien qu’elle nous soit rendue accessible par ce
point d’ancrage qu’est notre corps, à partir duquel nous qualifions les corps
et orientons nos pratiques, n’est pas que relative à nous. Une phénoméno
logie du mou et de la trace n’épuise pas la catégorie de la mollesse, ni le
concept de trace, dont la définition relève de la physique. Les traces ont une
réalité physique, qui dépend des différences de nature entre les corps, telles
qu’elles sont données dans la nature.
Secundo. Dès lors on ne pourra plus avoir de réserves : ce qui est affirmé
par Spinoza du corps humain, doit l’être également des autres corps dans
cette mesure précise: qu’ils soient suffisamment composés pour vérifier
dans leur composition le même rapport (et non la même nature) entre leurs
parties (une certaine mollesse relativement à une certaine fluidité), que
celui que le postulat énonce relativement au corps de l’homme. Non
seulement cela s’accorde avec les lemmes et les axiomes de la petite
physique, mais cela nous est confirmé par notre expérience des corps, qui
fait que nous n’avons aucun mal à reconnaître que ces postulats intéressent
également bien d’autres individus, sinon tous ceux que notre expérience
nous fait rencontrer. Comprendre cela, c’est entrevoir l’idée, qu’il va falloir
envisager, selon laquelle toute affection comporte des traces [vestigia], et
Rétention et distance
Une condition ultérieure est requise pour qu’une trace puisse s’im
primer. Elle tient en un mot : saepe. La trace est le résultat et l’indice d’une
action répétée, voire répétitive; d’une habitude, voire d’une loi, qui persiste
dans le corps mou. On ne peut exclure qu’il y ait quelque chose comme des
traces fugitives, qui ne se formeraient que le temps d’un mouvement et
disparaîtraient aussitôt que l’action du corps extérieur cesse. Mais une trace
qui n’envelopperait aucune durée n’en serait proprement pas une. Par
essence elle est ce qui reste quand cesse l’action qui la fait être, ce qui
demeure du corps extérieur, quand ce dernier n’est plus là. En somme, une
trace qui n’est pas retenue n’en est pas une. C’est pourquoi le corps fluide
est si peu un lieu de traces : il est d’autant moins apte à les retenir, qu’il est
prêt à n’opposer qu’une moindre résistance à l’action d’autres corps.
Inversement, le corps dur est plus apte à laisser des traces qu’à en recevoir.
Mais encore une fois, on ne le souligne que parce que Spinoza y insiste, cela
n’est vrai que relativement, puisque ce qui est dur d’un certain point de vue
pourrait être mou ou fluide d’un autre, et réciproquement. Ainsi, plus la
trace dure, plus le corps qui l’accueille pourra être considéré comme dur, et
inversement1.
La trace enveloppe une durée, parce que ce qui l’a produite enveloppait
une régularité. Tendant à se conserver, la trace inscrite dans le corps mou,
intègre la puissance du corps à tous les effets, finissant par intégrer le corps
et sa définition. Toute trace est ainsi potentiellement l’indice d’une habi
tude, d’une loi. Si le monde n’était que hasard, et que sa seule loi fût que
rien absolument ne soit soumis à des lois, de ce monde il n’y aurait aucune
1. Il y a donc bien une relation, dont on retrouve les traces dans le langage commun, entre
la consistance d’une chose, sa constance [constantia] et sa fermeté [firmitas], sa dureté
[duritia] et sa durée [durâtio]. Il y a des choses qui se font et défont vite et d’autres qui au
contraire sont faites pour durer, c’est-à-dire qui ont plus de force pour résister à la puissance
de destruction des causes extérieures. Ainsi la santé ou la constitution d’un corps est-elle plus
ou moins solide, une théorie plus ou moins consistante, un raisonnement plus ou moins
cohérent, un affect plus ou moins constant ou, comme on dit aussi «dur à mourir», une
volonté plus ou moins ferme, un État plus ou moins durable, selon les lois internes de sa
constitution. Pour une étude détaillée de la parenté sémantique et conceptuelle des formes
verbales constare, construis, consistere, consistens, constituere, constituens et des substantifs
constantia, constitutio, cf. A. Giovannoni, Immanence et finitude chez Spinoza, Études sur
l’idée de constitution dans l'Éthique, Paris, Kimé, 1999, en particulier chap. I, p. 19-52.
132 LES TRACES DU CORPS
trace, et donc aussi point d’expérience possible1. Cet aspect, qui peut
paraître de détail, est en vérité fondamental, car il porte en germe l’idée que
les traces, toutes les traces (et donc, on le verra, aussi les images et les
signes), non seulement ne se font pas au hasard, bien qu’elles puissent
paraître fortuites, mais découlent toutes, sans exception, des lois de la
Nature étendue. D’une théorie restreinte de la traçabilité du corps, on passe
ainsi à une théorie générale de la traçabilité de l’étendue2.
L’action répétée du corps extérieur qui pousse et imprime est aussi
constitutive de la trace que la distance qui l’en sépare. L’action du corps
extérieur est tout aussi essentielle que sa cessation et son détachement.
Effet d’un déplacement, d’un décalage, la marque vient ainsi parachever la
problématique classique du situs et du motus, par sa capacité à caractériser
le lieu comme lieu de renvoi. Rien ne convient donc mieux à son essence
que la définition du mode comme ce qui est toujours en autre chose par
laquelle aussi il se comprend. Toute trace est un « tenir lieu » de quelque
chose qui a eu lieu, qui n’est plus là, et au lieu de quoi il y a son empreinte.
La problématique est classique depuis les stoïciens et Augustin. Elle
tient dans la formule scolastique bien connue : aliquid stat pro aliquo. Le
geste théorique de Spinoza, qui n’est pas des moindres, consiste à la situer
d’emblée dans le cadre de la physique. Aussi la sémiologie se trouve-t-elle
inscrite ab origine dans la science des corps et du mouvement, pour en
devenir une partie essentielle (et en tout cas la partie que par la suite
Spinoza va exploiter le plus). Les vestigia appartiennent de plein droit à la
physique, leur définition est de part en part physique et cinétique. À ceci
près, cependant : qu’ils ne sont pas eux-mêmes tout à fait des corps, fussent-
ils très subtils. Se situant à leur limite, encore toute corporelle, ils sont du
corps, mais non des corps : un creux qui appelle un plein, un intérieur pour
un extérieur, une présence qui ne vit que par une absence. Comme lieu de
renvoi d’un corps à l’autre, la trace conserve quelque chose du mouvement
qui l’a générée. Son ambivalence, en ce qu’elle tient ensemble deux lieux et
deux natures à la fois, prépare ses futures ambiguïtés.
1. Cet Ancien avait donc raison d’affirmer, que si le monde n’avait eu d’autre loi que le
devenir, non seulement on n’aurait jamais pu se baigner deux fois dans la même rivière, mais
on n’auraitjamais pu s’y baigner une seule.
2. Cet aspect est déterminant pour l’époque de Spinoza, car il contient in nuce une
critique du miracle (que Spinoza ne tardera pas à faire), et plus généralement de toute méta
physique théologique qui réserverait à certains signes un autre ordre que celui de la causalité
naturelle.
VESTIGIA 133
Le FLUIDE
Or, justement, cette distance n’est pas un vide. La marque n’est pas
issue de la rencontre de deux corps qui se toucheraient puis s’éloigneraient
dans on ne sait quel espace vide de corps; mais de trois. Spinoza se sert, en
136 LES TRACES DU CORPS
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Chapitre ix
LA FORME ET LA FIGURE
Le revêtement de la forme
La forme consiste dans l’union [unio], selon une certaine loi, qui fait
que des corps composent tous ensemble un seul et même corps ou individu.
La figure d’un corps est donnée par une certaine position ou situation [situs]
de ses parties. La forme est la norme d’un rapport, la figure est l’un des états
[constitutio] admis par la forme.
Le verbe induere, qui fait son apparition avec l’axiome 3, accompagné
des termes superficies et situs, peut aider à éclairer la relation forme-figure.
1. À propos de la notion de forme, sur ses différents usages, et sur le sens épistémologique
et métaphysique qu’elle assume, cf.P.-F.Moreau, «Métaphysique de la substance et méta
physique de la forme », Méthode et Métaphysique, Travaux et documents n° 2 du Groupe de
Recherches Spinozistes, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p.9-18.
L’auteur dégage les éléments d’une « théorie des formes », que le lecteur de Y Éthique serait
appelé à reconnaître et à opposer au « monde de la métamorphose ». Ici la notion de « figure »
n’intervient guère.
140 LES TRACES DU CORPS
1. « Quand aurons-nous ton exposé sur l’ensemble de la Physique? Je sais que tu as fait
beaucoup de progrès en ce domaine. Je le savais déjà, et on le sait encore des lemmes ajoutés à
la seconde partie de Y Éthique, grâce auxquels beaucoup de difficultés en physique sont
aisément levées » ; Ep, 59 du 5 janvier 1675 (G.IV. 268.19-23). Outre qu’elle nous renseigne
• sur la progression laborieuse de cet aspect de la doctrine, la lettre fait mention de questions sur
lesquelles Tschimhaus reviendra un an et demi plus tard ; cf. Ep, 82.
LA FORME ET LA FIGURE 141
1. Ep, 50 (G.IV. 240.7-9). E convient de noter, cependant, que la négation enveloppée par
la figure n’enlève rien au fait que la figure constitue une expression de la forme. Elle
l’exprime dans son rapport extrinsèque aux autres corps. Le caractère expressif des figures a
été justement souligné par F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in
Spinoza, en particulier le chapitre « Segni, figure, parole », p. 196-217.
LA FORME ET LA FIGURE 143
1. « D n’est pas moins absurde de poser que la substance corporelle est composée de corps
ou de parties, que de poser que le corps se compose de surfaces, les surfaces de lignes, et les
lignes de points » ; £1,15 sc (G.Ü. 59.6-9).
2.Cf.£p, 12 (GJV. 58.14-15).
LA FORME ET LA FIGURE 145
referunt]l. Ceci ne veut pas dire, que les images perçues n’aient aucun lien
avec les figures des corps, et donc leur forme ou nature. Elles en ont un,
encore que lointain. Simplement les images ne font percevoir ou connaître
ni la forme, ni la figure des choses2. Et pourtant elles sont tout à fait
déterminantes dans la constitution d’une nature qui perçoit selon le corps.
l’idée du cercle ne peut être perçu que par un autre mode du penser qui en
est la cause prochaine, celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini » l.
Spinoza dira en outre que forger l’idée adéquate du cercle, c’est l’engendrer
génétiquement par la rotation d’un segment autour de l’une de ses extré
mités. Mais Vidée du cercle a sa cause dans Vidée d’un segment enchaînée à
Vidée de son mouvement autour de l’une de ses extrémités, et non dans le
segment, ni même dans la figuration de son mouvement. Or, peut-on
former ces idées sans en passer par l’affirmation parallèle de leur objet dans
l’espace, c’est-à-dire sans en passer aussi par un traçage de figures qui
enveloppe d’une manière ou d’une autre l’étendue? Il n’est pas question ici
de contrevenir au parallélisme, mais bien au contraire de l’affirmer.
Dans les Éléments d’Euclide, la figure géométrique est comprise
comme la règle d’une construction à l’aide d’instruments (règle et
compas). H s’agit bien de tracer. Que l’on dessine les figures sur le sable
comme Socrate dans 1tMénon, ou sur le papier à l’aide d’une règle et d’un
compas, ou encore « dans notre imagination », la figure pour Euclide, où
qu’on la trace, est le résultat d’une construction. Chaque figure, quant à sa
traçabilité, est ainsi un «problème», c’est-à-dire une construction. Toutes
• les propriétés engendrées le sont à partir de problemata ou constructions
d’autres figures (par exemple en prolongeant le côté ou la base d’un
triangle). La figure est ainsi comprise comme une certaine manière d'être
tracée. Cette manière produit et en même temps explique sa définition.
Pour Euclide, et davantage encore pour Spinoza, définir une figure c’est
l’engendrer à l’aide d’objets très simples, qui valent pour des instrumenta
simplicissima, et dont les Éléments se chargent de donner la définition (le
point, la ligne, etc.)2.
On sait que Spinoza insiste dans sa théorie de la définition sur l’aspect
génétique du procédé euclidien. Or, il va de soi que ce qui est démontré est
valable universellement, que les propriétés du triangle sont vraies pour tous
les triangles, c’est-à-dire pour tous ceux qui suivent ou obéissent aux
mêmes règles de construction. Mais il n’y aurait pas eu de géo-métrie,
comme le racontait déjà Hérodote3, sans une pratique du traçage des
1. E n, 7 sc (G.II. 90.18-23).
2. On peut à bon droit rapprocher cette procédure du célèbre passage du TIE sur les
instrumentalopéra intellectualia, qui s’appuie comme l’on sait sur un parallèle [quemadmo-
dum... sic etiam] avec la production d’œuvres matérielles d’abord très faciles [facillima] et
très simples [operibus simplicissimis] à l’aide d’instruments innés du corps [innatis
instrumentis], pouvant constituer à leur tour des instruments pour des œuvres plus difficiles,
et ainsi de suite; ci.TIE, §31 (G.II. 13-14.30-7). Spinoza met ici l’accent sur le procédé
pragmatique de la connaissance.
3. Cf. Histoires, II, 109. Sur les pratiques de l’arpentage chez les Égyptiens comme l’une
j des origines possibles des procédures de la géométrie, cf. M. Serres, Les origines de la géo
métrie. Tiers livre des fondations, Paris, GF-Flammarion, 1993, en particulier la conclusion
LA FORME ET LA FIGURE 147
comme dans un « espace mental » qui ne serait défini que par les opéra
tions de l’esprit, il n’empêche que pour passer dans l’ordre des pensées
géométriques existantes, leur essence doit s’accompagner d’un enchaî
nement de figures dans un quelconque espace de traçabilité. De manière
analogue dans l’ordre géométrique de YÉthique, les démonstrations ont
pour but de prêter à l’esprit aveuglé par d’autres formes et figures de
pensée, des yeux dont le regard est configuré par la raison. L’esprit peut
ainsi «voir» ce que l’imagination à elle seule ne peut concevoir en vertu
d’une certaine figure de la pensée, qu’il doit exclusivement à sa puissance,
encore que celle-ci s’accompagne de certaines traces.
La pratique du géomètre ne consiste jamais à tracer un cercle qu’il
aurait vu : ni sa mémoire des choses à l’aspect circulaire, ni son habileté à
dessiner des figures rondes n’entrent en ligne de compte dans la construc
tion du cercle. Néanmoins, un certain traçage, peu importe où, sur le sable,
le papier ou dans l’esprit, lui est indispensable pour concevoir sous la
conduite de la raison [exductu rationis] propriétés et relations2. Le fameux
cercle tracé d’un geste par Giotto, dont la légende veut qu’il étonna
Cimabue par sa perfection, ne vaudra jamais le plus maladroit des cercles
construit par un géomètre. En effet, malgré la plus ou moins grande ressem
blance extérieure que ces cercles pourraient encore présenter, ils n’ont
pourtant absolument rien à voir l’un avec l’autre : ils n’ont simplement pas
la même essence. Mais surtout, ils ne donnent pas à voir les mêmes choses.
Toutefois, on ne peut nier qu’ils supposent tous les deux un traçage (dont
les causes sont par ailleurs bien différentes chez le peintre et le géomètre),
enveloppant ce faisant, quoique de manière différente, l’attribut étendue.
Vestigia intellectus
Or, ce qui vient d’être dit à propos des essences des figures géomé
triques n’est-t-il pas a fortiori valable pour la forme des corps réels? On
pourra en effet établir l’analogie suivante : la forme d’un corps est à ses
figures ce que la définition d’unefigure géométrique est à ses propriétés ou
n’ait jamais existé, et même ne doive jamais exister, sa pensée n’en est pas moins vraie»
(G.EL 26.17-20). On peut imaginer que Y Éthique ait été conçue et tracée à la manière d’un
temple, reposant sur des bases et les règles immanentes à sa construction. Un temple que la
raison aurait érigé pour y séjourner en paix, en un lieu où Dieu est contenu objectivement.
1. Idée qui est pour le spinozisme un véritable monstre philosophique, puisqu’il confond
étendue et pensée. À ce sujet il peut être intéressant de noter que, dans la Ep, 12, Spinoza
ramène les êtres de raison à des êtres d’imagination.
2. Pour un entendement infini il n’y a pas d’êtres de raison, si ce n’est en tant qu’un
entendement fini les a, car ce qui se fait selon la nécessité géométrique dans l’entendement de
Dieu « se trace » réellement dans son corps infini. Le corps et l’esprit sont en effet une seule et
même chose.
LA FORME ET LA FIGURE 149
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Chapitre x
Le poète amnésique
Une question mérite à présent d’être posée: jusqu’où les traces
peuvent-elles aller dans la constitution de la forme? Jusqu’où sont-elles
censées pouvoir modifier ce qu’elles affectent? En d’autres termes, doit-on
considérer la traçabilité comme comprise dans le cercle clos de la forme et
de ses figures, ou bien leur champ d’action est-il plus large que celui toléré
par la forme? Les traces doivent-elle être restreintes à la seule considé
ration de la nature qu’elles affectent, ou bien peuvent-elles la transformer?
Il ne fait aucun doute que c’est là une question que Spinoza s’est posée. Les
textes prouvent qu’il y a également répondu.
Pour éclaircir ce point, on suivra le fil conducteur proposé par le verbe
induere déjà convoqué. Bien que Spinoza n’utilise ce verbe que rarement,
les deux autres occurrences que compte YÉthique sont précieuses. Il s’agit
des scolies de £TV, 20 et de £IV, 39. On n’analysera dans le détail que ce
dernier, qui fait plus directement référence à l’abrégé de physique. Mais il
est clair que les problématiques (du moins en partie) qui y sont contenues
concernent également le premier scolie consacré au suicide, où il est
envisagé que la nature d’un Corps revête une autre nature qui lui est
contraire [aliam naturampriori contrariant induat] *.
On rappellera la proposition 39 : « Les choses qui font que le rapport de
mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain est
conservé, sont bonnes; au contraire mauvaises celles qui font que les
parties du corps humain ont entre elles un autre rapport ». Ainsi, tout ce qui
fait que la forme du corps se conserve et que le corps puisse être affecté de
beaucoup de manières est bon. Inversement, «ce qui fait que le corps
humain revêt une autre forme [aliam formant induat] », c’est-à-dire qu’il
est détruit [destruatur], et donc « rendu tout à fait [omnino] inapte à pouvoir
être affecté de plusieurs manières», est mauvais. Spinoza examine le
problème de la mort du corps, étant entendu qu’il n’y a de mort qu’en raison
d’une cause extérieure.
J’entends que le corps meurt, quand ses parties sont ainsi disposées
qu’elles sont les unes envers les autres dans un autre rapport de mouvement
et de repos. En effet, je n’ose pas nier que le corps humain, alors que la
circulation du sang continue ainsi que d’autres choses par lesquelles on
estime que le Corps vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre
tout à fait différente de la sienne. En effet, aucune raison ne me force à
admettre que le Corps ne meurt que s’il se change en cadavre; bien plus,
l’expérience même semble me conseiller autre chose. En effet il arrive
parfois qu’un homme pâtisse de changements [taies mutationes] tels qu’il
me serait mal aisé de dire qu’il est le même, comme j’ai entendu raconter
d’un certain poète espagnol [de quodam Hispano Poëta], qui avait été saisi
par la maladie, et bien que rétabli, demeura dans un tel oubli [oblitus] de sa
vie passée qu’il ne croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait
faites fussent les siennes, et vraiment on aurait pu le prendre pour un enfant
adulte [pro infante adulto] s’il avait aussi oublié [oblitus] sa langue
maternelle [vemaculae linguae] '.
Pour un corps, mourir c’est donc tout simplement changer [mutare\
de forme, se transformer2. Spinoza entend ici remettre en cause deux idées
reçues. La première concerne une définition physiologique du corps
vivant ; à quelles fonctions vitales doit-on juger qu’un certain corps est en
vie (l’activité respiratoire, l’activité cardiaque, l’activité cérébrale, etc.). À
cet égard, il n’est pas improbable, même si cela n’est pas dit explicitement,
que dans cette catégorie Spinoza vise également la définition strictement
mécaniste de la vie du corps humain, telle qu’elle est présentée par
Descartes dans la première partie des Passions de l’âme à l’article 6,
intitulé « Quelle différence il y a entre un corps vivant & un corps mort »3.
1. C’est une technique que Spinoza utilise parfois afin de contrer ceux qui invoquent
l’expérience pour expliquer ce dont par ailleurs ils ignorent, ou avouent ignorer, les causes.
Spinoza procède de la sorte par exemple pendant la plus grande partie du scolie de EIII, 2, où,
à propos de 1 ’ opinion que 1 ’ Esprit aurait un empire sur le corps, il répond point par point à tous
les arguments fondés sur l’expérience en leur opposant d’autres tout autant fondés sur
l’expérience, mais qui eux s’accordent avec la compréhension par les causes.
2. G. Radetti, E. Giancotti, comme R. Caillois, croient reconnaître dans ce poète espagnol
la figure de Gôngora; on a aussi pensé à « une des Nouvelles exemplaires [1613] de Cervantès,
auteur que Spinoza connaissait certainement très bien»; P.Macherey, Introduction à
/'Éthique de Spinoza, La quatrième partie. La condition humaine, p. 252, n. 1. Il est possible
que Spinoza se réfère effectivement à Gôngora, dont il possédait les œuvres dans sa biblio
thèque (Todas las Obras de Gongora, Madrid, 1633 et Obras de Gôngora, Lisbonne 1667 ;
cf. A. J. Servaas Van Rooijen, Inventaire des livres formant la Bibliothèque de Bénédict
Spinoza, publié d'après un document inédit, avec des notes biographiques et bibliogra
phiques et une introduction, La Haye, Tengeler, Paris, Monnerat, 1888) ; de plus l’histoire du
poète amnésique avait certainement dû sortir des frontières d’Espagne. Luis de Gôngora y
Argote (Cordoue 1561-1627), issu d’une famille de la haute noblesse espagnole, peu
156 LES TRACES DU CORPS
intéressé par ses études de droit à l’université de Salamanque, s’oriente vers l’Église, qui le
nomme prébendier de la cathédrale de Cordoue en 1585. C’est alors qu’il commence à se faire
connaître comme poète et atteint la célébrité lorsqu’en 1613 circulent les copies manuscrites
de ses deux grands poèmes Las Soledades et Polifemo, chefs-d’œuvre du cultisme ou
gongorisme. Durement critiqué par les poètes de son époque, en particulier Lope de Vega, il
se défend avec véhémence. Encouragé par ses admirateurs, il se rend à la cour en 1617, où il
est nommé chapelain du roi, ce qui ne lui épargne ni luttes, ni intrigues. « Consumé par ses
ambitions à la cour, dont il tirera peu d’avantages personnels, il végétera en proie aux
angoisses pécuniaires » (J. et I. Mil lé y Giménez, Obras complétas de don Luis de Gôngora
y Argote, Madrid, 1932, p.xvm). Peu avant qu’il ne tombe malade et ne retourne en
Andalousie, le jeune Velâzquez, à peine arrivé à la cour du jeune Philippe IV, peingnit de lui
un portrait, actuellement conservé au Muséum of Fine Arts, Fonds Maria Antoinette Evans,
3279, Boston. Sur Gôngora, l’Espagne, et plus généralement l’esthétique baroque dans ses
rapports avec la pensée de Spinoza, cf. F. Mignini, Ars imaginandl Apparenza e rappresenta-
zione in Spinoza ; R. Diodato, Vermeer, Gôngora, Spinoza. L’estetica corne scienza intuitiva,
Milano, Mondadori, 1997 ; S. Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris,
Kimé,2001.
1. Comme il y a une vraie vertu et une vraie vie de l’Esprit, qui sont définies surtout par la
Raison [maxime ratione, vera Mentis virtute, & vita definitur], et qui ont les meilleures
chances de se réaliser dans un État de concorde ; de même y a-t-il une vraie vertu et une vraie
vie du Corps, qui ne peuvent être définies par les seules fonctions vitales communes à tous les
animaux [quae omnibus animalibus sunt communia] ; cf. TP, chap. v, § 5 (G.IU. 296.11-15).
Comme le montre bien l’exemple du poète espagnol, l’apparente survie d’un corps ne suffit
pas à conserver ce qui a été sa vraie vie. Le poète n’est pas passé à une autre vie, il est mort ; sa
mémoire ne vit plus, il est autre.
2. Le substantiffabrica et le wetbefabricare reviennent en tout 7 fois dans VÉthique dans
des contextes qui se ressemblent, se répondent, voire se recoupent - le verbe, d’ailleurs,
LES TRACES ET LA FORME 157
par leur adresse, le corps humain l’emporte sur les autres par les réalisations
dont il est capable. Sa structure est indissociable de ses productions.
La mémoire [memoria] n’est pas le simple ressouvenir [recordari]. Par
les enchaînements et les habitudes qu’elle met en œuvre, la mémoire
constitue en profondeur le corps, et configure son essence. Ainsi ce qui
définit la forme d’un corps c’est la pratique des enchaînements de ses
figures, que sa puissance lui permet de revêtir. C’est pourquoi, le corps du
poète est indissociable du corpus de ses œuvres poétiques. Ce que vise
Spinoza est cette capacité du corps à disposer de ses marques et de ses
figures, l’identité personnelle n’étant que le souvenir d’une mémoire
vivante. Un corps impuissant à retrouver ses marques, inapte à perpétuer
les figures qui en constituaient la forme, est mort à cette forme. Car le corps
est l’expression de ses pratiques, il vit d’elles et par elles. Traces et figures
en constituent comme la morphologie et la syntaxe. Cette dernière n’est
autre que la manière même de les enchaîner. Pour un corps, mourir, changer
de forme, c’est donc perdre les pratiques qui le faisaient vivre et qui déter
minaient son existence selon des habitudes, dont il était en partie la cause.
L’oubli sanctionne ces transformations. Aussi, l’arrêt de mort d’un
corps signe-t-il ipso facto l’acte de naissance d’un autre. Un rapport se
défait, un autre s’instaure. Une forme meurt, une autre vit de cette mort.
Mort et naissance sont donc les deux faces de la même réalité1. Aussi
incroyable [incredibile] que cela puisse paraître (Spinoza est tout à fait
conscient de déranger le sens commun), le défunt poète espagnol est un
« mort vivant », encore que cela ne soit vrai qu’eu égard à la ressemblance
de l’aspect extérieur, non relativement à la forme, qui n’est plus la même en
raison du fait que le corps n’est plus capable de s’y référer. On comprend
que pour prévenir des dérives superstitieuses, Spinoza préfère ne pas
développer davantage. Il ne pourra complètement s’y soustraire,
cependant, quand on lui demandera de se prononcer sur l’existence des
accompagnant souvent le substantif : trois fois dans £1, app (G.H 79.29; G.H. 81.11-15), trois
fois dans £D3,2 sc (G.H. 142.8-9 ; G.Ü. 143.8-11 ), une fois dans £IV, 59 sc (G.n. 255.17-18).
Souvent rendu par « construction », ou encore par « structure » ; ces traductions inclinent vers
une représentantion anatomique du corps tendant ainsi à faire perdre le sens dynamique,
technique et productif, qui lie le substantif fabrica et ses formes verbales fabricari,
fabricatae. Fabrica est chez Spinoza rapproché de ars et de virtus, qui indiquent bien les
procédures techniques ou les opérations de productions qui ont à l’origine des mouvements,
comme par exemple l’action du bras qui frappe dans £FV, 59 sc. En forçant un peu le sens du
terme, mais pas tant que cela, on pourrait dire que le corps est une fabrique qui fabrique.
