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HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

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Lorenzo Vinciguerra

SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L’IMAGINATION

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histoire de la philosophie

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LORENZO VlNCIGUERRA La célèbre affirmation de
--------- ----------------------------- Spinoza : veritas eget nullo signo
SPINOZA ET LE SIGNE signifie que la vérité n’a besoin
d’aucun signe ; mais également
que la vérité ne manque d’aucun signe. Or, précisément qu’est-ce qu’un
signe ? Quelle est sa nature ? Quelle est l’origine de la signification ?
Traditionnellement ces questions en appellent d’autres, qui concernent
la nature de l’image et de la représentation. Rarement interrogé à ce
sujet, le spinozisme réserve pourtant une place importante à ces
notions, qui mettent en jeu les principes mêmes de sa philosophie.
Suivant la voie d’une généalogie du signe, ce livre repense entièrement
la théorie de l’imagination sur le mode indiqué par Spinoza lui-même
d’une cognitio ex signis, qui s’enracine dans la puissance du corps. Bien
au delà des frontières humaines qui lui sont trop souvent assignées,
l’imagination apparaît comme indissociable d’une herméneutique, qui
embrasse une véritable « pensée du corps » comprise à l’échelle d’une
sémiose générale de la nature.
Du cœur de l’âge classique, par delà son siècle, émerge alors une
image insolite du spinozisme, à la fois plus ancienne et plus moderne, qui
le confirme dans son «anomalie», mais l’ouvre aussi vers d’autres
horizons. La philosophie de Spinoza est ainsi proposée à la réflexion de
tous ceux qui, depuis les stoïciens et après Peirce, aujourd’hui encore
s’interrogent sur les enjeux d’une pensée du signe.

Lorenzo Vinciguerra, ancien élève de l’ENS de Pise, a étudié la philosophie


et l’art en Italie. En France, agrégé de philosophie et docteur, il a enseigné la philosophie
et l’esthétique dans les Universités de Grenoble puis de Reims, où il est actuellement maître
de conférences. Il est membre du CERPHI (ENS/Lyon-lsh) et de l’UMR 5037 (CNRS/St-
Etimne).

www.vrin.fr
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9 “782711 ll6177221'
ISBN 2-7116-1772-6
30 €
DU MÊME AUTEUR

Spinoza, Paris, Hachette, 2001.

Quel avenir pour Spinoza ? Enquête sur les spinozismes


à venir, (dir.), Paris, Kimé, 2001.
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BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
NOUVELLE SÉRIE
Fondateur : Henri GOUHIER Directeur : Jean-François COURTINE

SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L’IMAGINATION

par

Lorenzo Vinciguerra

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, Ve

2005

3022708
à Mané

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En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment


de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou
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à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi
que les analyses et courtes citations, sous réserve que soient indiqués
clairement le nom de l’auteur et la source.

© Librairie Philosophique J. VRIN, 2005


Imprimé en France
ISSN 0249-7980
ISBN 2-7116-1772-6

www.vrin.fr
Il n ’est presque rien que nous ne puissions comprendre
dont l’imagination neforme quelque image à partird'une trace.
Spinoza (Lettre, 17)

Ce n ’estpas nous qui affirmons ou nionsjamais rien d’une chose,


mais c 'est elle-même qui en nous affirme ou nie
quelque chose d'elle-même.
Spinoza (KV,H, 16)
ABRÉVIATIONS

OP Opéra posthuma
NS Nagelate Schriften
G Édition Gebhardt
Œuvres Édition Moreau
RDCPP Renati Des Cartes Principiorum Philosophiae
CM Cogitata metaphysica
T1E Tractatus de Intellectus Emendatione
T1E!R Édition Rousset
KV Korte Verhandeling
E Ethica
TTP Tractatus theologico-politicus
TP Tractatuspoliticus
Ep Epistolae
CGLH Compendium grammatices linguae hebraeae
AT Édition Adam-Tannery

def definitio
ax axioma
dem demonstratio
cor corollarium
sc scholium
lem lemma
post postulatum
expl explicatio
praef praefatio
app appendix
affdef affectuum definitiones

Sauf indication contraire, tous les textes sont traduits par nous. On fait référence
à l’édition Spinoza, Opéra, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften herausgegeben von Cari Gebhardt, 4 voll., Heidelberg, Cari Winter
Universitatsbuchhandlung, 1924 ; pour le TTP, on donne aussi la référence à la
nouvelle édition des Œuvres, dirigée par Pierre-François Moreau, vol. m, Tractatus
theologico-politicus. Traitéthéologico-politique, texte établi parFokke Akkerman,
traductions et notes par Jacqueline Lagrée (pour les chapitres iv à vn et XI à xvn) et
Pierre-François Moreau (pour les autres chapitres), Paris, PUF, 1999.
Introduction

PENSER LE SIGNE

Il n’y a rien qui ne puisse être un signe.


Charles Sanders Peirce

Si l’on considère la longue histoire des études consacrées à Spinoza,


force est de constater que l’intérêt pour sa doctrine de l’imagination est
relativement récent. Le problème de l’imagination a été, quoique souvent
mentionné, longtemps négligé, pour demeurer, dans l’ombre de la plus
noble connaissance sub specie aetemitatis, « “un thème” plus observé dans
sa ponctualité que compris dans sa logique » *. L’intérêt pour cet aspect du
spinozisme n’a cessé de s’accroître depuis l’étude désormais classique de
Comelis De Deugd2, influencé sans doute aussi par l’importance grandis­
sante des problématiques épistémologiques posées à partir des philo­
sophies du langage3. Les études qui ont suivi sont résolument allées dans le
sens d’une réévaluation du statut de l’imagination4. Ce temps est révolu où
1. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin,
1993, p. 10.
2. Cf. C. De Deugd, The Significance of Spinoza’s First Kindof Knowledge, Assen, Van
Gorcum, 1966. Tel était en effet à l’époque son constat : « La rareté des études consacrées à
l’imagination a de quoi vraiment surprendre, si l’on considère le fait que l’imagination, en
tant que l’un des trois genres de connaissance, est partie intégrante de son épistémologie»
(p. 3). Pour un aperçu général plus récent, cf. D. Bostrenghi, Forme e virtù délia immagina-
zione in Spinoza, Napoli, Bibliopolis, 1996.
3.Dans cette veine, cf.E.Curley, «Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge»
Spinoza. A Collection ofCritical Essays, edited by Marjorie Grene, Spinoza. A Collection of
Critical Essays, Garden City (N. Y.), 1973 (1979); D.Savan, «Spinoza and Language»,
Studies in Spinoza. Critical and Interpretive Essays, edited by S. Paul Kashap, Berkeley, Los
Angeles, London, University of California Press, 1972, p. 236-248.
4. Cf. en particulier F.Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in
Spinoza, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1981 ; M. Bertrand, Spinoza et l’imaginaire,
Paris, P.U.F., 1983; H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans
l’histoire. Outre ces monographies, on pourra aussi se reporter à H. Védrine, Les grandes
conceptions de l’imaginaire. De Platon à Sartre et Lacan, Paris, Librairie Générale
Française, 1990, notamment chap. v « Puissance et imagination chez Spinoza » ; G. Semerari,
La teoria spinoziana délia immaginazione, Studi in onore di Antonio Corsano, Lacaita,
!

S
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8 INTRODUCTION

il était encore permis de penser que les différents modes de connaissance du I


premier genre ne sont mentionnés par Spinoza «que pour les écarter» et
que « toute notre attention doit se porter sur les deux derniers genres, que
Y Éthique appelle la Raison et la Science intuitive » *.
Si on peut donc dire connaître aujourd’hui mieux qu’avant la puissance
et l’étendue de la théorie de l’imagination chez Spinoza, en revanche, on est
encore loin d’avoir apprécié la consistance et la valeur des notions qui
permettent d’en bâtir la doctrine. Sur elles repose toute la dynamique des
affects, jusque dans ses implications pour la pensée de la représentation
religieuse et politique : on a nommé les notions d’image [imago] et de signe
[signum]. Après tout, Spinoza n’avait-il pas dit ouvertement lui-même,
et peut-être plus clairement que d’autres, que l’imagination est une
connaissance « par signes » [ex signis] ? Il était donc légitime de vouloir
s’interroger sur pareille notion, de s’efforcer d’en comprendre la nature, le
rôle et le fonctionnement, d’en déterminer les contours et d’en mesurer les
enjeux. Le présent travail y est consacré.
On n’a évidemment pas manqué de s’arrêter sur ces termes pour essayer
de mieux les appréhender. Mais dans la plupart des cas ce fut au détour d’un
raisonnement, voire d’une simple illustration, qui finissait par allouer aux
signes une place étriquée, confinée à une définition étroite (la perception, le
langage, la prophétie, la politique), quand elle n’était pas carrément
importée d’autres auteurs ou doctrines. Or, il semble que cela ne résiste
guère à une lecture plus attentive des textes. Pourtant, le signe a davantage
été considéré comme un personnage de second rôle, un comparse, plutôt
qu’un véritable acteur de la philosophie de Spinoza2. Complices parfois, il
Manduria (Taranto), 1970, p. 747-767; P. Cristofolini (a cura di), Studi sut Seicento e
sull’immaginazione, Seminario 1984, Studi di Lettere, Storia e Filosofia, Pisa, Scuola
Normale Superiore di Pisa, 1985, avec notamment les articles de P. Cristofolini, Ipotesi sulla
scienza intuitiva (p. 95-111) et de F. Haddad-Chamakh, L’imagination chez Spinoza. De
/’imbecillitas imaginationis à l ’imaginandi potentia (p. 75-94).
1. A. Darbon, Études spinozistes, Paris, P.U.F., 1946, p. 88.
2. Ces dernières années, cependant, on assiste à un intérêt croissant pour les questions
ayant trait au signe. Dans le cadre d’une analyse politique, on a attiré T attention sur des dimen­
sions essentielles à la nature du signe spinoziste, comme son aspect public, ou encore le rapport
aux ingénia des individus: cf.J.Saada, «Le corps-signe. Ordre des passions et ordre des
signes: une économie du corps politique», Spinoza et la Politique, Actes du Colloque de
Santiago du Chili, mai 1995, H. Giannini, P.-F. Moreau, P. Vermeren (dir.), Universidad de
Chile/CERPHI, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 67-83; d’autres ont aperçu dans le signe un
champ problématique plus vaste, ouvrant ainsi des perspectives de recherche intéressantes :
cf. M. Messeri, L ’epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Milano, Il Saggiatore,
1990 ; dans ce sens également les actes du colloque tenu à la Sorbonne le 23 mars 1996 sur le
thème : « Chose, objet, signe », publiés dans la Revue des sciences philosophiques et théologi­
ques, t. 82, n° 1 .janvier 1998, p. 2-85 ; cf. aussi L. Bove, « La théorie du langage chez Spinoza »,
L'Enseignement philosophique. Revue de l’association des professeurs de philosophie de
l’enseignement public, 41e année, n°4, mars-avril 1991, p. 16-33; et enfin X.Verley,
PENSER LE SIGNE 9

est vrai, certains passages, dont l’extrême concision peut avoir eu des effets
trompeurs. Comme, par exemple, lors des différentes classifications des
genres de connaissance du KV, du TIE, et de Y Éthique, où, bien que le signe
y soit mis parfaitement en évidence, Spinoza donne l’impression de
redistribuer les critères internes à la distinction des genres de connaissance.
Aussi, devant la division des deux premiers genres proposée dans le second
scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de YÉthique, Edwin
Curley1 a pu émettre l’hypothèse que la connaissance ex signis présup­
posait toujours d’abord une expérience vague - ce qui en soi aurait pu être
retenu, si cela ne supposait que l’on considérât pour acquis que par signes il
faille entendre simplement les mots écrits ou parlés. Or, visiblement le
texte n’y fait allusion que sur le mode d’un exemple parmi d’autres
(ex.gr. ex eo...)2. Il serait donc abusif de le considérer comme une
assomption générale. Nul ne saurait nier, en effet, que « les mots » [verba]
sont des signes, et plus exactement des «signes des choses [signa rerum],
telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans
l’entendement»3, mais cela seul n’est pas suffisant pour en éclairer le
concept, à un endroit du texte où Spinoza conclut un long raisonnement, qui
l’a conduit de l’abrégé de physique aux notions communes en passant par
l’imagination. Peut-être, alors, eût-il été plus prudent de se demander au
préalable ce que Spinoza entendait par signe, pour quelles raisons et suite à
quel cheminement conceptuel il s’autorisait en ce lieu à utiliser ce terme.
On peut estimer que si l’on n’a pas su accorder au signe toute la place et
le relief qu’il méritait, cela tenait au cadre interprétatif dans lequel on
s’attendait à le voir figurer : une théorie du langage. Certes, les problèmes
liés au langage occupent une part non négligeable de la réflexion de
Spinoza, mais il est vrai aussi qu’il ne s’y consacre pas de manière systéma­
tique. En vain on chercherait dans le corpus une doctrine achevée sur le
langage, bien que, au fil des textes, l’auteur y revienne constamment pour
avertir des dangers et des dérives propres à l’usage des signes. Quoi qu’il en
soit, ces indications interviennent presque toujours dans le cadre de
réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de
l’imagination. C’est donc aux principes de celle-ci qu’elles renvoient en
dernière instance.

«Affections, images et signes dans l’Écriture», Spinoza et les affects, textes réunis par
Fabienne Brugère et Pierre-François Moreau, Groupe de Recherches Spinozistes, Travaux et
documents, n°7, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, p. 63-90. De ces approches
différentes et encore partielles on retiendra leur tendance à considérer le rôle positif du signe.
1. Cf. E. Curley, « Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge », p. 30 sq.
2.Cf.£n,40sc2(G.n. 122.6).
3.77£,§ 89 (G.Ü. 33.14-16).
;
}
10 INTRODUCTION
'•
On aurait pu s’attendre à ce qu’une analyse du signe chez Spinoza .
trouvât meilleure fortune dans le cadre des philosophies contemporaines de
la représentation. Les études de Jean-Claude Pariente et Louis Marin sur
Port-Royall, de Yves Charles Zarka sur Hobbes2, de Marcelo Dascal sur
Leibniz3, ou encore de Geneviève Brykman sur Berkeley4 n’ont-elles pas
abondamment montré la fécondité de la pensée classique autour des problé­
matiques du signe? Or, il n’en est rien. La sémiologie et la sémiotique
contemporaines, ainsi que les réflexions qui s’en inspirent semblent avoir ■:

ignoré Spinoza. Dans cette vaste littérature, Spinoza brille par son absence5. ;
A ce silence quasi unanime, l’œuvre de Foucault ne fait pas exception.
Sans doute, par son envergure même, a-t-elle contribué à le conforter et le
valider. Car comment ne pas voir que dans Les mots et les choses Spinoza
n’est pratiquement jamais mentionné, sa pensée encore moins analysée,
presque évitée, rangée quelque part entre Descartes, Malebranche et
Hobbes6. Bien entendu, tout laisse supposer que Spinoza participe lui aussi
du «tournant épistémique» propre à l’âge classique, que, comme ses
illustres contemporains, il pratique lui aussi le régime désormais binaire de
la signification, dont l’archéologie foucaldienne repère les traces emblé­
matiques dans le chapitre iv de la première partie de La logique de Port-
Royal. Jamais cependant il ne nous est véritablement donné de comprendre
de quelle façon Spinoza se ferait l’interprète de la nouvelle épistémè. Le
spinozisme est ainsi tacitement inscrit dans l’«apriori historique» d’une
époque, dont il aurait partagé le même régime du signe. Certes, cela est tout
à fait possible; encore que pas complètement certain, au moins tant que
cette hypothèse n’aura pas été soumise à l’épreuve des textes. Ce qui est
1. Cf. J.-C. Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, Minuit, 1985 ; L. Marin,
La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal" et les "Pensées" de Pascal, Paris, ■

Minuit, 1975 ; on pourra également se reporter à l’article de M. Pécharman, « La signification ■

dans la philosophie du langage d’Antoine Amauld», Antoine Amauld. Philosophie du


langage et de la connaissance, édité par Jean-Claude Pariente, Paris, Vrin, 1995, p. 65-98.
2. Cf. Y.-C. Zarka, La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique,
Paris, Vrin, 1987, en particulier les chap.HV, p. 73-150; du même auteur, cf. également,
«Principes de la sémiologie de Hobbes», Hobbes e Spinoza. Scienza e politica, Atti del
Convegno Intemazionale, Urbino, 14-17 ottobre, 1988, a cura di Daniela Bostrenghi e con
un’introduzione di Emilia Giancotti, Napoli, Bibliopolis, 1992, p. 313-352 ; « Aspects séman­
tiques, syntaxiques et pragmatiques de la théorie du langage chez Hobbes », Thomas Hobbes.
De la métaphysique à la politique. Actes du Colloque franco-américain de Nantes, édités par
Martin Bertman et Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1987, p. 33-46.
3. Cf. M. Dascal, La sémiologie de Leibniz, Paris, Aubier, 1978. i
4. Cf. G. Brykman, Berkeley et le voile des mots, Paris, Vrin, 1993. ■

5. On ne trouvera pas, par exemple, le nom de Spinoza dans l’un des meilleurs ouvrages
de synthèse consacré à l’histoire du signe; cf.U.Eco, Le signe. Histoire et analyse d'un
:
concept, adapté de l’italien par Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, Labor, 1988.
;
6. Cf. M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
:
Gallimard, 1966, p. 84, un des rares lieux où le nom de Spinoza apparaît.
!
PENSER LE SIGNE 11

plus sûr, c’est que Spinoza n’apparaît pas vraiment dans cette large fresque,
au point de disparaître comme englouti par la grande prose de Foucault1.
Ce silence, qui parfois ressemble à un oubli, pour ne pas dire à un non-
vu, n’est-il pas en soi déjà révélateur? L’indice, sinon d’une différence du
spinozisme, qui faute d’avoir été aperçue ne put davantage être appréciée,
au moins d’une résistance à se laisser configurer selon des structures ou des
modèles généraux de constitution. Non pas qu’il faille nier leur pertinence,
ni même prétendre les invalider, mais plutôt, si cela s’avère être le cas, les
complexifier en leur apportant peut-être un autre éclairage à partir d’une
singularité «sauvage», qui semble être restée jusqu’à ce jour un point
aveugle, quasi inexploré. Spinoza constituerait-il une « anomalie » dans la
manière de penser le signe? Il est trop tôt pour pouvoir l’affirmer. Mais si
telle devait être la conclusion, alors le besoin se ferait sentir d’esquisser
d’autres généalogies, d’autres filiations, d’autres possibles parentés, d’oser
d’autres rapprochements, et peut-être de rechercher et de mettre au jour
d’autres veines et d’autres strates2. Une tâche qui assurément dépasse les
objectifs de cette recherche.
Comment, par ailleurs, s’expliquer de part et d’autre ce silence pro­
longé autour de Spinoza? Il n’est pas aisé de répondre. On ne peut qu’avan­
cer un soupçon : sur des questions comme la nature de l’image, la nature du
signe et de la signification, Spinoza a pu être perçu tantôt comme un repous­
soir, tantôt comme un écueil à éviter, tant 1 ’ aspect radical de certaines de ses
positions pouvait sembler condamner sans appel une enquête sur la nature
des signes. N’avait-il pas affirmé haut et fort que la vérité n’a besoin
d’aucun signe? D’aucuns ont alors pu juger que sur le signe Spinoza n’avait
rien à nous apprendre de plus, ou en tout cas rien de différent de ce que l’on
pouvait lire chez d’autres, à une époque où le statut du signe joue
assurément un rôle important pour les destins de la pensée.

1. Il est vrai que Spinoza est si peu présent dans toute l’œuvre de Foucault, que les raisons
de sa quasi-absence dans Les mots et des choses dépassent peut-être le seul cadre de ce livre.
À titre d’illustration, dans les 3500 pages des quatre tomes des Dits et écrits, Spinoza n’est cité
que six fois ; Foucault ne lui consacre en tout et pour tout que quelques lignes, toutes de la
période 1958-1975 (tomes I et II), dont les plus intéressantes ont pour thème l’agir politique;
cf. M. Foucault, Dits et écrits J954-1988,4 vol., D. Defertet F. Ewald (dir.), avec la collabora­
tion de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994. À propos de la citation du T1E que l’on trouve
dans Y Histoire de lafolie à l'âge classique (Paris, Plon, 1961, p. 175) ; cf. le commentaire de
P.Macherey, «L’actualité philosophique de Spinoza (Heidegger, Adomo, Foucault)»,
dans Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, P.U.F., 1992,
p. 222-236.
2. Pour une présentation et une discussion critique du modèle proposé par Foucault,
cf.M.Dascal, La sémiologie de Leibniz, chap.m: «Le thème du signe à l’âge classique»,
p.63-75.
12 INTRODUCTION

De leur côté, les théologies réformées n’avaient pas attendu pour mettre
en place une théorie du signe censée pouvoir légitimer leur position doctri­
nale vis-à-vis des théologies concurrentes et de la philosophie elle-même.
Sur des questions comme la révélation, les miracles, l’incarnation ou la
transsubstantiation, le signe joue un rôle essentiel. Il devient en effet le lieu
où s’effectuent les partages, où se tracent les frontières, où l’on redéfinit
les domaines, et où s’affrontent les interprétations, au point qu’il ne serait
pas faux de dire que théologie et philosophie partagent ou se disputent,
selon les cas, ce que l’on pourrait appeler une «métaphysique du signe»
légitimant leurs discours.
On en a un exemple remarquable avec Calvin l, qui consacre au signe
une partie importante de VInstitution de la religion chrétienne2. Chez lui le
signe a une acception large, puisque « le nom de sacrement [...] comprend
tous les signes que Dieu a jamais assignez et donnez aux hommes, à fin de
les acertener et asseurer de la vérité de ses promesses. Et aucunes fois il les a
voulu présenter en choses naturelles : aucunesfois il les a voulu présenter en
miracles»3. Au premier groupe appartiennent les exemples suivants:
■ quand Dieu donna à Adam et Eve l’arbre de vie en signe [arre] d’immorta­
lité, afin qu’ils soient assurés de l’avoir, tant qu’ils mangeraient du fruit de
cet arbre; ou quand il proposa l’arc-en-ciel à Noé « pour signe et enseigne à
luy et à sa postérité, qu’il ne perdroit jamais plus la terre par déluge».

1. L’exemple est d’autant mieux venu que l’on a voulu rapprocher certains aspects de sa
doctrine avec la pensée de Spinoza et que ce dernier possédait dans sa bibliothèque
YInstitution de la religion chrétienne en traduction espagnole (1597). Celui qui a sans doute
poussé le plus loin cette comparaison est André Malet, Le Traité théologico-politique de
Spinoza et la pensée biblique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, avec le chapitre « Spinoza et
Calvin », p. 80-95. Pour Malet, en effet, Calvin aurait « fortement influencé Spinoza » (p. 93).
À l’appui de cette thèse, il cite l’opinion de Paul Vulliaud, Spinoza d’après les livres de sa
bibliothèque, Paris, Chacomac, 1934, p. 40, et rapporte l’opinion de Madeleine Francès (« La
doctrine de Spinoza et la doctrine calviniste de la prédestination», Revue d’histoire et de
philosophie religieuses, juillet-octobre, 1933, p.401) selon laquelle «il est assuré que
Spinoza avait lu Calvin et qu’à plusieurs reprises sa pensée se réfère à lui». Malet pense
trouver la doctrine du Deus sive Natura également chez Calvin, dont il cite ces passages : « Je
confesse bien sainement que Dieu est nature, moyennant qu’on le dise en révérence et d’un
cœur pur»; «Dieu est Nature, mais à condition que l’on définisse celle-ci comme un ordre
établi de Dieu » ; « Dieu [...] s’est comme vêtu de l’image du monde pour se montrer à nous et
se faire visible en elle» (cf.p.92 sq.). Malet observe que ces passages de Calvin sont
remarquables en ce qu’ils interviennent au cœur même de la critique de Lucrèce et de Virgile.
2. Cf. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, texte original de 1541 réimpr.,
A. Lefranc (dir.), par H. Châtelain et J. Pannier, Bibliothèque de l’École des Hautes Études,
2 vol., Paris, Champion, 1911, cf. en particulier le chap. x, Des Sacrements, t. U, p. 565-581 ;
mais aussi chap.xn, De la Cène du Seigneur, § 2 «En quel sens le pain est appelé corps du
Christ, etc. Contre la transsubstantiation. Valeur du signe. Ne pas l’atténuer, ni l’exagérer»,
p. 629-631.
3. J. Calvin, op. cit., p. 576.
PENSER LE SIGNE 13

Calvin affirme ainsi que ce n’est pas l’arbre qui donne l’immortalité, ni
l’arc-en-ciel qui avait le pouvoir de retenir les eaux - l’arc-en-ciel étant
« seulement une réverbération des rays du Soleil encontre les nuées ». Ces
signes ne sont pas les causes ni la raison de ce qu’ils annoncent, mais « la
marque engravée en eux par la parole de Dieu, pour estre enseignes, et
seaux de ses promesses ». Cela lui permet de préciser que, avant d’être des
signes, l’arbre était arbre et l’arc-en-ciel arc-en-ciel; mais après avoir été
marqués par la parole de Dieu, il leur a été conféré une nouvelle forme, pour
commencer d’être ce qu’avant ils n’étaient pas. Ainsi l’arc-en-ciel est
encore aujourd’hui témoin de cette promesse. Calvin peut alors écrire :
Parquoy si quelque Philosophe [...], pour se moquer de la simplicité de
nostre Foy, dit que celle variété de couleurs de rays du Soleil est de la nuée
opposite : nous aurons à luy confesser. Mais nous pourrons reprendre son
ignorance, en ce qu’il ne recongnoist point Dieu estre le Seigneur de
nature : qui selon sa volonté use de tous elemens pour s’en servir à sa gloire.
Et si au Soleil, aux Estoilles, à la Terre, aux PierTes, il eust engravé et donné
telles marques et enseignes : tout cela nous seraient Sacremens1.
On n’est pas loin de l’idée du spectacle du monde, de la providence
divine, défendue dans le premier chapitre de Y Institution, où il était dit qu’il
n’y a pas une si petite portion du monde en laquelle ne reluise quelque étin­
celle de sa gloire. Sauf que si toutes les choses peuvent être considérées
comme des signes de la gloire de Dieu, tous les signes ne se valent pas :
certains sont donnés directement par Dieu, pour confirmer sa promesse. Ils
sont alors comme une signature ou un cachet apposé au bas d’une lettre, qui
certifie son contenu sans s’y substituer. Ils confortent la foi, sans en être la
cause. A lui seul le cachet ne saurait faire foi, mais il aide la foi une fois
qu’elle est là. Le signe n’est donc pas une preuve, il est une confirmation2.
Il n’est pas besoin ici de rappeler la position calviniste contre la doctrine de
la transsubstantiation et la part que prend la valeur du signe dans cette
démonstration, pour se rendre compte du rôle déterminant que joue la
position du signe dans la manière de démarquer une doctrine et d’en écarter
d’autres. On pourrait multiplier les exemples.
Cela étant, les enjeux contenus dans une problématique du signe, même
s’ils engagent souvent une confrontation avec la théologie, ne sont pas
seulement théologiques. Ils semblent devoir concerner au moins trois
questions fondamentales : 1) les fondements du savoir, le rapport du signe
à la vérité et à la certitude de la connaissance ainsi qu’à la croyance;

1. M/ d., p. 576-577.
2. On peut regretter que Malet n’ait pas poussé plus loin sa comparaison entre Calvin et
Spinoza sur le problème du statut des signes, de manière à faire émerger non seulement des
points de convergence mais aussi des différences.
14 INTRODUCTION

2) la méthode à suivre dans les sciences comme manière d’ordonner et de


mesurer, ainsi que la part que prend l’imagination dans ces procédés - ce
que Bacon avait déjà appelé Yinterpretatio naturae et la classification des
données de l’expérience; 3) la distinction des domaines de la connaissance
naturelle et de la théologie, qui repose en grande partie sur une hétéronomie
généralement assumée entre les signes de la nature et les signes de Dieu.
Si l’on s’en tient simplement au troisième de ces enjeux, la seule
considération d’une œuvre comme le TTP montre que Spinoza a sans doute
voulu trancher à sa manière le nœud de nombre de débats et de disputes.
L’analyse de la connaissance prophétique, la critique des miracles, la
méthode rationnelle d’interprétation des signes de l’Écriture, et plus généra­
lement la naturalisation de l’essence de tout signe constitue l’un des apports
indiscutables du spinozisme aux questions qu’une époque se pose sur sa
manière d’ordonner, d’interpréter et de comprendre les signes. Tout porte à
croire que Spinoza, bien au delà du TTP, ait médité tous ces problèmes
ayant trait directement ou indirectement à la nature de la représentation et
de la signification. Est-ce suffisant pour lui conférer une originalité quant à
sa pensée du signe ? La question mérite au moins d’être posée.

Spinoza et le signe
Si l’on regarde à présent les textes, que constate-t-on à une première
lecture? Paradoxalement une certaine dissémination de l’usage d’une
notion qui donne l’impression de recouvrir un champ sémantique assez
large, pour ne pas dire vague. Spinoza ne semble pas reprendre à son
compte les distinctions communément admises de son temps et dont on
retrouve une indication dans les lexiques1. Il ne procède jamais à une
analyse détaillée et exhaustive du signe sur le modèle de ce que l’on peut
rencontrer par exemple dans les Eléments of Laws ou le Leviathan2 de

1. Micraelius, dont le lexique enregistre la terminologie de la philosophie scolastique et


protestante, après avoir défini le signe comme quod ostendit se, & praeter se aliud repré­
sentai, distingue neuf senSdu signe [signum] articulés selon autant d’oppositions : 1) necessa-
rium ou non necessarium ; 2) physicum & naturale ou arbitrarium ; 3) divinum ou humanum ;
4) significativum ou exhibitivum ; 5)formate ou instrumentale ; 6) manifestativum ou commo-
nefactivum; 7) theoreticum oupracticum; 8) rememorativum ou demonstrativum; 9) insepa-
rabile ou concurrens; cf. J. Micraelius, Lexicon Philosophicum terminorum philosophis
usitatorum, Jena, 1652, (1662), entrée « signum » ; pas de grandes différences dans le lexique
de Chauvin, qui enregistre la terminologie scolastique et cartésienne; il ajoute simplement à
cette liste le signeproximum et remotum; cf. S. Chauvin, Lexicon philosophicum, Rotterdam,
1692 (1713), entrée « signum ». Pour une analyse étymologique, sémantique et historique des
emplois du terme « signe » [semeion, signum] dans les traditions philosophique, médicale et
théologique, cf. M. L. Bianchi (a cura di), Signum, Atti del IX Colloquio Intemazionale,
Roma, 8-10gennaio 1998,LessicoIntellettualeEuropeo,Firenze,01schki, 1999.
2. Cf. en particulier partie I, chap. m, iv, v, xiv, et partie H, chap. xxxi.
PENSER LE SIGNE 15

Hobbes, ou dans l’effort de systématisation dont témoignent les auteurs de


La logique ou l’art de penser de Port-Royal1. Aucune distinction n’est
établie, par exemple, entre les tekmeria, ou signes certains (comme la
respiration peut l’être de la vie des animaux) et les semeia, ou signes
probables (comme la pâleur peut l’être de la grossesse chez les femmes)2.
Aussi, quand il est question de définir la vie et la mort d’un corps, Spinoza
n’a pas recours au diagnostic d’un signe particulier considéré comme
discriminant de la vie et de la mort (comme la froideur ou la raideur du
corps)3, mais il s ’ appuie sur la manière qu ’ a le corps de se perpétuer comme
mémoire de ses pratiques de vie. Spinoza ne s’attache pas davantage à
réitérer une distinction, pourtant elle aussi classique, entre les signes dits
naturels et les signes artificiels ou conventionnels4, semblant ainsi vouloir
rester fidèle à son refus d’opérer un partage entre ce qui relèverait de
l’artifice et ce qui au contraire serait naturel. Enfin, contrairement au
Descartes des Passions de l ’âme, il ne semble pas non plus accorder grande
importance à une sémiologie des passions sur la base de leur manifestation
somatique (les larmes, le rire, la rougeur, la pâleur...). Cela ne signifie pas
qu’il ne reconnaisse pas leur réalité; simplement les signes, comme critère
pour reconnaître et classer les passions, ne l’intéressent pas.
En fait, Spinoza fait l’économie d’une caractérisation des signes, qui
accompaghe traditionnellement leur théorie, et parfois met tout en œuvre
pour que l’on relativise la valeur attribuée à certains d’entre eux réputés
pour être des indicateurs naturels des choses (de la vie, des passions, etc.). Il
ne s’intéresse à leur système de différences que quand la nécessité de la
démonstration le requiert, comme c’est le cas, par exemple, lors de l’ana­
lyse de la prophétie (distinction entre la voix et la figure), ou quand il s’agit
d’établir les éléments morphologiques d’une langue comme l’hébreu
(distinction entre les lettres, les voyelles, les syllabes, les mots...), ou
encore quand il est question de recenser les différents sens d’un terme dans
un texte (le sens du mot « esprit », ou du mot « feu » dans l’Écriture). Tout se
passe comme si les signes étaient considérés par eux-mêmes comme

1.«Quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée


qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde
d’ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l’une de la chose qui
représente, l’autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la
première»; A. Amauld et P.Nicole, La logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992
(1962), partie I, chap. rv, p. 46.
2. Ibid.
3.«Aucune raison ne me force à penser que le Corps ne meurt que s’il se change en
cadavre » ; EIV, 39 sc (G.ïï. 240.20-21 ).
4. Cf. Sextus Empiricus, Hypotyposes, H, 10-11, with an English translation by
R. G. Bury, Cambridge Massachusetts, London England, Loeb Classical Library, Harvard
University Press, 1990 (1933), p. 213-237.
16 INTRODUCTION

inaptes à délivrer le contenu de leur signification. Le signe ne constituerait


pas en soi un critère univoque de distinction et de vérité, mais serait plutôt
un auxilium qui aiderait à discriminer selon des plans d’analyse qui ne
dépendent pas des signes.
L’approche du signe chez Spinoza n’est donc pas classique en ce sens :
elle ne passe ni par des oppositions taxinomiques (signes naturels ou
conventionnels, signes arbitraires ou institués), ni par une hiérarchisation
(signes naturels et signes surnaturels). En revanche, une attention soutenue
est prêtée à leur usage, au contexte dans lequel ils émergent, à l’histoire
dont ils sont porteurs, aux habitudes qu’ ils traduisent, ou encore aux enjeux
théoriques et pratiques dont ils font l’objet. C’est même un aspect qui
revient souvent sous sa plume, et qu’il convient de souligner. Aussi, quand
il s’agit de déterminer la signification du mot verum, Spinoza renvoie à son
origine dans l’usage vulgaire des récits1 ; quand il est question d’expliquer
la signification du motpomum ou celle d’une marque laissée sur le sable, il
indique dans l’habitude [consuetudo] l’élément constitutif de sa significa­
tion2; enfin, c’est encore à l’usage qu’il a recours, quand il détermine le
sens de ce qui est sacré et profane3.
Si tel est le résultat d’un premier constat, un second doit venir immédia­
tement s’y ajouter: quand le terme «signe» [signum] est explicitement
convoqué dans le texte, il l’est presque toujours à des moments topiques des
développements spinoziens. Un bref rappel de quelques extraits bien
connus devrait suffire à l’illustrer :
ainsi estimons-nous impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes
par un quelconque signe [teeken] extérieur4;
pour avoir la certitude du vrai, il n’est besoin d’aucun signe [signo] que la
possession de l’idée vraie [...]; la vérité ne requiert aucun signe [signo]5 ;
et si maintenant quelqu’un demande à quel signe [signo] nous pourrons
donc reconnaître la diversité des substances [...] on chercherait ce signe
[signum] en vain6;
les prophètes n’étaient pas certains de la révélation de Dieu par la
révélation elle-même, mais par quelque signe [signo]1 ;
le signe [signum] unique et le plus certain de la vraie foi catholique [.. .1 est
[...] lajustice et la charité8.

1. « La première signification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les récits ;
et l’on dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé » ; CM, 1,6 (G.1.246.23-26).
2.Cf.£n, 18sc(G.n. 107.16-28).
3. Cf. 7TP, chap. xn (G.m. 160.21-32 ; Œuvres IEL 432-434.25-3).
4. /H', 11,24, § 10(G.1.106.19-21).
5. T1E, § 35 et § 36 (G IL 15.9-10; G EL 15.15).
6. EL 10 sc (GEL 52.17-21).
7. TTP, chap. n (G.IEL 30.18-19 ; Œuvres HL 114.17-18).
8. £p,76(G.IV.318.11-13).
PENSER LE SIGNE 17

Par ailleurs, Spinoza souligne plus d’une fois cette tendance humaine à
vouloir voir des signes dans toutes les choses : la métamorphose invoquée
dans le deuxième scolie de la proposition 8 de la première partie de
Y Éthique nous rappelle que les hommes confondent substances et modes,
mélangeant toutes les choses, passant de l’une à l’autre sans critèrel.
Si le signe ne fait pas en apparence l’objet d’une analyse particulière,
Spinoza semblant s’occuper moins de ses aspects empiriques que de sa
nature cognitive générale, les quelques exemples cités confèrent au signe
une certaine valeur « logique » (son statut de critère ou de non-critère de la
distinction ou de la certitude par exemple). C’est de cette logique que l’on
voudrait ici essayer de rendre compte. Il apparaît d’ores et déjà, en effet,
que la fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition
strictement linguistique. Sans doute Filippo Mignini a-t-il eu raison de
reconnaître dans le signe spinozien une fonction générale qui est à la fois
indicative et expressive2 (encore que, comme on le verra, ce soit Vidée du
signe, et non le signe lui-même, qui exprime et indique), mais cela semble
encore trop vague pour nous permettre de mieux caractériser sa nature et
son fonctionnement à l’intérieur du système.

La genèse de l’ imagination
Qu’est-ce qu’un signe, en quoi consiste sa nature, comment se
constitue-t-il, à quel type de relation fait-il appel, quelle est sa place dans le
!
système spinoziste? Très vite il est apparu que pour satisfaire à ces
questions il aurait fallu auparavant répondre impérativement à d’autres,
laissées dans l’ombre par la critique: qu’entend Spinoza par image
[imago], quelle est son essence et son origine? Cela renvoyait à d’autres
notions, comme à celle de «trace» [vestigium] ou d’«impression»
[impressio], et, plus encore, au processus de leur formation dans le corps.
Cette manière régressive de poser les problèmes était le meilleur indice :
:
qu’il fallait changer de point de vue : renoncer à un regard descriptif, quitte
à le retrouver par la suite, pour pénétrer les textes de l’intérieur dans leur
progression même. Alors que nous cherchions, dans un premier temps, des
objets précis et déterminés sur lesquels mettre la main, un peu comme pour
se rassurer que l’on tient bien son sujet, les textes, eux, semblaient se
soustraire à cette entreprise, et renvoyer plus à un processus de constitution.

1. D’autres textes vont dans ce sens ; par exemple TIE, § 68 (G.H. 26.6-9), ou le début de
la préface du 7T/> (G.m. 5.23-25).
2. Cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 198. Le
signe a une double puissance. Il est à la fois indice et preuve, il permet l’hypothèse et 1 infé­
rence, c’est-à-dire qu’il renvoie à autre chose ; en même temps il est expressif, au sens où i a
une réalité formelle propre.
18 INTRODUCTION

Il fallait donc suivre les textes dans leur manière de poser et d’engendrer
les problèmes, avec la conviction que leur démarche même devait nous
apprendre quelque chose d’essentiel sur le signe. À la manière des géo­
mètres, la méthode spinoziste consiste à tracer et construire les essences des
choses à partir de leur cause. Ce procédé justifie une approche qui assume le
signe en premier lieu comme quelque chose dont il s ’ agit de produire positi­
vement le concept, et seulement ensuite comme un « objet » empiriquement
caractérisé par un usage participant d’un système de différences donné. Les
signes n’apparaîtront alors dans leur foisonnante variété et sous toutes les
figures qu ’ il leur est donné de revêtir, qu ’ une fois que 1 ’ on sera parvenu à en
expliciter les conditions, à en suivre pas à pas la constitution ; autrement dit,
à en produire une définition, c’est-à-dire, selon la méthode spinoziste, à
retracer les linéaments d’une genèse : une genèse de l’imagination.
A cet égard, le TTP reste sans aucun doute une œuvre importante, quant
à sa façon de penser la nature et le fonctionnement du signe. Une étude
spécifique lui sera consacrée. Mais il n’est pas dit qu’il soit le seul texte à le
faire, ni même celui où gît l’essentiel de la doctrine. Le TTP s’ouvre sur des
bases anthropologiques1 : les mécanismes de l’imagination et les signes y
sont surtout analysés dans le cadre de la superstition. Or, si ces prémisses
répondent aux objectifs affichés du traité, elles ont elles-mêmes des fonde­
ments, qui plongent leurs racines dans le corps et sa puissance d’affecter et
d’être affecté.
C’est surtout dans la seconde partie de l'Éthique qu’il faudra aller
rechercher les premières traces d’une pensée du signe. On aura pris soin au
préalable d’en élucider les présupposés par une analyse de ce qui constitue
le cœur même de l’idée, le noyau à partir duquel celle-ci affirme et signifie :
la sensation. Une recherche sur la nature du signe spinoziste qui se veut
«génétique» ne pouvait pas ne pas conduire, en effet, à s’interroger sur
l’essence même de l’idée [idea], sur les relations qu’elle entretient avec les
autres, sa manière de produire du sens, son rapport au corps. Sur ce point le
spinozisme se démarque d’autres auteurs, notamment Descartes et Hobbes,
dont les doctrines sont un objet permanent de confrontation sur des
problèmes tels que le doute [dubitatio], l’étonnement [admiratio], l’union
de l’âme et du corps [unio]. Cependant cette confrontation ne sera jamais
envisagée en tant que telle, mais seulement parce qu’elle permettra
d’éclairer au mieux les principes à partir desquels se déploie la conception
du signe chez Spinoza.
Il importera de faire émerger les moments constitutifs de la doctrine
de l’imagination, en soulignant les effets de rupture, les «plis» à
partir desquels le discours spinozien, sous l’apparente linéarité des textes,
1. Si homines... ainsi débute le traité ; cf. TTP, praef (G.III. 5.1 ; Œuvres DI. 56.1).
PENSER LE SIGNE 19

progresse et redéploie son jeu de différences. C’est là que les textes appa­
raîtront dans toute leur densité, leur richesse, leurs difficultés aussi. Après
avoir mesuré pas à pas les conditions ontologiques, phénoménologiques et
physiques qui permettent à Spinoza de fonder sa théorie de l’imagination,
on analysera de près sa conception de la trace, de l’image, et dans leur
prolongement celle du signe, dont on verra certains usages dans la dernière
partie. C’est pourquoi l’étude du TTP ne sera proposée qu’à la fin, pour
mieux illustrer une pensée que Spinoza avait déjà élaborée, ou était en train
d’élaborer, selon une logique construite dans YÉthique, après avoir été
préparée par le TIE.
Pour nous aider dans ce parcours, on ne se munira d’aucun modèle em­
pirique du signe préétabli, qui risquerait par ses sous-entendus de faire écran
à la compréhension des textes. On ne projettera pas non plus sur la lettre du
texte une doctrine de la signification déjà constituée, telle que Spinoza
aurait pu la trouver chez Hobbes ou dans la Grammaire et la Logique de
Port-Royal, ou encore chez Thomas d’Aquin1, Augustin2 ou Sextus
Empiricus. On n’y aura recours que si elles ressortent et s’imposent de
l’examen même des textes. On peut en effet supposer, sans trop de risque de
se tromper, que Spinoza a lu et médité ces œuvres, ou du moins qu’il a eu
connaissance de leurs doctrines3. Mais c’est un fait : il ne s’y réfère jamais,
ni pour les assumer, ni pour les critiquer. On ne le fera donc pas à sa place.
Il revient à Foucault le mérite certain d’avoir su exhumer les vestiges
souterrains de ce qu’il a nommé « les codes fondamentaux d’une culture»,
d’en avoir indiqué la valeur d’ordre, à la fois «ce qui se donne dans les
choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers
la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage»4. Or, il ne fait pas de
doute que l’une des manières par lesquelles la philosophie de l’âge classi­
que a voulu reconfigurer le savoir, a été celui d’un nouveau régime de la
causalité. C’est en repensant de fond en comble le mot d’ordre scire per

l.Sur la sémiologie de Thomas d’Aquin, cf.E.Marmy, La philosophie du signe. Les


catégories sémiologiques, Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg (Suisse), 1969.
2. Pour les influences de l’augustinisme au xvn® siècle on pourra se reporter à l’étude
d’André Robinet, Le langage à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1978; cf. également
H. Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978.
3. La logique ou l’art de penser de Antoine Amauld et Pierre Nicole dans l’édition de
1662 figure dans la bibliothèque de Spinoza; il est peu probable que Spinoza n’ait pas lu le
Léviathan, si on considère la proximité et le parallèle de certaines parties du TTP avec l’œuvre
de Hobbes. Sur la diffusion de l’œuvre de Hobbes aux Pays-Bas, cf.C.Secrétan, «La
réception de Hobbes aux Pays-Bas au xvn* siècle», Studio Spinozana, vol. 3, Spinoza and
Hobbes, Walther& Walther Verlag, 1987, p. 27-46.
4. M. Foucault, Les mots et les choses, p. 11.
20 INTRODUCTION

causas de la science aristotélicienne déclinante, à travers sa nouvelle


formulation dans le champ de la science moderne naissante (en particulier
par la redéfinition du mouvement et de ses lois)1, que la philosophie
réordonne la nature des choses et celle de la ratio à partir d’un nouveau
modèle de causalité. Nul doute que Spinoza, sur la voie d’un nécessitarisme
absolu, ait poussé au plus loin cette logique, au point d’identifier la nature
de la chose [res] à celle de la cause [causa]2. C’est donc dans le cadre de ce
vaste projet que la nature du signe et celle de son fonctionnement doivent
être reconsidérées. De même que pour comprendre rationnellement ce
qu’est une chose, il est nécessaire de comprendre ce qu’est une relation
causale, de même, pour comprendre ce qu’une chose est pour l’imagina­
tion, il est nécessaire de comprendre ce qu’est et ce que fait un signe. La
distinction et la relation chez Spinoza entre les différents genres de
connaissance devra donc se situer à ce niveau : dans l’imagination la chose
est signe ; dans les autres genres de connaissance elle est cause.
La question qui semble alors devoir se profiler à l’horizon, et qu’il
faudra garder en mémoire, est la suivante : quel rapport entretiennent la
cause et le signe? Autrement dit, comment s’articulent le régime de la cau­
salité et celui de la signification? À ces problèmes, il semble que Spinoza
ait profondément médité, pour enfin apporter sa réponse. Les pages qui
suivent sont consacrées au signe et à son fonctionnement; mais il est
évident qu’il faudra tôt ou tard en mesurer toutes les conséquences sur la
conception générale que Spinoza eut de la causalité, et sur ce qu’il lui est
arrivé d’appeler une «logique vraie». Spinoza a toujours soutenu que les
idées inadéquates étaient en elles-mêmes tout à fait positives; il n’y a rien
en elles par quoi on puisse les dire fausses. Elles expriment partiellement
les choses qu’elles signifient. Elles sont donc une partie. Mais une partie de
quoi, de quelle totalité? Formulons cette hypothèse: le signe n’exprime
que partiellement la cause, celle-ci constituant pour Spinoza la définition

1. Sur l’histoire de la causalité, cf. V. Carraud, Causa sive Ratio. La raison de la cause de
Suarez à Leibniz, Paris, P.U.F., 2002 ; E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, Paris, P.U.F.,
1994; C.Giacon, La causalità nel razionalismo modemo. Cartesio, Spinoza, Malebranche,
Leibniz, Milano, Bocca, 1954.
2. Ce point a été démontré par Alexandre Matheron, «La chose, la cause et l’unité des
attributs», Revue des sciences philosophiques et théologiques, t.82, n°l, janvier 1998,
p. 3-16 ; Pierre Macherey remarque que l’énoncé de la célèbre proposition 7 (ordo et connexio
idearum idem est ac ordo et connexio rerum) est traduit par Spinoza en terme de causalité
dans la démonstration de la proposition 9 (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et
connexio causarum); cf.P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La seconde
partie. La réalité mentale, Paris, P.U.F., 1997, p. 74; cf. également E. Balibar, « Individualité,
causalité, substance : réflexions sur l’ontologie de Spinoza », Spinoza, Issues and Directions,
The Proceedings of the Chicago Spinoza Conférence, edited by Edwin Curley and Pierre-
François Moreau, Leiden, New York, Kpbenhavn, Kôln, E. J. Brill, 1990, p. 58-76.
PENSER LE SIGNE 21

complète et adéquate de la chose [res]. L’exprimant, il la manifeste, du


moins en partie. On peut alors supposer qu’une théorie de la signification
complète des choses coïncide avec leur explication causale, et vice versa
qu’une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de la
signification. Il s’agit donc d’apprécier quelle est la part d’une sémiologie
(mais mieux vaudrait ici parler de sémiotique) dans le régime général de la
causalité. Or, précisément, il n’est pas tout à fait sûr que la position de
Spinoza à ce sujet puisse être confondue avec celle de son époque.
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Première partie

SENTIRE SIVE PERCIPERE

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Première section

SENSATIO

Chapitre premier

DOUTE ET SENSATION

L’HYPOTHÈSE DU MONOÏDÉISME

A défaut d’en partager l’esprit, Spinoza aurait pu faire sienne


l’expression de Descartes « c’est l’âme qui sent, & non le corps » l. Comme
pour Descartes, mais avec des présupposés et des conséquences bien diffé­
rents, la sensation doit être considérée stricto sensu comme se situant « du
côté » de l’esprit et non du corps. Le corps, lui, se meut ou est en repos, peut
ou ne peut pas, mais à proprement parler il ne sent pas. Cependant, si la
sensation relève de la pensée, le corps n’y est pas pour rien. Spinoza pourra
écrire dans le TIE :
l’idée n’est en soi [in se] rien d’autre qu’une certaine sensation [nihil aliud
nisi talis sensatio]2.
Ne serait-ce que par son côté lapidaire et impromptu, cette quasi
définition, sur laquelle on a coutume de passer sans s’y arrêter3, a de quoi
surprendre. Quoique cartésienne dans l’allure, sous son air d’évidence elle
a quelque chose d’étrange et de difficile à saisir. Spinoza semble en dire
trop ou pas assez, un peu comme si, pour éclairer la nature de l’idée, il fallait
1. R. Descartes, Dioptrique, Discours IV, intitulé « Des sens en général » (AT. VI. 109) ;
cf. aussi Principes, 1,9 (AT. LX. 28).
2. TIE, § 78 (G.Ü. 29.29).
3. Àune exception près au moins: cf.G.Boss, «Les principes de la philosophie chez
Hobbes et chez Spinoza », Studia spinozana, vol. 3, Spinoza and Hobbes, Walther & Walther
Verlag, 1987, p. 87-123, en particulier p. 92-93. On trouve une analyse intéressante de ce
paragraphe chez M. A. Gleizer, Verdade e certeza em Espinosa, Porto Allègre, L&PM, 1999,
p. 179-200.
26 SENSATIO

nous en remettre à une notion, qui, telle qu’elle est livrée, n’est guère plus
éclairante. Sans doute cela est-il dû à l’opacité d’un sujet qui hérite des
lumières, mais aussi des ombres du cartésianisme. Que veut dire ici idée en
soi ? Que faut-il entendre par sensation ?
Le terme sensatio n’est pas répertorié dans les glossaires de l’antiquité
classique, quasi étranger au latin médiéval, il n’est pas recensé dans les
lexiques .de l’époque1. Introuvable chez Descartes, on le chercherait en
vain chez Hobbes, qui utilise le terme sensio\ absent chez Bacon, le Novum
Organum préférant sensus, il ne figure pas non plus dans la Philosophia
S. Scripturae Interpres de Meyer. Cette rareté ne fait qu’accroître l’intérêt
pour un terme que Spinoza pouvait utiliser pour mieux signaler l’originalité
de sa pensée2. Alors que le RDCPP, redevable du lexique cartésien, est peu
probant, tout comme le KV, dont il est difficile, en l’absence de l’original ou
de la copie latine, d’appréhender le sens latin derrière la lettre néerlan­
daise3, le TIE et Y Éthique en revanche témoignent d’un usage rigoureux de
locutions telles que sensatio, sensationes, sentire. Si dans le CM sensatio
n’est présent qu’une seule fois4, il l’est dans un sens attesté par le TIE, où
sensatio fait référence à l’acte du sentire5. Dans YÉthique, le substantif

1. Ni dans R. Goclenius, Lexicon Philosophicum, Francofurti, 1613, ni dans Micraelius,


Lexicon Philosophicum, Stetini, 1662, pas plus dans Spanoghe, Synonimia latino-teutonica
(ex Etymologico C.Kiliani deprompta). Latijnsch-Nederlandsch woordenboek der XVII
eeuw, Antwerpen-Gent-’s-Gravehange, 1889.
2. Pour une analyse du lexique du TIE, cf. F. Mignini, «Annotazioni sul lessico del
Tractatus de intellectus ementatione», Spinoziana. Ricerche di terminologia filosofica e
critica testuale, Lessico Intellettuale Europeo, a cura di Pina Totaro, Firenze, Olschki, 1997,
p. 107-123 et F. Akkerman, «La latinité de Spinoza et l’authenticité du texte du Tractatus de
intellectus emendatione», Revue des Sciences philosophiques et théologiques, LXXI, 1987,
p. 23-29.
3. C’est ce que tente de faire Filippo Mignini : gevoel traduirait sensatio, et gevoelen
sentire, alors que les NS traduisent les occurrences de sensatio du TIE et RDCPP-CM par
goeveling-, cf.F.Mignini, «Sensus/sensatio in Spinoza», Lessico Intellettuale Europeo,
Sensus-sensatio, a cura di M. L. Bianchi, Firenze, Olschki, 1996, p. 276-281.
4. CAf,I,l(G.1.234.21-25).
5.Selon Filippo Mignini, le TIE emprunterait à Descartes les éléments suivants:
« 1) l’attribution des sensations au domaine des idées : bien que Descartes n’identifie pas les
sensations (qu’il appelle perceptiones) et les idées, il considère toutefois l’acte du sentir
comme une pensée; 2) la thèse d’une production continue en nous d’idées-sensations, qui en
grande partie ne dépendent pas de nous; 3) la thèse [...] selon laquelle la sensation de l’union
avec le corps est l’effet et la raison suffisante pour affirmer qu’une telle union est
réelle » ; F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza », p. 275. Sur la sensation chez Descartes,
cf.F.de Buzon, «Le problème de la sensation chez Descartes», Autour de Descartes.
Le problème de l’âme et du dualisme, publié par J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1991,
p.85-99 et J.-M.Beyssade, «Sensation et idée: le patron rude». Antoine Amauld. Philo­
sophie du langage et de la connaissance, études réunies par J.-C. Pariente, Paris, Vrin, 1995,
p. 133-152; cf. aussi J.-R. Armogathe, « Sémantèse de sensus-sens dans le corpus cartésien »,
Lessico Intellettuale Europeo, Sensus-Sensatio, Firenze, Olschki, 1996, p. 233-252. On a
DOUTE ET SENSATION 27

disparaîtra complètement au profit de affectio et affectus, tandis que les


formes verbales de sentire survivront.
Percipere c’est assurément connaître. Sentire aussi. Le premier vaut
plutôt pour les corps extérieurs, alors que le second se rapporte uniquement
au corps et à l’esprit du sujet percevant1. Aussi la sensatio est-elle le reten­
tissement interne à l’union de l’âme et du corps lors de la perception. Elle
est l’indice même de cette union. Un sentir est ainsi logé au cœur de toute
perception. À la relecture de l’extrait du TIE, la thèse que l’idée en soi n’est
rien d’autre qu’une certaine sensation apparaît comme la conclusion d’une
hypothèse :
si dans l’âme [in anima] il n’y avait qu’une seule idée [unica sit idea],
qu’elle soit vraie ou fausse, il n’y aurait aucun doute, et non plus de
certitude : mais juste une certaine sensation [tantum talis sensatio]. L’idée
n’est en soi [en se] rien d’autre qu’une certaine sensation [nihil aliud nisi
talis sensatio]1.
Bernard Rousset estime que dans le T1E le terme sensatio «sert
à désigner une perception nue, restant indéterminée», sans en dire
davantage3. Pourtant l’hypothèse qui gouverne ce passage aurait dû attirer
l’attention sur le fait que, réduisant l’esprit à son expression la plus simple,
elle nous contraint à considérer l’idée abstraction faite de toutes les autres
avec lesquelles elle constitue l’activité pensante4. Le problème n’est pas
tant de savoir si de tels esprits existent, que de comprendre ce que connaî­
trait un esprit qui ne serait qu’une seule et unique idée. De l’aveugle de
naissance recouvrant la vue chez Hobbes à la statue de Condillac, en
passant par l’huître qui n’est que sensation de faim chez Hume, la question
de savoir ce que serait une première ou une seule sensation n’est pas

rapproché la sensation spinoziste des doctrines de Aristote et Télésius; cf. H. A. Wolfson,


La philosophie de Spinoza. Pour démêler l’implicite d’une argumentation, trad. de
A.-D. Balmès Paris, Gallimard, 1999, p. 451-458.
1. C’est le cas dès le TIE. Au § 60, sera explicitée la distinction entre sentire, & multis
modis percipere : le verbe sentire est réservé à l’âme qui se perçoit elle-même [se ipsam],
alors que percipere indique la connaissance des choses qui existent [res, quae existunt], c’est-
à-dire celles extérieures à l’âme (G.Ü.23.13-14). Quant à l'Éthique, déjà Gueroult
remarquait : « L’union de l’Âme et du Corps est l’objet d’un sentiment : nous ne sentons pas
les corps extérieurs, nous les percevons seulement par l’intermédiaire des affections de notre
Corps, lesquelles sont elles-mêmes objets de sentiment » ; M. Gueroult, Spinoza. L’Âme, t. H,
Paris, Aubier Montaigne, 1974,p. 134, n. 54.
2. 77£,§ 78 ;G.II. 29.27-29.
3. TIEfR. 343. Auparavant Rousset avait qualifié la sensation de « réalité évanescente et
flottante » {TIEfR. 296).
4. Contrairement à Rousset, Filippo Mignini pense que cette sensatio est « une sensation
déterminée d’un corps déterminé », mais il passe un peu vite sur l’expérience de pensée qui est
ici proposée ; cf. F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza », p. 272.
28 SENSATIO

nouvelle. Cependant, ici, l’hypothèse du «monoïdéisme» n’est pas le


résultat d’un dénombrement, qui, après avoir ramené les idées à un genre
commun, les considérerait comme des unités à part entière1. Spinoza
propose l’expérience de ne penser dans l’âme que l’idée in se sola conside-
rata, qui finit donc par coïncider avec la totalité de l’esprit. Avoir une seule
et unique idée dans l’âme n’est donc pas la même chose qu’avoir une seule
pièce de monnaie dans la poche. Il en va de même pour toutes les questions
qui portent sur l’essence, puisque aucune définition ne doit envelopper ni
exprimer un nombre précis d’individus2.
Le terme anima dans le TIE est utilisé pour faire référence à l’esprit
dans son rapport d’union/distinction au corps3. L’acte, qui doit être
exclusivement rapporté à l’esprit dans sa relation au corps, et que Spinoza
se décide ici à nommer sensatio, serait alors, pour reprendre l’expression de
Rousset, une « perception nue ». Qu’est-ce qu’une perception nue? De quoi
est-elle dévêtue au juste? Avec la sensatio, nous sommes conduits au cœur
même de laperceptio, en ce qui l’anime de l’intérieur, son animus.
Spinoza vient d’annoncer qu’il va traiter de l’idée douteuse, ou plutôt
- précise-t-il - il va rechercher les choses qui peuvent nous conduire au
doute, et en même temps la manière de le supprimer. Le cadre théorique est
donc fixé, de même que l’objectif polémique du texte, qui vise l’attitude
sceptique envers la connaissance, mais également la démarche cartésienne
des Méditations, comme vont le confirmer les considérations qui suivent
sur le Dieu trompeur. L’argumentation s’achèvera trois paragraphes plus
loin sur la définition du doute comme suspensio animi, censé corriger la
suspensio judicii, qui, comme l’on sait, est pour Descartes l’acte d’une
volonté libre refusant son assentiment à une idée. Auront alors été reliés en
une seule et même problématique volonté, épochè et doute. La croyance au
libre arbitre d’une volonté se réservant le droit de donner ou pas son
assentiment à une idée ne fait que renforcer celle en un pouvoir absolu de
1. Alexandre Matheron envisage à sa manière le « monoïdéisme de l’âme », mais il ne fait
pas de rapprochement, ni donc de différence, avec l’hypothèse du TIE § 78 : « si notre milieu
était uniforme et invariable, ou s’il nous infligeait à chaque instant une affection assez
violente pour que toutes les autres, par rapport à elle, ne constituent plus qu’un arrière-fond
indistinct, notre âme, réduite au monoïdéisme, retomberait dans la somnolence à laquelle sa
nature ne la prédisposait pourtant pas » ; A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza,
Paris, Minuit, 1988, (1969), p. 67 ; voir aussi p. 117). Chez Matheron le monoïdéisme parti­
cipe d’une arithmétique des idées et des affects, qui nous est confirmée par les expressions
mathématisantes de nombre de ses analyses. Cette démarche ne peut pas s’appliquer à
l’hypothèse du § 78, qui ne saurait en représenter un cas, même le plus simple.
2. On peut faire les mêmes considérations à propos du prétendu monisme de Spinoza;
cf.P.Macherey, «Spinoza est-il moniste?», Spinoza: puissance et ontologie, M.Revault
d’Allonnes et de H. Rizk (dir.), Paris, Kimé, 1994, p. 39-53.
3. Cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité. Recherches sur la constitution
du système spinoziste, Paris, P.U.F., 1994, p. 169, n. 4.
DOUTE ET SENSATION 29

suspension de l’esprit exercé par le doute. Cela a pour conséquence de nous


rendre aveugle à la nature affirmative de l’idée, et au fait que celle-ci a une
cause que très souvent nous ignorons. On retrouvera une critique de la
même veine dans le dernier scolie d'Éthique II : pour couper court, Spinoza
dira alors que « la suspension du jugement \judicii suspensio] est en vérité
une perception {perception et non une libre volonté »l.

Veradubitatio
Il n’y a pas de doute [dubitatio] donné à travers la chose même dont on
doute, car le doute « sera donné à travers une autre idée qui n’est pas si claire
et distincte que nous puissions en inférer quelque chose de certain à propos
de la chose dont on doute»2. Cela revient à refuser d’assimiler le doute à
une suspension arbitraire de la pensée. Si le doute est « la suspension de
l’esprit [suspensio animi] autour de quelque affirmation ou négation»3, il
ne suffit pas de mettre une proposition à l’interrogative pour produire un
doute. Il est donc faux de croire que l’on pourrait douter au gré de n’ importe
quelle hypothèse. Douter réellement, sérieusement [serio]4, c’est en vérité
être sujet à une perception qui enveloppe un type d’affectivité bien réel :
hésiter, tergiverser, en un mot, fluctuer. Entre dubitatio etfluctuatio il n’y a

1. EU, 49 sc (G.ïï. 134.14-15).


2.7/£,§ 78 (G.H. 29.29-31).
3.G.II.30.30-31. Nous traduisons ici animus par «esprit»; il aurait été plus fidèle de
traduire par «cœur» en conformité à l’usage du latin classique, sauf à donner à la phrase
française une allure étrange. Néanmoins c’est ce sens-là qu’il faut retenir, le même qui est visé
au § 9 avec l’expression commotiones animi (G.II. 7.22); cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expé­
rience et l’éternité, p. 9 ; M. Korichi, « Le concept spinoziste de mens humana et le lexique du
Tractatus de Intellectus Emendatione », Kairos, n° 11,1998, p. 9-32.
4. On se souviendra de l’insistance, dans le Prologue du TIE, des deux expressions : modo
possem penitus deliberare (§ 7 ; G.H. 6.31) et modo possem serio deliberare (§ 10 ; G.II. 7.27-
8). Les adverbes penitus et serio, que les NS rendent par ganschellijk («entièrement»,
«totalement»), expriment l’exigence et l’urgence d’une réflexion radicale; sur ce point,
cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 9, n. 9 et p. 173, n. 1. Le verbe delibe­
rare, qui a aussi un sens juridico-politique (que le français a conservé), ne veut pas dire sim­
plement « réfléchir », il recouvre aussi un sens pratique. Il n’est pas l’acte gratuit d’une pensée
en vacance, mais la réponse attendue d’une pensée qui engage une détermination à agir dans
un sens plutôt que dans un autre. Les verbes deliberare (de et libra, peser entre des idées) et
dubitare (de duo, balancer entre deux) indiquent qu’il y a dans la délibération une pondération
censée rétablir un équilibre que le doute est venu entamer. C’est pourquoi la deliberatio
répond à la dubitatio', et on ne se libère d’une vera dubitatio que par l’effort d’une séria
deliberatio, puisque cette dernière incame la solution théorique et pratique au mouvement de
balance de la première. Aussi on n’est poussé à une sérieuse délibération que s’il y a un véri­
table doute qui nous y contraint. Telle semble avoir été l’expérience dont Spinoza fait le récit,
comme le souligne l’emploi insistant du verbe cogéré dans sa forme passive aux § 6 et § 7.
30 SENSATIO

donc qu’une différence de degré, et non de nature *, la fluctuation de l’âme


[fluctuatio animi] étant à l’affect ce que le doute [<dubitatio] est à l’imagina­
tion2. Miné par le doute, l’esprit est combattu, tiraillé par des idées de sens
opposé. Il est comparable alors à un champ de bataille, où les idées s’af­
frontent, chacune s’efforçant de conserver son être au détriment des autres.
Or, n’est-ce pas quand nous sommes vraiment inquiétés dans nos opi­
nions, que nous sommes aussi prêts à remettre réellement en cause les
habitudes [instituta] qui les traduisent? Nos croyances et nos pratiques de
vie seront d’autant plus remises en question que nous auront eu de réelles
ou vraies raisons d’en douter. Dès lors on est en droit de se demander si « le
doute de papier» de Descartes, « le doute de cabinet », comme il a été aussi
appelé, n’a jamais été considéré par Spinoza comme plus qu’une rêverie
habile. Qu’il fasse pâle figure face à l’épreuve du doute que l’auteur du TIE
raconte avoir traversé de manière si radicale, c’est ce qui nous est signifié
au §77:
Je parle du véritable doute [vera dubitatio] dans l’esprit [in mente], et non
de celui que nous voyons arriver ici ou là [passim], à savoir quand
quelqu’un dit en paroles [verbis] douter, bien que le cœur [animus] ne
doute pas3.
Un vrai doute ne nous laisse jamais indifférents. Aussi mince soit-il, il
est déjà un petit déchirement, qui épouse le même mouvement d’oscillation
que les grands. Le flottement dans lequel il nous laisse n’est jamais très loin
de la fluctuation entre l’espoir et la crainte. Car, pour peu que ce qui est mis
en doute se réfère à une chose future ou passée, voilà que ce que l’on croyait
être simplement en suspens commence à nous agiter. C’est que la suspen­
sion est toujours déjà un balancement. Un vrai doute perturbe le sentiment
propre à Yanimus de la mens, qui ne parvient plus alors à persévérer dura­
blement dans l’affirmation ou la négation de quelque chose.
Aussi l’idée qu’une suspension puisse devenir et de surcroît demeurer
constante constitue déjà une contradiction théorique autant que pratique.
Vouloir réduire l’esprit à un état suspensif, comme se le proposent les
sceptiques, c’est s’obstiner à tenir pour stable une position marquée du
sceau même de l’instabilité4. Plus grave, c’est s’interdire de saisir la nature
1.«La fluctuation de l’âme et le doute ne diffèrent entre eux que selon le plus et le
moins »;£IH,17sc(G.D. 153.28-30).
2. Ibid. (G.n. 153.27-28).
3. G.H. 29.21-24.
4. C’est pour cette raison que la pertinacia (obstination, entêtement) des sceptiques est
plus pathologique que méthodologique, et que son étude [inquisitio] en dernier recours relève
davantage de la médecine que de la méthode proprement dite ; cf. TIE, § 77. Le doute cartésien
est, lui, méthodologique, car relevant d’une ignorance et non directement d’une obstination, il
concerne davantage l’ordre des raisons. Ce qu’il s’agit de corriger dans son cas, c’est l’idée
DOUTE ET SENSATION 31

même de l’esprit, qui consiste à s’efforcer de durer indéfiniment dans l’af­


firmation de ses idées. Souffrir d’une contradiction ce n’est pas être dans
l’équilibre d’une suspension; au contraire, c’est constamment être sur le
point de le perdre. Ht donc commencer à chanceler, vaciller, puis tout faire
pour quitter une position devenue pénible, voire périlleuse. Le doute et la
fluctuation ne sont donc pas des états, mais bien des actes qui entament la
confiance dans nos idées, qui brisent la faible composition des croyances
sur laquelle repose l’équilibre fragile de nos vies. Aussi s’obstiner à dé­
velopper l’attitude suspensive au point de vouloir en faire une habitude,
c’est s’acharner en vain à contrarier la nature de l’esprit.
On entrevoit ici la dimension «éthique»1 que doit recouvrir le doute
pour être véritable : il ne concernera réellement la mens qu’à condition de
toucher Y animas. En tout état de cause, il ne saurait être échangé contre
l’exercice intellectualiste d’un doute simplement feint. Douter véritable­
ment, c’est éprouver l’inconfort de ne pouvoir accorder des idées qui s’ex­
cluent. On ne peut ainsi aimer la contradiction au point de renoncer
complètement à la lever, car, dès que le doute affecte notre assurance de
pouvoir persévérer dans notre être, fût-il celui de nos idées, nous faisons
effort pour le surmonter et sauver « le sens » de nos pensées, voire de notre
vie, si celle-ci en dépend2. Il y a ainsi des doutes qui ne sont que verbaux,

fausse que l’on puisse mettre en doute des idées vraies sous prétexte qu’il pourrait y avoir
lforte] un Dieu trompeur. La critique du TIE se déploie sur deux niveaux proches mais
distincts. Le doute cartésien, bien qu’il en partage certains aspects, n’est pas du même ordre
que celui des sceptiques, puisque, préparant son propre dépassement, il ne tend à ni ne tente de
devenir durable et constant. Comme le confirme Descartes, le doute n’a pas de visée pratique :
« Nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions » ; Principes, I, 3
(AT. IX. 26.2).
1. Il ne s’agit pas ici du sens moral communément admis du mot «éthique », mais de son
sens pratique, en tant que manière d’être ou de vivre, habitus. On aurait pu dire «compor­
tement», sauf à risquer de restreindre l’éthique à une signification comportementale, voire
behavioriste, ce qui serait en réduire la portée. Le mot qui conviendrait le mieux, s’il n’était
pas lui-même sujet à malentendu, serait le terme «pragmatique», dans un sens proche des
pragmatistes américains et en particulier du pragmaticisme de Peirce. Pour l’analyse
peircéenne du doute, cf. Ch. S. Peirce, « Quelques conséquences de quatre incapacités » et
« Comment rendre nos idées claires », Textes anticartésiens, par Joseph Chenu, Paris, Aubier
Montaigne, 1984, p. 195-229 et p. 287-308. Pour une rencontre entre certains aspects de la
pensée de Spinoza et de Peirce, cf. D. Nesher, «Spinoza’s Theory of Truth », in Spinoza. The
Enduring Questions, edited by Graeme Hunter, University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo & London, 1994, p. 140-177; pour un parallèle entre la conception du doute chez
Spinoza et chez Peirce, cf. L. Vinciguerra, « Image et signe entre Spinoza et Peirce. Éléments
pour une lecture pragmatiste du spinozisme», dans Id. (dir.), Quel avenir pour Spinoza?,
Paris, Kimé, 2001, p. 249-267.
2. L’essence de la raison procède du même effort, car elle ne peut que protester, quand
elle est contrariée. À ce titre, la raison exprime la nature de la pensée comme effort de vérité.
Une vraie pensée ne peut donc jamais se satisfaire de la contradiction. Un passage du chap. xv
du TTP confirme bien cet effort de redonner confiance en la raison [rationi fidere], sans
32 SENSATIO

propres à ceux qui « confondent les mots avec l’idée, ou avec l’affirmation
même qu’enveloppe l’idée, <et> qui pensent pouvoir vouloir contre ce
qu’ils sentent, quand ils affirment ou nient seulement verbalement [solis
verbis] quelque chose contre ce qu’ils sentent »1.
La raison philosophique en sera explicitement donnée avec la doctrine
du conaîus, comme telle absente du TIE, mais que le Prologue, à défaut
d’en faire la théorie, met parfaitement en scène ne serait-ce que par ses
enjeux, qui sont à la hauteur des doutes traversés par le narrateur2. C’est
que l’esprit pâtit d’être contrarié: «Des choses sont de nature contraire,
c’est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, en tant que l’une peut
détruire l’autre» - dira Y Éthique3. Aussi, «si dans un même sujet sont
excitées deux actions contraires, il devra nécessairement se faire un
changement soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu’à ce qu’elles
cessent d’être contraires »4. Or, ce changement, c’est l’esprit lui-même qui
le force, car il en va de sa conservation5.

Le dilemme de l’ âne
Si Spinoza nous parle de degrés zntiefluctuatio animi et dubitatio, pour
finalement inscrire la seconde dans la nature de la première, c’est bien
parce que le doute affecte Vanimus, à savoir cette partie de la mens en
relation avec le corps. Il n’y a donc pas de doute qui serait, pour ainsi dire
« purement intellectuel ».
Cependant, cette même théorie autorise l’hypothèse d’un « degré zéro »
de la fluctuation : celui d’un doute si bien balancé, que les inclinations
opposées de l’esprit se compenseraient réciproquement au point d’annuler
tout flottement. Mieux, selon certains, la raison elle-même aurait ce
pouvoir d’équilibriste de nous ravir à tout penchant à la faveur d’une
suspension parfaitement établie. Figure du problème insoluble, épure

l’apaisement de laquelle aucune vraie paix de l’esprit ni tranquillité de l’âme ne sont


possibles : « Qui, je le demande, pourrait accepter quelque chose par la pensée si la raison s’y
oppose? Refuser quelque chose par la pensée, qu’est-ce d’autre que de dire que la raison s’y
oppose? » (G.III. 182.9-11 ; Œuvres HL 487.23-26).
1.£13,49 sc.
2. Sur l’aspect à la fois philosophique et rhétorique du Prologue, cf. P.-F. Moreau,
Spinoza. L’expérience et l'éternité, le chap. I, p. 11-63, en particulier p. 25 et n. 3.
3. £m, 5 (G.H. 145.30-31).
4. £V,axl(G.D. 281.2-4).
5. On comprendra mieux que les mutations [mutationes] de la vie éthique procèdent de la
contradiction, si on comprend que la contrariété des idées entraîne à plus ou moins brève
échéance une contradiction dans les actions [actiones]. Les idées sont des actes affirmatifs.
De ce point de vue, toute pratique a sa théorie et toute théorie sa pratique. Il n’y a pas de
nuance de signification assez fine pour ne pouvoir produire une différence dans la pratique. Et
notre pratique des idées n’est jamais très loin de tous les autres actes qui expriment notre vie.
DOUTE ET SENSATION 33

logique d’un doute sans issue, stratagème par lequel la raison se prendrait à
son propre piège, le dilemme aurait cette capacité d’annuler l’effort qu’il
sollicite pour en sortir. Il serait à la connaissance ce que le crime parfait est à
la criminologie, tous deux sacrifiant sur l’autel de l’indécidabilité une seule
et même victime : la vérité5. Sorte d’échec et mat à la pensée, le dilemme
nous laisserait ainsi en suspens aux portes d’une solution admise pour
impossible.
Le dernier argument de Éthique II est précisément consacré à déloger
certains esprits malins qui, en ultime recours, feraient appel à cette figure de
la pensée pour tenter de repousser la conception de l’idée comme acte
affirmatif. Le peu de cas que Spinoza semble faire de cette dernière
objection en dit long du poids que recouvre à ses yeux le fameux dilemme
de l’âne de Buridan :
Si l’homme n’opère pas par la liberté de la volonté, qu’arrivera-t-il donc
s’il est en équilibre [in aequilibrio], comme l’ânesse de Buridan? Mourra-
t-il de faim et de soif? Que si je le concède, j’aurai l’air de concevoir une
ânesse, ou une statue d’homme, non un homme; et si je le nie, c’est donc
qu’il se déterminera lui-même, et par conséquent c’est qu’il a la faculté
d’aller et de faire ce qu’il veut2.
Tandis qu’au paragraphe 78 du TIE, il s’agissait de penser l’hypothèse
d’une seule et unique idée dans l’âme, est envisagée à présent celle où il n’y
en a que deux. Si Spinoza a jugé utile d’accorder sa réponse à ce topos de la
tradition, c’est que l’expérience de pensée où se profile la situation para-

1.Chez les Sceptiques, la figure paralysante du dilemme s’exerce à travers le contre-


balancement propre au trope du diallèle (le cinquième et dernier chez Agrippa), qui est utilisé
«quand la preuve, censée établir le sujet en question, a besoin d’une confirmation dérivée
de ce même sujet; dans ce cas, ne pouvant assumer l’un des deux pour établir l’autre,
nous suspendons notre jugement sur les deux»; S.Empiricus, Hypotyposes, Cambridge
Massachusetts, London England, Loeb Classical Library, Harvard University Press, 1990
(1933), livre I, chap. 15, § 169, p.95. Sur le rôle et les figures du scepticisme au xvne siècle
cf. R. H. Popkin, The History ofScepticismfront Erasmus to Spinoza, University of California
Press, 1979, p. 229-248; sur Spinoza et le scepticisme, on pourra se reporter à P. Di Vona,
«Spinoza e lo scetticismo classico», Rivista critica di storia déliafilosofia, 1958, fasc. ED,
p. 291-304; W. Doney, «Spinoza on Philosophical Skepticism», Spinoza: Essays in Inter­
prétation, edited by E. Freeman and M. Mandelbaum, La Salle (Illinois), 1975, p. 139-157.
Voir également l’essai, malheureusement inachevé, de G.Preti, «Lo scetticismo e il pro-
blema délia conoscenza», Rivista Critica di Storia délia Filosofia, anno 29, gennaio-marzo
1974, fasc. I, p.3-31 ; aprile-giugno 1974, fasc. Il, p. 123-143; luglio-settembre 1974,
fasc. III, p. 243-263.
2. £11, 49 cor sc (G.n. 133.14-19). Le célèbre exemple de l’âne, incapable de choisir
entre les deux prés à égale distance d’où il est situé, ne figure pas dans l’œuvre du philosophe
scolastique Buridan. L’idée, qui à l’époque de Spinoza est communément admise parmi les
topoi du discours philosophique, est bien plus ancienne; elle remonte au moins à Aristote,
chez qui on en trouve les traces dans Du Ciel, H, 13,295 b 32.
34 SENSATIO

doxale d’une fluctuation se stabilisant et perdurant au point de supprimer


l’effort de conservation interpelle les principes mêmes de sa doctrine.
Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, Spinoza ne conteste pas
la légitimité de l’hypothèse. Il concède même que, partant de ces prémisses,
« un homme dans un tel équilibre [...] mourra de faim et de soif »l. Il s’en
prend plutôt à l’idée que de ces seules prémisses, considérées isolément,
puissent découler des conditions concrètes d’existence. L’ironie vise leur
béante application à la réalité d’un homme, le faisant ainsi ressembler au
mieux à un âne, au pire à une statue, bref à un être aussi immobile qu’insen­
sible. De toute évidence, un homme n’est pas réductible (mais un âne
l’est-il davantage?) à un couple de sensations concurrentes. Il y en a bien
d’autres, qui le feront nécessairement pencher dans un sens plutôt que dans
un autre, et dont on ne saurait faire si aisément abstraction2. Encore que
correct sur le plan des essences, le dilemme de l’ânesse de Buridan trans­
pose indûment le modèle d’un équilibre parfait dans l’expérience concrète
du doute. Aussi, la réponse de Spinoza confirme l’idée que, loin d’établir
un équilibre même fragile, le doute ne cesse en réalité de le rompre.

AEQUIUBR1UM & SALUS

Il ne faut donc pas confondre la description d’un état [constitutio]


d’équilibre, qui relève des rapports de mouvement et de repos selon des
relations d’extériorité, avec l’effort de se maintenir en équilibre, qui est
propre à chaque chose qui tend à se conserver. Quel qu’il soit, un équilibre,
ne se conçoit pas sans l’effort même de s’y maintenir. On aura beau affiner
indéfiniment l’analyse, celle-ci ne découvrira pas l’essence de la chose
dans son effort de persévérer dans chacun de ses états, et d’en instituer
d’autres si ceux-là ne sont plus aptes à assurer sa conservation. Un rapport

1.G.n. 135.25 et 27.


2. L’exemple de l’âne de Buridan donnera à Leibniz l’occasion de développer le même
genre d’arguments : «quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent
par un enchaînement de petites impressions, dont je ne m’aperçois pas, et qui rendent un
mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats
d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et nos passions, qui ont tant
d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu, et par
conséquent sans les petites perceptions, on ne viendrait point à des dispositions notables. J’ai
déjà remarqué que celui qui nierait ces effets dans la morale imiterait des gens mal instruits
qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi
ceux qui parlent de la liberté qui, ne prenant pas garde à ces impressions insensibles, capables
de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales
comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux prés ». La tirade de Théophile se termine
cependant sur une note qui n’ a plus rien de spinoziste : « J’avoue pourtant que ces impressions
font pencher sans nécessiter » ; G. W. Leibniz, Nouveaux essais suri ’entendement humain, U,
chap.i,§ 15, Paris, GF-Flammarion, 1990 (1966), p. 91-92.
DOUTE ET SENSATION 35

de mouvement et de repos, qui, pour Spinoza, constitue l’essence d’un


corps, ne peut pas être disjoint de l’effort même de se conserver. L’équi­
libre n’est donc pas l’effet d’un rapport de forces qui s’annuleraient, encore
moins un accident entre deux déséquilibres. Ce serait là ne l’affubler que
d’une définition négative. Plutôt que par le prolongement de l’un de ses
états, il se définit par son aptitude à durer et se conserver dans une certaine
stabilité. Aussi il doit y avoir dans l’équilibre biologique d’un corps, tout
comme dans l’équilibre mental d’une pensée, et plus généralement dans
l’équilibre éthique et politique d’un individu ou d’un État en bonne santé un
principe interne actif grâce auquel peuvent être instituées de nouvelles
habitudes, de nouvelles opinions, de nouvelles lois, au lieu simplement de
se contenter des normes en vigueur qui assurent à tel moment d’une vie sa
simple subsistance. Un équilibre n’apparaît comme invariable que quand
on fait abstraction de ce qui vient constamment le remettre en cause. On
comprend alors le lien étroit qui lie aequilibrium et salus pour la vie de tout
individu, et ce à tous les niveaux d’analyse (biologique, physiologique,
moral, éthique et politique) *. Bien avant Montesquieu, Spinoza pensera la
santé d’un Etat en termes de puissance bâtie sur un équilibre des pouvoirs
qui le rende le plus apte possible à assurer son maintien.
Or, il n’y a pas d’équilibre dans le doute. Pour peu qu’il concerne ce qui
touche de près ou de loin notre conservation, le doute coupe notre élan, et
fait que nous nous efforçons de sauver ce qui de nos opinions nous semble,
à tort ou à raison, nous être encore utile, pour nous remettre ainsi d’aplomb,
et qu’à nouveau nous nous sentions rassurés dans nos pensées et nos
actions.
Aussi arrive-t-il que, dans le meilleur (ou le pire) des cas, et peut-être
aussi à la mesure du danger dans lequel un doute nous plonge, la question de
la vérité et de notre souveraine utilité se pose dans toute sa dramatique
nécessité comme norme d’un désir d’équilibre et de salut véritables. Un tel
désir n’avait-il pas été explicitement pris en compte au tout début du TIE
comme la raison d’être même de la philosophie? C’est pourquoi, malgré la
défiance qu’il est toujours prudent de réserver à ces idées que si souvent
nous faisons abusivement passer pour certaines, il faut cependant recon­
naître que ce n’est pas en dernier recours à partir d’un pseudo-doute indiffé­
remment élargi à toute sorte d’idée, sans attention aucune à leur nature
intrinsèque, que l’on peut s’attendre à une modification rationnellement

1. Pour un rapprochement entre la puissance expressive du vivant chez Spinoza et la


philosophie de la vie de Canguilhem, cf. G. Le Blanc et P. Sévérac, « Spinoza et la normativité
du conatus, lecture canguilhemienne », Spinoza et la norme, J.Lagrée (dir.), Besançon,
Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, p. 121-137.
36 SENSATIO

fondée de nos croyances et de nos pratiques de vie. Ce qu’un doute gagne


abstraitement en généralité, il le perd concrètement en efficacité.
On ne peut donc rationnellement ni raisonnablement vouloir douter de
tout ce dont on croit artificiellement trouver une raison de douter1. À ce
compte, il y en a qui n’ont que l’apparence du doute. Si la suspension du
judicium ne traduit pas un réel trouble de Yanimus à propos de quelque
chose qui, comme on dit, nous tient à cœur, ce jugement n’a aucun effet réel
sur la conduite de notre vie. On comprend alors que la suspension au sens
spinoziste, loin d’être un détachement ou une mise entre parenthèses,
rendue en principe impossible par l’affirmation contenue dans la nature de
idée, s’apparente plutôt à un obstacle qui contrarie l’affirmation d’un désir.
L’épreuve du doute est d’autant plus dangereuse (mais aussi salutaire) à
mesure de la puissance du désir qu’il vient empêcher, et que, de ce fait
aussi, il contribue parfois à révéler. Paradoxalement, le désir ne prend
conscience de soi et n’a jamais autant de chance de se trouver, que quand il
risque de se perdre2.

Incroyable Descartes
Toutes les raisons apparentes de douter ne sont donc pas autant de
causes réelles de doute. Aussi peut-on être amené à douter de la validité du
témoignage des sens, et corriger nos croyances à leur sujet dès que nous
aurons compris comment les sens peuvent tromper. Mais le doute, censé
suivre de la proposition que les sens seraient toujours trompeurs sous
prétexte qu’ils l’ont été une fois, n’est autorisé qu’en vertu d’une générali­
sation qui ne s’impose pas. C’est pourquoi elle n’a que très peu d’effets
quant à la modification de notre confiance dans les sens.
Spinoza opposera le même genre d’argument au scepticisme d’école
affiché par Hugo Boxel : « de ce que les sciences divines et humaines sont
pleines de litiges et de controverses, on ne peut conclure que tous les points
qu’on y traite soient incertains»3. Ici encore ce serait une généralisation
1. Tel était bien le propos de Descartes dans les Principes 1,1 : « Nous [...] entreprenons
de douter, une fois en notre vie, de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon
d’incertitude » (AT. IX. 25.1); et dans la version latine, que Spinoza avait sous les yeux :[...]
si semel in vita de iis omnibus studeamus dubitare, in quibus vel minimam incertitudinis
suspicionem reperiemus (AT. VIII. 5.9-11).
2. À ce sujet, cf. notre article « Spinoza et le mal d’éternité », dans Ch. Jaquet, P. Sévérac,
A. Suhamy (éd.), Fortitude et servitude. Lectures de / 'Éthique IV de Spinoza, Paris, Kimé,
2003, p. 163-182.
3. Ep, 56 (G.IV. 260.23-25). Dans sa lettre, Hugo Boxel avait écrit : « nous usons dans
une certaine mesure de la conjecture et, à défaut de démonstration, nous nous contentons du
probable dans nos raisonnements (...]. C’est pourquoi il y a eu autrefois, vous le savez, des
philosophes appelés sceptiques qui doutaient de tout. Ils agitaient dans leur discussion le pour
et le contre pour arriver au seul probable, à défaut de raisons véritables, et chacun d’eux
DOUTE ET SENSATION 37

indue. Dès lors, on comprend en quoi le doute hyperbolique devient


douteux par son excès même, car, contrairement à ce que l’on en escompte,
il introduit des raisons de douter du doute lui-même. La démesure hyperbo­
lique, censée le rendre heuristique, n’en est pas moins abusive, car elle
affaiblit le doute par cela même qu’il a d’incroyable, le rendant de fait
éthiquement impraticable. Alors que Descartes croyait pouvoir conclure ne
pas pouvoir douter qu’il doutait, Spinoza lui aurait sans doute répondu
douter que lui, Descartes, eût vraiment douté.
Dès lors, on comprend aussi que Descartes ait pu penser pouvoir douter
du vrai lui-même. Mais comme il n’y a de doute qu’à cause de perceptions
inadéquates et jamais à cause de ce que nous avons des idées vraies, il ne
peut y avoir de vrai doute qui puisse raisonnablement nous faire douter du
vrai en tant que vrai. On ne peut donc faire semblant de douter du vrai, ne
fut-ce que, voire surtout, pour parvenir à penser vraiment. La nature du vrai
et la nature du faux ne peuvent peser un poids égal ni sur la balance du plus
habile des dilemmes ni face au plus ingénieux des doutes, à moins
précisément de supposer que la manifestation du vrai en tant que vrai ne
suffise pas à sa garantie1.
Alors que le doute sceptique s’obstine à ne pas entendre de raisons autre
que celles qui peuvent être contrebalancées par une autre, de peur de devoir
admettre un tant soit peu qu’il y a quelque chose comme du vrai, Descartes,
établit puis abolit un pseudo-doute par des raisons elles-mêmes douteuses,
compromettant ainsi, aux yeux de Spinoza, la nature de la raison, et surtout
son rapport intrinsèque à la vérité. Les idées en tant qu’idées ne se valent
pas toutes, elles n’ont pas intrinsèquement le même poids. Les doutes et les
hésitations qui traversent le Prœmium du TIE ont une tout autre gravité (et
une autre durée aussi), que l’application [studium] au doute dont
témoignent les Méditations cartésiennes2.

croyait ce qui lui paraissait le plus probable»; Ep, 55 (G.IV.256.26-34). À ce scepticisme


d’esprit académique, Spinoza répond : « Il est vrai que dans le monde nous agissons souvent
par conjecture, mais il est faux que dans nos méditations nous procédions par conjecture.
Dans la vie commune, nous sommes obligés de suivre le plus vraisemblable, mais dans nos
spéculations, c’est la vérité qui importe » (G.IV. 260.14-17).
1. Pour des raisons qui tiennent à l’essence même de la raison et à l’éthique qui en
découle, le spinozisme est loin de pouvoir partager la pratique de la raison sceptique, qui
consiste en une capacité ou «aptitude à opposer» [Sûvoqnç ivriBe-uicfi] selon la définition
qu’en donne Sextus Empiricus - conception que Spinoza prouve ici connaître, et qui suppose
l’ioooeéveia ou la force égale des arguments pour et contre, condition indispensable pour
permettre la suspension du jugement; cf. Sextus Empiricus, Hypotyposes, 1,8.
2. Dans le doute spinoziste les considérations épistémologiques ne sont pas disjointes
de leur valeur éthique. Alors que les Méditations font le récit d’une expérience de pensée,
pour Spinoza, il s’agit surtout de vaincre une tristesse. En référence à l’expression des
Méditations I « une fois dans ma vie » qui traduit la « mise entre parenthèses » cartésienne, on
38 SENSATIO

Ce point est essentiel. Spinoza prendra la peine d’y revenir dans le


dernier scolie d’Éthique II, comme pour lever une ultime fois un des
préjugés les plus indéracinables : que lafaculté de vouloir est plus étendue
que lafaculté de sentir1, et donc qu’on pourrait vouloir (y compris douter)
contre ce que l’on sent. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire du sentir et
de la sensation revient en force dans ces lignes. On pourrait dire que le
doute des Sceptiques (mais de Descartes aussi, même si c’est pour des
raisons différentes) n’est guère senti, au sens où il ne traduit ni un véritable
trouble ni un effort réel pour se sortir de l’inconfort dans lequel il aurait dû
nous plonger, si seulement il avait pu être pris au sérieux. Avec un doute de
cette facture, on ne peut effectivement rien construire, car, au demeurant, il
ne détruit rien des sensations qu’il prétend mettre en cause. À tel point que
Spinoza n’a pas hésité à écrire à propos des formes extrêmes de scepti­
cisme, que les Sceptiques « ne se sentent pas eux-mêmes » [neque seipsos
sentiunt]2.
Allusion est ici faite à l’aspect pathologique de l’obstination impéni­
tente du sceptique, dans sa posture la plus radicale, puisque refusant d’en­
tendre raison, il en vient à parler contre sa conscience [contra conscientiam
loquetur]. Force est d’admettre l’existence d’hommes dont l’esprit (au sens
du «cœur», car ici c’est le terme animus qui est employé) serait complè­
tement aveuglé [occaecatos], ou bien depuis la naissance [a nativitate], ou
bien encore à cause de préjugés [aut a praejudiciorum causa], c’est-à-dire
par quelque accident externe [aliquo extemo casu]. Le doute sceptique a
quelque chose qui en dernière instance relève du délire (obstination,
aphasie, insensibilité)3. L’obstination à ne pas vouloir reconnaître la
moindre certitude est mise sur le compte d’une affectivité maladive allant

a pu écrire: «Descartes met tout l’accent sur le “une fois” [semel], Spinoza sur la vie»;
P. Cristofolini Spinoza. Chemins dans l'Éthique, Paris, P.U.F., 1996, p. 111.
1. « Je nie que la volonté s’étende plus loin que les perceptions [...]; et je ne vois vraiment
pas pourquoi il faudrait dire de la faculté de vouloir qu’elle est infinie, plutôt que la faculté de
sentir » ; EII, 49 sc (G.Ü. 133.25-28).
2. 77£,§ 47 (G.D. 18.12-13).
3. Cette idée sera encore confirmée expressément à la fin du § 77. On peut donc voir, au
lieu d’une simple synonymie entre l’expression contra conscientiam loquetur et l’expression
neque seipsos sentiunt, un climax nous faisant passer de la considération de la simple
mauvaise foi [contra conscientiam loquetur], au mutisme [obmutescere], jusqu’à une insen­
sibilité pathologique, qui toucherait la capacité de sentir et de s’émouvoir, véritable démence
de ceux qui en arriveraient à être comme «des automates totalement dépourvus d’esprit»
[automata, quae mente omnino carent] et de sensibilité, c’est-à-dire ces amentes pour qui la
philosophie - Descartes en avait convenu avant Spinoza - ne peut plus rien.
DOUTE ET SENSATION 39

dans le sens d’un amour immodéré de la contradiction, qui les rendrait


aveugles et insensibles au vrai1.
Descartes, quant à lui, feint sciemment de douter, alors qu’il ne doute
pas vraiment. Or, douter de l’existence de sa propre main ou de son propre
corps peut être une expérience de pensée au demeurant fort intéressante,
mais n’engage réellement à rien, puisque, quoi qu’il en soit, nous les
sentons et continuerons à les sentir, que nous en doutions ou pas. À quoi, en
effet, peut-on croire plus fermement qu’à son propre corps? C’est bien ce
que confirme l’analyse spinozienne de l’idée feinte au sujet de l’existence :
après avoir su que j’existe [postquam novi me existere], je ne peux pas
feindre [fingere] quej’existe ou queje n’existe pas2.
Quand bien même je le voudrais, je ne suis pas libre de croire à ce queje
feins, et donc je ne peux plus en douter réellement. Pourquoi ? Cela tient à la
nature du sentir, qu’est l’affirmation d’existence de l’esprit et en même
temps du corps enveloppée dans la sensation. Pour douter réellement il ne
suffit donc pas d’avoir des « raisons » de douter. Encore faut-il en avoir de
bonnes, c’est-à-dire des raisons qui fassent que nous doutions vraiment.
Aucune saine raison ne pourra jamais faire que nous nous convainquions
que nous n’existons pas alors que nous savons exister. Or, pour douter que
mon corps existe, quelles qu’en soient les raisons, il faut d’abord queje
sache qu’il existe. Comment autrement aurais-je pu avoir l’idée d’en
douter? Mais sentir notre corps n’est pas autre chose qu’en affirmer l’exi­
stence. Dans Y Éthique, Spinoza dira que le corps existe comme nous le
sentons. Je continue en effet à le sentir et à en affirmer l’existence même si
je me mets dans la posture du doute cartésien. En effet, dès queje sais que
j’existe, je ne peux plusfeindre que j’existe ou queje n’existe pas. Le seul
fait de me savoir exister suffit à sa propre vérité :
Parce que la chose, pourvu qu’elle soit comprise, se manifeste d’elle-
même [5e ipsam manifestât], nous n’avons besoin que d’un exemple sans
autre démonstration3.
Aussi je ne peux plus adhérer réellement à ce dont simplement je dis douter.
Il aurait fallu pour cela queje fisse semblant de ne pas sentir queje sentais.
Ce à quoi je ne peux pas prétendre, carje ne peux pas vouloir ne pas sentir ce
queje sens. Ceux qui pensent «pouvoir vouloir contre ce qu’ils sentent,
quand ils affirment ou nient quelque chose seulement avec des mots contre

1. « N’y a-t-il pas eu des gens à ce point animés d’un esprit de contradiction pour rire des
démonstrations géométriques elles-mêmes?»; Ep, 56 (G.IV.260.25-27). Ailleurs, au goût
perverti pour la contradiction, Spinoza oppose le goût de la vérité : la certitude.
2. TIE, § 54 (G.H. 20.8-9).
3. G.ü. 20.27-28.
40 SENSATIO

ce qu’ils sentent» confondent ainsi «les mots avec les idées ou avec
l’affirmation même qu’enveloppe 1 ’ idée »1.
Si le verbe sentire a un sens, s’il affirme bien l’existence de quelque
chose, et résolument affirme l’existence du corps du fait de son union avec
l’esprit2, il m’est impossible de croire à ce que je feins, et donc je ne peux
plus réellement en douter. Il y a donc bien quelque chose comme une vérité
du sentire, qui a affaire avec l’existence, et comme il sera dit plus tard dans
Y Éthique, avec notre éternité. Les arguments qui obéissaient à la volonté de
douter de mon existence n’étaient donc pas bons, et une mauvaise raison
n’en est tout simplement pas une. Aussi le doute hyperbolique n’apparaît-il
pas plus qu’une subtile extravagance de l’esprit, un rêve les yeux ouverts.
Par son recours à une suspension fictive, le doute cartésien ne parvient
pas à modifier éthiquement le sujet qui s’y adonne, et se condamne à rester
une expérience de pensée aussi artificielle qu’elle est détachée de l’expé­
rience de la vie. Il serait évidemment faux de prétendre qu’il ne décide de
rien. Il a des conséquences incalculables sur le plan théorique, dont on n’a
pas fini de mesurer tous les effets. Il trahit surtout une certaine idée de
l’essence de la pensée. Malgré ses apparences, le doute hyperbolique n’a
donc rien d’une épreuve. Il retentit dans l’esprit comme une fausse alerte,
un tonnerre sans orage, plus étonnant que troublant.
Aux yeux de Spinoza, non seulement Descartes n’avait pas saisi la
nature de l’idée vraie, qui est indubitable parce qu’elle est vraie, et non
vraie parce que indubitable, mais il n’était pas au clair non plus sur la nature
de l’idée fictive touchant l’existence. Ainsi, malgré toute la prudence que
peut conseiller la devise spinoziste au sujet de ces idées mal assurées qui
sont légion, il est des choses dont il ne sert à rien de douter, tout simplement
parce qu’on ne peut pas changer de sentiment à leur égard, à moins de faire
preuve de ce manque total de bon sens qui caractérise les automates
dépourvus d’esprit.
C’est bien là la critique que Spinoza adresse maintenant aux
Sceptiques, qui font mine de douter par une suspension du jugement qui
n’est que verbale et qui n’engage que leurs lèvres, alors que, comme en
témoignent leur pratique, ils ne doutent point en leur cœur [animus]3. La

1. £11,49 sc (G.II. 132.12-15). De là au moins deux principes méthodologiques forts, qui


seront invoqués depuis les CM jusqu’au TP : a) la philosophie doit s’intéresser aux choses et
non simplement aux mots ; b) les hommes se connaissent et se j ugent à leurs actions et non sim­
plement à leurs discours ; c’est à cette condition aussi qu ’ on peut espérer bien les gouverner.
2. En ce sens sentir c’est exister et exister c’est sentir.
3. « En fin de compte, avec eux [les Sceptiques], il ne faut pas parler de sciences ; car pour
ce qui concerne l’usage de la vie et de la société, la nécessité les a contraints à se supposer être,
et à rechercher leur utile, et à affirmer et à nier beaucoup de choses sous serment » ; TIE, § 48
(G.IL 18.18-21).
DOUTE ET SENSATION 41

reductio ad silentium que subit le sceptique sanctionne sa mise à l’écart


théorique et pratique de la communauté humaine. Exclu des sciences, en
marge de la cité, confiné au silence, le sceptique de Spinoza, tel le sophiste
de Platon, est chassé du discours, laissé à son soliloque insensé qui se tord
dans la contradiction de prétendre ne pas affirmer et signifier au moment
même où il affirme et signifie1. Le mutisme du sceptique résulte de
l’obstination à ne pas admettre expressis verbis quelque chose comme un
ordre signifiable des choses, dont la pratique du langage, tout autant que les
actions communes de la vie, sont l’indice naturel2. Son silence est l’anti­
chambre d’un asile plus redoutable que celui de l’ignorance : la folie. Et si
sa pratique n’a cesse de trahir ses propos, c’est qu’il n’est évidemment pas
fou au point de réduire à néant sa propre existence. On ne sera dès lors plus
si surpris de voir Pyrrhon s’effrayer devant le chien enragé3, et le peureux
s’enfuir face au danger4. L’imperturbabilité et l’indifférence, maîtres mots
de l’éthique sceptique, ne sont alors que les vœux pieux d’une raison
rêveuse d’une insensibilité qui n’a plus rien d’humain5.

1.«S’ils nient, concèdent, ou objectent, ils ne savent pas qu’ils nient, concèdent ou
objectent»; 77E, §48 (G.II. 18.22-24). Sur l’argumentation de ce passage, et pour un
rapprochement avec l’argumentation péri tropique employée par Platon dans le Théétète
(171 a-d) ainsi que par Aristote dans Métaphysique 4, 8, 1012b (12-18) contre Protagoras,
cf.L. Vinciguerra, «Iniziare con Spinoza. Errore e metodo nel Tractatus de Intellectus
Emendatione », Rivista di storia délia filosofia, n° 4,1994, p. 665-687.
2. Les choses nous signifient et nous les signifions. Le principe que toute chose est signi­
fiante (et donc signifiable) est le corollaire du principe de l’intégrale intelligibilité du réel.
3. Cf. Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le livre de poche,
1999, livres DC, 66, p. 1103-1104.
4. Cf. fin, 2 sc.
5. C’est aussi l’avis de Descartes à propos de la morale païenne dans le Discours de la
méthode : « Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les
choses qui sont au monde, mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils
appellent d’un si beau nom n’est qu'insensibilité» (AT. VI. 8); nous soulignons. Même si
sans doute ici Descartes pense davantage aux Stoïciens qu’aux Sceptiques, Vataraxie est à ses
yeux une insensibilité morale plutôt qu’une vertu. On remarquera que pour Spinoza, bien que
« l’homme, qui vit sous la dictée de la raison s’efforce, autant qu’il peut [quantum potest], de
faire que la pitié ne le touche pas, [...] celui qui ne s’émeut ni par raison ni par pitié pour être
de secours à autrui est à bon droit appelé inhumain. Car il n’a pas l’air de ressembler à
l’homme»; E IV, 50 cor et sc (G.II.247.14-15 et 26-29). Cela montre assez bien que le
modèle de sagesse spinoziste, qui vise à acquérir une nature humaine plus puissante, n’est
jamais supérieur au point de devenir autre qu’humain. Le quantum potest est donc essentiel,
parce qu’il indique une progression dans l’effort rationnel, mais aussi une proportionnalité
inverse entre la détermination par la raison et par la pitié. Il n’en demeure pas moins que
l’homme rationnel, loin d’être indifférent ou insensible, se rend secourable à autrui dans la
mesure de ses moyens. Les modèles de vertu sceptique et stoïcien, malgré leurs différences,
convergent dans la critique de Spinoza en ceci que, ne s’accordant pas avec la nature humaine,
ils n’ont rien qui permet d’en espérer la réalisation. N’étant pas réalisables, ils ne peuvent pas
non plus être rationnellement désirables, ni raisonnablement désirés.
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Chapitre n

SENSATION ET ÉTONNEMENT

L’étonnement
Comme on a vu, la suspensio judicii n’est pas apte d’elle-même à
engendrer une suspensio animi. Tout au plus elle est l’effet d’un étonne­
ment. C’est pourquoi il convient de bien distinguer dubitatio et admiratio1.
Après avoir présenté l’admiration à l’article 53 de la seconde partie des
Passions de l ’âme comme « la première de toutes les passions »2, Descartes
y consacre une série d’articles (70-78). L’admiration est alors redéfinie
comme « une subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer
avec attention les objects qui luy semblent rares & extraordinaire », sa cause
étant une impression dans le cerveau, qui représente l’objet insolite3.
Suit une série de conséquences à propos de sa force. Descartes développe
alors les aspects physiologiques concernant les esprits animaux, qui tendent
vers l’endroit du cerveau où est logée la trace, envisage leurs répercussions
dans les muscles et les organes des sens intéressés, jusqu’à faire des consi­
dérations anatomiques et mimiques sur l’apparence extérieure qu’assume
le corps sous l’effet de l’étonnement4. Il y a chez Descartes deux aspects
dans l’admiration : elle est une inclination naturelle, un penchant pour la
connaissance, une passion utile pour la mémoire, dont normalement les

1.Ce que fait ponctuellement Spinoza dans ce même paragraphe 78 du TIE: «Par
exemple, si quelqu’un n’a jamais pensé à la fausseté des sens, soit par une expérience, soit
n’importe comment, il ne se demandera jamais si le soleil est plus grand ou plus petit qu'il
n’apparaît. Aussi, les paysans s'étonnent-ils [mirantur], ça et là [passim], quand ils entendent
dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre, mais en pensant à la fausseté
des sens le doute surgit [oriturdubitatio] » (G.H. 30.2-6) ; nous soulignons.
2. « Lors que la première rencontre de quelque objet nous surprent, & que nous le jugeons
estre nouveau, ou fort different de ce que nous supposions qu’il devoit estre, cela fait que nous
l’admirons & en sommes estonnez. Et pour cela que cela peut arriver avant que nous
connoissons aucunement si cet objet nous est convenable, ou s’il ne l’est pas, il me semble que
l’Admiration est la première de toutes les passions » (AT. XI. 373.5-13).
3. R. Descartes, Passions de l ’âme. H, art. 70 (AT. XI. 380-381.16-5).
4.«Ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statué»; ibid., art.73
(AT. XI. 383.6-7).
44 SENSATIO

méfaits tendent à s’apaiser avec l’expérience. Toutefois si on manque de la


corriger, elle peut vite déborder le juste cadre de la raison, se faire
excessive, dégénérer en curiosité maladive et devenir un pli passionnel
ingouvernable. Elle est alors contraire à la science, car elle s’arrête sur tout
et n’importe quoi sans discrimination, donnant lieu aux hypothèses les plus
fantaisistes.
Pour Spinoza, Yadmiratio ne constitue pas un affect. N’étant ni une
tendance, ni une inclination naturelle, l’étonnement n’est pas une passion,
moins encore une passion primitive. Elle est plutôt une « distraction de
l’esprit » [Mentis distraction qui ne naît
d’aucune cause positive qui distrait [distrahat] l’esprit d’autres choses,
mais seulement de ce qu’il manque une cause qui détermine l’esprit de la
contemplation [contemplatione] d’une seule chose [unius reï\ à la pensée
d’autres choses [adalla cogitandum]1.
Survenant tel un accident, la surprise est comme un temps mort dans
l’activité de l’esprit. Rien de plus. On est surpris parce qu’on ne sait plus
assigner de signification à ce qui arrive. Il n’y a pas de durée intrinsèque
dans l’admiration, simplement parce qu’il n’y a pas d’effort en elle.
Médusé, hébété, comme dépossédé de son effort même de connaître,
l’esprit admiratif est retenu dans son élan, interdit de penser. Pétrifié, il
tendra à s’en libérer, ne serait-ce que pour dépasser cette posture de mort si
peu conforme à sa nature. Intempestive, Yadmiratio sera vite doublée par
d’autres idées, pour peu qu’elle y soit jointe. Seulement voilà, l’étonne­
ment n’est pas en soi déjà ce désir, autrement, il aurait fallu le compter
parmi les affects, voire, à la suite de Descartes, le ranger parmi les primitifs.
Or, Spinoza s’en défend.
L’esprit, nous est-il dit, est empêché de poursuivre ses pensées. Non
dans le sens, toutefois, où d’autres idées viendraient contredire celles qu’il
affirmait auparavant. Ce cas correspond au doute. Ce qui manque à la
surprise c’est bien cette «force» que Descartes lui accorde. Avec Yadmi­
ratio, en effet, il n’y a pas de forces enjeu autres que celles qui ont déjà été
mises en œuvre par l’esprit avant d’avoir été surpris. Avec elle l’esprit ne
balance pas. Tout au plus il bute, mais sans trébucher. Bref, il est arrêté,
mais non pas déstabilisé. Car rien, par surprise, n’est encore remis en cause
de ce qui a pu être affirmé avant elle. Il faudra attendre que d’autres causes
déterminent la Mens à penser d’autres choses, pour qu’elle revienne de sa
suspension provisoire, et, comme on dit, retrouve ses esprits.
1. EIII, aff def 4, expl (G.13.192.2-5). Le terme distractio n’est pas aisé à traduire; il
indique avant tout l’acte d’une séparation, d’un déchirement, d’une brisure. On a choisi le
terme français « distraction », qui colle bien au latin et à son étymologie (dis-trahere, qui veut
dire tirer dans des sens divers), bien que Spinoza n’ attribue aucune force à cet acte.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 45

On peut noter au passage que Descartes s’intéresse de près aux signes


corporels de l’admiration. Cela est vrai pour pratiquement toutes les
passions1. La sémiologie cartésienne s’inspire d’une théorie basée sur le
modèle d’une traduction entre phénomènes psychiques internes et phéno­
mènes corporels externes ordonnés à une physiologie stricte. Sa sémiotique
des passions tend naturellement à se traduire dans une somatique. De son
côté, Spinoza se désintéresse totalement de ces aspects2. Il ne nie pas leur
réalité, ni même la nécessité de leur manifestation. Comme Descartes, il
leur accorde le statut de signa; mais il en affirme la relativité et l’équivo-
cité3. Puisque les signes corporels dépendent des corps et non de l’esprit, ils
varient en fonction des corps et de leur complexion. Sa science est donc très
peu utile à l’Esprit, car elle est toute relative à la constitution des corps et à
leurs habitudes. Chacun en développera l’expérience selon les usages et les
coutumes qui lui sont propres, selon les normes que le corps aura intégrées.
Du point de vue de la doctrine spinoziste des affects, c’est comme si tous les
signes se valaient; c’est pourquoi il ne vaut pas la peine d’en donner une
description. Cela tient à la conception même du signe, qui, chez Spinoza,
comme on le verra, est libérée de toute considération naturaliste. N’étant
pas univoque dans sa signification, il doit être interprété. Ce qui peut être un
signe de joie ou de tristesse pour certains, peut constituer un signe de
tristesse pour d’autres; ce qui peut signifier certaines choses dans tel
contexte, peut en signifier d’autres dans tels autres.

1.Cf.Passions de l’âme. II, art. 112, intitulé: «Quels sont les signes extérieurs de ces
Passions », où, du moins quant aux principales, Descartes se fait un programme de « traiter de
plusieurs signes extérieurs, qui ont coustume de les accompagner» aux art. 113-136
(AT. XI. 412-429).
2. Alors que Descartes y consacre une partie spécifique de son traité, Spinoza s’en
débarrasse d’un trait de plume à la fin du dernier scolie du De Affectibus : « Pour le reste j’ai
négligé les affections externes du Corps, qui s’observent dans les affects, comme le sont le
tremblement, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu’elles se rapportent au seul Corps,
sans relation aucune à l’Esprit » ; E DI, 59 sc (G.Ü. 189.28-31).
3. Aussi peut-on lire sous la plume de Spinoza: «Aucune divinité, ni personne d’autre
que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les
larmes, les sanglots, la crainte, et autres choses de cette sorte, qui sont des signes d’un esprit
impuissant»; E IV, 45 cor 2 sc (G.Ü.244.19-22). Spinoza mélange les affects tristes aux
signes sous lesquels iis sont le plus communément connus à son lecteur. L’effet est ici
rhétorique, dans la mesure où l’impuissance et la peine se trouvent rehaussées par des images
qui habituellement signifient la tristesse. Mais cela ne change rien au fait que les larmes
puissent signifier autre chose, et que l’on puisse tout aussi bien pleurer de joie. En revanche,
quels que soient les signes par lesquels nous reconnaissons les affects, ces derniers sont bien
des signes de notre puissance ou de notre impuissance ; ainsi : « À cela s’ajoute, que ces affects
[l’espoir et la crainte] indiquent un défaut de connaissance, et l’impuissance de l’Esprit. C’est
pourquoi aussi la sécurité, le désespoir, le contentement, le remords sont des signes d’un
esprit impuissant » ; EIV, 47 sc (G.n. 246.9-12) ; nous soulignons.
46 SENSATIO

Admirable Descartes
Savoir ne pas savoir peut être la cause de bien des étonnements, voire
d’une propédeutique à la connaissance vraie; mais cela seul n’est pas suf­
fisant pour modifier une habitude de vie, et donc pour inaugurer une nou­
velle pratique. Il y a chez Spinoza aussi quelque chose de l’ordre d’une
double ignorance : nous ignorons les causes de nos actions, mais nous igno­
rons souvent aussi que nous les ignorons. Abolir la seconde peut préparer le
travail sur la première, mais ne saurait suffire. La sortie de la double
ignorance ne peut être préparée que par un vrai doute, et accomplie par la
vérité elle-même, qui seule ôte doute et ignorance à la fois. En aucun cas
l’émerveillement ne saurait y suffire. Aussi au lecteur spinoziste le doute
hyperbolique de Descartes apparaît-il davantage inouï, qu’il ne semble en
mesure d’entraîner sérieusement à remettre en cause ce qu’il prétend
vouloir mettre sur la balance d’un doute fictif, fût-il aussi ingénieux. Si
aucune sérieuse raison de douter ne se présente, rien ne viendra remettre en
cause une croyance ou une habitude. Tout au plus, Yadmiratio suspendra la
croyance le temps d’un instant, mais ne la mettra pas sérieusement en
question1.
H n’est donc pas impossible que, dans l’exercice stratégique du doute
hyperbolique, Descartes ait précisément pris pour un doute ce qui n’était
que l’effet d’un simple étonnement, se plaisant à trouver une raison de
douter là où se produisait seulement un arrêt étonné de sa pensée devant les
habiles hypothèses qu’il soumettait à l’attention de son esprit. D’un point
de vue spinoziste, cette confusion dans le discernement et l’évaluation de
ses actes de pensée s’expliquerait d’autant mieux que Descartes, dans sa
théorie, prenait pour une passion ce qui n’en était pas une. Descartes aurait
alors péché par excès d’admiration (au sens cartésien) pour sa propre
méthode. L’admiration pour certaines de ses propres méditations put faire
qu’il crut douter alors qu’il ne doutait pas vraiment. Descartes aurait ainsi
surestimé (au sens spinoziste cette fois) la force des arguments de sa fiction,
évaluant plus qu’il n’était juste l’étonnement qu’ils provoquaient en sa

1. Les analyses de Pierre-François Moreau tendent dans cette direction, quand il écrit, par
exemple, que « le doute cartésien, après le doute naturel, est volontaire, méthodique; ce n’est
pas le cas de l’incertitude spinozienne. Quant au doute naturel, il partage avec le doute
méthodique un caractère centré sur le sujet: il suspend l’adhésion à un objet; chez Spinoza
l’incertitude est propriété de l’objet et l’hésitation de l’esprit est balancement entre deux
objets ; au fond, on ne peut appeler cette hésitation “doute” qu’en prenant le terme en son sens
étymologique : la situation devant le chemin qui bifurque » ; et, plus encore, quand il renvoie à
Benveniste pour remarquer que « cette reconstruction fait dériver le doute vers la sémantique
de la crainte » ; cf. Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 97 avec la n. 3.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 47

pensée1. Ainsi, on ne peut assez s’étonner avec Spinoza de la singularité


avec laquelle cet homme clarissime fit passer comme une raison de douter
ce qui in animo suo n’avait jamais dépassé le simple étonnement. Et on
aurait peine à croire que tel eût été vraiment le doute d’un si grand homme,
s’il n’avait été si admirable.