1. Sur la notion de transformation du corps et d’identité individuelle, cf. F. Zourabichvili,
« L’identité individuelle chez Spinoza », Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de
Myriam Revault d’Allonnes et de Hadi Rizk, Paris, Kimé, 1994, p. 85-107, et également « Les
paradoxes de la transformation chez Spinoza», Bulletin de l’Association des Amis de
Spinoza, n° 36,1998.
158 LES TRACES DU CORPS
spectres. Toujours est-il que VHispanus Poeta n’a plus le corps qu’on lui
prêtait, il est alors comme un « nouveau-né » dans un corps paradoxalement
guéri de la maladie qui 1*affligeait, et néanmoins mort. Et s’il n’avait pas
perdu l’usage de sa langue maternelle, Spinoza ajoute, on aurait pu le
considérer comme un « enfant adulte » [pro infante adulto] *.
L’enfant se rapproche ainsi du cadavre ou du vieillard oublieux, en ce
qu’il expérimente constamment un lieu de déséquilibre, de fluctuation
quasi constitutive de son animus. L’enfant a, comme le vieillard infirme, la
mort aux trousses, en ce qu’il a tendance par nature à éprouver les limites de
sa forme, et ceci par l’effort même de les déplacer, c’est-à-dire de se sortir
d’une définition étroite de la vie. Un rien donc risque de le faire basculer
dans la mort, et, comme le notera Kant, c’est le premier souci des parents de
prévenir qu’il ne se porte tort à lui-même. Les stoïciens l’avaient jadis fait
remarquer, en opposant ainsi le conatus au principe de plaisir des épicu
riens : l’enfance est ce dont on ne se sort qu’à grand peine. Le risque de mort
est le lot de l’enfance en contrepartie de son effort de se sortir d’une
condition de servitude. Car son effort le pousse à expérimenter ses limites, à
être en quelque sorte toujours au seuil de rupture de sa forme, entre un
équilibre et un autre2.
INFANSADULTUS
1. La situation paradoxale dénotée par l’oxymore infans adultus, est symétrique de celle
décrite dans £ V, 6 sc, où l’hypothèse est faite d’un monde où les hommes naîtraient adultes à
l’exception d’un ou deux qui naîtraient enfants. La condition de ces enfants serait alors
blâmable comparée à la nécessité naturelle qui voudrait que l’on naisse adulte. Or, en réalité il
en va tout autrement, c’est pourquoi il n’y a aucune raison de s’apitoyer sur la condition
enfantine qui suit en tout et pour tout la nécessité naturelle. Ainsi, cet Hispanus Poeta, né
adulte, fait-il effectivement figure d’exception à la règle d’un monde qui veut que l’on naisse
plutôt enfant. À ce titre sa condition a pu soulever la pitié ou le rire. Elle n’est pour autant pas
imputable à un quelconque vice ou faute de la nature [naturae vitium seu peccatumJ, mais
relève entièrement de la nécessité naturelle. C’est de cette manière que le philosophe la
comprend et la médite.
2. Sur le statut et les figures de l’enfance dans la philosophie de Spinoza en relation à l’idée
de transformation et de développement, cf. F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de
Spinoza. Enfance et royauté, P.U.F., 2002, Deuxième étude: «L’image rectifiée de l’en
fance », p. 91-177 ; pour une autre perspective à propos de la petite enfance, cf. aussi L. Bove,
La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, chap. iv, § 1, p. 108-112.
LES TRACES ET LA FORME 159
par ouï-dire, que nous apprenons avoir été enfant. Semblablement nous
apprenons que nous sommes mortels. Il est impossible en effet que nous ne
rencontrions jamais personne pour nous le rappeler ou que l’expérience de
la vie en société ne nous confirme pas en cette opinion. L’adulte habite un
autre corps, qui n’a pas la même forme que celle de l’enfant; il en a oublié
les rythmes, les gestes, les habitudes et les pratiques. Au-delà de la crois
sance physiologique que l’on constate chez le jeune corps, il y a donc des
transfigurations du corps qui sont susceptibles de le modifier en profondeur
et de le faire accéder à une nouvelle forme. En cela, même si Spinoza ne le
dit pas, il est indéniable que l’apprentissage de la langue, qui sanctionne
la sortie de l’enfance, puis l’éveil de la raison, qui va de pair avec la décou
verte du désir propre à l’adolescence, sont des moments cruciaux de
1 ’ affirmation de la forme.
Adultes, nous gardons cependant des traces de l’enfance. Des traces,
des images *. Mais ces images sont comme disloquées, fragmentaires, car
elles ne sont que les vestiges de formes de vies révolues. L’adulte ne s’y
reconnaît plus, et finit par se les attribuer en recomposant son histoire à
l’aide des récits des autres et de ce que lui-même en conjecture. Ces images
sont d’autant plus parcellaires et déformées que le corps s’est transformé et
a quitté sa forme d’antan. Elles se prêtent alors à d’autres enchaînements,
d’autres interprétations qui en modifient le sens et la valeur.
Avant l’âge adulte, la maîtrise du langage joue un rôle essentiel. Ce qui,
en effet, retient encore Spinoza de rappeler définitivement le poète
espagnol à une nouvelle enfance, c’est bien la maîtrise qui lui est restée du
langage. Cette particularité rend l’exemple d’autant plus intéressant. Le
corps du feu Hispanus Poeta est bien un nouveau-né, mais il a gardé
certaines traces de son ancien corps. Une certaine mémoire lui survit, et non
des moindres apparemment, puisqu’il a gardé la pratique de l’espagnol
[vemacula lingua]. Pourtant, Spinoza n’hésite pas : s’il a pris cet exemple,
c’est bien pour montrer que le poète est mort. Cet adulte, que l’on appelle
encore de son ancien nom, habite un autre corps, puisque on ne peut pas
retrouver dans cette nouvelle vie les modalités qui étaient celles du poète
défunt. Pas complètement cependant. Le poète espagnol a en quelque sorte
hérité de son corps mort certaines aptitudes.
Des figures ou des traces peuvent ainsi traverser les transformations du
corps. S’il est vrai que rien ne naît de rien et que tout se transforme selon des
lois précises, on doit penser que les différences entre les formes supposent
et conviennent néanmoins en certaines choses communes. D’autre part,
aucune forme ne saurait naître sans déjà être habillée de certaines figures
qui expriment de manière déterminée la loi de composition de ses parties.
Certaines traces, qui ont constitué des figures stables dans la composition
du corps peuvent donc être conservées et se transmettre d’une forme à
l’autre. Pour le poète espagnol c’est le langage, qui a survécu à la transfor
mation du corps. Mais on peut imaginer d’autres cas de figure. Ainsi il est
bien vrai, comme le suggère Spinoza, que le corps de l’adulte n’a plus la
même forme que celle de l’enfant. Mais certaines dispositions ou figures
peuvent demeurer dans la nouvelle composition. Ainsi du corps nouveau-
né du poète espagnol on ne peut pas dire qu’il est né bébé [infans], car la
nouvelle forme de son corps est née avec cette disposition : il parle.
On objectera, peut-être, que si de certaines pratiques il y a encore une
mémoire dans le corps, c’est que précisément la forme qui les portait n’est
pas tout à fait morte. Or, Spinoza écrit ce scolie pour montrer qu’il peut
y avoir mort sans cadavre. Cela veut dire que la partie ou figure qui consti
tuait la forme de l’ancien corps n’est pas suffisante à elle seule pour conser
ver la forme qu’elle contribuait à exprimer. Cette disposition particulière
est en effet dans un autre rapport avec les autres aptitudes du nouveau
corps. Il faut alors accorder que le nouveau corps du poète espagnol a
d’inné ce que les autres normalement acquièrent, tout en excluant que
l’ex-poète puisse se souvenir [recordari] d’une existence précédente par sa
mémoire innée du langage. Car l’impossibilité du souvenir d’une vie
précédente est le meilleur indice que le corps répond désormais à une
nouvelle forme. En effet :
Il est impossible que nous nous souvenions [recordemur] d’avoir existé
avant le corps [ante Corpus existisse], puisque [quandoquidem] aucune
trace [vestigia] ne peut en [ejus] être donnée dans le corps [in corpore] '.
Spinoza dit bien qu’aucune trace d’une existence précédente ne peut
être donnée dans le corps actuel. Pourtant, EIV, 39 sc invite à penser que
la naissance d’une nouvelle forme n’entraîne pas forcément la disparition
de toutes les traces de l’ancienne. Les deux textes semblent donc en
contradiction.
Face à cette difficulté, il convient de relire attentivement le passage de
E V, 23 sc. Que nous ne puissions pas nous souvenir d’avoir existé avant le
corps veut dire, premièrement, que nous ne pouvons avoir le souvenir
d’avoir été sans corps, car la mémoire a besoin de traces, et par définition
les traces n’ont lieu que dans le corps. Il ne peut donc y avoir trace d’un pur
alors qu’il est des traces englouties dans la nuit du corps dont on a perdu à
jamais le souvenir. Aussi le souvenir est-il à la mémoire ce que la
conscience est au désir, dont Spinoza avait dit que son affection pouvait
être innée [ea sit innata]1. S’il n’y a donc pas de mémoire sans traces, il peut
y avoir des traces immémoriales que le corps hérite de corps en corps. Chez
ce vieillard, qui ne répond plus à son nom, le langage, inné à sa forme de
nouveau-né, serait cet héritage d’une forme dont il ne peut se souvenir car
celle-ci n’est plus, n’est pas, à vrai dire n’ajamais été la sienne.
Puisque la mémoire ne se définit aucunement en fonction du passé
(passé, présent, futur ne sont que des effets ou des produits de la mémoire),
mais bien en fonction des enchaînements auxquels elle donne lieu, on ne
peut donc nier que l’espagnol chez le poète demeure en lui comme des
traces. Mais cependant non comme des traces qui pourraient lui signifier
une existence antérieure (en ce sens il ne peut y en [ejus] avoir), car il ne
peut aucunement les sentir comme ayant appartenu à un autre corps que
celui que son esprit affirme actuellement. S’il y a une profondeur du corps,
elle doit consister alors en ceci : dans ses savoir-faire infiniment élaborés,
qui se perdent dans la pré-histoire de sa nature, dont Spinoza disait qu’ils
dépassaient en art tous les ouvrages que l’art humain avait su produire.
Spinoza nommera cet aspect du corps ingenium. Uingenium est en étroite
relation avec lafabrica ou le génie fabricateur du corps. Les traces dont on a
perdu le souvenir mais dont la mémoire est vivante sont devenues des
figures qui constituent l’individu à son insu. Oubliées, intégrées à la forme,
comme fondues en elle, elles façonnent la vie du corps.
Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit.
Charles Sanders Peirce
■ V - ■ ■ .
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Cinquième section
1. On peut être tenté de comprendre ces « unités sémiologiques », que sont les vestigia des
corpora simplicissima, comme des « unités de mouvement». D est vrai que tous les corps se
distinguent par le mouvement et le repos. Les traces aussi. Quand Spinoza écrit que
« l’essence des mots et des images est constituée seulement de mouvements corporels » (EH,
49 cor sc ; G.Ü. 132.19-20), il est évident que sa définition suppose les vestigia. Cependant il
faut impérativement tracer une limite à ce rapprochement : les corpora simplicissima, quoi
qu’ils puissent être, sont des corps, alors que les vestigia, bien que corporels, n’en sont pas.
Les traces sont aux confins des corps, elles ne sont donc pas des corps, même subtils, qui
émanant des corps extérieurs se déposeraient sur les surfaces du corps affecté. Si Spinoza a
médité la canonique et la physique épicuriennes, il n’a pas calqué son concept de vestigia sur
celui de simulacre. Si mince soit-elle, cette différence constitue aussi la limite théorique de
toute physique concrète, qui a besoin de traces pour vérifier expérimentalement une physique
abstraite. Comment pouvons-nous savoir par expérience qu’un corps existe effectivement, si
ce n’est par les traces qui nous en signalent la présence par un quelconque corps naturel ou
technique? Le corps de l’instrument, tel un corps fluide dont la nature doit être assez sensible
pour enregistrer sa trace, devient ainsi de fait et de droit déterminant quant à l’existence ou la
présence de la trace, et donc aussi quant à la nature de l’objet extérieur qui fait la trace. Ce que
l’on a nommé une « sémiophysique » peut avoir des points en commun avec les probléma
tiques de la physique quantique contemporaine. Pour une première analyse historique du rôle
et du sens des images dans la connaissance scientifique, cf. Sicard M., « Les images de la
science ou “qu’est-ce que voir? ” », Les cahiers du Collège d’iconologie. Communications et
débats, 1,1993, INA, p. 95-118.
166 LA GENÈSE DES IMAGES
1. Expression plus conforme au lexique du TIE que de Y Éthique, qui emploie idea
affectionis, ou imago avec son idée, absentes du TIE. Le Lexicon spinozanum de Emilia
Giancotti n’y recense qu’une seule occurrence du terme image dans l’expression aliquam
imaginem corpoream au § 58, n. z (G.H. 22.30-31). L'Éthique n’aura plus besoin de qualifier
l’image de corporelle, puisqu’elle aura établi que sa réalité est entièrement corporelle.
2. On va voir, dans cette partie, que sémantique et syntaxe s’articulent d’emblée à une
pragmatique. Sur l’articulation de ses trois instances sémiologiques dans une perspective
historique et critique, cf.G. G.Granger, Langages et épistémologies, Paris, Klincksieck,
LA GENÈSE DES IMAGES 167
La raison n’en est devenue que plus évidente avec la définition des
vestigia. Les traces s’inscrivent toujours sur d’autres traces, et c’est par leur
rapport qu’elles prennent sens et qu’elles en viennent à signifier à travers
leurs idées. Sans avoir abordé encore l’essence des imagines, on devine
déjà que la signification est en tout et pour tout un processus naturel. Il
s’inscrit dans la puissance imaginative du corps, c’est-à-dire de tous les
corps suffisamment composés pour supporter des traces. Le mou du corps
est le lieu où les corps s’inscrivent et s’écrivent en se signalant et se
signifiant les uns aux autres. Les significations humaines sont une partie de
ce processus infini. L’homme n’en est donc pas la source.
Tout corps, dans la mesure où un esprit l’affirme, est signifiant et se
signifie aux autres par sa capacité à marquer et à être (re)marqué. Hobbes ne
s’était donc pas trompé quand il expliquait la possibilité du langage et de la
communication par l’institution de la marque [Mark] et du signe [£ygn].
Toutefois, son conventionnalisme et son nominalisme en restreignaient le
champ d’effectivité et d’efficacité. Au service d’une anthropologie, en
accord avec la conception aristotélicienne de l’homme animal capable de
parole et d’artifice, elle ne pouvait, au bout du compte, que passer à côté de
l’essence naturelle et pour ainsi dire « cosmique » de la signification *.
Les traces sont plus que de simples effets de surface, et les surfaces ne
sont pas une simple pellicule d’impression. Elles collent au corps comme
un habit dont on ne saurait si aisément le défaire. Elles le peuplent, y élisent
leur demeure; certains d’entre elles l’habitent si profondément qu’elles
finissent par en déterminer la constitution. Nul sans doute ne sait ce que
peut le corps, mais ce qu’il peut, le corps assurément le fait et l’apprend par
un art du traçage. C’est à peine une métaphore de dire que le corps mou,
quel qu’il soit (humain ou autre), est un espace d’écriture, qui vient nourrir
ce que Baudelaire appelait «l’immense et compliqué palimpseste de la
mémoire». Sous la surface, d’autres écritures se conservent; d’autres
stratifications et sédimentations de marques la travaillent. Le corps vit de ce
rapport dynamique entre profondeur et surface.
Les surfaces des corps sont des plans à la fois de réflexion et de
rétention. Elles sont des perspectives ouvertes sur l’épaisseur opaque des
corps, car les marques en apparence oubliées ne sont pas pour autant
effacées1. Le corps est ainsi une écriture d’écritures, une mise en chaîne
autant qu’une mise en scène de marques, qui s’enrichit et se complexifie
avec l’expérience. Ses marques pourront bien demeurer enfouies, à jamais
recouvertes, plus jamais découvertes, mais elles ne laisseront pas pour
autant de contribuer à la formation de la complexion [ingenium] des indi
vidus. Plus elles s’ancrent en profondeur dans le corps, plus elles détermi
nent ses figures ou la disposition de ses parties, plus elles participent de sa
forme et en intègrent la loi, jusqu’à la modifier, voire la renouveler.
Il y a donc bien un statut positif de la marque, qui se prête à une archéo
logie. Il permet le développement au moins de deux autres sciences selon le
paradigme génétique, et qui sont comme autant de branches ou « applica
tions » de la physique : l’histoire ou l’étude des actions humaines, la philo
logie ou l’histoire de la langue, qui sont en somme deux expressions de ce
que l’on pourrait appeler une archéologie ou histoire des corps comme
vestiges ou reliques2. Le corps a ainsi deux champs d’expression : l’espace
et le temps. La notion commune de trace permet d’unifier méthodologique
ment ces deux domaines apparemment hétéronomes3.
L’expérience enseigne [experientia docet], littéralement elle met en
signes, affirme du sens. Ainsi, outre témoigner, attester, constater [testarï],
confirmer [comprobare]4, l’expérience constitue l’existence du corps et de
l’esprit comme activité sémiotique.
1. Comme on l’a fait remarquer: «le corps n’oublie rien»; M.Bertrand, Spinoza et
l’imaginaire, Paris, P.U.F., 1983, p. 50,66 et 79.
2. Ce que, dans le TTP, Spinoza nomme temporis reliquiae\ TTP, praef (G.1H. 10.23;
Œuvres El. 70.11 -12).
3. Les trois « champs ou modalités de l'expérience » que sont le langage, les passions el
l'histoire et dont Pierre-François Moreau a dessiné les contours, supposent donc une philo
sophie de la marque et du signe, sans laquelle ces trois domaines ne pourraient s’étendre et
s’entendre, c’est-à-dire s’inscrire et s’écrire dans l’étendue du corps.
4. Pour l’analyse de tous ces lemmes et d’autres d’un champ sémantique proche, cf. ibid,
p. 304-306 avec leurs notes.
Chapitre xi
1. Ce postulat ne sera pas utilisé par la suite. Ce qui peut, ou bien lui conférer une valeur
rétroactive, ou bien, plus probablement, constituer une formule contractée, par laquelle
Spinoza, comme il lui arrive de le faire parfois, résume une doctrine d’un trait, sans pour
autant gommer le détail des distinctions qui la composent et qui l’ont rendue possible. On va
voir, par ailleurs, que même ce postulat n’identifie pas parfaitement les traces et les images.
2. D y a donc bien, comme on a pu l’écrire « un inconscient de la pensée, non moins
profond que l'inconnu du corps » ; G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 29.
170 LA GENÈSE DES IMAGES
1. Ainsi posée, la question devient le critère d’une certaine lecture. Si on fait de l’imagi
nation une faculté exclusivement humaine (ce que l’on se défend ici de faire), alors cette
question n’a pas de sens. Si, au contraire, on considère que l’imagination est la puissance
même de tout corps en tant qu’il est fini et suffisamment apte à retenir des traces, on comprend
aussi que la finitude des corps et leur imagination se déterminent ensemble, car toute chose est
finie dans et par un rapport, et jamais en soi. L’imagination est moins la faculté d’une certaine
«espèce» d’individu que la puissance des corps en tant qu’ils sont capables de retenir des
traces.
DES TRACES AUX IMAGES 171
chose » du corps affectant est retenu dans le corps affecté. Cet aliquid,
même s’il est toujours de l’ordre de la corporéité, n’est plus un corps : sans
être un corps, il est du corps. Qu’est-il alors? Que «reste-t-il» du corps
affectant dans la trace ? Sa présence dit Spinoza. Mais déjà sur le fond d’une
absence, qui est comme inscrite dans l’être de la marque.
Les images, qui prendront le relais des traces, feront plus que signaler
cette présence, elles en détermineront la nature, la re-présenteront. Il reste
que, considérée en elle-même, la marque est bien « objet » d’une idée. C’est
en effet grâce à son idée qu’elle est prête à renvoyer à ce qui l’a tracée,
comme la moitié d’une tessera hospitalis renvoie à sa moitié absente. Or,
cette affirmation est le propre de l’idée de la trace, non de la trace. Il ne faut
pas plus confondre l’idée de la marque avec l’idée du corps qui la supporte
(le corps affecté) qu’avec l’idée du corps qu’elle rapporte fle corps
affectant).
L’IDÉE DE TRACE
l.G.n. 103.28-30.
172 LA GENÈSE DES IMAGES
.G.n. 104.1-7.
DES TRACES AUX IMAGES 173
de nature entre les corps (le dur, le mou, le fluide). On objectera peut-être :
s’il est vrai que la trace n’a d’humain que son point de vue humain sur elle,
et qu’elle relève en tout et pour tout d’une logique de l’affection valable
pour tous les corps suffisamment composés, comment se fait-il que
Spinoza n’en ait pas parlé dès l’ax 1 après le corlem 3, quand précisément il
abordait l’affection corporelle ? La réponse est simple : il ne pouvait le faire
précisément parce qu’en ce lieu il ne faisait qu’introduire la nécessité de
poser une différence de nature entre les corps intéressés par l’affection,
sans pouvoir encore donner les catégories pour rendre pensable cette
différence - le dur, le mou, le fluide - qui sont, elles, indispensables à
l’établissement de la définition génétique des vestigia. Il n’en demeure pas
moins que toutes les traces qui marquent un corps suivent de la nature du
corps affecté, et en même temps de la nature du corps affectant.
Cela n’est pas encore le point essentiel. Certains commentateurs1 ont
été arrêtés par le deuxième moment de la démonstration, qui traduit le
premier consacré à l’affection du corps sous l’aspect de la pensée, en vertu
de l’axiome 4 de la première partie: «la connaissance de l’effet dépend
[idependet] de la connaissance de la cause et l’enveloppe [involvit\ »2.
On s’est interrogé sur le fait que l’axiome 4 pose un rapport entre deux
idées (effectus cognitio & causae cognitio), alors que la démonstration
conclut que l’idée de l’effet (ou de l’affection) enveloppe non Vidée de la
'nature du Corps et l’idée de la nature du corps extérieur, comme on aurait
pu s’y attendre, mais la nature du Corps et la nature du corps extérieur.
Après avoir exclu (à raison) qu’il puisse s’agir d’une formule abrégée,
Martial Gueroult commence par rappeler qu’en Dieu la connaissance
procède de la cause à l’effet, l’idée de la cause engendrant l’idée de l’effet,
raison pour laquelle l’idée de l’effet enveloppe l’idée de la cause parce
qu’elle en dépend. L’axiome 4 ne ferait donc qu’illustrer l’ordre génétique
de la connaissance adéquate selon laquelle « l’idée de la cause, donnée en
premier, c’est-à-dire immédiate, commande l’idée de l’effet, qui n’est que
seconde et médiate». Au contraire, dans la connaissance imaginative,
l’idée de l’effet serait donnée en premier; c’est donc elle qui doit être consi
dérée comme «immédiate», et la perception de ses causes, à savoir la
perception du corps extérieur et celle du Corps humain ne seraient données
que secondairement. Et Gueroult de conclure : «Dans ce cas, ce n’est pas
parce que l’idée de l’effet dépend des idées des causes qu’elle enveloppe
enveloppe en soi la nature de ses causes par l’axiome 1 après le cor lem 3.
On est donc reconduit au point de départ sans avoir véritablement cerné ce
que vise de spécifique la proposition.
Pierre Macherey réexamine le problème dans l’état où l’avait laissé son
prédécesseur, en se passant par ailleurs d’une distinction entre dépendance
et enveloppement. À la manière de Gueroult, il cherche une correspon
dance que le texte de la démonstration ne vérifie pas : « Cet axiome [ax 4]
est ici exploité en faisant correspondre à la connaissance de l’effet l’idée
d’une affection du corps » ; d’où la question légitime : « Qu’est-ce qui tient
lieu alors de la connaissance de cet effet?»1. Sa réponse est la suivante:
« Non l’idée de nature du corps humain associée à celle du corps extérieur,
cette idée étant proprement absente du processus par lequel se forme la
perception spontanée, mais l’ensemble constitué par la réunion de ces deux
natures sans que l’âme dispose de l’idée de cette réunion, qui elle-même
implique les idées de chacune des deux natures circonstanciellement asso
ciées ». Pierre Macherey peut alors conclure que « l’idée d’une affection du
corps est ainsi rapportée immédiatement, non à la représentation idéelle de
la cause dont elle dépend effectivement, mais à la nature même de cette
cause qu’elle “implique” de manière confuse et, peut-on dire, “enve
loppée”, donc implicitement». Cela serait la raison pour laquelle Spinoza
renverrait à l’énoncé de l’axiome 4 «en en détournant la formulation, et
ainsi en quelque sorte à contre-emploi », car la connaissance de « l’idée de
l’affection du corps, connaissance qui implique celle de la cause de cet
effet, se produit néanmoins en l’absence de la connaissance de la cause, qui
est l’idée de l’association circonstanciellement effectuée entre le corps
humain et le corps extérieur qui l’affecte, et non cette association elle-
même»2.
Cette lecture a le mérite de vouloir, comme elle dit, « prendre au pied de
la lettre la formule employée par Spinoza », et surtout de mettre l’accent sur
la simultanéité des deux natures impliquées ou enveloppées par l’idée de
l’affection. Elle a donc pour effet de ramener l’attention sur le point
important, que les analyses de Gueroult tendaient à nous faire perdre, sans
pour autant nommer l’objet de l’idée de l’affection du corps. Or, l’objet de
cette idée ne peut être en vérité que la simple trace. Pourquoi, alors, Spinoza
parle-t-il d’un enveloppement de natures et non d’un enveloppement
d’idées ? Précisément parce que c’est une seule et même idée qui enveloppe
ce que son objet, la trace, retient par nature. Si l’on avait bien voulu ne
considérer que l’idée de la trace, et rien d’autre, on se serait aperçu que
Enveloppement et développement
Or, la représentation et la signification des idées des images, dont il va
effectivement être question d’ici peu dans YÉhique, ne pourraient se faire
sans cet enveloppement propre à l’idée de la trace. De même on ne pourrait
1.Cette lecture a deux effets immédiats: premièrement, elle restitue l’ordre et les
cadences propres au texte, et respecte les particularités de chaque proposition, évitant ainsi de
ramener le contenu de l’une à celui de l’autre; deuxièmement, elle va dans le sens d’une
solidarité entre la doctrine de l’idée présentée dans le TIE et celle de Y Éthique, malgré des
approches différentes, puisque le TIE ne s’intéresse pas expressis verbis au concept de trace.
D faut donc nuancer la thèse de Filippo Mignini, qui s’appuie sur le vocabulaire de la
sensation, spécifique au TIE, pour renforcer son hypothèse concernant la datation, et surtout
celle d’une possible évolution de la pensée de Spinoza. H est vrai que le lexique de Spinoza
évolue (on dira plutôt qu’il se précise), mais cela n’est pas toujours l’indice d’un changement
de doctrine. Les analyses conceptuelles d’Alexandre Matheron ont montré, par ailleurs, que
les différences dans l’expression entre le TIE et Y Éthique ne mettent pas forcément en cause
1 ’unité et la solidité d’une pensée.
2.«Si le Corps Humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature du corps
extérieur... »(G.n. 104.18-19).
1
l’existence de Teneur qui en semblait la négation. [...] La synthèse est la vérité elle-même.
[...] La synthèse spinoziste est une synthèse concrète »), l’article de Brunschvicg ne tire pas
les conséquences de ce qu’il affirme; par exemple il ne s’intéresse pas à la relation qui doit
subsister entre l’image (et donc le signe) et la cause. Son intuition reste à l’état d’ébauche et le
titre de son article sonne plus comme un programme, qu’il livre en un mot: «logique,
métaphysique et morale ne forment [...] qu’une seule et même science» (p.465). Toujours
sur ce thème et des mêmes années, cf. V. Delbos, Le problème moral dans la philosophie de
Spinoza et dans l’histoire du Spinozisme, Paris, Alcan, 1893, en particulier chap. I, n, et x de la
première partie, et le moins connu P. Lesbazeilles, De Logica Spinozae, Paris, Léopold Cerf,
1883. L’idée, selon l’expression du KV, d’une « logique vraie » immanente à la philosophie de
Spinoza n’a jamais été totalement abandonnée par la critique; Deleuze et Macherey l’ont à
leur manière reprise.
1. Encore que, puisque Dieu est autant substance étendue que substance pensante, ce
qu’il comprend d’un entendement pur dans sa pensée se fait avec la même nécessité dans
l’étendue. Et réciproquement, ce qui se fait dans le corps, se fait objectivement dans la pensée
de Dieu selon les seules lois de sa nature. Comme Ton sait, Tordre et la connexion des pensées
est le même que Tordre et la connexion des choses.
2. Cet aspect a été rarement mis en lumière, encore qu’il ne soit pas complètement inédit :
« La structure représentative de l’idée spinozienne a plus de ressemblance avec l’expressivité
des signes naturels qu’avec l’intentionnalité de l’idée cartésienne, et ce pour la très bonne
raison qu’elle se fonde sur la structure sémiotique de l’univers physique lui-même»;
M.Messeri, L'epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Milano, D Saggiatore,
1990, p. 195.
DES TRACES AUX IMAGES 181
pourquoi nous avons des idées adéquates et pourquoi nous avons des idées
inadéquates.
C’est tout à fait logiquement que l’axiome 4 est convoqué dans la
démonstration 16 : de même que l’idée de l’effet porte enveloppée en elle
celle de la cause dont elle est le produit, de même l’idée de la trace
enveloppe ce qui a causé son objet, à savoir les natures des corps concer
nées dans l’affection. Qu’entend Spinoza quand il parle de natures du corps
affecté et du corps affectant? Tout ce qui contribue à la formation de la
trace, à savoir les surfaces et les figures du corps affectant et celles du corps
affecté, qui par 1 ’ intermédiaire des corps fluides entrent en contact. Comme
on l’avait vu, ces surfaces et ces figures composent des natures très compo
sées. C’est pourquoi, sous l’apparente simplicité des images sont impli
quées une foule d’autres traces et figures, surtout du côté du corps affecté,
qui déterminent sa disposition ou sa constitution réceptive. Si le corps
affecté n’était pas déjà le champ d’une traçabilité ouverte, il ne pourrait
jamais se constituer en terrain de réceptivité et de renvoi. Les idées des
images, loin de constituer un élément simple de la perception, représentent
davantage un moment de synthèse (pour reprendre le terme employé par
Brunschvicg, sans aucune référence toutefois à ce qui peut être une faculté
transcendantale) d’une complexion, qui participe au processus continu des
affections et qui se définit en fonction de celui-ci.
Le concept qui sert de pivot et qui permet d’articuler le système des
relations causales de la nature à celui d’une sémiologie générale, est
précisément l’idée d’affection, qui est toujours à la fois l’affection du corps
(la trace, qui s’articule à d’autres traces) et l’affection de la substance (le
corps, qui s’articule à d’autres corps). Ces deux plans, l’ontologique et le
sémiologique, sont certes distincts, mais ils déterminent ensemble la for
mation et la constitution des corps et de leur puissance imaginative. Quant à
l’essence de l’homme, on sait qu’elle est constituée de modifications
précises des attributs de Dieu; son esprit se compose autant d’idées adé
quates que d’idées inadéquates, son individu se constitue autant du rapport
des corps qui le composent que de celui des traces qui le(s) disposent. Et
cela est d’autant plus vrai pour les êtres qui ne tendent à se définir que par
les affections de leur corps plutôt que par les idées découlant de la seule
puissance de leur esprit.
Les idées de trace ont donc ceci de positif en elles-mêmes, qu’avant
même de signifier elles indiquent [indicant] ce qu’elles enveloppent au
moment même où ce qui est enveloppé se distingue1. La trace a une
l.On remarquera qu’il en va de même pour la relation causale, sauf que celle-ci non
seulement indique mais explique, alors que l’idée de la trace ne fait qu’indiquer ce qu’elle
implique, sans l’expliquer. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause
182 LA GENÈSE DES IMAGES
et l’enveloppe. Mais elle l’enveloppe au moment précis où les deux idées se distinguent l’une
comme effet de l’autre. C’est parce qu’elle enveloppe, que l’idée de l’effet peut se distinguer
de l’idée de la cause en l’exprimant. Sans cette implication, en effet, il n’y aurait ni idée d’effet
ni idée de cause, car il ne peut y avoir d’effet sans cause. C’est pourquoi, Spinoza a pu écrire,
par exemple, que « le causé diffère de sa cause précisément par ce qu’il tient d’elle » ; £1,17 sc
(G.D. 63.16-17).
l.Filippo Mignini a raison, quand il écrit: «Puisque ce qui exprime quelque chose la
révèle et l’indique, d’une certaine manière, chaque réalité expressive est aussi un signe de
celle qui est exprimée. La puissance signifiante se manifeste donc comme la détermination
cognitive de la puissance d’exprimer» ; F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresen-
tazione in Spinoza, p. 196.
DES TRACES AUX IMAGES 183
comprend pas, elle doit néanmoins avoir quelque chose de commun avec le
tout dont elle est partie. Car le rapport parties/tout implique du commun1.
Ce commun est contenu dans l’essence même des images, dont Spinoza
nous dit qu’«elle est constituée seulement de mouvements corporels»
[imaginum essentia a solis motibus corporels constituitur]2. Ni les
vestigia, ni les imagines ne sont à proprement parler des corps; et
néanmoins, elles sont corporelles, elles appartiennent à T attribut étendue et
ne doivent s’expliquer que sous cet aspect, car les mouvements «n’enve
loppent aucunement le concept de la pensée » [qui cogitationis conceptum
minime non involvunt]3. C’est là toute la difficulté, mais aussi tout l’intérêt
de leur notion.
l.On se souviendra que cela est vrai également de la connaissance: «Les choses qui
n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre,
autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre»; £1, ax 5
(G.n. 46.29-31 ) ; nous soulignons.
2. £ H, 49 cor sc (G.Ü. 132.19-20).
3. Ibid. (G.II. 132.20-21).
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LES IMAGES DES CHOSES a
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La définition des images
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On dispose désormais de tous les éléments pour lire la définition des
images :
Les affections du Corps humain, dont les idées nous représentent
[repraesentant] les corps extérieurs comme nous étant présents [veluti
nobis praesentia], nous les appellerons images des choses [imagines
rerum]
Cette définition, qui donne les bases de toute la théorie de l’imagination
et à la suite des affects, a comme un ton de bien entendu. Le lecteur est tenté
de passer vite. Pourtant, Spinoza a tout fait pour nous soustraire à une
compréhension hâtive, voire naïve, d’une notion dont il a soigneusement
travaillé et préparé le concept, avant de se réapproprier un usage commun
du langage [verba usitata].
Il est probable que Spinoza corrige plus d’une acception d’une notion
qui, de son temps, hérite déjà d’une longue tradition, voire de plusieurs, par
ailleurs toutes assez bien représentées par les différents courants de pensée
au xvue siècle2. À dessein sans doute, il ne vise ni une personne ni une
doctrine en particulier. Spinoza nomme ici un concept qu’il a lui-même
patiemment construit. On se souvient que dans le TIE, Spinoza avait pu
1.EH, 17 sc (G.n. 106.7-9).
2. Pour un aperçu sur le sens des termes phantasia et imaginatio dans les différentes
traditions philosophiques, cf. le volume consacré à Phantasia/Imaginatio, V colloquio inter- :
nazionale del Lessico Intellettuale Europeo, Roma, 9-11 gennaio 1986, atti a cura di Marta
Fattori e Massimo Luigi Bianchi, Firenze, Olschki, 1988, en particulier T article de E. Canone,
l!
« Phantasia/imaginatio corne problema terminologico nella lessicografia filosofica tra sei-
settecento » ; cf. également P. Cristofolini (a cura di), Studisul Seicento e sull’immaginazione, . i
Seminario 1984, a cura di Paolo Cristofolini, Studi di Lettere, Storiae Filosofia, Pisa, Scuola !
Normale Superiore di Pisa, 1985. Filippo Mignini remarque que le terme phantasia est assez
rare dans les œuvres de Spinoza; on n’en compte que six occurrences, et sa signification est . t
écrire: «Si cela te plaît, prends ici par “imagination” n’importe quelle
acception que tu voudras, pourvu que ce soit quelque chose de différent de
l’entendement et par quoi l’âme se comporte passivement; [...]. En effet,
comme je l’ai dit, peu importe l’acception dans laquelle je prends l’imagi
nation, une fois que je sais qu’elle est quelque chose de vague, etc. » *. Voilà
qu’il en donne enfin la doctrine.
Comme cela avait été le cas pour les vestigia, l’image n’est pas définie
au singulier, mais au pluriel [imagines], comme si la perception s’expli
quait par la dynamique d’une production continue. De plus ce ne sont pas
les images qui sont représentatives, mais leurs idées.
Si Spinoza nous dissuade de nous représenter une idée comme une
peinture muette sur un mur, on peut penser aussi que le tableau ou la
peinture n’est pas un bon modèle pour comprendre ici ce qu’il entend par
image. En effet, comme pour prévenir une possible dérive imaginative de la
compréhension de la définition qu’il vient de donner, le lecteur est
immédiatement averti du fait que
[les images] toutefois ne rapportent [non referunt] pas les figures des
choses [rerumfiguras]2.
On avait eu l’occasion de l’anticiper, l’imagination ne perçoit pas la
forme des corps, ni même directement leurs figures : elle perçoit en images
les traces de leursfigures. La doctrine des traces permet ainsi à Spinoza de
briser l’identité supposée entre l’image et la figure qui avait été affirmée
par Descartes dans certains textes: «imaginer n’est autre chose que
contempler l’image ou la figure [figuram, seu imaginem] d’une chose
corporelle»3. Identifiant image et figure, Descartes s’exposait à une
conception figurative (et donc mimétique) de l’image, que Spinoza récuse
radicalement, proposant, au contraire, une théorie de la représentation qui
ne doit plus rien au régime de la ressemblance. À vrai dire, le contexte de ce
passage des Méditations ne permet pas de comprendre avec certitude ce que
Descartes y entend exactement par figure. À la vue d’autres textes, en
particulier le Monde et la Dioptrique4, la réflexion cartésienne semble
ration de rapports réglés que comme une image pensée sur le modèle pictural du tableau ; ainsi
« la figure se juge par la connaissance, ou l’opinion, qu’on a de la situation des diverses parties
des objets, et non par la ressemblance des peintures qui sont dans l’œil » (AT. VI. 140.27-30).
Pour un commentaire de ce passage cf. J.-M. Beyssade, «RSP ou le monogramme de
Descartes», dans R. Descartes, L'entretien avec Burman, en particulier le chapitre intitulé
«L’interprétation des signes» p. 190-207; J.-L.Marion, Sur la théologie blanche de
Descartes, Paris, P.U.F., 1981, p. 249-253 ; J.-P. Cavaillé, Descartes. La fable du monde,
Paris, Vrin, 1991, en particulier les pages 112-125 et les pages 149-153 consacrées à la notion
de figure et de figuration.
1. À ce sujet, Michel Fichant fait observer que, à la différence de Kepler, chez Descartes
la physiologie s’inscrit en continuité avec les modèles de l’optique géométrique, et insiste sur
la non-ressemblance de l’image cartésienne réduite à des différences de mouvement;
cf. M. Fichant, « La géométrisation du regard. Réflexions sur la Dioptrique de Descartes »,
dans Id., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, P.U.F., 1998, p. 29-57.
Denis Kambouchner, quant à lui, reconnaît l’ambiguïté foncière de la théorie de Descartes :
« Descartes ne s’est jamais clairement expliqué sur ce point, et si l’image formée sur la glande
reste par principe un signe ou signal, distinctif ou différencié, qui incite l’âme à penser ou à
sentir certaines choses relativement à un certain objet, elle ne peut tout de même manquer,
dans le cas de la vision, d’être prise aussi bien pour le portrait de cet objet». C’est pourquoi,
il fait recours à l’hypothèse d’un espace visuel intérieur: «le rapport de l’âme aux
impressions qui lui “font voir” certaines choses, et aux choses qu’elle a conscience de “voir",
est de toute manière et en toute rigueur irreprésentable [...] et néanmoins, pour “voir” les
objets qui ont causé ces impressions, elle doit d’une manière ou d’une autre traduire ces
impressions dans une sorte d’espace visuel intérieur (le seul véritable espace visuel, sans
doute), qu’elle confondra avec 1’“étendue réelle des corps”, ou qui, de son point de vue, la
recouvrira, sans qu’il puisse y avoir pourtant identité réelle ou transcendantale des deux»;
D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaire sur Descartes. I, Analytique, Paris,
Albin Michel, 1995, p. 142. Mais toutes les hypothèses ad hoc n’y feront rien, car les
difficultés résident en amont, dans l’ontologie et la doctrine de l’union de l’âme et du corps.
Car, en effet, on pourrait encore se demander : cet espace intérieur, de quoi se compose-t-il,
quels sont ses éléments ? Se situe-t-il encore du côté du corps, ou est-il déjà (passé) du côté de
l’esprit? Ou, peut-être, se tiendra-t-il entre les deux, un pied dans le corps, un autre dans
l’esprit. Spinoza, convaincu que les solutions aux problèmes de Descartes ne pouvaient être
trouvées chez Descartes, se serait sans doute amusé d’un tel déploiement d’efforts pour
essayer de rendre Descartes plus clair qu’il ne réussit à l’être lui-même.
2.Cf.par exemple R. Descartes, Cinquièmes Réponses: «Car il n’est pas de l’essence
d’une image d’être en tout la même avec la chose dont elle est l’image, mais il suffit qu’elle
l’imite en certaines choses » [Nempe non est de ratione imaginis, ut in omnibus eadem sit cum
188 LA GENÈSE DES IMAGES
re cujus est imago, sed tantum ut illam in aliquibus imitetur] (AT. VU. 373.1-3); ou encore
Dioptrique, Discours IV : «il faut au moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images
qui doivent en tout ressembler aux obiets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait
point de distinction entre l’obiet & son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en
peu de choses ; & souvent mesme, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressem
blent pas autant qu’elles pourroyent faire» (AT. VI. 113.1-8). Par le terme mimétique on
entend ici seulement une théorie qui suppose des éléments de similitude ou de ressemblance
entre l’image et l’objet dont elle est l’image. Mais il est clair que cette acception ne saurait
épuiser l’étendue d’un concept qui a une longue et glorieuse tradition, ni même qu’elle lève
toutes les difficultés de ce qu’est en soi une ressemblance.
1. Pierre Guenancia, qui s’appuie également sur la Dioptrique penche en faveur d’une
lecture sémiotique de l’image, faisant passer au second plan l’aspect mimétique : «Fonda
mentalement l’image pour Descartes est un index. Son être c’est sa fonction. Mieux vaut donc
en expliquer d’emblée la nature par sa finalité, qui est de représenter un objet et non de lui
ressembler » ; P. Guenancia, L'intelligible du sensible. Essai sur le dualisme cartésien, Paris,
Gallimard, 1998, p. 152-153. Si telle est la pensée de Descartes, mais, comme on a vu, tous les
textes ne sont pas unanimes, il est possible que Spinoza l’ait reprise à son compte en
reformulant l’idée d’une sémiose des images des choses. En tout état de cause, pour Spinoza,
la théorie cartésienne, mimétique et/ou sémiotique, reste toujours confrontée au paradoxe de
l’interaction entre les déterminations du corps et celles de l’âme, dont tôt ou tard la
physiologie cartésienne doit rendre compte.
2. Ainsi, on a pu écrire : « H est [...] sûr que la doctrine de la perception [de Descartes] ne
parvient pas à éliminer entièrement la similitude, mais cette persistance d’un minimum de
ressemblance, plutôt qu’elle ne participe à la rigueur de la théorie, la met plutôt en crise»;
J.-P. Cavaillé, Descartes. Lafable du monde, p. 115, n. 2. Jean-Marie Beyssade pense pouvoir
retrouver ce minimum de similitude dans la doctrine qu’il propose de la trace comme
abréviation ; cf. J.-M. Beyssade, « RSP ou le monogramme de Descartes », p. 200-203.
3. Sartre avait bien résumé les difficultés et les ambiguïtés de la théorie cartésienne, prise
entre une sémiotique embryonnaire et les problèmes d’une physiologie qui postule l’inter
action entre corps et esprit: «Les mouvements du cerveau, causés par les objets extérieurs,
quoiqu’ils ne contiennent pas leur ressemblance, éveillent dans l’âme des idées ; les idées ne
viennent pas des mouvements, elles sont innées dans l’homme; mais c’est à l’occasion des
mouvements qu’elles apparaissent dans la conscience. Les mouvements sont comme des
signes qui provoquent dans l’âme certains sentiments ; mais Descartes n’ approfondit pas cette
idée du signe auquel il semble donner sens d’un lien arbitraire, et surtout, il n’explique pas
comment il y a conscience de ce signe ; il paraît admettre une action transitive entre le corps et
l’âme qui l’amène ou à introduire dans l’âme une certaine matérialité, ou dans l’image
matérielle une certaine spiritualité. On ne comprend ni comment l’entendement s’applique à
cette réalité corporelle très particulière qu’est l’image, ni inversement comment dans la
pensée il peut y avoir intervention de l’imagination et du corps puisque, selon Descartes,
même les corps sont saisis par l’entendement pur » ; J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, P.U.F.,
1989 (1936), p. 8.
LES IMAGES DES CHOSES 189
MIMESIS ET SEMIOSIS
de particulier. Tout comme il n’y a pas un atomisme des corps, il n’y a pas
non plus un pointillisme des images. Cela ne veut pas dire pour autant que
l’idée de l’image soit en soi insignifiante. Ne rien signifier de particulier
n’est pas la même chose que ne rien signifier du tout. Simplement, cela veut
dire qu’il ne peut y avoir d’image qui soit détentrice de sa propre signifi
cation. Si l’image est un index, comme le pense Pierre Guenancia à propos
de Descartes, elle n’est certainement pas un index d’elle-même1. Si l’on
devait la considérer en elle même [in se spectatà], l’image ne dépasserait
pas la simple impression [impressio], et son idée ne serait pas plus qu’une
certaine sensation [sensatio]2, sa puissance consistant à signaler une
présence, à faire simplement acte de présence, son être se confondant avec
son efficace3.
C’est ce que l’on serait tenté d’appeler, conformément au sens étymo
logique du terme grec angelos, l’essence «angélique» que toute idée
d’image porte en soi. En effet, l’idée d’image ou la sensation/trace est
annonciatrice de quelque chose à laquelle elle ne fait que renvoyer, car elle
ne saurait détenir d’elle-même sa propre signification4. En cela elle ne fait
que devancer la chose [res] qui est l’objet de la signification. Si on prête
attention à l’image seule et à l’acte de pensée qui lui est attaché, la chose ne
fait que s’annoncer, sans être encore proprement signifiée d’une manière
déterminée: sa signification n’est qu’enveloppée dans la présence. C’est
1. Pierre Guenancia refuse l’idée de Jean-Marie Beyssade, selon laquelle chez Descartes
« le signe n’est plus un matériau à décrypter, mais une image à redresser ». Peut-être faut-il lui
accorder ce point. Mais là n’est pas l’essentiel. L’intérêt qu’offre la lecture de Jean-Marie
Beyssade, en vue surtout d’une possible reprise spinoziste de la question, tient davantage dans
ce qu’il affirme dans la proposition qui précède immédiatement: «l’image n’est plus un
tableau à regarder, mais un signe à interpréter» [nous soulignons] ; on notera au passage, que
si elle ne l’estplus, c’est qu’au moins elle l’a été. C’est pourquoi, au delà de Descartes, cette
lecture, qui introduit ici la notion d’interprétation, a le mérite d’indiquer la voie qu’emprun
tera Spinoza, en montrant que les problèmes qu’il affrontera concernant le statut des images et
de leur signification n’avaient peut-être pas été résolus de manière satisfaisante par Descartes,
mais étaient déjà in nuce inscrits dans le cartésianisme; cf.J.-M.Beyssade, «RSP ou le
monogramme de Descartes », p. 196.
2. Cf. infra partie I, chap. i et chap. n.
3. Les termes d’« efficace » et de « force ou vertu » ont été employés par Louis Marin pour
parler du « pouvoir de l’image » ; cf. L. Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil,
1993, en particulier l’Introduction intitulée « L’être de l’image et son efficace », p. 9-22.
4. En effet, il n’y a que le vrai, qui n’a pas besoin de signe et qui est index sui, qui se
signifie lui-même et que le philosophe reconnaît par la seule puissance de l’entendement,
cette «divine lumière», comme il est dit dans le TTP\ alors que l’idée de l’image, elle, a
toujours besoin d’autres chose pour signifier les choses. Ainsi le prophète demande toujours
un signe non pour croire en Dieu, mais pour savoir que la révélation ou la promesse vient de
lui. C’est pourquoi Spinoza dit que «les prophètes étaient certains de la révélation de Dieu
non par la révélation elle-même, mais par quelque signe » ; TTP, chap. ü et notre analyse de ce
passage infra, chap. xix.
192 LA GENÈSE DES IMAGES
pourquoi une image absolument isolée ne signifie rien, ou, plus exacte
ment, rien de particulier : elle ne parvient pas en soi à signifier son propre
contenu. Est-ce à dire qu’ elle serait insignifiante ? Non pas : assurément elle
est signifiante, sinon on comprendrait mal à partir de « quand » et « où » sa
signification devrait commencer1. Elle est signifiante sans toutefois avoir
de signification. Sa signification reste en soi indéterminée. À elle seule, en
revanche, elle est bien ce qui ouvre et dispose à la signification. Aussi est-
elle essentiellement un renvoi à ce qui s’annonce sur le seuil de ce qui
survient. L’idée de l’image, comme renvoi signifiant, ne fait qu’exprimer
en pensée le tenir lieu d’autre chose propre à la marque. Les idées d’images
signifient les corps extérieurs dans la mesure où les traces du coips tiennent
lieu des corps qui les ont laissées.
Annonce et renvoi
Toute idée d’image a quelque chose d’angélique. Elle annonce le
contenu d’une rencontre entre l’appétit d’un corps, sa vertu imaginative, et
le monde qui le touche et le détermine comme tel ou tel désir. L’idée de
l’image signale, plus qu’elle ne l’exhibe, le contenu encore indéterminé
d’une certaine présence, renvoyant pour cela à une autre image, dans l’idée
de laquelle l’esprit tombe [incidit]. On a vu, en effet, que plus que repro
duire la figure des corps, les images représentent [repraesentant] les corps
extérieurs comme étant présents, c’est-à-dire qu’elles en tiennent lieu, au
sens où elles en sont les représentants et non les reproductions. D’image en
image le sens se déterminera dans ses significations 2. Ainsi, la signification
s’effectue moins par une image seule, que par le lien qui fait passer des unes
aux autres. Et si le propre de l’idée de l’image considérée en elle-même est
d’annoncer et de renvoyer, c’est qu’à elle seule, au delà de la simple action
de (se) présenter et de rompre ainsi un continu indistinct, l’idée de l’image
ne peut pas être signe d’elle-même. Pourquoi? Précisément parce que la
signification de l’image n’est pas garantie par la ressemblance de la
représentation à un objet transcendantal, dont elle serait comme le dérivé.
L’origine de la connaissance dans l’imagination, n’est jamais qu’une
origine imaginaire. Elle n’aurait été envisageable, en effet, que si l’on avait
pu concevoir l’existence d’un corps qui put ne jamais avoir été affecté.
Ce que l’on a suffisamment montré être impossible. Évidemment, cela
n’exclut nullement que des images puissent avoir des significations
assignées. C’est d’ailleurs sous cette forme que le plus souvent on a
coutume de se les représenter empiriquement. Simplement cela est toujours
déjà le résultat d’enchaînements ayant produit leur signification.
Enfin, annonciatrice l’image l’est aussi comme lieu du corps où se noue
une promesse pour l’esprit qui s’y affirme. Ce lieu est un lieu de renvoi à ce
vers quoi, dans la forme de l’affection, puis de l’affect, tend l’appétit qui s’y
exprime et secrètement la guide1. En effet, «la fin à cause de quoi nous
faisons quelque chose n’est rien d’autre que l’appétit»2. Or, puisque tout
sens dépend d’une fin, toute signification s’inscrit et se détermine dans un
sens qui n’est autre que l’enchaînement même des images. La cause
immanente à ces chaînes réside alors dans le désir et l’affect qui s’y
expriment et s’y déplient, qui s’acheminent et se réalisent d’image en
image. Ce désir et cet affect peuvent eux-mêmes dépendre d’autres causes ;
ou bien encore de la seule puissance de l’entendement qui les réordonne.
1.Les raisons d’une promesse immanente au désir ont été bien aperçues par
P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 149-156.
2. £IV, def7 (G.Ü.210.17-18).
3.£ü, 18sc(G.n. 106-107.35-2).
194 LA GENÈSE DES IMAGES
« l’esprit perçoit les choses par leurs causes premières » *. Ainsi, quoi qu’ait
voulu dire Spinoza par le terme de concaténation un enchaînement
d’images est tout sauf un défilé neutre et inerte de tableaux qui se succéde
raient sur le mur blanc de la conscience2.
Reste à comprendre comment les idées des images peuvent signifier les
choses. Or, le pluriel imagines rerum de la définition spinozienne assume
pleinement son sens dès que l’on comprend que ce à quoi l’image renvoie
est une autre image avec laquelle elle s’enchaîne. C’est en effet la relation
entre les images, leur enchaînement [concaténation et non l’image en elle-
même, qui déplie et déploie la signification dans l’ordre mémoriel qui est le
sien. La signification suppose ainsi toujours une mémoire innée ou acquise,
néanmoins toujours active et vivante, qui, on va le voir, n’est autre qu’une
habitude innée ou acquise à enchaîner3. L’essence de l’image donc est
plutôt ce qui permet à une image de se joindre à d’autres images, car aucune
image n’a la faculté de subsister d’elle-même comme déterminée quant à sa
signification. Pour que donc l’image puisse devenir l’image de quelque
chosey il est nécessaire que les images singulières se conjuguent au pluriel
par une mise en chaîne, dont le corps se revêt [induit], et par laquelle il
s’habille d’une pratique signifiante, étant entendu que le corps en aucun cas
ne saurait se dépouiller de ses pratiques, sous peine de disparaître purement
et simplement. D peut les modifier, mais jamais les quitter totalement,
puisqu’elles participent de sa définition mémorielle. Le corps est enchaîné
par ses images. D en dépend.
A cette condition seulement se détermine la signification des choses.