Monoïdéisme et étonnement
Affection sans affect, Yadmiratio est une imagination sans
signification, une idée, dont le renvoi est nul. Certains seront tentés de
rapprocher l’étonnement de l’hypothèse de l’unique et seule idée dans
l’âme. On ne saurait toutefois les confondre. Alors que le doute épouse le
mouvement de balance du aut aut, l’étonnement est ce ravissement dû à
l’ambiguïté d’une chose dont la signification n’est pas assignée. Il n’y a pas
ici fluctuation, mais fixité. Bien qu’il y soit aussi question de la contem­
plation d’une seule chose [unius rei contemplatio], l’étonnement ne peut
pas être considéré comme l’équivalent de l’hypothèse de la seule idée dans
1 ’ âme. Premièrement, parce que l’expérience de pensée d’une âme réduite à
une seule idée est une hypothèse autour d’un impossible, qui porte sur
l’essence d’une chose; il ne faut donc pas le prendre pour un état ou une
constitution effective de l’âme humaine. L’émerveillement, lui, sans être
un affect, est une imagination qui porte sur une existence. Deuxièmement,
si l’étonnement concerne bien une seule idée, celle-ci n’est pas unique dans
l’âme, mais la dernière dans l’ordre d’une série, qu’elle a pour effet d’inter­
rompre, non d’abolir. Une chose n’est étonnante que par rapport à autre
chose, jamais en soi : surprenante dans un contexte, elle va tout à fait de soi
dans un autre. Il reste que ces deux figures de la pensée, l’hypothèse du
monoïdéisme et l’étonnement, peuvent être rapprochées le temps d’un
instant en ce qu’elles montrent, chacune à sa manière, l’une du côté de
l’essence, l’autre du côté de l’existence, en quoi une idée n’a de sens et de
signification que dans une production continue d’idées.
Il n’en demeure pas moins qu’après avoir été surpris, l’esprit ne pourra
que se ressaisir. Comme par un instinct de survie, la pensée reprendra son
cours, un peu comme quand, après avoir manqué d’air, le corps reprend son
souffle. Par définition la stupeur n’ est pas en soi redoutable ; en revanche ce
1. «Comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement
surpris... » (AT. IX. 18.17). Existimatio, ou bien plutôt superbia ? Si l’on en croit, en effet, les
définitions de Spinoza, c’est davantage à la seconde qu’il faudrait songer. L’aveuglement de
Descartes serait alors à mettre sur le compte de la superbiaphilosophi. La question ici n’est
évidemment pas de savoir si Descartes était un homme orgueilleux, cela ferait sourire, mais
plus sérieusement de comprendre, comme le pose Spinoza dès le prologue du TIE, que la
pensée n’est vraiment philosophique que si elle répond à une exigence qui est d’emblée autant
éthique qu’épistémologique.
48 SENSATIO

qui laisse stupéfait peut vite le devenir, ne serait-ce que par cette apparente
posture de mort que l’étonnement impose à l’esprit médusé. C’est peut-être
la raison qui pousse Spinoza à parler immédiatement de panique [conster-
natio] K La panique, qui consiste à être surpris par un objet dont on a peur,
est mauvaise non tant par le mal qu’elle représente, que par 1’absence.de
réaction dans laquelle elle laisse, qui empêche de trouver une parade à ce
mal. Cette suspension de l’esprit, qui en arrive à annuler momentanément
l’effort de conservation, est déjà en soi quelque chose qui convient fort peu
à sa nature, et un motif suffisant pour qu’on la redoute.
Spinoza retrouverait-il au cœur même de Vadmiratio la menace et la
peur hobbesiennes? La peur de la mort, dont Vadmiratio porte le masque,
serait-elle si profondément ancrée dans l’esprit, au point de venir l’in­
quiéter jusque dans ce qui l’atteint malgré lui? Ce n’est pas sûr. Car ce qui
éventuellement peut constituer une menace pour un esprit admiratif est
moins ce semblant de mort qu’il mime, que l’immobilité, l’isolement, voire
l’enfermement dans lesquels se trouve confinée la pensée, dont la nature
consiste à connaître, juger, exprimer. En tout état de cause, si l’esprit est
atteint d’étonnement, sa puissance bien que figée n’en est pas, de ce seul
fait, diminuée ni augmentée. Ce qui est à craindre d’une surprise est plutôt
I ’ interprétation dont elle fait l’obj et.
Bien qu’on ait là deux aspects inséparables de la pensée, on peut
néanmoins distinguer la contemplatio de la cogitatio. La contemplatio
s’adresse à la simple et seule présence de la chose, telle qu’elle s’impose à
la pensée, quel que soit son mode de connaissance. L’esprit est ainsi retenu
par l’idée de la chose qu’il contemple. Le terme contemplatio passe ainsi du
registre traditionnel de la métaphysique et de la théologie (encore présent
dans les CM, où il est fait par exemple référence à la contemplation de
Dieu2), à un emploi plus technique, qui indique la perception d’une seule
chose3. Dans le cas de l’admiration, l’esprit n’en comprend aucune de

1. « Si rétonnement est provoqué par un objet que l’on craint, on l’appelle panique, parce
que la surprise devant le mal tient l’homme en suspens dans la seule contemplation de ce mal,
au point qu’il n’a plus la force de penser à ces autres choses grâce auxquelles il pourrait éviter
ce mal»; £111,52 sc (G.n. 180.16-19).
2. Comme dans les expressions : essentiae divinae contemplatio (CM, 0,1 ; G.1.251.10),
beatissima entis contemplatio (CM, II, 10 ; G.1.271.9), ou encore ex contemplatione infinitae
Dei potentiae (CM, D, 11; G.1.273.2-3).
3. Comme dans le cas des hypothèses basées sur des expériences de pensée, telle la
chandelle in se sola spectata de TIE, § 57 (G.II. 22.5-6), ou des expressions de Y Éthique : res,
cujus sola contemplatione delectamur (E HI, praef; G.II. 138.23); ex sola ipsius naturae
contemplatione (E HI, 2 sc; G.II. 143.4-5); ex unius rei contemplatione in contemplationem
alterius incidere (E III, 52 dem; G.H. 180.4-5); ou celles concernant le «contentement de
soi » [acquiescentia in se ipso] qui naît de la seule contemplation de la puissance d’agir de
l’homme (£IV, 52 dem ; G.II. 249.5-6). Cette liste n’est pas exhaustive.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 49

déterminée, car, dans sa nouveauté, elle lui apparaît dénuée de signifi­


cation. La cogitatio, en revanche, indique l’activité de l’esprit consistant à
former des pensées, c’est-à-dire à connaître. Ainsi Yadmiratio peut être
comprise comme une contemplatio avec interruption momentanée de
cogitatio - et c’est dans ce sens seulement que l’on est autorisé à parler de
mort apparente de l’esprit. La vie de l’esprit, au contraire, ne s’exprime
pleinement que quand celui-ci conçoit, c’est-à-dire quand il y a contem­
platio d’une chose génétiquement définie par une cogitatio.

L’IDÉE-SENSATION

On apprécie mieux à présent l’hypothèse du paragraphe 78. Que reste-


t-il d’une idée quand elle est séparée et isolée des autres idées? Juste une
sensation. Or, celle-ci n’a ni l’inquiétude d’une incertitude, ni le goût de la
certitude. Elle n’est en soi rien qu’une affirmation nue, déshabillée de son
aspect représentatif, dépouillée de signification.
Si l’esprit était réduit à son unité abstraite, s’il ne consistait qu’en son
expression la plus simple, il serait alors pure sensation. Cela ne reviendrait
nullement à nier l’affirmation de la présence d’un ideatum, car toute idée,
en tant qu’idée de quelque chose, a un ideatum, mais simplement à n’af­
firmer que la pure présence d’un quelque chose [aliquid] non mieux
déterminé ou signifié. Si nous n’étions que la pure sensation du rouge, nous
ne percevrions pas de rouge1. En revanche, si nous percevons quelque
chose de rouge (la différence de cette tache sur ce fond par exemple), c’est
que, avec la sensation, nous avons aussi d’autres idées à partir desquelles la
tache rouge peut être perçue comme cette tache, ce détachement de rouge.
Omnis determinatio est negatio, car, pour produire telle signification
déterminée, j’ai besoin d’un système de différences (/. e. de positions et
négations relatives) et d’inférences (/. e. d’enchaînements) qui permettent
l’affirmation de la sensation comme perception de quelque chose de
déterminé. Plus généralement, donc, si nous pouvions n’être qu’une seule
sensation, cela équivaudrait à ne rien connaître en particulier du tout.

1. Si l’on veut bien songer de nouveau à 1 ’exemple de l’huître de Hume, qui ne perçoit que
la faim, pour Spinoza cette sensation serait déjà elle-même complexe (elle serait d’ailleurs le
reflet de la complexité du corps de l’huître). Sa simplicité n’est en réalité qu’ hypothétique ; elle
repose en vérité entièrement sur l’idée qui veut que ce qui est simple soit aussi discret. Pour
des raisons qui tiennent à l’essence même de la pensée et de l’étendue, Spinoza se place dans
une perspective continuiste. Il ne peut être question que de réalités les plus simples (comme
pour les corpora simplicissima), où ce qui est produit comme simple ne s’oppose pas à être
lui-même composé, sans pour autant perdre de sa clarté et de sa distinction. Le spinozisme ne
repose pas sur l’hypothèse d’un atomisme des idées ou des corps, ni même sur une mona-
dologie qui s’efforcerait d’accorder le simple et le multiple. Sur cette question, à vrai dire
essentielle, on ne peut que partager le commentaire de Bernard Rousset (cf. TIE!R. 307-310).
50 SENSATIO

Encore une fois, il convient de bien apprécier la supposiîio irrealis de la


phrase si tantum unica sit idea in anima. Elle retrace celle qui avait été
expliquée et illustrée au paragraphe 57 par l’image de la chandelle brûlant
dans un espace imaginaire sans corps, ce qui permettait de conclure que la
chandelle ne possède aucune cause de sa propre destruction. Spinoza
ajoutait alors : «il n’y a ici aucune fiction, mais de vraies et pures asser­
tions»1. De même qu’il s’agissait alors d’abstraire ses pensées des corps
environnants, afin que l’esprit se tourne vers la seule contemplation de la
chose considérée en elle-même, de même ici une réduction hypothétique
est opérée pour isoler la présence d’une seule et unique idée, abstraction
faite du milieu dans lequel toute idée, en connexion avec les autres, se
trouve naturellement insérée dans le flux de l’expérience perceptive. Or, il
est évident que, tout comme pour le principe d’inertie, ni Vexperientia ni
Vexperimentum pourront jamais vérifier ce genre d’hypothèses. Puisqu’il
n’y a pas de vide, que l’esprit humain est constitué d’un très grand nombre
d’idées, et que rien d’absolument isolé ne peut exister en nature, les condi­
tions d’une existence isolée sont de fait irréalisables2. Néanmoins ces
hypothèses peuvent jouer un rôle important, puisqu’elles permettent
d’apercevoir certaines vérités sur la chose ainsi conçue3. Par exemple, que

1. G.ü. 22.9-10. De manière générale, la fiction tourne autour des possibles, et donc elle
suppose toujours une ignorance. Ce n’est nullement le cas des expériences de pensée comme
celle de la chandelle ardente qui ne se consume pas, qui tournent, elles, autour d'impossibilia.
Dans la note y un rapprochement est opéré avec les hypothèses qui sont faites sur certains
mouvements des corps célestes, pour justifier le bien fondé de ce procédé. Étant donné le
contexte physique et astronomique auquel renvoient ces exemples (§56), il n’est pas
impossible que Spinoza ait pensé à l’expérience de pensée de Galilée, qui, à travers la
maïeuüque de Salviati, a recours à ce procédé pour faire admettre à l’aristotélicien Simplicio
le principe du mouvement inertiel ; cf. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du
monde, tr. fr. par R. Fréreux et F. de Gandt, Paris, Seuil, 1992, p. 169-170. Ce qu’eut à en dire
Alexandre Koyré confirme que l’hypothèse galiléenne recoupe bien ce que Spinoza analyse
sous le chef de ces «choses qui sont supposées [...] à propos des impossibles» : «Contrai­
rement à ce qu’on affirme bien souvent, la loi d’inertie n’a pas son origine dans l’expérience
du sens commun et n’est pas une généralisation de cette expérience, ni même son idéali­
sation. [...] Il s’agit, à proprement parler, d’expliquer ce qui est à partir de ce qui n’est pas, de
ce qui n’est jamais. Et même à partir de ce qui ne peut jamais être»-, A. Koyré, Études
galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 206.
2. C’est donc à ce titre que ces idées peuvent être confondues avec des fictions. Avec
toute la prudence qu’impose la complexité de cette note, qui de l’avis unanime est loin d’être
transparente, on a cependant du mal sur ce point à suivre l’interprétation de Bernard Rousset.
Sans compter qu’il minimise l’aspect positif de la note y, il ne prête aucune valeur à la vérité
déclarée de ces verae ac merae assertiones, les comprenant comme des «énoncés sans
consistance, sans idées, des paroles vides », oubliant de rendre compte tout simplement du
terme verae (cf. TIEfR. 285). Le commentaire de Harold H. Joachim sur ce passage paraît plus
approprié {ci.Spinoza’s Tractatus de Intellectus Emendatione. A Commentary, Bristol,
Thoemmes Press, 1993 (1940) p. 120-121).
3. Ce sera le cas pour l’établissement de la loi d’inertie du corps.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 51

l’idée, en tant qu’acte de pensée, n’est pas neutre ou muette comme un


tableau. Dire qu’en soi elle est une sensation, c’est dire qu’elle/air quelque
chose, qu’elle implique et suppose, en un mot qu’elle renvoie.
Que peut-on retirer de ces analyses autour de Y idée-sensation!
Premièrement, que la clarté d’une perception s’avance toujours, pour
parler avec Leibniz, sur la scène d’une multiplicité de petites perceptions.
Nous sentons, en effet, qu’un corps est affecté de beaucoup de manières : la
variété et la variation sont des conditions de possibilité de la clarté d’une
perception. Deuxièmement, c’est sur fond de ces différences que se détache
la perception de quelque chose, autrement celle-ci ne pourrait pas être
clairement perçue précisément comme perception de quelque chose. Le
sentiment du corps se fait multis modis. h'Éthique rendra compte d’une
telle complexité par autant de pluriels : affectiones, imagines. Il n’y a de
singulier que parce qu’il y a du pluriel, de différence que parce qu’il y a de
la continuité. Tout singulier enveloppe une multiplicité à partir de laquelle
il s’articule1. Il n’y a de singulier que parce qu’il y a de la modalité (variétés
qualitatives) et de la modulation (variations quantitatives). Multiplicité et
individualité sont corrélatives.
«Nous [nos] sentons qu’un corps est affecté de beaucoup de manières» 2
veut dire que nous sentons qu’un corps s’affirme dans toutes ses affections,
confusément, certes, non sans mélange, et à partir de la diversité
1. On sait que Spinoza reprend la terminologie de la clarté et de la distinction des idées à
Descartes. Rien n’interdit de penser que, tout en étant partielle et confuse, il n’y ait pas aussi
une certaine clarté et distinction propre à l’imagination. Rappelons en effet que les idées
inadéquates sont mutilées et confuses d’abord pour des raisons ontologiques (cf. £ü, 11 cor).
Si l’on s’en tient aux définitions des Principes, 1,45, et que par clarté on entend, en effet, « la
connaissance qui est présente et manifeste à un esprit attentif » et par distinction « celle qui est
tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elles ne comprend en soi que ce qui
paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut», Spinoza n’avait pas à en
changer la formulation pour parler d’« imagination distincte», comme il le fait, par exemple,
in £11,40 sc 1 : «l’Esprit humain pourra imaginer distinctement auianl de corps à la fois qu’il
peut se former à la fois d’images dans son corps» (G.U. 121.3-4); nous soulignons. Que
Spinoza s’accommode ici de la terminologie cartésienne sans avoir besoin de les redéfinir,
tient sans doute aussi au fait que, de son point de vue. Descartes se faisait une idée imaginative
de la nature de l’idée en l’assimilant à une peinture sur un mur. Il pouvait donc s’en servir à
bon escient. Le lecteur de Y Éthique, supposé acquis à la doctrine cartésienne, sera progressi­
vement amené à comprendre que la clarté ou la distinction d’une image ne fait pas la clarté et
la distinction d’une idée - chose qu ’ il comprendra d’autant mieux qu ’ il aura appris la doctrine
générale de l’idée, de son adéquation, ainsi que de sa valeur intrinsèque, sur laquelle Spinoza
n’a cesse de revenir, soucieux de marquer sa différence et de ne pas la laisser passer inaperçue.
2. £ II, ax 4 (G.ïï. 86.4-5). On peut se demander si le nos se réfère aux hommes, ou s’il
n’embrasse pas une universalité plus large. L’homme n’est pas le seul au travers duquel Dieu
se pense, même s’il est cet être où il se pense le plus. Toute chose particulière est une affection
des attributs de Dieu. Si donc nous nous reconnaissons en ce « nous », ce ne saurait être pour
nous en réserver l’exclusivité, comme si le fait d’accorder aux autres individus de la pensée et
du sentir eût rendu l’homme moins digne que s’ils lui avaient échu sans partage.
52 SENSATIO

enveloppée par l’individualité du corps senti. Quant à savoir comment ce


sentir se déploie, Spinoza, dans le dernier scolie du De Mente, écrit que
de même que nous pouvons, par cette faculté de vouloir, affirmer une
infinité de choses {l'une après l’autre cependant; car nous ne pouvons pas
affirmer une infinité de choses en même temps) de même aussi, par cette
faculté de sentir, nous pouvons sentir, autrement dit percevoir [sentire sive
percipere], une infinité de corps {c’est-à-dire l’un après l’autre <et non
simultanément, ce qui est impossible>)1.
Nous soulignons pour bien faire ressortir l’insistance avec laquelle
l’attention est portée sur le fait que la perception se fait à travers des chaînes
d’idées, car elle suppose un champ de différences et de relations2 qui ne
peuvent être affirmées toutes en bloc, mais une à la fois, une à la suite de
l’autre.
Le rapprochement entre ce passage du dernier scolie du De Mente et
l’axiome 4 nous contraint aussi à nous interroger sur l’articulation entre « le
sentir un corps affecté de beaucoup de manières » et « le sentir enveloppé
dans la perception d’une infinité de corps ». Nous sentons une infinité de
. choses, d’un grand nombre de manières et selon un grand nombre d’enchaî­
nements, ces sensations échoient toutes à un certain corps [quoddam
corpus]. La sensation enveloppe quelque chose comme un sens interne,
sans lequel le corps affecté ne pourrait être senti comme intéressé par les
modifications qui l’affectent. Cela explique aussi qu’un enchaînement,
n’est pas une simple série, empilement ou addition d’éléments (ce serait là
le confondre avec son image), mais qu’il est polarisé par une essence. C’est
pourquoi la connexion fait sens et le sens c’est l’enchaînement. Il ne peut
donc y avoir d’exclusion entre sens interne et sens externe, parce que l’un
ne va jamais sans l’autre, et que l’un revient à l’autre. Le corps senti est le
sens (interne) des enchaînements des perceptions (externes), la sensation
étant cette puissance même d’enchaîner les perceptions.
Si donc, par hypothèse, je n’étais qu’une seule et unique idée, il est à
parier que je ne sentirais rien de particulier, car je serais privé de ces dif­
férences nécessaires, sur le fond desquelles quelque chose peut s’avancer et
être discerné dans la clarté d’une perception, qui peut devenir le fait d’une

1.G.II. 133.28-32.
2. C’est la différence qui fait la relation, mais c’est la relation qui est première par rapport
aux différences que justement elle permet de déterminer à travers des enchaînements.
Autrement le spinozisme risquerait fort de se confondre avec un empirisme matérialiste,
duquel précisément il se démarque de manière décisive sur les questions touchant la
perception, son origine et son fonctionnement. Pour la sensation chez Hobbes, cf. Y. C. Zarka,
La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1987, en
particulier le chap. i de la première partie, p. 27-35 ; cf. aussi M. Malherbe, Trois essais sur le
sensible, Paris, Vrin, 1998.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 53

proposition articulée en sujet et prédicat. On pourrait alors parler d’un


sentir sans objet défini, d’une pure affirmation d’existence. Est-ce à dire
que ne signifiant rien de particulier, la sensation ne signifierait rien du tout,
qu’elle serait elle-même absolument insignifiante? Non pas. L’idée-
sensation, c’est-à-dire la réalité intrinsèquement affirmative de l’idée, est
signifiante sans avoir de signification. Elle affirme, ouvre à ce qui est en
présence. Elle signale la présence avant même de déterminer ce qui est en
présence. À quelque degré que ce soit, toute sensation, pour être sentie
comme sensation de quelque chose de déterminé, a besoin d’une connexion
et d’un enchaînement dans et par lesquels elle assume sa signification:
ceci, qui est rouge, c’est-à-dire non-blanc, non-noir, non-vert...1. La
sensation est cette connexion même.

Le CHEVAL AILÉ

On pourrait objecter que Spinoza semble dire le contraire quand il


propose une autre expérience de pensée : l’enfant qui ne perçoit rien d’autre
qu’un cheval ailé2. À première vue, l’hypothèse ressemble à celle du TIE,
§78. L’esprit n’y est-il pas considéré comme ne percevant qu’un cheval
ailé et rien d’autre [nec aliud]3? De plus, Spinoza ne le dit-il pas lui-même :
«qu’est-ce que percevoir un cheval ailé, si ce n’est affirmer les ailes du
cheval?»4, c’est-à-dire affirmer du sujet «cheval» le prédicat «ailé».
Alors, demandera-t-on, affirmer n’est-ce pas toujours affirmer un idéat
déterminé, à savoir tel prédicat (les ailes) de tel sujet (le cheval) ?
On commencera par observer que l’hypothèse qui est ici forgée
concerne tout d’abord un enfant \puerum], et ceci pour bien laisser entendre
que son esprit ignare n’a pas les moyens de nier par d’autres idées
l’existence du cheval ailé qu’il se représente. Cela suppose implicitement
que l’enfant ne puisse pas être ignorant au point de ne pas savoir ce qu’est
un cheval, ce que veut dire voler, etc. ; autrement dit, il devra avoir déjà une
certaine expérience. Le fait que Spinoza parle ici de puer plutôt que de
infans n’y est sans doute pas étranger. Ce n’est qu’ensuite, et comme une
généralisation de cette hypothèse, qu’il considérera un esprit humain
quelconque ne percevant que l’idée d’un cheval ailé, ce qui lui permettra de
répondre à ses adversaires sur la nature affirmative de toute idée. L’exem-

1. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, en


particulier le chap. I « La sensation » de l’Introduction, p. 9-19, et le chap. I de la IIe partie « Le
sentir »,p. 240-280.
2. « Concevons un enfant [puerum], imaginant un cheval ailé, et ne percevant rien d’autre
[nec aliud quicquampercipit) » ; £ü, 49 (G.II. 134.16-17).
3. Ibid. (G.n. 134.32).
4. G.n. 134.30-31.
54 SENSAT10

pie du cheval ailé n’est pas la réplique de l’hypothèse qui contemple l’idée
en soi comme si elle était seule et unique dans l’esprit, car l’idée du cheval
ailé doit en supposer d’autres pour pouvoir être formée. Il s’agit alors plutôt
d’une idée, qui, une fois formée, ne doitplus être jointe à d’autres.
Il y a plus pour s’en convaincre. Dans ce passage il n’est nullement
question de sensation, ni de sentir, mais de perception. Cela indique qu’il
s’agit d’une idée considérée en rapport à 1 ’ objet extérieur qu’ elle représente
et affirme comme présent et non de l’idée rapportée à son sentiment interne.
Alors que la sensation propre à l’idée considérée en elle-même ne faisait
qu’affirmer la simple présence de quelque chose qu’il s’agissait d’isoler de
toute relation, l’idée du cheval ailé forge, en une même idée, l’idée des ailes
et l’idée de cheval préalablement connues, enchaînant la première comme
le prédicat de la seconde. En somme, alors que l’idée en soi ne fait qu’affir­
mer de manière encore indéterminée, celle du cheval ailé est déjà le résultat
d’un certain enchaînement.
Ces deux hypothèses sont en fait différentes : celle du monoïdéisme ne
présuppose absolument aucun enchaînement; celle du cheval ailé présup­
pose un certain nombre d’idées produisant une certaine idée. Loin de
s’invalider ou de s’exclure l’une l’autre, elles confirment la même doctrine.
Simplement la première porte sur l’aspect intrinsèque (présentatif) de
l’idée, la seconde sur l’aspect extrinsèque (re-présentatif, ou prédicatif)
d’une idée déterminée par un enchaînement1.
La sensation ou l’idée en soi, autrement dit ce que l’esprit ressent du
corps dans chacune de ses affections, n’est autre que le renvoi d’une idée à
l’autre. Affirmer, au sens de renvoyer, impliquer, ou encore envelopper,
constitue l’essence même de l’idée, savoir l’acte d’affirmer l’existence du
corps [corpus quoddam]. La formation d’une idée tient à la capacité que
l’esprit a d’enchaîner, c’est-à-dire d’inférer - d’où tout le sens d’une
expression comme concludi, sive percipi. Aussi l’idée en soi comme
sensation est moins l’unité irréductible d’une pensée que l’acte même de
distinguer, ou d’affirmer une relation d’idées. Percevoir, c’est toujours
affirmer une relation.
Ainsi compris l’esprit humain se laisse davantage lire comme un champ
de connexions d’idées qui s’enchaînent et s’affrontent selon des forces,
dont le sens nous échappe le plus souvent parce que nous en ignorons les

1. On ne confondra pas non plus T idée/sensation et l’idée simple. L'idée simple est un
conceptformé en vertu de la seule puissance de l’entendement, ce qui fait dire à Spinoza que
«les pensées simples ne peuvent pas ne pas être vraies», car «tout ce qu’elles contiennent
d’affirmation égale leur concept et ne s’étend pas plus loin». Ainsi rien ne s’oppose à ce
qu’une idée simple puisse être composée d’autres idées, alors que l’idée/sensation constitue
simplement l’unité expressive d’une pensée, ce qui fait qu’une idée se lie ou renvoie
naturellement à une autre.
SENSATION ET ÉTONNEMENT 55

causes *. Tout se passe comme si Spinoza prenait à contre-pied la position


des empiristes comme Hobbes et plus tard Hume : ce qui est premier, et ce
qu’il faut donc penser en premier, ce ne sont pas les perceptions, qui sont
déjà le résultat d’une activité de pensée, mais leurs relations ou la nature des
connexions qui les gouverne2.
Ce que nous nommons comme étant la sensation de rouge est second
par rapport à la perception de la distinction entre la tache et le fond sur
lequel elle repose - distinction, contraste, qui ouvre à la possibilité d’une
qualification. La sensation, comme affirmation nue, n’est rien d’autre que
cette ouverture à la signification du «rouge», qualification ou contenu
représentatif de l’idée, qui ne peut être donné que dans l’enchaînement qui
la fait connaître. La sensation, comme on le verra plus précisément quand
on abordera la nature de l’image, est alors plutôt en elle-même l’index de ce
qui en chaque idée constitue la brisure d’un continu et une disposition au
sens et à la connaissance, dont le genre dépend du mode d’inférence ou de
connexion dans lequel les pensées s’enchaînent. La sensation n’est alors
pas l’élément premier ou la source de la connaissance, elle est plutôt le
sentiment qu’une distinction se fait3. C’est l’acte même de la distinction
propre à l’idée qui fait sensation : «ceci (ce rouge) ! » - c’est-à-dire Veffet-
contraste du plan et de la tache, qui fait que quelque chose est distingué ou
perçu, comme étant tel rouge. Avant on ne distingue rien. Le KV avait usé
d’une métaphore semblable pour expliquer la singularisation de l’essence
et son émergence dans l’existence particulière : «si le mur est tout blanc,
rien ne se distingue, ni ceci, ni cela»4. On peut comprendre à présent que
l’existence de l’essence émerge comme sensation.

1.La notion de «champ» n’est pas nouvelle dans l’exégèse spinoziste. Alexandre
Matheron l’a utilisée pour caractériser la complexité de «la mémoire, qui met à notre
disposition un capital d’idées, sinon illimité, du moins pratiquement inépuisable», ce qui lui
fait dire que «notre puissance de penser de notre esprit est [...]très grande: notre champ
perceptif contrairement à celui des “âmes” plus rudimentaires, déborde largement l’instant
présent » ; cf. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 67 ; avec un tout autre
relief, elle a été reprise pour unifier sans uniformiser la varietas des domaines d’explication
de l’expérience (le langage, les passions, l’histoire), la notion de champ servant ici de
contrepoint à la notion de «circularité close» typique de l’éthique radicale des premiers
écrits ; cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l'éternité, p. 225-486.
2. On remarquera par ailleurs que c’est exactement ce que commence par faire le TIE:
distinguer les différents modes de perception, afin d’orienter l’esprit vers celui qui lui
convient le plus.
3. Nous verrons par la suite que la distinction se fait selon deux modalités bien
différentes : l’opération et l’action, qui engagent deux modes d’inférence différents - à savoir
la connaissance par images et signes (imaginatio, opinio), et la connaissance par la cause
(ratio, scientia intuitiva).
4. KV, n, 20, n. 3, point 8° (G.1.97.17 ; KVIM. 308.27). Sur ce point, qui concerne à la fois
la théorie de la perception et le rapport entre l’essence et l’existence, un rapprochement avec
56 SENSATIO

La sensation annonce. Elle renvoie à cette perception dont elle ne peut


être distinguée qu’en raison, puisque de facto elle y est naturellement
jointe. Aucune idée n'existe comme isolée, car rien n’existe comme abso­
lument isolé en nature1. Toute idée existe toujours comme enchaînée à
d’autres idées, sans lesquelles elle ne pourrait pas faire sens, selon une
certaine connexion (récit, raisonnement, déduction, démonstration),
constituant un certain ordre d’idées.

les positions de Ch. S. Peirce peut être intéressant ; cf. C. Tiercelin, « Que signifie : voir rouge ?
La sensation et la couleur selon Peirce », Archives de Philosophie, 47,1984, p. 409-429.
1. L’intégrale intelligibilité du réel et le synéchi sme ne sont que les deux faces de la même
conception de l’être. Inutile de rappeler que le commentaire de Gueroult s’ouvre et se fait
guider par le premier de ces deux principes comme par «le plus sûr des fils d’Ariane»:
« l’intelligibilité totale de Dieu » (ou « des choses »), ou encore « l’absolue compréhensibilité
de Dieu » sont pour lui le chiffre même du rationalisme absolu de Spinoza vis-à-vis de ses
contemporains (Descartes, Malebranche, Leibniz), ici doublement compris comme un
«savoir et une religion absolus» selon l’expression restée célèbre d’une «mystique sans
mystère», censée combler d’un même mouvement à la fois l’intelligence et le cœur;
cf.Spinoza. Dieu, t.I, Paris, Aubier Montaigne, 1969, p. 9-13. Sur les traces de Gueroult,
Alexandre Matheron a à son tour souligné ce point avec force : dès le début de son livre de
1969, il en fait un « principe fondamental », voire « le leitmotiv de VÉthique » depuis l’axio-
matique de la première partie : « tout est intelligible, de part en part et sans aucun résidu » ; par
ailleurs il insiste aussi sur la continuité qui lie les différents degrés de réalité des individus;
cf. Individu et communauté chez Spinoza, p. 9-10 ; Pierre-François Moreau préfère retenir la
valeur programmatique de ce principe ; cf. Spinoza. L’expérience et l'éternité, p. 220, n. 2. Fil
d’Ariane ou leitmotiv, fondement ou programme, ce principe ne prend tout son sens que
quand il est compris dans une conception continuiste (synéchiste) de la nature.
Deuxième section

UNION ET SENSATION

Chapitre ni

« QU’EST DONC CETTE SENSATION? »

Que la sensation doive être située au cœur même de l’idée, comme


Yanimus d’un esprit, voilà ce qui ressort de cette première incursion dans le
TIE. Mais ce n’est certes pas tout, ni même sans doute l’essentiel. Nous
l’avions déjà fait remarquer : avec l’esprit la sensation enveloppe aussi un
rapport avec le corps. Il est temps désormais d’y venir.
La première occurrence du terme sensatio dans le TIE est au paragraphe
21, qui expose le troisième des quatre modes de percevoir dont on peut faire
usage pour affirmer ou nier quelque chose de manière indubitable, et par
lequel « l’essence d’une chose est conclue à partir d’une autre chose, mais
non adéquatement, ce qui advient ou bien lorsque de quelque effet nous
inférons la cause, ou bien lorsqu’elle est conclue de quelque universel,
toujours accompagné par quelque propriété»1. L’exemple donné pour
éclairer ce mode de perception est le suivant :
Après avoir clairement perçu [Postquam clare percipimus] que nous
sentons tel corps [nos taie corpus sentire], et nul autre, de là nous en
concluons clairement [clare concludimus], dis-je, que l’âme est unie8 au
corps [animam unitam esse corpori], union qui est cause de cette sensation
[quae unio est causa talis sensationis] ; mais h qu’est donc cette sensation,
et cette union, nous ne pouvons pas à partir de là l’entendre absolument2.

1.77£,§ 19 (G.II. 10.16-19).


2. TIE, § 21 (G.II. 11.4-8). Les traductions qui ont été proposées de ce passage peuvent
prêter à confusion. Ch. Appuhn, A. Koyré, R. Caillois, A. Scala traduisent quae unio est causa
talis sensationis comme une subordonnée dépendante de concludimus, laissant entendre que
l’union comme cause de la sensation est une conclusion faite à partir de la sensation, au même
58 UNION ET SENSATION

L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS

Ce texte pose d’emblée ce dont il est question avec la sensation : l’union


de l’âme et du corps. Tout en avouant sa partielle obscurité, Bernard
Rousset mesure toute l’importance de ce passage, y entrevoyant (à raison) :
le chemin d’une ontologie des choses et des actions appréhendées en leur
racine : on voit que Spinoza, conclut-il, soulève ici une double question
abyssale, obscure pour nous, peut-être, mais décisive pour toute sa
Philosophie, voire pour toute la philosophie1.
L’enjeu est en effet de taille: la sensation est bien à la racine d’une
union, car, comme le dit Spinoza dans la première partie de la note g : « par
cette union [per illam unionem] nous n’entendons rien en dehors de la
sensation elle-même»2. Que l’idée d’union soit fondamentale pour le
Spinozisme, il est presque inutile de le rappeler, tant elle traverse toute sa
pensée, de « la connaissance de l’union que l’esprit a avec la Nature toute
entière»3, dont il est question dans le TIE, à l’effort suprême de l’Esprit
[summus Mentis conatus], dont nous parle la dernière partie de Y Ethique,
où il nous sera dit aussi que « nous sentons et expérimentons que nous
sommes étemels»4 et que «l’Esprit ne sent pas moins les choses qu’il
conçoit en comprenant [quas intelligendo concipit] que celles qu’il a en
mémoire»5. Qu’il perçoive ou qu’il conçoive, l’esprit n’en demeure pas
moins, dans l’idée qu’il est, une certaine sensation - autre manière de dire
que, inadéquate ou adéquate, l’idée possède toujours une certaine teneur
affective6. Il faut donc revenir au problème concernant la nature du sentire
et l’union de l’âme et du corps qui y est impliquée, un des points d’achop­
pement avec le cartésianisme, pour lequel, ce que l’âme sent d’elle-même,
comme pour ainsi dire en son for intérieur, n’aurait nul besoin de passer par
le corps7.
titre que l’union elle-même. B. Rousset rend correctement la relative, mais il oublie de
traduire le premier clare. La traduction de B. Pautrat (Traité de l’amendement de l'intellect,
Paris, Allia, 1999, p. 39-40) est la plus fiable.
1. T1E/R. 192.
2. G.H. 11.26-27.
3.77E,§ 13 (G.H. 8.26-27).
4. £V, 23 sc (G.H. 296.4).
5. Ibid. (G.n. 296.4-6) ; on pourrait dire quam quas imaginando percipit. Notons que
c’était déjà la position de Spinoza dans le TIE\ au § 84, on parle de « sensations fortuites [de
l’imagination], qui ne naissent pas de la puissance même de l’esprit, mais de causes
extérieures » (G.1.32.6-8)-ce qui veut dire qu’il y a bien aussi des sensations qui proviennent
de la puissance même de l’esprit.
6. On peut donc avancer l’idée que l’entendement sent les essences dans la mesure où il
les conçoit.
7. Sur ce dernier point Spinoza démontrera au contraire que « L’Esprit ne se connaît pas
lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps» (£H, 23). La
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 59

Dans ce cadre, le paragraphe 21 du TIE revêt une importance


particulière, car on y présente une perception où l’essence d’une chose est
conclue à partir d’une autre, c’est-à-dire, lorsque d’un effet nous en
inférons la cause, ne comprenant de celle-ci rien d’autre que ce qui est
considéré dans l’effet1. Les verbes colligere et concludere indiquent claire­
ment que la perception s’apparente à une inférence ; c’est un point essentiel,
qui sera confirmé plus tard dans l'Éthique : percevoir, c’est tirer des conclu­
sions2. Cet aspect est d’ailleurs tout à fait conforme à la thèse spinoziste
selon laquelle toute idée a sa cause non dans l’objet dont elle est l’idée, mais
dans une autre idée. Autrement dit, toute idée, en tant que mode, est a priori
l’effet d’une autre idée, ou l’idée d’une idée, ou de plusieurs autres qui en
constituent comme les prémisses ou les causes3.
Cette conception mine toute idée selon laquelle la connaissance aurait
son origine dans les sens suivant le principe que rien ne saurait être dans
l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens, et qu’une connaissance serait
ou bien déterminée par une autre connaissance ou bien par un objet tran­
scendantal. Sur le premier point Spinoza affirme que l’imagination n’est
pas la source de la connaissance, mais un de ses modes (ce qui est bien
différent); sur le second, que si nous n’avons nul pouvoir de distinguer
entre une perception dite première et celle produite par une autre idée, la
raison réside dans le fait que nous ignorons le plus souvent les causes qui
nous déterminent à telle ou telle perception, et donc avons tendance à
prendre des effets pour des causes.
Pour l’heure, la perception dont nous parle Spinoza est une perception
marquée par la partialité de la connaissance inadéquate de l’effet dont elle
est tirée. La clarté de la sensation n’est donc pas en elle-même suffisante
pour produire une conclusion adéquate, bien que l’union de l’âme et du
corps soit effectivement impliquée et correctement aperçue comme étant
en cause dans la sensation. C’est pour cette raison que, tout en étant
« certaine » [certa], la conclusion « n’est pas malgré cela assez sûre » [non

conception de la sensation a comme référence théorique Descartes CMéditations VI, Lettres à


Elisabeth de 1643 et Principes 1,46; IV, 189, 190 et 191 ; les Objections de Gassendi et de
Hobbes et les Réponses de Descartes) ; Hobbes, Léviathan I, chap. 1 et 2. Pour une contextua­
lisation des positions de Spinoza, cf.B.Rousset, Spinoza lecteur des Objections faites aux
Méditations de Descartes et de ses Réponses, Paris, Kimé, 1996, en particulier p. 35-43.
1. Cf. TIE, § 21, n./(G.n. 10.29).
2. Cf. par exemple l’expression concludi, sivepercipi dans El, 23 dem (G.H. 67.2).
3. D’où la question : existe-t-il, dans l’ordre de l’imagination, quelque chose comme des
perceptions absolument premières ou des sensations brutes [sensationes, impressiones),
autrement dit des perceptions qui ne seraient pas elles-mêmes des conclusions ou le produit
d’inférences? On verra que les perceptions dites premières ne sont que des inférences qui
s’ignorent.

f
60 UNION ET SENSATION

tamen satis tuta est]1, car, si la cause est perçue clairement [clare], elle ne
l’est pas distinctement parce que la nature de la sensation et celle de l’union,
en raison même du type d'inférence, échappent à une connaissance
adéquate.
Pour le dire dans les termes de Y Éthique : de l’idée de l’idée d’un certain
corps (c’est-à-dire de la perception que nous sentons tel corps) ne suit ni la
connaissance adéquate de ce qu’est une sensation (idée de ce corps en moi),
ni de ce qu’est l’union de mon âme et démon corps pourtant impliquée dans
cette sensation. Ce que je ne connais pas adéquatement, tout en percevant
clairement leur implication, c’est donc à la fois la nature de la sensation
elle-même (l’idée que j’ai d’un corps qui m’affecte) et la nature de l’union
âme-corps (1 ’ idée du corps queje suis).
Il reste que la sensation puise ainsi sa source dans la nécessité de la
relation entre l’idée que je suis et l’idée que j’ai, car ce que je sens n’est
jamais simplement l’une ou l’autre de ces idées, mais l’une et l’autre, ou
l’une avec l’autre, sans qu’il me soit donné par ce mode de perception de
savoir exactement ce qu’elles sont: «qu’est donc cette sensation, et cette
union, nous ne pouvons pas à partir de là [c’est-à-dire la sensation] l’enten­
dre absolument »2. La raison en est donnée dans la note g :
par cette union nous n’entendons rien en dehors de la sensation elle-
même3.
En effet, l’idée du corps que je suis (la sensation) n’est jamais comprise
que dans et par l’idée du corps que j’ai (la perception), d’où le danger
extrême de ce genre d’inférence rappelé dans la note h, qui conclut sur la
nature de l’union, enveloppée dans la sensation, à partir d’un modèle très
souvent imaginaire de la sensation elle-même :
Une telle conclusion, bien que certaine, n’est pas malgré cela assez sûre,
sauf pour ceux qui y prennent garde au plus haut point. Car s’ils n’y
prennent garde avec le plus grand soin, ils tomberont immédiatement dans
l’erreur; en effet, là où l’on conçoit ainsi abstraitement les choses, et non
par leur essence vraie, on est tout de suite confondu par l’imagination. Car
ce qui est en soi un, les hommes se l’imaginent être multiple. Car aux
choses qu’ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils
imposent des noms qui sont employés par eux pour signifier d’autres
choses plus familières ; d’où il arrive qu’ils imaginent celles-ci de la même

1.77E, §21,n.A(G.n. 11.29).


2.77£,§21(G.II.11.7-8).
3. G.H. 11.26-27.
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 61

façon dont ils ont l’habitude d’imaginer celles auxquelles ils ont d’abord
imposé ces noms1.
Il n’est pas dit que l’erreur se fasse nécessairement ni toujours : on n’y
tombe que si on ne s’arme pas de la plus grande prudence. C’est avouer
à quel point l’erreur est courante. Aucun exemple n’est donné pour
l’illustrer2. Il est possible néanmoins d’y lire une critique de la repré­
sentation dualiste de l’union de l’âme et du corps, dont on croit qu’ils sont
deux alors qu’ils sont une seule et même chose3. La confusion porte en effet
sur la nature de l’idée que Descartes, se l’imaginant comme une peinture
sur un tableau, distinguait de l’acte affirmatif de la volonté4. C’est ainsi
que, joignant au mot général « idée» l’image commune et familière d’un
tableau, la nature de l’idée se confond avec ce qu’elle n’est pas, et se sépare
de ce qu’elle est, à savoir une affirmation.
De même, la confusion de l’ordre de l’étendue et de la pensée mène à la
fiction de leur séparation radicale, et donc à l’impossibilité d’en compren­
dre distinctement l’union, pourtant manifestée par la sensation. Comment
en effet l’âme pourrait-elle sentir si l’esprit n’était pas uni au corps? Mais
comment pourrait-elle l’être par une union, c’est-à-dire une interaction,
dont le milieu est encore imaginé comme corporel? Il faut donc conclure
sur ce point, qu’à propos du mot «idée», il est arrivé à Descartes ce que
Spinoza, plus bas dans la note z, expliquera qu’il arrive souvent à celui qui
se souvient du mot « âme » et en même temps forme une image corporelle;
ces deux objets étant alors représentés ensemble, il croira facilement qu’il
imagine et se figure une âme corporelle, ne distinguant pas le nom de la
chose elle-même.
Descartes lui-même ne semble pas avoir échappé à ce genre d’ambi­
guïtés. S’il est vrai, à vouloir suivre la Méditation V7, que l’union est
apprise par les sensations de faim, de soif etc., c’est-à-dire par quelque
chose comme un « mélange de l’esprit avec le corps »5, le problème se pose
de penser de manière claire et distincte la nature de ce mélange. Trois

1.G.n. 11.29-35.
2. Pour cette raison sans doute cette note a été considérée souvent comme obscure ; cf. par
exemple, H. H. Joachim, Spinoza’s Tractatus de Intellectus Emendatione. A Commentary,
p. 30, n. 1.
3.A.Koyré y reconnaît bien une attaque contre Descartes, mais ne l’explique pas
davantage; B.Rousset ne croit pas bon de développer l’argument anticartésien, mais
s’intéresse à la fonction de signe qu’assumeraient les mots (cf. TIE/R. 192-193).
4. « En sorte que la lumière naturelle me fait connaître évidemment, que les idées sont en
moi comme des tableaux, ou des images » ; R. Descartes, Méditations III (AT. IX. 33). Sur la
notion d’idée comme un tableau, cf. M. A.Gleizer, «Spinoza y la idea-cuadro cartesiana»,
Revista latinoamericana defilosofia, 24 ( 1 ), p. 41 -54.
5. AT. IX. 64.101. Permixtione mentis cum corpore, dit la version latine
(AT. VU. 81.102).
62 UNION ET SENSATION

textes, à cet égard, sont symptomatiques : la Lettre à Hyperaspistes d’août


1641, où il est dit que : « si, en effet, par corporel on entend tout ce qui peut,
en quelque manière que ce soit, affecter le corps, l’esprit en ce sens devra
aussi être dit corporel»1; la Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643, où
Descartes explique qu’on doit essayer de concevoir l’union de l’âme et
du corps à l’image de la pesanteur et de l’étendue dans la physique
scolastique; et ainsi attribuer à l’âme une sorte de matérialité : « Mais, puis
que Votre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matière &
de l’extension à l’ame, que de luy attribuer la capacité de mouvoir un corps
& d’en estre mue, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement
attribuer cette matière & cette extension à l’âme; car cela n’est autre chose
que de la concevoir unie au corps »2; enfin dans la Lettre à Amauld du 29
juillet 1648, Descartes écrira : « Car si par corporel nous entendons ce qui
appartient au corps, encore qu’il soit d’une autre nature, l’âme peut aussi
être dite corporelle, en tant qu’elle est propre à s’unir au corps » 3.
Certes, Descartes s’empresse de préciser dans la première lettre que
l’âme n’est pas corporelle au sens de ce qui est composé de cette substance
qu’on appelle corps4; tout comme, dans la deuxième, d’affirmer que
« l’extension de cette matière [le corps] est d’une autre nature que l’exten­
sion de cette pensée [l’âme], en ce que la première est déterminée à certain
lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la
deuxième »5. Toujours est-il que dans la Lettre à Morus du 15 avril 1649, il
distingue entre une «étendue de substance» et une «étendue de puis­
sance », cette dernière relevant de l’âme : « Quant à moi, je ne conçois ni en
Dieu, ni dans les anges, ni en notre esprit une étendue de substance, mais
seulement une étendue de puissance » 6.
On ne peut manquer de relever les ambiguïtés de ces distinctions, qui
semblent bien être coextensives à la pensée cartésienne7. Elles ont pour

1. Si enim per corporeum, intelligatur id omne quodpotest aliquo modo corpus afficere,
mens etiam eo sensu corporea eritdicenda (AT. III. 424.26-29).
2. AT. ID. 694.15-21.
3. Si enim per corporeum intelligamus id quod pertinet ad corpus, quamvis sit alterius
naturae, mens etiam corporea dicipotest, quatenus est apta corpori uniri (AT. V. 223.7-10).
4. Sed si per corporeum intelligatur id quod componitur ex eâ substantiâ quae
vocatur corpus, nec mens, nec etiam ista accidentia, quae supponuntur esse realiter a
corpore distincta, corporea dici debent: atque hoc tantum sensu negari solet mentem
esse corpoream (AT. IH. 424-5.29-3). La fin du paragraphe (lignes 3-17) de cette lettre
présente la même doctrine des Passions de l’âme I, art. 27 dont Spinoza dénoncera les
contradictions dans £ V, praef.
5. AT. ID. 694.24-28.
6. Quantum autem ad me, nullam intelligo nec in Deo nec in Angelis vel mente nostra
extensionem substantiae, sed potentiae duntaxat (AT. V. 342.13-15).
7.Cf.M.Merleau-Ponty, L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et
Bergson, Paris, Vrin, 1968, en particulier la Leçon H, p. 13-16. : « l’union ne peut être connue
« QU'EST DONC CETTE SENSATION ? » 63

cause une confusion quant à la nature de l’idée : prendre le nom général et


l’image commune qui lui est attachée pour la chose, c’est en effet forger
une fiction de son essence. En règle générale, imaginer revient donc non
seulement à séparer ce qui est uni, mais aussi à unir ce qui est séparé. La
distinction réelle entre l’âme et le corps en est un cas.
Revenons au texte du §21 du TIE. La deuxième partie de la phrase
de la note g est plus problématique. Sa difficulté repose sur un désaccord
touchant la lettre du texte entre les OP et ce que conduit à lire le texte des
NS. Voici le texte latin, dont on a déjà vu la première partie :
Nam per illam unionem nihil intelligimus praeter sensationem ipsam,
effectus <effectum> scilicet, ex quo causant, de qua nihil intelligimus,
concludebamus
Au moins deux lectures sont possibles selon que l’on opte pour le
génitif des OP effectûs, ou bien l’accusatif effectum à partir des NS, adopté
par SaisseL Comment traduire, comment comprendre? Rousset opte pour
le génitif retenu par Gebhardt, et traduit : « Car, par cette union, nous n’en­
tendons rien en dehors de la sensation elle-même, à savoir celle de Peffet
[au lieu de Peffet simplement] à partir duquel nous concluions une cause,
dont nous n’entendons rien » 2. Rousset déplace donc l’inférence causale de
la sensation elle-même comme effet [effectum] vers son objet pris comme
effet [effectus]. Celle-ci ne consisterait plus à inférer l’union, déjà donnée
dans le sentir, mais « à poser comme cause de ce sentir dans cette union une
action du corps (fait ici de trajets nerveux et de traces cérébrales) sur l’âme
(faite d’idées) ». Ainsi l’union sentie dans la sensation serait scindée dans la
représentation inadéquate de l’union elle-même, et reconstruite selon un
modèle imaginaire (l’influence réciproque du corps sur l’âme et de l’âme
sur le corps via les esprits animaux)3.

que par l’union [...J Descartes ne soutient [...] nulle part qu’on puisse penser l’union. 11 n’y a
rien à en dire. Les notions qu’il introduit à ce propos sont mythiques au sens platonicien du
mot : destinées à rappeler à l’auditeur que l’analyse philosophique n’épuise pas l’expérience»
(p. 15). Elle ne l’épuise certes pas, mais elle ne la rend pas moins obscure.
1. G.Ü. 11.26-28. B. Rousset (TIEfR. 190-192) a le mérite non seulement de signaler la
variante, mais d’assoir son choix éditorial sur une analyse et des considérations philo­
sophiques. A. Koyré, tout en signalant en note les deux versions, préfère lire selon la lettre des
OP et suivre Auerbach contre Saisset ; cependant le sens de sa traduction reste ambigu, car elle
ne lève pas la difficulté de savoir si l’effet doit être considéré comme l’objet de la sensation
(effectus), ou bien comme une apposition à unionem et sensationem (effectum); A.Scala
tranche sans commentaire pour le génitif des OP, puis traduit comme s’il s’agissait d’un
accusatif ; R. Caillois ne signale pas non plus son choix et traduit en suivant l’accusatif des NS.
B. Pautrat, après avoir discuté les raisons de Rousset, se range à la version des NS.
2. TIEfR. 69.
3. Spinoza semble ici vouloir prévenir ce qu’il dénoncera dans E H, 10 scolie, comme
relevant d’un mauvais ordre du philosopher, commençant par les perceptions des objets des
64 UNION ET SENSATION

Reste à penser la nature de la sensation en tant que telle, dont la clarté


visiblement ne suffit pas pour en dégager un concept adéquat. Dès lors,
c’est à l’être de la sensation elle-même qu’il faut porter attention, non pas
en tant qu’effet dans l’âme de son union avec le corps, mais en tant
qu’expression de l’union elle-même. Au cœur du sentir, c’est la nature
même de notre être qui est concernée. Il se modifie avec son objet (et non à
cause de son objet). S’il est vrai que l’idée est en soi une sensation, il est vrai
aussi que la nature intrinsèque de celle-ci s’accompagne de ce dont elle est
l’idée, l’objet auquel elle est unie.

La sensation du vrai
C’est exactement la valeur intrinsèque de l’idée qui est sentie dans la
certitude de 1 ’ idée vraie :
La certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même; c’est-
à-dire, la manière dont nous sentons [sentimus] l’essence formelle est la
certitude elle-même '.
Le sentiment du vrai dépend exclusivement de la nature de l’idée. Ainsi,
la certitude n’est autre que la sensation donnée par l’idée vraie, savoir
l’essence objective elle-même. Quand Spinoza dit que la certitude n’est
autre que la manière dont nous sentons l’essence formelle, il faut d’abord
[prius] entendre l’essence formelle de la chose sentie dans l’essence
objective qu’est l’idée, et non l’essence formelle de l’idée de la chose;
autrement, on ne comprendrait plus que pour savoir que je sais je dois
d’abord [prius] savoir: savoir de manière certaine quelque chose, c’est-
à-dire en avoir une idée vraie, c’est avoir l’idée adéquate de cette chose, ou
son essence objective, c’est-à-dire sa définition. À cette seule condition il
est possible de comprendre que la vérité n’a besoin d’aucun signe à part
l’idée vraie elle-même. Autrement dit, la certitude d’avoir l’idée vraie
du cercle ne réside pas dans l’idée de l’idée du cercle (ainsi que le suggère
Rousset2), mais directement dans l’idée vraie ou essence objective du
cercle. La sensation du vrai appartient à l’idée vraie, car la vérité pour être
sentie n’a nul besoin d’une autre idée en dehors de l’idée vraie elle-même :

sens, sur le modèle desquelles serait ensuite pensée la nature divine, c’est-à-dire la
construction d’une métaphysique et d’une théologie sur la base d’inférences faites à partir
d’une conception inadéquate des choses naturelles. Au-delà du cartésianisme, c’est toute
approche de type empiriste, matérialiste et/ou idéaliste, qui est ici écartée, puisque ces
démarches préjugent toutes de la nature de ce qu’elles posent en premier.
1.77£,§ 35 (G.H. 15.7-9).
2.Cf.TIEfR.234, point 1. Sur cette question, cf.A.Matheron, «Idée de l’idée et
certitude», Méthode et métaphysique. Travaux et documents du Groupe de Recherches
Spinozistes, n° 2, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p. 93-104.
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 65

admettre en effet que la certitude, à savoir la manière dont nous sentons


l’essence formelle [modus quo sentimus essentiam formaient] du cercle,
consiste en l’idée de l’idée du cercle, c’est faire de la sensation quelque
chose de plus que l’idée vraie du cercle. Le vrai n’a pas besoin d’autre chose
que de lui-même pour être senti : l’idée vraie ou essence objective de la
chose se manifeste d’elle-même.
En somme, l’idée est «en odeur de vérité» par ses caractéristiques
intrinsèques, qui font que l’on goûte à la certitude de sa vérité en vertu de sa
nature mêmel. Et si l’idée vraie n’est pas sentie comme telle, cela n’est dû
qu’à des causes extérieures, ce que Alexandre Matheron a nommé «le
contexte imaginatif de l’idée »2. Ce dernier empêche que ce qui est certain
implicitement dans l’acte de comprendre le soit expressément dans la
forme qu’elle enveloppe (l’idée de l’idée). On comprend alors que le rôle
de Yemendatio consiste essentiellement à renforcer le sentiment du vrai,
pour le rendre éthiquement plus durable et fertile en enchaînements, en
expurgeant l’idée vraie de tout ce qui la gêne, l’empêche et fait obstacle à
son rayonnement. Ainsi, s’il nous arrive «psychologiquement» de douter
d’une vérité, ce n’est pas parce que l’idée, de vraie, serait devenue fausse ou
incertaine, c’est parce que son contexte imaginatif extérieur (fait de pré­
jugés, opinions, et de tous ces idola que Bacon avait su mettre en lumière)
l’assiège au point de nous en faire perdre la maîtrise, nous faisant prendre
une chose pour une autre dans un enchaînement qui ne découle plus de la
puissance de l’entendement, mais de celle de l’imagination.