Autrement, on serait contraint de postuler des images qui seraient comme
des unités de sens préétablies précédant leur enchaînement, ce que la
pensée de Spinoza en général, et la construction de sa doctrine de l’imagi
nation en particulier découragent de faire. Or, c’est le processus significatif
inscrit dans le corps comme champ de traçabilité, qui se détermine relati
vement à chaque corps. Ce processus le traverse, contribuant ainsi à
l’individualiser, et produit par des enchaînements tel ou tel sens particulier
ou signification de l’image. Il y a donc bien ce que l’on pourrait appeler une
1. On ne pourra qu'y faire allusion en passant, car ce n’est pas ici le lieu de traiter cette
question ; mais quand la psychanalyse pose le problème de la possibilité d’un achèvement de
l’analyse, elle rencontre précisément la problématique de traces dont l’interprétation n’arrive
pas à remplir les conditions d’une connaissance adéquate. Le sens vrai des traces du corps a
des causes qui génétiquement peuvent échapper à l’anamnèse de l’esprit quant à ses possibi
lités finies. Celle-ci peut parvenir à nous donner des raisons valables, mais qui ne recouvrent
pas toujours ses causes réelles. L’anamnèse est en droit achevable, l’intégrale intelligibilité
du réel le garantit pour ainsi dire a priori, mais plongeant de fait dans l’inconnu du corps et de
l’esprit, elle risque l’inachèvement. Ce qui pour autant n’en remet pas forcément en cause
l’utilité ni même l’efficacité. Cela n’implique pas non plus qu’elle serait interminable. Même
d’une entreprise inachevable on est en droit d’espérer un terme et un bénéfice. « Une ambi
guïté marque encore la finalité de l’analyse : recherche d’une histoire effective ou reconstruc
tion d’une dynamique interprétative. Même après l’abandon de la théorie du traumatisme
originaire, le statut du réel dans la psychanalyse reste encore problématique»; B.Ogilvie,
«Spinoza dans la psychanalyse », Spinoza au xxe siècle, O. Bloch (dir.), Actes des journées
d’études organisées les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990, Paris, P.U.F., p. 566.
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Sixième section
CHAPITRE XIÜ
SIGNE ET INTERPRÉTATION
1. «Si le Corps humain a une fois été affecté par deux ou plusieurs corps à la fois,
quand ensuite l’Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres»;
(G.H. 106.22-24).
2. Cf. TTP, chap. rv (G.1H. 57-58.31-4 ; Œuvres HL 180.11-18).
198 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
pomum alors qu’il voyait ce fruit, et c’est ainsi que chacun d’une pensée
tombera dans une autre, selon que l’habitude [consuetudo] a ordonné
[ordinavit] dans le corps les images des choses [rerum imagines] de
chacun. En effet, un soldat [miles] par exemple, après avoir vu dans le sable
des traces de cheval [equi vestigiis], tombera aussitôt de la pensée du
cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc.
[&c.]. Alors qu’un Paysan tombera [incidet] de la pensée du cheval dans la
pensée de la charrue, du champ, etc.[<£c], et ainsi chacun [unusquisque], de
la manière qu’il a accoutumé [consuevit] de joindre et d’enchaîner
[jungere & concatenare] les images des choses [rerum imagines], tombera
[incidet] d’une pensée dans telle ou telle autre1.
À lire ce texte, on peut s’étonner de voir Spinoza accorder le même
espace théorique au traitement des phénomènes linguistiques qu’aux autres
types d’images. La raison en est pourtant simple : le fonctionnement des
images et leur signification débordent, tout en l’englobant, le cadre
convenu du langage, et investissent le champ de l’imagination toute
entière. On est ainsi situé en amont d’une distinction entre les significations
dites conventionnelles et celles considérées comme naturelles, sans pour
autant la gommer. L’image est moins comprise par sa qualité propre (son
aspect sonore, visuel, olfactif, etc.) ou par une physiologie spécifique (les
organes des sens), que par la nature représentative qui la caractérise. On
aurait donc tort de vouloir chercher à tout prix une théorie du langage chez
Spinoza, ce qui visiblement ne faisait pas partie de ses projets. Au lieu de
s’étonner de ne pas trouver dans les textes une doctrine accomplie sur le
langage, pour conclure que l’auteur n’y avait pas ou peu songé, il est plus
instructif de lire les réflexions portant sur les phénomènes linguistiques là
où ils se situent : dans le cadre de la doctrine de l’imagination.
Tout comme dans le scolie de la proposition 17, où il était précisé que
les images des choses ne rapportaient pas les figures des choses, de même
maintenant l’image du mot pomum n’a aucune ressemblance avec l’image
qui en assigne la signification. Effectivement il n’y a rien de commun entre
l’image sonore /pomum/ et l’image visuelle du fruit, mis à part bien
entendu (mais cela ne doit pas être oublié), leur attribut commun. Cet aspect
constitue le minimum requis pour que deux choses s’enchaînent.
L’ENCHAÎNEMENT
Le mot pomum [vox pomum] est ici pris d’abord et surtout en tant
qu’imagé particulière : /pomum/ est une certaine image sonore, et ne revêt
1.À ce propos on a pu parler d’un silence du signe: «le mot [...] paraît tout aussi
silencieux que tout autre signe » ; P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 311. On
reviendra sur cet aspect.
2. De Saussure remarquait que: «en latin Yarticulus signifie “membre, partie, sub
division dans une suite de choses” ; en matière de langage, l’articulation peut désigner ou bien
la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des signifi
cations en unités significatives» ; F. de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par
Charles Bailly et Albert Sechehaye, Paris, Lausanne, Payot, 1916, p.26. Il est évident que
cette subdivision n’est repérable et n’acquiert de signification que si elle est insérée et
interprétée au vu du système de différences tout entier qu’est la langue ; en l’occurrence, si on
connaît le latin.
3. Une page du Cours de linguistique générale rend assez bien compte de ce qui est ici
visé: «La phonation d’un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements
musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n’y
a plus que 1 ’ image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car
si l’on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la
parole, chaque image acoustique n’est [...] que la somme d’un nombre limité d’éléments ou
phonèmes, susceptibles à leur tour d’être évoqués par un nombre limité correspondant de
signes dans l’écriture. C’est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait
qu’un dictionnaire et une grammaire peuvent être une représentation fidèle, la langue étant le
dépôt des images acoustiques, et l’écriture la forme tangible de ces images » (p. 33).
4. CGLH, chap. I (G.1.287.6-8). Le Compendium, texte souvent délaissé par la critique,
mériterait une étude à part, qui pour des raisons d’espace ne peut trouver sa place dans le
présent travail.
200 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
1. Ibid. (G.L 287.9-10). On remarquera au passage que le signe ici lie dans le même acte
une émission et une réception.
2. Ibid, (G.1.287.13-14).
3. Ibid. (G.1.287.14-15). Ce qui n’est pas le cas pour la langue latine.
4. Ibid. (G.1.287.17-20).
5. Où l’on rencontre les expressions « hocnomine hominis » (G.n. 121.21-22), ou encore
« sub nomine hominis » (G.n. 121.28).
SIGNE ET INTERPRÉTATION 201
L’INTERPRÉTATION
1. On peut rapprocher cette définition de la définition que Ch. S. Peirce donnera du signe
deux siècles plus tard : something which stands to somebodyforsomething in some respect or
capacity; Ch. S. Peirce, Collected Papers, 2.228.
2. Il est évident, pour reprendre un exemple cartésien bien connu, que le perroquet ne
comprend pas la signification des mots qu’il répète machinalement, et qu’il ne saurait (se)
signifier à la manière de l’homme, mais cela ne veut absolument pas dire que son corps et son
esprit soient incapables de signifier.
3. Comment ne pas voir en effet, ce que constatait déjà Descartes à propos de la taille-
douce, que le tableau ou la peinture même la plus simple, est une mise en oeuvre extrêmement
complexe, une composition de traces, de marques et de signes en relation. Sa « fabrication »
suppose un savoir-faire, qui est, pour le dire avec Balthasar Graciân, une agudeza y arte de
ingenio, un art des figures et du traçage qui appartient à la puissance de l’esprit pour autant que
le corps peut le mettre en œuvre. Même la peinture la plus élémentaire suppose des règles, des
conventions, des codes de représentation, qui sont souvent le fruit d’un long travail. Il suffit de
penser à la naissance et à l’établissement de la perspective à la Renaissance pour en avoir une
illustration. L’œil pour lequel les images semblent aller de soi, et qui s’est habitué à les lire
comme lui représentant les choses, ne peut pas faire autrement que d’oublier qu’elles ont (au
sens spinozien du terme) des prémisses et qu’elles supposent en vérité tout un monde de
significations et de règles grâce auxquelles on peut dire que les images ont une âme, c’est-à-
dire qu'elles nous signifient quelque chose.
204 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
1. Ainsi, par exemple, il en va de la signification des choses dites sacrées. « Mérite le nom
de sacré et de divin - écrit Spinoza dans le TTP, chap. xn - ce qui est destiné à l’exercice de la
piété et de la religion, et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps
seulement que les hommes s’en serviront religieusement»; et un peu plus bas de continuer:
«les mots n’ont une signification certaine qu’en vertu de l’usage; s’ils sont, eu égard à cette
usage, disposés de telle sorte qu’ils poussent les hommes qui les lisent à la dévotion, alors ces
mots seront sacrés et sacré sera le livre où ces mots sont ainsi disposés. Mais qu’ensuite
l’usage se perde si bien que les mots n’aient plus aucune signification, ou que le livre tombe
dans un entier abandon soit par la malice des hommes, soit parce qu’ils n’en ont eu que faire,
alors et les mots et le livre ne seront plus d’aucun usage ni d’aucune sainteté. Enfin si les mots
sont disposés autrement, ou que l’usage ait prévalu de les prendre dans une signifi
cation opposée, alors et les mots et le livre, auparavant sacrés, seront impurs et profanes »
(G.ffl. 160.21-30; Œuvres D3.432-434.25-1).
2. On s’est souvent servi, non sans bonnes raisons, du modèle de la sémiologie
saussurienne pour appréhender certains aspects de la pensée cartésienne sur l’image et le
signe. Le rapprochement est d’autant plus pertinent, que l’on peut parfois y déceler les mêmes
ambiguïtés. Par exemple, le célèbre § I du chap. I de la première partie du Cours de lingui
stique générale s’appuie sur le modèle esquissé aux pages 28 et 29, où de Saussure retrace le
«circuit de la parole» entre deux individus : d’un individu A elle passe d’un plan psychique,
physiologique puis physique, pour remonter en sens inverse vers l’individu B. Le circuit
s’ouvre dans le cerveau de A à partir du «déclenchement» par un concept d’une image
acoustique et se referme après avoir traversé une chaîne de transmission toute corporelle, via
les organes de phonation, par une association dans le cerveau de B entre une nouvelle image
acoustique et son concept. Voilà en effet qui aurait plu à Descartes. De Saussure a raison de
dire que le circuit de la parole est impensable sans le contexte social de la langue. Mais il est
encore malaisé de concevoir ce qu’il entend par cette «union ou combinaison», ou encore
« association », « lien » entre l’image acoustique et le concept, le signifiant et le signifié, qui
est précisément le signe, et qui est censé se faire dans quelque lieu du cerveau. D est vrai que
cette union est pensée comme étant très intime, mais son explication ne dépasse jamais la
métaphore, comme celle de la fameuse feuille de papier dont le recto représente le signifié et
le verso le signifiant. Le signe pour Saussure unit non une chose et un nom, mais un concept et
une image acoustique. Pour Spinoza il semble résulter plutôt d’une image qui s’enchaîne à
une autre image respectivement à un corps d’habitudes incarné par l’interprète. La signifi
cation des idées résulte de l’action de ces trois termes. Si on devait le dire avec la terminologie
saussurienne, la signification du signifié d’un signifiant (l’idée d’une image) se tient dans la
relation à un autre signifiant respectivement à quelqu’un pour qui cette relation fait sens. Le
signe ne peut être considéré comme une unité empirique de signification que s’il est envisagé
comme une règle qui gouverne un enchaînement de signifiants ou d’images dont il se fait le
représentant. Ainsi pomum, equus ou arbor ne veulent rien dire si ce n’est comme règle des
enchaînements d’images qu’ils représentent ou signifient. Au delà de ces différences, il
SIGNE ET INTERPRÉTATION 205
L’INTERPRÈTE
1. On peut se demander si malgré tout il n’est pas possible de distinguer des signes
naturellement univoques, c’est-à-dire des signes qui pourraient se passer d’interpré
tation. Force est de constater que Spinoza ne fait jamais une pareille distinction. Au contraire,
on peut lire plutôt ceci : « comme nous l’avons montré dans la deuxième partie, [...] une seule
et même action peut être jointe à n’importe quelles images de choses ; et par conséquent, nous
pouvons être déterminés à une même et unique action aussi bien par les images des choses que
nous concevons confusément que par les images de celles que nous concevons clairement et
distinctement » ; EIV, 59 sc (G U. 225.19-23).
208 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
d’autre chose, ou, pour le dire avec les termes de la proposition 16, l’enve
loppement de deux natures en une (le corps mou tracé). L’enveloppement
constitue son renvoi. Mais le signe n’en serait pas un, s’il n’était pas en
relation avec quelqu’un ou quelque chose, c’est-à-dire eu égard à la consti
tution [constitutio] et à la disposition [dispositio] du corps et de l’esprit
[consuetudo], pour qui la marque fait signe. Ainsi, un homme, de la
perception de traces sur le sable, se tourne nécessairement vers la
considération de ce que son corps et son esprit ont été habitués à enchaîner,
les actions de son corps ne faisant que traduire les significations dans
lesquelles son imagination le fera tomber, celles-ci s’enchaînant les unes
aux autres comme les images se suivent les unes les autres.
Cela est en principe valable pour tous les individus aptes, grâce à la
complexité de leur corps, à retenir et enchaîner des marques. De la même
manière, un tournesol, affecté par les rayons du soleil, se tournera vers lui,
en vertu d’un enchaînement d’images que son corps aura effectué. Ce
dernier, par sa disposition réglée et son habitude à enchaîner marques et
images, assume, non moins que l’homme, le rôle d’interprétant des
marques produites par les rayons lumineux qui l’affectent. Ces enchaî
nements l’entraîneront à se mouvoir en direction du soleil, les affections
des rayons lui signifiant son appétit conformément à l’utile que poursuit sa
nature. Un tel rapprochement pourra paraître insolite, mais il surprendra
seulement celui qui persiste à penser que les significations humaines ne
sont pas aussi déterminées que toutes les autres choses. En réalité, cette
nécessité est valable pour tous les individus suffisamment composés pour
vérifier entre leurs parties la relation mou-fluide. Que l’homme soit ô
combien plus apte que le tournesol à être affecté et à affecter d’un très grand
nombre de manières ne change rien au fait qu’il est, tout autant que ce
dernier, absolument déterminé à interpréter les -marques qu’il reçoit.
Marques et signes n’en sont pas moins signifiants et déterminants pour
l’un comme pour l’autre. Le traçage des marques advient avec la même
nécessité chez l’un et chez l’autre, quoique selon des modalités différentes.
La signification est ainsi déterminée par un enchaînement qui a sa loi
dans la constitution du corps et de l’esprit de l’interprète. Il n’y a donc pas
de signes sans interprétation. Ce qui veut dire aussi qu'avant que le soldat,
ou le paysan, ou qui que ce soit d’autre n’interprète les vestigia d’un cheval
sur le sable, il n’y a pas encore à proprement parler de signe [signum]. Car,
dans le unusquisque, est compris n’importe quel interprète, humain et non-
humain, et donc, par exemple, aussi la fourmi pour qui la même trace a
évidemment tout autre signification: elle n’est pas le signe «du passage
d’un cheval sur le sable», mais peut-être simplement le signe d’un effort
supplémentaire auquel son corps va devoir se disposer pour aborder la
pente; et ainsi de suite relativement à chaque individu qui est disposé par
SIGNE ET INTERPRÉTATION 209
son corps à interpréter les traces des corps qui l’affectent. C’est pourquoi,
il faut admettre l’idée que le signe comme signe advient avec son
interprétation et pas avant.
On se demandera peut-être ce qu’il y a « avant». Une trace [vestigium]
sans doute, dans le sens de la « petite physique », qui devient un signe dès
qu’elle produit des effets remarquables. Mais il est évidemment impossible
qu’une trace puisse tant soit peu exister comme absolument isolée et
comme non interprétée; on ne peut qu’artificiellement l’isoler en pensée,
l’abstraire arbitrairement du contexte dans lequel elle s’inscrit et prend
effet. Les vestigia equi sont d’ailleurs déjà le résultat d’une certaine
inférence, qui attribue ces traces à des sabots de cheval. Vraie ou fausse,
perspicace ou erronée, cette attribution n’en demeure pas moins une
interprétation, qui peut être ici considérée comme commune au soldat et au
paysan, et non à la fourmi. Quoi qu’il en soit, l’émergence d’une marque est
corrélative à l’émergence d’un interprète pour lequel elle fait signe et
renvoie. On comprend maintenant pourquoi, à tous les niveaux de la vie des
individus, les traces sont essentielles quant à la détermination des corps.
Sans traces, et sans les significations corrélatives qu’elles assument par
leurs interprétations en images, les individus ne pourraient pas être engagés
dans les actions qui configurent leur vie, et qui font que les corps enchaînent
des mouvements qui en expriment plus ou moins la puissance. Sans la
théorie de la marque et de l’image et celle de l’imagination qui s’y soutient,
Spinoza n’aurait jamais pu expliquer tous les mouvements, les actions, les
comportements et les productions des individus de nature assez composée.
Le CORPS-SIGNE
1. Toute une culture et une histoire sont d’emblée présentes dans la langue, tout un monde
de sens, une manière de sentir, de percevoir, d’approcher et d’apprivoiser les choses, d’y
habiter. Une manière qui est singulière et appartient à chaque langue, dont celui qui en a la
maîtrise (et on ne finit jamais d’explorer la puissance d’une langue) prend les plis, les
tournures et les façons de se frayer un chemin entre les choses. On ne fait qu’entrouvrir une
lucarne sur le champ quasiment infini de la langue et de ses signes. On doit se limiter ici à en
signaler l’étendue et la problématique, dont Spinoza était tout à fait conscient, lui qui, pour
paraphraser un vers de Borges, était toutes ses idées, mais aussi en partie au moins toutes les
langues dans lesquels il s’exprimait, lisait, écrivait, conversait quotidiennement : le portugais,
l’espagnol, l’hébreu, le néerlandais, l’allemand, le latin, l’italien, le français moins que
l’italien, l’anglais moins que le français, si on en croit la biographie de Lucas, selon laquelle
210 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
(la vie militaire, la vie rustique) qui agissent en lui et par lui dans
l’interprétation du sens des images qui l’affectent. Autrement dit, cet homo
est en soi également le signe de tout un corpus de traces et de significations,
fait de vestiges, d’institutions et de lois, de symboles et d’histoire, dont son
corps et son esprit sont informés et porteurs, et sans lequel la signification
depomum ni de quoi que ce soit d’autre n’aurait pas eu un lieu [s/taj] pour
s’effectuer. Le corps de Caius, en tant qu’il revêt [induit] un habit de traces
du monde auquel il appartient, en est comme le résumé en vertu de son
ingenium d'homo Romanus. Et ceci est vrai également de Moïse, en tant
que homo Hebraeus, comme de tous les prophètes. Le corps, en tant que
signifiant, est donc lui-même pris dans une chaîne qui le dépasse tout en le
constituant au passage, et à laquelle il renvoie comme signe.
Tout corps, donc, en tant qu ’affecté est sensible, tout corps, en tant que
porteur de traces, est signifiant, et tout corps, en tant que signifiant, est
aussi un signe. Il ne l’est évidemment que relativement à un autre individu,
qui à son tour assumera le rôle d’interprète en relation à ce signe, sans quoi
parler de signe n’aurait aucun sens. Et, ainsi de suite, & caetera.
Dans les conditions de ce processus sémiotique on voit bien que le corps
peut alors lui-même être considéré comme un signe. Par ces relations
cinétiques il en assume les fonctions. Et, de ce point de vue, il n’y a
effectivement rien qui ne puisse être un signe. Ce qui ne veut pas dire que la
nature ou la réalité du corps s’épuise dans celle du signe. D ne s’agit pas de
défendre l’idée que la nature de toute chose se ramène indistinctement à
celle du signe, mais plutôt d’affirmer le fait que tant que l’on imagine, il ne
peut qu’en aller ainsi : que les objets des idées de l’imagination sont des
signes. Ce à quoi on n’omettra pas d’ajouter: que cela précisément
l’imagination l’ignore. Elle vise le signe comme la chose, l’investit de ses
désirs et de ses affects ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle n’a aucun
pouvoir de distinguer la chose du signe. Autrement dit, on ne sort pas de
l’empire de l’imagination par l’imagination, comme prétendent le faire les
Méditations de Descartes. Par contre, ce que Descartes avait parfaitement
compris, c’est que l’on n’y parvient qu’en s’appuyant sur l’interprète des
choses et non sur les choses elles-mêmes, qu’on ne saurait distinguer des
signes qui nous les représentent. Descartes comprend que le principe de la
res devait être «intérieur», et que les choses extérieures sont autant de
signes de l’errance de l’imagination. Son «erreur», que Spinoza corrige,
fut d’avoir pris l’interprète pour sujet ultime, ce qui était encore un effet
LA GENÈSE DU SIGNE
l.£II,40scl(G.IL 121.14-22).
214 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
Distinction et cristallisation
On voit bien, en effet, que l’image générale, qui représente grosso modo
les traits communs des images des choses, ne laisse pas elle-même d’être
une image particulière. Chacun, dit Spinoza, la forme à sa manière. Pour
l’expliquer, outre la répétition et la fréquence, Spinoza fait intervenir
V admira tio, définie plus loin comme
l’imagination d’une chose dans laquelle l’Esprit reste [manet] fixé
[defixa], parce que cette imagination singulière [singularis] n’a aucune
connexion [connexionem] avec les autres2.
En effet, l’étonnement est ce qui vient figer le processus d’enchaî
nement des images, soit parce que l’image sur laquelle la contemplation
s’arrête est nouvelle [imago nova], comme le précise Vexplication et donc
sa signification en suspens, soit parce qu’elle est jugée singulière
[singularis]3. Dans le premier cas on est en présence d’un état fort instable,
duquel l’esprit va devoir se sortir, soit en essayant de ramener l’inconnu à
du connu, soit parce que, de plus en plus assailli par des doutes, il va être
contraint de réviser les hypothèses à la base de ses enchaînements. Dans le
second cas, au contraire, l’esprit trouve une certaine stabilité, puisqu’il
forge une nouvelle image qui concentre et fige ce qu’il a trouvé de singulier
dans chaque image singulière. Ce cas est précisément celui où paradoxa
lement l’admiration, qui normalement vient interrompre une habitude,
devient le trait distinctif autour duquel se constitue une habitude. L’admi-
ratio alors semble pouvoir être comprise selon deux modalités différentes :
comme un «arrêt momentané sur image», qui bloque et paralyse l’esprit
dans son activité signifiante habituelle, ou bien, au contraire, comme ce qui
va constituer ce signe tenant lieu de l’habitude imaginative, à la base de la
formation des images communes. On dira alors que ce signe constitue
comme une règle d’interprétation. Il incarne une loi.
Les transcendantaux
Cette logique atteint son paroxysme avec les termes que l’on appelle
«transcendantaux». Quoi de plus général, en effet, que les Transcen-
dentales ? Ils sont les plus vagues et les plus confus de tous. Si, en effet,
ce nombre d’images, que le Corps est capable en même temps de former
distinctement en lui-même, est de loin [longe] dépassé, elles se confon
dront toutes complètement [plane] entre ellesl.
Voilà alors que toutes les différences, petites et grandes, se perdent ; que
l’esprit imagine les choses sans aucune distinction et (se) les signifie toutes
à la fois sous des noms d’une généralité extrême (Ens, Res, aliquid). Les
transcendantaux peuvent ainsi se prédiquer de tout et de n’ importe quoi, car
ils finissent par confondre et faire taire même ce qui distinguait les images
communes, cette singularité que l’admiration de l’imagination érigeait en
critère. Spinoza dit que leur image résulte d’une confusion complète
[plane] d’autres images. Mais que devient une image qui ne rapporte et ne
manifeste pratiquement plus de différences? On pourrait presque se
demander si, bien qu’ayant leur cause dans l’imagination, les transcen
dantaux peuvent à la rigueur encore être considérés comme des imagines,
tant leurs idées ne représentent plus des corps extérieurs [Corpora extema]
comme nous étant présents, ni même des traits qui leur seraient communs,
mais indifféremment tout ce qui peut être représenté. C’est sans doute l’une
des raisons de leur ambiguïté, avec une notion comme celle d'abstraction,
que Spinoza dans ce scolie, sans le dire explicitement, attaque de front,
puisque de fait il en assigne les fonctions à la confusion de l’imagination
plutôt qu’au pouvoir de l’entendement. Le recours à des analogies aidera
peut-être à éclaircir ce point. Par exemple : un bruit de fond, n’est-ce pas ce
qui résulte de la confusion de tous les sons ? Un fond gris, n’ est-ce pas ce qui
ressort du mélange de toutes les couleurs de la palette? Or, justement, on
peut se demander si ce bruit et ce gris seraient en eux-mêmes encore
perceptibles dans le cas où ils seraient en soi dépourvus de toute différence.
On dira: le bruit reste un son, le gris une couleur, ou, du moins, ils
demeurent dans les champs l’un de l’audible, l’autre du visible. Sans doute,
mais ils risquent de ne pas être entendus ni vus, si précisément ils ne
rapportent ni ne dénotent aucune différence. Il semble donc difficile de
répondre. On peut se demander si la confusion complète des images est
telle que toutes les différences sont absolument annulées. A ce propos, que
dit Spinoza?
1. Certaines analyses d’Alexandre Matheron tendent vers cette idée d’un statut public du
signe, quand, par exemple, il s’interroge sur le statut ontologique de l’individualité de
l’Écriture: «L’Écriture Sainte, en tant que réalité ontologique, est un individu comprenant
deux sortes de parties : d’une part, évidemment, l’ensemble de tous les exemplaires matériels
des Livres Saints; et d’autre part, l’ensemble de tous les êtres humains à qui la lecture de ces
livres inspire l’amour de Dieu et du prochain. [...] On voit alors quel rapport cet ensemble
d’hommes [...] entretient avec Vautre ensemble constitutif de l’individu-Écriture: les
exemplaires matériels des Livres Saints produisent dans les corps humains des images dont
découlent des paroles et des actes de justice et de charité, il y a notamment celui consistant à
faire lire les Livres Saints aux autres hommes afin de les rendre eux-mêmes charitables ; ce
qui entraîne une demande concernant la reproduction des exemplaires matériels de ces
mêmes livres; et ces exemplaires, une fois reproduits, réintroduisent les mêmes images dont
découlent les mêmes actions qui ont à nouveau pour conséquence de les reproduire, etc... Tel
est donc, si l’on peut dire, le Conatus de l’individu-Écriture : son effort pour persévérer dans
son être, en l’absence duquel on ne voit pas en quel sens l’Écriture Sainte pourrait encore être
dite exister». L’analyse peut alors s’ouvrir sur une généralisation, qui referme l’article
d’Alexandre Matheron : «À partir de là on pourrait essayer d’appliquer la même analyse à
toutes les œuvres humaines, artistiques en particulier : en quel sens, par exemple, une œuvre
d’art pourrait-elle être dite exister si elle n’avait strictement aucun publicl N’est-ce pas son
public qui la fait vivre? Et cela pourrait valoir également pour les systèmes philosophiques - y
compris celui de Spinoza lui-même, qui, en tant que système exposé publiquement d’une
certaine façon plutôt que d’une autre qui aurait été également possible, n’est pas la même
chose que la vérité découverte par Spinoza»; nous soulignons; A.Matheron, «Le statut
ontologique de l’Écriture Sainte et la doctrine spinoziste de l’individualité», L’Écriture
Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste. Travaux et documents, Groupe de
Recherches Spinozistes, n°4, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1992, p. 109-
118; les citations sont extraites des p. 117 et 118. Puisqu’il n’y a pas de signe sans son
interprète, ce que dit Alexandre Matheron est vrai en principe de tout signe. Dans son essence
symbolique, l’aspect public est ce qui fait la valeur cosmique et pragmatique du signe. Ainsi,
l’Écriture comme signe conserve sa sainteté tant que sa signification se traduit par des
interprétations de son message de justice et de charité; si cela devait s’arrêter un jour, elle
serait morte comme signe, c’est-à-dire comme cet ensemble de signes qui signifient le salut
par la justice et la charité, et qui lui confère sa sainteté. Ainsi, on peut le dire, tous les signes
passent, et en tant que corps, ils sont appelés à disparaître un jour; mais il y a quelque chose
des idées qu’ils portent - on dira leur vérité - qui ne meurt pas totalement avec eux et demeure
éternellement, et qui ne peut s’arrêter sous une forme ou sous une autre defaire signe.
LA GENÈSE DU SIGNE 223
1. Aussi : « pour retenir une chose tout à fait nouvelle et l’imprimer dans la mémoire, nous
avons recours à une autre chose qui nous est familière et qui s’accorde [conveniat] soit par le
nom seul, soit en réalité. De même - est-il ajouté - les philosophes ont ramené toutes les
choses naturelles à des classes déterminées auxquelles ils ont recours quand quelque chose de
nouveau s’offre à eux. Ils les appellent genre, espèce, etc. » ; CM, 1,1 (G.1.234.4-10).
224 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
l.Ce que l’on nomme l’arbitraire du signe doit se comprendre à partir du processus
naturel producteur de généralité, qui est une caractéristique du fonctionnement de l’imagina
tion (et non seulement de l’homme comme étant doué de langage). Mais Spinoza avait déjà
donné les moyens de le penser quand il avait précisé que les images ne rapportent pas les
figures des choses.
LA GENÈSE DU SIGNE 225
l.On remarquera au passage que Spinoza semble attribuer une erreur plus grave à
Aristote qu’à Platon, pour avoir cru expliquer adéquatement l’essence de l’homme par sa
définition ; on laisse entendre en effet que Platon se serait servi de l'espèce comme d’un aide-
mémoire pour se rappeler aisément la pensée d’un homme; alors qu’Aristote, lui, aurait
effectivement pris une opération de l’imagination pour celle de l’entendement confondant
ainsi l’essence avec une image ; cf. CM, 1,1 (G.1.235.19-29).
226 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
pratiques communes de vie. Si la vérité relève d’un autre ordre que celui du
seul empire des signes et de leurs enchaînements, néanmoins, le sens et
celui de son questionnement sont déjà présents dans les choses perçues
comme signes, que pratique un désir inquiet et en quête de son utilité. Dans
le silence du signe résonne une attente, la promesse d’un désir.
Chapitre xv
La relation sémiotique
À bien y regarder, les scolies 18 et 40 présentent plusieurs points
en commun, de manière à ce que l’on peut les lire en continuité l’un avec
l’autre. Ils configurent la nature du signe selon une relation qui comporte
trois termes. Le représentant (l’image ou le signe) et le représenté (la chose
à laquelle renvoie le signe) ne sont donc pas suffisants à eux seuls pour faire
fonctionner la relation sémiotique. La relation est diadique; car pour que la
signification puisse fonctionner, il faudra poser les trois termes suivants :
a) Res sive objection (qui peut être aussi une image, ou un signe)
b) Signum
c) Unusquisque
Si l’on supprime l’un de ces trois pôles, le signe ne fonctionne plus, la
sémiose n’a plus cours, le processus s’arrête. Il est essentiel d’insister sur la
valeur universelle du troisième terme: unusquisque. Il assume le rôle
d’interprétant dans le processus sémiotique. Par son corps et son ingenium,
il est le lieu où se noue la relation de signification, qui lie l’individu à sa
pratique du monde. Cet unusquique peut être aussi bien un homme (un
Romain, un soldat, un prophète...), qu’une fourmi, un ver, un tournesol...
En effet :
Chacun [unusquisque] existe par le souverain droit de nature, et par
conséquent c’est par le souverain droit de nature que chacun [unusquisque]
fait ce qu’il suit de la nécessité de sa nature; et par suite c’est par le
souverain droit de nature que chacun [unusquisque] juge de ce qui est bon,
de ce qui est mauvais, et veille à son intérêt selon sa propre complexion
[ingenio] '.
Il est donc nécessairement que les images s’enchaînent, que les signes
renvoient à d’autres signes selon des modalités qui appartiennent à la
constitution du corps de chaque être suffisamment composé, c’est-à-dire en
mesure de vérifier dans son corps les conditions d’une traçabilité même
minime.
On voit bien que le régime spinoziste de la signification supporte mal le
schéma binaire, qui caractériserait Y épistémè de l’âge classique. Il s’arti
cule, au contraire, sur une relation à trois termes. La conception spinoziste
du signe ne se résume forcément pas à la pensée cartésienne de la Logique
de Port-Royal. On comprend maintenant pourquoi Spinoza a eu tant de mal
à figurer dans les pages de Foucault, puisque, pour une part, il semble s’en
exclure lui-même par son attachement à une sémiologie qui est aussi une
herméneutique (le signe enveloppe toujours une interprétation), encore que
ce lien que Spinoza affirme entre l’interprète et le signe ne doive plus rien
à la ressemblance (les images ne rapportent pas la figure des choses),
puisqu’il dépend de la consuetudo d’un enchaînement et d’une mise en
ordre1. D’aucuns seraient peut-être tentés de ranger Spinoza du côté des
« Anciens » : dépassé par son siècle, en marge de celui-ci, Spinoza serait le
dernier grand homme de la Renaissance, dont il aurait conservé le trait
herméneutique de la pensée. Pourtant, cette hypothèse ne servirait à rien,
aussi séduisante qu’elle puisse paraître, car Spinoza, lui aussi, fait partie de
ceux qui à son époque ont brisé le lien avec la ressemblance. En cela
Foucault ne s’était donc pas trompé, Spinoza est bien fils de son siècle. Il lui
résiste cependant, et force le schéma foucaldien pour se projeter vers un
autre type de représentation du signe2. L’anomalie de Spinoza eu égard au
discours de Foucault tient donc au fait que la discontinuité épistémique
qui le concerne ne sépare et n’oppose pas forcément la mathesis à
Y herméneutique.
Il reste que pour Foucault le spinozisme ne pouvait pas constituer un
bon exemple, ni le meilleur représentant d’une époque. Une fois de plus, il
ne s’agit nullement de contester la validité de ce modèle, encore moins de
remettre en cause les vertus de la méthode archéologique; mais plutôt d’en
mitiger une application rigide et systématique. On ne défendra pas tant
l’idée que le spinozisme échappe totalement aux conditions de Y épistémè
classique, mais plutôt qu’il convient de complexifier une analyse, qui on le
voit désormais, avait peut-être des raisons de ne pas s’attarder sur Spinoza l.
Cela devrait permettre en revanche d’autres rapprochements sur la base de
structures communes de pensée, qui, sans évacuer leurs différences,
peuvent traverser une, voire plusieurs époques.
En dernière analyse, à quoi doit-on la signification des mots pomum,
homo, &c., dont parlent les scolies 18 et 40? Indiscutablement à leurs
innombrables usages, aussi variés et particuliers les uns que les autres -
celui de Caius n’en était qu’un exemple. En ce sens, donc, l’usage ou
l’habitude consolidée constitue la loi de la signification. Et cela doit être
vrai pour la signification de chaque signe, dans la mesure où toute affection
du corps est liée à une pratique corporelle en images des choses qui se
présentent et s’enchaînent. Ainsi, il doit apparaître clairement que la loi
immanente de la concatenatio n’est autre que l’habitude [consuetudo], qui
en soi exprime davantage la constitution et la nature affective de celui pour
qui cet enchaînement prend un sens2. On peut penser alors que la fin
dernière de la signification est en vérité l’une de ses causes, à savoir: la
constitution d’un appétit [appetitus], c’est-à-dire un désir [cupiditas] qui
gouverne et oriente, en partie du moins, une certaine pratique des choses
(particulière ou commune). Or, sans cesse les images nous promettent ce
qu’elles nous signifient. Mais elles signifient surtout nos désirs, c’est-à-
dire en fin de compte une certaine disposition à agir. L’image ne fait donc
que renvoyer à ce qui à terme, d’image en image, constitue la loi immanente
de sa signification, à savoir: une habitude [habitus], qui en soi n’est rien
d’autre que l’affirmation d’une opinion, ou d’une croyance [opinio], et, en
dernière instance, la constitution d’un désir (ce que Spinoza nomme
affectus), c’est-à-dire cet usage pour lequel l’image fait signe, et dont toute
idée se pare.
A-t-on pour autant oublié que le mot pomum signifie pour un Romain le
fruit? Nullement. Simplement, l’usage commun qui veut que dans la
langue latine pomum signifie la pomme ne recouvre réellement son sens
que dans des usages particuliers qui mettent en œuvre sa règle de significa-
1. Notons simplement que cette idée n’est pas nouvelle. À partir de ses analyses sur la
sémiologie de Leibniz, Marcelo Dascal a déjà montré que te modèle foucaldien pouvait
rencontrer des résistances ; il en fait même l’un des enjeux de son livre : « La grande question à
poser au sujet de Leibniz est celle de ses rapports avec la prétendue épistémè de son temps : lui
appartient-elle intégralement ? Est-elle une illustration parfaite des principes de la théorie des
signes de l’âge classique, tels qu’ils sont décrits par Foucault? Ou conserve-t-elle des traits de
l’épistémè pré-classique? Plus généralement, la sémiologie de Leibniz réfute-t-elle ou
confirme-t-elle les thèses de Foucault ? » ; M. Dascal, La sémiologie de Leibniz, Paris, Aubier,
1978,p. 74.
2. On peut remarquer la proximité de Spinoza avec la maxime pragmatique affirmée deux
cents ans plus tard par Ch. S. Peirce : la signification d’une proposition n’est pas autre chose
que tous les effets pratiques que 1 ’ affirmation de cette proposition implique.
230 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES
à terme ne sont que le reflet d’une action, d’un mode ou d’une pratique de
vie. C’est bien ce que résume la fin du E m, 32 sc :
Les images des choses [rerum imagines] [...] sont les affections mêmes du
corps humain, autrement dit, les manières dont le corps humain est affecté
par les causes extérieures et disposé [disponiturque] àfaire ceci ou cela [ad
hoc, vel illud agendum]1.
Mais, à bien y regarder, cette idée d’un agir comme fin des images était
présente dans la définition de la cupiditas, dans laquelle Spinoza avait déjà
inclus un aspect éminemment pratique :
Le désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la
conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-
même, àfaire quelque chose [ad aliquid agendum]2.
On a trop rarement souligné que l’action était impliquée par la
concaténation des images, qui vient modifier, moduler et orienter le sens
que prennent les désirs. Leurs significations renvoient en dernière instance
à une manière d’agir, à un mode de vie. La constitutio du corps est immé
diatement une dispositio. Entre eux il n’y a pas autre chose qu’une
distinction de raison. La constitutio doublée de la dispositio durable
détermine la consuetudo, que l’on peut définir comme une pratique
de signes institués dont la grammaire est réglée par l’usage [uras].
Vusus n’est autre alors que la pratique signifiante d’une disposition indi
viduelle ou commune, à savoir un ingenium3, qui exprime la constitution
affective d’un individu singulier ou collectif4. Spinoza emploie le mot
praxis\ qui est à la fois l’ordre commun des choses et l’expérience de cet
ordre, quand celle-ci n’est pas aveuglée par les préjugés. Ce terme marque
souvent le souci de Spinoza de ne pas opposer la praxis et la theoria
(notamment en politique), voire plus, la praxis est souvent appelée au
renfort de la théorie pour la confirmer.
Les affects de joie et de tristesse ne font qu’accentuer positivement ou
négativement ce que le désir exprime par lui-même. Aussi, tout ce que nous
imaginons conduire à la joie, nous nous efforçons, autant que nous pouvons
de le faire se produire; car nous nous efforçons autant que nous pouvons de
l’imaginer, c’est-à-dire de le considérer comme présent ou existant en acte.
Mais l’effort ou la puissance de l’esprit dans l’acte de penser est par nature
égal et simultané à l’effort ou à la puissance du corps dans son action. Donc
nous faisons tout notre effort pour que cette chose existe, autrement dit - ce
qui est la même chose - nous la désirons et tendons vers elle; mais ce que
nous imaginons lui être contraire, autrement dit conduire à la tristesse, nous
nous efforçons de l’écarter ou de le détruire2.
La foi
Remarquons, enfin, qu’il n’y a aucune raison d’exclure de cette
définition de l’imagination la croyance religieuse et la pratique de la foi.
Qu’est-ce, en effet, que la foi [fides] ?
La foi doit se définir comme consistant seulement à attribuer à Dieu par la
pensée des caractères [de Deo talia sentire], tels que l’ignorance de ces
caractères doivent entraîner la destruction de l’obéissance, et que
l’obéissance étant posée, ces caractères soient nécessairement posés3.
L’emploi ici du verbe sentire indique aussi bien une manière de penser
qu’une manière intime d’adhérer à une idée. On aurait pu traduire par
l.On compte 14 occurrences de ce terme: 1 dans Y Éthique, 4 dans le TTP, 2 dans les
Lettres et 8 dans le TP\ en voici la liste : 1) £IV, 45 sc : cum communi praxi optime convertit
(G.II.245.3) - le Lexicon d’Emilia Giancotti oublie de signaler cette occurrence; 2) TTP,
chap. xvn : cum praxi non parum conveniat (G.m. 201.11-14 ; Œuvres III. 534.3-6); 3) TTP,
chap.xix: praxi confirmatur (G.m. 233.7 ; Œuvres III. 616.7); 4) TTP, chap.xx: praxi
confirmare (G.m. 242.13-14; Œuvres III. 640.10) ; 5) Ep, 68: religiosae virtutis praxin
(G.TV. 299.26); 6) Ep, 73: religiosae virtutis praxin (G.IV. 307.1); 7) TP, chap.l, §1:
Theoria ab [...] Praxi discrepare (G.m.273.21-25); 8) TP, chap. 1, §3: experientia sive
praxis (G.ffl. 274.14); 9) TP, chap. 1, § 4 : cum praxi optime conveniunt (G.m. 274.23-26);
10) TP, chap.6, §5: imperium Monarchicum [...] révéra in praxi Aristocraticum
(G.ffl. 298.33); 11) TP, chap. 7, § 1 : praxi nullo modo repugnare (G.m. 307.15-17); 12) TP,
chap. 7, § 10 : mutâtio a communi praxi abhorrens (G.m. 312.9-11); 13) TP, chap. 8, §4 : in
praxi imperium absolutum non sit (G.m. 325.35); 14) TP, chap. 8, § 5 : praxis cum theoria
maxime conveniens (G.ffl. 326.10-11).
2. Cf. E ffl, 28 et dem.
3. TTP, chap. xiv (G.ffl. 175.13-15; Œuvres ffl. 468-470.35-2).
CONSUETUDO, USUS. PRAXIS 233
‘ :
••
Septième section
S’il y a une œuvre qui réserve une place de choix au signe, c’est bien le
TTP1. L’exordium de la Préface2 nous introduit directement dans l’un des
domaines privilégiés des signes - la superstition.
1. Alors que dans 1*Éthique on constatait une présence massive de imago avec un usage
plus restreint, quoique décisif, de signum, quand on passe au TTP, ce rapport s’inverse. Rien
que dans le TTP, on compte 58 occurrences du mot signum contre 20 seulement pour imago.
Pour une analyse lexicographique du TTP, cf.G.Totaro, M. Veneziani, «Indici e concor-
danze del Tractatus theologico-politicus di Spinoza », Lexicon philosophicum, Quademi di
terminologia filosofica e storia delle idee, 6 -1993, a cura di A. Lamarra e L. Procesi, Firenze,
Olschki, 1993, p. 53-204, et F. Akkerman, « Établissement du texte du Tractatus theologico-
politicus de Spinoza, suivi de quatre interprétations », L’Écriture Sainte au temps de Spinoza
et dans le système spinoziste. Travaux et documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4,
Paris, Presses de l'Université de Paris Sorbonne, 1992, p. 91 -107.
2. Comme l’a montré Fokke Akkerman, la Préface est construite selon les règles
rhétoriques du discours antique, qui comprend cinq parties : exordium, propositio, narratio,
divisio, peroratio ; cf. F. Akkerman, « Le caractère rhétorique du Traité Théologico-Poli-
tique », Spinoza entre Lumières et Romantisme, Cahiers de Fontenay, 1985,36-38, p. 384 ; et
également ŒuvresIII. 697, n. 1. Le plan de l’ouvrage annoncé par la divisio est rigoureuse
ment développé dans les vingt chapitres. À ce propos on a pu écrire : « De même que la plupart
des auteurs de la Renaissance et du Baroque, Spinoza a très soigneusement construit ses
textes ; probablement il avait dressé d’avance un plan de la succession des sujets à traiter et il
en avait déterminé l’étendue. Il doit avoir travaillé tout comme les architectes ou les peintres,
qui font d’abord une esquisse et un dessin»; F. Akkerman, «Établissement du texte du
Tractatus theologico-politicus de Spinoza, suivi de quatre interprétations», p.99. Cette
rigueur de la construction n’enlève rien, toutefois, à son ton et à son style pamphlétaire. Louis
Couchoud avait jadis été surpris par les accents parfois virulents de la Préface, peu fréquents
sous la plume de Spinoza, au point de penser que celle-ci ne pouvait être de sa main,
mais peut-être de celle de Louis Meyer, comme cela avait été le cas pour les RDCPP;
cf. L. Couchoud, Benoit de Spinoza, Paris, Alcan, 1902, p. 90. Cette interprétation n’a jamais
vraiment convaincu, d’une part, parce qu’elle ne s’appuie sur aucun document ni témoignage,
d’autre part parce que le caractère « militant » de son style se retrouve aussi dans les chapitres.
Emilia Giancotti fournit la liste des endroits où Spinoza est ouvertement polémique;
cf. B. Spinoza, Trattato teologico-politico, introduzione di E. Giancotti Boscherini, traduzione
ecommentidiA.DroettoeE. Giancotti Boscherini,Torino,Einaudi, 1980(1972),p. 10, n. 1.
238 LES SIGNES DES HOMMES
1.G.n.5.10.
2. G.m. 5.6 ; Œuvres ni. 56.5.
3. « Les plus asservis aux superstitions en tout genre sont ceux qui désirent sans mesure
les choses incertaines » (G.III. 5.25-27 ; Œuvres IH. 58.6-8).
4. TTP, praef (G.III. 6.26-27; Œuvres m. 60.16). Pour une caractérisation du paradigme
et des figures du vulgaire dans le TTP, cf. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La
potentia dans l ’histoire, Paris, Vrin, p. 51-61 ; cf. aussi G. Saccaro Del Buffa, « Spinoza, l’uto-
pia e le masse : un’analisi dei concetti diplebs, multitudo,populuse vulgus », Rivista critica di
Storia déliafilosofia, 39,1984, p. 61-90, ainsi que D. Bostrenghi, Forme e virtù délia immagi-
nazione in Spinoza, Napoli, Bibliopolis, 1996, en particulier le chap. m, p. 107-133.
5.Ibid. (G.III.5.11-15; ŒuvresIII.56.12-17). Nous sommes bien dans une problé
matique du désir et de la fluctuation, qui n’est pas nouvelle sous la plume de Spinoza. On
retrouve la même expression quo se vertat, nerc/ar à la fin de £ III, aff def 1 expl (G.H. 190.31)
et des expressions semblables quid velint nesciunt dans EIII, 2 se (G.Ü. 144.1). L’expression
de Térence (Andrienne, v. 266)facili momento hue, atque illuc pelluntur employée à la ligne 8
de la Préface (Œuvres III. 56.7-8) est également présente dans EIII, 2 sc (G.H. 144.2).
6. G.ffl. 5.10-11 ; Œuvres ffl. 56.10-11.
240 LES SIGNES DES HOMMES
condition de ceux qui sont destinés à fluctuer au gré des événements igno
rants de soi, de Dieu et des choses. Aussi orgueilleux dans la prospérité
qu’il est superstitieux dans l’infortune, le vulgaire restera sourd aux
enseignements de l’expérience, sans jamais comprendre ce que le narrateur
du TIE avait fini par apprendre: que ce que l’on craint n’est ni bon ni
mauvais en soi, mais dans la seule mesure que l’esprit en est mû.
Malgré leurs emprunts communs à la littérature classique1, ces deux
histoires sont bien différentes. On mesure la distance qui sépare les doutes
qui animent l’aurore d’une vie philosophique et la fluctuation propre à ceux
dont la peur et l’espoir aliènent l’exercice de la raison. Si la libération d’une
condition de servitude constitue l’enjeu des deux textes2, leur ton et leur
perspective font qu’ils s’éloignent: là un discours protreptique3, exem
plaire par sa manière d’arpenter les labyrinthes du désir ; ici le même regard
désenchanté, mais cette fois porté sur des hommes crédules et incapables de
traverser le miroir de leurs désirs.
l.Rien que dans l’exorde, Pierre-François Moreau en relève 6: trois de Térence, puis
Tacite, Quinte-Curce, Lucrèce ; cf. Œuvres HI. 697-698, n. 2,3,4, 5 et 6. Pour une étude des
citations et des échos de la littérature classique dans la phrase de Spinoza, cf. O. Proietti,
«Adulescens luxuperditus. Classici latini nell’opera di Spinoza », Rivista difilosofia neosco-
lastica, LXXVII (1985), p. 210-257, et, du même auteur, « Il “Philedonius” di Franciscus van
den Enden e la formazione retorico-letteraria di Spinoza ( 1656-1658) », La Cultura, XXVIII
(1990), p. 267-321. L’examen des occurrences du mot superstitio et de son contexte séman
tique, ainsi que de son rapport avec le mot religio, a permis à Fokke Akkerman d’émettre
l’hypothèse que dans la Préface Spinoza est en fait très proche de Lucrèce, bien qu’il ne cite
jamais expressément le De rerum natura. Cicéron (De natura deorum, 2,71 ) et Sénèque (De
clementia, 2,5,1 ) avaient déjà opposé superstitio à religio, mais sans s’y passionner. Même si
le domaine réservé par Spinoza à la vera religio est étranger à Lucrèce, les tons les plus polé
miques (la propitiation des dieux, l’aversion à la raison) rappellent le sacrifice d’Iphigénie
racontée par Lucrèce au début du premier livre du De rerum natura ( 1, 80-101 ) ; sur tous ces
points, cf.l’article déjà cité de F. Akkerman, «Mots techniques - mots classiques dans le
Tractatus theologico-politicus de Spinoza», p. 1-22, en particulier p. 19-22; cf.aussi notre
«Compte rendu du Séminaire international de Rome, 19-30 settembre 1995», Lessico
Intellettuale Europeo, "Bulletin de Bibliographie Spinoziste”, Archives de Philosophie, 59,
1996, Cahier 4, p. 1-4. Pour une perspective historique sur la tradition de la critique de la
religion et de la superstition en arrière-plan du TTP, cf. l’ouvrage classique de L. Strauss, La
critique de la religion chez Spinoza ou Les fondements de la science spinoziste de la Bible.
Recherches pour une étude du «Traité théologico-politique», trad. fr. par Gérard Almaleh,
Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum, Paris, Cerf, 1996, en particulier le chap. I,
p. 13-34.
2. Bien que le vulgaire, auquel le TTP explicitement n’entend pas s’adresser, soit destiné
à rester en dehors de cette perspective.
3. Sur les affinités et les différences du prœmium avec la tradition du genre protreptique,
cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 34-36 avec leur notes ; W. Klever, De
Methodologische functie van de Godsidee, Mededelingen XLVIII vanwege het Spinozahuis,
Leiden, Brill, 1986, cité par P.-F.Moreau; et J.Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris,
P.U.F., 1977 (197 l),p. 25-26.
Chapitre xvi
SÉMIOLOGIE DE LA PEUR
La première page de la Préface se construit autour de la notion de
présage :
Car si, lorsqu’ils sont en proie à la crainte, ils voient arriver [contingere]
quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que
cela annonce [obnunciare] une issue heureuse ou malheureuse, et pour
cette raison, même si cela échoue cent fois, ils l’appellent présage [omen]
favorable ou funeste. Si encore ils voient avec grand étonnement [magna
cum admiratione] quelque chose d’insolite [insolitum], ils croient qu’il
s’agit d’un prodige [prodigium] qui révèle [indicat\ la colère des dieux ou
de la divinité suprême; ne pas l’apaiser par des sacrifices et des prières
paraît néfaste à des hommes en proie à la superstition [superstitiosi obnoxii1
et éloignés de la religion ; et de cette manière ils s’inventent [fingunt] une
infinité de choses, et comme si la nature toute entière délirait avec eux, ils
l’interprètent [interpretantur] de manière étonnante [mirismodis]
1. Spinoza s’explique sur cette expression dans EHI, 15, auquel renvoie la démonstration
de E ni, 50. « Par accident » veut dire que ce n’est pas par elle-même qu’une chose est cause,
mais par sa jonction à autre chose. Que tout ce passage de ['Éthique repose entièrement sur la
théorie de l’imagination est confirmé par la proposition 14, dont la démonstration ne fait que
traduire en termes d’affects l’énoncé de £ü, 18.
2. « Tout l’intérêt de la formule neutre “res quaecunque” est [... ] de laisser vide la descrip
tion de l'objet, susceptible de prise en charge par des instances différentes. Ce que le présage
apporte au champ de l’espoir et de lacrainte, est l’indication d’une technique sans en préciser le
contenu: contenu non précisable de manière générale, en effet, puisque cette technique est
d’abord une structure formelle, dont 1 ’effet sur l’esprit transite par un autre objet à mobiliser » ;
H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l‘histoire, p. 144.
3. Alexandre Matheron parle de « réceptivité anxieuse » ; Individu et communauté chez
Spinoza, p. 136.
4. Henri Laux remarque que « en toute rigueur de terme, il ne peut y avoir de “bon” ou de
“mauvais” présage. À la mesure même de l'association de l’espoir et de la crainte, le présage
est à la fois bon et mauvais, et donc foncièrement mauvais puisqu’il prolonge la fluctua
tion. Que la crainte s’y mêle dans des proportions variables selon le cas, que l’espoir rende
plus tolérable une situation, tout cela ne change rien à la présence même de l’instabilité»;
Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l ’histoire, p. 146, n. 1.
5. Pierre Macherey note que «la dimension des bons présages porte instinctivement, en
raison de la valeur affirmative qu’ils comportent, à leur accorder une confiance plus facile,
alors que nous sommes davantage enclins à nous méfier des mauvais présages, ne serait-ce
que, justement, parce que leur fonction négative nous prépare à mieux être sur nos gardes, à
nous tenir pour avertis quant à la venue possible de certains événements néfastes que, à tort ou
à raison, nous redoutons. Lajoie, pour autant qu’elle est associée à la représentation de causes
extérieures par l’intermédiaire de l’imagination, ne conduit pas nécessairement à la réflexion.