Conscience et sensation
L’article de Matheron, souvent cité à juste titre pour la clarté de son
argumentation, lève la contradiction, qui n’est qu’apparente, entre 1 tprius,
dans son sens à la fois logique et chronologique, qui gouverne le rapport
entre l’idée et l’idée de l’idée dans le paragraphe 35 du TIE, et le simul de la
proposition 43 de la deuxième partie de Y Éthique. Ce n’est pas la thèse de
cet article que nous voudrions reprendre, avec laquelle on ne peut qu’être
d’accord, mais un point spécifique (qui est aussi textuel) sur lequel il

1. Il arrive à Spinoza de parler de « parfum de la vérité », comme dans sa critique des


Sceptiques au § 47 du TIE, qui se referme sur ces mots : « si bien qu’ils doivent à la fin se taire
[les Sceptiques], pour ne pas supposer par hasard que quelque chose sent la vérité» [quod
veritatem redoleat] (G.II. 18.16-18); nous soulignons. Par endroit Spinoza parle aussi de
«sensation gustative» de la vérité; ainsi dans le TTP, avec les expressions certitudinem
intellectus gustavit (chap. i; G.III. 16.18; ŒuvresTL1.82.1) et scientiae praestantiam
gustavimus (chap. rv ; G.III. 68.4-5 ; Œuvres ni. 204.13-14).
2. A.Matheron, «Idée de l’idée et certitude», p. 103. Dans nos termes, le contexte
imaginatif c’est l’ensemble des enchaînements conscients ou inconscients qui constituent
l’esprit comme activité pensante.
66 UNION ET SENSATION

s’appuie. Matheron comprend le modus, quo sentimus essentiam forma­


ient, comme « le mode de pensée par lequel nous avons conscience de
l’essence formelle » *. Le problème est de savoir si le sentir est toujours de
l’ordre d’un «avoir conscience de», ou bien si l’avoir conscience
accompagne l’idée comme idée de l’idée (cum-scientia) ? Dans le premier
cas, aucune différence ne serait envisageable entre la sensatio et Y esse
conscius (c’est la position de Matheron); dans le second, il y en aurait
peut-être une. Dans cette hypothèse, laquelle ?
Commentant le scolie de la proposition 43 d'Éthique II, Matheron écrit
que « celui qui a une idée vraie ne peut pas complètement ignorer qu ’ elle est
une intellection (il le sait au moins implicitement), car on ne peut pas
comprendre sans avoir plus ou moins conscience de comprendre au
moment précis où l’on comprend »2. La question de la certitude, telle que la
pose Spinoza, vise non seulement la conscience de la vérité de l’idée vraie
dans l’idée de l’idée vraie, mais bien celle de l’idée vraie elle-même : « qui
peut savoir qu’il est certain d’une chose, s’il n’est pas d’abord certain de la
chose?»3. Cette certitude est de l’ordre d’un sentir (ce sentir l’essence
formelle de la chose dont parlait le TIE) et pas «encore» d’une véritable
conscience.
Il faut s’entendre sur le sens de cet « encore » : si rien ne l’empêche, la
certitude consciente de l’idée de l’idée ainsi que l’idée vraie vont de pair.
Un sentire intelligens témoigne de l’union de l’entendement avec la vérité,
qui fait que l’entendement est à la fois le vrai et l’instrument du vrai. Mais,
ce qui est intéressant, c’est justement cette diérèse au sein du même qu’est
l’union, ou, comme ici, cette duplicité du même qui n’est pas sa simple
duplication. La sensation se loge très précisément entre l’être de l’idée et
l’idée de l’idée, non comme la transition de l’une à l’autre, mais comme
leur trait d’union même. Que voudrait dire, en effet, avoir une idée vraie
innée [data, innata], si nous n’étions pas capable de la connaître? Or
justement, les avoir c’est les connaître, c’est-à-dire les engendrer. Sentir le
vrai, c’est alors l’acte même de le produire. Sentir le vrai n’est pas autre
chose que sentir la nécessité du renvoi, de l’enveloppement, de l’impli­
cation interne entre l’effet et sa cause qui n’est autre que sa puissance de
production. C’est à partir de ce renvoi que la cause est comprise comme
cause de son effet, et non pas avant. C’est pourquoi on peut dire que la
sensation du vrai précède la conscience du vrai tout en l’enveloppant.
Ce sentir implique simultanément [simul\ une conscience de savoir,
sans être pour autant en soi conscience de ce savoir. Il est ce qui fait qu’on

l.Ibid., p.96,n.2.
2. Ibid, p. 101, point 3 ; nous soulignons.
3. EU, 43 sc (G.n. 124.13-14).
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 67

en est sans transition conscient dans sa forme (l’idée de l’idée). Ce sentir est
la racine même de la certitude, c’est-à-dire l’union de l’idée à l’essence de
la chose, et sa manière de s’annoncer dans l’esprit. Pour savoir qu’on sait il
faut d’abord que l’on sache, et ce prius du savoir qu’est l’idée vraie n’est
pas la conscience d’un savoir, bien qu’elle l’implique immédiatement.
Quand on parle chez Spinoza d’être conscient [esse conscius] et d’être
conscient de soi [conscius sui], il faut distinguer entre l’être conscient d’un
certain corps [corpus quoddam], qui se fait à travers les idées des affections
du corps (£11, 19), et l’être conscient de l’Esprit qui se fait à travers les
idées des idées des affections du corps (£11, 23) *. Aussi y a-t-il une
conscience immédiate et irréfléchie du corps donnée dans l’idée de l’affec­
tion, et une conscience tout aussi immédiate mais réfléchie de l’Esprit dans
l’idée de l’idée d’affection. Cette conscience de soi restant par ailleurs tout
à fait inadéquate.
On comprend que Spinoza tienne à cette distinction entre l’idée
d’affection et l’idée de l’idée de l’affection (qui par ailleurs, sont une seule
et même chose), pour permettre la définition du désir comme appétit avec la
conscience de l’appétit. L’appétit est désir aveugle, pur désir2. Sans objet
déterminé, ni sujet déterminé (car le sujet désirant n’est jamais déterminé
que par ses objets de désir) le désir sans conscience constitue ainsi le
primum de l’essence de l’homme. Il y a entre Vappetitus et la cupiditas la
même flexion qu’entre le primum de l’essence de l’Esprit humain (£ II, 11)
et ce qui arrive [contingit] dans l’objet constituant l’Esprit humain (£11,
12). Or, cet effort rapporté à la fois au Corps et à l’Esprit, c’est l’union de
l’âme et du corps, et cette union affirmée par l’appétit c’est Vidée-sensation
du corps3.

1. £11,19 et 23 ne parlent pas explicitement d’un être conscient, mais la démonstration de


£111,30 n’ hésite pas à les réunir sous un seul chef et à les traduire : « l’homme est conscient de
soi à travers les affections qui le déterminent à agir », sans pour autant en connaître les causes.
2. Pulsion, au sens de l’allemand Trieb, invite à comprendre Pierre Macherey, Introduc­
tion à l'Éthique de Spinoza- La troisième partie. Lavie affective,Paris, P.U.F., 1995,p. 81,n. 1.
3. Le but ici n’est pas tant celui de dégager une niche théorique pour accueillir l’hypo­
thèse d’idées inconscientes en vue de rattacher le spinozisme à une quelconque lecture
psychanalytique, mais de vérifier le jeu d’une distinction et d’une relation avant tout logique
puis phénoménologique entre la sensation et sa conscience. Car la sensation est à la fois ce qui
manifeste l’union (ce par quoi l’union est au moins aperçue ou sentie), et ce par quoi aussi
l’individu se distingue selon les deux aspects de son être, qui sont en vérité une seule et même
chose. La sensation est comme un signal, un accès à l’union de l’âme et du corps, qu’elle
contribue en même temps à distinguer - distinction au sein de la même chose, c’est-à-dire
idée-du-corps. L’union va avec elle, elle ne peut pas aller sans elle. La sensation mesure une
distance au sein de la même chose, et peut-être plus profondément au sein de la chose même.
L’imagination a du mal à comprendre la nature d’une chose comme pouvant être à la fois en
soi une seule et même chose tout en étant distincte sous un certain rapport. Les mêmes consi­
dérations valent pour la substance à la fois unique et infiniment différentiée dans ses attributs.
68 UNION ET SENSATION

S’il est vrai que le corps existe tel que nous le sentons, cela ne veut pas
dire qu ’ il existe aussi tel que nous en avons conscience1. Il faut tenir à cette
différence qui s’avère utile pour comprendre la redéfinition de la cupiditas
dans la première définition des affects. Le désir, en effet, n’est pas l’essence
nue, mais l’essence affectée.
Il est temps de considérer la nature de ce lien étroit entre ce que Spinoza
conçoit comme étant le primum de l’essence, qui est l’idée de quelque
chose de singulier existant en acte2 (à savoir le corps)3 et ce qui l’assigne à
la singularité de ses modifications4, au sens où il doit pouvoir manifester
ensemble l’union essentielle de l’âme et du corps telle qu’elle est encore
contenue dans les attributs de Dieu pendant qu’elle s’éprouve dans
l’existence de ses modifications. Ce qui constitue l’épreuve de ce que nous
sentons [sentimus] tiendrait au statut logique et phénoménologique de ce
lien entre l’essence et l’existence : lien qui les unit et en même temps les
distingue comme lieu d’une résonance affective marquant l’advenir même
de l’être de la chose finie que nous sommes.
Si Spinoza complète la définition du premier des affects, c’est bien pour
y inclure aussi la conscience, qui ne pourrait être comprise sans plier
l’essence dans sa modification. S’il n’y a pas de conscience en soi, c’est que
la conscience n’est jamais que l’idée qui accompagne quelque modification
survenue à l’essence. La conscientia comme réflexivité ou forme de l’idée
ne modifie donc pas l’affect, elle n’en est qu’un reflet, qui lui est unie
comme l’Esprit est uni au Corps.
Il y a donc deux manières de comprendre les phénomènes rapportés à la
conscience. Premièrement, dans l’ordre du premier genre de connaissance :
il y a un être conscient immédiat et irréfléchi du corps, qui se lit directement
au niveau de 1 ’ idée de 1 ’ affection du corps. Tel est le sens de 1 ’ axiome 4 de la
deuxième partie: «nous sentons qu’un certain corps est affecté de
beaucoup de manières ». Ainsi, l’homme pense et il y a bien un corps qui est
affecté. Pourquoi un certain (quoddam) corps et pas plusieurs? Pourquoi ne
sentons-nous pas autant de corps qu’il y a d’affections différentes? Ce
sentiment du corps, l’axiome 4 le laisse encore dans l’anonymat : il ne dit
1.N’est-ce pas le cas, par exemple, du bébé, dont Spinoza nous dit «qu’il vit tant
d’années comme inconscient [quasisui inconscius] de lui-même », alors que l’on ne peut pas
dire qu’il ne (se) sent pas ; cf. E V, 6 sc (G.Ü. 241.7-8).
2. EU, 11 : « Le premier qui constitue l’être actuel de l’Esprit humain n’est rien d’autre
que l’idée d’une certaine chose singulière existant en acte » (G.II. 94.14-15).
3.£ü, 13 : «L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un
mode de l’Étendue précis existant en acte, et rien d’autre » (G.II. 96.2-3).
4. £11,12 : « Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain doit être
perçu par l’Esprit humain, autrement dit, il y en aura nécessairement une idée dans l’Esprit;
c’est-à-dire, si l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est un corps, il ne pourra rien
arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Esprit » (G.II. 95.13-18).
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 69

pas en effet que ce que nous sentons est notre corps. Mais surtout il n’est pas
dit comment toutes les affections sont rapportées à ce certain corps. S’il est
vrai que l’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain n’est pas
simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées, comment cette
pluralité est-elle sentie comme concernant un seul et même corps? Spinoza
ne le dit pas, semblant présupposer qu’il y ait un sens cénesthésique du
sentir qui concerne le corps dans sa singularité, le qualifiant comme pôle
sensible d’un ensemble d’affections. Le corps est donc senti comme singu­
larité plurielle, c’est-à-dire comme rapport synthétique d’une multiplicité
sensible.
Pour essayer d’éclaircir ce point, il faut se souvenir que les parties
composant le Corps humain n’appartiennent pas à l’essence du Corps lui-
même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux autres leurs
mouvements selon un certain rapport précis; si donc les différentes
affections du corps sont senties comme étant les siennes, c’est que nous
devons sentir leur rapport constitutif, qui manifeste l’essence singulière du
corps affecté. Le sentiment du corps se donne donc aussi grâce aux rapports
qui en expriment l’essence. La variation et la distinction de telle ou telle
sensation, dont nous parle TIE, §21, ne peut alors se faire que sur fond
d’une teneur affective que l’essence du corps en tant que rapport exprime.
Tant qu’il concerne l’existence de telle ou telle affection, ce sentir est certes
inadéquat (partiel), mais dans la mesure où, comme on essaiera de le
montrer dans la partie V de Y Éthique, l’idée de l’essence étemelle du corps
appartient à ou constitue aussi l’essence de l’Esprit, il doit y avoir un
sentiment de l’éternité de l’essence de notre corps, accompagné de l’idée de
Dieu comme sa cause (« réelle » conscience de soi, qui se double toujours
d’une « réelle » conscience de Dieu).
S’il y a une conscience sans science, expression sans compréhension de
l’union de l’Esprit et du Corps *, il y a aussi un avoir conscience de soi ou de
son Esprit comme idée réfléchie de l’Esprit qui pense à l’idée qu’il a dans
l’idée qu’il est, sans relation à l’objet. Il suit donc que dans l’ordre de
l’expérience ou de l’imagination il ne peut y avoir idée d’idée s’il n’y a pas
d’abord [prius] idée du corps. Il faut sans doute prendre cette priorité au
sens à la fois logique, phénoménologique et chronologique : logique tout
d’abord, car l’homme est constitué d’Esprit et de Corps; phénoméno­
logique,, car l’Esprit n’existe et ne sait qu’il existe que s’il est uni au corps,
et donc toute réduction de l’homme à l’idée ou forme de son esprit suppose
le corps auquel il est uni ; chronologique enfin, car il y a bien des choses que
l’esprit affirme sans besoin de savoir qu’il les affirme, en revanche, il ne
sait qu’il les affirme que parce qu’ il les a d’abord affirmées. La raison en est
1. Cf. par exemple £HI, 9.
70 UNION ET SENSATION

connue : l’accompagnement de l’affection ou de l’affect par la conscientia


ne modifie pas la nature de l’affect lui-même : il n’y a, en effet, aucune
différence essentielle entre l’appétit et le désir; simplement, la conscience
de l’idée qu’on a, reposant sur l’ignorance des causes qui ont fait que nous
avons eu cette idée, devient le lieu d’un renversement psychologique, où
l’effet est pris pour cause libre de ses idées. C’est donc effectivement
l’accent mis sur la conscience, cette évidence de l’idée de soi qui a
l’apparence d’une intuition de soi dans l’isolement que lui procure son
ignorance, qui va produire l’illusion d’un sujet transcendantal libre comme
source de ses représentations. Être conscient de soi, dans le premier genre
de connaissance, ce n’est donc jamais connaître l’essence de l’esprit
humain telle que Dieu la constitue, mais seulement percevoir les idées des
affections du corps, dont la détermination complète échappe au témoi­
gnage de la conscience1.
C’est donc seulement et exclusivement pour le premier genre de
connaissance que l’on est autorisé à parler d’une « conscience-sujet» et, à
partir delà, aussi de l’illusion d’une liberté de la conscience2. C’est l’occa­
sion pour remarquer à quel point Y Éthique fait un emploi parcimonieux du
terme subjectum, et cela dans tous les cas pour souligner une incompati­
bilité entre des contraires comme en E III, 5 avec sa démonstration, ou
encore dans E V, ax 1. C’est que le désir projeté dans ses objets est toujours
ailleurs et comme décalé par rapport à l’endroit où sa conscience croit le
posséder. L’individu est complexité, car s’il était simple il ne pourrait
s’éprouver comme sujet. Il est un lieu de rencontre, d’intérêt et de conflit.
L’individu est renvoyé à lui-même quand il s’éprouve comme difficulté,
1.Pour une analyse des différents champs sémantiques des termes dérivés du latin
conscientia, conscius et une étude de la genèse textuelle et conceptuelle, de Descartes à
Locke, du sens moderne de la notion de conscience, cf.l’introduction d’Étienne Balibar
intitulée «L’invention de la conscience» au texte de John Locke, Identité et différence,
présenté, traduit et commenté par Étienne Balibar, Paris, Seuil, p. 9-101 ; cf. du même auteur
«A note on Consciousness/conscience», Studio Spinozana, vol.8 (1992), Würzburg,
Kônigshausen & Neumann, 1994, p. 37-53; « Ego sum. Ego existo. Descartes au point
d’hérésie », Bulletin de la Sociétéfrançaise de philosophie, 86e année, n° 3, juillet-septembre
1992, p.77-123.; voir également J.-M. Beyssade, «RSP ou le monogramme de Descartes»,
dans R. Descartes, L’entretien avec Burman, édition, traduction et annotation par Jean-Marie
Beyssade, Paris, P.U.F., 1981, p. 153-207; J.-M.Beyssade, «Sensation et idée: le patron
rude », p. 133-152 ; C. S. Lewis, « Conscience and conscious », Studies in Words, Cambridge
Uni versity Press, 1967.
2. Il n’est pas de notre propos ici de développer ni de discuter cet aspect du spinozisme par
ailleurs connu et souvent exploité par certains courants de la philosophie contemporaine dans
le sens d’un refus d’une pensée s’inscrivant dans la tradition du subjectivisme transcendantal.
Nous en assumons, comme tant d’autres avant nous, la critique, la considérant davantage
comme un apport du spinozisme, voire la marque d’une pensée qui, dans sa lignée, a pu se
reconnaître dans le mot de Deleuze, « la conscience est seulement un rêve les yeux ouverts »;
G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 31.
« QU’EST DONC CETTE SENSATION ? » 71

danger, échec, limite : il est ce nom universel et singulier à la fois, qui surgit
quand nos désirs butent contre le monde; c’est en effet quand le monde
nous résiste et nous désavoue que nous sentons notre être comme limité et
comme sujet d’impuissance, que le langage, dans le jeu de ses différences,
lui assigne une place et en arrive à le nommer, que la grammaire le recouvre
enfin d’un pronom1; et c’est comme cela aussi que Spinoza nous le fait
rencontrer dans le Prologue du TIE2. Si le sujet n’apparaît que tardivement
dans l’ordre de l’expérience et du langage, c’est qu’il est le résultat de
rencontres, jouet et enjeu de passions et donc de contradictions. Si le sujet
est en soi toujours un être ambigu, c’est qu’il se constitue, comme nous
l’avons vu, dans l’expérience même du doute, de l’hésitation, de l’empê­
chement; il s’éprouve dans une oscillation, comme entre-deux, partage,
obstacle; il ne repose donc pas en soi, n’est jamais entier. Si le sujet a ten­
dance à s’oublier dans lajoie, il se retrouve inévitablement dès qu’il la perd.
On peut remarquer que le vocabulaire de la conscience n’intervient
jamais quand il est question du deuxième genre de connaissance, là même
où l’on se sentirait en droit de pouvoir l’attendre, comme par exemple dans
E II, 43 et scolie dans l’analyse de l’idée vraie de l’idée vraie. Ce n’est sans
doute pas un hasard si Spinoza délaisse cette terminologie si chère aux
tenants de l’intériorité et de l’introspection. L’idée vraie est réflexive par
elle-même et non parce que la conscience de l’âme y réfléchirait. Pour le
dire avec le 7TP, quand on goûte à la certitude d’une idée vraie - comme si
la certitude du vrai était une saveur avant même d’être conscience - ce n’est
pas la conscience que l’on découvre, mais l’expression de la puissance de
l’esprit réjoui de comprendre, qui tendrait plutôt à défaire l’illusion de cette
possession de soi, dont la conscience du premier genre se flatte comme
dans un rêve. C’est parce que la conscience n’est pas le temple de la vérité,
mais la première gardienne de nos illusions, que Spinoza, après l’avoir
démise de ses fonctions, quand il parle de la connaissance de deuxième
genre, en a comme oublié le nom et avec lui tous les problèmes psycho-

l.On peut penser ici à Kant, qui remarque l’apparition tardive chez l’enfant de la
première personne du singulier ; cf. I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad.
fr. par Michel Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 17. Peirce reprendra ces remarques pour montrer
dans un esprit anticartésien déclaré et proche de Spinoza, comment le «Je» surgit avec
l’expérience de l’erreur qui nous fait rencontrer la réalité du côté de notre impuissance;
cf. Ch. S. Peirce, « Questions concernant certaines facultés que l’on prête à l’homme », Textes
anticartésiens, trad. de Joseph Chenu, Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 173-194, en
particulier p. 182.
2. Sur ces aspects on se reportera aux analyses de Pierre-François Moreau, Spinoza.
L’expérience et l'éternité ; cf. également T. Zweerman, L'introduction à la philosophie selon
Spinoza. Une analyse structurelle de l’Introduction du Traité de la réforme de l'entendement,
suivie d’un commentaire de ce texte, Louvain, Van Gorcum, Assen, Presses universitaires de
Louvain, en particulier p. 40-42.
72 UNION ET SENSATION

logiques qu’elle pose. La conscience a été donc l’une de ces fausses


autorités qu’il a fallu congédier pour laisser place à la sensation de la
certitude donnée avec l’idée vraie elle-même, en vertu de ses qualités
intrinsèques.
C’est dans un sens renouvelé que Spinoza, dans la cinquième partie de
Y Éthique, peut plus librement parler d’un « Esprit conscient de soi, de Dieu
et des choses ». Car il ne s’agit plus d’une conscience doublée d’ignorance,
de la conscience perdue ou oubliée dans la vérité impersonnelle des notions
communes, mais d’une conscience retrouvée, régénérée, fortifiée dans la
singularité des objets de la connaissance du troisième genre : la conscience
au sens de la connaissance de Y union avec sa cause divine.
Ce n’est pas un hasard si à ce moment un rapprochement sur fond de
différence radicale s’opère avec l’expérience de premier genre. Le scolie
de E V, 34 est censé mesurer et rendre sensible tout le parcours de conver­
sion que la conscience de soi a pu faire depuis les premières propositions de
la théorie de l’imagination : «Si nous prêtons attention à l’opinion com­
mune des hommes, nous verrons qu’ils sont, certes, conscients de l’éternité
de leur Esprit; mais qu’ils la confondent avec la durée, et l’attribuent à
l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort »1.Uya
donc bien comme un être conscient ou une sensation sourde et quasi
aveugle de l’éternité de l’Esprit, même quand celui-ci imagine.

l.G.H. 301-302.30-2.
Chapitre iv

SENTIR L’ÉTERNITÉ

Et pourtant - nous sentons que nous sommes étemels. Cette sensation


doit venir de l’union essentielle de l’âme et du corps, en tant qu’elle est
comprise dans les attributs de Dieu. Ce sentir, qui exprime l’essence
étemelle du Corps humain, appartient à l’essence de l’Esprit*, ce qui veut
dire que sa présence pose nécessairement l’éternité de l’Esprit, et que sa
totale suppression la supprime; et inversement, une fois l’Esprit posé il ne
peut se faire qu’il n’ait pas aussi ce sentiment : union de l’Esprit et du Corps
qui exprime notre essence étemelle enveloppée dans la Pensée et l’Étendue
de Dieu.
La fiction d’un commencement dans l’éternité ne tient donc lieu que
d’invitation à rejoindre ce à quoi en vérité nous sommes joints par nature.
Etrange position que celle de devoir rejoindre ce à quoi nous sommes unis.
Loin de constituer un problème, telle est la réponse apportée par Spinoza :
c’est parce que nous y sommes joints, et non parce que nous en sommes
séparés, que nous pouvons rejoindre ce que notre nature secrètement nous
promet, et nous y unir d’un lien de plus en plus fort. Montrer le chemin qui y
mène, a donc aussi dû consister à faire parcourir en sens inverse la distance
imaginaire qui nous en séparait, produisant pour cela un semblant de
commencement, qui est censé s’effacer au moment même où il se produit,
c’est-à-dire à la fin de Y Éthique, que l’auteur a disposé ad arte pour
qu’enfin nous puissions avoir les moyens de passer d’un bonheur rêvé les
yeux ouverts à la possibilité de sa réalisation véritable2.
Réaliser son éternité ce n’est évidemment pas la faire commencer, c’est
plutôt renaître avec elle à une nouvelle vie, c’est-à-dire s’unir et se nourrir
plus étroitement d’objets étemels. Lesquels avant tout?
1.Cf.E V, 23 sc. L’expression «appartenir à l’essence d’une chose» [ad essentiam
alicujus reipertinere) et «constituer l’essence d’une chose» [essentiam alicujus rei consti­
tuer] sont équivalentes, comme le prouve l’emploi de l’une pour l’autre in EU, 10 sc.
2. Sur le style philosophique et la rhétorique finale de VÉthique, cf.A.Suhamy,
«Comment parler de l’étemité? Les joies de la Ve partie de l’Éthique», Études philo­
sophiques, 1997, n° 2, p. 37-52.
74 UNION ET SENSATION

On se souvient que le primum de l’être actuel ou essence de l’Esprit de


l’homme (à savoir l’idée du Corps existant en acte) n’est jamais que l’effet
d’une autre idée, dont Dieu est affecté, à laquelle il doit la cause de son
existence1. Le primum n’est donc pas l’origine de la vie de l’Esprit, il
appartient au processus causal d’idéation divine qui le dépasse, comme ce
qui constitue en premier l’Esprit humain, il le constitue dans son union au
corps. Or, dans le scolie de la proposition 10 de la deuxième partie de
l'Ethique, Spinoza commence par rappeler une distinction classique,
conservée et reprise par Descartes, qu’il avait déjà fait sienne dans la
première partie: Dieu n’est pas seulement cause du commencement de
l’existence des choses [ut res incipiant existere, c’est-à-dire causa rerum
secundum fieri], mais aussi de leur essence [causa essendi, c’est-à-dire
causa rerum secundum esse] ou de leur persévérance dans l’être. Dans le
premier sens, l’essence des modes n’enveloppant pas l’existence,
l’existence du mode fini renvoie à l’existence d’un autre mode fini qui en
est la cause (engendrement). Dans le deuxième sens, ce ne peut être
l’existence d’un autre mode qui détermine la chose à persévérer dans
l'être, car une chose qui existe, à moins que son essence n’enveloppe son
existence, ne peut être la cause d’une essence. L’existence d’un autre mode
détermine simplement le commencement de l’affirmation présente du
Corps dans l’ordre de l’existence et de la durée, mais non de l’essence :
l’existence d’un autre mode fait que l’essence passe à l’existence présente
sous l’effet d’une affection, mais elle ne détermine pas l’existence de
l’essence en Dieu. C’est pourquoi l’existence présente de l’Esprit et sa
puissance d’imaginer cessent aussitôt que l’Esprit cesse d’affirmer
l’existence présente du Corps par laquelle l’Esprit affirme aussi l’existence
présente de tout ce qui arrive [quicquid contingit] au corps auquel il est uni
pendant sa durée.
Or nous savons aussi que la cause qui fait que l’Esprit cesse d’affirmer
l’existence du Corps, ne peut être l’Esprit lui-même, ni non plus que le
Corps cesse d’exister, tout comme la cause qui fait que l’Esprit affirme
l’existence du Corps, ce n’est pas que le Corps ait commencé d’exister2.
Reste donc à penser la cause de l’essence même du Corps humain et de
l’Esprit non en tant qu’ils commencent ou cessent d’exister, non en tant
qu’ils affirment leur existence présente à travers telle ou telle idée
d’affection selon ce qui arrive [contigit] au corps dans le réseau infini des

1. Notons que si l’on cherche le sentiment de la finitude, à proprement parler ce n’est pas
dans les commencements qu’il faut le chercher, mais dans ce qui limite, empêche, arrête,
contraint. La chose n’est-elle pas dite «finie» [diciturfinita] précisément quand elle «peut
être terminée » [terminaripotest] ? Voir infra chapitre suivant.
2. Cf. £m, lise.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 75

rencontres causales (dont l’imagination, comme l’on sait, ne rend compte


que partiellement), mais en tant qu’ils sont nécessairement contenus dans
les attributs de Dieu comme expression de sa puissance, qui enveloppe une
existence étemelle.
Sentir que nous sommes étemels, c’est donc sentir sous une espèce
d’éternité que l’essence de notre Corps détient l’éternité de sa cause infinie
(en ce sens l’éternité inscrite en nous découle nécessairement de la défini­
tion de la chose étemelle, dans la mesure où nous en sommes l’effet), et qui
doit donc constituer l’essence de l’Esprit humain. L’idée de notre éternité
appartient, alors, à l’essence de notre Esprit, et c’est pour cela que nous la
sentons, et que nous ne pouvons pas ne pas la sentir. C’est donc encore le
sentiment de l’union qui s’exprime sous l’espèce de l’éternité.
On comprend maintenant pourquoi Spinoza emploie le terme sentire,
qui intervient dans Y Éthique à chaque fois qu’il est question de l’union de
l’Esprit et du Corps. L’idée de l’essence du Corps appartient à l’essence de
l’Esprit humain, dans la mesure où elles constituent toutes les deux une
seule et même chose en Dieu comme partie de son entendement infini, dont
les actes ne peuvent être que des vérités étemelles. C’est parce que l’idée de
l’essence du corps nous constitue absolument (en tant que Dieu s’exprime
en nous sans passer aussi par d’autres idées n’appartenant pas à notre
nature), que ce sentiment est une résonance purement intérieure à l’Esprit.
L’éternité de l’union essentielle Esprit-Corps se doublera ensuite de
l’union à Dieu et en Dieu qu’elle exprime. L’amour intellectuel de Dieu se
déploie dans cette double union. Assurément nous sommes unis à Dieu et
nous nous unissons plus étroitement et intimement à Dieu dans et par cet
Amour1, puisque «l’amour de Dieu pour les hommes et l’Amour intel­
lectuel de l’Esprit envers Dieu sont une seule et même chose »2.
Ainsi, s’il arrive [contingit] à l’Esprit de commencer ou de cesser
d’affirmer la présence du Corps dans ses affections en relation à un temps et

1. Spinoza dira alors acquiescentia animi; il s’agit là de Vanimus de la Mens, c’est-à-dire


de la partie sensitive, le cœur, le sentiment de l’Esprit ; cf. E V, 36 sc.
2. E V, 36 cor (G.II. 302.27-29). En vérité on peut parler d’une troisième union, qui fait
également la Gloire de Dieu (£V, 36 sc) et la nôtre: c’est l’union des Esprits entre eux.
L’amour intellectuel des hommes entre eux on le nommera « amitié » [amicitia]. Et l’amitié,
qui constitue « les fondements de la société » fundamenta civitatis] (EIV, 37 sc 2), bien que
rare, est l’expression de l’Amour de Dieu entre les hommes : la communauté des sages ou
l’Église étemelle des Esprits; à ce sujet cf.les dernières pages du livre de A.Matheron,
Individu et communauté chez Spinoza, qui s’achève sur l’idée d’un «communisme des
esprits» (p. 612); Paolo Cristofolini a essayé à sa façon de développer cette idée comme
perspective politique ou, si on peut se permettre l’expression, « poli-éthique »; de manière à
peine provocatrice il traduit l’adage homo homini Deus sans recourir à l’article : l’homme est
Dieu pour l’homme ; cf. P. Cristofolini, Chemins dans /'Éthique, Paris, P.U.F., 1996, p. 101.
Tout ou presque reste encore à écrire sur la conception spinozienne de l’amitié.
76 UNION ET SENSATION

à un lieu précis à cause d’une autre idée qui la pose ou l’exclut, il ne pourra
pourtant pas tenir l’être de sa puissance de l’un de ces commencements
extérieurs (une autre idée qui le pose) - et donc il ne pourra pas non plus le
perdre par sa fin extérieure (une autre idée qui la supprime). La nature de ce
qui se perd ne peut en effet relever que de la nature de ce qui a été posé.
Il y a quelque chose [aliquid] de l’Esprit, en deçà de ce qui arrive
[contingit] au Corps, qui touche à son union essentielle avec celui-ci et qui
ne s’épuise pas dans l’affirmation de son existence présente. Et de cela nous
devons, en désespoir de pouvoir en imaginer la cause, en avoir quelque
sensation, avant d’en connaître adéquatement la cause : c’est comme si
l’éternité se faisait sentir d’abord comme un avant-goût du désir, que les
biens que l’on dit faux viennent habiller et masquer de leur parure, sans que
nous parvenions à en savourer pleinement le goût; puis, comme un arrière-
goût de sa consommation, qui n’a pas su tenir sa promesse et dont nous
sommes toujours en reste, insatisfaits1. C’est pour cela que le sentiment de
l’éternité trouve si souvent sa place dans l’opinion parmi les rêves de
l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire dans un prolongement imaginaire
de la durée après la mort, où l’Esprit, se conformant de manière imaginaire
à la durée indéfinie qu’il enveloppe, s’imagine comme continuellement
présent à soi selon le mode temporel et spatial qu’implique la présence2. En
revanche, « le goût de la certitude », le sentiment de la nécessité auquel la
raison nous entraîne, enveloppe le sentiment d’une certaine espèce d’éter­
nité. En effet, l’Esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en
comprenant, que celles qu’il a en mémoire. Les démonstrations sont là
pour aider à rendre l’Esprit sensible à ce que l’imagination enchaîne
à sa manière. Car l’ordre des démonstrations entraîne l’imagination dans
d’autres enchaînements d’images et de signes qui ne dépendent plus de

l.Sur ce qui a été appelé une «ontologie de la promesse», cf.P.-F.Moreau, Spinoza.


L’expérience et l ’éternité, p. 151-156. Dans nos termes, cela se comprend aussi si l’on assume
l’idée que ce qui est présent se donne ou se fait toujours sous le mode d’un renvoi, gouverné
par l’affect.
2. Même si, par miracle, l’homme devenait immortel, ou s’il en venait à se convaincre
qu’il lui est possible de prolonger sa vie indéfiniment, cela n’enlèverait rien au problème de sa
béatitude et de son accès au troisième genre de connaissance. L’essence du désir n’en serait
pas bouleversée au point de changer de nature (puisque le désir enveloppe par nature déjà un
temps indéfini). On pourrait aller jusqu’à faire de l’immortalité l’un des rêves propres à une
conscience qui se croit libre, et s’imagine subsistant dans la durée une fois libérée de son
corps: en effet, pour se croire libre, il faut bien qu’elle s’imagine séparée et détachée des
déterminations du corps, alors que précisément il n’y a de conscience dans l’imagination que
dans la mesure où il y a des idées des affections du corps. Nul doute, alors, que la philosophie
de Spinoza puisse être ressentie comme libératrice du sentiment de l’étemité que nous portons
en nous. D le libère en cela même qu’il le distingue de son interprétation imaginative, ce qui
fait que nous pouvons avec joie renoncer à un rêve (l’immortalité), sans renoncer au désir qui
s’y exprime (l’éternité).
SENTIR L’ÉTERNITÉ 77

l’ordre des rencontres dans lequel ceux-ci sont habituellement enchaînés.


Nous sentons plus aisément la nécessité et la vérité étemelle d’une idée à
travers ce que nous font voir les démonstrations dont est capable notre
Esprit1.
Cette sensation s’accompagne d’une conscience qui n’est plus la
conscience privée de la connaissance du premier genre, mais qui est triple :
conscience de soi qui n’est autre que acquiescentia in se ipso, conscience de
Dieu et conscience des choses. Trois consciences qui n’en font plus qu’une
dans la Joie et l’amour intellectuel qu’elle procure : l’amour de Dieu en soi,
l’amour de soi et des choses en Dieu. Mais alors, on peut le dire, cette triple
conscience n’a plus rien d’une conscience-sujet, car elle ne manifeste plus
de conflit, de ballottement, d’écartèlement ou de tiraillement, mais plutôt
l’union et la consistance de soi en Dieu. La conscience du troisième genre
de connaissance peut bien porter le nom de conscience sans sujet, qui ne
laisse pas d’être singulière, alors même que Spinoza abandonne le «je»
pour le «nous».

Actualité et existence
On comprend alors que E V, 29 sc nous dise que nous concevons
l’actualité de deux manières: il y a une actualité de l’existence selon

1. Il est intéressant de voir quels usages et traductions fait Spinoza de sa définition de


l’éternité. El, 19 dem (démonstration de l’éternité des attributs de Dieu): il appartient à la
nature de Dieu d’exister, ce qui veut dire, car c’est la même chose, que de la définition de Dieu
suit qu’il existe nécessairement et donc (par El, def8) il est étemel; El, 20 dem (démon­
stration que l’existence et l’essence de Dieu sont une seule et même chose) : Dieu et tous ses
attributs sont étemels, c’est-à-dire (par El, def8) chacun des attributs exprime l’existence;
E V, 30 dem (démonstration que notre Esprit en tant qu’il se connaît ainsi que le Corps sous
une espèce d’éternité a en cela nécessairement la connaissance de Dieu, et sait qu’il est en
Dieu et se conçoit par Dieu) : (par EI def 8) l’éternité est l’essence même de Dieu en tant
qu’elle enveloppe l’existence nécessaire. Ce dernier emploi spinozien de l’éternité « traduit»
l’éternité de l’existence (El def 8 disait en effet que l’éternité c’est l’existence même) dans
l’éternité de l’essence de Dieu, sans qu’il y ait pour autant véritablement transition, puisque
l’essence et l’existence de Dieu sont une seule et même chose, et qu’en Dieu il n’y pas de
différence entre existence et essence ; ainsi les choses qui se conçoivent par l’essence de Dieu,
se conçoivent comme enveloppant par l’essence de Dieu l’existence. Il est bien vrai que les
essences des choses produites par Dieu n’enveloppent pas l’existence, car si elles l’envelop­
paient elles seraient des substances. Et pourtant si nous sentons que nous sommes étemels
sans confondre cette éternité avec la sempi terni té, c’est que nous avons accès à notre éternité
enveloppée dans l’essence même de Dieu, dans laquelle nous demeurerons. C’est cet
enveloppement en Dieu qui libère la sensation d’un autre aspect de l’existence, qui ne se
définit plus par la durée, même si elle ne l’exclut pas. Nous sentons alors que notre essence
finie retient quelque chose de l’infini de sa cause comme un effet ou une propriété de celle-ci,
car «la puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause, en tant que son essence
s’explique ou se définit par l’essence de sa cause » (E V, ax 2) et parce que « la connaissance
de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » (El, ax 4.).
78 UNION ET SENSATION

1 imagination, qui pose l’existence d’une chose comme présente (même si


celle-ci n’est pas réelle), aussi longtemps qu’une autre idée ne vient pas
exclure cette existence. Mais nous concevons aussi les choses comme
actuelles ou sous une espèce d’éternité en tant qu’elles sont contenues en
Dieu, comme vraies et réelles, suivant de la nécessité divine. Ces deux
manières de concevoir l’actualité recoupent les deux manières de conce­
voir l’existence, dont £11,45 sc avait déjà parlé. Le rapprochement entre
£ V, 29 sc et £11,45 sc est capital pour la perspective finale de Y Éthique,
car elle permet de relire la proposition £11,11,12 et 13 dans le double sens
des termes de leur énoncé.
La proposition £11, 11, qui nous fait comprendre ce qui constitue en
premier l’essence ou l’être actuel de l’Esprit humain, supporte, en effet, une
double lecture, et donc une double manière d’être au sein de la même
essence, selon ce que l’on comprend par «être actuel», «exister», «en
acte» et «chose singulière». Si l’existence de la chose est prise dans le
premier sens d’existence, leprimum qui définit l’être actuel de l’Esprit est
une idée qui enveloppe l’existence actuelle de l’objet (c’est-à-dire le corps)
sous le régime de la présence. Présence à soi et présence au monde comme
effet d’une affection qui fait vibrer l’essence dans l’existence tout en la
rendant susceptible de modification : passant à l’existence et à la durée,
l’être de l’Esprit endure le monde en le rencontrant par l’affection et
perdurant avec elle. L’idée se trouve ainsi unie à son objet comme effet
d’une affection.
Or, on ne peut pas dissocier £ II, 11 de £ II, 12, bien qu’il faille
conserver et rendre compte de leur distinction, sous peine de ne pas pouvoir
comprendre la sensation de l’essence. Une chose est certaine : l’existence
actuelledu corps affirmée par l’idée qui constitue le primum de l’être actuel
de l’Esprit n’existe (au sens de l’affumation de la présence) que quand
l’objet de cette idée est modifié, c’est-à-dire quand il lui arrive [contingit]
quelque chose dans l’ordre des rencontres avec les autres corps existant en
acte. Dans l’expérience, les deux affirmations contenues respectivement
dans £ II, 11 et £ II, 12 ont lieu ensemble, car la perception de notre corps
s’accompagne de la perception d’une multitude d’autres corps extérieurs1 :
en effet, un corps qui n’est pas affecté par d’autres corps n’a pas d’existence

l.Si on voulait adopter ici le langage de Gueroult, et ce que lui-même appelle son
interprétation, il faudrait dire que l’existence au sens de la durée suppose à la fois l’acte du
mode infini immédiat (ordre des essences données «en cascade») et celui du mode infini
médiat (Tordre des existences selon leur enchaînement dans la durée) sans distinction;
cf. M. Gueroult, Spinoza. Dieu, 1.1, p. 325-331. Pierre Macherey reprend à sa manière cette
perspective dans son commentaire à £11,7, distinguant « Tordre des essences » (mode infini
immédiat) de la «connexion des existences» (mode infini médiat); cf.P.Macherey, Intro­
duction à /'Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 75.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 79

dans la durée1. La sensation cénesthésique de notre corps comme un tout


n’est pas donnée sans la relation du corps à l’extériorité qui l’affecte. Une
auto-affection du corps propre n’est donc pas pensable, si par auto­
affection on entend le pouvoir du corps de se sentir lui-même indépen­
damment de ce qu ’ il lui arrive2.
Et pourtant il y a une autre manière de sentir ceprimum de l’essence de
l’Esprit humain. Pour en rendre compte Spinoza n’aura pas besoin de
remanier les énoncés des propositions 11 et 13, car ils se prêtent autant à
une lecture selon le premier genre de connaissance qu’à une lecture selon le
troisième genre. Qu’est-ce qui change? La façon d’en comprendre les
termes. L’ambivalence de ces deux propositions n’apparaît que rétrospecti­
vement à une relecture de Y Éthique informée de sa perspective finale. Cette
manière de sentir ne dépend pas de ce qui arrive au corps par 1 ’ intermédiaire
de ses affections. Elle est une manière de sentir l’actualité de la chose finie
comme enveloppée dans l’essence même de Dieu, telle qu’elle s’exprime
dans ses attributs. Sentir l’éternité, est-ce sentir l’existence étemelle de la
chose ou son essence comme vérité étemelle ?
Dans le premier genre de connaissance, sentir le corps c’est au fond
toujours sentir ce qui lui arrive : cela revient à lire la proposition 11 immé­
diatement dans les termes de la proposition 12. Nous n’avons pas d’expé­
rience du corps si ce n’est à travers les affections de celui-ci. Et pourtant, il
faut reconnaître aussi que nous ne pourrions pas avoir des sensations de
notre corps si nous n’avions pas aussi une idée de ce corps qui les comprend
comme ses affections : comment autrement pourrions-nous savoir que les
sensations appartiennent toutes à un seul et même corps que nous sentons et
disons être le nôtre? Les deux propositions se renvoient l’une à l’autre car
l’expérience a besoin simultanément de l’une et de l’autre pour avoir lieu.
L’idée du Corps existant en acte, qui constitue le primum de l’être de
l’Esprit enveloppe nécessairement deux choses, ou plutôt un double aspect
au sein de la même chose : l’existence et l’essence du Corps. Car l’existence
des corps sans l’essence du corps se disséminerait dans un sensualisme
évanescent, dont les impressions apparaîtraient et s’évanouiraient aussitôt
dans le néant de quelque chose qui ne subsiste pas3. D faut alors compren­
dre que l’événement qui décide du passage à l’existence de l’union Esprit-

1.Cf.sur ce point notre article «Les sens de l’image», Magazine littéraire, n°370,
novembre 1998, p. 45-46.
2. Le TIE l’avait déjà fait remarquer, YÉthique reprendra cette idée : l’esprit n’a pas le
pouvoir « par sa seule force de créer des sensations et des idées qui ne sont pas celles des
choses » ; TIE, § 60. L’esprit n’est pas comme un dieu, dit Spinoza, il n’a pas le pouvoir de la
création. On le sait, les modes ne peuvent pas créer (ni des essences, ni des existences), ils
peuvent seulement engendrer d’autres existences.
3. Nous tomberions alors dans ce que Hegel appelait un acosmisme.
80 UNION ET SENSATION

Corps, enveloppe un acte qui a toujours une double résonance. L’essence


tremble à la sensation d’exister. Et avec elle le sentiment de la nature même
de l’existence [ipsa natura existentiae], qui demeure en Dieu comme
expression de son essence. La duplicité dans l’union, au sein du même acte,
tient au fait que toute affection est simultanément en un double sens
affection d’une affection. Essayons de le voir plus en détail.
A) Au premier sens (chronologico-existentiel), la sensation du corps
singulier existant en acte enveloppe l’existence du corps affecté et du corps
affectant sur le plan de la durée des images :
1) la sensation du corps n’est jamais autodéterminée, elle est relative à
d’autres corps;
2) il n’y a pas de sensations absolument premières du corps, car un corps
insensible, ou un corps avant la sensation, est impensable ; il ne peut, en
effet, y avoir de corps sans esprit; car, pour pouvoir être affecté, il a déjà dû
l’être; donc le corps n’existe pas avant sa possibilité d’être affecté et
d’affecter - autre manière de dire que le corps naît avec sa sensibilité, et non
pas avant1 ;
3) les traces du corps sont aussi profondes que le corps (il n’y a pas de
corps sans traces) ;
4) c’est pourquoi, en un sens, l’affection de l’affection est première par
rapport à l’affection elle-même, ce qui veut dire que, même si nous l’igno­
rons - et Spinoza ne cesse de répéter que nous l’ignorons, le processus est
logiquement premier par rapport à ce qui le manifeste2.
B)Au deuxième sens (logico-essentiel), l’affection est toujours
affection d’une affection ou mode dans lequel la substance s’exprime par
ses attributs. Pourquoi ? Ce serait la réponse de Spinoza à Hegel (£II8, cor
repris par £11,45 dem) : l’idée d’une chose singulière existant en acte doit
envelopper avec l’existence aussi l’essence de la chose elle-même. En
effet, si l’essence n’y était pas enveloppée, alors effectivement toute chose
retournerait au néant d’où elle serait comme sortie, l’acte de son apparition
marquerait aussi celui de son disparaître, sans aucun désir ni effort de
persévérer dans l’être. Cet être ne serait alors que pure apparition, un

l.Si nous n’étions qu’une seule et unique idée, comme nous l’avons vu ci-dessus
(chap. i), nous ne connaîtrions rien du tout. Nous serions une pure sensation sans contenu,
simple ouverture et affirmation de l’existant. C’est que, à proprement parler, connaître c’est
connaître deux fois, c’est au moins avoir ou être deux idées, et ce parce que l’idée est toujours
l’expression d’une relation modale: l’idée d’une idée. Une idée est toujours, quant à son
existence, l’effet d’une autre idée, c’est-à-dire le produit d’une inférence.
2. Le mode infini médiat, dans l’ordre de la production divine, « précède » logiquement
les modes finis, qui, eux, en procèdent. Insistons : processus, et non procession, car la
production qui lie les modes finis et les modes infinis se fait de toute éternité. L’image de la
cascade employée par Martial Gueroult évoque encore une vision de type néoplatonicien.
SENTIR L’ÉTERNITÉ 81

devenir sans ombre de subsistance, aussi évanescent qu’un flux d’im­


pressions . Or, il n ’ en est rien, car 1 ’ Esprit ne peut pas ne pas être conscient de
l’effort qu’il fait pour persévérer dans son être. Il ne se contente donc pas
simplement d’apparaître. S’il s’efforce de demeurer, c’est qu’il y a quelque
chose qui demeure en lui, quoi qu’il fasse. Il ne peut pas ne pas sentir, au
moins confusément, une puissance l’habiter qui dépasse la réalisation de ses
propres actes, et qui ne s ’ épuise pas dans les objets de son désir.
L’éternité est là, sans pour autant être en présence. Elle travaille
sourdement l’esprit dans ce que Kierkegaard appelait «l’impossibilité de
mourir», ou ce désespoir qu’est la maladie mortelle, véritable catégorie de
l’existant doué de cette éternité, dont le plus grand désespoir ne saurait nous
défaire. On se souviendra que Spinoza aussi, dans le Prologue du TIE*, à sa
façon certes, mais selon une logique ou une « dialectique »2 qui n’est pas si
étrangère à la crainte et au tremblement kierkegaardiens, avait traversé
l’expérience d’une maladie mortelle de l’esprit. Il y a quelque chose de
notre désir qui n’est pas sujet à la mort, qui nous tient et nous fait tenir
au-delà mais aussi dans les limites de ce qui le contrarie. Et c’est bien cela

1. Le passage du TIE, § 7 est bien connu : « Je me voyais en effet plongé dans le plus grand
danger et contraint de chercher de toutes les forces un remède, quoique incertain; ainsi
qu’un malade menacé par une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à moins
qu’il n’emploie un remède est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain
qu’il soit; car c’est en lui que réside tout son espoir» (G.Ü. 6-7.32-5). Pour un commentaire,
cf. L. Vinciguerra, «Spinoza et le mal d’éternité», Fortitude et Servitude. Lectures de
/'Éthique TV de Spinoza, Ch. Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy (dir.), Paris, Kimé, 2003, p. 163-
180. Il n’y a pas lieu ici de s’étendre sur ce parallèle, mais à titre d’exemple, cette simple
citation, tirée du début de La maladie à la mort n’est pas sans résonance avec le récit du TIE :
« Et quand le danger est devenu si grand que la mort est devenue l’espérance, le désespoir est
la désespérance de pouvoir même mourir. C’est donc en ce dernier sens que le désespoir est la
maladie à la mort, cette torturante contradiction, cette maladie du moi qui consiste à mourir
sans cesse, à mourir sans mourir, à mourir à la mort. Car mourir signifie que tout est fini, mais
mourir la mort, c’est vivre le mourir, et le vivre un seul instant, c’est le vivre à jamais. Si un
homme devait mourir de désespoir comme on meurt d’une maladie, l’étemel qui est en lui,
son moi pourrait mourir au même sens que le corps meurt de maladie. Mais cela est impos­
sible; le mourir du désespoir se transforme constamment en un vivre»; S. Kierkegaard, La
maladie à la mort, trad. fr. de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, in Œuvres
complètes, Paris, Éditions de l’Orante, vol. 16,1971, p. 176; cf. aussi C. Anne, «Kierkegaard
lecteur de Spinoza et la question de l’éternité», Studia Spinozana, vol. 10, Spinoza and
Descartes, Kônigshausen & Neumann, 1994, p. 135-153.
2. Nous empruntons ce terme « dialectique » à Pierre-François Moreau, qui tombe ici à
point pour rendre compte du mouvement et du surenchérissement éthique de la voie que nous
fait suivre Spinoza au seuil d’une maladie mortelle, qui est aussi dangereuse qu’elle peut être
salutaire quand elle fait le jeu de la nécessité (et non plus du libre choix) d’une véritable
guérison ou renaissance : « On pourrait employer ici le terme de “dialectique”, à condition
d’en déterminer suffisamment le sens. H s’agit non pas de mettre en oeuvre une négativité ori­
ginaire, mais de faire à chaque étape saillir les limitations encore inaperçues qui provoqueront
les déplacements productifs du cheminement »; Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 165.
82 UNION ET SENSATION

qui fait frémir. Notre éternité est dans l’essence de ce qui nous tient et de ce
à quoi nous tenons le plus, et que le plus souvent nous comprenons mal,
nous exposant ainsi à l’éprouver d’une manière plus aiguë encore.
Nous sommes ici en ce lieu où les aspirations du religieux et du
philosophe peuvent se croiser; mais aussi et surtout au point, il faut le
souligner, où ils se distinguent pour diverger à jamais. La conversion du
désir vers l’objet qui en réalise la nature et la puissance au plus haut point
cédera ou ne cédera pas de cette même puissance qui l’a initié à son doulou­
reux cheminement. D cédera si, au lieu de se faire convertir par la puissance
de l’entendement («lumière divine», dira le TTP), il croit encore pouvoir
en remettre l’autorité à un signe (dieux, religions, ou autres idéologies)
autre que sa puissance même, dans l’espoir que ce transfert puisse en
échange le (ré)compenser de ce qu’il croit encore pouvoir lui abandonner :
la vérité de son désir. Rien n’y fera, l’alliance avec Dieu n’est pas contrac­
tuelle. Spinoza avait appris à ses dépens, mais aussi pour sa propre édifica­
tion, qu’aucun espoir en d’autres biens n’aurait su compenser la perte de
souveraineté de la raison, puissance aussi inaliénable que celle du vrai, qui,
quel qu’ en soit le prix, ne peut se changer en faux.
Chapitre v

LE FINI ET LA FINITUDE

«Nous sentons que nous sommes étemels» peut alors d’abord faire
l’effet d’un éclair en plein jour. Pourtant il s’agit moins d’étonner, que de
nous confirmer dans le sentiment de ce que nous sommes censés savoir
depuis toujours, afin que nous puissions enfin le diriger vers la compré­
hension de sa cause. Tout porte à croire que notre éternité est pour Spinoza
quelque chose d’absolument clair, d’évident, d’incontestable, voire de
normal ou de commun. Aucune emphase ne vient relever l’expression (il
est vrai qu’elle convient si peu au style de Spinoza). Le sentiment de notre
éternité n’est jamais présenté comme une expérience hyperbolique, extra­
ordinaire ou mystique : rien dans le texte n’indique ou ne suggère un mou­
vement d’ascèse. C’est comme s’il nous disait : - « Quoi ! L’éternité? Que
croyais-tu? Elle est là. Ne t’obstine pas à la chercher ailleurs ». Il s’agit de
réaliser ce qui est déjà en nous depuis toujours, comme si l’effort de
recouvrer notre éternité ne consistait qu’à la libérer de tout ce que nous
faisons par ailleurs pour la recouvrir et nous en distraire. C’est parce que, en
quelque sorte, l’éternité est depuis toujours déjà là, que notre effort peut
consister, alors même que nous nous apprêtons à la comprendre par sa vraie
cause, tout simplement à la laisser être, c’est-à-dire à nous laisser être dans
l’ouverture de sa sensation.
Il peut donc se faire que nous soyons parfois comme saisis d’éternité,
surpris par elle, au tournant d’une conjonction fortuite dont les causes nous
échappent; que provisoirement et presque par hasard, nous ne soyons plus
distraits par tous les sens imaginaires que nous prêtons habituellement à nos
pratiques mondaines (qui par ailleurs ont toutes leurs raisons d’être), avant
que celles-ci ne reprennent le pas et ne viennent à nouveau pour ainsi dire la
recouvrir. Il arrive donc que nous entrevoyons notre éternité comme au
passage, sans arriver ni à la nommer, ni à la comprendre.
C’est pourquoi, au point où elle se place dans l’itinéraire de Y Éthique,
l’éclat de la proposition n’est censé qu’ajouter de la lumière à de la lumière
84 UNION ET SENSATION

et à ce qui a été déjà suffisamment établi et éclairci1. Car ce qui est certain
à présent, c’est que ce qu’annonce cette sensation d’éternité en Dieu est
contenu dans ce qui constitue le primum de l’être actuel (au sens de
l’essence) de l’Esprit humain, dont nous avait déjà parlé £ II, 11. Son corol­
laire nous avait fait découvrir, alors davantage pour provoquer la pensée du
lecteur itinérant et l’orienter dans la bonne voie que pour la confirmer dans
sa progression encore hésitante, qu’il est une partie de l’entendement infini
de Dieu. Mais justement, la proposition 11 (complétée et précisée par la 13)
contemple à la fois la perspective sur l’essence et celle sur l’existence,
auxquelles elle satisfait avec la même rigueur. C’est pourquoi Spinoza a
inscrit au sein de la même proposition les deux sens des termes « existence »
et « acte », qu’il ne dévoilera que par la suite2.

Le singulier et le fini
Reste le dernier terme de cette proposition, peut-être le plus important,
dont on n’a encore rien dit : le fini. C’est avec beaucoup de précaution qu’il
faut ici l’introduire. En effet, le primum, qui constitue l’être actuel de
l’Esprit humain n’est assurément rien d’autre que l’idée d’une certaine
chose existant en acte, qui est singulière, mais qui - la démonstration le
précise sous forme d’une litote - n ’est pas infinie [ai non rei infinitae]3. On
s’attend donc à ce qu’elle soit finie (la démonstration dit « singulière »). Le
sentiment de notre éternité, s’il concerne effectivement l’essence finie de
notre corps dans sa force [vis] de persévérer dans l’être, cette puissance
pourtant il la détient en tant qu’effet ou propriété d’une cause étemelle et
infinie. L’objet de l’idée qui nous donne la sensation d’éternité, dans la
mesure où il est conçu comme contenu dans l’attribut étemel de Dieu, est
alors certes singulier, et par conséquent fini, mais on ne saurait le dire fmi

1. À cet effet la proposition 22 de E V, marquée par le tamen, agit en contrepoint à la


proposition 21, faisant rebondir le lecteur sur sa relation intrinsèque à l’étemité.
2. C’est-à-dire, comme on l’a déjà rappelé, in E El, 45 sc et E V, 29 sc, ce dernier
renvoyant explicitement au premier. Spinoza fera la même chose avec la proposition
concernant le conatus (E DI, 7): c’est seulement à partir de E V, 25 que l’on parlera du
summus Mentis conatus, sans pour autant que cela désavoue sa première manière de définir le
conatus, et les concepts qui y sont directement rattachés {appétitus, cupiditas). P. Macherey,
dans son commentaire de la troisième partie, ne le souligne pas assez, tendant à ramener la
totalité du contenu de la prop. 7 à l’expression dans la durée exclusive de l’éternité, soucieux
davantage d’en expliquer le sens et les conséquences pour la vie affective, qui est l’objet du
De Affectibus, que d’en projeter la pertinence jusque dans la perspective finale que prend le
conatus dans YÉthique', cf.P. Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La troisième
partie. La vie affective, p. 90-92. Or, il est vrai que l’éternité ne s’explique pas par la durée,
mais elle ne l’exclut pas non plus, comme l’atteste la très débattue dernière ligne de £ V, 20 sc.
3.G.H. 94.25.
LE FINI ET LA FIN1TUDE 85

au sens où il pourrait être terminé par Vexistence d’une autre chose. En


effet, il ne s’agit pas de cette existence-là, qui, elle, est toujours comprise
sous le mode de la présence et de la durée, conçue comme une certaine
espèce de quantité; mais bien d’une existence dont la singularité repose
dans 1 ’ infinité de sa cause comme l’une de ses propriétés ou vérité étemelle.
Or, c’est ce renvoi interne ou cette double résonance au sein de l’idée
constituant le primum de l’être actuel de l’Esprit entre d’un côté unfini effet
defini (le seul mesurable abstraitement, le seul imaginable, que l’affection
nous présente dans ce qui arrive [contingit] au corps), et de l’autre, un fini
effet d’infini, support essentiel du premier, qui, littéralement,/air sensation.
Ce renvoi interne enjambe la distinction essence/existence. La sensation
d’éternité, que l’opinion voudrait prolonger indéfiniment en la traduisant et
la trahissant en termes de fini à n ’en plus finir, est donc comme le retentis­
sement sur l’essence de l’union étemelle de l’Esprit et du Corps qui se fait
par le truchement des deux formes d’existence de son union par les
affections. C’est pourquoi la sensation est à la fois l’union elle-même,
comme disait le TIE, l’être actuel ou l’essence étemelle de l’Esprit (comme
affection de la substance), et l ’effet de l ’union affectée par la rencontre dans
l’existence (l’affection, en tant qu’affection d’affection(s)).
L’union n’existe et ne dure que par l’affection. Mais l’affection a deux
sens. Ce qui advient (à l’objet de l’Esprit) avec l’affection c’est non
seulement ce que devient le corps dans l’existence, mais aussi la sensation
de l’essence de l’union sans quoi les affections ne pourraient pas être
senties comme affectant la conservation du même corps. Le primum, dans
ce qu’il lui arrive [contingit], contemple ces deux choses à la fois. Il y a
donc bien quelque chose comme une «perspective différentielle»1 qui
rend à l’expérience ce qui est de l’ordre des vérités étemelles et qui travaille
l’être-fini dans la contradiction ou contraste au sein de la chose finie2. Mais
à cela il faut ajouter la considération suivante : il n’y a pas que l’infini qui
est en acte ; le fini comme tel est aussi en acte, il est acte, et donc il n’est pas
(seulement) finitude, car la chose finie ne s’épuise pas totalement dans ses
conditions, même si elle vient toujours s’inscrire dans la texture des finis.

1. Cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 538-549.


2. Contrairement à d’autres qui se hâtent de la critiquer, la perspective «finitiste»
explorée par les dernières pages du livre de Pierre-François Moreau, nous semble pertinente,
à condition de bien distinguer, ainsi qu’on s’efforce de le faire ici, entre le fini et la finitude.
Ne convient-il pas de noter à ce propos que la cinquième partie de l’Éthique s’ouvre sur un
axiome consacré à la contrariété? À ce sujet, cf.R.Bordoli, Baruch Spinoza: etica e onto-
logia. Note sulle nozioni di sostanza, di essenza e di esistenza nelVEtica, Milano, Guerini,
1996, p. 169-185.
86 UNION ET SENSATION

Or, justement, toute « chute »1 dans l’expérience, qui finit par constituer ce
que l’on nomme comme étant la condition mondaine de la finitude, est
constamment et inlassablement relevée par une essence, qui, elle, n ’enfinit
pas définir.

Les trois sens du fini


Il y a donc deux manières d’entendre ce que l’on nomme « fini » : ces
deux sens co-existent dans le concept de « chose particulière » : il y a la
chose (qui est dite) finie (au sens du participe passé) ; mais il y a aussi le fini
(au sens du substantif masculin singulier) qui est l’acte d’être de la chose
singulière comme mode ou affection exprimant l’essence infinie de la
substance. On pourra, maintenant, distinguer trois manières d'êtrefini :
a) il y a un « fini de fini » de ce qui est dit [dicitur] fini (au sens du
participe passé) comme terminé par quelque chose qui est lui-même un
« fini de fini », ce dernier étant à son tour un « fini de fini de fini... » et ainsi
indéfiniment, selon une série que l’on pourrait confier à l’écriture sous cette
forme : «.. .de-fini-de... » (il s’agira dans ce cas du fini tel qu’il est décrit
par£I,def2;£I,28);
b) il y a un « fini indéfini », qui correspond à ce qui, ayant été posé dans
l’existence par un autre «fini de fini» (premier sens), s’efforce par son
essence enveloppant l’existence de perdurer indéfiniment dans l’être, et
ceci tant qu’un autre fini de fini ne vient pas l’arrêter (il s’agira dans ce cas
du fini tel qu’il est compris par £111, 8). Or, cette tendance à perdurer
indéfiniment dans l’être une fois qu’elle a été posée ne serait pas même
concevable s’il n’y avait pas aussi une troisième manière d’être fini ;
c)il y a aussi un «fini infini», qui est à proprement parler l’essence
même du fini (le fini), c’est-à-dire un fini compris dans l’infini, ou par sa
cause infinie, sans laquelle il ne peut ni être, ni être conçu ; ce fini c’est le
mode qui exprime de manière précise et déterminée l’essence de Dieu (il
s’agira alors du mode tel qu’il est compris par£I, def 5 ; E II, 1).
Le jeu et l’articulation des prépositions in et de permettent de dénoter
les trois aspects (in-, inde-, de-), simultanés et néanmoins distincts, du fini
[finitum] ainsi que leur lien, aidant à rendre compte des rapports logiques
qu’entretiennent l’essence et l’existence selon les trois plans suivants, qui
recoupent les trois qui viennent d’être énoncés :

1. Nous employons à dessein ce terme, pour faire retentir encore plus la distance et le sens
«corrigé» qu’il assume vis-à-vis de la tradition judéo-chrétienne et néoplatonicienne qui
communément le sous-tend. En effet, il ne faut pas entendre cette chute comme la perte d’un
quelconque état de perfection ou de béatitude, qui disqualifierait l’«ici-bas». La chute est
l’épreuve de ce qui échoit et touche l’existant et le limite de l’extérieur, limites sans lesquelles
nous ne pourrions pas sentirce qui dans la limite ne peut pas être limité.
LE FINI ET LA FINITUDE 87

1) le passage même à l’existence d’une essence comme effet d’une


autre existence;
2) l’essence affirmant l’existence comme « perdurance » indéfinie dans
l’être;
3) l’essence singulière enveloppant l’existence même [existentiam
ipsam] en Dieu, ou éternité en Dieu (relation interne et absolue du fini à
l’infini, c’est-à-dire la chose singulière exprimant l’une des propriétés de
l’essence divine.
On pourrait donc poser entre la « chose singulière » [res singularis] et la
«chose qui est dite finie» [res diciturfinita] la distinction suivante: la
chose finie est celle qui peut être bornée [terminari potest] par une autre de
même nature; la chose singulière est cette même chose finie, mais en tant
qu’elle ne peut pas être terminée par une chose extérieure de même nature.
On peut donc dire que « le sentiment de la finitude est la condition du
sentiment de l’éternité», sans aller jusqu’à dire, comme on l’a fait, que «il
est le sentiment de l’éternité» *. Il est plutôt le sentiment qu’il y a quelque
chose [aliquid] d’infini dans l’acte d’être fini, quelque chose du fini qui est
infini, qui le constitue comme effet ou propriété de Dieu. Une résonance, un
retentissement. Nous sentons l’éternité de notre essence s’exhaler de notre
être au contact de l’existence comme le parfum de la rose se répand au
contact de l’air. De l’essence qui nous embaume émane la senteur de l’être
qui nous anime. Que le singulier ne peut pas commencer ni s’achever
totalement dans la chose finie, qu’il est nécessairement quelque chose (une
partie) de l’infini, qu’il y prend part, voilà ce de quoi le fini nous met au
parfum dans le sentiment de l’éternité.
De cette nécessité découle que les démonstrations sont véritablement
les yeux de l’esprit, puisqu’elles nous donnent un accès rationnel à la
connaissance de l’éternité. Mais les démonstrations ne remplacent pas la
sensation : elles peuvent faire que nous ressentions mieux notre éternité,
que nous en ayons une conscience plus aiguë, orientant la sensation vers sa

1. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 544. Chantal Jaquet ne souscrit ni


à la première, ni à la seconde de ces deux propositions, et critique l’approche «finitiste» de
l’interprétation de Moreau, privilégiant la voie de la certitude et de l’expérience du vrai à celle
du fini ; cf. Ch. Jaquet, Sub specie aetemitatis. Études des concepts de temps, durée et éternité
chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997, en particulier p. 98-106. Dans la même ligne, cf. O. Ueno,
« Mentis oculi ipsae démonstrations : jouissance et démonstration dans V Éthique de
Spinoza », Spinoza : puissance et ontologie, M. Revault d’Allonnes et H. Rizk (dir.), Paris,
Kimé, p. 73-84, qui voit le sentiment de notre éternité dans la jouissance de la démonstration
et sa raison dans le fait que les yeux de notre âme sont les démonstrations elles-mêmes.
Malgré leurs différences (qu’il ne s’agit pas de nier), ces lectures (avec d’autres) n’ont pas
forcément vocation à s’exclure (bien que certaines peuvent paraître plus ou moins
recevables). Au contraire, rien ne dit que l’accès à ce qui n’est jamais qu’un vécu se fasse
d’une seule manière.
88 UNION ET SENSATION

compréhension plus claire et distincte par des enchaînements d’idées qui


corrigent notre tendance à la joindre à des idées imaginatives ayant rapport
au temps, pour ainsi nous conduire à une connaissance droite de la nature de
cette sensation et de ses raisons. Aussi peuvent-elles l’aider, la confirmer,
la fortifier.
On a pu s’étonner de retrouver ici le verbe sentire, avec tout ce qu’il
semble impliquer de rapport affectif au corps alors que, comme l’on sait, la
fin du scolie 20 de la dernière partie de Y Éthique avait exclu pour la suite
toute relation au corps dans la considération de « ce qui appartient à la durée
de l’esprit» K Spinoza lui-même semble prévenir cet étonnement, quand,
au début du scolie de la proposition 23, il avertit son lecteur sur le ton d’un
nec tamen que « il ne peut se faire que nous nous souvenions d’avoir existé
avant le Corps puisqu’il ne peut y en avoir de traces dans le Corps, et
puisque l’éternité ne peut ni se définir par le temps ni avoir aucune relation
au temps »2. Si donc nous sentons que nous sommes étemels, et Spinoza dit
que nous le sentons et que nous l’éprouvons [experimurque]3, cette sensa­
tion ne vient pas de ce qu’elle aurait été attachée au Corps exclusivement
sous l’aspect de sa durée (même s’il n’est pas exclu qu’elle-même puisse
durer), mais de ce qui est exprimé nécessairement de l’union essentielle du
Corps et de l’Esprit en chaque idée d’affection comme la loi ou l’essence de
leur apparition. On comprend pourquoi l’éternité peut être confondue si
facilement avec une représentation temporelle de la durée après la mort du
corps. C’est comme si l’opinion commune avait besoin de passer par la
séparation toute imaginaire de l’âme et du corps pour pouvoir trouver
l’image d’une affirmation qui prolongerait cette durée au-delà du corps,
sans s’apercevoir que ce prolongement n’est que la mauvaise traduction
d’un effort qui est en lui-même indéfini en vertu de l’essence de

1.G.D. 294.22-24.
2. £ V, 23 sc (G.H. 295-6.31-3).
3. Notons au passage que le verbe experior ici employé par Spinoza, qui a fait
tant parler de lui, est souvent assez mal traduit. Experiri ne veut pas dire en premier
lieu «savoir par expérience» (Ch.Appuhn, A.Guérinot) ou «savoir d’expérience»
(B.Pautrat,); P.-F.Moreau dit bien sur ce point que «Spinoza ne parle pas de savoir; il
dit sentir, éprouver» (Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 542). Il est donc préférable
de traduire, comme on le fait généralement, par «expérimenter» (Durante-Gentile-Radetti,
E. Giancotti, P. Macherey), tout en remarquant, par ailleurs, que ce choix ne démêle pas les
différents aspects du verbe expérimenter, qui semblent pourtant être impliqués en ce que veut
dire ici Spinoza. On se souviendra alors que le premier sens de experiri est celui de
« éprouver », de « faire l’essai » dans le sens de « éprouver ses forces en quelque chose », ou
encore «de tenter de réaliser quelque chose». Il n’est donc pas interdit de penser que par
experimur l’on puisse (aussi) entendre un effort propre à l’esprit de réaliser l’éternité en sa
plus grande paît. Il y a en effet deux sens du verbe réaliser : rendre effectif ou réel, produire
quelque chose; mais aussi se rendre compte ou prendre conscience, c’est-à-dire comprendre
de mieux en mieux l’éternité qui de plus en plus se réalise en nous.
LE FINI ET LA FINITUDE 89

l’affirmation par l’esprit de l’essence du corps, qui en caractérise l’union


plus profonde. Il n’y a pas un règne des âmes détachées du corps. L’Esprit
affirme éternellement l’essence de son corps. Aucune image ne peut venir
aider la compréhension de cela, c’est pourquoi la sensation de l’éternité est
si fragile tout en étant indestructible. L’union de l’Esprit et du Corps, c’est
cela même.
Il n’était pas moins légitime de chercher l’éternité du côté de la
nécessité. N’appartient-il pas à la nature de la raison de contempler les
choses comme nécessaires, et de les percevoir sous une certaine espèce
d’éternité? Mais la nécessité et la Raison elle-même ne seraient rien sans la
réalité de la chose infinie qu’elles expriment. Le fini n’est donc pas (que)
finitude. La finitude est la condition nécessaire (existentielle, au sens de la
durée quantifiable), le fini est la réalité même de la chose singulière dont
l’essence enveloppe éternellement l’existence comme expression de sa
cause infinie.
Ainsi compris, le fini a une double détermination au sein du même acte
d’être fini. On est fini par un autre fini selon une chaîne et enchaînement
infinis : c’est ce que l’on serait tenté d’appeler, pour rendre compte du latin
terminari, les terminaisons de la chose dite finie conjuguées selon les
verbes de l’existence. C’est là une relation extrinsèque de fini à fini selon
des rapports d’extériorité. Mais au sein de l’être de la chose singulière,
l’infini retentit, dans la mesure où celui-ci l’exprime dès que son essence
est enveloppée dans l’acte d’être. L’acte d’être comme conjonction de
l’essence et de l’existence est donc toujours m-fini. Sa singularité, tout en
passant par des terminaisons, révèle l’invariabilité de son thème. Que la
chose singulière que nous sommes soit en quelque sorte toujours à faire,
jamais tout à fait achevée, inlassablement au seuil de ce qui la termine, au
point où nous nous imaginons si souvent que cela puisse continuer aussi
après la mort pour une durée interminable, relève d’une reconduction
imaginaire de sa relation intrinsèque à l’infini et à notre éternité.
L’essence de l’existence, qui est l’éternité, est sentie par l’existence de
notre essence dans l’infinité de sa cause. L’existence même n’en finit pas de
se faire sentir et de poindre dans notre désir tant qu’elle n’est pas non
seulement sentie, mais aussi perçue par sa vraie cause. On doit à Spinoza de
la lui avoir rendue.
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Deuxième partie

LE CORPS ET SA TRACE

Le Spinozisme est, peut-on dire, un pur réalisme.


Jules Lagneau

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Troisième section

LOGIQUE DE L’AFFECTION

En a-t-on terminé avec la sensation? Pas tout à fait. Sans perdre de vue
l’union âme-corps dans laquelle, comme on a vu, elle joue un rôle essentiel,
il reste maintenant à l’envisager du côté du corps. Le TÏE n’avait pu le faire,
puisqu’il s’était donné pour programme de distinguer les différents types
d’idées. Il faut à présent s’orienter vers l’analyse de l’affection [ajfectio].
Avec l’abandon du substantif sensatio1, le vocabulaire spinoziste dans
l’Ethique se transforme, il quitte le registre et les références de l’empirisme
baconien et de la philosophie cartésienne, pour se constituer dans le cercle
clos des références internes à un système. Se transforme-t-il au point de
changer de sens, voire de doctrine ? Cela reste à vérifier.
Qu’est-ce qu’une affection ? Adfecîio est animi autcorporis ex tempore
aliqua de causa commutatio, ainsi la définissait Cicéron2, c’est-à-dire
comme un changement subi de l’état moral ou physique dû à une quelque
cause. Thomas d’Aquin ne voyait aucune différence entre la passion et
l’affection3. Descartes emploie ajfectio comme synonyme de qualitas4, et
affectus dans le sens de passion [passio]5. Le vocabulaire de Spinoza n’est

1. «Pour quelle raison le terme sensatio a-t-il été abandonné? Probablement parce qu’il
pouvait conduire à l’équivoque de considérer la sensatio comme une opération des sens et non
de l’âme, et par conséquent à la comprendre comme un effet de l’action du corps sur l’esprit » ;
F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza » ; p. 294-295.
2. De inv., 1,36. L’aspect moral de l’affection dans une veine stoïcienne se retrouve chez
Cicéron : rectae animi adfectiones virtuies appellantur; Tusc. 2,43.
3. Cf. Sum. Theol., I, II, quaestio 24, art. 2.
4. Cf. AT. V. 341 ; Vin. 22.28 ; Vffl. 52.27; Vm. 316.9.
5. Cf. AT. m. 66.10; V.344.20; V.347; VH.9.7; VH.74.25-27; Vffl.32.10;
cf.E. Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, 1979 (1913), p.9; et également
H. A. Wolfson, La philosophie de Spinoza. Pour démêler l’implicite d’une argumentation,
p. 557. On trouvera quelques éclaircissements sur l’équivalence de l’expression cartésienne
passions de l'âme avec le latin passiones animae, affectus animi, ou encore affectiones animi
tout comme sur l’usage et le sens de ces expressions chez Burgersdijk, Heereboord, Clauberg
dans P. Dibon, « En marge de la Préface à la traduction latine des Passions de l’âme », Studio
Cartesiana, 1,1979, p. 91-109, maintenant dans P. Dibon, Regards sur la Hollande du siècle
d’or, Napoli, Vivarium, 1990, p. 523-550, en particulier p. 531-544.
94 LOGIQUE DE L’AFFECTION

pas étranger aux références classiques, mais il s’en démarque. Affectio n’a
plus une valeur morale et n’occupe plus tout à fait le même champ séman­
tique de l’affect [ajfectus], bien que les deux substantifs obéissent tous
deux au verbe afficere, le plus souvent employé dans sa forme passive.
L’affection est à la fois l’acte d’affecter et l’état ou la disposition qui en
résulte. Elle conserve aussi l’idée classique de la modification ex tempore,
puisque l’affection est tout ce qui arrive à quelque chose : quicquid con-
tingiîK L’affection est donc ce qui touche2, ce qui survient au contact3,
mais également ce qui se produit de manière aléatoire. D’où l’idée de con-
îingentia, de ce qui survient par accident, et, dans un sens plus spinoziste, ce
qui advient selon l’ordre et la nécessité naturelle. Cela dit, et c’est la dif­
férence, aucune caractérisation temporelle ne vient qualifier l’affection en
tant que telle. La contingentia, en effet, n’appartient pas à l’essence du
conîingere. Si la nécessité de ce qui nous échoit se pare si souvent du
masque de la fortuna, cela est dû seulement à un défaut de notre connais­
sance. On se souvient que la préface du TTP s’ouvre sur l’inconstance des
hommes et le « visage» de la fortuna qui ne peut leur être toujours favo­
rable. La.fortuna n’est donc ni l’équivalent ni l’antécédent de la nécessité
spinoziste, car ce qu’elle nous réserve est déjà interprété dans le sens de ce
qui nous agrée ou non. Le contingere, en revanche, s’inscrit de plein droit
dans la nécessité spinoziste.
Dans Y Éthique, le terme affectio recouvre un double emploi4. Il
sert d’abord à définir le mode5, curieusement par un pluriel [affec-

1. Cette expression fait son apparition dans £11, 9 cor (G.II.92.16-18). Dans le même
registre, dans le scolie du corollaire de la proposition suivante, Spinoza reprend la distinction
thomiste du Dieu cause des choses selon l’être [secundum esse] et selon le devenir [fieri]. On
peut entendre dans contingere l’écho de 1 ’evenisse et du fieri présents dans l’appendice de la
première partie de Y Éthique. Ces termes indiquaient eux aussi la production d’un événement
2. Dans le contingere il y a en effet le tangere.
3. Presque toujours Y affectio caractérise la modification du corps, mais il arrive que
Spinoza l’emploie également pour indiquer une modification de l’Esprit [Mentis affectio]
comme dans £IÜ, 52 sc (G.ü. 180.15), voire un état [constitutio] de l’essence de l’homme;
cf. £113, aff def 1 expl (G.ü. 190.23-27).
4. L’Éthique compte 104 occurrences.
5. «Par mode j’entends les affections de la substance, autrement dit, ce qui est en autre
chose, et se conçoit aussi par cette autre chose » ; £1, def 5 (G.H 45.20-21). Comme l’on sait
quand on traduit du latin la question de l’article pose un problème. Devant choisir, on préféra
traduire subtantiae affectiones par « les affections de la substance » (solution adoptée par
O. Baensch, G. Durante, R. Caillois, A. Guérinot, M. Gueroult, K. Blumenstock, P. Macherey)
au lieu de « les affections d'une substance » (solution préférée par Ch. Appuhn, E. Giancotti,
B.Pautrat, W. Bartuschat); non que la traduction qui opte pour l’article indéterminé soit
fausse ; simplement elle met davantage l’accent sur un sens nominal de la définition. Il est vrai
que le lecteur n’est pas censé savoir qu’il n’y a qu’une seule et unique substance, néanmoins,
dès que cela est acquis par voie démonstrative, une définition qui laisserait encore entendre la
*

LOGIQUE DE L’AFFECTION 95 ;
il
■:

tiones] K On y reviendra. Pour l’heure, on notera qu’il fait écho à un autre


pluriel : l’infinité des attributs qui constituent la substance. C’est encore le
»
El
terme ajfectio qui est utilisé pour désigner les modifications du corps2. Un si.
lecteur pressé a souvent tendance à comprendre cette définition comme
étant celle du corps fini. La définition, pourtant, ne le dit pas explicitement ;
elle parle plutôt « d’expression précise et déterminée de l’essence de Dieu,
II
considéré comme chose étendue»3, dont l’essence est infinie et étemelle.
Une chose est de penser le corps comme quelque chose qui doit se dire b ■

«finie» [dicitur finita], autre chose de le penser comme expression de


l’essence divine, dont la définition visiblement se passe de l’opposition
fini/infini. Les conditions de finitude du corps dépendent non du corps en ¥
tant que tel, mais de sa comparaison à d’autres : « un corps est dit fini, parce J!i
que nous en concevons toujours un autre plus grand»4. Stricto sensu cela
veut dire que l’appellation de « fini » est commandée non par la chose elle-
:
même, mais par un mode de pensée qui la met en relation à autre chose !
qu’elle selon un certain ordre de grandeur. Dès lors on saisit mieux que
pour définir le corps dans son essence Spinoza abandonne ce point de vue,
;
qui doit encore beaucoup à une représentation imaginative de la quantité5.
Or, tout ce qui peut arriver [contingeré] à un corps ce sont des
affections; mais puisque le corps, en tant que mode, est lui-même une i;;
affection de Dieu, ne faut-il pas penser que l’affection du corps est toujours
possibilité qu’il y en ait plusieurs, perdrait de sa clarté. Cet inconvénient est évité en adoptant
l’article déterminé. Les mêmes arguments évidemment valent pour la définition de l’attribut.
1. Ni Lewis Robinson, ni Martial Gueroult ne croient bon d’en rendre compte, ni même
d’en faire état ; Pierre Macherey, en revanche, commente : « En passant ainsi d’une transition
du singulier au pluriel, Spinoza a sans doute voulu indiquer que la réalité modale est éclatée,
V
dispersée, essentiellement plurielle, à la différence de la substance, dont le caractère unitaire
est ainsi suggéré a contrario»; Introduction à /'Éthique de Spinoza. La première partie. La iï
nature des choses, Paris, P.U.F., 1998, p. 43.
2.Gilles Deleuze le fait remarquer à sa façon: «l)Les affections (ajfectio) sont les
modes eux-mêmes. Les modes sont les affections de la substance ou de ses attributs (Éthique, I
1,25 cor ; 1,30 dem). Ces affections sont nécessairement actives, puisqu’elles s’expliquent par
la nature de Dieu comme cause adéquate, et que Dieu ne peut pas pâtir. 2) À un second degré,
les affections désignent ce qui arrive au mode, les modifications du mode, les effets des autres
modes sur lui » ; sans par ailleurs s’expliquer sur une distinction qu’il appelle de degré, mais
qui n’engage pas une distinction de nom ; Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981,
p.68. Deleuze est davantage préoccupé par la distinction affectio/affectus que par la
distinction interne à la notion même d’affection.
3. EU, def 1 (G.n. 84.14-16). La définition renvoie directement à £1,25 cor, où il avait
été anticipé que les choses particulières ne sont que des affections des attributs de Dieu [Dei
attributorum affectiones], autrement dit des modes par lesquels Dieu s’exprime de manière
précise et déterminée.
fi;
4. £ I, def 2 (G.n. 45.10-11 ).
5. Celle-ci ne renvoie aucunement à la définition 2 de la première partie, mais nom­
mément aux choses particulières [res particulares] du corollaire de la proposition 25, dont la
démonstration repose sur £ I, def 5 et £ 1,15, qui ne font pas référence à £ I, def 2.
96 LOGIQUE DE L’AFFECTION

Y affection d’une affection? Sous cette hypothèse, il y a deux manières de


comprendre Vaffectio: d’un côté, l’affection d’une chose infinie, à pro­
prement parler le mode comme affection d’une cause infinie, elle-même
pensable selon ses déterminations immédiates et médiates, infinies ou
finies; de l’autre, l’affection d’une chose particulière1. Toutefois, ces deux
manières de considérer l’affection ne peuvent pas être étrangères l’une à
l’autre. On comprendrait mal sinon que Spinoza leur ait réservé un seul et
même terme. On peut supposer, au contraire, que l’on est mis au défi de les
penser ensemble comme ce qui doit constituer la nature d’un seul et même
acte - l’acte d’affecter. Il conviendra donc de penser les concepts
d’«affection» et d’«affection d’affection» au moment où ils s’articulent
l’un à l’autre, quand l’essence d’une chose est investie d’existence.

1. Ce double emploi de l’affection a aussi été remarqué par Charles Ramond, Le voca­
bulaire de Spinoza.Pans, Ellipses, 1999, p. 12-14.
Chapitre vi

ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE

L’ÉMERGENCE DU SINGULIER

Alors que le De Deo avait procédé à une déduction allant de l’essence


infinie de Dieu à ses modes (ou affections) finis en passant par les modes
infinis immédiat et médiat de l’entendement infini (proposition 16), le De
Mente procède à l’inverse : à partir de l’idée d’un corps qui n’est pas infini,
gradatim vers la conception d’un corps infini. Ce dernier ne fait pas l’objet
d’un traitement particulier, si ce n’est médiatement par le biais d’une
cosmologie seulement esquissée *. Ce renversement fait que les premières
propositions accueillent parallèlement à la perspective ontologique une
perspective phénoménologique, préparée par le verbe sentire des axiomes
4 et 5 ou encore par EH, 13 cor2. Les deux perspectives ont vocation à se
compléter et se corriger mutuellement. Tout porte à croire cependant
qu’une approche seulement phénoménologique n’aurait su rendre adéqua­
tement raison de la nature de l’affection. Comment aurait-elle pu à elle
seule réaliser, par exemple, que le conîingere est l’acte non du hasard, mais
de la nécessité? La parenthèse intra-propositionnelle ouverte par la petite
physique va permettre que ce que nous expérimentons du corps aboutisse à
sa compréhension génétique : le vécu du corps, loin d’être supprimé, sera
alors réorientée par les lois de la physique.
l.On peut penser que c’est cette apparente dissymétrie qui justifie la demande de
Schuller : «je souhaiterais des exemples de choses produites immédiatement par Dieu, et de
celles produites médiatement par une modification infinie» (G.IV.276.1-2). La tentative de
réponse que Schuller soumet à Spinoza trahit son incompréhension de la différence entre
l’attribut et sa modification infinie ; cf. Ep, 63.
2. Certains commentateurs ont déjà parcouru ces deux voies, le plus souvent privilégiant
l’une au détriment de l’autre. Pierre-François Moreau a essayé de les vérifier ensemble. Dans
une moindre mesure, cela fut le souci des travaux d’Alexandre Matheron, alors que cette
perspective est quasiment absente du commentaire architectonique de Martial Gueroult Dès
lors, on peut comprendre que l’exigence d’autres lectures ait pu se faire sentir. D ne s’agit
nullement de considérer ces approches comme exclusives les unes des autres ; dûment relues,
elles peuvent avoir vocation à s’éclairer, et éventuellement se corriger mutuellement dans un
esprit de complémentarité que les textesjustifient amplement.
98 LOGIQUE DE L’AFFECTION

Ce brusque basculement dans le fini du corps et la quasi inversion


du cours démonstratif ont surpris plus d’un lecteur. Le 23 juin 1676,
Tschimhaus déjà demandait à Spinoza de bien vouloir lui indiquer
comment on pouvait démontrer a priori la diversité des choses à partir d’un
concept d’étendue en tout état de cause différent de celui de Descartes,
puisque pour celui-ci le passage déductif de l’étendue à l’existence des
corps finis dépassait le pouvoir de l’entendement humain. Tschimhaus
avait donc bien vu le problème : la singularité du corps fini doit envelopper
la pluralité de la varietas des choses. Or, comment celle-ci est-elle donnée?
Spinoza semble l’avoir passé sous silence. Au moment de répondre à
Tschimhaus il est contraint d’ avouer son embarras1.
L’heuristique déductive du début du De Mente est commandée par
une fin pédagogique déclarée. S’il y a bien interruption de l’ordre déductif
entre £11, 13 et £11, 14, c’est qu’effectivement celle-ci sert aussi les fins
dernières de l’ouvrage. Elle lui permet de passer de la nature du corps (qui
est l’objet de l’idée constituant l’esprit humain), aux affections du coips,
qui supposent, elles, les axiomes et les lemmes de l’abrégé de physique. Or,
cette coupure en suppose une bien plus importante, et qui n’ a pas échappé à
l’attentif Tschimhaus : le passage de l’infinité de l’existence de l’étendue
enveloppée dans son essence à la fmitude d’une certaine chose singulière
[rei alicujus singularis] constituant l’être actuel de l’Esprit humain, qui ne
peut être que le corps. Le point est crucial, car il se situe à la croisée d’une
rencontre, qui dans le texte n’est perçue que sous l’effet d’un basculement
de l’essence à l’existence des choses particulières, dont le statut onto­
logique veut que l’essence n’enveloppe pas l’existence. Le problème onto­
logique pointé par Tschimhaus, à savoir le nœud qui articule infini et fini,
essence et existence, se répercute et se fait sentir dans le vécu de l’essence
du mode fini, au moment précis où celui-ci éprouve et endure l’existence.
Ce «lieu», qu’une ontologie et une phénoménologie ont en partage,
porte un nom : affectio. En effet, le point de vue singulier de l’idée du corps,
que Spinoza qualifie de manière inattendue d'humain, alors que rien de
spécifiquement humain n’était venu l’annoncer, fait brusquement irruption
dans le texte. Il vaudrait mieux dire qu’il échoit avec notre point de vue
comme affection. Soudain l’humain « transperce » le texte, encore que, on
ne va pas tarder à l’apprendre, ce qui émerge concerne en vérité tous les

l.Ep, 83 du 15 juillet 1676: «Vous me demandez si la diversité des choses peut être
démontrée a priori à partir du seul concept de l’Étendue: je crois avoir démontré assez
clairement que c’est impossible; c’est pourquoi la définition cartésienne de la matière par
l’étendue me semble mauvaise; elle doit être au contraire expliquée nécessairement par un
attribut qui exprime une essence étemelle et infinie. Mais je vous parlerai peut-être plus
clairement de tout cela une autre fois, s’il m’est donné de vivre assez. Je n’ai pu jusqu’ici rien
mettre en ordre sur ce sujet » (G.IV. 334.22-28).
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 99

esprits. La proposition 11 et son corollaire jouent ainsi un rôle équivalent à


celui qu’avait pu jouer la proposition 16 dans le De Deo, sauf que là c’était
un point de vue infini qui était logiquement assumé, alors que maintenant
c’est l’acte d’un point de vue singulier « d’une chose qui n’est pas infinie»
[non rei infinitae] qui surgitl.
Tout semble alors devoir se passer comme si l’objet de l’idée n’avait pu
véritablement prendre corps sans qu’un point de vue singulier ne fût
assumé comme donné. L’irruption d’une telle singularité doit être com­
prise comme la condition d’intelligibilité du corps en tant qu’objet de
l’esprit. Il y a donc bien quelque chose comme un surgissement, qui est
autant textuel que conceptuel, du point de vue singulier du corps sur le
corps. Ce point de vue n’est évidemment pas absolu, il a lui-même une
cause, néanmoins il a quelque chose de tout à fait irréductible. Il est humain
pour autant qu’il est en soi universel et unique puisqu’il se produit avec
toutes les singularités douées de corps. Si donc on veut voir dans la philo­
sophie de Spinoza une philosophie du singulier, ce qu’elle a semblé ne pas
pouvoir complètement être pour bon nombre de ses détracteurs, c’est avant
tout en cet endroit que cela doit s’apprécier.
Ce que nous sommes, assurément nous ne le sommes jamais que
singulièrement, mais nous le sommes selon des conditions qui sont valables
pour tout être singulier. Pourtant, ce que nous sommes, en premier lieu une
idée singulière de corps, ne serait rien sans ce que nous en percevons : les
affections que nous avons’, car nous ne sommes jamais que ce que nous
percevons de l’objet dont nous sommes l’idée. Or, cette singularité/plura­
lité au sein même de l’union de l’esprit et du corps, qui caractérise l’essence
singulière, est précisément ce qu’il y a d’irréductible à une approche qui ne
serait que phénoménologique. C’est pourquoi elle a dû être ontologique­
ment préparée2. Elle est néanmoins indispensable, car elle porte en elle la
marque nécessaire d’une singularité. L’ontologie apporte à la phénoméno­
logie l’idée que le processus ou l’enchaînement des idées doit être consi­
déré comme logiquement premier quant à l’explication causale de ce qui
est donné comme actuellement existant pour un esprit, y compris pour le
nôtre, voire surtout pour lui si l’on considère sa tendance innée à se croire
libre3. Un tel mouvement sera repris dans le De Affectibus, qui assumera la

1. On ne peut, en ce lieu, s’empêcher d’entendre résonner l’écho du cadere de l’expres­


sion omnia, quae sub intellecîum infinitum cadere possunt de £1,16 dans le contingere de
l’expression quicquid in objecto ideae [...] contingit de £ II, 12.
2. Spinoza aurait certes pu, comme il le dit lui-même, disposer la matière en un autre
ordre, qui eût peut-être aboli les perplexités de Tschimhaus, mais celui qu’il nous a
effectivement laissé n’en a pas moins ses raisons.
3. On peut comprendre tout l’intérêt qu’un Fichte a pu porter à ce passage de VÉthique,
inquiet comme il était du fondement de l’articulation entre ontologie et phénoménologie. Sur
100 LOGIQUE DE L’AFFECTION

théorie universelle du conatus, dans un contexte présenté comme humain1,


alors que tout ce qui est dit des propositions 4 à 8 de cette partie appartient
sans conteste à toutes les choses [unaquaeque res]2.
La différence de ces deux perspectives tient plus au point de vuefini sur
l’affection qu’à la nature dite ou prétendue finie [dicitur finita] de
l’affection elle-même. Il doit ainsi subsister dans les conditions de finitude
de l’affection quelque chose de l’infinité de ce dont elle est l’expression.
On ne peut rien comprendre de la singularité de l’affection d’un corps, si on
ne la mesure pas directement à l’essence du mode qu’elle individualise. On
en a confirmation dans la définition du mode, qui, comme toute définition,
s’attache à la nature intime de la chose. Il n’y a plus donc à s’étonner que
l’essence du mode, qu’il soit considéré comme fini ou infini, réponde
à une seule et même définition. L’affection d’un corps demeure en soi
l’expression partielle encore que précise et déterminée d’un acte en soi
infini et étemel.

UN POINT AVEUGLE?

Tout cela ne va pas sans difficultés. Nulle part ailleurs dans Y Éthique
comme entre les propositions 7 et 11 du De Mente, on ne trouve autant
d’avertissements et d’aveux d’impuissance à la communication3. Nulle

cette question, cf. J.-M. Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand,
Paris, Vrin, 1994, en particulier le chap.n, § IV, 2, p. 95-100, selon lequel, Y Éthique serait
pour Fichte : « une ontologie qui prétend se passer de phénoménologie et c’est ce qui crée un
hiatus entre le Livre Iet le Livre II, autorisant une opposition entre le spéculatif et le pratique »
(p. 96). Pourtant, on ne peut dire que Spinoza y renonce complètement ; simplement, dans le
De Mente, il évite de la présenter comme fondatrice, c’est-à-dire encore comme anthro-
pocentrée à partir de l’illusion trop humaine de la liberté et de la contingence. Le point de vue
humain introduit par la proposition 11 n’est donc pas exclusif d’autres singularités, il est
assumé à l’avance comme humain dans notre intérêt.
1. Cf. les deux postulats de la troisième partie, ainsi que les trois premières propositions.
2. À ce propos, il faut nuancer une lecture qui insisterait sur une coupure nette entre les
deux premiers livres et le troisième. Cela a été le parti, par ailleurs théoriquement fertile, pris
par Antonio Negri, qui devait le mener à émettre une hypothèse forte à la fois sur le plan
historiographique et interprétatif : «Et maintenant une hypothèse : il y a effectivement deux
Spinoza» ; A. Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, P.U.F.,
1982, p.39. Il ne s’agit nullement de nier ces effets de coupure, simplement ils sont plus
nombreux et diffus qu’on ne veut parfois le reconnaître. La théorie du conatus constitue
moins une refonte du système à partir d’un nouveau registre, que la reprise de césures déjà
actives dans le texte. Quant à la datation de la composition de la troisième partie, qui selon
Negri aurait dû avoir lieu suite à une «cesura sistematica» à l’intérieur de l’œuvre, entre les
années 1665-1670, Emilia Giancotti, en s’appuyant sur un passage de la Lettre 28, a déjà fait
remarquer les limites historiographiques de l’hypothèse de Negri ; cf. Spinoza, Etica, (a cura
di) Emilia Giancotti, Roma, Editori Riuniti, 1988, p. 376, n. 48 et p. 10-13 de l’Introduction.
3. « Et pour le moment je ne peux expliquer cela plus clairement » ; EU, 7 fin du scolie
(G.H. 90.29-30); «et pourtant je vais m’efforcer d’éclairer la chose autant que possible»;
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 101

part ailleurs, l’extrême concision du propos ne coïncide autant avec la diffi­


culté de la matière1. Pour un ouvrage censé épouser la clarté des géomètres,
cela peut surprendre2. Faut-il aller jusqu’à s’inquiéter que ces difficultés
cachent des problèmes laissés sans solution satisfaisante? Il n’est pas
improbable qu’ici Spinoza ait dû jongler avec plusieurs exigences internes
à son discours.
Descartes pensait que ce passage du concept d’étendue à la diversité des
corps, portant le sceau de la volonté divine, dépassait les capacités d’un
entendement fini. Or, c’est bien parce que Tschimhaus sait que Spinoza ne
se rallie pas à cette idée, qu’il lui demande de faire pleine lumière là où
Descartes s’y était refusé de peur sans doute de s’aventurer dans ce
qu’il jugeait être incompréhensible3. Cette compréhension, sans doute
Tschimhaus s’attendait-il à la trouver dans l'Éthique*, d’autant qu’en bon
lecteur des RDCPP, il connaissait l’explication cartésienne restituée par
Spinoza sur l’impossibilité de l’existence des atomes; il savait que pour
Descartes « l’infini et ses propriétés dépassent l’entendement humain, qui
par sa nature est fini »5. Pour avoir lu le scolie de la proposition 15 de la
première partie de Y Éthique, il savait également que Spinoza n’admettait
pas les thèses cartésiennes de l’incorporéité de Dieu, de la divisibilité
infinie de la matière et de la nature indéfinie de l’étendue, et que, donc, le
recours à l’argument de l’incompréhensibilité de l’infini ne contribuait
£11,8 sc (G.II. 91.15-16) ; « Ici je ne doute pas que les Lecteurs seront dans rembarras » ; £11,
11 sc (G.ü. 95.8). À cette liste, on peut ajouter la réponse de Spinoza à Tschimhaus dans la
Lettre 81 déjà citée.
1. Rappelons ici l’étonnement de Martial Gueroult devant le coup de force logique de
£ü, 11 cor, défini comme la « clé de voûte de toute la théorie de la connaissance » (Spinoza.
L'Âme, L H, p. 119), ainsi que les difficultés posées par les propositions 7 et 8, lieux de tous les
acharnements interprétatifs.
2. Cf. £D, 11 cor sc (G.II. 95.8-9). Cependant, ce qui retarde jusqu’à l’empêcher [mora],
la compréhension du lecteur, ce ne sont pas les démonstrations elles-mêmes, qui ne sont pas
ici directement mises en cause, mais plutôt les imaginations, ou remémorations [commi-
niscor] susceptibles de venir se greffer et s’enchaîner dans l’esprit d’un lecteur encore déso­
rienté et comme en quête d’images familières pour interpréter le sens du propos spinoziste.
3. Le statut de l’incompréhensible ne semble pas inquiéter Descartes. Il ne se demande
jamais comment Usait qu’il y a de l’incompréhensible. Ce qui ne peut être embrassé du regard
comme une montagne reste, en termes spinozistes, une image très inadéquate de la puissance
et de l’impuissance de la pensée.
4. « Je vous serais obligé de m’indiquer comment on peut démontrer a priori la diversité
des choses à partir d’un concept de l’étendue conforme à votre doctrine [nous soulignons] ;
vous me rappelez en effet que, selon la thèse de Descartes, on ne peut déduire cela de
l’étendue qu’en supposant un mouvement suscité par Dieu et source de cette diversité dans
l’étendue. Selon moi, il ne déduit donc pas l’existence des corps à partir d’une matière en
repos, à moins qu’on ne tienne pour rien l’hypothèse d’un Dieu moteur; mais vous-même
n’avez pas montré comment cela doit suivre nécessairement et a priori de l’essence de
Dieu » ; Ep, 82 (G.IV. 333.6-15).
5. RDCPP, n, 5 sc (G.1.190.26-27).
102 LOGIQUE DE L’AFFECTION

qu’à rendre moins certains les principes de ce que Descartes jugeait avec
autant d’assurance être distinctement et adéquatement connaissable par un
entendement fini. À aucun moment de sa courte réponse, Spinoza ne remet
en cause le fond de sa doctrine; au contraire, il réaffirme sa différence
d’avec Descartes, rétablit sa définition de l’étendue comme puissance éter­
nelle et infinie, renvoie enfin à un nouvel ordre démonstratif qui semble lui
avoir fait défaut jusqu’à cette date, et que, faute de temps, on le sait, il ne
parviendra pas à nous laisser.
Il reste que la pédagogie de Y Éthique n’a de chances d’aboutir, que si sa
démarche déductive, seule garante de sa fin immanente, ne subit pas
d’entraves aussi graves ou de raccourcis à ce point rapides, qu’ils fassent
trébucher le lecteur sans espoir qu’il se relève1. Avant même d’être
composée de noyaux doctrinaires, Y Éthique est parcouru de seuils, que l’on
franchit parfois presque en aveugle, comme si par endroits la suture entre
les démonstrations n’était pas tout à fait assurée, et que le clignement
physiologique des yeux indispensable à la vision oculaire l’était aussi pour
les yeux de l’esprit. Là où le texte dissimule un foisonnement de décisions,
petites et grandes, les commentateurs y voient souvent des anticipations
plutôt que des problèmes. Sa progression n’est alors pas si linéaire, bien que
Spinoza se soit certainement efforcé de rendre le chemin le plus droit
possible. C’est pourquoi, après s’être vu ôter toute chance de retour à
d’anciens préjugés, le lecteur pourra tendre plus docilement la main à son
guide, tout en essayant par ses seules forces de regagner la lumière. Il n’est
pas d’itinéraire philosophique si balisé qui ne réserve sa part de difficultés
etd’épreuves, qui ne demande à l’itinérant d’essayer par nécessité de tracer
son propre chemin, de voir par lui-même, et non simplement de se limiter
passivement à suivre du regard. Tel est l’effort (et le risque) congénital
de toute lecture philosophique. Ce n’est en rien retrancher de la lumière
cristalline de l’Éthique que de scruter ses parts d’ombre, sans lesquelles elle
ne saurait briller avec tant d’éclat.
En ce début du De Mente, on est en effet au seuil de plusieurs
problèmes : le statut de l’ordre des essences singulières2, les rapports entre

1. Les difficultés du début du De Mente tiennent sans doute aussi à l’extrême concision
des démonstrations des propositions 7 et 8 avec leur corollaire et leur scolie, puisque la propo­
sition 8 est évidente à partir de la 7 et de son scolie, et que la proposition 7 renvoie directement
à l’axiome 4 de la première partie.
2. On songera ici aux efforts déployés par Gilles Deleuze pour traverser la proposition 8
et pour expliquer ce qu’il nomme « l’essence de mode » ou « le passage de l’infini au fini », à
son recours à l’hypothèse d’inspiration scotiste d’une distinction modale intrinsèque du
système des essences singulières en Dieu, à celle des essences de modes comme modes intrin­
sèques ou quantités intensives; et Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit,
1968,chap.xn,p. 173-182.
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 103

ontologie et physique, au moment où la première s’apprête à donner ses


principes d’intelligibilité à la seconde en vue de bâtir une psychologie et
une épistémologie : le moment où la pensée de ce qui est entendu dans
l’idée de Dieu (l’ordre des res) se prépare à basculer dans la pensée de ce
qui est en tant que [quatenus] étendu, c’est-à-dire l’ordre des corpora et de
leurs idées1.
Tout semblerait alors s’être passé comme si un «point aveugle» était
venu se glisser dans le processus déductif, se soustrayant partiellement aux
yeux de l’Esprit, qui aurait permis que celui-ci se dirigeât là où l’auteur
tenait absolument à le faire passer [transire] : de l’ontologie à la psycho­
logie vers la doctrine de l’imagination. Et voici que soudain, après avoir
d’un seul mouvement traversé presque les yeux fermés, l’actualité infinie
du corps, le lecteur se retrouve comme de l’autre côté (prop. 14) dans la
finitude donnée d’un corps affecté2. Quelque chose d’unique se joue ici :
l’émergence de la singularité au cœur de l’infini.
Ce qui est certain, c’est qu’en ce moment crucial, juste avant de poser
ces « quelques prémisses concernant la nature des corps », Spinoza nous
laisse non sur une démonstration, mais sur un corollaire, ou plus exacte­
ment sur une sensation : Corpus humanum existitprout ipsum sentimus3.
Or, justement, ce «point aveugle», que nous essayons ici d’isoler à
défaut de pouvoir totalement l’éclaircir, n’est-il pas ce lieu à la fois de
rencontre et de rupture, d’union et de distinction, à partir duquel peut se
déployer, tout en s’y soustrayant, le champ de l’expérience du corps (et des

1. Ce sont ces lieux, que des auteurs comme Alexandre Matheron ont voulu revisiter pour
sonder les relations internes entre ontologie et physique; cf.«Physique et ontologie chez
Spinoza: l’énigmatique réponse à Tschimhaus», Cahiers Spinoza, n°6, Paris, Éditions
Répliques, 1991, p. 83-109. Le XVIIe siècle philosophique s’est efforcé de redonner à la
nouvelle physique ce de quoi Galilée avait voulu la libérer : une métaphysique adéquate. La
profonde insatisfaction de Spinoza pour les principes de la physique cartésienne témoigne du
souci philosophique fort de penser ensemble une science du mouvement et une science de la
nature des corps - exigence que la rationalité aristotélicienne avait à sa façon remplie. La
physique post-newtonienne n’a au fond fait qu’essayer de répondre de manière nouvelle à la
même exigence ; à ce sujet cf. E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, Paris, P.U.F., 1994,
p.55-77; P.Cristofolini, «La mente dell’atomo», Studia Spinozana, vol.8 (1992),
Würzburg, Kônigshausen & Neumann, 1994, p. 27-35.
2. Un « point aveugle » est un phénomène qui appartient à la physiologie de la vision : il
est ce point sur la rétine qui permet à l’œil de voir sans voir lui-même, mais il n’a rien en soi de
mystérieux. Il serait donc aventureux de s’en servir pour postuler l’équivalent d’un inconce­
vable ou d’un incompréhensible pour la pensée. C’est aussi la conclusion et la réponse
adressée à Geneviève Rodis-Lewis auxquelles parvient Bernard Rousset, après une réfutation
du spinozisme compris comme une philosophie de la médiation; cf.G.Rodis-Lewis,
« Questions sur la cinquième partie de 1’“Éthique” », Revue philosophique de la France et de
l’étranger, n°2, avril-juin 1986, p.207-221, et dans le même recueil B. Rousset, «L’être du
fini dans l’infini selon 1’“Éthique” de Spinoza », p. 223-247.
3. £11, 13 cor.
104 LOGIQUE DE L’AFFECTION

corps) fini(s)? Ce point n’est-il pas le lieu de l’advenir même de la sensa­


tion comme lieu à la fois d’ouverture et de renvoi qui marque le contour
de toute affection? Ne pourrait-on pas penser que la nature de la sensation
est à la phénoménologie de l’affection du corps ce qu’ontologiquement
l’essence du mode fini est à la substance? Pour vérifier cette hypothèse, il
faut à nouveau se tourner vers cette rencontre au sein de laquelle se produit
l’affection du corps. Or, la rencontre des corps est bien le contingere que
Spinoza envisage à la fois d’un point de vue ontologique (Eli, 9 et corol­
laire), phénoménologique (Eli, 11, 12 et 13 avec son corollaire), et phy­
sique (le petit traité de physique). En effet, c’est dans et par la rencontre des
corps que l’affection sépare tout en gardant uni ce qui n’est pas réellement
séparé. Ces trois perspectives relèvent en vérité d’une seule et même
logique : une logique de 1 ’ affection.