HOM1NES & OMINA 243
avec elles, sans toutefois parvenir à les maîtriser. Le présage est ainsi non
seulement une cause accidentelle d’espoir et de crainte, mais il est
lui-même l’effet d’une crainte et d’un espoir déjà présents dans l’interprète
du signe.
à laquelle la tristesse prédisposerait peut-être davantage, de par les effets suspensifs dont elle
se fait la messagère » ; P. Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La troisième partie.
La vie affective, p. 313.
1. Cf. TTP, praef (G.m. 6.24-26 ; Œuvres HL 60.13-15).
2. £1, app (G.II. 78.24-25).
3. «La foule [...] ne peut jamais rester calme pendant longtemps, et rien ne lui plaît le
plus que ce qui est nouveau et ne l’a pas encore déçue » ; TTP, praef (G.m. 26-28 ; Œuvres III.
60.16-18).
4. « Et quoique l’expérience protestât chaque jour et montrât par d’infinis exemples que
les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’ont
pas renoncé à ce préjugé invétéré » ; £1, app (G.II. 79.23-26).
5. Media est le terme employé dans £ III, 50 sc (G.II. 178.2) et dans £ I, app (G.II. 78.36 et
38, mais aussi G.II. 79.1 et 2).
6. À ce propos on a pu parler d’un « anthropomorphisme de l’histoire » et d’un « anthro
pomorphisme de la nature », à l’image d’un finalisme “dans le temps” et d’un finalisme “dans
1 ’ espace” ; cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 471.
244 LES SIGNES DES HOMMES
nécessairement on le devient. Or, cela se fait pour une raison tout à fait
naturelle : « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition
c’est la crainte [metus] »1 et « les hommes y sont soumis tant que perdure
la crainte»2.
les pires des situations à une forme de contrat aussi fragile soit-elle. Car le
contrat est d’abord dans le signe, se loge en lui, en ce qu’il manifeste, on l’a
vu, une régularité, un habitus, une loi.
S’il n’y avait pas de signes communs, dont le langage, par ses règles et
ses possibilités quasi infinies, est certainement la forme la plus élaborée, ne
serait-ce que parce qu’elle permet d’élaborer toutes les autres, la raison
n’aurait aucune chance de s’affirmer. C’est parce que l’homme est à sa
manière (et sa manière est assurément l’une des plus riches qu’il soit donné
de rencontrer en nature) un être de traces et de représentation, vivant par des
signes qui en dirigent et infléchissent les modes de vies, qu’il peut en arriver
à s’assembler avec ses semblables et donner une chance à la raison de
s’exprimer avec la même nécessité qu’elle est, dans d’autres conditions,
destinée à rester quasiment lettre morte.
Conscients ou pas, les signes jouent un rôle déterminant dans la
constitution des champs des relations intrasubjectives et intersubjectives.
Ds tissent les liens d’une continuité jamais véritablement rompue entre
individu et communauté, nature et politique. Ce n’est certainement pas
porter ombrage - au contraire - à la clarté des analyses de Matheron que de
leur proposer une intégration par les signes et leur empire : leur reconnaître
un «droit de cité» aiderait à conforter l’idée que, tant sur le plan théo
logique que politique, Spinoza a plus que jamais médité à fond la leçon
hobbesienne, pour la réformer en ce qu’elle avait de plus original, à savoir :
1) sa théorie des signes, dont la signification, pour Spinoza, contrairement à
l’Anglais, ne puise pas ses racines seulement dans l’anthropologie1, mais
s’étend à tous les corps composés de la nature; 2) sa sémiologie du contrat,
qui, pour Spinoza, n’est pas l’apanage du politique, mais appartient à la
1. À cet égard l’ordre des raisons dont témoigne le plan du Léviathan est par lui-même
significatif. Hobbes commence par l’Homme et la sensation : «Je considérai les pensées de
l’homme d’abord isolément, et ensuite dans leur enchaînement, c’est-à-dire dans la façon
dont elles dépendent l’une de l’autre»; T.Hobbes, Léviathan, chap.l, Introduction, traduc
tion & notes de François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, réimpr. Paris, Dalloz, 1999, p. 11. Ainsi
débute le premier chapitre du Léviathan. Or, comme on l’a montré, pour Spinoza le processus
et l’enchaînement sont premiers par rapport à l’unité isolée des idées. De plus, l’imagination
humaine s’inscrit dans un champ de marques, qui ont comme origine le corps en tant que
traçabilité; les idées imaginatives de l’homme y figurent comme les maillons d’une chaîne
d’un processus qui les dépasse, et dont l’individu isolé n’est pas l’horizon ultime; son indivi
dualité en est plutôt traversée et constituée, mais selon des lois qui ne relèvent pas seulement
de sa nature. Les idées de l’homme, en effet, ne peuvent être correctement considérées sinon
après avoir été comprises comme déduites de la production de la nature de Dieu. Pour une
étude du langage chez Hobbes, cf. Y.-C. Zarka, « Aspects sémantiques, syntaxiques et prag
matiques de la théorie du langage chez Hobbes », Thomas Hobbes. De la métaphysique à la
politique, Actes du Colloque Franco-américain de Nantes édités par Martin Bertman et
Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1989, p. 33-46.
248 LES SIGNES DES HOMMES
l.Cf. A.Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, partie III, chap.vm: «De
l’état de nature à la société politique », p. 287-354. Dans la ligne de ce qu’il avait annoncé aux
pages 37-38, où il avait parlé de « contrat physique » entre les corps simples, Matheron revient
sur son hypothèse initiale pour la faire jouer dans toute sa puissance heuristique : « Le rapport
de l’état de nature et de l’état civil est donc analogue à celui qu’entretiennent, dans la
Physique spinoziste, l’Univers considéré uniquement comme composé de corpora simpli-
cissima et l’Univers réel où les individus complexes s’englobent les uns les autres à l’infini. Il
est vrai, en un sens, qu’il n’y a rien d’autre au monde que des corps simples, et l’étude des lois
universelles de la Nature ne requiert aucune hypothèse supplémentaire ; mais il est vrai aussi
que les mouvements de ces corps simples aboutissent à la constitution d’individualités
organisées dont les lois particulières se déduisent, précisément, de lois universelles de la
Nature. De même l’état de nature est une abstraction; mais une abstraction nécessaire à
l’intelligence de la société politique, et qui, à l’intérieur de celle-ci, existe concrètement à titre
de moment dépassé et conservé » (p. 301). On pourra alors peut-être y ajouter une hypothèse :
celles des signes, qui concrètement conservent et dépassent les traces du corps dont ils sont
issus; ces mêmes traces, qui, dans les corps très composés, comme le sont les humains, sont
constitutives de leur ingenium et des relations intersubjectives qu’ils composent à travers des
systèmes symboliques de représentations. Ainsi la constitution du corps politique, qui,
comme Matheron le rappelle, se fait contrairement à Hobbes en continuité avec l’état de
nature et sans jamais quitter les bornes universelles du droit naturel, sera d’autant mieux
comprise et lisible dans ses pratiques que si l’on y intègre le travail des signes, qui prolonge
dans le corps social et politique celui des vestigia dans la physique des corps. Ce « dépasse
ment» et cette «conservation» n’en paraîtront que plus concrets dans l’effectivité de leur
processus par une théorie contractuelle du signe qui s’enracine dans la logique de l’ima
gination et des passions, elle-même issue d’une physique des traces. Les lois du politique se
combinent avec la pratique de la politique et les raisons de l’histoire que Spinoza allait puiser
chez les classiques et dans la meditatio vitae de son temps. Spinoza souligne son attachement
à cette concrétude dès la première page du TP. Ordonner rationnellement la constitution et les
lois d’un État ne pourra se faire dans l’ignorance des pratiques et de Y ingenium du corps
auquel elles s’appliquent. Sur la théorie hobbesienne de la représentation politique,
cf. Y. C. Zarka, «Personne civile et représentation politique chez Hobbes», Archives de
Philosophie, t.48, avril-juin 1985, p.287-310; pour une étude comparative entre la pensée
politique de Hobbes et de Spinoza, cf. Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique
de Hobbes,Paris,P.\J.F., 1998.
Chapitre xvn
L’EMPIRE DU SIGNE
Ceux qui ont vu dans le signe un silence constitutif ont vu juste. Le signe
est à la fois ce retrait et ce supplément de sens qui appelle l’interprétation.
S’il perdure, s’il se garde de se laisser aisément signifier, le signe s’entoure
alors d’une aura de mystère. Conformément à son étymologie grecque, le
mystère est ce qui résiste à l’interprétation, ne faisant qu’en renforcer
l’attrait. Rien de plus normal qu’il s’épaississe avec l’étonnement. Mais
contrairement à Yadmiratio, le mutisme du signe est signifiant : il n’arrête
pas l’interprétation, il la provoque. Il ne se situe pas aux marges du sens, il
en est comme l’éclosion, l’ouverture, la promesse. Son silence est gros de
significations, puisque, s’il demeure dans sa réserve, il n’y demeure que
comme interrogé. L’interpréter, c’est briser son silence, violer son secret.
Le signe est ce sur quoi s’appuie tout acte signifiant pour se constituer en
pratique sensée du monde, en langage.
Dès lors on comprend aussi que le signe teinté de mystère intime ce
respect et cette distance qui vont constituer l’espace privilégié de la
vaticination et du pouvoir de ceux qui l’exercent. Ce sera alors l’occasion
d’un autre transfert. L’instance interprétative des signes sera confiée à celui
ou celle qui a le pouvoir de les faire parler. La norme de leur signification
sera suspendue aux lèvres de celui ou celle qui en détient le secret; elle
dépendra alors des pratiques divinatoires (c’est-à-dire d’autres corps,
d’autres signes encore) de ses interprètes attitrés.
L’Antiquité regorge de ces devins, haruspices, oracles, prêtres, prêtres
ses et autres vaticinateurs passés maîtres dans l’art de l’interprétation des
signes, aussi ancien que la superstition est ancienne. Juste avant d’aborder
les prophéties et les prophètes de l’Écriture, Spinoza témoigne qu’il s’en
souvient. L’histoire d’Alexandre le Grand, qu’il tire de YHistoriarum
Alexandri magni macedonis libri qui supersunt de Quinte-Curce, incarne
par antonomase le comportement superstitieux qui ne dure que le temps
250 LES SIGNES DES HOMMES
Le régime de la superstition
Le présage est bien un premier pas vers une relation toute illusoire à la
divinité, mais il n’est pas seul à constituer cette relation. Certes, le supersti
tieux qui se nourrit de présages, adopte aussi des semblants de rites, se forge
des idoles, et plus il sera en proie à la peur, plus il tendra à décrypter la
nature comme un monde où tout conspire. En ce sens, le présage participe
pleinement d’une vision finaliste de la nature, bien que le TTP ne passe pas
par cette voie pour produire la cause de la superstition. Pour que la question
de la divinité se pose, il faut en plus quelque chose d’insolite [insolitum],
qui déclenche la stupeur [cum admiratione]. Si à ce stade Spinoza donne
l’impression de vouloir esquisser une distinction entre polythéisme et
monothéisme, c’est pour mieux laisser entendre que leur différence a peu
d’importance face à l’histoire de la superstition, si éloignée de la religion.
Le présage se fait prodige du seul fait de sa singularité et du grand éton
nement qu’il produit2. Si le premier préfigure l’issue, le second marque
l’intention d’une fin, qui cache tout en la manifestant la volonté d’un
auteur. Alors que le signe du présage est quelque chose de déjà vu qui refait
surface du passé pour venir dénouer l’incertitude du cours des choses, le
prodige par son jamais vu marque une rupture du déroulement attendu des
événements. Le premier s’inscrit dans les signes habituels de la vie, il en est
prélevé pour orienter le sens incertain des choses; le second, au contraire,
s’en détache comme quelque chose d’inhabituel pour venir rendre encore
plus incertain ce qui était attendu. Les deux évidemment signifient par leur
interprétation: le prodige n’est jamais que du prodigieux, le miracle du
miraculeux. Et, dans la mesure où c’est la crainte qui s’en étonne, il signifie
l’affect de colère d’une ou plusieurs divinités anthropomorphes3.
Sur ce point, la Préface rejoint tout à fait la démarche génétique du récit
de l’Appendice. Autant le finalisme opère un renversement de l’ordre de la
nature pour ne juger des événements que par leur fin et non par leur cause,
autant la superstition abonde dans ce sens, et, investissant les signes de ses
affects, les prend pour la cause des objets des idées qui accompagnent ces
mêmes affects. L’attitude finaliste et l’attitude superstitieuse composent
toutes les deux avec un désir de savoir qui s’exprime selon l’apparence
d’une inférence : la première conditionne l’enchaînement par un préjugé au
point d’en renverser les rapports, la seconde anticipe la fin en répondant à
l’attente craintive par des signes qui valent comme autant de causes inter
médiaires ; le prodige enfin, par son éclat, réunit les deux processus en un
seul, attribuant le signe directement au(x) recteur(s) de la nature. Ce dernier
est donc bien le préjugé tourné en superstition, qui en retour le conforte et le
justifie. L’horizon d’un monde bâti sur l’ignorance et la crainte se referme
ainsi sur lui-même, finalisme et superstition se renforçant mutuellement.
Ce monde imaginaire, malgré ses fluctuations, les séditions internes et
l’instabilité qui le caractérisent, est fait sinon pour durer, tout du moins
pour se répéter. Venant se greffer sur ce paradigme immuable, les mo
dernes superstitions prendront la relève des anciennes.
Le lecteur du TTP ne va pas tarder à se rendre compte qu’il n’y a pas lieu
d’accorder plus de valeur aux discours grandiloquents des théologiens
qu’aux fables païennes les plus archaïques, celles qu’ici Spinoza nomme
les vestiges, ou encore les traces, de la servitude antique [antiquae servi-
îutis vestigia] K Cette expression reviendra sous la forme des antiqui vulgi
praejudicia au début du chapitre xv2, là où Spinoza renvoie dos à dos ceux
qui veulent que l’Écriture soit la servante de la Raison et de la philosophie
et ceux qui veulent que la Raison et la philosophie le soient de l’Écriture.
Les premiers, en effet, attribuent fictivement aux prophètes des pensées
qu’ils n’ont pas eues même en songe et interprètent de travers leur pensée,
les seconds seront tenus d’admettre pour choses divines «les anciens
préjugés du vulgaire ». Aussi, tous les deux déraisonnent-ils, ceux-ci, avec
en tête Alpakhar, sans la raison [sine ratione], ceux-là, emmenés par
Maimonide, avec la raison [cum ratione]3.
Les tenants de cette vaine théologie prétendent par principe soumettre
la raison et la libre philosophie, sacrifiant la raison sur l’autel d’un préjugé
invétéré, qui repose sur ce qu’il conviendrait d’appeler une métaphysique
du signe, elle-même redevable d’une sémiotique de la crainte. Cette
Arcana&mysteria
Prisonnier de ses signes et de ceux qui, conscients ou pas, les
manipulent et en tirent un profit personnel, le superstitieux devient le
meilleur allié de son geôlier, au point, écrit Spinoza, d’être prêt à combattre
pour sa servitude comme si c’était pour son salut [ut pro servitio tanquam
pro salutepugnent]2. De toute l’œuvre, cette phrase est sans doute l’une des
plus terribles que compte le réalisme de Spinoza3. Le contexte politique
dans lequel elle apparaît confirme que la superstition ne va pas sans une
aura de mystère et de secret, dont le régime politique tire son plus grand
profit. Comme on a l’a vu, de manière générale l’anthropomorphisme
superstitieux de la pensée finaliste traduit l’inconnu en des arcana &
mysteria, auxquels dans l’appendice d’Éthique I Spinoza avait donné le
nom qui les résumait tous : la volonté de Dieu. Ces mystères demeurent
impénétrables autant que perdure la crainte, qui empêche, pour reprendre le
mot de Kant, d’oser savoir, c’est-à-dire, dans un premier temps au moins,
1. Cela n’est pas sans rappeler que le narrateur du T1E avait dans un premier temps aussi
essayé de vérifier les possibilités d’un compromis entre l’ancien et le nouvel institutum. Cette
tentative ne s’était soldée par un échec que parce qu’elle avait été conduite selon une logique
rationnelle, c’est-à-dire mesurée en relation au désir radical du plus utile. Or, cette mesure
est précisément ce qui échappe au superstitieux, qui ne peut l’atteindre tant qu’il est en proie
à la peur.
2.7TP, praef (G.ED. 7.8-9 ; Œuvres III. 62.2).
3. Pour un commentaire de ce passage, cf. L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation
et résistance chez Spinoza, chap. vn, p. 175-206.
254 LES SIGNES DES HOMMES
Ces signes, naguère recherchés dans le vol des oiseaux ou dans les
entrailles des animaux, trouvent leur équivalent dans un certain usage de
l’Écriture. On y retrouve les mêmes effets de l’ancienne superstition et les
mêmes raisons de soupçonner ceux qui s’en proclament les interprètes
exclusifs. L’exégèse scripturaire a ainsi son fondement anthropologique
dans une herméneutique pré-scripturaire.
Entre temps, Spinoza s’était étonné de voir que certains puissent
prétendre contre toute raison que
Dieu, par quelque singulière providence, ait conservé sans corruption la
Bible. Ils disent que les leçons divergentes sont signes des mystères les
plus profonds [signa profundissimorum mysieriorum], ils le disent même
des astérisques que l’on trouve 28 fois au milieu d’un paragraphe;
davantage, ils vont jusqu’à croire que de grands secrets [magna arcana]
sont contenus dans la forme même des lettres. S’ils le disent par sottise et
par une superstition de vieille femme, ou par arrogance et ruse, pour que
l’on croie qu’ils sont les seuls à détenir les secrets divins [Dei arcana], je
l’ignore; je sais seulement que je n’ai rien lu chez eux qui sente le secret
[arcanum redoleat], mais que des imaginations puériles1.
Qu’est-ce qui fait donc que certains ne trouvent rien de moins précieux
à sacrifier que la raison, pour qu’il leur semble qu’honneur soit mieux
rendu à ce qu’ils admirent au-dessus de tout? Quelle est la cause qui pousse
les théologiens sceptiques à passer ce surprenant contrat, qui leur fait
troquer la raison en échange d’une admiration sans borne pour des mystères
absurdes [absurdis arcanis], qu’ils attribuent à l’Écriture? La réponse est, à
la suite de cet extrait, dans les questions que Spinoza pose par-dessus le
texte de Y Eunuque de Térence: «Mais, je demande, qu’est-ce qui les
inquiète ? Que craignent-ils ? [quid timent ? ] »2. La crainte, encore elle, est
pointée du doigt, non sans une veine d’ironie à présent. Cette même peur
enferma jadis les païens dans la superstition et l’idolâtrie, et leur fit com
mettre les sacrifices les plus insensés. La peur, oui, mais de quoi au juste?
Il y a de quoi s’étonner, en effet, que l’on arrive à penser que la religion
et la foi seraient moins bien gardées si l’on ne leur sacrifiait pas la raison.
Assurément, croire cela voudrait dire craindre pour l’Écriture, plus que s’y
fier [Scripturae magis timent, quamfidunt], et donc assurément en douter
plus qu’y croire. Or, cela est contraire à la vera religio, qui en tant qucfides
ne s’exerce pas dans la peur, mais dans la confiance. « Foi », « croyance »,
« confiance », trois mots qui traduisent un seul et même terme :fides. Plus la
religion est craintive, moins elle est vraie; plus elle est superstitieuse, plus
elle est vaine et dangereuse. L’homme de foi, le vrai, le véritable fidèle, est
1. TTP, chap. IX (G.in. 135.27-35 ; Œuvres IB. 368-370.23-4).
2. G.IU. 182.19-20 ; Œuvres m. 486.31.
256 LES SIGNES DES HOMMES
celui qui en confiance met en œuvre par des actions pieuses ce qui à
proprement parler/air safoi1. Ailleurs Spinoza parle de pleine adhésion et
de plein consentement de l’âme [pleniore animi consensu]2, en vue de quoi
le fidèle est censé conserver un droit d’interprétation de l’Écriture; car de
même qu’elle fut jadis adaptée à la compréhension du vulgaire, de même il
sera permis à chacun de l’adapter à ses opinions et à sa complexion, s’il y a
là un moyen aidant à l’exercice de la charité et de la justice, c’est-à-dire
d’obéir à Dieu davantage en confiance, et si possible ni contraint ni forcé.
On peut penser que nier et interdire ce droit à l’interprétation de
l’Écriture est aussi néfaste à la piété que l’interdiction du droit de parole et
d’expression est néfaste pour la paix de l’État. En effet, chez l’homme
l’interprétation est aussi naturelle que la parole, voire davantage encore,
car, comme on l’a vu, dès qu’il y a signe, il y a aussi interprétation. L’inter
dire serait aussi vain et contre nature que d’interdire à la bavarde de parler
ou à l’homme de penser. Le droit à l’interprétation, comme celui du libre
exercice de la pensée est un droit naturel inaliénable. Il est donc tout à fait il
lusoire et pragmatiquement impossible de penser pouvoir réussir à être le
gardien et le censeur jaloux du sens de l’Écriture, au delà du credo mini
mal3. Cela n’a pour effet que de produire hypocrisie et bigoterie chez ceux,
qui, pour une raison ou pour une autre, n’en partageraient pas les opinions.
La raison innocentée
Qu’y a-t-il à craindre de la raison, si l’Écriture ne risque rien de son libre
exercice? Voilà une question, qui, après avoir été adressée aux critères de
l’interprétation de ceux qui voudraient voir la raison jetée aux orties, doit à
présent être posée à l’interprète et aux causes profondes qui dirigent en
sous-main ses principes herméneutiques. Qu’a-t-il donc à craindre de la
raison, lui, le théologien sceptique, si la révélation de l’Écriture, qu’il dit
vouloir sauvegarder au prix de lui immoler la raison, ne perd rien de la
certitude qui lui est propre ? Ce n’est pas la première fois qu’un soupçon est
jeté sur le fondement ultime d’une démarche qui prétend suspendre la
raison par la raison 4.
1.Ce que Spinoza, avec Paul de l’Épître aux Galates (5: 22), appelle «les fruits de
l’Esprit saint» [fructus spiritus sancti], qui sont, selon Paul, la charité, la joie, la paix, la
patience, l’humanité, la bonté, la persévérance.
2. 7TP, chap. xrv (G.III. 173.26; Œuvres m. 466.6).
3. La dogmatique mise au jour par l’interprétation rationnelle, outre le contenu du mes
sage biblique, constitue aussi les limites de droit infranchissables de toutes ses interprétations.
4. De par son côté radical, cette réfutation ressemble à celle utilisée par Spinoza contre la
figure du sceptique dans le TIE(§ 47). Le résultat visé est sensiblement le même : en se servant
des arguments de l’adversaire, on en exhibe le non-sens pour le réduire au silence et le
confiner en dehors du discours rationnel (voir supra chap. i). En débarrassant la théologie des
L’EMPIRE DU SIGNE 257
principes faussement pieux d’un scepticisme apologétique, Spinoza pouvait ainsi mieux
séparer les deux domaines qu’il entendait distinguer.
1.TTP, praef (G.III. 8.30-31 ; Œuvres HL 66.5-6): «Voilà le vrai scandale», traduit
efficacement Moreau.
2.G.HI. 187.22-23 ; Œuvres III. 500.7.
3. À l’argument du témoignage intérieur, Spinoza avait répondu d’une manière légère
ment différente à Albert Burgh, fraîchement converti au catholicisme : « Mais tu diras que
tu t’es soumis au témoignage intérieur de l’esprit de Dieu, et que les autres sont possédés
et trompés par le Prince des esprits du mal; mais tous ceux qui sont en dehors de l’Église
romaine ont autant de droit de dire publiquement de leur religion ce que toi-même tu dis
de la tienne»; Ep, 76 (G.IV.320-321.17-2). À l’absolutisme aveugle de Burgh, Spinoza
oppose un argument relativiste.
258 LES SIGNES DES HOMMES
1.Ce refuge dans l’asile du sacré ne va pas sans une certaine tristesse, car la crainte,
passion triste, en est la cause; cf. E. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, P.U.F., 1985, p. 59.
2. G.III. 188.8-9; Œuvres H!. 500.29-30. Dénonciation semblable dans l’appendice de la
première partie de Y Éthique : « Et ainsi il arrive que celui qui cherche les vraies causes des mi
racles et s’applique à comprendre en savant les choses naturelles au lieu de s’en étonner
comme un sot, est souvent considéré comme un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux
que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des dieux. En effet, ils savent
qu’une fois l’ignorance supprimée, l’étonnement est aussi enlevé, qui est l’unique moyen
qu’ils ont d’argumenter et de conserver leur autorité » (G.II. 81.15-22). En effet, qui n’est pas
prêt à s’étonner est tout près de rire de ceux qui s’étonnent. Cf. aussi le début du chapitre vn du
TTP, où avec la peur de voir foulée aux pieds leur autorité, les théologiens craignent de se voir
méprisés [ab aliis contemnantur] (G.III. 97.9-17 ; Œuvres EU. 276.7-15).
3. L’expression revient plusieurs fois sous la plume de Spinoza : TTP, praef (G.IH. 9.3;
Œuvres EU. 66.14) ; chap. vn (G.m. 98.4; Œuvres III. 278.16-17) ; chap. ix (G.III. 135.29;
Œuvres ni. 368.24-25) ; chap.xn (G.m. 159.12 ; Œuvres m. 430.11) ; chap.xm (G.III.
167.26-27 ; Œuvres m. 450.9-10).
4. Aussi Spinoza peut-il écrire : « Et plus bruyamment ils admirent ces mystères, plus ils
montrent qu’ils croient moins à l’Écriture qu’ils n’ont de complaisance»; TTP, praef
(G.ffl. 9.8-9; Œuvres ffl. 66.20-22). Le ton et les accents propres au procès ne sont pas
absents des expressions du TTP, comme par exemple au début du chap. xrv : « nous les
accusons des sectateurs>, parce que ils ne veulent pas concéder cette même liberté aux
autres» (G.m. 173.26-28; Œuvres m. 466.7-8). Spinoza ne fait que répondre aux accusa
tions de ses adversaires : athéisme, impiété, etc.
L’EMPIRE DU SIGNE 259
Arcanaimperii
La théorie de la superstition traverse à la fois les champs de l’anthropo
logie, de l’histoire des religions, de l’herméneutique biblique et de
l’histoire politique. Dès la Préface, comme en témoigne l’allusion aux
Turcs et à la monarchie tyrannique, il est clair que mystère et secret sont les
meilleures armes de la mystification et du pouvoir usurpateur, puisqu’ils
sont par définition ce qui tend à se soustraire à l’examen public de la raison.
Aussi Spinoza n’a-t-il jamais eu de mots aussi durs pour le régime
monarchique que dans ces premières lignes du TTP. Il en dévoile le plus
grand secret [summum arcanum]2, qui convient si peu à l’essence d’une
libre république. Le plus rationnel des États, c’est-à-dire le moins sujet à
des fluctuations et séditions internes, le plus stable et durable dans la paix et
la concorde, s’accommode mal du secret et du mystère, et de ce qui, tenu
dans l’ombre, se soustrait à la compréhension et à la discussion publiques.
Afortiori la démocratie.
Les visées plus pragmatiques du TP confirmeront l’idée qu’il n’est
jamais bon pour un État de cultiver le secret, et d’asseoir son pouvoir sur
l’opacité d’un complot latent. Tout en reconnaissant qu’il est bien difficile
de l’éviter complètement, il importe à Spinoza de montrer que la
1. Ep, 30 à Oldenburg (G.IV. 166.23 et 28-29); telles sont deux des trois raisons qui
auraient poussé Spinoza à composer le TTP.
2. « Le plus grand secret du régime monarchique et son intérêt consistent assurément à
tromper les hommes et à masquer sous le nom spécieux de religion la peur qui doit les retenir »
(G.m. 7.6-8 ; Œuvres m. 60-61.33-2).
260 LES SIGNES DES HOMMES
1. En effet : « que le silence soit souvent utile à l’État, personne ne peut le nier, mais que
sans lui l’État ne puisse subsister, personne ne le prouvera jamais»; TP, chap. vu, §29
(G.m. 320.33-35); cf. aussi chap. vi, § 5, où Spinoza dit qu’un État que l’on croit une Monar
chie absolue, est en pratique [inpraxi] une aristocratie, non certes ouvertement [manifestumJ,
mais de manière occulte [latens], «et donc, ajoute-t-il, de la pire des manières » [&propterea
pessimum] (G.m. 298.34-35).
2. Cf. TP, chap. vu, § 29 (G.m. 29-31 ).
3. TP, chap. vu, § 22 (G.m. 316.33-34).
4. TP, chap. vi, § 19 (G.m. 302.12-13).
L’EMPIRE DU SIGNE 261
détient les rênes a l’État en son pouvoir. Ce n’est donc pas un hasard si ceux
qui veulent être maîtres absolus de l’État font pression pour que les affaires,
sous couvert d’utilité [utilitatis imagine], soient traitées secrètement - ce
qui ne peut réserver qu’une cruelle servitude [insensius servitium]. On
comprend dès lors que plus les mysteria et arcana encombrent religions et
pouvoirs, plus la vera religio recule devant la superstition, et la société
civile dans la servitude.
Si la pratique intersubjective des signes, des idola et des cultes peut
servir à tisser quelque peu le lien social dans les formes symboliques d’un
système commun de représentation, il n’en reste pas moins que l’attention
superstitieuse qui est ainsi portée à l’empire des signes et à l’autorité de
leurs interprètes détourne, jusqu’à la recouvrir complètement, de cette vera
religio, que Spinoza entend pourtant faire émerger de sa critique de la
religion. L’oubli de la raison s’accompagne toujours de l’oubli de la vera
religio. Il fallait ainsi détruire la vaine pour sauver la vraie, ramener la foi à
son essence, les signes de 1 ’ Écriture à leur vrai sens, débarrasser celle-ci des
fausses interprétations par une méthode de lecture rationnelle, éclairer la
théologie à la lumière du dogme fondamental qui la justifie, la séparer de la
philosophie pour les rendre chacune souveraine dans son domaine, sans
vaincus ni vainqueurs qui ne soient la vérité, la piété et la paix.
Ce projet qui retint Spinoza pendant au moins cinq ans de sa vie, au
moment même où il continuait sans doute la rédaction de l’Éthique,
comportait, dans le cadre de sa doctrine générale de l’imagination, deux
grandes réflexions sur la nature, le sens, et l’usage des signes. La première
se situe au cœur même de la révélation prophétique et occupe les deux
premiers chapitres du TTP. Comme il n’y a pas de signe sans interprète, il
n’y a pas non plus de prophétie sans prophète. C’est pourquoi les deux
premiers chapitres sont l’un à la suite de l’autre pour mieux distinguer la
prophétie en tant que telle de l’interprétation du prophète. La seconde
réflexion est consacrée à la science des textes, dont la Bible est l’exemple
privilégié. Spinoza y consacre les livres VII-XI, pour ensuite tirer ses
conclusions sur le statut, la valeur et l’enseignement de l’Écriture. En
raison des limites imposées à ce travail, la dernière section a été réservée au
premier de ces deux aspects.
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Chapitre x vin
La définition de la prophétie
Le premier chapitre du TTP entend répondre à deux questions:
qu’est-ce qu’ une prophétie ? Comment Dieu s’est-il révélé aux prophètes ?
On ne soulignera jamais assez la rigueur avec laquelle cette œuvre, dans sa
totalité et l’unité de ses chapitres, est construite. La structure même de
chacun d’entre eux est instructive1. Le premier chapitre commence par
apporter la réponse à la première des deux questions annoncées dans le plan
de la Préface, en produisant la définition de la prophétie :
La prophétie ou la révélation [Prophetia sive Revelatio] est la connais
sance certaine [certa cognitio] d’une chose révélée par Dieu aux hommes 2.
Par rapport à la démarche hobbesienne, que Spinoza suit de près, cette
définition tranche par sa franchise. Alors que Hobbes se tient davantage
dans une assomption générale de la prophétie, Spinoza en produit d’emblée
1.«Quand Dieu parle aux hommes, c’est, nécessairement, ou bien d’une manière
immédiate, ou bien par la médiation d’un autre homme, auquel il a antérieurement parlé lui-
même immédiatement»; T.Hobbes, Léviathan, chap.xxxn, p. 397. Plus loin, au chapitre
xxxvi, Hobbes écrira: «La prophétie n’est pas un art, et pas davantage, s’il s’agit de la
prédiction, une vocation permanente : c’est une fonction exceptionnelle et temporaire confiée
par Dieu» (p.449). Les analyses de Spinoza montreront qu’il fut sensible aux aspects sou
lignés par son prédécesseur. Pour une présentation des chapitres xxn-xxxvi du Léviathan
insérés dans l’horizon de l’histoire de l’exégèse biblique, cf. P.-F. Moreau, Hobbes. Philo
sophie, science, religion, Paris, P.U.F., 1989, p. 68-106.
2. Antonio Droetto et Emilia Giancotti remarquent sa particularité : «L’équivalence des
deux termes montre que la définition de prophétie ne se réduit pas dans la pensée de Spinoza à
la retentissante “narratio rerum futurarum” des théologiens contemporains (v. Huet,
Demonstratio Evangelica, Paris, 1679, Def. IV) et de l’intelligence du vulgaire, mais coïncide
avec le concept même de la révélation divine, dont la causalité n’est pas d’un ordre différent
de celui de la connaissance naturelle » ; B. Spinoza, Trattato teologico-politico, p. 34, n. 1.
3. TTP, chap. xv (G.HI. 184.32-35 ; Œuvres HL 492-494.30-1).
I! :
LES DEUX RÉVÉLATIONS 265 :
fois que cette distinction aura été introduite K Ces conditions réunies font ;:
que la définition assume un rôle à la fois génétique et stratégique, qui
prépare et amorce le mouvement même du chapitre tout en justifiant son !
articulation au second.
;
Insérant le definiendum (revelatio) dans le definiens (révélâta), la !
définition de la prophétie peut être rapprochée de la définition de l’attribut, :
qui fait figurer l’entendement à la fois dans ce qui est à définir et dans ce qui
le définit : per attributum intelligo id, quod intellectus... Cette particularité
;
se comprend en vertu de la doctrine de la puissance réflexive de l’enten
dement, à laquelle Spinoza fait référence un peu plus bas dans le chapitre :
Et puisque notre esprit, par cela seul qu’il contient objectivement en lui
[objective in se continet] la nature de Dieu et y participe, a la puissance de
former certaines notions qui expliquent [explicantes] la Nature, et ensei
gnent [docentes] comment se conduire dans la vie, nous pouvons à raison ï.
juger que la nature de l’esprit, en tant qu’elle est ainsi conçue, est la cause
première de la révélation divine [primant divinae revelationis causam], car
tout ce que nous connaissons clairement et distinctement c’est [...] l’idée
de Dieu et sa nature qui nous le dictent [nobis dictâtJ, non certes par des
paroles mais d’une façon bien plus élévée [longe excellentiore], et qui
convient au plus haut point [optime] avec la nature de l’esprit, comme l’ont
éprouvé de façon indubitable tous ceux qui ont goûté la certitude de
l’entendement2.
Ce texte nous renvoie clairement au TIE (§ 35 et 36) et à Y Éthique.
Ainsi, l’entendement peut bien se dire « la cause première de la révélation
divine», alors qu’il n’en est pas la source [forts], car c’est Dieu qui s’ex
prime en lui, et que l’entendement a pour objet en vertu de l’idée dont sa
nature est capable. Or, entre la source ultime (Dieu) et la cause première
(l’entendement), il n’y a pas d’écart pour qu’un signe soit requis à garantir
l’origine véritable de la connaissance, puisqu’il appartient à la nature
même de l’entendement de la reconnaître comme son propre index de
vérité, qui, comme dit le TIE, « n’a besoin d’aucun signe ». Et c’est cela que
Spinoza appelle «goûter la certitude» [gustare certitudinem], autrement
dit cette manière de sentir l’essence formelle qui est la certitude elle- .
f’A i
266 LES SIGNES DE DIEU
1.G.m. 15.6-9; Œuvres DI. 78.2-5. Encore une fois sur la définition du prophète,
Hobbes semble moins tranchant. D est davantage orienté à recenser et à analyser les
différentes acceptions du terme dans l’Écriture (Prolocutor, Praedictor, Spokes-man)
plutôt qu’à produire une définition univoque; cf. T. Hobbes, Léviathan, chap. xxxvi, p. 447-
449; cf.aussi J.P.Osier, «L’herméneutique de Spinoza et de Hobbes», Studia Spinozana,
“Spinoza and Hobbes”, vol. 3 (1987), Hannover, Walther & Walther Verlag, 1986,
p. 319-347.
2. Dans le terme propagator - littéralement celui qui étend les limites, prolonge,
perpétue, proroge (une magistrature, le gouvernement d’une province), résonne un sens
juridique et politique, il indique l’exercice d’un droit. Spinoza oppose à la figure du prophète,
qui concentre sur lui à la fois un rôle législatif, herméneutique et théologique (Moïse n’est pas
la source ultime du droit, qui dans une théocratie est d’ordre divin, mais il est le premier
interprète de sa loi), la position et la fonction du philosophe, qui, au lieu d’imposer une loi,
prolonge et perpétue par sa parole le droit de chacun à être l’interprète de sa propre puissance
et à exercer librement la raison commune qui est en lui pour y découvrir par lui-même ses lois.
Alors que l’autorité de l’interprétation du prophète vit d’une incapacité des hommes,
l’autorité publique du philosophe ne vit que parce qu’il parvient à éveiller une révélation
« assoupie » et pourtant déjà inscrite dans l’esprit et le cœur de ses semblables.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 269
1. Quant aux formes institutionnelles que peut assumer cet enseignement, on peut
méditer le passage suivant du TP: «Les universités fondées aux frais de la République sont
instituées moins pour cultiver les talents que pour les contenir. Dans une libre république, au
contraire, la meilleure façon de développer les sciences et les arts consiste à donner à
quiconque en fera la demande l’autorisation d’enseigner publiquement, à ses frais et au péril
de sa réputation»; TP, chap. vin, §49 (G.HI.346.13-17). On ne peut donc pas dire qu’en
refusant la chaire d’un enseignement à l’Université de Heidelberg - présentée pourtant
comme libre [philosophandi libertatem amplissimam], encore que le conseiller de l’Électeur
Palatin J.Ludovicus Fabritius confiait qu’il n’en aurait pas abusé [ad publiée stabilitam
Religionem conturbandam] - Spinoza ne témoigna pas d’avoir la pratique de sa théorie;
cf. Ep, 47 (G.IV. 235.1-2). On suppose par ailleurs qu’entre 1656 et 1659 il ait pu suivre des
cours à l’Université de Leyde, mais en auditeur « libre». Cette période reste cependant très
peu connue ; sur les années qui suivent l’excommunication, et les sources rendant probable la
présence de Spinoza à l’Université de Leyde ainsi que sur son milieu cartésien, cf. S. Nadler,
Spinoza. A life, p. 163-173.
2.Pour les notions de «communauté», «communion» et «communisme des esprits»,
cf. la perceptive finale du livre d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza,
partie IV: «L’unification interne: individualité libérée et communauté des sages»,
p. 515-613.
270 LES SIGNES DE DIEU
1. TTP, chap. vn (G.DI. 98.16-24 ; Œuvres lü. 278-280.30-6). Pour la traduction du terme
historia on a tenu compte de la note de Pierre-François Moreau et Jacqueline Lagrée, qui,
intégrant les remarques de Sylvain Zac, dénombrent deux sens du terme : 1) le sens grec et
baconien d’enquête ou de connaissance empirique, sans référence à une dimension historique
(sens proche de l’histoire naturelle de Pline, c’est-à-dire compilation, description et classi
fication); 2) le sens de récit avec une dimension diachronique, dont le statut semble hésiter
entre histoire et fiction. La première occurrence de historia dans la citation est à prendre dans
le premier sens ; la seconde croise le premier et le second sens ; cf. Œuvres lü. 734-735, n. 8.
2. Pour la spécificité, la pluralité des principes et les différents niveaux de lecture
spinoziste de la Bible, cf. P.-F. Moreau, « Les principes de la lecture de l’Écriture Sainte dans
le TTP», L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste. Travaux et
documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4, Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, 1992, p. 119-131.
3. On trouvera une analyse des différents sens qu’assume la tradition des deux livres chez
Raymond de Sebond, Duplessis Momay, Galilée et Spinoza, ainsi qu’un examen précis de la
méthode d’élucidation de la mens Scripturae dans J. Lagrée, « Le thème des Deux livres de la
Nature et de l’Écriture », L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste,
Travaux et documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4, Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 1992, p. 9-40.
272 LES SIGNES DE DIEU
séparer une fois pour toutes sur la ligne d’un parallélisme. Puisque l’Écri
ture pas plus que la Nature ne donne les définitions [definitiones] de ce dont
elle parle, il s’ensuit que : a) tout comme il faut conclure les définitions des
choses naturelles des diverses actions de la nature [ex diversis naturae
acîionibus], de même, pour l’Écriture, il faut tirer ces définitions (à savoir
les documenta moralia, c’est-à-dire justice, charité et le salut par l’obéis
sance) de ses divers récits [ex diversis narrationibus] ; b) tout comme on
commence l’étude de la nature par les choses les plus communes et géné
rales, à savoir le mouvement et le repos avec leurs règles et leurs lois, pour
passer graduellement à ce qui l’est moins, de même à partir de la connais
sance historique de l’Écriture, on recherche d’abord ce qui est universel, à
la base et au fondement de toute l’Écriture, c’est-à-dire ce qui y est recom
mandé par tous les prophètes comme doctrine étemelle et la plus utile (à
savoir le credo minimal que Spinoza a esquissé au chapitre v et donné au
chapitre xiv), pour passer ensuite comme de la rivière à ses ruisseaux vers
des choses moins universelles, qui concernent l’usage commun de la vie,
telles les actions externes particulières de vertu vraie, qui ne peuvent se
pratiquer que dans une occasion donnée h Avec l’abandon de l’analogie
des deux livres, Spinoza cesse de considérer la nature comme un texte, qui
aurait un auteur et des destinataires, alors qu’il assume le(s) livre(s) de la
Bible précisément comme des textes dont l’herméneutique est réglée parla
science positive (certis datis) de la philologie et de l’histoire.
Vinterpretatio s’ordonne ainsi à la mathesis, recompose l’unité du
lavoir et en intègre le projet dans un sens qui n’est plus baconien. Si ni
’idée de livre, ni l’idée de texte ne sont plus aptes à fournir l’homogénéité
de lecture de ces deux objets, on peut se demander ce qui désormais en tient
lieu. Qu’y a-t-il encore de commun entre le syngraphum de l’Écriture et les
res naturales pour qu’on soit autorisé à parler de manière univoque d’inter
pretatio ? Les notions de trace et de signe, que Spinoza a rigoureusement
définis et construits dans sa physique, permettent à présent de fonder cette
homogénéité de méthode qui est affirmée avec force dans le chapitre vu. La
spécificité des traces et les signes de l’Écriture font partie de plein droit des
traces et des signes des corps naturels dont la notion commune a été pro
duite dans l’abrégé de physique. Dans cette mesure ils peuvent être objet de
1. Comme le montre Jacqueline Lagrée « le credo minimum est donc ici l’équivalent des
lois universelles du mouvement»; en revanche, la compréhension du particulier (comme
l’enseignement paradoxal du Christ ou de Jérémie, de ne pas résister à l’oppresseur, qui vaut
pour une occasion singulière de ruine de l’État, alors que dans un État bien constitué ou dans
une situation politique saine, il faut suivre l’enseignement de Moïse et demander au juge la
punition et la réparation de l’injustice dont on a souffert) implique dans les deux cas, outre la
connaissance de l’universel, «la saisie de la spécificité des lieux et des temps»; J.Lagrée,
« Le thème des Deux livres de la Nature et de l’Écriture », p. 30-31.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 273
science, et leur sens peut être établi à partir d’une méthode rationnelle.
Aussi Spinoza transforme-t-il radicalement l’analogie que la tradition lui a
léguée : ce qui est commun à la nature et à la Bible ce n’est plus la forme du
livre (ni la nature, ni la Bible ne sont un livre), ni même la forme d’un ou
plusieurs textes (dont le modèle ne peut convenir qu’à la Bible)1; en
revanche on peut retenir l’idée d'écriture, et avec elle celle d’une écriture
de traces et de signes, qui ont leur archéologie, leur histoire, leurs lois
naturelles. Le philosophe-interprète doit alors les appréhender, les ordon
ner dans la physique des corps comme dans la physique des textes, selon
une méthode qui s’appuie sur l’expérience et sur des notions communes
spécifiques à chaque science et néanmoins fondées dans l’unité de la
connaissance rationnelle.
Les natures spécifiques des traces et des signes des objets examinés
font la différence des enquêtes : ici les lois du mouvement, et les définitions
des choses naturelles, qui sont écrites et inscrites dans la traçabilité du corps
comme dans un code2, là les signes d’un texte avec ses différents strates,
dont le sens est confié à la science philologique et historique. Il est vrai que
le sens mathématique qui guide l’enquête de la nature s’intéresse à la vérité
des lois de nature, et que l’enquête appliquée aux textes s’intéresse d’abord
à leur sens vrai. Pour autant cette différence ne doit pas mener à opposer la
connaissance vraie et ce que Spinoza nomme ici interprétation. La recher
che des définitions des choses corporelles à l’aide des notions communes
fait aussi usage de ce que l’on pourrait appeler dans la recherche scienti
fique un sens «herméneutique», réformé par rapport à 1*interpretatio
baconienne3.
M
274 LES SIGNES DE DIEU
choses, il mêlerait sa nature à la nature des choses, etc. Deuxièmement que l'entendement
humain est porté par sa propre nature vers les choses abstraites, et qu’il se représente comme
constantes les choses qui sont fluides, etc. Troisièmement que l’entendement humain
déforme, et ne peut se maintenir fermement et reposer » ; Ep, 2 (G.IV. 8-9.30-4). On conçoit
en effet que par interpretatio on ne peut comprendre une déformation que l’entendement
exercerait par son activité à la manière d’un miroir déformant. Interpréter la nature pour
Spinoza ce n’est donc pas abstraire des formes communes ou projeter celles qu’on attribuerait
faussement à l’entendement à partir des différentes données de l’expérience. À rien ne sert
d’ordonner, de classer et d’enchaîner si cela n’aide pas à fixer les lois et les essences qui sont à
la base des productions causales. Sur les implications métaphysiques des «erreurs»
attribuées par Spinoza à Bacon dans la Lettre 2, cf. Ch. Jaquet, «Les trois erreurs de Bacon
selon Spinoza », Les trois erreurs de Bacon et de Descartes selon Spinoza, actes du Colloque
de la Sorbonne 22 mars 1997, Revue de l’enseignement philosophique. Année 47e, n° 6,
juillet-août 1997, p. 4-14.
1. L’idée du Souverain interprète du droit divin sera développée au chap. xix du TTP.
2.«On doit considérer le roi comme l’esprit de la cité [Civitatis mens], et l’assemblée
comme les sens externes de cet esprit, ou comme le corps de la cité [Civitatis corpus], à travers
lesquels l’esprit en comprend la situation, et à travers lequel il décide de faire ce qui est le
mieux pour lui »; chap. vi, § 19 (G.III. 302.12-15); « les citoyens pris tous ensemble, doivent
être considérés comme l’équivalent d’un homme à l’état de nature»; chap.vu, §22
w'.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 275
physique de Y Éthique, on peut déduire que l’esprit de tout individu, par les
règles et les lois qu’incarnent les croyances, les opinions qui gouvernent sa
vie, peut être compris comme Y interprète du droit ou de la puissance des
corps et des idées qui le composent. En effet, selon la définition du désir que
donne Spinoza, l’essence de l’homme est sa propre puissance, son appétit
aveugle, sans conscience, du moins tant que cette essence n’exerce pas sa i
!
puissance dans une certaine constitution - héritée ou instituée - autrement
dit un ingenium à partir duquel l’esprit peut interpréter sa puissance, affir
mer et décréter des règles de vie. La volonté d’un individu est aussi déter
minée que la multitude de ses idées, car elle n’est elle-même qu’idée ou
volition (une, ou plusieurs selon le régime psychologique qui les représente
et les gouvernel), qui par ses décrets se fait l’interprète des idées qui expri
ment sa puissance. C’est pourquoi la plus ou moins grande rationalité de sa
constitution, par delà la forme de son régime, est essentielle à son salut.
(G.m.316.33-34) ; « dans un état comme dans le corps humain » ; chap. x, § 1 (G.m. 353.9-
10) ; « le droit en effet est l’âme de l’État [anima imperii] » ; chap. X, § 9 ; (G.HL 357.8).
1. Ainsi l’avare est celui qui a tendance à vivre sous l’empire tyrannique d’une seule idée
et d’un seul affect. Tout se traduit pour lui en argent. L’idée à la lumière de laquelle il
interprète toutes les autres c’est l’idée et l’envie de posséder toujours davantage. C’est à peine
une métaphore de dire que chez lui 1 ’ argent est roi.
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Chapitre xix
1. Cf. M. Maimonide, Guide des égarés, trad. fr. par Salomon Munk, Paris, Verdier,
1979, partie D, 36, p. 363-368.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 281
veut dire intelligere ; s’il l’ignorait, le signe ne pourrait pas être référé à
autre chose qu’à cette partie du corps qui le profère.
Comment Spinoza explique-t-il cet apparent transfert d’une réalité
corporelle (le signe) à une réalité mentale (le sens) ? Deux conditions sont
requises : a) que la bouche soit perçue comme appartenant à la nature de
l’homme ; b) que celui qui écoute ou interprète la proposition /j’ai compris/
ait connaissance de la nature de l’entendement qui s’y exprime, de manière
à ce que par comparaison avec le sien, il puisse reconnaître la pensée de
celui qui parle. L’acte de langage désigné par/j’ai compris/ ne révèle donc
la nature ni l’état d’une pensée, que si le sens du verbe «comprendre» est
préalablement connu par celui qui s’en fait l’interprète.
Le problème que soulève ici Spinoza est au cœur de sa problématique
du signe et du rapport essentiel que celui-ci entretient avec son interpréta
tion. Qu’il en ait également parlé, et dans des termes très proches, dans un
de ses textes de jeunesse, ne fait que mieux indiquer qu’il l’avait médité à
fond. On trouve en effet dans le KV un passage qui peut être rapproché de
celui du TTP. Il répond aux questions suivantes : comment Dieu se fait
connaître aux hommes? Communique-t-il ou peut-il communiquer en
prononçant des paroles, ou alors le fait-il immédiatement sans user d’aucun
moyen ? Voici sa réponse :
Jamais avec des mots, car autrement il faudrait que l’homme eût connu la
signification de ces mots avant qu’ils fussent prononcés. Par exemple, si
Dieu avait dit aux Israélites : Je suis Jehova, votre Dieu, il aurait fallu
qu’auparavant, sans paroles, ils eussent su qu’il était Dieu afin de pouvoir
être assurés que c’était lui ; en effet ils savaient que la voix, le tonnerre,
l’éclair n’étaient pas Dieu, bien que la voix déclarât qu’elle était Dieu. Et ce
que nous disons des mots, il faut le dire de tous les autres signes extérieurs.
Ainsi nous estimons impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes
par un quelconque signe extérieur1.
Dans le TTP, comme dans le KV, tout en se pliant aux exigences d’une
lecture par la Scriptura sola, Spinoza traduit une question de fait (un grand
bruit [strepitum] pour certains, une voix réelle [veram vocem\ pour
d’autres) en une question de droit : le signe et sa signification pour ceux qui
sont censés devoir le comprendre ou l’interpréter. Tel est l’enjeu de la
problématique de la révélation par le signe : le signe, quel qu’il soit, ne peut
pas faire connaître la nature et l’essence de Dieu. Comment, en effet, le
signe, qui est une chose finie ou portée par une chose créée, qui ne se
1. KV, n, 24,10 (G.1.106.9-21). Dans un passage du Het Licht op den Kandelaar (p. 8),
Peter Balling reprend le même argument que Spinoza, en parlant comme dans le KV expli
citement de signe, à ceci près qu’il « souligne seulement le problème de la compréhension du
sens, et non celui du fait qu’il est porté par une créature » ; Œuvres III. 703, n. 22.
282 LES SIGNES DE DIEU
rapporte pas plus à Dieu que toutes les autres choses créées, pourrait
signifier ou faire connaître la nature de Dieu qui ne lui appartient pas ? Le
problème porte sur la puissance de signification du signe en général (vox,
nomen, ou autres signa) d’une nature corporelle finie et son rapport à une
nature par soi infinie dont 1 ’essence enveloppe 1 ’existence.
La question que soulève l’interprétation des moyens [media] de la
révélation est ici autant textuelle que philosophique. On pourrait penser
que Spinoza contrevient à sa règle de la Scriptura sola en prenant les
mesures d’une question textuelle, celle de la vera aut imaginaria vox, à
partir d’un point de vue philosophique, celui de la nature de Dieu, telle
qu’ elle est connue par l’entendement, qu’il introduit ici pour montrer que la
nature du signe et de la créature qui le porte ne peut lui être rapportée [ad
Deum non refertur & ad Dei naturam non pertinet]. En vérité, il ne le fait
qu’après avoir décidé de la vérité de la vox sur des bases qui sont
exclusivement textuelles Qa comparaison de Ex 20:2-17 et de Dr 5:6-21).
Spinoza ne fait alors qu’appliquer une seconde règle qu’il opposera au
chapitre XV à la méthode d’Alpakhar :
Il est vrai qu’il faut expliquer l’Écriture par l’Écriture [Scripturam per
Scripiuram] tant qu’on recherche seulement le sens des phrases et la
pensée des prophètes; mais après avoir dégagé le sens vrai [verum
sensum], il faut nécessairement user du jugement et de la raison [judicio &
ratione], pour lui accorder notre assentiment [assensum]1.
Après avoir distingué, donc, entre vera et imaginaria vox d’un côté, et
entre strepitum et vera vox de l’autre, la raison résiste à accorder son assen
timent à la possibilité même qu’une nature en soi infinie puisse se faire
connaître par des signes (vrais ou imaginaires). Bien entendu, Spinoza ne
saurait nier que Dieu se soit effectivement révélé sur le mont Sinaï, mais sa
raison le contraint de douter que Dieu ait pu y révéler son essence et son
existence infinies. Pourquoi ? La nature du signe l’en empêche. Après avoir
examiné le fonctionnement de la connaissance ex signis il est plus aisé d’en
comprendre les raisons. Primo : le signe ne peut pas en lui-même détenir sa
propre signification. En raison de son extériorité et de son aspect corporel,
il y a hétérogénéité entre signe et signifié. En effet, comme on l’a vu, le
signe ne signifie quelque chose que par un enchaînement avec d’autres
signes et pour un interprète. Ainsi, si la nature de Dieu n’est pas connue
avant le signe, le signe n’a aucune chance de faire connaître ce qu’il ne
1 saurait de lui-même montrer. Secundo : dire qu’aucun signe ne détient en
soi et par soi sa propre signification, c’est dire qu’il ne peut y avoir de chose
qui serait signe de soi. Cette expression ne revient jamais sous la plume de
1. TTP,chap.xv(G.ffl. 181-182.33-4; ŒuvraIII.486.10-14).
i
f!