LE CORPS-AFFECTÉ

L’affection distingue tout en inscrivant ce qu’elle distingue dans une


relation modale1. Le corps est fait des corps de la nature, il en vient et il y
retournera par les lois de composition des corps une fois que le rapport de
mouvement et de repos qui assure la cohésion de ses parties ne sera plus
conservé. Par le jeu de l’affection, qui instaure, défait ou consolide un
rapport, le corps s’affirme comme une partie de la texture de lafaciès totius
universi. Issu du monde, tissu du monde, le corps est, au fil de ses affec­
tions, tramé par les nœuds d’une causalité dont la complexité est en partie
le reflet de celle du corps sentant. Que le corps ne puisse aucunement consti­
tuer une substance, on doit pouvoir en trouver l’indice dans la manière
d’être de l’affection. Celle-ci, en effet, n’est pas un accident qui viendrait se
surajouter à un sujet, mais la modification constitutive d’une relation
corps-univers, elle-même toujours située dans un corps-à-corps infini entre
corps. Qu’est-ce qui en effet distingue un corps des autres corps qui compo­
sent l’univers, si ce n’est la modification elle-même, c’est-à-dire l’affec­
tion qui enveloppe la nature du corps affectant et celle du corps affecté dans
le surgissement de leur différence? Et qu’est-ce encore qui me fera
percevoir ce corps [quoddam corpus] comme le mien et corrélativement ce
monde qui n’est pas moi, si ce n’est le pouvoir de l’affection de me rendre
1. Elle n’est pas la seule à le faire : les choses, en effet, se distinguent entre elles soit par
les attributs, soit par les affections; cf.EI, 4. La distinction modale est double, car elle
enveloppe, au sein du même acte, deux aspects, à savoir la distinction « substance-mode », et
la distinction « mode-mode(s) » ; cette ambivalence correspond exactement aux deux aspects
de la nature de Yaffectio, qu’on avait déjà pointés: d’un côté «l’affection», de l’autre
«l’affection d’affection». Cela, en outre, contribue à orienter la pensée vers un début de
réponse à la question soulevée par le pluriel affectiones prédiqué du singulier modus dans
l’énoncé de la définition du mode.
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 105

étranger à ce à quoi pourtant j’appartiens et auquel je suis constamment


renvoyé pour exister et affirmer mon existence?
Si l’affecté et l’affectant se définissent mutuellement, il convient alors
de parler de pôles de l’affection, plutôt que de sujets d’inhérence, le corps
étant moins le support que le rapport immanent de ses affectionsl. Or, ce
rapport se constitue toujours comme rapport à d’autres rapports dans une
chaîne qui ne peut qu’être infinie. L’affection est ainsi toujours essentiel­
lement un rapport de rapports, que les notions communes aident à définir
exclusivement en termes de proportions relatives de mouvement et de
repos. L’affection détermine le corps à exister et à opérer d’une manière
précise, dispose son essence, lui assigne un monde2; elle rend sensible une
distinction, polarise une singularité. La sensibilité est alors l’aptitude à être
affecté et à affecter de différentes manières, qui en soi ouvre sur une activité
perceptive et affective. Ceci est vrai de tout corps, des plus simples aux plus
complexes. Les affections et leur diversité sont ainsi constitutives de la
puissance du corps. Ce sont elles qui le commencent et le définissent. Elles
qui le font et le défont, elles qui le transforment. L’affection singularise
et polarise.
Ainsi V existence du corps ne sefait pas ailleurs que dans l’exercice de
ses affections. Son existence ne se faitjamais que dans tel ou tel de ses états,
dans la forme de telle ou telle constitution, c’est-à-dire ce que l’esprit en
affirme en termes de puissance d’agir3. L’existence du corps s’exprime

1. Martial Gueroult, en revanche, a tendance à lire ce rapport encore comme un support,


qu’il place « du côté » « des conatus singuliers dont les essences étemelles sont le substratum
immanent » ; Spinoza. L’Âme, t. Il, p. 192, n. 1.
2. On distingue ici généralement Nature, Univers et Monde. La « Nature » n’est autre que
la substance sous l’aspect de l’un de ses attributs, la res extensa, qui est en soi et ne peut être
conçue que par soi ; l’« Univers » est la modification infinie médiate de l’étendue, ou lafaciès
totius universi, qui est l’étendue sous l’aspect de la totalité de ses différences de mouvement et
de repos et qui ne peut être conçue que par son mode infini immédiat ; enfin on entendra ici par
« Monde » la Nature, ou encore l’Univers sub specie imaginationis, c’est-à-dire, pour repren­
dre les termes de £11, 40 sc 1, un transcendantal ou un universel, autrement dit une image
commune qui me représente les objets ou les choses de ce monde, comme ils sont perçus par
une affection, ou, comme on le verra mieux par la suite, une certaine habitude affective du
corps (humain).
3. La rencontre [contingere] n’est jamais « simplement » un choc entre des corps déjà en
eux-mêmes constitués (le choc est l’hypothèse à partir de laquelle la science physique se
représente la rencontre), au contraire c’est la rencontre qui est constitutive ou structurante. D
faut donc en quelque sorte la penser avant les corps, même si dans l’ordre de l’imagination
elle n’est appréhendée que par ce qu’elle produit Les corps sont sous cet aspect plutôt les
effets physiques de rencontres. C’est proprement une question d’essence qu’il s’agit de
penser : elle renvoie à la condition de possibilité du choc et de ses lois, pour lesquels le mou­
vement est premier par rapport à ce qui est en mouvement. La théorie de toutes les théories
physiques, dont Spinoza donne les principes entre EU, 13 et 14 s’appuie sur des notions
communes (étemelles et universelles) qui sont les conditions de possibilité de toute science
106 LOGIQUE DE L’AFFECTION

dans l’acte de se disposer in certo et determinato modo à être affecté et une


aptitude à affecter. C’est encore l’affection qui m’assigne ce corps, c’est-à-
flire ce à quoi je tiens et ce à quoi je suis tenu, et qui me signale ce par quoi il
tient, c’est-à-dire l’effort qui le fait être. Le corps humain existe tel que,
mais aussi dans la mesure où nous le sentons1. Son existence en effet
s’affirme à travers ses affections et dans la limite de ses affections. La
sensation du corps [sentimus quoddam corpus] ne va donc pas sans la
nécessité d’un entrelacs d’affections, qui sont le reflet d’autant d’aptitudes
et de dispositions qui orientent le corps dans ses pratiques. Le corps est ce
lieu où se nouent et se dénouent des pratiques.
La définition de l’existence du corps par ce que nous en sentons nous
contraint ainsi à penser qu’il n’y a pas de corps qui puisse subsister comme
vierge d’affections, innocent, ou comme pur de monde. Car le corps ne peut
exister que comme affecté. Autrement, on devrait se le représenter comme
pouvant exister sans relation aux autres, ou comme pouvant exister autre­
ment que comme relation, ce qui d’insensible le rendrait inconnaissable, et
donc cesserait d’en faire une partie de la nature. Il faut donc se tenir à cette
idée, que le corps est senti ou n’est pas2, même si ce n’est pas parce qu’il est

physique bien fondée. Comme il a été dit ci-dessus, le passage entre l’ontologie et la physique
se fait par les notions communes : tous les corps, pour des raisons qui sont à la fois métaphy­
siques et physiques, conviennent en certaines choses, ils ont quelque chose de commun. Or
dans l’ordre des choses (et c’est l’ordre que le philosopher se doit de suivre pour comprendre
la nature), ce qui est commun est premier par rapport aux différences qu’il constitue. Cet
aspect, qui est essentiel, assure qu’une science physique s’accorde avec la métaphysique.
C’est pourquoi, aussi, la physique ne peut à elle seule constituer le modèle de la métaphy­
sique. La métaphysique détient ses conditions a priori. C’est la raison pour laquelle la
question d’essence est solidaire de la question de l’ordre du philosopher: on ne commence
pas par les corps ou les choses naturelles, mais parce qu’ils ont de commun, ce sans quoi ils ne
seraient pas et ne pourraient être pensés. Ce n’est donc pas un hasard, que Spinoza revienne
sur des considérations d’ordre dans £11,10 sc, c’est-à-dire peu avant son développement sur
la nature des corps, corrigeant ainsi toute démarche de type empiriste, consistant à penser
d’abord les choses naturelles, pour remonter ensuite gradatim, vers la connaissance des
premiers principes.
1. Tel est en effet le sens de la locution latine prout.
2. En un sens, donc, existere estsentire. La phénoménologie de la perception spinozienne
semble ici assez proche du esse estpercipi de Berkeley, ou plus exactement du esse estpercipi
velpercipere, que Berkeley énonce de manière précise dans les Philosophical Commentaries,
entries 429-429a, in The Works of Georges Berkeley, edited by A. A. Luce et T. E. Jessop,
9 vol., London 1948-1957, Ll, p.53. De manière plus discursive et argumentée, Berkeley
reprend sa thèse dans la première partie (la seule qu’il ait effectivement publiée) de son Traité
de la connaissance humaine ( 1710). On ne peut ici traiter ce qui mériterait un long développe­
ment. On se limitera à indiquer quelques unes des orientations que peut prendre une confron­
tation critique entre Berkeley et Spinoza : 1) la critique des idées générales abstraites et de la
ONTOLOGIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE 107

senti qu’il est. Mais il tient et il est tenu dans les limites des affections qui le
définissent comme existant. À quelque degré de puissance que ce soit, tout
corps existe comme objet d’un sentir1. Si donc ce nos, qui qualifie le sentir,
se prête si vite à un point de vue humain sur le corps, il faut cependant être
prêt à l’attribuer à tout être existant2.
Le corps est par essence affection, et, en tant qu’affection, il existe
comme affection d’affection. On commence peut-être à mieux comprendre
la nature de l’affection, qui, comme il a été fait remarquer plus haut,
concerne à la fois l’essence du mode [affectiones] de la substance (El, def
5) et ce qui arrive [contingit] au corps existant au contact des autres corps.
Penser l’affection c’est penser la nécessité de tenir ensemble deux exi­
gences apparemment contradictoires à partir du même concept : on ne peut
en effet admettre un état [constitutio] du corps comme quelque chose qui
n’ait pas lui-même été le résultat d’affections, car tout corps, quel qu’il soit,
est sensible ou n’est pas, c’est-à-dire est capable en quelque mesure d’être
affecté et/ou d’affecter. Or, l’affection définit à la fois ce qui modifie la
constitution d’une chose et ce qui la constitue comme essence. Ainsi, d’un

connaissance abstraite (introduction au Traité); 2) la conception du signe; 3) la critique


antisubstantialiste (mais dans un sens immatérialiste et apologétique qui est contraire à la
métaphysique de Spinoza). De manière générale, beaucoup de thèses berkeleyennes peuvent
être lues dans un sens spinoziste; d’autres s’y opposent totalement quand il est question de
comprendre la nature de l’esprit et de la matière et surtout de leur rapport Ainsi, la phénomé­
nologie de la perception de Spinoza partage de nombreux problèmes avec celle de Berkeley,
alors que l’esprit qui la gouverne semble s’en éloigner sur les fondements ontologiques. Pour
le dire très rapidement, pour devenir spinoziste, il manque à la phénoménologie de la percep­
tion de Berkeley la théorie essentielle de l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire le paral­
lélisme et la conception de l’étendue comme attribut de Dieu. La critique berkeleyenne de la
substance corporelle ne vise ni ne touche la conception spinoziste (sa référence critique est
plutôt Y Essai sur l’entendement humain de Locke). D’où l’intérêt, malgré les différences, de
rapprocher ces deux pensées qui se rencontrent, alors qu’elles ne semblent ni poursuivre le
même but, ni s’attaquer tout à fait aux mêmes cibles (pour Berkeley essentiellement Locke,
les scolastiques, définis «grands maîtres de l’abstraction», le scepticisme, l’athéisme; pour
Spinoza essentiellement les philosophes de l’École et Descartes). Plus généralement, on est
tenté de dire que les véritables interlocuteurs de Spinoza ne lui sont pas tout à fait contempo­
rains; ils sont davantage devant que derrière ou à côté de lui. Hegel l’avait compris à sa
manière : le spinozisme ne ferme pas une époque, il ouvre sur une pensée à venir. C’est
d’ailleurs dans ce sens que les penseurs postérieurs, de Lessing à Schelling, de Bergson à
Deleuze, l’ont revisité.
1. Aussi on ne peut pas douter que les bêtes sentent [bruta sentire] ; cf. £HI, 57 se.
2. Quand il s’agit de se prononcer sur le sujet concerné par le nos sentimus aetemos esse,
Pierre-François Moreau lui donne une acception tout à fait universelle, qui dépasse le cadre
restrictif du sentir humain; cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 537-538.
Cependant, comme le montre Paolo Cristofolini, le sens universel du nos n’est pas générali­
sable à tous ces emplois et dans tous les contextes; cf.P.Cristofolini, Chemins dans
l’« Éthique», p. 19 et p. 102-114.
:
:
i

108 LOGIQUE DE L’AFFECTION

côté, elle n’est guère pensable que s’il y a comme un déjà constitué du corps
pour que celui-ci soit capable d’être modifié et de modifier. L’affection
[affectio corporis] survient donc toujours à quelque chose qui possède déjà
une quelconque constitution, et qui par elle en est modifiée. D’un autre
côté, cependant, le corps lui-même en tant que tel est un mode ou une
affection.
Chapitre vn

AFFECTION ET PERCEPTION

On ne peut penser l’affection que selon les lois de sa réalité modale,


c’est-à-dire prise dans une chaîne d’affections selon les lois d’un
enchaînement. C’est là sans doute l’une des raisons de son emploi au pluriel
[ajfectiones], alors même qu’il se réfère à un singulier [modus]. L’affection
étant toujours en autre chose par laquelle aussi elle se comprend, cette
condition se répercute dans l’ordre de la perception : on ne peut parler, dans
l’ordre des idées d’affection du corps, d’affections absolument premières,
ou de données premières de l’expérience. Car pour pouvoir être affecté et
affecter, il faut déjà l’avoir été; pour pouvoir percevoir il faut toujours déjà
avoir perçu. Il n’y a pas en effet quelque chose comme des affections pre­
mières et, donc, des idées ou des perceptions premières. Il n’y a pas d’intui­
tion dans le premier genre de connaissance. Les données de l’expérience ne
sont jamais intuitives. Si en effet on comprend ici par intuition une connais­
sance qui constitue une prémisse qui n’est pas elle-même une conclusion,
les idées des affections ne constituent jamais que des conclusions sans
prémisses. Ce que nous croyons tenir pour premier dans l’expérience ne
sont que des affections plus vives que les autres. C’est cette idée aussi qui
est à la base de l’argument qui sert à Spinoza pour réfuter toute idée naïve de
la liberté, aussi mince soit-elle (pouvoir de décréter, pouvoir de dire ou de
ne pas dire). Spinoza remarque qu’«il n’est rien que nous puissions faire
par décret de l’Esprit à moins de nous en souvenir », pour faire admettre un
peu plus loin que «le décret que l’on croit libre ne se distingue pas de
l’imagination ou de la mémoire même, et n’est rien d’autre que l’affir­
mation qu’enveloppe nécessairement l’idée, en tant qu’elle est idée » (E LQ,
2 sc). En effet nous savons par Eli, 49, que dans l’Esprit il n’y a aucune
volition, ou encore décret, autrement dit aucune affirmation ni négation, à
part celle qu’enveloppe l’idée, en tant qu’elle est idée.
Les perceptions des affections sont toujours l’effet, que nous en soyons
avertis ou pas, d’une quelconque espèce d’inférence. Elles se présentent à
110 LOGIQUE DE L’AFFECTION

celui qui perçoit, pour reprendre une expression spinoziste, qui prend ici
tout son sens, comme des «conséquences sans prémisses»1, c’est-à-dire
des conclusions dont les prémisses nous échappent. Il n’y a donc pas
quelque chose comme des « sensations brutes »2. Cette seule considération
sur la nature et la fonction de l’affection suffirait pour écarter toute concep­
tion empiriste et matérialiste de la théorie spinoziste de la perception.
L’idée d’une origine empirique de la perception dans les affections corpo­
relles comme commencement premier de la connaissance n’est jamais, à y
regarder de plus près, qu’un commencement et une origine imaginaires;
cette idée ignore sa véritable origine et sa véritable nature. Il n’y a donc pas
de tabula rasa de l’expérience. Tout simplement parce qu’il ne peut
subsister de corps qui ne soit pas affecté : le corps n’existe pas autrement
que comme [prout] affecté.
Qu’est-ce qu’implique ce point essentiel? Simplement que ce qui est
donnée dans l’idée de l’affection du corps ne l’est jamais dans la forme
d’intuitions premières. Si nous pouvons avoir le sentiment qu’elles le sont,
c’est que simplement nous en avons conscience tout en étant ignorants de
leurs prémisses. Il en va de même pour la sensation immédiate de notre
liberté, qui n’a que ceci d’immédiat ou d’intuitivement évident, que nous
sommes effectivement conscients de nos volitions, mais ignorants de leurs
causes. Par l’idée d’une affection du corps nous n’avons aucune faculté de
distinguer entre une prémisse qui n’est pas elle-même une conclusion
(c’est-à-dire une idée première n’étant pas elle-même déterminée par une
autre idée) et une conclusion ou une inférence. Rien n’est donc plus
trompeur que de supposer des affections premières sur la base du même
argument qui fonde la croyance en notre liberté, à savoir qu’il nous semble
intuitivement évident de les avoir. Ce qui nous apparaît comme une évi­
dence intuitive n’est en fait que la conclusion ou l’effet d’une inférence
dont nous ne connaissons pas les causes.

1.£n, 28 dem. Du point de vue de l’Esprit, ces idées demeurent incomplètes quant aux
causes qui les produisent, c’est pourquoi elles sont partielles ou inadéquates ; alors que Dieu,
en tant qu’il a en même temps avec l’esprit de l’homme l’idée d’autre chose comme cause, en
détient toutes les prémisses. La confusion des idées des affections du corps n’exclut donc pas
leur détermination ou leur précision, mais la connaissance de leur causalité complète. Une
conclusion ou une conséquence, c’est-à-dire le résultat d’une inférence, se confond d’autant
plus avec une prémisse ou connaissance première, que ses prémisses ou ses causes sont
ignorées, sinon en totalité, au moins en partie.
2.C’est aussi ce que soutient l’article de Joël Ganault, «Spinoza et l’en-deça de la
méthode», Méthode et métaphysique, Travaux et documents du Groupe de Recherches
Spinozistes, n°2, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 1989, p.81-91, qui, en
s’appuyant sur la sémiotique de Greimas, écrit qu’«il ne peut y avoir dans le système
spinoziste d’accès direct aux data par delà les modes de connaissance » (p. 87).
AFFECTION ET PERCEPTION 111

On peut donc, au moins sur ce point, conclure en paraphrasant la célèbre


formule de Berkeley sans avoir à embrasser son immatérialisme : corpus
est afficere vel affici, ou, si l’on préfère, corpus existit prout afficit vel
afficitur. Cela permet de libérer du même coup la théorie spinozienne d’une
interprétation matérialiste, sans pour autant incliner vers un idéalisme.
C’est dans cette mesure, en effet, que le corps se constitue comme rapport,
et rapport de rapports, c’est-à-dire ce que les notions communes vont per­
mettre de comprendre comme une certaine proportion de mouvement et de
repos. On ne peut donc concevoir l’existence d’un corps non affecté. Un
corps immaculé et insensible n’est envisageable que si l’on postule avant
les affections un substrat désaffecté d’affections. Or, Spinoza nous invite à
nous défaire de cette hypothèse : il n’appartient pas à la nature des corps
d’être des substances.
L’impossibilité de concevoir un corps insensible rend du même coup
problématique une théorie de la perception postulant l’apparition d’affec­
tions dites premières, qui, pour être premières, ont besoin que l’on suppose
quelque chose comme un réceptacle préformé et jamais affecté censé les
avoir reçues. Si donc l’affection est toujours l’affection d’une affection,
c’est que les modifications et donc les perceptions s’inscrivent toujours
dans un processus. Toute affection est une affection d’affection parce que
toute affection implique un train continu d’affections, un processus infini,
qui logiquement la précède. Elle en procède, comme le fini de l’infini et non
l’inverse.
PRIMUM & SECUNDUM
L’affection aurait-elle un sens différent selon que l’on parle
«d’affections de la substance», ou «d’affections du corps»? Et si oui,
s’agit-il de deux choses différentes au point que l’on pourrait reprocher à
Spinoza de ne pas nous avoir facilité la tâche de le comprendre, en n’ayant
pas voulu distinguer in terminis ce qu’il aurait par ailleurs distingué in
rebus? Le problème ne peut être seulement d’ordre terminologique. Du
moins peut-on s’autoriser l’idée que l’apparente équivocité de l’affection
cache en vérité une univocité plus profonde, qu’il reste encore à élucider.
Quoi qu’il en soit, l’affection «tombe» comme une «décision», au
sens où ce qui est perçu et ce qui le perçoit se distinguent ensemble [simut\.
On touche ici la critique spinoziste du réductionnisme et fondationnalisme
cartésiens des deux premières Méditations, dont le projet sera remis à jour
par la réduction transcendantale des Méditations cartésiennes de Husserl.
Ce que la réduction cartésienne croit pouvoir atteindre c’est le noyau
simple et irréductible d’un Je pense monadique dans son acte, alors que les
propositions 11 et 12 du De Mente découvrent que ce primum ne peut être
perçu que comme dyade : l’idée du corps est toujours accompagnée de ce
112 LOGIQUE DE L’AFFECTION

qui lui arrive [contingit]. L’idée du corps est toujours l’idée du corps
affecté. On comprend en quoi une démarche réductionniste ne se tient pas,
pour reprendre les termes de la critique de £ II, 10 sc, à l’« ordre du Philo­
sopher»1: elle commence en effet par suspendre l’attitude naturelle
concernant « les choses qu’on appelle objets des sens »2 pour ensuite faire
émerger de manière impropre ce qui devait en principe venir en premier
\prior]. Le procédé génétique spinoziste ne s’oppose pas à ce qu’une
description phénoménologique l’accompagne, mais à ce qu’elle constitue
le point de départ de la philosophie.
L’idée du corps n’est pas ailleurs que dans les idées de ses affections. Et
cependant, ce qui arrive à l’objet de l’idée constituant l’esprit humain, et
qui est, comme dit Spinoza, perçu par l’esprit humain3, n’est pas leprimum
de son essence4. Tout le problème revient donc à savoir ce qui se passe, du
point de vue d’une théorie de la perception, entre la onzième et la douzième
proposition. Pour le résumer : une idée de corps ne peut être donnée, si ce
même corps n’est pas affecté. Pourtant Spinoza dit bien que le primum,
c’est-à-dire ce qui est logiquement premier et qu’il faut penser en premier,
c’est l’idée du corps. Là aussi, il semble opposer une question d’essence à
une question d’existence. Mais il est vrai également que cette essence ne
peut être sentie, tant qu’elle n’a pas enveloppé l’existence. Comment doit-
on comprendre, si mince soit-elle, cette distinction entre l’idée du corps qui
constitue le primum de l’être actuel de l’esprit humain et l’idée de tout ce
qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’esprit humain (l’idée de
l’affection)? Songeons qu’une distinction équivalente travaille le début du
De ajfectibus : celle qui passe entre 1*appetitus et la cupiditas. Il s’agit de
comprendre la différence et la relation entre deux idées qui se donnent
ensemble : d’un côté, ce que Spinoza nomme l’idée de Dieu en tant qu’il
constitue seulement l’essence de l’esprit humain, et, de l’autre, l’idée que
Dieu a, en tant qu’il a, en même temps [simu[\ que l’esprit humain l’idée
d’une autre chose que l’esprit est dit percevoir inadéquatement ou partielle­
ment. La question de l’union de l’âme et du corps se joue ici et pas ailleurs.
Malgré les difficultés que le corollaire de la proposition 11 du De Mente
comporte5, on comprend que pour constituer une idée d’affection que

1.G.H. 93.30-31.
2. Gü. 93.33.
3. Cf. £11,12.
4. Cf. EH, 13.
5. Pour Martial Gueroult, ces difficultés tiennent au fait que Spinoza anticiperait ici sur
les conséquences (il en dénombre quatre) de sa doctrine ; cf. Spinoza. L'Âme, t. ü, p. 121 -125.
On ne peut que partager l’idée que ce corollaire constitue une pièce essentielle dans
l’architectonique de la théorie de la connaissance (adéquate et inadéquate), et ceci au-delà
même du De Mente. On ne négligera pas toutefois de considérer que la première application
AFFECTION ET PERCEPTION 113

percevrait un esprit, il faut, en Dieu, au moins deux idées (celle de l’esprit


humain et celle au moins d’une autre chose). Ce qui apparaît comme simple
du point de vue de la perception est dual du point de vue de ses conditions
ontologiques. En effet, pour qu’une idée d’affection se produise, c’est-à-
dire pour que quelque chose soit perçue, il faut nécessairement en Dieu le
concours simultané de deux idées, que la connaissance inadéquate, parce
que partielle, réduit à une seule. L’attitude phénoménologique censée
devoir s’en tenir à la description de ce qui apparaît à une conscience
transcendantale, reste aveugle à cette simultanéité. Aucune réduction
salvatrice ne pourra racheter l’ignorance qui la définit comme conscience.
Or, qu’est-ce qui se décide avec l’affection, si ce n’est précisément le
sort singulier d’une essence dans son rapport à ce qui l’affecte, et du même
coup la fait exister? On l’avait déjà vu, l’idée du corps [idea corporis] est
une idée ambivalente, car elle fait double emploi, indiquant à la fois le
primum de l’être actuel de l’esprit humain, et les modifications de cette
essence, car l’idée du corps est immédiatement l’idée (d’une affection)
d'un corps - ce corps affecté. Le primum n’existerait pas s’il n’était pas
accompagné d’un secundum, qui ouvre à des enchaînements d’idées. Cela
n’est vrai que parce que cette articulation s’accompagne, dans l’ordre de
l’étendue, d’une séparation et d’une opposition entre corps. Si l’idée que
nous sommes ne repose pas en soi, mais se situe toujours par rapport à
d’autres, s’il est impossible de penser notre être sans sa relation constitutive
aux autres choses qui le font être, la raison en est l’état de ce corps dont nous
sommes premièrement l’idée et auquel nous sommes unis.
Pour Alexandre Matheron, « quel que soit leur degré de complexité et
d’unité, les modes de l’Étendue ne se délivreront jamais entièrement de leur
tare originelle : le monde matériel est un monde concurrentiel, il est le lieu
de toute division et de toute opposition ». Cette « tare » est aussi « la source
du drame humain : drame de la séparation, dont la racine ontologique,
comme l’affirmait déjà tout un courant de la Kabbale, doit être cherchée en
Dieu lui-même » L Ce raccourci saisissant sur le corps a permis de mettre en
parallèle la conception spinoziste de l’Étendue avec certaines conceptions
de la mystique juive, et en particulier avec le mythe de la «Brisure des
vases», qui chez Issac Luria développerait et illustrerait l’idée selon
laquelle la racine de toute séparation est en Dieu, qui doit se séparer d’avec
Lui-même pour s’accomplir, cela en conformité avec la conception qui
veut que le mal aurait son principe positif dans le côté gauche de l’arbre
séphirotique : « il est tentant de rapprocher l’Étendue spinoziste de ce côté

du corollaire se trouve précisément dans la démonstration de la proposition 12. Ce corollaire


rayonne dans toute l’œuvre, mais il a également un rôle décisif dans son entourage immédiat
LA. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 30.
114 LOGIQUE DE L’AFFECTION

gauche, qui est celui de la séparation, et de rattacher la Pensée au côté droit,


qui est celui de l’unité»1. Cependant s’il y a bien séparation au sein du
corps, elle ne saurait aller sans la marque d’une unité, d’une union, d’une
continuité plus profonde au sein même de l’attribut étendue. L’unité et
l’union se manifestent dans et par la distinction. Entre les corps il n’y a pas
que concurrence polémique. Il y a également convenance et composition.
La séparation elle-même ne pourrait avoir lieu sans ce que les corps ont de
commun entre eux, et en vertu de quoi aussi ils se distinguent.

Sensation et affection
L’être de l’affection suggère alors un autre rapprochement. On dira que
l’affection est dans son essence «symbolique», à condition d’entendre
avec ce terme le sens originel qu’il avait en grec. Le symbolon était primiti­
vement un signe de reconnaissance représenté par un objet fendu en deux
parties, qui une fois rapprochées recomposaient l’unité originaire2. Les
latins l’appelaient tessera hospitalis, sorte de tablette brisée en deux, dont
deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs
enfants; leur rapprochement servait à faire reconnaître les porteurs et à
prouver les relations d’hospitalité contractées antérieurement. On pourrait
àinsi schématiser la structure de l’affection comme suit :
sensation

La ligne en pointillé représente la sensation qui vient briser l’unité et la


continuité sur fond de laquelle l’affectant et l’affecté se distinguent selon
une polarisation qui retient deux natures3. Cette dualité, aucune réduction

1. Ibid., n. 27. Pour le rapport entre Spinoza et la tradition juive, cf. M. Chamla, Spinoza e
il concetto délia tradizione ebraica, Milano, Angeli, 1996.
2. Le lieu platonicien du symbolon est bien connu. D se situe dans le discours
d’Aristophane sur l’amour; cf. Platon, Banquet, 191d, cf. aussi Lysis, 19.25 ; à propos de ces
passages on pourra se reporter à G. Herman, Ritualised Friendship and the Greek City,
Cambridge, Cambridge Uni versity Press, 1987 ; pour une étude de la valeur et des usages de la
tessera hospitalis, cf.J. Andreau, La vie financière dans le monde romain. Les métiers de
manieurs d’argent. tve siècle av. J.-C.-lII* siècle après J.-C., Rome, École française de Rome,
Paris, diffusion De Boccard, 1987.
3.Filippo Mignini soutient une idée semblable à propos de la sensation dans le KV,
parlant de séparation ; cf. F. Mignini, « Sensus/sensatio », p. 276-281. Pour une interprétation
plus générale de l’essence «symbolique» de l’expérience à la croisée d’une lecture hermé­
neutique et sémiotique, on pourra se reporter aux analyses de C.Sini, Passare il segno.
AFFECTION ET PERCEPTION 115

transcendantale ne parviendra à la réduire. Elle est pour ainsi dire


irréductible. Or, l’acte de sentir est ce qui déploie la relation essentielle
entre leprimum et son secumdum, sans quoi rien ne serait perçu, car aucune
affection n’aurait lieu.
On peut désormais s’essayer à saisir ce qu’il convient d’entendre
par sensation dans son rapport interne à l’affection. Conformément à
£11, def 2, on pourra dire que la sensation appartient à l’essence de
l’affection, c’est-à-dire qu’elle est «ce dont la présence pose nécessai­
rement l’affection, et dont la suppression supprime nécessairement l’af­
fection; ou encore, ce sans quoi l’affection, et inversement ce qui sans
l’affection ne peut ni être ni se concevoir». En effet, si l’affection n’avait
pas un principe interne qui l’affirme comme sentire, on ne pourrait en
aucune mesure comprendre comment l’esprit peut s’efforcer d’être dans
chacune de ses affections, et on serait alors contraint de penser la percep­
tion comme pure réceptivité et passivité. C’est pourquoi aussi la réciprocité
est ici essentielle, car le sentir et l’affection, l’union et la distinction
adviennent ensemble : le lien essentiel qui lie le primum à son secundum
n’est pas une dérivation, mais une dualité au sein du même acte, par lequel
l’essence advient comme affection et se qualifie en se déterminant dans ses
affections. C’est dans ce sens que Spinoza pourra dire plus bas que :
L’Eprit humain perçoit un très grand nombre de corps en même temps
[una] que la nature de son corps1.

ÜNICUM& PRIMUM

Pour essayer de mieux saisir ce point, on distinguera alors entre, d’un


côté, l’advenir de ce qui distingue (ce que Spinoza nomme le contingere),
qui n’est autre que l’acte « unique»2 et à chaque fois singulier de la modi­
fication, et, de l’autre, ce qui est distingué, et du même coup signifié, c’est-
à-dire l’objet de l’idée de l’affection, dont la signification est toujours prise
dans un enchaînement avec d’autres affections. Or, il doit être clair que le
mouvement immédiat de cet advenir qui est ce qui ouvre à l’affection est en
lui-même unique, tout en étant absolument singulier, dans l’événement de
chaque affection comme principe émergent de son infinie différenciation et

Semiotica, Cosmologia, Tecnica, Milano, D Saggiatore, 1981; de cet auteur, on verra


également : La veritàpubblica e Spinoza, Milano, CUEM, 1992.
1.£II,16corl(G.n. 104.10-11).
2. Cette «unicité» correspond précisément à Vunicum dont parle £11,8 sc (G.ÏÏ. 91.14),
qui fait, on s’en souvient, l’objet non d’une démonstration, mais d’une illustration mathéma­
tique. Cette chose « unique » dont parle Spinoza marque l’acte d’enveloppement de l’essence
et de l’existence qui est principe de singularité et d’individuation. Qu’est-ce qui est donc
unique ? La sensation comme ouverture sur l’infini qui se plie au fini.
116 LOGIQUE DE L’AFFECTION

détermination. De sorte que Vadvenir même de Vaffection, le mouvement


ou l’acte qui produit la distinction, se soustrait nécessairement à la percep­
tion de ce qui est distingué avec elie. On comprend dès lors que le mou­
vement, qui est pour Spinoza, comme l’on sait, la modification infinie et
immédiate de l’étendue, ne puisse devenir par nature l’objet d’aucune idée
d’affection de corps, et ceci parce que précisément il est ce qui permet la
distinction des objets de toutes les idées d’affection. G peut néanmoins être
compris par d’autres yeux que ceux du corps. C’est là une des raisons de
l’irruption du corollaire de la proposition 11 entre les propositions 11 et 12 h
Il y a donc au cœur de toute affection quelque chose comme une brisure,
ou rupture qualitative et singulière d’un continu indéterminé: quelque
chose doit arriver [contingere] dans le corps [in eo corpore], objet de
l’esprit, pour que quelque chose soit perçu par l’Esprit. De sorte que si
l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est un corps, et qu’il ne pourra
rien arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Esprit2, en vertu de la
définition de ce qui appartient à l’essence, la réciproque doit être vraie
également : rien ne peut être perçu par l’Esprit qui n’arrive dans son corps,
s ’il n’y a pas une idée du corps qui constitue l ’Esprit humain. On remarque­
ra que dans le texte des OP, corpus écrit en minuscules se réfère directe­
ment au sens de corpus de l’axiome 4, également écrit en minuscules. Rien
donc ne peut être perçu du corps si rien n’arrive au corps. C’est pourquoi le
corps advient à l’existence comme senti dans l’union qu’il a avec son idée,
et en même temps séparé de ce qui l’affecte par les perceptions. Avant il ne
saurait exister, c’est-à-dire il n’y en aurait pas une idée. L’« extériorité » de
la perception et l’«intériorité» de la sensation se donnent donc ensemble
[.simul\ au sein d’un seul et même acte, le corps existant se constituant avec

1. C’est encore dans un sens qui n’est pas étranger à la nature de l’affection, que l’on
pourrait comprendre la première et plus ancienne signification du terme rouagh, dont Spinoza
relève les sept différents emplois bibliques - cf. TTP, chap.l (G.1U. 21-23.31-6; Œuvres
m. 94-96.9-24), et que la Vulgate et Tremellius traduiront par Spiritus, la Septante par
pneuma. Le vent (qui est aussi le souffle dans la représentation anthropomorphe du Dieu
créateur), que traduit à la manière d’une quasi onomatopée l’appellation rouagh, tout comme
le mouvement, n’est jamais perçu que par les signes de son passage, qui en sont comme les
traces et les indices. Je ne perçois pas en effet le vent, mais les cimes des arbres qui plient. Tout
comme le mouvement, le vent n’est pas visible, mais il est ce qui (se) rend visible, se signalant
par ses effets. C’est donc à bon droit qu’on peut dire que l’Esprit ou le vent [rouagh, spiritus]
se révèle dans et par ses signes, et, qu’il semble s’appeler lui-même par son son, avant d’être
invoqué par les hommes par son nom. Il y a donc la même relation entre le mouvement et
l’affection qu’entre le vent et ses signes, ou qu’entre la révélation prophétique et ses signes.
Dans tous les cas l’imagination ne peut percevoir que ce qui se laisse imaginer, l’effet et non la
nature de sa cause. Cette explication, qui bien entendu, va dans le sens d’une interprétation
réaliste et génétique de la signification archaïque de rouagh, si elle n’est pas de Spinoza, du
moins s’accorde avec la lettre et l’esprit de sa doctrine.
2. Cf. la deuxième partie de l’énoncé de £11, 12 (G.Ü. 95.15-17).
AFFECTION ET PERCEPTION 117

ce que l’Esprit sent et perçoit. L’unicité et l’universalité de cet acte [.senti-


mus], qui est l’advenir même du corps comme singularité d’un certain corps
affecté, ou comme l’on dit improprement son « passage » à l’existence,
ouvre ainsi sur une multiplicité d’affections1 : la sensation des affections.
De là il n’y a qu’un pas pour comprendre que leprincipium individua-
tionis des individua qui se fait pour Spinoza selon des rapports de pure exté­
riorité entre corps n’est pas contradictoire, mais au contraire va de pair avec
un principe de singularité, dont la sensation est l’indice interne ou le point
de vue singulier d’un esprit percevant des affections. Ce point de vue
singulier non-infini dans et sur le corps fait irruption dans VÉthique avec la
proposition onze et son lien constitutif à la proposition douze. Ainsi, la
singularité et la qualité d’un sentir se signalent toujours dans une quantité
ou pluralité d’affections selon un certain rapport2. On verra par la suite
comment ce déploiement se fait selon le mode de ce que Spinoza nomme
être des enchaînements [concatenationes]. La sensation, ou mieux l’acte de
sentir, n’est alors essentiellement plus que l’acte ou la puissance de renvoi,
qui fait qu’une affection s’enchaîne ou se joint à l’autre, jungere & conca-
tenare, ou encore incidere dira Spinoza, comme constituant le pôle d’une
singularité.
La démarche cartésienne (et toute autre qui s’en inspire) est ici prise en
défaut à la racine même de son projet. Elle croit en effet pouvoir puiser à la
source et à l’origine première de ce qui peut être considéré, après réduction,
comme le résultat de sa propre prémisse : ego cogito. Ce qu’elle croit ainsi
tenir comme irréductible à l’exercice du doute et donc pris pour fondement,
n’est encore que l’effet d’une perception ou d’une inférence dont précisé­
ment le cogito n’est que le résultat, et non la source. De cette inférence, elle
ignore les prémisses ou les causes, que justement la réduction du doute
avait cru pouvoir suspendre à partir de l’illusion d’une séparation réelle de
l’esprit et du corps, que l’exercice hyperbolique du doute finit par créer.
Or, pour Spinoza, l’idée du corps est l’effet d’un processus, dont l’âme
n’est pas l’origine, mais seulement l’indice : le sentir étant précisément le
témoin d’une singularité qui se signale dans un processus que l’esprit
ignore. Le corps comme l’esprit n’ont pas de fond propre, il n’y a rien en
eux qui soit en mesure d’arrêter le renvoi indéfini des affections qui les
touchent; ils sont comme un horizon qui se déplace en fonction des
affections, qui le déterminent et le limitent tout en le mouvant vers d’autres.
Ce n’est pas ailleurs que dans ce renvoi que se constitue la sensibilité. Mon

1. Qui est celle, bien entendu, de ses parties, qui n’ont d’existence qu’en fonction de leur
relation essentielle au tout du corps, relation grâce à laquelle précisément nous sentons.
2. Sur les notions de quantité et qualité, cf.Ch. Ramond, Qualité et quantité dans la
philosophie de Spinoza, Paris, P.U.F., 1995.
118 LOGIQUE DE L’AFFECTION

existence n’en est pas moins certaine et indubitable dès qu’elle est connue,
sauf que, puisque je suis une idée de corps, ce qui est connu de mon
existence est le résultat d’une affection de celui-ci, qui a toujours sa
prémisse dans autre chose qu’elle-même, et non dans Y ego artificiellement
réduit à l’illusion d’un isolement transcendantal. Pour Spinoza, on ne
saurait donc en douter: dès que je sais que j’existe, je sais en même temps
que le monde existe, et réciproquement; car je ne saurais être et me sentir
être autrement qu’engagé dans une relation au monde qui m’affecte et que
j’affecte. Ce n’est donc surtout pas en faisant semblant de me désengager
de tout ce qui m’affecte, que je puis (me) retourner à la source prétendue
pure de ce queje suis censé être.
Ce qui arrive donc au corps et ce qui arrive dans le corps suivent en tout
point la même logique. La limite de ce qui marque la différence intérieur-
extérieur se fait ensemble au sein d’un même acte : l’affection, c ’est-à-dire
[sive] l’affection de l’affection. Pour cette raison l’idée du corps est
essentiellement affection (et non substance comme le rappelle la pro­
position 10), c’est-à-dire rapport, et rapport de rapports. Il ne fait ainsi
aucun doute que nous existons dès que nous sentons ; en revanche, nous ne
sentons et n’existons que parce que nous sommes affectés dans un corps
(que la sensation signale comme uni à l’esprit) par des corps (que la
perception signale comme séparés du premier), qu’il serait trompeur de
vouloir réduire à néant ou suspendre en faisant comme si ils n’étaient point
En somme, l’idée du corps [idea corporis] considérée en elle-même [in se
sola considerata] n’est qu’une sensation, ou plutôt un sentir [sentire], qui,
considéré comme séparé de ses affections, demeure en soi une pure indéter­
mination ; car ce qui arrive au corps, en raison de quoi il peut être senti, c’est
l’affection, qui unit tout en séparant.
On retrouvera facilement ici l’hypothèse du monoïdéisme faite par
Spinoza dans le TIE, et les conséquences qu’on avait pu en tirer. Sauf qu’il
manquait au TIE une théorie du corps et de l’affection, que l’on trouve en
revanche dans YÉthique. Il y a bien quelque chose d’unique qui se joue avec
l’affection, marque à la fois de l’union esprit-corps, et de la séparation d’un
quoddam corpus des autres corpora appréhendés par les affections. Sentir
marque ce que l’on pourrait nommer le tremblement d’une essence au fait
d’exister dans et par le déploiement de ses affections : acte d’être séparé
tout en étant dans l’union. Le contact, qui marque l’affection, ouvre sur le
sentir propre à une union âme-corps, tout en la fractionnant dans les
perceptions des objets qui se distinguent d’elle. C’est pourquoi l’union est
sentie grâce à la séparation, et nous ne sentons (et savons que nous ne
sentons) qu’à partir de ce que nous percevons (des affections).
Nous sommes l’activité même de sentir et percevoir : être, c’est précisé­
ment être dans ce renvoi entre une manière d’être affecté et une manière
AFFECTION ET PERCEPTION 119

d’affecter. Il serait trompeur de croire à quelque chose comme une pure


réceptivité : toute attitude [constitutio] est en effet aussi déjà en elle-même
une aptitude [disposition1. Leur différence est de raison. La passivité
[operari], que Spinoza oppose à l’agir [agere], réside davantage dans la
manière d’enchaîner une action plutôt que dans l’acte d’en être informé
comme en une quelconque matière-réceptacle. Se représenter les choses de
cette manière, c’est se condamner à imaginer l’action du corps comme
décalée par rapport à la puissance qui l’exerce.
On peut à présent donner les raisons de : 1) l’apparente équivocité de la
notion d’ajfectio, qui peut indiquer à la fois le mode de la substance, et la
modification du corps; 2)la variation singulier-pluriel de l’affection à
l’intérieur de la définition du mode; 3)ce qui a pu conduire Spinoza à
renoncer au substantif sensatio, tout en conservant l’usage de sentire. Le
contingere de l’affection est un acte toujours à la croisée d’une modifica­
tion infinie et finie (la définition du mode contemple dans la même défini­
tion les modalités infinies et finies de l’affection), signe évident que : a) le
rapport de l’infini au fini est à la fois un rapport interne (d’où le recours à
une terminologie faisant appel au sentir) et un rapport externe posé par ce
qui survient avec l’affection; b)le rapport interne n’est cependant pas
indifférent à la constitution de l’affection du corps. On en avait eu confir­
mation dans l’examen de la sensation de notre éternité. Ce n’est pas tout, ce
qui survient s’articule immédiatement à une pluralité d’autres affections en
raison de la complexité du corps et du rapport constitutif de ses parties, qui
en définit l’essence exprimée premièrement [primum] par l’idée du corps
[idea corporis]. Nous sentons ce qu’il advient du corps en raison du
primum de son esprit; mais, en même temps, nous ne pourrions pas sentir, si
nous ne percevions pas les affections du corps. Ainsi, l’affection est prise
dans cette ambivalence : elle unit tout en séparant à la fois. Elle unit un
esprit à un corps, tout en distinguant un corps des autres que l’esprit perçoit
par ses affections. L’articulation du singulier affectio à son pluriel
ajfectiones lui vient du verbe sentire, qui en constitue à la fois le trait

l.La simultanéité [sirnut] et la réciprocité [invicem] dans la modification entre l’être


affecté et l’action d’affecter reposent sur un principe physique et cosmologique que Ep, 32
énonce comme suit : «Tous les corps, en effet, sont entourés par d’autres, et sont déterminés
mutuellement à exister et à opérer par un rapport certain et déterminé, la même proportion de
mouvement et de repos étant en même temps toujours conservée entre tous, c’est-à-dire dans
tout l’univers» (G.IV. 172-173.33-2). La suite du texte tire les conséquences de ce qui
précède : « il suit de là que tout corps, en tant gu ’il existe comme modifié d'une certainefaçon
[nous soulignons], doit être considéré comme une partie de tout l’univers, devant convenir
avec son tout, et être relié avec les autres. Et puisque la nature de l’univers [...] est absolument
infinie, ses parties sont réglées par cette nature de puissance infinie d’une infinité de
manières, et forcées à subir des variations infinies. En vérité je conçois qu’en rapport à la
substance chaque partie doit entretenir avec son tout une union plus étroite » (G.IV. 173.2-9).
120 LOGIQUE DE L’AFFECTION

d’union et de séparation. Dès lors on comprend que le terme sensatio dispa­


raisse en tant qu’unité au profit du couple affectio/affectiones. Sentire vient
assumer une position charnière, car il devient l’expression aussi singulière
qu’universelle de l’union âme-corps, et de l’union mode-Dieu.
Toutpercipere s’accompagne d’un sentire, et tout sentire ne va pas sans
un percipere. Le sentire traduit l’affection dans une constitution, répercute
une essence dans l’existence. Tout individu composé sent. Quoi? Ce qui
modifie sa constitution, ce qui vient conforter ou au contraire mettre en
péril la liaison, la cohésion de ses parties, c’est-à-dire la conservation de
son être dans l’existence. Ainsi, on comprend aussi qu’il est donné de sentir
et de percevoir ce qui renforce ou amoindrit la consistance d’un rapport,
mais non ce qui le fait passer à l’existence ou le fait trépasser. Ces passages-
là, qui marquent les limites de ce qu’une essence peut compter d’affections,
ne peuvent ni être perçus ni être sentis. Il n’y a pas d’expérience de la
naissance, ni de la mort. Spinoza suit la leçon d’Épicure1.

1.Spinoza et Épicure ont été parfois rapprochés pour être réfutés ensemble;
cf. ï. Jacquelot, Dissertation sur l’Existence de Dieu où l’on démontre cette vérité par
l’histoire universelle de la première antiquité du monde, par la réfutation du système d'Epi-
cure et de Spinoza, par les caractères de divinité qui se remarquent dans la religion des Juifs
et dans l’établissement du christianisme [...], La Haye, Foulques, 1697 ; P. Bayle, Diction­
naire historique et critique, Rotterdam, Leers, 1697, art. “Démocrite” note R, republié
dans Bayle, Écrits sur Spinoza, choisis et présentés par F. Charles-Daubert et P.-F. Moreau,
Paris, Berg International, 1983; J. La Placette, Eclaircissement sur quelques difficultés
qui naissent de la liberté nécessaire pour agir moralement avec une Addition où l ’on prouve
contre Spinoza que nous sommes libres, Amsterdam, Étienne Roger, 1709, p. 317 ;
F. de S.Fénélon, Traité de l’existence de Dieu, 1713, éd. critique établie par J.-L. Dumas,
Éditions Universitaires, 1990, en particulier p. 73-88 et 119-126. Pour une discussion de ces
textes, cf. P. Vernière, Spinoza et la penséefrançaise avant la Révolution, Paris, P.UJF., 1954,
p. 71 ; L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin,
1996, p. 149.
Quatrième section

LES TRACES DU CORPS

Chapitre vin

VESTIGIA

Le fait que l’homme, ou plutôt l’humain, surgisse à un certain endroit de


la déduction de la deuxième partie de VÉthique ne doit pas faire oublier la
continuité de laquelle il émerge. En règle générale, le panpsychisme
spinoziste invite à restreindre le moins possible ce qui est affirmé du corps
humain : « tout ce que nous avons dit de l’idée du Corps humain, il faut le
dire nécessairement de l’idée d’une chose quelconque»!, car ce qui a été
montré jusqu’ici «ce ne sont que des communs [communia], qui n’appar­
tiennent pas plus aux hommes qu’aux autres Individus»2. La perspective
cosmologique des individua est là pour rappeler qu’il est bien plus prudent
d’inclure sous ces propositions tout ce qui est susceptible de l’être, plutôt
que d’exclure certaines formes du vivant, prétextant une différence
spécifique de l’homme. Dès lors, pourquoi se limiter à une lecture rétro­
spective? N’y a-t-il pas lieu de penser que cela doit s’appliquer aussi par la
suite? À commencer par les postulats de la petite physique. Puisque l’expé­
rience nous dit que les postulats concernant le corps humain sont également
valables pour d’autres individus, il ne faut pas plus limiter leur champ
d’application à la seule réalité humaine, qu’il ne le fallait tout à l’heure pour
les propositions 11, 12 et 13. Ce qu’affirment les postulats dépasse large­
ment le cadre d’une définition du corps humain, au point où il semble plus
prudent de se demander ce qui serait susceptible de ne pas tomber sous leur
généralité3.

1.£II, 13 corse (G.H. 96.30-32).


2. Ibid. (G.n. 96.26-27).
3. Dans ces conditions, ne doit-on pas entendre cette généralité au-delà de la proposition
14, c’est-à-dire quand Spinoza met en place sa doctrine de l’imagination? Certes, Spinoza y
122 LES TRACES DU CORPS

En réalité, tout ce que les postulats affirment est déjà in nuce contenu
dans les lemmes et les axiomes précédents. Un peu d’attention suffit pour
se rendre compte que les postulats 1 et 3 sont tirés du scolie du lemme 7 ; que
le postulat 2 est dérivé de l’axiome 3 ; que le postulat 4 reprend le lemme 4 ;
que le postulat 6 relève du principe étiologique à la base de la distinction
des corps : tout corps est l’effet de l’action d’autres corps, mais il est aussi
causedu mouvement d’autres corps, et il est donc autant l’effet d’affections
que cause d’affections. C’est pourquoi Spinoza peut écrire que «le corps
humain peut mouvoir et disposer les corps extérieurs d’un très grand
nombre de manières »*.

Le cinquième postulat

L’origine du cinquième postulat paraît moins évidente. Pourtant,


comme les autres, il est préparé par ce qui précède ; plus que les autres, il va
jouer un rôle de premier plan quant à la genèse de l’imagination2. Il
introduit pour cela un nouveau concept : la trace, la marque, l’empreinte, il
arrive à Spinoza de dire impression - en un mot vestigium3.
Quand une partie fluide [fluida] du corps humain est déterminée par un
corps extérieur à frapper [impingat] souvent [saepe] une partie molle

parle d’Esprit et de Corps « humains », mais ne l’avait-il pas fait aussi avant, alors qu’il savait
pertinemment qu’il ne faisait qu’énoncer des choses communes [communia] à tous les
esprits? En quoi les propositions 14 et suivantes seraient-elles moins générales que les
prémisses qui permettent de les engendrer ? L’homme n’est pas tel un empire dans un empire.
Ce n’est en rien léser ou diminuer les droits propres à la sphère de l’humain, au contraire c’est
montrer en quoi son corps et son esprit l’emportent sur les autres, que de lui faire partager des
lois avec la communauté des autres êtres.
1.G.D. 103.4-5.
2. On trouvera le répertoire complet des arborescences ascendantes et descendantes de
toutes les séquences (définition, axiome, postulat, proposition, corollaire, scôîie...) de
Y Éthique dans l’appendice du livre de P. Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La
première partie. La nature des choses, « Le réseau démonstratif de Y Éthique », Paris, P.UJ1.,
1998, p. 277-359.
3. Ou plutôt vestigia, car Spinoza emploie exclusivement le pluriel. Quoique limité, le
terme a un usage toujours décisif dans Y Éthique, comme en témoignent ses 6 occurrences :
1)£D, post 5 (G.II. 102-103.32-3), lieu de sa définition génétique; 2)£ü, 18 dem
(G.ïï. 106.25-33) et 3)£11,18 sc (G.ü. 107.23-28), où est définie la mémoire; 4)£in, post 2
(G.ü. 139-140.27-2), où sont mis en équation les vestigia, les objectorum impressiones et les
rerum imagines; 5)£V, praef (G.ü.278.10-19), où est discutée la théorie cartésienne de la
glande pinéale; 6)£V, 23 sc (G.ü. 295-296.31-3), où il est question de la sensation de notre
éternité. Les occurrences assez rares du TTP témoignent d’un usage moins technique. Enfin
les deux occurrences très importantes de la Lettre 17, où il est question de intellectus vestigia
(G.IV. 77.16-20) méritent un examen à part. Le terme vestigium est absent du TIE; ce qui en
tient lieu est impressio, qui renvoie à un contexte cartésien. C’est une raison de plus pour
penser que le concept de vestigia assume dans Y Éthique un sens pleinement spinoziste.
VESTIGIA 123

[mollem], elle en change [mutât] la surface [planum], et pour ainsi dire lui
imprime [imprimit] certaines traces [vestigia] du corps extérieur qui la
pousse [impellentis]1.
L’énoncé de ce postulat croise plusieurs propriétés des corps établies
précédemment. Il livre toute sa richesse si l’on prend garde à ne pas le
limiter à la seule réalité du corps humain. On en considérera tout d’abord
l’hypothèse, et, au fur et à mesure, on montrera en quoi, à l’image des
autres, il ne fait que préciser ce qui est déjà supposé dans la physique géné­
rale des corps, à laquelle, faut-il le rappeler, les postulats appartiennent.
On commencera d’abord par noter ce que le postulat 5 ne dit pas. Un
lecteur instruit du parcours de Y Éthique n’est pas sans savoir que la notion
de vestigium sert à définir génétiquement le concept d’image, qui va bientôt
faire son apparition. Cela étant, il peut être utile de garder un peu de ce
regard encore neuf et ignorant de la suite, pour éviter, par exemple, de
traduire immédiatement l’énoncé du postulat dans des usages qui ne lui
seront conférés que plus tard. Il ne s’agit évidemment pas de nier le lien
entre imago et vestigium, mais juste de reconnaître qu’au moment précis où
Spinoza introduit la notion de trace, il n’est nullement question d’image ou
de représentation. Les vestigia ont leur espace propre de définition. Il faut
s’efforcer de le respecter, si l’on tient à une compréhension génétique d’un
texte qui adopte lui-même un procédé génétique. Si, en raison de la progres­
sion du texte, on sera autorisé à dire que toutes les images supposent des
traces, en revanche, en raison de cette même progression, on ne pourra pas
dire que tous les vestigia sont des imagines. D’ailleurs, si Spinoza avait
voulu identifier les deux notions, ou s’il avait voulu que nous les identi­
fions, il aurait pu sans transition parler d'imagines dès le postulat 5. Or,
précisément, il ne le fait pas. Il faut donc en tenir compte, et corriger une
tendance répandue à « raccourcir » le texte en substituant un terme à l’autre,
avec le risque de gommer des différences importantes.
Quant à la distinction entre dur, mou et fluide, elle n’est pas nouvelle.
Elle avait déjà été faite par l’axiome 32. Le postulat ne fait donc que la
reprendre, en la précisant à présent dans le contexte de l’affection entre
corps de nature différente : sous l’action d’un corps extérieur, on suppose
chez le corps affecté une différence de nature entre le corps modifiant (le

1.G.n. 102-103.32-3.
2. L’axiome 3 n’est pas situé au hasard. Si l’on distingue, comme certains l’ont fait, trois
niveaux dans l’abrégé de physique - les corps les plus simples, les corps composés des corps
les plus simples (ou individus), et enfin les corps composés d’individus (ou individus compo­
sés de plusieurs individus de nature différente) - on s’aperçoit que la distinction dur, mou,
fluide est introduite au deuxième niveau, celui de l’individu. Elle assume ainsi une position
moyenne entre les corps les plus simples et les plus composés, permettant de penser la diversi­
té de nature des individus, et donc la grande diversité des rapports entre ces mêmes individus.
124 LES TRACES DU CORPS

fluide) et le corps modifié (le mou). On n’a pas manqué de s’interroger sur
la nature de ce mou et de ce fluide. Certains ont voulu savoir quelles étaient
ici les parties du coips humain intéressées, chacun y allant de son hypo­
thèse, qui préférant le modèle physiologique de la visionl, qui une physio­
logie générale de la perception adaptée à l’anatomie du corps humain2, etc.
Sans doute s’attendaient-ils à retrouver chez Spinoza l’équivalent de ce que
l’on trouve chez Descartes dans la première partie des Passions de l’âme,
dans la Dioptrique, à la fin de la quatrième partie des Principia ou encore
dans le Traité de l’homme. Descartes n’y avait-il pas précisément parlé
de «cavitez» et «pores du cerveau»3, d’«air ou de vent très subtil,
qu’on nomme les esprits animaux»4 composés de «parties de sang tres-
subtiles»? Et, pour abonder dans leur sens, Spinoza lui-même n’avait-il
pas été le premier à suggérer ces hypothèses, quand, par exemple dans le
TIE, adoptant un langage cartésien, il avait parlé de « sensation des impres­
sions du cerveau» [sensatio impressionum cerebrî)5? Certes, mais mal­
heureusement ces références aux hypothèses de la physiologie cartésienne
sont absentes de VÉthique', de surcroît, quand il lui arrive d’en parler, c’est
toujours pour asséner les critiques les plus féroces au cartésianisme6.
Peut-être, alors, eût-il été plus prudent de commencer par reconnaître
que précisément ici Spinoza n’en nomme aucune7. Ceux qui ont eu le bon

1.Par exemple F.Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza,


p. 142: «On peut peut-être aller jusqu’à dire sans danger d’exagération que la structure de
l’œil a fourni à Spinoza le modèle pour la conception de l’esprit ». Sur les théories de la vision
et de la perception au xvne siècle, cf. M. T. Monti (a cura di), Teorie délia visione e problemi
dipercezione visivanell’etàmodema, Milano, Angeli, 1995.
2.Par exemple L.Robinson, Kommenîar zu Spinozas Ethik, p.312, pour qui «le
cinquième postulat représente un schéma du processus nerveux ».
3. R. Descartes, Passions de Tâme, I, art. VH sq.
4.Passions de l’âme, I, art. VU (AT.XI.332.31). Ainsi, par exemple, Martial Gueroult
n’hésite pas à dire que les « parties fluides sont les équivalents des esprits animaux » ; Spinoza.
L’Âme, t. II, p. 202 ; même idée chez Giorgio Radetti dans son commentaire intégré à celui de
Giovanni Gentile, cf. l’éd. de VEthica, G. Durante, G. Gentile, G. Radetti, Firenze, Sansoni,
1984 ( 1963), p. 744, n. 59.
5. TIE, § 83 (G.EI. 31.21). Sur la localisation de l’imagination dans le cerveau, confor­
mément à la physiologie cartésienne, cf. également § 57, n.x, où l’on rencontre l’expression
in cerebro, aut in imaginatione (G.H. 21.30-31).
6. Dans une étude récente, Filippo Mignini a très justement fait remarquer l’absence
d’une doctrine des sens ou de ses organes dans 1*Éthique. On peut souscrire aux deux raisons
qu’il donne : 1) une doctrine des sens relève de la physique, si Spinoza avait eu le temps, il
aurait sans doute formulé aussi une doctrine des sens; 2) pour l’épistémologie et pour la
psychologie de l’Éthique ce qu’il est nécessaire de savoir à propos des sens est compris dans la
doctrine de l’imagination ; cf. « Sensus/sensatio in Spinoza », p. 295-296.
7. Le postulat 3 est l’illustration même de cet évitement, puisqu’il réfère l’affection
indistinctement à tous les individus composant le Corps humain et par conséquent [& conse-
quenter] au Corps humain lui-même [ipsum humanum corporis] (G.Ü. 102.26-28). C’est ce
que paradoxalement Finit par reconnaître Gueroult lui-même : « Ni le terme de cerveau, ni
VESTIGIA 125

sens de considérer que ce postulat était d’une nature propre à englober


indifféremment toutes les hypothèses, du moment qu’elles fussent bien
conduites, et donc qu’il ne valait pas la peine d’en privilégier une sur les
autres, ont donc vu plus juste que ceux qui ont voulu à tout prix croire à un
modèle physiologique particulier, prenant le risque de réduire la portée du
postulat et d’en fausser la leçon.
Ce qui est ici visé, ce ne sont guère des corps ou des organes particuliers,
mais des différences remarquables entre natures1. Si l’on prend, ainsi qu’il
convient de le faire, le mou et le fluide comme des déterminations relatives,
on comprend que l’essentiel est qu’entre les corps il y ait, plus que la
présence de telle ou telle nature, une différence de natures. L’axiome 1
après le lemme 3 n’ avait pas fait autre chose que supposer et introduire cette
différence dans le jeu de l’affection. En somme, cequi compte pour qu’une
marque puisse avoir lieu, c’est qu’une différence de natures doit être
donnée. Cette condition est nécessaire, encore qu’insuffisante, comme on
va le voir, pour qu’une trace ait lieu, car à elle seule elle ne la rend pas
encore remarquable.

celui d’esprits animaux [...] n’apparaissent dans cette déduction Spinoza désirant sans
doute éviter le langage particulier de la physiologie au profit du langage universel de la
physique, dont les lois régissent de la même manière tous les corps sans exception, tant ceux
qui sont dits vivants que ceux qui sont dits inertes». Cela pourtant n’empêche pas Gueroult
d’ajouter tout de suite après : « Nous employons néanmoins nous-mêmes les termes d’esprits
animaux et de cerveau, pour situer la doctrine dans le cadre des théories de l’époque, et par
commodité [s/c] »; Spinoza. L’Âme, t. Il, p. 202, n. 24. Commodité, à vrai dire, qui risque de
devenir inconfortable, car, outre le fait qu’elle réintègre de force un sens que le texte semble
éviter, rien ne dit que Spinoza veuille se situer directement dans ce débat, voire qu’il veuille
même en ce lieu prendre la peine de le discuter. Plus circonspect Harold H. Joachim, qui, tout
en faisant référence aux esprits animaux, se sent obligé d’ajouter : « La critique de la concep­
tion cartésienne du “siège de l’âme” a sans aucun doute rendu Spinoza prudent dans son
utilisation de la théorie cartésienne des “esprits animaux” » ; H. H. Joachim, A Study of the
Ethics of Spinoza (Ethica ordine geometrico demonstrata), New York, Russell & Russell,
1964, p. 157, n. 2.
1. Alors que pour Descartes « les traces ne sont autre chose, sinon que les pores du
cerveau» (Passions de l'âme, I, art.42; AT.XI.360.15-16), on peut, encore une fois,
remarquer que rien dans VÉthique n’indique que par vestigia il faille entendre exclusivement
des marques « internes » au corps humain. Certes, cela n’est pas exclu, mais ce serait réduc­
teur de les y restreindre. Il suffit de se reporter à £D, 18 sc, pour constater que Spinoza em­
ploie le terme vestigia également pour indiquer des empreintes laissées par un cheval sur un
autre type de corps mou, le sable (G.II. 107.23). Invoquer ici deux usages différents du terme
(l’un « scientifique », l’autre « vulgaire ») serait oublier que le concept répond à une seule et
même définition. Or, la rigueur du texte montre aussi qu’il y obéit; il n’est donc pas justifié
d’en multiplier les sens.
126 LES TRACES DU CORPS

LES « CATÉGORIES » : DUR, MOU. FLUIDE


D’aucuns protesteront par exemple que le diamant est en soi plus dur
que tout autre minéral dans la nature, et qu’en cela il n’y a rien de relatif
quant à sa dureté. Peut-être ; mais, précisément, qu ’est-ce que la nature de la
dureté du diamant, si ce n’est toutes les manières, que l’expérience ou
l’expérimentation nous attestent, de résister à l’action des autres corps,
c’est-à-dire de recevoir ou non des marques? Qu’est-ce que la dureté au-
delà de cela? On rétorquera sans doute en s’appuyant sur Spinoza: sont
durs « les corps dont les parties sont appliquées les unes contre les autres
selon de grandes surfaces»1. À cela on répondra: qu’est-ce que préci­
sément la grandeur de ces surfaces, si ce n’est ce qui se mesure relativement
à la grandeur et à l’action des autres corps qui l’affectent, dans un ordre de
grandeur qui est le nôtre? Et surtout, en quoi consistent-elles, si ce n’est
simplement en ceci - et à notre tour de citer Spinoza, et de compléter
l’axiome invoqué : « que les parties du corps peuvent plus difficilement ou
plus facilement être contraintes à changer de position et par conséquent
plus difficilement ou plus facilement, <faire que> l’individu [en l’espèce le
diamant] puisse revêtir [induat] une autre figure \figuram] »2.
Pour ceux qui en douteraient encore, on a confirmation de la relativité
du fluide et du solide dans la Lettre 6. Dans cette longue lettre, au chapitre
Defluiditate, en marge des considérations de Boy le, Spinoza note :
Je ne compterais en aucune façon parmi les genres suprêmes [summa
généra] les notions forgées par l’usage du vulgaire, et qui expliquent la
Nature, non comme elle est en soi, mais par rapport à nos sens. Et il ne faut
pas non plus les mélanger (pour ne pas dire les confondre) avec des notions
pures, et qui expliquent la Nature comme elle est en soi. De ce genre sont le
mouvement, le repos et leurs lois; de l’autre, au contraire, le visible,
l’invisible, le chaud, le froid, et, pour le dire fermement [& ut statim
dicam], aussi le fluide et le solide \fluidum etiam, & consistens]3.
Un peu plus loin, on peut lire également :
il suffit, pour comprendre la nature du fluide en général, de savoir que nous
pouvons mouvoir dans toutes les directions notre main, sans résistance
aucune, dans un fluide avec un mouvement proportionné au fluide. Cette
seule observation, je dis, révèle [indicat] tout à fait la nature du fluide4.
Dans un sens très proche, Spinoza s’était exprimé au sujet de la dureté
dans les RDCPP :

1. Il s’agit de l’axiome 3 (G.Ü. 100.12-13).


2. Ibid. (G.n. 100.7-12).
3. G.IV. 28.10-16.
4. G.IV. 33-34.32-16.
VESTIGIA 127

Sur la dureté [duritie], les sens ne nous révèlent [indicat] rien, et nous n’en
comprenons clairement et distinctement rien, si ce n’est que les parties des
corps durs résistent [résistant] au mouvement de nos mains *.
La « solidité », la « mollesse », la « fluidité » ne sont donc que des déter­
minations relatives à nos sens, tout comme les notions de « grand » et de
«petit». Il faudrait ajouter que ces notions n’ont rien d’absolu pour nous
non plus. C’est en comparant deux pierres entre elles, en effet, que nous
apprenons que l’une est dure, ou plus dure que l’autre, et que par rapport à
elle la cire est molle ou qu’elle devient liquide au contact de la chaleur, etc.
C’est pourquoi :
Si de grands corps étaient mus de manière à ce que la proportion entre leur
mouvement et leur masse fût la même que celle entre de petits corps, il
faudrait les dire fluides, si le nom de fluide ne signifiait pas quelque chose
d’extrinsèque, et n’était pas employé par le vulgaire pour signifier
seulement des corps en mouvement, dont la petitesse et les interstices
échappent aux sens humains. Ainsi il en sera de même pour diviser les
corps en fluides, solides, ou encore en visibles et invisibles2.
Ce simple rappel de la première correspondance n’aura pas été vain, s’il
peut contribuer à ce que l’on prenne au sérieux la relativité des notions de
consistentia, durus, mollis, fluidus, magnus, parvus. Ces termes ne quali­
fient pas des natures ou les propriétés de tel ou tel corps que l’on désignerait
en dehors de leur relation aux autres, mais bien des rapports. En soi, les os
ne sont pas plus durs que ne le sont en soi le sang ou les muscles. Ce qui ne
veut pas dire que dans certains contextes, ou relativement à certaines situa­
tions, ils ne puissent pas être qualifiés comme durs, mous, ou fluides. Pour
toutes ces raisons, Spinoza ne cache pas son étonnement de voir Boyle
essayer de prouver par des expériences que « les grands corps sont très peu
aptes à constituer des fluides »3. Il ajoute ensuite une chose qui peut paraître
à son tour étonnante :
Si peu aptes que soient les os à composer du chyle ou quelque fluide
semblable, on ne peut exclure en principe qu’ils soient aptes à composer
une nouvelle espèce de liquide que nous ignorons4.
Cette remarque est fort intéressante, ne serait-ce que parce qu’elle
montre à quel point Spinoza est soucieux d’accorder les hypothèses et les
expérimentations physiques aux principes philosophiques. Quand bien

1. RDCPP, n,ax3(G.1.184.1-3). Spinoza reformule ici Principes H, art. 4 et 54.


2.£p, 6(G.IV.29.3-11).
3. Cf. sect. 6 du De fluiditate: Grandia corpora inepta nimis esse constituendis Jluidis
etc. (G. IV. 29.34-35).
4. Ibid. (G.IV. 30.20-23).
128 LES TRACES DU CORPS

même nous aurions prouvé par des expériences que des corps dits grands ou
durs ne peuvent rentrer dans la composition d’un autre, ce n’est pas pour
autant que nous aurions déterminé une quelconque grandeur ou dureté en
soi du corps. Il est certes vrai, cela va même de soi [res per se satis mani­
festa] !, que les corps grands sont peu aptes à constituer des fluides, mais
cela est vrai relativement à un certain point de vue, car une autre référence,
ou une autre connaissance de ce qui pourrait être qualifié de fluide relati­
vement à autre chose est en principe possible, et en tous les cas ne peut pas
être exclue par des raisons certaines. Il est donc évident que pour Spinoza il
y a des manières plus ou moins intelligentes de faire de la science. Cela se
juge aux hypothèses qui guident les expérimentations et qui doivent
s’accorder avec la philosophie. À en juger par la Lettre 6, certaines sont mal
conduites et peu utiles2.