Spinoza, et pour cause, car elle constituerait un grave contresens, voire une
contradiction dans les termes : la nature extrinsèque et transitive du signe
s’y oppose radicalement. !
Il n’y a donc rien qui puisse être signum sui, pas même, surtout pas
Dieu. Si Dieu, en effet avait tordu les lèvres de Moïse, ou de n’importe ■
quelle autre créature, lui faisant prononcer : - «je suis Dieu », le sens de ses
mots n’aurait pu faire comprendre l’existence de Dieu, mais aurait été
assigné, de signe en signe, à la créature qui les prononçait. De même on
comprend l’interdiction de forger \facere] et d’ajouter par l’imagination
[affingere] une image au culte, car ignorant la nature de Dieu, cette image
aurait été nécessairement rapportée à quelque créature déjà vue, et le culte
de l’idole aurait remplacé celui de Dieu.
1. Ainsi, Laurent Bove a raison de dire que « chez Spinoza, la théorie des choses implique
stratégiquement comme préalable, une théorie des signes » - encore que cela ne soit pas que
stratégique, mais, comme on l’a montré, constitutif; il a encore raison quand il écrit que « le
langage est le véhicule privilégié de l’imaginaire» et que «la structure de l’imaginaire se
confond même parfois avec la structure du langage comme c’est par exemple le cas dans la
formation des mythes », ou que, comme l’affirme le TIE, (§ 89) « les mots sont des signes des
choses telles qu’elles sont dans l’imagination », et que pour cela « il faut donc distinguer mots
et idées ». Mais il semble plus difficile de partager sa conclusion : « si le vrai et le réel sont une
seule et même chose, le vrai, qui n’est pas discours sur le réel, n’enveloppe aucune significa
tion. L’idée adéquate - comme la Nature elle-même - n’a ni principe, ni fin, ni signification,
ni valeur ». Que le vrai soit index sui ne veut pas dire qu’il ne signifie « rien ». Au contraire, il
constitue en soi la condition de possibilité même de signifier, le point d’ancrage de toute idée
en tant que puissance de signification. Il y a de la signification, les choses sont signifiables et
signifiées, parce qu’il y a du vrai. C’est précisément ce point que mettaient en doute les
sceptiques radicaux: ils ne comprenaient pas en effet qu’en parlant ils signifient, et qu’en
signifiant ils supposent du vrai, que paradoxalement ils s’obstinent à nier tout en voulant
encore signifier. À la fin ils sont logiquement contraints de se taire et de renoncer à signifier
quelque chose de peur de devoir implicitement admettre du vrai. La fausseté n’a rien de
positif, les idées d’imagination sont donc des parties du vrai. Il n’y aurait aucune possibilité de
signifier les choses si la vérité n’avait pas de sens. Il en va de même pour la causalité. La cause
de soi n’est pas une non-cause, mais la condition de possibilité même de toute causalité. Dire
que la Nature elle-même n’a pas de fin, ne veut pas dire qu’elle n’ait ni principe, ni signifi
cation, ni encore moins de valeur, quoiqu’elle n’ait pas toujours les significations qu’on lui
prête. Affirmer cela c’est s’exposer à un nihilisme et à un subjectivisme des valeurs qui n’ap
partient pas à l’esprit du spinozisme ni à son grand projet d’éthique universelle. C’est
précisément parce que «la signification est un effet de sens, dont il faut produire les causes et
le concept», qu’il faut considérer la connaissance par les causes comme une signification
complète des choses, alors que les significations de l’imagination n’en sont qu’une expres
sion inadéquate et partielle, mais une expression tout de même. Autrement les causes et la
cause de soi qu’est Dieu n’auraient aucun moyen d’être signifiées. Les idées imaginatives ne
sont donc pas fausses en soi (Spinoza le nie expressément), elles sont seulement partielles;
cf.L.Bove, «La théorie du langage chez Spinoza», L'Enseignement philosophique. Revue
de l’association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, 41e année, n°4,
mars-avril 1991, p. 16-33.
2. Ce point a été souligné par Filippo Mignini, Ars imaginandi. Apparenza et rappresen-
tazione in Spinoza, p. 193-217.
286 LES SIGNES DE DIEU
Ainsi non seulement l’idée de Dieu «n’a besoin» d’aucun signe pour
être connue, mais aussi elle ne « manque»1 d’aucun signe pour être dite et
reconnue au moins par la communauté des philosophes. En ce sens, mais en
ce sens seulement, le philosophe peut être considéré tant soit peu comme un
interprète, non de Dieu (ce titre ne revient qu’au prophète), mais de son idée
vraie, qu’il habille des signes nécessaires à la communication inter-
humaine. Il se fait l’interprète de l’idée vraie donnée dans tous les esprits
pour tous les esprits empêchés par des préjugés, et néanmoins prêts à
écouter la raison. Il corrige le sens imaginatif des idées, les ordonne à la
norme de l’idée vraie. Spinoza n’a rien d’un prophète, il n’est pas un
interpres Dei, mais le témoin d’une idée, qui, parce qu’elle est vraie, doit
être commune ; or, ce n’est pas tout d’en être témoin, encore fallait-il lui
prêter une parole humaine rigoureuse, quoique adaptée à l’imaginaire de
son époque. Tel est le rôle de la philosophie et de ses propagatores
rationis : comme un géomètre qui donne à voir les propriétés des essences
des objets mathématiques en s’aidantd’un traçage de figures, le philosophe
donne à voir par des signes au sens corrigé une idée éternellement inscrite
dans notre raison. Donner voix à l’idée vraie donnée, c’est tracer une voie,
ce chemin que trace à sa manière Y Éthique1, l’écrire selon sa norme de
vérité, c’est-à-dire signifier dans un usage (mos et modus) rectifié. C’est
aussi à la manière d’un opticien, redresser la vue et donner à voir à l’esprit
l’essence des choses dans la clarté et la distinction d’un regard épuré.
La corporéité de dieu
La stratégie argumentative de ce premier chapitre consiste à ramener le
problème de la signification du signe de la révélation à celui de son inter
prétation, pour montrer que la révélation ne pouvait qu’être adaptée à
1. Veritas egetnullo signo. On traduit (à raison) le verbe egeo par « avoir besoin » ; il veut
aussi dire « manquer», « être privé ». En ce sens, l’expression peut aussi bien vouloir dire que
la vérité, outre n’avoir besoin d’aucun signe, et donc se manifester d’elle-même [se ipsam
patefacit], ne manque d’aucun signe pour être signifiée dans le langage. Le langage humain,
quoique réglé par un usage imaginatif (cf. TIE, § 88), ne peut jamais être corrompu au point de
perdre toute relation à l’expression de la vérité. Aussi le philosophe peut-il se passer des
signes des prophètes, car rien ne lui manque pour se faire comprendre, à condition qu’il le
fasse selon la norme de l’idée vraie. Rien ne lui manque en effet, car si un signe devait lui
manquer, alors la vérité en dépendrait, et le philosophe, comme le prophète, en serait en quête
et en ferait la demande.
2. Ce chemin ne mène pas nulle part, il n’est pas écrit dans la dérive d’une écoute, car la
vérité n’est pas audible, encore qu’elle puisse être entendue. D ne s’achève pas non plus avec
VÉthique de Spinoza. Et néanmoins cette dernière permet d’entendre les idées vraies qui le
tracent, et d’être retracé à sa manière par celui qui se fait l’interprète de la nécessité d’en
parcourir à nouveau le chemin.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 287
1. C’est ce que note également Henri Laux, qui à raison inscrit le processus de la
signification de la révélation dans le corps du prophète : « De l’extériorité du Dieu se révélant,
l'accent se déplace vers le mouvement immanent de l’individu prophétique. Mais si l’im
manent signifie l’ordre de la connaissance naturelle, contredistinguée de la connaissance dite
divine, n’est-ce pas indiquer la disparition de la révélation? Or que se passe-t-il dans le
procédé prophétique? L’extériorité de la révélation semble reversée sur un processus
subjectif, où le “sujet” n’est plus tout à fait maître de la connaissance qui apparaît en lui;
quelque chose se passe dans le prophète, à travers son corps situé dans la totalité des relations
constituant la nature»; H.Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans
l’histoire, p.24. Ce «quelque chose» appartient à l’ordre des significations que les traces
assument dans un corps à l’imagination vive et dont l’esprit, comme on va le voir, incline à la
bonté. Henri Laux rapproche ensuite ce processus corporel de l’expérience mystique; André
Tosel, lui, insiste plutôt sur «l’impossibilité ontologique d’une révélation surnaturelle»;
A. Tosel, Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Paris, Aubier, 1984, p. 127.
2.«L’Écriture semble tout à fait affirmer que Dieu lui-même a parlé et non
seulement les Juifs l’ont entendu parler, mais que les principaux d’entre eux l’ont même vu
L’Écriture affirme clairement que Dieu a une figure et que Moïse l’a regardée
[aspexisse] au moment où il entendait Dieu parler, mais qu’il ne lui fut donné de voir Dieu que
de dos»; TTP, chap. i (G.m. 19.3-6 et 18-20; Œuvres HL 88.1-4 et 16-19). Spinoza se réfère
dans l’ordre à Ex 24 en particulier les versets 9 et 10 (« Moïse monta, ainsi qu’Aaron, Nadab,
Abihu et soixante-dix des anciens d’ Israël. Ils virent le Dieu d’Israël ») et à Ex 33:17-33.
3. 7TP,chap. i(G.III. 19.7-10;ŒuvresUl. 88.5-8).
4. Spinoza n’étendra explicitement aux Israélites les opinions sur Dieu, qui seront
assumées comme les conditions de la révélation, qu’ au chapitre u, mais on peut noter que cette
doctrine est d’ores et déjà tacitement impliquée dans ces lignes ; cf. TTP, chap. n (G.m. 40.31-
32 ; Œuvres HL 138.15-16).
288 LES SIGNES DE DIEU
Alpakhar s’appuie sur l’autorité d’un seul passage {Dt 4: 15) où, selon lui
[utputat], serait affirmée clairement et directement l’incorporéité de Dieu,
se voyant alors contraint de comprendre métaphoriquement tous les autres
passages où la corporéité de Dieu est clairement signifiée. L’interprétation
d’Alpakhar est donc fausse à un triple titre: 1)d’abord quant aux règles
qu’elle assume : elle s’astreint en effet à accepter comme vrai tout ce que
l’Écriture affirme et comme faux tout ce qu’elle nie, supposant qu’on ne
trouve rien dans l’Écriture qui contredise la raison ; 2) pour cela elle sup
pose une homogénéité des livres de la Bible. Ces deux thèses ne résistent
pas à l’examen philologique et historique de l’Écriture qui établit la plura
lité et la diversité des livres, de leurs auteurs et de leur public, ainsi que la
diversité des époques de leur composition. 3) Enfin, quant à l’interprétation
de Dt 4: 15 («vous n’avez vu aucune figure ou ressemblance le jour où
Dieu vous parla du milieu de l’Horeb »), on ne peut pas dire que le passage
affirme clairement et directement 1 ’ incorporéité de Dieu.
Spinoza dira un peu plus loin que l’Écriture «n’enseigne nulle part
expressément [expresse] que Dieu ne se meut pas»*. Bien plus, même à
propos des paroles de Salomon (cf. IRois 8:27 : « Est-il donc croyable que
Dieu habite sur la terre ? Car si les cieux et le ciel des cieux ne le peuvent
contenir, encore moins cette maison que j’ai bâtie»), qui pourraient laisser
entendre que le mouvement n’appartient pas à la nature de Dieu, Spinoza
note par une incise qui est lourde de signification, que «cela n’est pas
expressément posé »2. Ainsi toute la tradition théologique, qui a voulu nier
la corporéité de Dieu (et à ce titre Maïmonide non moins qu’Alpakhar, qui
pourtant sont opposés quant à la méthode d’interprétation), a tort deux fois :
elle a tort devant la lettre ; elle a tort devant la raison, puisque cette dernière
selon sa norme intrinsèque de vérité reconnaît l’étendue comme un attribut
de Dieu. Reste le problème de la figure et de la voix de Dieu. L’Écriture les
affirme, la raison s’y oppose ; elles sont donc à mettre sur le seul compte des
croyances de Moïse.
Les anges
On est ainsi passé du statut des signes de la révélation à leur mode de
réception dans l’imagination de ceux à qui ils furent révélés. Ce qui
intéresse Spinoza ce n’est pas la cause du signe, qu’il dit maintes fois
ignorer dans la mesure où il ignore les causes naturelles qui l’ont produit,
mais les significations de ces révélations [Scripturae documenta]. Aussi la
réalité de l’image des récits contant l’apparition d’un ange1 ne change rien
à l’affaire, car ce qui compte c’est le sens que l’apparition recouvre pour
celui à qui elle apparaît. Elle a, en revanche, une importance décisive quant
à la méthode d’interprétation du texte, Maimonide étant ici visé pour avoir
extorqué un sens à partir de préjugés philosophiques. Le problème de
savoir ce qu’est un ange semble avoir un tout autre relief chez Hobbes, qui
examine, avec bien plus de détails que Spinoza, les sens que le mot
recouvre dans l’Écriture: «le nom d'ange désigne, d’une manière géné
rale, un messager, et le plus souvent, un messager de Dieu»2; différente
aussi l’interprétation qu’il donne de Gn 22: 11, selon laquelle «quand
l’ange appela Abraham du haut du ciel, pour retenir sa main d’immoler
Isaac, il n’y eut pas d’apparition, mais une voix»3. Pour Hobbes, encore,
« ce n’est pas la forme, mais la fonction, qui fait les anges » 4, puis il termine
le paragraphe consacré aux anges sur ces mots: «Considérant donc la
signification du mot ange dans l’Ancien Testament, et la nature des songes
et visions qui adviennent aux hommes selon le cours ordinaire de la nature,
j’inclinais vers l’opinion d’après laquelle les anges ne sont pas autre chose
que des apparitions surnaturelles qu’une opération spéciale et exception
nelle de Dieu suscite dans notre imagination, pour faire connaître par là
sa présence et ses ordres à l’humanité, et spécialement à son peuple. Mais
de nombreux endroits du Nouveau Testament [...] ont forcé ma faible
raison à reconnaître et à croire qu’il existe aussi des anges substantiels et
permanents » 5.
Voilà une faiblesse à laquelle Spinoza ne comptait pas céder, car elle
consiste à interroger l’Écriture sur la nature de la cause de la révélation, et
donc à faire de la théologie, au sens de ce qu’il avait pu en dire dès les CM,
quand il écrivait que les anges ne concernent pas la métaphysique, mais la
théologie. C’est pourquoi, alors déjà il prévenait : « que l’on n’attende pas
de nous que nous disions quoi que ce soit des anges » 6.
Comme on a vu dans l’analyse de l’image, tout signe porte en soi
quelque chose d’angélique [angelos], en ce qu’il est l’annonce de ce qui
survient. Il n’avait donc pas à s’occuper des anges en particulier. Pour
l’imaginaire théologique l’ange est un annonciateur, un être envoyé de
Dieu qui délivre un message. Pour Spinoza, l’ange est un signe, l’apparition
1. On peut, en revanche, en historien curieux, enquêter sur les origines de leur icono
graphie, s’intéresser aux sources et reconstruire l’histoire des idées qui ont engendré l’ima
ginaire des représentations angéliques.
Chapitre xx
Le SECOND SIGNE
Le premier acquis, dont le chapitre profite, est le suivant :
La simple imagination [simplex imaginatio] n’enveloppe [involvat] pas
par sa nature la certitude [certitudinem], comme le fait toute idée claire et
distincte ; mais pour que nous puissions être certains [certï] des choses que
nous imaginons, quelque chose [aliquid] doit nécessairement [necessario]
venir s’ajouter [accedere] à l’imagination, à savoir le raisonnement
[ratiocinium]l.
peuvent les confirmer par des signes et des miracles, Dieu lui-même peut
tenter le peuple, et vouloir le tromper par des fausses révélations et des faux
prophètes. C’est pourquoi, au chapitre xv, Spinoza s’appuie sur Moïse lui-
même pour dire que les signes ne sauraient être suffisants pour la certitude
de la révélation et pour rendre digne de foi le prophète, mais que la doctrine
doit être confirmée par des signes. Le signe assume ainsi de fait un double
enjeu psychologique et social : il confirme la prophétie *, mais il confirme
aussi le prophète dans son autorité publique. On comprend que l’usage
théologico-politique des signes recouvre une importance de tout premier
plan, à laquelle Spinoza à la suite de Hobbes a été sensible. Le signe fait foi
et autorité. Il permet à la croyance d’adhérer aux contenus de la révélation,
il certifie publiquement l’autorité du prophète, et lui confère ce jus &
auctoritas circa sacra 2, qui, chez les Hébreux, coïncidait avec le Souverain
de l’État et le pouvoir législatif du prince. Moïse était ainsi interpres à la
fois de Dieu et de son État, prophète et/ou législateur. Il était lui-même le
signe vivant, c’est-à-dire le représentant du pouvoir théologique et du
pouvoir théocratique.
La certitude morale
Si d’un point de vue épistémologique, le signe, censé certifier la
prophétie, ne semble pas pouvoir envelopper de certitude incontestable,
Spinoza insiste pour dire qu’elle avait cependant « beaucoup de certitude »
[multum cerîitudinis] ; mais une certitude qui n’était que «morale»
[moralis]3. Henri Laux pense que la certitude morale est une certitude qui
devient une morale, tendant de fait à produire l’obéissance et l’assujettis
sement. Selon lui, l’expression ne doit pas s’entendre au sens faible,
comme probabilité de réalisation que la conscience accorde à un objet, mais
au sens fort, comme le système où la pratique de la morale organise rigou
reusement la certitude4. Cela ne fait que mieux mettre en lumière l’aspect
pragmatique de la certitude morale : il s’agit d’une certitude qui guide une
1.«Les signes n’étaient donnés que pour persuader le prophète»; TTP, chap.n
(G.m. 32.12-13 ; Œuvres m. 118.20).
2. Spinoza dira au chap. xix que le peuple est suspendu aux lèvres de celui qui détient ce
droit et cette autorité.
3. Le sens de cet adjectif, mis à part la Lettre 21 qui y fait allusion [firmiter credo, non
vero Mathematice scio] (G.IV. 133.15-16) et une seule occurrence dans le TIE [Morali
Philosophiae] (G.ü.9.4), n’appartient qu’au vocabulaire du TTP\ cf. ŒuvresIII.710, n. 10
ainsi que A.Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier
Montaigne, 1971, en particulier chap. iv, p. 209-225.
4. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l'histoire, p. 15-16 et
p. 46-47 ; mais en vérité ces deux sens ne sont pas pragmatiquement exclusifs l’un de l’autre,
car, comme on a vu, tout signe incarne en soi une règle d’action et en quelque mesure la
garantit, contribuant ainsi à gouverner et orienter une pratique de vie.
I
LE PROPHÈTE ET LES SIGNES 295
:
action, qui permet d’œuvrer malgré l’ignorance sans douter de son utilité.
Le signe devient ainsi un argument d’autorité, obligeant par son impact
psychologique et public. Il permet de fixer une croyance, de justifier une
pratique de commandement et d’obéissance.
Cependant, l’ambiguïté foncière du signe quant à sa puissance réelle à
certifier la révélation (en effet, aucun signe n’est par nature indubitable,
puisqu’il ne peut pas être son propre index de vérité) fait qu’il ne peut être à
lui seul le garant de la certitude. C’est pourquoi la certitude morale des
prophètes devait se fonder sur trois facteurs :
1) les prophètes imaginaient les choses révélées de manière très vive
[vividissime], comme nous avons coutume de le faire quand nous sommes
affectés par des objets à l’état de veille; 2)le signe; 3)enfin et surtout
[praecipuo], ils avaient une âme [animum] inclinée vers le juste et le bon
seulement1.
Le signe qui confirme la révélation est sujet aux mêmes conditions
sémiologiques que les signes de la révélation : « les signes étaient donnés
[data] en fonction des opinions et de la capacité [pro opinionibus &
capacitate] du prophète». C’est pourquoi les signes variaient relativement
aux prophètes, et leur étaient adaptés individuellement. Il ne peut en aller
autrement, car le signe tient son sens de son interprétation. Le même signe
peut avoir un certain effet et une certaine valeur selon l’interprétation qui
l’enchaîne et le fait signifier quelque chose de déterminé. Certains signes
sont parlants pour certains prophètes, d’autres pas du tout. Non au hasard,
mais en fonction de la complexion du prophète. Spinoza recherche alors les
traces des ingénia des prophètes et de leur mode d’interprétation. « Tempé
rament» [temperamentum corporis], «imagination» [imaginatio] et
« opinions » [opiniones] sont les trois chefs sous lesquels se rangent l’ana
lyse et la classification de Spinoza. Ces trois critères sont tout à fait
naturels. Ils pourraient s’appliquer dans l’analyse de l’interprétation des
signes à tous les hommes : au prophète comme au Romain, à l’ivrogne
1. TTP, chap. n (G.m. 31.28-31 ; Œuvres EU. 116-118.32-2). André Malet fait observer :
« Maimonide donnait comme conditions de la prophétie : 1. La perfection de la connaissance
acquise par l’étude; 2. la perfection de l’imagination; 3. la purété des mœurs (Moré Nebukim
H, 36). Il lui semblait impossible que de la masse des ignorants puisse surgir un prophète
(ibid., 32). Spinoza supprime la première condition, fait passer l’imagination de la seconde
place à la première et lui substitue le signe, qui est absent chez Maimonide»; sur l’ima
gination il note que « Chasdaï Crescas, dans OrAdonai, a la même théorie : le prophète est sûr ;
de n’être pas le jouet d’un rêve dans sa vision parce qu’il voit ce que Dieu lui montre avec
la même force que celle qui lui fait percevoir les objets dans la vie courante»; A.Malet,
Le Traité théologico-politique de Spinoza et la pensée biblique, Paris, Les Belles Lettres,
1966, partie II, chap. I,p. 125, n. Iet2.
296 LES SIGNES DE DIEU
JUSTITIAE VESTIGIA
Pour qui n’a d’yeux que pour l’essence transparente des idées et le ciel
étoilé de la pensée pure, le signe paraîtra, en tant que lieutenant, une figure
subalterne, méprisable. Sans doute n’y verra-t-il que des raisons de se
méfier, et s’empressera de dénoncer ses effets trompeurs et son infidélité.
Pourtant, le corps ne ferait pas un seul geste sans ses indications, la pensée
pas le moindre pas sans son aide.
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!
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gebragt, s.l., 1677.
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Spinoza, Opéra, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften
herausgegeben von Cari Gebhardt, 4 vol., Heidelberg, Cari Winter
Universitàtsbuchhandlung, 1924.
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320 BIBLIOGRAPHIE
Agrippa 33 BLYENBERGH206 S
AKKERMAN 26,237,240 BORDOLI85,228
Alexandre le Grand 249 BORGES 209
Alpakhar 251,282,287,288 BOSS25.284
ANDREAU 114 BOSTRENGHI7,10,167,239,284
Anne 81 Bove8, 120,158,228,231,253,285
Ansaldi 143,156 BOXEL36
APPUHN57,88,94,145 BOYLE126,127,128
Aristote 27,33,41,225 BRETON 250
Armogathe 26 BRUGÈRE9
Arnauld 10,15,19,26,62 B RUNSCHVICG 177,179,180,181
Auerbach 63 Brykman 10
Augustin 19,132 BURGERSDUK93
BURGH 257
B AB 143 BURIDAN 33,34
Bacon 14,26,65,270,273 BURMAN70,187
Baensch 94
Balet 143 Caillois 57,63,94,155
Balibar 20,70,258 Calvin 12,13
BALUNG281 Canguilhem 35
BALMÈS27 Canone 185
B ARTUSCHAT 94, 145 CARRAUD20
Baudelaire 167 Cav AILLÉ 187,188
Bayle 120 CERVANTÉS 155
BENVENISTE46 Chamla 114
Bergson 62,107 Chauvin 14
Berkeley 7,10,106,107,111 Chenu 31,71
Bertman io, 247 CHRIST 12.272,294,298
Bertrand 7,168 Cicéron 93,240
BEYSSADE26.70,187,188,191 ClMABUE 148
Bianchi 14,26,185 Clauberg 93
Biran62 CONDILLAC 27
322 INDEX DES NOMS
Première partie
SENTIRE SIVE PERCIPERE
Deuxième partie
LE CORPS ET SA TRACE
Troisième partie
DES IMAGES ET DES SIGNES
Quatrième partie
DE L’USAGE DES SIGNES
Septième section : Les signes des hommes................................................ 237
La prolifération des signes dans le TTP (237). L'exordium de
la Préface et le proemium du TIE : doute, fluctuation, super
stition (238).
Chapitre xvi : Homines & omina.......................................................... 241
Sémiologie de la peur (241). Le présage comme signe (241).
Quatre déterminations du présage: de l’usage des présages (242).
Le supplément de sens et le répit de l’âme (243). Dubitatio et
Jluctuatio, praejudicium et superstitio (244). Présage et causalité :
cause feinte et cause réelle de la signification du signe (245).
Le signe comme contrat (246). Le contrat naturel et le transfert vers
le signe : l’autorité du signe (246). Le contrat physique et le contrat
politique : reprise et intégration des thèses de Matheron (Spinoza vs
Hobbes) (247).
Chapitre xvii : L’empire du signe........................................................ 249
Le silence et le mystère du signe (249). L’institution des inter
prètes (249).
Le régime de la superstition (250). Du déjà vu du présage au jamais
vu du prodige : les signes de(s) dieu(x) (250). Les Anciens et les
Modernes devant la superstition (251). La régulation de la fluctua
tion par les signes, ou quand la superstition devient système de
représentation (252).
Arcana etmysteria (253). Leur sens théologico-politique (253). Du
culte des signes à l’idolâtrie de la lettre (254). La crainte des théo
logiens et sa vraie cause (aperçu dans le chap. XV) (255). Le droit
naturel inaliénable à l’interprétation (256).
La raison innocentée (256). Le paradoxe d’une raison contre
raison (257). Les secrets ressorts du sacré, ou l’imposture
démasquée (258).
Arcana imperii (259). Visibilité des mécanismes du pouvoir et
lisibilité de ses signes (aperçu dans le TP) (259). Le cas de la
monarchie (260). Rationalité de l’Etat et vera religio (261 ).
Huitième section : Les signes de Dieu....................................................... 263
Chapitre xvra : Les deux révélations................................................ 263
La définition de la prophétie (263). Structure et articulation des
chap. I et II du TTP (263). Valeur génétique et stratégique de la défi
nition (265). La connaissance naturelle et la connaissance prophé
tique : différence dans leur définition commune (266).
Propheta & propagator (267). Les raisons de leur différence:
l’interprète et l’espace réservée au signe (267). La relation
TABLE DES MATIÈRES 333
Bibliographie
Œuvres de Spinoza.................................. 301
Éditions (du vivant de Spinoza) (301 )
Éditions posthumes (301)
334 TABLES DES MATIÈRES