La TRAÇABILITÉ

Quel enseignement peut-on tirer du cinquième postulat? Au moins


deux leçons essentielles.
Primo : affirmer la relativité du dur, du mou et du fluide, ne revient pas à
affirmer que le dur, le mou et le fluide ne dénotent rien en soi. Etre relatif à
quelque chose, ne veut pas dire n’être que relatif. Si c’était le cas, notre
expérience, qui, selon Spinoza, s’accorde avec les postulats, ne serait pas
digne de foi, et ne nous ferait absolument rien connaître du monde. Or, il
n’en va pas ainsi3. L’expérience n’est pas une pure apparence, elle n’est en
rien assimilable à un rêve. Même s’il nous arrive de rêver, et peut-être
même le plus souvent « les yeux ouverts », nous ne sommes pas au monde
comme dans un rêve. En soi, assurément, les choses dures, molles et fluides
ne sont rien de dur, de mou ou de fluide (c’est pourquoi Spinoza mettait en
garde de ne pas en faire des genres suprêmes [summa généra]), mais la
dureté, la mollesse, la fluidité indiquent bien quelque chose.

1.GJV.30.18.
2. Eu égard à la manière de philosopher de Boyle, Spinoza préfère ne pas trop se
prononcer : « Je dirai mon sentiment sur la manière de philosopher de cet homme très illustre
[Boyle] après que j’aurai vu la dissertation dont il est fait mention dans ce paragraphe [le 33 du
Tantamina quaedam physiologica diversis temporibus occasionibusque conscripta] et dans
la préface p. 23 » (G.IV. 28.5-7).
3. On a trop peu fait remarquer que le corollaire qui affirme que « le corps existe tel que et
dans la mesure où nous le sentons », qui clôt la déduction de la première partie du De Mente
juste avant l’abrégé de physique, joue un rôle fondamental dans l’économie de cette partie.
Comme on l'avait vu il y a quelque chose d’indubitable dans l’expérience. Quelque chose qui
a sa racine dans la sensation, le sentire et Yexistere, qui résiste au doute. D est bien vrai que si
je sens du dur, du mou, du froid, ou du chaud, le dur ou le mou, le chaud ou le froid que je sens
n’ont de réalité que relativement à moi. Én revanche les différences que je perçois, me
signalent des différences réelles des choses.
VESTIGIA 129

Quoi donc ? Que faut-il alors entendre par « mou »? La réponse est dans
le postulat 5. Est mou tout ce qui est apte ou se prête à être revêtu [induere]
de traces [ vestigia]. Autrement dit, un corps peut être appelé mou, quand on
le considère comme un champ de traçabilité. Ainsi, on peut dire que, et non
seulement relativement à nos sens, le mou est ce lieu moyen, entre le dur et
le fluide, au sein duquel un corps est modifié par des autres, qui y laissent
leurs traces. Les sens ne font pas connaître adéquatement la nature des
corps qui nous affectent, mais il ne nous trompent pas sur l’existence des
différences qu’ils nous font sentir. Il est absolument certain que nous
sentons qu’un corps est affecté de beaucoup de façons. De même, on pourra
comprendre le dur comme ce qui résiste le plus à la traçabilité, et donc aussi
ce qui retient plus durablement les traces ; et le fluide comme ce qui, n’op­
posant pratiquement pas de résistance, ne retient quasiment pas les traces
des corps extérieurs1.
Le dur, le mou, le fluide recouvrent donc à la fois une phénoménologie
du corps, et l’esquisse d’une catégorisation de la nature des corps composés
relativement à leurs rapports. Confirmée par l’expérience, cette catégori­
sation peut avoir néanmoins une valeur générale, dans la mesure où
tout corps, selon le point de vue, peut être considéré comme fluide, mou, ou
dur. Comment, demandera-t-on, pouvons nous être si sûrs de ne pas nous
tromper en prenant le dur, le mou, et le fluide, comme des catégories des
relations entre les individus? Parce que Spinoza a montré (etil le rappelle),
qu’en la matière, il n’y avait pas lieu de douter de l’expérience de notre
corps, et que celle-ci atteste que nous sentons et percevons des parties
dures, molles et fluides ; il n’y a donc aucune raison de ne pas penser que ces
qualifications, bien que relatives à nos sens, soient réelles quant à leur
manière de régler des rapports. Le mou est ainsi une manière d’être du
corps qui se définit relativement aux traces qu’il est susceptible de
conserver2. Dès lors, les marques, comme traces des rapports entre corps,
assument un rôle de premier plan pour la discrimination et l’établissement
des différentes natures des corps.
Si on veut être conséquent, il faut alors affirmer que tout corps, dans la
mesure où il est susceptible d'être un lieu de traces, c’est-à-dire de porter
les marques d’autres corps, peut être considéré comme étant plus ou moins
mou. Le sens relatif de la mollitia (mais évidement cela vaut tout autant
pour la duritia et lafluiditas) est confirmé par la flexion de l’adjectif mollis
1. C’est ainsi que Spinoza les comprend depuis les RDCPP. Par leur phénoménologie à la
fois floue et tranchée, selon ce qu’il est donné de percevoir comme dur, mou ou fluide, ces
trois modes de composition des corps traduisent bien la continuité naturelle entre les corps. L«
dur, le mou et le fluide sont ainsi non seulement des catégories relatives, mais aussi des
catégories continues.
2. Pour cela, cependant, une condition ultérieure est nécessaire. On va le voir.
130 LES TRACES DU CORPS

dans son comparatif mollior, quand Spinoza, pour démontrer EU, 17 cor,
reformule le postulat 5 de la façon qui suit :
Pendant que les corps extérieurs déterminent les parties fluides du Corps
humain à frapper souvent des plus molles [molliores], leurs surfaces (par le
post. 5) changent [...]'.
Le postulat 5 parlait, lui, de partie «molle» [mollem]2. Rien de plus
normal, car, comme le confirme l’usage qu’en fait Spinoza, le comparatif
est inscrit dans la notion même de mollesse.
On peut mieux comprendre désormais les raisons qui firent que, pour
composer une physique aussi abrégée qu’elle pouvait l’être, Spinoza dut
constituer, et ce dès EII, 11, un point de référence au corps qui fût humain.
Il n’y a pas de corps sans un point de vue du corps sur le corps et sans
relation entre corps. Si nous n’étions pas aussi des corps, nous ne pourrions
rien connaître, même s’il est vrai que nous ne connaissons pas tout par le
biais du corps. Il en fallait donc un. Or, c’est relativement au nôtre (à quel
autre sinon?), que les déterminations de dur, mou et fluide, introduites tout
de suite après la définition générale de l’individu, pouvaient prendre un
sens aussi pour notre expérience, sans laquelle elles ne dénoteraient rien en
dehors de pures différences de mouvement et de repos. Il reste que la traça­
bilité des différents corps, bien qu’elle nous soit rendue accessible par ce
point d’ancrage qu’est notre corps, à partir duquel nous qualifions les corps
et orientons nos pratiques, n’est pas que relative à nous. Une phénoméno­
logie du mou et de la trace n’épuise pas la catégorie de la mollesse, ni le
concept de trace, dont la définition relève de la physique. Les traces ont une
réalité physique, qui dépend des différences de nature entre les corps, telles
qu’elles sont données dans la nature.
Secundo. Dès lors on ne pourra plus avoir de réserves : ce qui est affirmé
par Spinoza du corps humain, doit l’être également des autres corps dans
cette mesure précise: qu’ils soient suffisamment composés pour vérifier
dans leur composition le même rapport (et non la même nature) entre leurs
parties (une certaine mollesse relativement à une certaine fluidité), que
celui que le postulat énonce relativement au corps de l’homme. Non
seulement cela s’accorde avec les lemmes et les axiomes de la petite
physique, mais cela nous est confirmé par notre expérience des corps, qui
fait que nous n’avons aucun mal à reconnaître que ces postulats intéressent
également bien d’autres individus, sinon tous ceux que notre expérience
nous fait rencontrer. Comprendre cela, c’est entrevoir l’idée, qu’il va falloir
envisager, selon laquelle toute affection comporte des traces [vestigia], et

1. EU, 17 cor dem (G.n. 105.6-8).


2. G.n. 103.1.
VESTIGIA 131

qu’alors la constitution d’un corps, en tant qu’affection, n’est jamais que le


résultat de ce que toutes ses traces (innées et acquises) ont fait de lui.

Rétention et distance
Une condition ultérieure est requise pour qu’une trace puisse s’im­
primer. Elle tient en un mot : saepe. La trace est le résultat et l’indice d’une
action répétée, voire répétitive; d’une habitude, voire d’une loi, qui persiste
dans le corps mou. On ne peut exclure qu’il y ait quelque chose comme des
traces fugitives, qui ne se formeraient que le temps d’un mouvement et
disparaîtraient aussitôt que l’action du corps extérieur cesse. Mais une trace
qui n’envelopperait aucune durée n’en serait proprement pas une. Par
essence elle est ce qui reste quand cesse l’action qui la fait être, ce qui
demeure du corps extérieur, quand ce dernier n’est plus là. En somme, une
trace qui n’est pas retenue n’en est pas une. C’est pourquoi le corps fluide
est si peu un lieu de traces : il est d’autant moins apte à les retenir, qu’il est
prêt à n’opposer qu’une moindre résistance à l’action d’autres corps.
Inversement, le corps dur est plus apte à laisser des traces qu’à en recevoir.
Mais encore une fois, on ne le souligne que parce que Spinoza y insiste, cela
n’est vrai que relativement, puisque ce qui est dur d’un certain point de vue
pourrait être mou ou fluide d’un autre, et réciproquement. Ainsi, plus la
trace dure, plus le corps qui l’accueille pourra être considéré comme dur, et
inversement1.
La trace enveloppe une durée, parce que ce qui l’a produite enveloppait
une régularité. Tendant à se conserver, la trace inscrite dans le corps mou,
intègre la puissance du corps à tous les effets, finissant par intégrer le corps
et sa définition. Toute trace est ainsi potentiellement l’indice d’une habi­
tude, d’une loi. Si le monde n’était que hasard, et que sa seule loi fût que
rien absolument ne soit soumis à des lois, de ce monde il n’y aurait aucune

1. Il y a donc bien une relation, dont on retrouve les traces dans le langage commun, entre
la consistance d’une chose, sa constance [constantia] et sa fermeté [firmitas], sa dureté
[duritia] et sa durée [durâtio]. Il y a des choses qui se font et défont vite et d’autres qui au
contraire sont faites pour durer, c’est-à-dire qui ont plus de force pour résister à la puissance
de destruction des causes extérieures. Ainsi la santé ou la constitution d’un corps est-elle plus
ou moins solide, une théorie plus ou moins consistante, un raisonnement plus ou moins
cohérent, un affect plus ou moins constant ou, comme on dit aussi «dur à mourir», une
volonté plus ou moins ferme, un État plus ou moins durable, selon les lois internes de sa
constitution. Pour une étude détaillée de la parenté sémantique et conceptuelle des formes
verbales constare, construis, consistere, consistens, constituere, constituens et des substantifs
constantia, constitutio, cf. A. Giovannoni, Immanence et finitude chez Spinoza, Études sur
l’idée de constitution dans l'Éthique, Paris, Kimé, 1999, en particulier chap. I, p. 19-52.
132 LES TRACES DU CORPS

trace, et donc aussi point d’expérience possible1. Cet aspect, qui peut
paraître de détail, est en vérité fondamental, car il porte en germe l’idée que
les traces, toutes les traces (et donc, on le verra, aussi les images et les
signes), non seulement ne se font pas au hasard, bien qu’elles puissent
paraître fortuites, mais découlent toutes, sans exception, des lois de la
Nature étendue. D’une théorie restreinte de la traçabilité du corps, on passe
ainsi à une théorie générale de la traçabilité de l’étendue2.
L’action répétée du corps extérieur qui pousse et imprime est aussi
constitutive de la trace que la distance qui l’en sépare. L’action du corps
extérieur est tout aussi essentielle que sa cessation et son détachement.
Effet d’un déplacement, d’un décalage, la marque vient ainsi parachever la
problématique classique du situs et du motus, par sa capacité à caractériser
le lieu comme lieu de renvoi. Rien ne convient donc mieux à son essence
que la définition du mode comme ce qui est toujours en autre chose par
laquelle aussi il se comprend. Toute trace est un « tenir lieu » de quelque
chose qui a eu lieu, qui n’est plus là, et au lieu de quoi il y a son empreinte.
La problématique est classique depuis les stoïciens et Augustin. Elle
tient dans la formule scolastique bien connue : aliquid stat pro aliquo. Le
geste théorique de Spinoza, qui n’est pas des moindres, consiste à la situer
d’emblée dans le cadre de la physique. Aussi la sémiologie se trouve-t-elle
inscrite ab origine dans la science des corps et du mouvement, pour en
devenir une partie essentielle (et en tout cas la partie que par la suite
Spinoza va exploiter le plus). Les vestigia appartiennent de plein droit à la
physique, leur définition est de part en part physique et cinétique. À ceci
près, cependant : qu’ils ne sont pas eux-mêmes tout à fait des corps, fussent-
ils très subtils. Se situant à leur limite, encore toute corporelle, ils sont du
corps, mais non des corps : un creux qui appelle un plein, un intérieur pour
un extérieur, une présence qui ne vit que par une absence. Comme lieu de
renvoi d’un corps à l’autre, la trace conserve quelque chose du mouvement
qui l’a générée. Son ambivalence, en ce qu’elle tient ensemble deux lieux et
deux natures à la fois, prépare ses futures ambiguïtés.

1. Cet Ancien avait donc raison d’affirmer, que si le monde n’avait eu d’autre loi que le
devenir, non seulement on n’aurait jamais pu se baigner deux fois dans la même rivière, mais
on n’auraitjamais pu s’y baigner une seule.
2. Cet aspect est déterminant pour l’époque de Spinoza, car il contient in nuce une
critique du miracle (que Spinoza ne tardera pas à faire), et plus généralement de toute méta­
physique théologique qui réserverait à certains signes un autre ordre que celui de la causalité
naturelle.
VESTIGIA 133

Les vestigia de la glande pinéale


Quel est le premier effet notable de cette doctrine? Elle exclut a priori
qu’une idée, une volition, ou autre chose qui relèverait de l’esprit puisse
imprimer quoi que ce soit dans le corps, et réciproquement. Car, si cela
pouvait être, chose que Spinoza a déjà exclu sur le plan ontologique, ce qui
en résulterait ne pourrait pas être appelé une marque en raison même du
postulat 5. Ce dernier vient ainsi conforter la doctrine du « parallélisme » en
ceci qu’elle enjoint de penser l’origine et la cause des traces au même titre
que l’origine et la cause des corps. Est ainsi coupée à la racine toute
tentative de faire de la trace le lieu, souvent opaque et mystérieux, d’un
possible commerce entre l’esprit et le corps.
La définition toute corporelle du vestigium sera déterminante pour la
dernière et ultime réfutation de la doctrine cartésienne de l’union de l’âme
et du corps. La célèbre préface de la cinquième partie de Y Éthique en donne
la démonstration:
<Descartes> pose [statuit] que l’Âme, ou l’Esprit [Animam, seu Mentem],
est unie [unitam] principalement [praecipue] à une certaine partie du
cerveau [cuidam parti cerebriJ, la glande dite pinéale, par le travail de
laquelle l’Esprit sent tous les mouvements qui sont excités dans le corps
ainsi que les objets extérieurs, et que l’Esprit peut mouvoir diversement par
cela seul qu’il le veut. Il pose [statuit] que cette glande est suspendue au
milieu du cerveau de telle sorte qu’elle puisse être mise en mouvement par
le moindre mouvement des esprits animaux. Ensuite, il pose [statuit] que
cette glande est suspendue au milieu du cerveau d’autant de manières
différentes que les esprits animaux viennent frapper [impingunt] contre
elle, et qu’en outre autant de traces [vestigia] variées s’impriment [impri-
mantur] en elle qu’il y a de corps extérieurs différents qui poussent [pro-
pellunt] vers elle ces esprits animaux. D’où vient que, si plus tard la glande
se trouve, par la volonté de l’Âme qui la meut de diverses manières,
suspendue de la même manière qu’elle le fut une fois par les esprits agités
de telle manière, alors cette même glande poussera [propellet] et détermi­
nera [& determinabit] ces esprits animaux de la même manière qu’ils
avaient été auparavant repoussés (repulsi] par une position semblable
de la glande1.
Ce texte est massivement commandé par la terminologie du postulat 5 :
vestigia, impingere, imprimere... Il s’agit pour Spinoza de soumettre sa
définition et sa compréhension des traces à l’épreuve de la physiologie
concrète de Descartes avec toutes les conséquences d’ordre éthique qu’elle
comporte. Celle-ci se résume à trois hypothèses, introduites par autant de
statuit. La première établit que l’union de l’âme et du corps se fait princi-

1. £ V, praef (G. H. 278.4-19).


134 LES TRACES DU CORPS

paiement en un lieu particulier du corps, une certaine partie [cuidam parti]


de celui-ci, le cerveau, grâce à quoi l’esprit sent son corps et les corps qui
l’affectent. La physiologie impose que l’union soit ramenée à des fonctions
mécaniques d’organes. Une fois élu l’organe corporel censé localiser
l’interaction entre l’esprit et le corps, une seconde hypothèse établit que cet
organe enregistre les traces laissées par les esprits animaux - eux-mêmes
mis en branle par l’action des corps extérieurs - qui le frappent et l’inclinent
d’une certaine manière. Enfin, une troisième hypothèse, symétrique à la
seconde, parachève le modèle : on suppose que la volonté ou l’esprit est en
mesure de mouvoir la glande. Cette hypothèse ne dit pas par quels procédés
mécaniques la volonté agit. Elle ne le dit pas, car les deux premières sont
censées déjà le faire. En effet, pour s’en expliquer, il aurait fallu introduire
d’autres intermédiaires, tous corporels, agissant sur la glande. Or, préci­
sément la glande est ce lieu préposé où il n’y a plus besoin d’intermédiaires,
et où l’union, c’est-à-dire l’interaction, peut enfin avoir (un) lieu.
Or, que ce lieu soit le lieu d’un mixte, ou que l’on attende de la trace
qu’elle joue ce rôle d’interface entre le corps et l’esprit, voilà qui est impen­
sable pour Spinoza, dans la mesure où la trace n’est jamais que la trace d’un
autre corps. L’hypothèse de la glande pinéale devient ainsi l’emblème des
ambiguïtés et difficultés d’une pensée qui, après avoir voulu séparer radi­
calement l’âme du corps, ne sait plus comment les réunir. Car enfin, il s’agit
de penser une rencontre par principe impossible, où les traces paradoxa­
lement ne font que brouiller les pistes, et confondre l’esprit dans l’imagi­
nation d’une frontière, qui par définition ne peut avoir de lieu [situs] autre
que corporel. En vérité, une trace ne rencontre jamais que du corps. De
même toute idée renvoie à une autre idée, sans jamais quitter son attribut

L’être remarquable de la trace


Si elle est bien quelque chose qui tient lieu de quelque chose d’autre, la
trace ne le peut que grâce au détachement, à la séparation entre ce qui
affecte et ce qui est affecté. S’il n’y avait pas cette distance entre le corps
mou et le corps qui trace, il ne pourrait y avoir de marque. Certes, l’action
violente [impingere] d’un corps extérieur est nécessaire, mais il faut
également, et avec la même nécessité, un éloignement de celui-ci qui
permette le marquage du lieu même de cette distinction. C’est le décalage
qui fait le marquage. Si le corps affectant et le corps affecté étaient restés
unis, après leur rencontre, formant ainsi un seul et même corps, aucune
marque n’aurait eu lieu.
Dans une physique qui ne laisse pas de place au vide, comment penser
ce détachement, cet écart entre la surface et le corps qui l’affecte, afin que
précisément la marque devienne remarquable? En effet, une marque
2
I
VESTIGIA 135

absolument non remarquable ne peut en aucun cas être considérée comme


une marque. Toutes les marques doivent l’être, mêmes si elles ne sont pas
toutes également remarquées. Que veut dire qu’une marque non remar­
quable n’en est en vérité pas une? Au moins trois choses : au sens stricte­
ment physique, la trace, pour durer, doit s’imprimer plusieurs fois sous
l’effet d’une action répétée et régulière du corps étranger; mais elle doit
être également remarquable en ce sens, qu’elle doit pouvoir produire des
effets physiques notables, c’est-à-dire modifier le corps dans sa figure et
donc dans sa manière d’exister et d’agir; enfin, elle doit être en principe
perceptible, car une marque qui serait en principe inconnaissable n’existe
pas. Certes, il y a bien des traces qui nous sont inconnues et imperceptibles,
mais une trace qui en nature serait absolument sans effet et comme inacces­
sible à un quelconque esprit ne peut en principe exister, car ce serait une fois
encore la supposer complètement isolée et sans lien avec les autres corps.
Toute trace doit donc être en principe connaissable. On retrouve ici, au
niveau de la traçabilité des corps, le principe de l’intégrale intelligibilité du
réel affirmé avec vigueur autant par Martial Gueroult que par Alexandre
Matheron. C’est là un trait tout à fait essentiel du spinozisme, auquel il ne
s’agit nullement de renoncer.
Pour toutes ces raisons, la marque ne peut vivre que par cette distance
constitutive qui la sépare du corps qui l’a produite. Sans cette distance elle
ne peut pas être remarquée. La marque existe grâce à cette séparation,
jamais avant. Cet aspect est fondamental, car, comme on va le voir, c’est
cet écart qui ouvre à la trace la possibilité de se configurer en surface de
renvoi, et, dans certaines conditions, de re-présenter ce qui n’est plus là. On
peut d’ores et déjà voir en quoi le binôme présence/absence qui caractéri­
sera le fonctionnement des imagines puise sa source dans le binôme
contact/distance du postulat 5. Si d’ici peu, les images pourront représenter
les corps extérieurs comme étant présents même en leur absence, et survi­
vre par delà l’existence réelle des corps, c’est parce qu’il y a au sein de l’être
de la trace une distance constitutive entre ce qui est marqué et ce qui a
marqué. Mais, une fois de plus, rien ne laisse entendre que le passage entre
les vestigia et les imagines soit immédiat. Il ne faut donc pas faire comme
s’il était déjà donné. Il n’en demeure pas moins que la doctrine de l’ima­
gination et la théorie de la signification, qui seront développées par la suite,
trouvent ici leur ancrage et leur source.

Le FLUIDE

Or, justement, cette distance n’est pas un vide. La marque n’est pas
issue de la rencontre de deux corps qui se toucheraient puis s’éloigneraient
dans on ne sait quel espace vide de corps; mais de trois. Spinoza se sert, en
136 LES TRACES DU CORPS

effet, de l’action intermédiaire d’une autre catégorie de corps, les fluides,


dont il convient à présent de dire un mot. Le corps dit fluide ne se limite pas
au rôle de représentant de quelque partie du corps humain. Du moins,
comme on l’a vu, une telle assomption serait réductrice. Certes, cela fait
partie des possibles applications du postulat (c’est d’ailleurs à ce titre
qu’une physiologie du corps humain est tout à fait fondée). Mais la problé­
matique en ce lieu, avant d’être physiologique, relève encore de la physi­
que, et plus exactement de ce qu’ il convient d’appeler une sémiophysique.
Qu’est-ce que le fluide, si ce n’est ce corps qui, au delà de sa qualifi­
cation relative de fluide « pour nous », a une grande aptitude à recevoir des
marques, et une moindre à les retenir? Du coup, cette propriété lui en
confère une autre, à savoir qu’il peut les transmettre en se pliant, pour
autant que sa nature le supporte, à la nature de ce qui l’affecte. Ce point est
important, parce que de manière générale, la fluidité dans la nature permet
précisément de penser la formation des marques dans une physique
continuiste. C’est en effet en relation à une certaine fluidité que le corps
mou peut recevoir des traces et les conserver. On comprend maintenant
pourquoi une physique abstraite qui n’aurait contemplé que deux caté­
gories de corps sur les trois que Spinoza esquisse, aurait peut-être pu rendre
compte de la distinction des corps très simples selon le rapport du mouve­
ment et du repos, de la vitesse et de la lenteur, mais jamais elle n’aurait été
en mesure d’expliquer toutes les manières dont un corps est affecté par les
autres, qui suivent autant de sa nature que de la nature des corps qui l’af­
fectent. Jamais, en somme, elle n’aurait pu s’accorder avec l’expérience,
jamais elle n’ aurait su donner les bases d’une physique concrète.
On ne le dira ici qu’en passant, pour y revenir plus tard1 : on peut penser
qu’une «physique des traces», dans le sens ici défendu d’une sémio­
physique, aurait pu trouver sa place dans la problématique du premier livre
d’Alexandre Matheron, et peut-être jouer un rôle important dans la thèse
développée par l’auteur d’une théorie du corps politique compris en conti­
nuité avec la physique spinoziste des corps2. Dans ces pages, en effet,
Matheron n’avait pas hésité à parler de «contrat physique» entre corps :
« Aussi les corpora simplicissima, par le seul jeu du déterminisme uni­
versel, doivent-ils s’unir pour donner naissance à des individus composés,
qui doivent eux-mêmes s’unir pour donner naissance à des individus
encore plus composés, etc., à l’infini. C’est là ce que l’on pourrait appeler le
contrat physique : résultante nécessaire des rapports de force qui caracté­
risent l’“état de nature” de l’Univers, comme le contrat social est la résul­
tante nécessaire des rapports de force qui caractérisent l’état de nature de

1. Voir infra, chap. xvi : « le signe comme contrat ».


2. Cf. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, les 4 premiers chapitres.
VESTIGIA 137

l’Humanité. Reste à savoir en quoi consiste exactement l’individualité de


chacune de ces totalités complexes, et comment penser leur gradation»l.
On apprécie des textes de Matheron, ici comme ailleurs, avec la rigueur de
l’analyse, ce que l’on pourrait appeler le souffle cosmique qui anime sa
lecture. Elle restitue quelque chose d’essentiel au spinozisme. Dans ce
même esprit, comment ne pas songer, comme le fit à sa manière Hobbes,
que le contrat physique ou social a besoin de traces et de signes pour se
faire, et que Spinoza donne précisément les instruments pour en penser les
modalités effectives dans le cadre de son jusnaturalisme.
Comment ne pas voir, aussi, qu’une physique des traces permet en
principe de fonder les sciences historiques, dont les objets d’étude sont des
traces et des signes ; et plus généralement d’articuler méthodologiquement
les sciences que l’on a coutume aujourd’hui d’appeler «dures» à celles
considérées comme «molles» (ou «moins dures»), en assurant ainsi
l’unité d’un savoir, qui, contrairement à la pensée du xvne siècle, nous fait
tant défaut? Dans cette perspective, Spinoza fut l’un des premiers, et peut-
être le seul, à réunir sous une seule et même méthode la tradition des deux
grands livres, sans en assujettir aucun. Nous aborderons cette question dans
le dernier chapitre.

1. Ibid., p. 37-38 ; c’est Matheron qui souligne.


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Chapitre ix

LA FORME ET LA FIGURE

Pour mieux cerner la nature et le rôle de la trace, il faut ici s’entendre


sur le sens que Spinoza donne à la notion de surface [planum, superficies].
Par ce biais on pourra peut-être aussi mieux apprécier ce qu’elle cache, la
profondeur du corps. Il est certain que la surface désigne une limite entre un
extérieur et un intérieur du corps ou de ses parties. Encore que cela ne soit
vrai que relativement à un point de vue: l’intérieur et l’extérieur ne pré­
existent pas à la surface, c’est plutôt elle qui en décide. Tout corps, étant
infiniment divisible, est divisible en autant de parties et de surfaces que l’on
veut. Ainsi, la surface est le lieu où s’unissent et se séparent le corps
affectant et le corps affecté. Les modifications apportées par la pression des
corps ambiants font que le corps recouvre telle forme |forma]. Ce sont
encore les corps extérieurs, qui par leurs actions répétées, laissent des traces
qui n’ont cesse de modifier la figure [figura] du corps. Aussi la forme n’est-
elle pas la figure, et on ne doit pas les confondre1.

Le revêtement de la forme
La forme consiste dans l’union [unio], selon une certaine loi, qui fait
que des corps composent tous ensemble un seul et même corps ou individu.
La figure d’un corps est donnée par une certaine position ou situation [situs]
de ses parties. La forme est la norme d’un rapport, la figure est l’un des états
[constitutio] admis par la forme.
Le verbe induere, qui fait son apparition avec l’axiome 3, accompagné
des termes superficies et situs, peut aider à éclairer la relation forme-figure.

1. À propos de la notion de forme, sur ses différents usages, et sur le sens épistémologique
et métaphysique qu’elle assume, cf.P.-F.Moreau, «Métaphysique de la substance et méta­
physique de la forme », Méthode et Métaphysique, Travaux et documents n° 2 du Groupe de
Recherches Spinozistes, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p.9-18.
L’auteur dégage les éléments d’une « théorie des formes », que le lecteur de Y Éthique serait
appelé à reconnaître et à opposer au « monde de la métamorphose ». Ici la notion de « figure »
n’intervient guère.
140 LES TRACES DU CORPS

D veut dire « revêtir », « se prêter à », « s’habiller de ». Aussi la figure est-


elle une certaine disposition de la forme du corps. Autant le dire tout de
suite: il n’y a jamais de forme «nue», car l’existence lui fait toujours
revêtir une certaine figure. La figure est donc dans un rapport interne à la
forme. Mais elle est également prise dans un rapport extérieur aux autres
corps. La figure est donc la forme affectée, en ce qu’elle interprète la loi de
la forme respectivement à quelque chose qui la modifie, rendant par là
sensible l’un de ses aspects. À la lecture des lemmes 4, 5, 6, et 7, on
comprend que la forme d’un corps supporte ou s’exprime par autant de
figures que peuvent assumer entre elles ses parties, à condition que la loi de
composition qui règle leurs rapports, et qui fait leur union, se conserve.
Bien entendu, cette loi est toujours vérifiée dans un rapport à une
extériorité, où elle figure elle-même comme la partie d’un tout.
Laforme d’un corps n ’est autre alors que la totalité desfigures qu ’il lui
est donné de revêtir. Elle est la règle interne qui permet de les décliner et de
les conjuguer en les enchaînant. En somme, elle est cette puissance qui
permet de passer d’une figure à l’autre, tout en se conservant. Lamétaphore
vestimentaire suggérée par le verbe induere ne doit pas induire en erreur : la
forme n’est pas le support sur lequel viendraient se greffer des figures,
comme semble se le représenter de manière quelque peu néoplatonicienne
Martial Gueroult. Si l’on peut dire que les figures « habillent la forme », ce
ne peut être que dans le sens très particulier, d’un habit si profondément
attaché au corps qu’on ne saurait l’en séparer. Les habits de la forme
constituent plutôt ses habitus.
Le très pénétrant Tschimhaus s’était montré particulièrement sensible à
l’étroite relation entre les figures et les formes, au point d’interroger
Spinoza précisément sur l’extrême variété des figures. Sa requête est
d’autant plus intéressante qu’elle est faite alors qu’il témoigne avoir lu la
dernière version de l’abrégé de physique1. C’est ainsi qu’il s’exprime :
Comment, étant donné que l’Étendue, dans la mesure où elle se conçoit par
soi, est indivisible, immuable etc., peut-on déduire a priori que tant de
variétés de choses puissent naître, et que par conséquent il existe dans les
petites parties [inparticulis] de chaque corps des figures [figurae], qui sont
cependant variées dans chaque corps, et différentes des figures des parties

1. « Quand aurons-nous ton exposé sur l’ensemble de la Physique? Je sais que tu as fait
beaucoup de progrès en ce domaine. Je le savais déjà, et on le sait encore des lemmes ajoutés à
la seconde partie de Y Éthique, grâce auxquels beaucoup de difficultés en physique sont
aisément levées » ; Ep, 59 du 5 janvier 1675 (G.IV. 268.19-23). Outre qu’elle nous renseigne
• sur la progression laborieuse de cet aspect de la doctrine, la lettre fait mention de questions sur
lesquelles Tschimhaus reviendra un an et demi plus tard ; cf. Ep, 82.
LA FORME ET LA FIGURE 141

[a figuris partium] qui constituent la forme d’un autre corps [alterius


corporisformant constituant] ?1
La question est essentiellement la même que celle qu’il reformulera le
23 juin 1676, sauf qu’ici elle est plus articulée, car l’accent est mis non
seulement sur la variété ontologique des choses, mais sur la variété et la
variation des figures qui concernent les parties des corps dans leur rapport
aux formes. Tschimhaus semble vouloir se référer non seulement à la
variété des formes et de leurs figures, mais également à la variation des
figures de parties plus petites, qui font que les figures des parties varient
d’un corps à un autre. Ainsi, par exemple, tous les corps des hommes, en
tant qu’ils ont la même forme, s’accordent en certaines figures, ou configu­
rations cinétiques de leurs parties, et cependant la figure que prend chaque
corps particulier, tout comme les figures qu’assument les parties des corps,
présentent des variations.
Il s’agit donc d’expliquer un double, voire un triple registre de
variabilité : la variété des formes, la variation des figures de ces formes, et
la variation des figures en leurs parties plus petites. Or, ne peut-on pas
penser que Tschimhaus, après avoir lu la nouvelle version de l’abrégé de
Physique, fait allusion ici aux modifications apportées par les traces à
l’intérieur des figures ? Il est vrai que Tschimhaus ne parle pas directement
de vestigia, mais il est vrai aussi qu’il ne se réfère explicitement qu’aux
lemmes, et non aux postulats. Il reste que ce troisième niveau de variabilité
est précisément le lieu où sejoue l’action des vestigia. Le terme, comme on
sait, n’apparaît pas explicitement dans les lemmes, Tschimhaus ne pouvait
donc y faire référence. Il en convoque pourtant le concept quand il parle de
l’existence de « figures dans les parties petites » \figurae in particulis]. Ce
qui ne ferait que confirmer l’étroite relation entre la marque et la figure.
Cette hypothèse est condamnée à rester une hypothèse, car malheureu­
sement, comme l’on sait, Spinoza ne répond pas sur ce point2. On est ainsi
reconduit au texte même de Y Éthique.
Quels sont les variations de figure qu’ une forme peut assumer tout en se
conservant? Tschimhaus ne s’y était pas trompé, Spinoza répond à cette
question par un enchaînement de lemmes, juste après l’axiome 3: a)la
séparation et le remplacement de parties de même nature, à condition
qu’elles jouent les mêmes fonctions de mouvement et de repos (la régéné­
ration du corps humain, dont parle le postulat 4, en est un cas de figure);
b) l’accroissement et la diminution proportionnelle des parties (lemme 5);
c) le mouvement intérieur vers une partie (lemme 6) ; d) le mouvement ou le

1.£p, 59 (G.IV. 268.25-30).


2.«Je réserve à une autre occasion ce qui concerne le mouvement et la méthode, ne
l’ayant pas encore ordonné par écrit » ; Ep, 60 (G.IV. 271.8-10).
142 LES TRACES DU CORPS

repos de la totalité du corps et le mouvement des parties vers l’extérieur


(lemme 7).
Toutes les figures de la forme expriment autant de modifications de la
forme du corps, dans la mesure où elles ne contreviennent pas à sa loi de
composition qui fait leur union. La richesse des figures auxquelles un corps
peut se prêter traduit ainsi sa puissance, c’est-à-dire son aptitude à être
modifié et à modifier son entourage. Alors que la forme exprime la loi
interne du corps, la figure traduit la forme dans son rapport à l’extériorité.
La forme vise un rapport interne, la figure plutôt une certaine disposition du
corps rapportée aux autres. La forme d’un corps est donc quelque chose de
positif, la figure est plutôt une détermination, et donc une négation, qui
n’affirme sa positivité que quand elle est enchaînée aux autres. Dans ce
sens, il est clair que « la pure matière [integra materia] considérée comme
indéfinie ne peut pas avoir de figure, et que la figure ne peut avoir lieu que
dans des corps finis et déterminés »1.
Or, les traces [vestigia] représentent ce moyen terme qui permet de
penser le revêtement de la forme par la figure et en même temps le passage
d’une figure à une autre dans le cadre d’une même forme. La figure est le
résultat d’une certaine traçabilité du corps, que la forme revêt par le jeu
réglé des rencontres avec les autres corps.
La figure doit ainsi avoir un rapport avec les surfaces [plana], qui sont à
proprement parler le lieu où les corps entrent en contact. Or, comme il ne
peut y avoir de corps nu, il ne peut pas non plus y avoir de surface qui soit
vierge de traces. D’autre part, si l’on change l’ordre de grandeur [magni­
tude], la surface peut elle-même être considérée comme une trace. La
grandeur bien évidemment dépend du point de vue et de l’échelle auquel
elle est référée. H en va donc de même pour les notions de surface et de gran­
deur que pour les notions de dur, mou et fluide, et on comprend maintenant
pourquoi Spinoza s’aide des premières pour définir les secondes.
On pourra alors établir la proportion suivante : de même que la forma est
la loi qui règle entre elles toutes les figures que peut revêtir le corps, de
même la figura est cette loi qui régit toutes les traces que peut revêtir une
surface. Il n’y a donc pas de forme sans figures, ni de figure sans traces. Et
la figure est la forme des traces.
Toute figure, en ce qu’elle exprime quelque chose de la forme, déforme
la forme, la faisant varier dans les limites de sa puissance. De même, toute

1. Ep, 50 (G.IV. 240.7-9). E convient de noter, cependant, que la négation enveloppée par
la figure n’enlève rien au fait que la figure constitue une expression de la forme. Elle
l’exprime dans son rapport extrinsèque aux autres corps. Le caractère expressif des figures a
été justement souligné par F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in
Spinoza, en particulier le chapitre « Segni, figure, parole », p. 196-217.
LA FORME ET LA FIGURE 143

trace, en ce qu’elle exprime quelque chose de la figure, défigure la figure,


faisant ainsi varier les rapports que le corps entretient avec ses figures et les
corps qui l’environnent. L’expression d’une forme passe ainsi par les
déformations de ses figures1. La vie d’une forme consiste précisément en
ceci : rechercher ce qui lui convient ou lui est conforme, et éviter ou se
défendre de ce qui pourrait la transformer. Ainsi y a-t-il des formes de vie
qui sont vertueuses en ce que, dans leurs rapports aux autres, elles parvien­
nent dans certaines conditions à développer ou transfigurer leur nature par
ce qui leur est plus conforme.

1.L’aspect déformant de la figure, la «difformité» [deformitas] a été vue par Cari


Gebhardt comme l’une des trois catégories de l’esthétique baroque décrites par Wôlfflin,
applicable à la peinture de Rembrandt comme à la philosophie de Spinoza; cf. C. Gebhardt,
«Rembrandt und Spinoza», Chronicon Spinozanum, LlV, Hagae Comitis curis Societatis
Spinozanae, 1926, p. 160-183. En effet, pour Gebhardt «L’infinité du Baroque apparaît dans
les trois catégories de “difformité” [Entformtheit], de “substantialité” [Substanzialitàt] et de
“potentialité” [Potentialitüt] » (p. 172). La « difformité » indiquerait le fait que, contrairement
à la Renaissance, le baroque annulerait toute sorte de limite imposée à la matière et à la forme.
Ainsi «L’art de Rembrandt, contrairement à l’art de Dürer et Raphaël ne va pas vers la
constitution de la forme [Formgestaltung] par la limitation [Begrenzung], mais plutôt vers la
difformité [Entformtheit]. Il n’est pas linéaire ni plastique, mais pictural dans son essence. Il
ne lui arrive jamais, de clarifier et de fixer la forme séparée, il l’emploie seulement comme les
lettres d’une écriture [als Buchstaben einer Schrift], qui traduit le mystère de ce qui n’a pas été
formé. Ainsi dans certaines eaux-fortes qui ont le caractère d’esquisses, mais surtout dans les
dessins, la forme a seulement ce caractère qu’on pourrait dire “manuscrit”» (p. 177). La
déformation [Entformung] sert alors l’expression (la lumière de Rembrandt), qui ne s’in­
troduit jamais dans une forme solide et n’est jamais utilisée dans un sens classique. Gebhardt
pense pouvoir retrouver les traits de la difformité baroque dans la Ep, 50, et dans El, 8 sc
(p. 180). Son argumentation toutefois ne s’appuie pas sur la physique. Pour une lecture
critique de cette interprétation et l’examen de ses présupposés philosophiques et historiques
(en particulier en référence à Dilthey et Wôlfflin), cf. F. Mignini, Ars imaginandl Apparenza
e rappresentazione in Spinoza, p. 410-430. Quant aux sources de l’idée d’un Spinoza comme
«philosophe baroque» [als Barockphilosoph] pour reprendre l’expression de Dunin-
Borkovski, cf. S. Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris, Kimé, 2001.
Sur le rapprochement entre le philosophe et le peintre d’Amsterdam, cf.G.Simmel, Rem­
brandt, ein Kunstphilosophischer Versuch, Leipzig, K.Wollf, 1917; F.Schlerath, Spinoza
und die Kunst, Dresden, J.Hegner, 1920; J.Bab, Rembrandt und Spinoza, Berlin, Philo-
sophischer Verlag, 1934; W. R. Valentiner, Rembrandt and Spinoza. A study ofthe Spiritual
Conflict in the Seventeenth Century Holland, London, Phaidon Press, 1957; L.Balet,
Rembrandt and Spinoza, New York, Philosophical Library, 1962; pour une mise au point
historique quant aux rapports entre Rembrandt et Spinoza, cf. S. Nadler, Spinoza. A life,
Cambridge University Press, 1999, p. 76-79. Au delà des rapports personnels que Spinoza a
pu entretenir avec les petits et grands peintres de son temps, s’il fallait vraiment rapprocher les
modes et l’esprit de la pensée de Spinoza des modes et de l’esprit de la peinture de cette
époque, plus qu’à côté de Rembrandt ou de Vermeer, c’est à côté de Velâzquez qu’on aimerait
le placer. On trouvera quelques réflexions sur Spinoza «peintre et philosophe» chez
J.-C. Piguet, Le Dieu de Spinoza, Genève, Labor et fides, 1987.
144 LES TRACES DU CORPS

Forme, figure, trace


Abordée sous cet angle, la conception du corps s’en trouve renouvelée.
Une nouvelle articulation fondée sur la relation forma-figurae-vestigia
vient corriger et remplacer la conception abstraite du corps selon l’ordre
superficies-lineae-puncta, dont Spinoza avait dénoncé l’absurdité dès
Éthique 1,15, sc, consacré à l’indivisibilité et l’infinité de l’Étendue. Cette
tendance naturelle à considérer le corps comme composé de surfaces, les
surfaces de lignes et les lignes de points, ruine toute possibilité de compren­
dre la nature étendue comme expression infinie et indivisible de l’essence
de Dieu1. Car de même qu’ on ne compose pas une ligne avec des points, on
ne compose pas non plus la durée avec des instants, ou un nombre en
additionnant des zéros2.
Après les avoir critiquées, Spinoza corrige ainsi deux manières de
concevoir les corps : la première procède par composition et addition de
parties de quantités discrètes de matière réellement séparées ; à cela il avait
opposé l’impossibilité du vide en nature, idée défendue avec Descartes dès
les RDCPP. La seconde confond les êtres de raison et les êtres réels, imagi­
nant le corps composé de surfaces, les surfaces de lignes, et les lignes de
points, jusqu’à en perdre complètement la nature dans la notion on ne peut
plus abstraite de point {punctum], qui revient en effet à vouloir composer de
l’étendue avec de l’inétendu. À cela Spinoza oppose une conception syné-
chiste des corps, où la loi de composition n’est pas une addition d’éléments
séparés, mais une union ou un rapport, qui s’accorde avec les autres lois ou
parties de la nature. La loi ou l’essence du corps règle une certaine manière
déterminée de pâtir et d’agir qui peut s’exprimer d’autant de façons que le
corps exprime de puissance. Cette puissance sera d’autant plus autonome,
qu’elle se laissera comprendre par les seules lois de sa nature.
On devine d’ores et déjà en quoi consistera la connaissance imagi­
native, dont Spinoza va bientôt donner les lois. De même que les vestigia ne
sont pas de simples effets de surface, l’imagination qui en dérive n’est pas
non plus une expression superficielle de la vie du corps. Qu’est-ce que fait
connaître l’imagination? L’imagination ne perçoit pas laforme des corps,
ni même directement leurs figures, elle perçoit les traces de leurs figures.
On se souviendra en effet que « les images des choses ne rapportent pas la
figure des choses» [<imagines rerum> tametsi rerum figuras non

1. « D n’est pas moins absurde de poser que la substance corporelle est composée de corps
ou de parties, que de poser que le corps se compose de surfaces, les surfaces de lignes, et les
lignes de points » ; £1,15 sc (G.Ü. 59.6-9).
2.Cf.£p, 12 (GJV. 58.14-15).
LA FORME ET LA FIGURE 145

referunt]l. Ceci ne veut pas dire, que les images perçues n’aient aucun lien
avec les figures des corps, et donc leur forme ou nature. Elles en ont un,
encore que lointain. Simplement les images ne font percevoir ou connaître
ni la forme, ni la figure des choses2. Et pourtant elles sont tout à fait
déterminantes dans la constitution d’une nature qui perçoit selon le corps.

Les figures delà raison


À première vue, les figures géométriques semblent faire exception à ce
qui vient d’être dit. Elles sont des êtres de raison, elles n’ont donc pas
d’existence en dehors de notre manière de les penser. Aucun cercle existant
en nature ne répond à la définition du cercle. Il est évident, en effet, que si
nous nous référons en géomètre à un cercle particulier existant dans la
nature, nous le prenons comme exemple et non comme règle. Peu importe
au géomètre sa grandeur ou sa couleur, la définition et les propriétés de
l’être de raison seules comptent.
Cependant, il est difficile de penser ce travail de la raison sans un
quelconque tracé des objets visés - les figures géométriques. La question
n’est pas tant de savoir si le cercle que nous imaginons a les propriétés du
cercle ou pas, ou si, quand nous imaginons un triangle, il est isocèle, équila­
téral ou scalène. Sur ces points, Spinoza répondrait qu’avec le mot ou le
dessin du triangle nous imaginons ce qui nous a le plus marqué, ou encore
l’image commune que nous avons retenue de tous les triangles que nous
avons pu voir ou dessiner. Le problème est plutôt de savoir si nous pouvons
définir et tirer les propriétés des figures sans en passer par un quelconque
tracé de l’imagination. Il est certain qu’une chose est l’idée du cercle et
autre chose le cercle: à la différence du cercle, l’idée n’a ni centre ni
circonférence. En effet, la première n’enveloppe que l’attribut pensée,
alors que le second enveloppe l’attribut étendue. Ainsi « Dieu est cause par
exemple de l’idée d’un cercle en tant seulement qu’il est chose pensante, et
du cercle en tant seulement qu’il est chose étendue », car « l’être formel de
1. E n, 17 sc (G.n. 106.9). Le plus souvent on est amené à traduire referunt par «repro­
duisent» ou «représentent». Ch. Appuhn, A.Guérinot et B.Pautrat traduisent par «repro­
duisent », G. Radetti par « riproducono », E. Giancotti par « rispecchiano », K. Blumenstock
et W.Bartuschat par «wiedergeben». La meilleure traduction est celle de P.Macherey qui
rend le verbe par « rapportent ». En effet, le verbe referre signifie davantage un report qu’une
reproduction, ou une représentation. On le comprend d’autant mieux après avoir lu le postulat
5. Ni le vestigium, ni encore moins l'imago ne sont un calque de la figure de l’objet qui les
affecte. La raison en est la présence et le rôle du corps fluide. C’est un point capital non
seulement pour comprendre ce qu’est une image, mais aussi pour comprendre comment elle
signifie. On va y revenir quand on traitera des imagines.
2. Figurae et vestigia trouvent donc tout à fait leur place dans une « théorie des formes »,
contribuant ainsi à éclairer génétiquement le fonctionnement des lois qui commandent le
désordre des fictions humaines et ses métamorphoses.
146 LES TRACES DU CORPS

l’idée du cercle ne peut être perçu que par un autre mode du penser qui en
est la cause prochaine, celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini » l.
Spinoza dira en outre que forger l’idée adéquate du cercle, c’est l’engendrer
génétiquement par la rotation d’un segment autour de l’une de ses extré­
mités. Mais Vidée du cercle a sa cause dans Vidée d’un segment enchaînée à
Vidée de son mouvement autour de l’une de ses extrémités, et non dans le
segment, ni même dans la figuration de son mouvement. Or, peut-on
former ces idées sans en passer par l’affirmation parallèle de leur objet dans
l’espace, c’est-à-dire sans en passer aussi par un traçage de figures qui
enveloppe d’une manière ou d’une autre l’étendue? Il n’est pas question ici
de contrevenir au parallélisme, mais bien au contraire de l’affirmer.
Dans les Éléments d’Euclide, la figure géométrique est comprise
comme la règle d’une construction à l’aide d’instruments (règle et
compas). H s’agit bien de tracer. Que l’on dessine les figures sur le sable
comme Socrate dans 1tMénon, ou sur le papier à l’aide d’une règle et d’un
compas, ou encore « dans notre imagination », la figure pour Euclide, où
qu’on la trace, est le résultat d’une construction. Chaque figure, quant à sa
traçabilité, est ainsi un «problème», c’est-à-dire une construction. Toutes
• les propriétés engendrées le sont à partir de problemata ou constructions
d’autres figures (par exemple en prolongeant le côté ou la base d’un
triangle). La figure est ainsi comprise comme une certaine manière d'être
tracée. Cette manière produit et en même temps explique sa définition.
Pour Euclide, et davantage encore pour Spinoza, définir une figure c’est
l’engendrer à l’aide d’objets très simples, qui valent pour des instrumenta
simplicissima, et dont les Éléments se chargent de donner la définition (le
point, la ligne, etc.)2.
On sait que Spinoza insiste dans sa théorie de la définition sur l’aspect
génétique du procédé euclidien. Or, il va de soi que ce qui est démontré est
valable universellement, que les propriétés du triangle sont vraies pour tous
les triangles, c’est-à-dire pour tous ceux qui suivent ou obéissent aux
mêmes règles de construction. Mais il n’y aurait pas eu de géo-métrie,
comme le racontait déjà Hérodote3, sans une pratique du traçage des
1. E n, 7 sc (G.II. 90.18-23).
2. On peut à bon droit rapprocher cette procédure du célèbre passage du TIE sur les
instrumentalopéra intellectualia, qui s’appuie comme l’on sait sur un parallèle [quemadmo-
dum... sic etiam] avec la production d’œuvres matérielles d’abord très faciles [facillima] et
très simples [operibus simplicissimis] à l’aide d’instruments innés du corps [innatis
instrumentis], pouvant constituer à leur tour des instruments pour des œuvres plus difficiles,
et ainsi de suite; ci.TIE, §31 (G.II. 13-14.30-7). Spinoza met ici l’accent sur le procédé
pragmatique de la connaissance.
3. Cf. Histoires, II, 109. Sur les pratiques de l’arpentage chez les Égyptiens comme l’une
j des origines possibles des procédures de la géométrie, cf. M. Serres, Les origines de la géo­
métrie. Tiers livre des fondations, Paris, GF-Flammarion, 1993, en particulier la conclusion
LA FORME ET LA FIGURE 147

figures, qui permettait de repérer des équivalences, de voir des propriétés,


et ainsi de comprendre le rapport ou la proportion entre les parties des
figures; et dans un moindre temps de construire à nouveau une figure
répondant aux mêmes propriétés. Le traçage des figures est une pratique à
laquelle le géomètre ne fait plus guère attention, mais le philosophe reste
attentif aux procédés de construction qui ont une réalité physique, et dont
on ne peut plus faire abstraction, dès qu’on passe dans le domaine des enîia
realia. Le traçage permet ainsi défigurer des rapports, de donner à voir
équivalences et proportions. Bien entendu, celui-ci n’est pas la cause de
l’idée du cercle, qui est une autre idée, mais Yauxilium indispensable que le
corps et l’imagination apportent pour que la raison s’exerce.
Les figures de la géométrie ont ceci de particulier, qu’elles ne se tracent
pas au hasard. Le traçage est gouverné par une normel, que seule la raison
possède. Le tracé ne vise pas à ressembler à un objet existant dans la nature,
il suit un certain enchaînement réglé d’opérations. Il se plie ainsi à l’ordre
d’un projet de la raison2. Même si on situe les êtres de raison quelque part

«Mesure de la terre: Hérodote», p.315-337; cf.également E.Giusti, Ipotesi sulla natura


degli oggetti matematici, Torino, Bollati Boringhieri, 1999, chap.2 et chap.3, p. 15-27, où
l’auteur avance l’hypothèse selon laquelle «les objets mathématiques ne naîtraient pas de
l’abstraction des objets réels, dont ils décriraient les aspects caractéristiques, mais d’un
processus d’objectivation de procédures. Ils ne dériveraient pas d’une réalité extérieure
indépendante de l’homme, dont ils représenteraient l’essence, épurée des imperfections
matérielles, mais ils formaliseraient les opérations humaines » (p. 26).
l.Sur la notion de norme et ses emplois, cf.B.Rousset, «La mise en place de l’usage
philosophique du mot “norme” : de Descartes (1642) à Spinoza (1662) », Spinoza et la norme,
J. Lagrée (dir.), Presses de l’Université de Besançon, 2002, p. 9-11. L’auteur rappelle que « le
mot latin norma signifie “équerre” et désigne l’instrument servant à mesurer quelque chose
pour déterminer, c’est-à-dire construire ou mesurer une rectitude ». La norma a donc, outre un
sens moral, le sens technique et opératoire de « l’équerre, le niveau, le fil à plomb », de ce qui
guide un tracé et désigne « la première construction technique, celle d’un angle dans un plan,
servant, non pas de modèle que l’on copierait, mais d’instrument pour une infinité de
constructions de plus en plus complexes et plus riches sortant du simple plan pour occuper
l’espace » (ibid.); cf. également TIE/R. 237, où on distingue la « norme » de la « règle » : « [la
norme] est différente de la règle, qui est une simple droite, certes utile dans la construction,
mais insuffisante pour le développement de la construction, car elle n’enveloppe pas elle-
même une construction : la règle dont parlaient les cartésiens et dont parle Spinoza quand il le
faut, reste donc, comme toute méthode préalable, extérieure à l’œuvre, alors que la norme en
est le commencement [...). Si la règle est un instrument de vérité, la norme est une vérité déjà
donnée dans une pratique, qui permet d’aller plus loin sur la Voie, où elle est le guide de la
Méthode. C’est pourquoi norme est au singulier et règles au pluriel [...]; il suffit d’une
équerre pour construire tout un édifice, alors qu’on ne peut pas même construire une équerre
avec une seule droite : bien plus, la première équerre n’a pas supposé d’équerre préalable ».
2. La construction des figures géométriques va donc dans le même sens que la définition
adéquate, telle que Spinoza la décrit dans Ep, 9. La définition adéquate est en effet celle qui se
donne ses propres règles, et qui se présente comme un projet à réaliser, dont on se donne les
plans. À l’exemple du temple de la Lettre 9, fait écho l’exemple de l’ouvrage \fabrica] conçu
par l’ouvrier de TIE, § 69 : « si un ouvrier conçoit un ouvrage avec ordre, bien que tel ouvrage
148 LES TRACES DU CORPS

comme dans un « espace mental » qui ne serait défini que par les opéra­
tions de l’esprit, il n’empêche que pour passer dans l’ordre des pensées
géométriques existantes, leur essence doit s’accompagner d’un enchaî­
nement de figures dans un quelconque espace de traçabilité. De manière
analogue dans l’ordre géométrique de YÉthique, les démonstrations ont
pour but de prêter à l’esprit aveuglé par d’autres formes et figures de
pensée, des yeux dont le regard est configuré par la raison. L’esprit peut
ainsi «voir» ce que l’imagination à elle seule ne peut concevoir en vertu
d’une certaine figure de la pensée, qu’il doit exclusivement à sa puissance,
encore que celle-ci s’accompagne de certaines traces.
La pratique du géomètre ne consiste jamais à tracer un cercle qu’il
aurait vu : ni sa mémoire des choses à l’aspect circulaire, ni son habileté à
dessiner des figures rondes n’entrent en ligne de compte dans la construc­
tion du cercle. Néanmoins, un certain traçage, peu importe où, sur le sable,
le papier ou dans l’esprit, lui est indispensable pour concevoir sous la
conduite de la raison [exductu rationis] propriétés et relations2. Le fameux
cercle tracé d’un geste par Giotto, dont la légende veut qu’il étonna
Cimabue par sa perfection, ne vaudra jamais le plus maladroit des cercles
construit par un géomètre. En effet, malgré la plus ou moins grande ressem­
blance extérieure que ces cercles pourraient encore présenter, ils n’ont
pourtant absolument rien à voir l’un avec l’autre : ils n’ont simplement pas
la même essence. Mais surtout, ils ne donnent pas à voir les mêmes choses.
Toutefois, on ne peut nier qu’ils supposent tous les deux un traçage (dont
les causes sont par ailleurs bien différentes chez le peintre et le géomètre),
enveloppant ce faisant, quoique de manière différente, l’attribut étendue.
Vestigia intellectus
Or, ce qui vient d’être dit à propos des essences des figures géomé­
triques n’est-t-il pas a fortiori valable pour la forme des corps réels? On
pourra en effet établir l’analogie suivante : la forme d’un corps est à ses
figures ce que la définition d’unefigure géométrique est à ses propriétés ou

n’ait jamais existé, et même ne doive jamais exister, sa pensée n’en est pas moins vraie»
(G.EL 26.17-20). On peut imaginer que Y Éthique ait été conçue et tracée à la manière d’un
temple, reposant sur des bases et les règles immanentes à sa construction. Un temple que la
raison aurait érigé pour y séjourner en paix, en un lieu où Dieu est contenu objectivement.
1. Idée qui est pour le spinozisme un véritable monstre philosophique, puisqu’il confond
étendue et pensée. À ce sujet il peut être intéressant de noter que, dans la Ep, 12, Spinoza
ramène les êtres de raison à des êtres d’imagination.
2. Pour un entendement infini il n’y a pas d’êtres de raison, si ce n’est en tant qu’un
entendement fini les a, car ce qui se fait selon la nécessité géométrique dans l’entendement de
Dieu « se trace » réellement dans son corps infini. Le corps et l’esprit sont en effet une seule et
même chose.
LA FORME ET LA FIGURE 149

ses théorèmes. En quoi consiste le commun, en quoi la différence? Bien


entendu, la nature des figures géométriques n’est l’expression que d’une
manière de penser, tandis que les corps ont une existence réelle en dehors
des actes qui les pensent. Néanmoins, leur rapport semble tenir en ceci : que
les idées, toutes les idées, qui existent en tant qu’elles sont seulement
contenues dans l’idée de Dieu, existent aussi dans la durée en tant qu’elles
enveloppent ou revêtent l’existence de leurs objets. Ainsi, de même que la
compréhension d’une propriété géométrique, et donc l’existence de son
idée dans la durée, ne se fait jamais que dans l’esprit d’un Paul ou d’un
Pierre à l’aide de tel ou tel enchaînement de tracés géométriques, de même
l’idée de tel ou tel corps enveloppe l’existence de son objet grâce aux
enchaînements de ses figures. L’essence et les propriétés des figures
géométriques sont contenues de toute éternité dans la puissance de
l’entendement humain; néanmoins, pour qu’elles puissent être comprises
dans la durée, elles doivent passer par une procédure de figuration sous la
dictée de l’entendement, sans quoi il aurait pu se faire, pour reprendre une
expression de Spinoza, que leur (norme de) vérité demeure à jamais cachée
au genre humain. Sans que cela n’enlève rien à sa vérité étemelle, un
théorème n’est véritablement acquis au genre humain que quand il a été
démontré, c’est-à-dire quand il a été confié à un ordre de signes.
Ainsi, l’activité de la pensée n’est pas concevable sans Yauxilium
imaginationis. L’imagination suit à la trace l’entendement en lui offrant un
système de signes. Dès lors on comprend mieux que Spinoza ait pu écrire
que « les effets de l’imagination procèdent de la constitution soit du corps,
soit de l’esprit ». En effet :
nous expérimentons que les fièvres et autres altérations du corps sont des
causes de délires, et que ceux qui ont le sang épais n’imaginent rien
d’autres que des rixes, blessures, monstres et autres choses semblables.
Nous voyons aussi que l’imagination peut n’être déterminée que par la
seule constitution de l’âme; puisque comme nous l’expérimentons, elle
suit en tout les traces de l’entendement [intellectus vestigia], enchaîne et
relie entre elles [concatenat, & invicem connectit) les images et les mots
[imagines, ac verba] dans un certain ordre [ex ordine], comme l’enten­
dement enchaîne et relie entre elles ses démonstrations *.
L’expression intellectus vestigia a de quoi surprendre. Mais il est
évident qu’il faut ici comprendre le génitif dans son sens objectif et non
dans son sens subjectif. Les marques n’appartiennent pas à l’entendement
(car pour y reposer il aurait fallu que l’entendement soit corporel), mais
bien à l’imagination qui les trace dans l’ordre et selon la norme de l’enten-

1. Ep, 17 (G.IV. 77.12-19).


150 LES TRACES DU CORPS

dement; elles permettent ainsi de suivre les connexions que l’entendement


accomplit dans sa démarche démonstrative par des inférences sûres et
certaines .Spinoza peut ainsi conclure son raisonnement :
C’est pourquoi il n’est presque rien [fere nihil] que nous puissions
comprendre [intelligere] dont l’imagination ne forme {formet] quelque
image [aliquam imaginent] à partir d’une trace [e vestigioJ1.
S’il n’en était pas ainsi, la possibilité même d’une éthique serait remise
en cause : il n’y aurait pas de sens, en effet, à parler de puissance de la
pensée, si celle-ci n’avait pas la force de s’exprimer dans le corps par un
certain enchaînement d’images et de signes. Ce passage est remarquable
non seulement parce qu’il confirme l’idée qu’il n’y a pas de pensée sans
images et signes, mais aussi en ce qu’il conforte l’hypothèse d’une diffé­
rence entre la trace et l’image. De plus, le texte met l’accent davantage sur
la concaténation des images que sur les images elles-mêmes. La formation
des images dans le corps accompagne l’activité pensante de l’Esprit; la
manière de les enchaîner manifeste la nature des idées exprimées.
Quant aux corps réels, la forme du corps revêt ou s’enveloppe de ses
figures, la figure de ses traces. Non pas que la forme se couvre de figures
parce qu’il aurait pu se faire qu’elle n’en eût point. On sait que cela est
impossible: le corps n’existe que comme affecté; la forme n’existe que
comme figurée; la figure n’existe que comme tracée. Or, si la forme
n’existe que par ses figures, elle ne les revêt toutes que l’une après l’autre,
en les enchaînant les unes aux autres, réglant les transfigurations du corps.
Le corps se dévoile ainsi comme le champ de traçabilité de l’ensemble de
ses figures. C’est précisément en cela que la trace intéresse aussi la forme.
Dans la mesure où les traces modifient la figure des corps, elles rentrent
ainsi de plein droit dans la constitution des formes.
On aurait donc tort de penser que Spinoza nous livre la notion de
vestigia comme allant de soi sur un simple mode empirique. Certes, l’expé­
rience peut en vérifier l’idée, elle est même invitée à le faire, pour découvrir
que les traces sont aussi différentes que la nature des corps est composée
et diverse. Cependant tout indique que Spinoza en a d’abord assumé le
concept et pensé les racines au plus profond de la vie du corps. Le corps est
capable de retenir des marques (c’est bien là une puissance qui lui est
propre); les traces témoignent du transfert cinétique entre corps; elles
dessinent et définissent des surfaces ; elles sondent les corps et s’y abîment,
dans un processus qui est tout autant d’intériorisation que d’extériorisation.
Au modèle physiologique cartésien des pores et des cavités, qui
culmine dans l’hypothèse de la glande pinéale, Spinoza substitue un

1. Ibid. (G.IV. 77.19-20).


LA FORME ET LA FIGURE 151

modèle sémiologique d’envergure, qui embrasse la varietas de la nature


corporelle dans son ensemble. Il s’agit alors moins d’imaginer une méca­
nique des corps, que de restituer une logique vraie de la constitution natu­
relle de l’imagination. La sémiologie spinozienne est une partie de la
physique, elle a son berceau dans une sémiophysique. Sans traces, il n’y
aurait pas de catégorisation possible de la nature des corps en corps durs,
mous, fluides, car il n’y aurait pas de différences remarquables entre ces
natures. Les deux, le corps et sa trace, n’existent qu'ensemble, car, comme
on 1 ’ a vu, tout corps existe en tant que modifié d ’une certaine manière.
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Chapitre x

LES TRACES ET LA FORME

Le poète amnésique
Une question mérite à présent d’être posée: jusqu’où les traces
peuvent-elles aller dans la constitution de la forme? Jusqu’où sont-elles
censées pouvoir modifier ce qu’elles affectent? En d’autres termes, doit-on
considérer la traçabilité comme comprise dans le cercle clos de la forme et
de ses figures, ou bien leur champ d’action est-il plus large que celui toléré
par la forme? Les traces doivent-elle être restreintes à la seule considé­
ration de la nature qu’elles affectent, ou bien peuvent-elles la transformer?
Il ne fait aucun doute que c’est là une question que Spinoza s’est posée. Les
textes prouvent qu’il y a également répondu.
Pour éclaircir ce point, on suivra le fil conducteur proposé par le verbe
induere déjà convoqué. Bien que Spinoza n’utilise ce verbe que rarement,
les deux autres occurrences que compte YÉthique sont précieuses. Il s’agit
des scolies de £TV, 20 et de £IV, 39. On n’analysera dans le détail que ce
dernier, qui fait plus directement référence à l’abrégé de physique. Mais il
est clair que les problématiques (du moins en partie) qui y sont contenues
concernent également le premier scolie consacré au suicide, où il est
envisagé que la nature d’un Corps revête une autre nature qui lui est
contraire [aliam naturampriori contrariant induat] *.
On rappellera la proposition 39 : « Les choses qui font que le rapport de
mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain est
conservé, sont bonnes; au contraire mauvaises celles qui font que les
parties du corps humain ont entre elles un autre rapport ». Ainsi, tout ce qui
fait que la forme du corps se conserve et que le corps puisse être affecté de
beaucoup de manières est bon. Inversement, «ce qui fait que le corps
humain revêt une autre forme [aliam formant induat] », c’est-à-dire qu’il
est détruit [destruatur], et donc « rendu tout à fait [omnino] inapte à pouvoir
être affecté de plusieurs manières», est mauvais. Spinoza examine le

l.£IV, 20 sc (G.H. 224.30).


154 LES TRACES DU CORPS

problème de la mort du corps, étant entendu qu’il n’y a de mort qu’en raison
d’une cause extérieure.
J’entends que le corps meurt, quand ses parties sont ainsi disposées
qu’elles sont les unes envers les autres dans un autre rapport de mouvement
et de repos. En effet, je n’ose pas nier que le corps humain, alors que la
circulation du sang continue ainsi que d’autres choses par lesquelles on
estime que le Corps vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre
tout à fait différente de la sienne. En effet, aucune raison ne me force à
admettre que le Corps ne meurt que s’il se change en cadavre; bien plus,
l’expérience même semble me conseiller autre chose. En effet il arrive
parfois qu’un homme pâtisse de changements [taies mutationes] tels qu’il
me serait mal aisé de dire qu’il est le même, comme j’ai entendu raconter
d’un certain poète espagnol [de quodam Hispano Poëta], qui avait été saisi
par la maladie, et bien que rétabli, demeura dans un tel oubli [oblitus] de sa
vie passée qu’il ne croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait
faites fussent les siennes, et vraiment on aurait pu le prendre pour un enfant
adulte [pro infante adulto] s’il avait aussi oublié [oblitus] sa langue
maternelle [vemaculae linguae] '.
Pour un corps, mourir c’est donc tout simplement changer [mutare\
de forme, se transformer2. Spinoza entend ici remettre en cause deux idées
reçues. La première concerne une définition physiologique du corps
vivant ; à quelles fonctions vitales doit-on juger qu’un certain corps est en
vie (l’activité respiratoire, l’activité cardiaque, l’activité cérébrale, etc.). À
cet égard, il n’est pas improbable, même si cela n’est pas dit explicitement,
que dans cette catégorie Spinoza vise également la définition strictement
mécaniste de la vie du corps humain, telle qu’elle est présentée par
Descartes dans la première partie des Passions de l’âme à l’article 6,
intitulé « Quelle différence il y a entre un corps vivant & un corps mort »3.

1. EIV, 39 sc (G.n. 240.15-28).


2. On ne reviendra pas sur l’idée selon laquelle le régime de la transformation naturelle
est diamétralement opposé à celui de la métamorphose qui sort de l’imaginaire humain, si ce
n’est pour dire que si la transformation du corps suppose une théorie des formes, la métamor­
phose des corps, elle, suppose une théorie des images ; (cf. l’article déjà cité de P.-F. Moreau,
« Métaphysique de la substance et métaphysique des formes », p. 9-18).
3. Descartes y disait la chose suivante : « Considérons que la mort n’arrive jamais par la
faute de l’âme, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se
corrompt; & jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant de celuy d’un homme
mort, que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire, autre machine qui se meut de soy-
mesme), lorsqu’elle est montée, & qu’elle a en soy le principe corporel des mouvements pour
lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, & la mesme montre, ou
autre machine, lors qu’elle est rompue & que le principe de son mouvement cesse d’agir»
(AT. XI. 330-331.22-7). Pour Descartes, le principe physiologique de la vie réside dans le
cœur : « On meurt lors que le feu qui est dans le cœur s’esteint tout à fait » ; Passions de l'âme,
H, art. 122(AT. XI. 418.13-14).
LES TRACES ET LA FORME 155

La seconde idée, plus «vulgaire», concerne les aspects extérieurs de la


mort : à quels signes reconnaissons-nous la mort.
Évidemment, comme le sait bien la diagnose médicale depuis l’anti­
quité, ces deux approches sont indissolublement liées, car quel que soit le
critère qui décide de la vie ou de la mort d’un corps, c’est toujours à certains
signes que l’on en juge. Spinoza d’ailleurs ne semble pas directement
remettre en cause ces pratiques, qui ont toutes leur raison d’être et leur
utilité (médicale, juridique, politique, sociale, psychologique). Simple­
ment toutes ont une approche partielle, voire réductrice de la nature d’un
corps et de sa vie. Toutes pensent pouvoir réduire la vie et la mort du corps à
la présence ou l’absence de certains signes particuliers, qui en indiqueraient
l’état de mort ou de vie. Toutes se fixent sur un signe et en font un critère de
distinction.
L’argumentation du scolie vise au contraire à faire passer l’idée
qu’aucun signe du corps en particulier ne peut être considéré comme un
critère absolu de vie et de mort. Spinoza oppose l’expérience à l’expé­
rience1, et essaye ainsi de déplacer le sens commun fixé sur une certaine
représentation de la mort. Car il y a bien d’autres mutations qu’un corps
peut subir, et qui font que, bien que jugé vivant sur la base de certains
critères, il ne peut plus être considéré comme étant ce même vivant. À quoi
Spinoza le juge-t-il? Certes pas à la ressemblance extérieure que ce corps
pourrait avoir avec l’ancien ; mais à la mémoire que détient le corps de ses
propres pratiques. C’est-à-dire, non à un signe en particulier, mais à toutes
les marques, ou à leur partie plus importante, qui ont forgé la mémoire
vivante et constituante d’un corps. Ce vieillard amnésique qui ne garde plus
trace en lui de ce qu’il a été et fait sa vie durant, n’a plus le corps de cet
Hispanus Poeta, qu’encore il aurait été s’il avait pu s’en souvenir2. Non

1. C’est une technique que Spinoza utilise parfois afin de contrer ceux qui invoquent
l’expérience pour expliquer ce dont par ailleurs ils ignorent, ou avouent ignorer, les causes.
Spinoza procède de la sorte par exemple pendant la plus grande partie du scolie de EIII, 2, où,
à propos de 1 ’ opinion que 1 ’ Esprit aurait un empire sur le corps, il répond point par point à tous
les arguments fondés sur l’expérience en leur opposant d’autres tout autant fondés sur
l’expérience, mais qui eux s’accordent avec la compréhension par les causes.
2. G. Radetti, E. Giancotti, comme R. Caillois, croient reconnaître dans ce poète espagnol
la figure de Gôngora; on a aussi pensé à « une des Nouvelles exemplaires [1613] de Cervantès,
auteur que Spinoza connaissait certainement très bien»; P.Macherey, Introduction à
/'Éthique de Spinoza, La quatrième partie. La condition humaine, p. 252, n. 1. Il est possible
que Spinoza se réfère effectivement à Gôngora, dont il possédait les œuvres dans sa biblio­
thèque (Todas las Obras de Gongora, Madrid, 1633 et Obras de Gôngora, Lisbonne 1667 ;
cf. A. J. Servaas Van Rooijen, Inventaire des livres formant la Bibliothèque de Bénédict
Spinoza, publié d'après un document inédit, avec des notes biographiques et bibliogra­
phiques et une introduction, La Haye, Tengeler, Paris, Monnerat, 1888) ; de plus l’histoire du
poète amnésique avait certainement dû sortir des frontières d’Espagne. Luis de Gôngora y
Argote (Cordoue 1561-1627), issu d’une famille de la haute noblesse espagnole, peu
156 LES TRACES DU CORPS

seulement on peut raisonnablement penser qu’il ne peut plus faire ce qu’il


savait mettre en œuvre, mais il ne reconnaît même plus ses œuvres comme
siennes. Ce qu’il fut, poète, n’est plus.
Spinoza nous invite à penser une relation forte entre la forme du corps et
sa mémoire. Le corps est ainsi compris comme constitué de l’ensemble de
ses pratiques de vie : il est une trame vivante, une histoire vivante de figures
et de traces, et c’est à cela qu’il apprend à se connaître et qu’on le reconnaît.
Le corps est mort s’il n’est plus vécu dans et par la mémoire qui habillait sa
forme animant et reliant entre elles les traces et les figures de sa vie. Le
corps est vivant par sa mémoire. Le corps est mémoire. On s’étonnera peut-
être de voir ici Spinoza mettre une détermination dite « psychologique » sur
le même plan que des déterminations biologiques ou physiologiques
comme le sont ces fonctions dites « vitales ». Cependant, on ne saurait limi­
ter la vie du corps humain à la seule circulation sanguine, de même qu’il
serait faux de borner la vie d’un État à sa seule activité économique *. Les
corps complexes comme le corps humain, ou le corps de l’État s’efforcent à
bien plus qu’à la simple survie. La nature d’un corps définit une puissance,
un pouvoir-faire, une mise en œuvre de pratiques. En ce sens le corps est
une œuvre |fabrica] qui œuvre2. Si les corps de certains animaux étonnent

intéressé par ses études de droit à l’université de Salamanque, s’oriente vers l’Église, qui le
nomme prébendier de la cathédrale de Cordoue en 1585. C’est alors qu’il commence à se faire
connaître comme poète et atteint la célébrité lorsqu’en 1613 circulent les copies manuscrites
de ses deux grands poèmes Las Soledades et Polifemo, chefs-d’œuvre du cultisme ou
gongorisme. Durement critiqué par les poètes de son époque, en particulier Lope de Vega, il
se défend avec véhémence. Encouragé par ses admirateurs, il se rend à la cour en 1617, où il
est nommé chapelain du roi, ce qui ne lui épargne ni luttes, ni intrigues. « Consumé par ses
ambitions à la cour, dont il tirera peu d’avantages personnels, il végétera en proie aux
angoisses pécuniaires » (J. et I. Mil lé y Giménez, Obras complétas de don Luis de Gôngora
y Argote, Madrid, 1932, p.xvm). Peu avant qu’il ne tombe malade et ne retourne en
Andalousie, le jeune Velâzquez, à peine arrivé à la cour du jeune Philippe IV, peingnit de lui
un portrait, actuellement conservé au Muséum of Fine Arts, Fonds Maria Antoinette Evans,
3279, Boston. Sur Gôngora, l’Espagne, et plus généralement l’esthétique baroque dans ses
rapports avec la pensée de Spinoza, cf. F. Mignini, Ars imaginandl Apparenza e rappresenta-
zione in Spinoza ; R. Diodato, Vermeer, Gôngora, Spinoza. L’estetica corne scienza intuitiva,
Milano, Mondadori, 1997 ; S. Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris,
Kimé,2001.
1. Comme il y a une vraie vertu et une vraie vie de l’Esprit, qui sont définies surtout par la
Raison [maxime ratione, vera Mentis virtute, & vita definitur], et qui ont les meilleures
chances de se réaliser dans un État de concorde ; de même y a-t-il une vraie vertu et une vraie
vie du Corps, qui ne peuvent être définies par les seules fonctions vitales communes à tous les
animaux [quae omnibus animalibus sunt communia] ; cf. TP, chap. v, § 5 (G.IU. 296.11-15).
Comme le montre bien l’exemple du poète espagnol, l’apparente survie d’un corps ne suffit
pas à conserver ce qui a été sa vraie vie. Le poète n’est pas passé à une autre vie, il est mort ; sa
mémoire ne vit plus, il est autre.
2. Le substantiffabrica et le wetbefabricare reviennent en tout 7 fois dans VÉthique dans
des contextes qui se ressemblent, se répondent, voire se recoupent - le verbe, d’ailleurs,
LES TRACES ET LA FORME 157

par leur adresse, le corps humain l’emporte sur les autres par les réalisations
dont il est capable. Sa structure est indissociable de ses productions.
La mémoire [memoria] n’est pas le simple ressouvenir [recordari]. Par
les enchaînements et les habitudes qu’elle met en œuvre, la mémoire
constitue en profondeur le corps, et configure son essence. Ainsi ce qui
définit la forme d’un corps c’est la pratique des enchaînements de ses
figures, que sa puissance lui permet de revêtir. C’est pourquoi, le corps du
poète est indissociable du corpus de ses œuvres poétiques. Ce que vise
Spinoza est cette capacité du corps à disposer de ses marques et de ses
figures, l’identité personnelle n’étant que le souvenir d’une mémoire
vivante. Un corps impuissant à retrouver ses marques, inapte à perpétuer
les figures qui en constituaient la forme, est mort à cette forme. Car le corps
est l’expression de ses pratiques, il vit d’elles et par elles. Traces et figures
en constituent comme la morphologie et la syntaxe. Cette dernière n’est
autre que la manière même de les enchaîner. Pour un corps, mourir, changer
de forme, c’est donc perdre les pratiques qui le faisaient vivre et qui déter­
minaient son existence selon des habitudes, dont il était en partie la cause.
L’oubli sanctionne ces transformations. Aussi, l’arrêt de mort d’un
corps signe-t-il ipso facto l’acte de naissance d’un autre. Un rapport se
défait, un autre s’instaure. Une forme meurt, une autre vit de cette mort.
Mort et naissance sont donc les deux faces de la même réalité1. Aussi
incroyable [incredibile] que cela puisse paraître (Spinoza est tout à fait
conscient de déranger le sens commun), le défunt poète espagnol est un
« mort vivant », encore que cela ne soit vrai qu’eu égard à la ressemblance
de l’aspect extérieur, non relativement à la forme, qui n’est plus la même en
raison du fait que le corps n’est plus capable de s’y référer. On comprend
que pour prévenir des dérives superstitieuses, Spinoza préfère ne pas
développer davantage. Il ne pourra complètement s’y soustraire,
cependant, quand on lui demandera de se prononcer sur l’existence des

accompagnant souvent le substantif : trois fois dans £1, app (G.H 79.29; G.H. 81.11-15), trois
fois dans £D3,2 sc (G.H. 142.8-9 ; G.Ü. 143.8-11 ), une fois dans £IV, 59 sc (G.n. 255.17-18).
Souvent rendu par « construction », ou encore par « structure » ; ces traductions inclinent vers
une représentantion anatomique du corps tendant ainsi à faire perdre le sens dynamique,
technique et productif, qui lie le substantif fabrica et ses formes verbales fabricari,
fabricatae. Fabrica est chez Spinoza rapproché de ars et de virtus, qui indiquent bien les
procédures techniques ou les opérations de productions qui ont à l’origine des mouvements,
comme par exemple l’action du bras qui frappe dans £FV, 59 sc. En forçant un peu le sens du
terme, mais pas tant que cela, on pourrait dire que le corps est une fabrique qui fabrique.
1. Sur la notion de transformation du corps et d’identité individuelle, cf. F. Zourabichvili,
« L’identité individuelle chez Spinoza », Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de
Myriam Revault d’Allonnes et de Hadi Rizk, Paris, Kimé, 1994, p. 85-107, et également « Les
paradoxes de la transformation chez Spinoza», Bulletin de l’Association des Amis de
Spinoza, n° 36,1998.
158 LES TRACES DU CORPS

spectres. Toujours est-il que VHispanus Poeta n’a plus le corps qu’on lui
prêtait, il est alors comme un « nouveau-né » dans un corps paradoxalement
guéri de la maladie qui 1*affligeait, et néanmoins mort. Et s’il n’avait pas
perdu l’usage de sa langue maternelle, Spinoza ajoute, on aurait pu le
considérer comme un « enfant adulte » [pro infante adulto] *.
L’enfant se rapproche ainsi du cadavre ou du vieillard oublieux, en ce
qu’il expérimente constamment un lieu de déséquilibre, de fluctuation
quasi constitutive de son animus. L’enfant a, comme le vieillard infirme, la
mort aux trousses, en ce qu’il a tendance par nature à éprouver les limites de
sa forme, et ceci par l’effort même de les déplacer, c’est-à-dire de se sortir
d’une définition étroite de la vie. Un rien donc risque de le faire basculer
dans la mort, et, comme le notera Kant, c’est le premier souci des parents de
prévenir qu’il ne se porte tort à lui-même. Les stoïciens l’avaient jadis fait
remarquer, en opposant ainsi le conatus au principe de plaisir des épicu­
riens : l’enfance est ce dont on ne se sort qu’à grand peine. Le risque de mort
est le lot de l’enfance en contrepartie de son effort de se sortir d’une
condition de servitude. Car son effort le pousse à expérimenter ses limites, à
être en quelque sorte toujours au seuil de rupture de sa forme, entre un
équilibre et un autre2.
INFANSADULTUS

De même l’adulte vit aussi de cette mort de la forme de l’enfant. Il


semble en effet que pour Spinoza le passage à l’âge adulte ne se fasse pas
simplement par une croissance proportionnelle continue et progressive des
parties du corps. Par une progression continue, le corps de l’homme ne
quitterait jamais la forme enfantine, et ne deviendrait jamais adulte. Or, la
forme change, au point où, c’est la dernière note de ce scolie, l’adulte en
oublierait d’avoir été enfant, s’il ne le conjecturait des autres. C’est donc

1. La situation paradoxale dénotée par l’oxymore infans adultus, est symétrique de celle
décrite dans £ V, 6 sc, où l’hypothèse est faite d’un monde où les hommes naîtraient adultes à
l’exception d’un ou deux qui naîtraient enfants. La condition de ces enfants serait alors
blâmable comparée à la nécessité naturelle qui voudrait que l’on naisse adulte. Or, en réalité il
en va tout autrement, c’est pourquoi il n’y a aucune raison de s’apitoyer sur la condition
enfantine qui suit en tout et pour tout la nécessité naturelle. Ainsi, cet Hispanus Poeta, né
adulte, fait-il effectivement figure d’exception à la règle d’un monde qui veut que l’on naisse
plutôt enfant. À ce titre sa condition a pu soulever la pitié ou le rire. Elle n’est pour autant pas
imputable à un quelconque vice ou faute de la nature [naturae vitium seu peccatumJ, mais
relève entièrement de la nécessité naturelle. C’est de cette manière que le philosophe la
comprend et la médite.
2. Sur le statut et les figures de l’enfance dans la philosophie de Spinoza en relation à l’idée
de transformation et de développement, cf. F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de
Spinoza. Enfance et royauté, P.U.F., 2002, Deuxième étude: «L’image rectifiée de l’en­
fance », p. 91-177 ; pour une autre perspective à propos de la petite enfance, cf. aussi L. Bove,
La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, chap. iv, § 1, p. 108-112.
LES TRACES ET LA FORME 159

par ouï-dire, que nous apprenons avoir été enfant. Semblablement nous
apprenons que nous sommes mortels. Il est impossible en effet que nous ne
rencontrions jamais personne pour nous le rappeler ou que l’expérience de
la vie en société ne nous confirme pas en cette opinion. L’adulte habite un
autre corps, qui n’a pas la même forme que celle de l’enfant; il en a oublié
les rythmes, les gestes, les habitudes et les pratiques. Au-delà de la crois­
sance physiologique que l’on constate chez le jeune corps, il y a donc des
transfigurations du corps qui sont susceptibles de le modifier en profondeur
et de le faire accéder à une nouvelle forme. En cela, même si Spinoza ne le
dit pas, il est indéniable que l’apprentissage de la langue, qui sanctionne
la sortie de l’enfance, puis l’éveil de la raison, qui va de pair avec la décou­
verte du désir propre à l’adolescence, sont des moments cruciaux de
1 ’ affirmation de la forme.
Adultes, nous gardons cependant des traces de l’enfance. Des traces,
des images *. Mais ces images sont comme disloquées, fragmentaires, car
elles ne sont que les vestiges de formes de vies révolues. L’adulte ne s’y
reconnaît plus, et finit par se les attribuer en recomposant son histoire à
l’aide des récits des autres et de ce que lui-même en conjecture. Ces images
sont d’autant plus parcellaires et déformées que le corps s’est transformé et
a quitté sa forme d’antan. Elles se prêtent alors à d’autres enchaînements,
d’autres interprétations qui en modifient le sens et la valeur.
Avant l’âge adulte, la maîtrise du langage joue un rôle essentiel. Ce qui,
en effet, retient encore Spinoza de rappeler définitivement le poète
espagnol à une nouvelle enfance, c’est bien la maîtrise qui lui est restée du
langage. Cette particularité rend l’exemple d’autant plus intéressant. Le
corps du feu Hispanus Poeta est bien un nouveau-né, mais il a gardé
certaines traces de son ancien corps. Une certaine mémoire lui survit, et non
des moindres apparemment, puisqu’il a gardé la pratique de l’espagnol
[vemacula lingua]. Pourtant, Spinoza n’hésite pas : s’il a pris cet exemple,
c’est bien pour montrer que le poète est mort. Cet adulte, que l’on appelle
encore de son ancien nom, habite un autre corps, puisque on ne peut pas
retrouver dans cette nouvelle vie les modalités qui étaient celles du poète
défunt. Pas complètement cependant. Le poète espagnol a en quelque sorte
hérité de son corps mort certaines aptitudes.
Des figures ou des traces peuvent ainsi traverser les transformations du
corps. S’il est vrai que rien ne naît de rien et que tout se transforme selon des

l.«Le Corps Humain peut pâtir [patî] de beaucoup de changements [mutationes] et


néanmoins retenir [retinere] les impressions ou traces [impressiones, seu vestigia] des objets
(à leur sujet, voir le post. 5 p. 2), et par conséquent les mêmes images des choses [easdem
rerum imagines]; dont on verra la déf. dans le sc. prop. 17 p.2»; £10, post 2 (G.H. 139-
140.27-2).
160 LES TRACES DU CORPS

lois précises, on doit penser que les différences entre les formes supposent
et conviennent néanmoins en certaines choses communes. D’autre part,
aucune forme ne saurait naître sans déjà être habillée de certaines figures
qui expriment de manière déterminée la loi de composition de ses parties.
Certaines traces, qui ont constitué des figures stables dans la composition
du corps peuvent donc être conservées et se transmettre d’une forme à
l’autre. Pour le poète espagnol c’est le langage, qui a survécu à la transfor­
mation du corps. Mais on peut imaginer d’autres cas de figure. Ainsi il est
bien vrai, comme le suggère Spinoza, que le corps de l’adulte n’a plus la
même forme que celle de l’enfant. Mais certaines dispositions ou figures
peuvent demeurer dans la nouvelle composition. Ainsi du corps nouveau-
né du poète espagnol on ne peut pas dire qu’il est né bébé [infans], car la
nouvelle forme de son corps est née avec cette disposition : il parle.
On objectera, peut-être, que si de certaines pratiques il y a encore une
mémoire dans le corps, c’est que précisément la forme qui les portait n’est
pas tout à fait morte. Or, Spinoza écrit ce scolie pour montrer qu’il peut
y avoir mort sans cadavre. Cela veut dire que la partie ou figure qui consti­
tuait la forme de l’ancien corps n’est pas suffisante à elle seule pour conser­
ver la forme qu’elle contribuait à exprimer. Cette disposition particulière
est en effet dans un autre rapport avec les autres aptitudes du nouveau
corps. Il faut alors accorder que le nouveau corps du poète espagnol a
d’inné ce que les autres normalement acquièrent, tout en excluant que
l’ex-poète puisse se souvenir [recordari] d’une existence précédente par sa
mémoire innée du langage. Car l’impossibilité du souvenir d’une vie
précédente est le meilleur indice que le corps répond désormais à une
nouvelle forme. En effet :
Il est impossible que nous nous souvenions [recordemur] d’avoir existé
avant le corps [ante Corpus existisse], puisque [quandoquidem] aucune
trace [vestigia] ne peut en [ejus] être donnée dans le corps [in corpore] '.
Spinoza dit bien qu’aucune trace d’une existence précédente ne peut
être donnée dans le corps actuel. Pourtant, EIV, 39 sc invite à penser que
la naissance d’une nouvelle forme n’entraîne pas forcément la disparition
de toutes les traces de l’ancienne. Les deux textes semblent donc en
contradiction.
Face à cette difficulté, il convient de relire attentivement le passage de
E V, 23 sc. Que nous ne puissions pas nous souvenir d’avoir existé avant le
corps veut dire, premièrement, que nous ne pouvons avoir le souvenir
d’avoir été sans corps, car la mémoire a besoin de traces, et par définition
les traces n’ont lieu que dans le corps. Il ne peut donc y avoir trace d’un pur

l.EV, 23 sc (G.n. 295-296.31-2).


LES TRACES ET LA FORME 161

esprit. Spinoza répond ici implicitement au mythe platonicien de la


réminiscence et de la transmigration des âmes. Cela veut-il dire aussi que
nous ne pouvons avoir le souvenir d’avoir existé avant le corps sous une
autre forme de corps? Assurément, car il n’y a de souvenir qu’en fonction
de la forme actuelle du corps. Conclusion : aucune trace n’est donnée dans
le corps d’une existence qui ne soit pas celle du corps affirmé actuellement
pas l’esprit [nec in corpore ulla ejus vestigia dari] : ni d’une existence sans
corps, ni d’une existence dans un autre corps, sa forme étant différente,
l’esprit l’est aussi. Le souvenir [recordari], étant fonction de l’esprit qui
affirme actuellement son corps, ne peut pas l’être d’un autre. En ce sens, les
traces ne signalent que l’existence actuelle du corps, jamais l’existence
d’un autre corps.
Le défunt poète espagnol n’a aucun souvenir d’une autre existence
avant sa maladie, tout simplement parce qu’il est un autre individu, autant
que Pierre et distinct de Paul - à la différence près qu’on l’appelle du même
nom. Or il est par essence impossible que le poète amnésique se souvienne
d’avoir été un autre, au même titre que Pierre ne peut pas se souvenir d’être
Paul à cause du simple fait qu’il n’est pas Paul. Si effectivement il s’était
souvenu d’être le poète qu’il est, c’eût été la meilleure preuve que sa forme
n’était pas morte. Maintenant, si, par hypothèse, le poète amnésique s’était
soudain souvenu de sa vie passée (ce qui, chez lui, ne semble pas avoir été le
cas; néanmoins l’expérience atteste que cela est possible1)» aussitôt les
parties de son corps se seraient disposées de façon à admettre entre elles le
même rapport de mouvement et de repos qui les avait jadis caractérisées.
Sans doute en contrepartie aurait-il oublié ce qui se serait passé entre le
moment où il perdit la mémoire et celui où il la retrouva, car dans cet
intervalle la forme de son corps était autre, et donc l’esprit qui l’affirmait
également. Or, qu’arrive-t-il des traces quand une forme meurt et une autre
vit d’un autre rapport entre les parties de l’ancienne? La meilleure preuve
que certains peuvent se conserver est qu’elles peuvent être remémorées
après avoir été oubliées le temps d’une amnésie.
Spinoza ne dit pas que le poète amnésique se souvient de sa langue. Il dit
plutôt qu’ il ne l’a pas oubliée. Il faut donc distinguer la mémoire [memoria\
du souvenir [recordari], en ce sens que, s’il ne peut y avoir de souvenir sans
mémoire, il peut en revanche y avoir mémoire sans souvenir. Le souvenir
fait remonter à la surface des traces enfouies dans les profondeurs du corps,
1. Ce qui suffit pour relativiser l’importance de la source historique de l’exemple choisi
par Spinoza. Gôngora ou pas, ce n’est pas le cas clinique singulier qui fait l’intérêt du scolie,
mais les considérations que Spinoza tire à partir d’une anecdote (réelle ou littéraire), dont
chacun peut méditer les traits et les variations dans l’expérience qu’il fait de l’identité d’un
individu. À ce titre on peut penser que le semi-anonymat imposé à VHispanus Poeta sert
mieux le raisonnement du scolie que ne l’aurait fait un exemple tout à fait déterminé.
162 LES TRACES DU CORPS

alors qu’il est des traces englouties dans la nuit du corps dont on a perdu à
jamais le souvenir. Aussi le souvenir est-il à la mémoire ce que la
conscience est au désir, dont Spinoza avait dit que son affection pouvait
être innée [ea sit innata]1. S’il n’y a donc pas de mémoire sans traces, il peut
y avoir des traces immémoriales que le corps hérite de corps en corps. Chez
ce vieillard, qui ne répond plus à son nom, le langage, inné à sa forme de
nouveau-né, serait cet héritage d’une forme dont il ne peut se souvenir car
celle-ci n’est plus, n’est pas, à vrai dire n’ajamais été la sienne.
Puisque la mémoire ne se définit aucunement en fonction du passé
(passé, présent, futur ne sont que des effets ou des produits de la mémoire),
mais bien en fonction des enchaînements auxquels elle donne lieu, on ne
peut donc nier que l’espagnol chez le poète demeure en lui comme des
traces. Mais cependant non comme des traces qui pourraient lui signifier
une existence antérieure (en ce sens il ne peut y en [ejus] avoir), car il ne
peut aucunement les sentir comme ayant appartenu à un autre corps que
celui que son esprit affirme actuellement. S’il y a une profondeur du corps,
elle doit consister alors en ceci : dans ses savoir-faire infiniment élaborés,
qui se perdent dans la pré-histoire de sa nature, dont Spinoza disait qu’ils
dépassaient en art tous les ouvrages que l’art humain avait su produire.
Spinoza nommera cet aspect du corps ingenium. Uingenium est en étroite
relation avec lafabrica ou le génie fabricateur du corps. Les traces dont on a
perdu le souvenir mais dont la mémoire est vivante sont devenues des
figures qui constituent l’individu à son insu. Oubliées, intégrées à la forme,
comme fondues en elle, elles façonnent la vie du corps.

1. Cf. £ffl, def aff 1, expi.


Troisième partie

DES IMAGES ET DES SIGNES

Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit.
Charles Sanders Peirce
■ V - ■ ■ .

!
'

.
-

•V ••
Cinquième section

LA GENÈSE DES IMAGES

D y a une veine, un itinéraire, une séquence de plans, qui mène droit de


l’affection à l’image via la notion de trace. Cette ligne sonde la profondeur
du corps. Une fois posés les vestigia comme les modifications les plus
simples qu’il est donné de concevoir1, on peut se demander quel est le
pendant de la marque dans l’attribut pensée. Dans le langage du TIE> il
faudrait répondre : la sensation. L’impression dans le corps est donc l’objet
de la sensation dans l’esprit, et à ce titre la «sensation/impression»
constitue Vunion la plus simple de la théorie spinozienne de la perception.
Elle est ce sentire interne au percipere. La sensibilité du corps s’articule
immédiatement à sa perception : être un esprit, c’est percevoir; être un
corps, c’est être un champ de traces. La sensation [sensatio] est à l’idée
[idea] ce que l’impression [impressio\ est au corps [corpus], de même que

1. On peut être tenté de comprendre ces « unités sémiologiques », que sont les vestigia des
corpora simplicissima, comme des « unités de mouvement». D est vrai que tous les corps se
distinguent par le mouvement et le repos. Les traces aussi. Quand Spinoza écrit que
« l’essence des mots et des images est constituée seulement de mouvements corporels » (EH,
49 cor sc ; G.Ü. 132.19-20), il est évident que sa définition suppose les vestigia. Cependant il
faut impérativement tracer une limite à ce rapprochement : les corpora simplicissima, quoi
qu’ils puissent être, sont des corps, alors que les vestigia, bien que corporels, n’en sont pas.
Les traces sont aux confins des corps, elles ne sont donc pas des corps, même subtils, qui
émanant des corps extérieurs se déposeraient sur les surfaces du corps affecté. Si Spinoza a
médité la canonique et la physique épicuriennes, il n’a pas calqué son concept de vestigia sur
celui de simulacre. Si mince soit-elle, cette différence constitue aussi la limite théorique de
toute physique concrète, qui a besoin de traces pour vérifier expérimentalement une physique
abstraite. Comment pouvons-nous savoir par expérience qu’un corps existe effectivement, si
ce n’est par les traces qui nous en signalent la présence par un quelconque corps naturel ou
technique? Le corps de l’instrument, tel un corps fluide dont la nature doit être assez sensible
pour enregistrer sa trace, devient ainsi de fait et de droit déterminant quant à l’existence ou la
présence de la trace, et donc aussi quant à la nature de l’objet extérieur qui fait la trace. Ce que
l’on a nommé une « sémiophysique » peut avoir des points en commun avec les probléma­
tiques de la physique quantique contemporaine. Pour une première analyse historique du rôle
et du sens des images dans la connaissance scientifique, cf. Sicard M., « Les images de la
science ou “qu’est-ce que voir? ” », Les cahiers du Collège d’iconologie. Communications et
débats, 1,1993, INA, p. 95-118.
166 LA GENÈSE DES IMAGES

l’idée est au corps [idea corporis] ce que la sensation est à l’impression


[sensatio impressionis] *.
On retrouve tout l’intérêt théorique de l’hypothèse du monoïdéisme de
l’âme. L’idée en soi, en tant que sensation, est en dernière analyse la
sensation d’une trace, que l’on aurait abstraitement isolée. Or la surface du
corps modifié doit, en vertu du parallélisme qui anime le couple sensation/
trace, être exprimée par une idée, qui est à son tour composée d’un grand
nombre d’idées. Puisqu’elle y repose, la trace suppose un support: la
surface qui l’enregistre. Elle ne peut donc être comprise en dehors de ce
rapport. Dans la mesure où tout corps n’existe que comme modifié, toute
trace s’imprime sur d’autres traces. Il en va de même du côté de la pensée.
L’idée suppose toujours une autre idée avec laquelle elle s’enchaîne dans
un processus.
Ce qui est entretenu dans un rapport de mouvement et de repos par la
forme du corps se déplie et se déploie dans et par ses figures. Chaque figure
est en rapport constant à une extériorité qui l’affecte et qu’elle affecte.
Chaque figure orchestre ainsi des traces, et prête un lieu à la modification.
De même l’enchaînement des idées des marques produit du sens, des
figures de pensée, qui articulent les pratiques du corps, des styles de vie.
Ceux-ci contribuent à composer ce que l’on pourrait appeler une «rhéto­
rique naturelle du corps», qui n’est autre que l’exercice de son ingenium.
Par ses gestes, et autres signes qui l’habillent, le corps exprime sa puissance
comme mémoire vivante, langage, champ de pratiques signifiantes.
Vouloir isoler des unités de sens pré-syntaxiques, qui seraient comme
les premiers vestiges de la signification, tel a pu être l’espoir d’une séman­
tique pure. L’antifondationnalisme spinoziste ne croit pas à la possibilité de
constituer le processus de la perception à partir d’affections premières ou
sensations brutes. De l’idée considérée en elle-même, il est apparu que la
détermination d’une sensation relève toujours d’un enchaînement. L’idée
est un jugement qui est toujours le résultat d’une inférence (consciente ou
pas) à partir d’autres idées. Elle n’est donc jamais une intuition, ni simple,
ni première. Dans l’ordre de l’expérience et de la mémoire, qui est celui du
corps et de ses affections, une sémantique est ainsi toujours déjà prise dans
une syntaxe2.

1. Expression plus conforme au lexique du TIE que de Y Éthique, qui emploie idea
affectionis, ou imago avec son idée, absentes du TIE. Le Lexicon spinozanum de Emilia
Giancotti n’y recense qu’une seule occurrence du terme image dans l’expression aliquam
imaginem corpoream au § 58, n. z (G.H. 22.30-31). L'Éthique n’aura plus besoin de qualifier
l’image de corporelle, puisqu’elle aura établi que sa réalité est entièrement corporelle.
2. On va voir, dans cette partie, que sémantique et syntaxe s’articulent d’emblée à une
pragmatique. Sur l’articulation de ses trois instances sémiologiques dans une perspective
historique et critique, cf.G. G.Granger, Langages et épistémologies, Paris, Klincksieck,
LA GENÈSE DES IMAGES 167

La raison n’en est devenue que plus évidente avec la définition des
vestigia. Les traces s’inscrivent toujours sur d’autres traces, et c’est par leur
rapport qu’elles prennent sens et qu’elles en viennent à signifier à travers
leurs idées. Sans avoir abordé encore l’essence des imagines, on devine
déjà que la signification est en tout et pour tout un processus naturel. Il
s’inscrit dans la puissance imaginative du corps, c’est-à-dire de tous les
corps suffisamment composés pour supporter des traces. Le mou du corps
est le lieu où les corps s’inscrivent et s’écrivent en se signalant et se
signifiant les uns aux autres. Les significations humaines sont une partie de
ce processus infini. L’homme n’en est donc pas la source.
Tout corps, dans la mesure où un esprit l’affirme, est signifiant et se
signifie aux autres par sa capacité à marquer et à être (re)marqué. Hobbes ne
s’était donc pas trompé quand il expliquait la possibilité du langage et de la
communication par l’institution de la marque [Mark] et du signe [£ygn].
Toutefois, son conventionnalisme et son nominalisme en restreignaient le
champ d’effectivité et d’efficacité. Au service d’une anthropologie, en
accord avec la conception aristotélicienne de l’homme animal capable de
parole et d’artifice, elle ne pouvait, au bout du compte, que passer à côté de
l’essence naturelle et pour ainsi dire « cosmique » de la signification *.
Les traces sont plus que de simples effets de surface, et les surfaces ne
sont pas une simple pellicule d’impression. Elles collent au corps comme
un habit dont on ne saurait si aisément le défaire. Elles le peuplent, y élisent
leur demeure; certains d’entre elles l’habitent si profondément qu’elles
finissent par en déterminer la constitution. Nul sans doute ne sait ce que
peut le corps, mais ce qu’il peut, le corps assurément le fait et l’apprend par
un art du traçage. C’est à peine une métaphore de dire que le corps mou,
quel qu’il soit (humain ou autre), est un espace d’écriture, qui vient nourrir
ce que Baudelaire appelait «l’immense et compliqué palimpseste de la
mémoire». Sous la surface, d’autres écritures se conservent; d’autres
stratifications et sédimentations de marques la travaillent. Le corps vit de ce
rapport dynamique entre profondeur et surface.
Les surfaces des corps sont des plans à la fois de réflexion et de
rétention. Elles sont des perspectives ouvertes sur l’épaisseur opaque des
corps, car les marques en apparence oubliées ne sont pas pour autant

1979 ; en particulier le chap. vm « Syntaxe, sémantique, pragmatique », p. 148-178. S’intéres­


sant au mouvement de «dissidence» interne au générativisme chomskien (Mc Cawley,
Hutchins), l’auteur de cet ouvrage assume les raisons de l’abandon de l’idée de pouvoir
constituer une syntaxe pure séparément d’une sémantique.
1. Sur la conception du signe chez Hobbes, cf. Y. C. Zarka, « Principes de la sémiologie
de Hobbes », Hobbes e Spinoza. Scienza epolitica, Atti del Convegno Intemazionale, Urbino,
14-17 ottobre, 1988, a cura di Daniela Bostrenghi e con un’introduzione di Emilia Giancotti,
Napoli.Bibliopolis, 1992, p. 313-352.
168 LA GENÈSE DES IMAGES

effacées1. Le corps est ainsi une écriture d’écritures, une mise en chaîne
autant qu’une mise en scène de marques, qui s’enrichit et se complexifie
avec l’expérience. Ses marques pourront bien demeurer enfouies, à jamais
recouvertes, plus jamais découvertes, mais elles ne laisseront pas pour
autant de contribuer à la formation de la complexion [ingenium] des indi­
vidus. Plus elles s’ancrent en profondeur dans le corps, plus elles détermi­
nent ses figures ou la disposition de ses parties, plus elles participent de sa
forme et en intègrent la loi, jusqu’à la modifier, voire la renouveler.
Il y a donc bien un statut positif de la marque, qui se prête à une archéo­
logie. Il permet le développement au moins de deux autres sciences selon le
paradigme génétique, et qui sont comme autant de branches ou « applica­
tions » de la physique : l’histoire ou l’étude des actions humaines, la philo­
logie ou l’histoire de la langue, qui sont en somme deux expressions de ce
que l’on pourrait appeler une archéologie ou histoire des corps comme
vestiges ou reliques2. Le corps a ainsi deux champs d’expression : l’espace
et le temps. La notion commune de trace permet d’unifier méthodologique­
ment ces deux domaines apparemment hétéronomes3.
L’expérience enseigne [experientia docet], littéralement elle met en
signes, affirme du sens. Ainsi, outre témoigner, attester, constater [testarï],
confirmer [comprobare]4, l’expérience constitue l’existence du corps et de
l’esprit comme activité sémiotique.

1. Comme on l’a fait remarquer: «le corps n’oublie rien»; M.Bertrand, Spinoza et
l’imaginaire, Paris, P.U.F., 1983, p. 50,66 et 79.
2. Ce que, dans le TTP, Spinoza nomme temporis reliquiae\ TTP, praef (G.1H. 10.23;
Œuvres El. 70.11 -12).
3. Les trois « champs ou modalités de l'expérience » que sont le langage, les passions el
l'histoire et dont Pierre-François Moreau a dessiné les contours, supposent donc une philo­
sophie de la marque et du signe, sans laquelle ces trois domaines ne pourraient s’étendre et
s’entendre, c’est-à-dire s’inscrire et s’écrire dans l’étendue du corps.
4. Pour l’analyse de tous ces lemmes et d’autres d’un champ sémantique proche, cf. ibid,
p. 304-306 avec leurs notes.
Chapitre xi

DES TRACES AUX IMAGES

De la différence entre trace et image


Si mince soit-elle, il convient de sauver la différence entre les traces et
les images. Malgré un rapprochement tardif, puisqu’il n’intervient
expressis verbis qu’avec EIII, post 21, leur distinction est génétique. S’il
est vrai que les traces se conservent, néanmoins beaucoup se perdent dans
l’inconnu du corps2. Mais, il n’y a en principe aucune trace qui ne puisse
devenir une image. Rien n’est dans l’image, en effet, qui n’ait d’abord été
dans la trace.
Or, l’aptitude du corps à retenir les impressions des objets [retinere
objectorum impressiones], malgré les nombreux changements [multas
mutationes] qu’il peut tolérer [patf\, est le signe indubitable de l’affirma­
tion d’une essence. Une interprétation phénoméniste du spinozisme passe à
côté de cet aspect, car elle tend à dissoudre le principe interne de la rétention
dans le principe purement extérieur de l’apparition des phénomènes, sans
comprendre que les marques, les images, dans la mesure où elles sont
retenues et durent, intéressent l’affirmation d’un conatus. Une telle lecture
finit par diluer les essences singulières dans l’océan indéterminé de la sub­
stance jusqu’à les rendre tout à fait inconsistantes. À l’opposé, une lecture
substantialiste tend à se représenter comme séparables les essences et les
affections qui les touchent, et à penser comme possible d’atteindre par
réduction un foyer originaire et libre de se déterminer en deçà de toute
relation.

1. Ce postulat ne sera pas utilisé par la suite. Ce qui peut, ou bien lui conférer une valeur
rétroactive, ou bien, plus probablement, constituer une formule contractée, par laquelle
Spinoza, comme il lui arrive de le faire parfois, résume une doctrine d’un trait, sans pour
autant gommer le détail des distinctions qui la composent et qui l’ont rendue possible. On va
voir, par ailleurs, que même ce postulat n’identifie pas parfaitement les traces et les images.
2. D y a donc bien, comme on a pu l’écrire « un inconscient de la pensée, non moins
profond que l'inconnu du corps » ; G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 29.
170 LA GENÈSE DES IMAGES

Nous n’aurions aucune possibilité de sentir un corps [quoddam corpus


sentire] si les traces n’enveloppaient pas une essence. L’imagination est la
puissance même du corps. Sans traces, donc, pas d’images; sans images,
pas d’imagination non plus. Or, on peut se le demander : sans imagination,
y aurait-il encore des corps1 ?
Qu’est-ce qui distingue les traces des images ? Apparemment rien, si ce
n’est que la trace stricto sensu est la modification du corps mou et elle seule,
alors que l’image se forme par la réflexion des parties des corps fluides sur
les vestigia inscrites dans le corps mou. L’image est à la fois l’effet
conjugué d’une inscription et d’un rebond, la trace la condition de cette
réflexion. Le aliquid quod stat pro aliquo, qui est le propre de la trace
comme marque du corps extérieur, renvoie en image à quelque chose grâce
au fait qu’elle est un lieu de réflexion. Spinoza en avait donné le modèle
avec le deuxième axiome précédent la définition de l’individu, dans
l’abrégé de physique. Il l’avait accompagné d’un schéma.
Du creux des traces, une première fois incises par la pression des corps
extérieurs, puis rebondissant sur leur surfaces altérées, les images surgis­
sent par réflexion des parties des corps fluides, venant sans cesse remplir
l’absence et la distance constitutive de la marque. Les images signalent
ainsi la présence, réelle ou fictive, de l’objet extérieur. La fiction et
l’artifice ne sont pas une autre réalité mais le produit naturel de la constitu­
tion réelle des corps. Si on relit attentivement Em, post 2, on s’aperçoit que
les images des choses ne sont pas exactement des impressions des corps
extérieurs, mais plutôt des «conséquences» [& consequenter] dues à
l’action intermédiaire des corps fluides. Une différence subtile se glisse
ainsi dans le processus qui mène de la trace à l’image.
La trace se démarque de l’image également d’un autre point de vue. Sa
définition, en effet, ne s’intéresse qu’à l’aspect corporel de l’affection, sans
faire référence à son pendant dans l’attribut pensée ; l’idée. Les traces sont
des affections du corps sans considération de leur aspect représentatif ou
significatif. Ainsi que l’a montré l’analyse de la sensatio, la signification
relève de l’idée, non du corps. Cependant, dans leur corporéité même, les
traces renvoient en creux à d’autres corps. L’idée de la trace ne pourrait pas
être signifiante, si la trace n’était pas cet entre-deux qui fait que « quelque

1. Ainsi posée, la question devient le critère d’une certaine lecture. Si on fait de l’imagi­
nation une faculté exclusivement humaine (ce que l’on se défend ici de faire), alors cette
question n’a pas de sens. Si, au contraire, on considère que l’imagination est la puissance
même de tout corps en tant qu’il est fini et suffisamment apte à retenir des traces, on comprend
aussi que la finitude des corps et leur imagination se déterminent ensemble, car toute chose est
finie dans et par un rapport, et jamais en soi. L’imagination est moins la faculté d’une certaine
«espèce» d’individu que la puissance des corps en tant qu’ils sont capables de retenir des
traces.
DES TRACES AUX IMAGES 171

chose » du corps affectant est retenu dans le corps affecté. Cet aliquid,
même s’il est toujours de l’ordre de la corporéité, n’est plus un corps : sans
être un corps, il est du corps. Qu’est-il alors? Que «reste-t-il» du corps
affectant dans la trace ? Sa présence dit Spinoza. Mais déjà sur le fond d’une
absence, qui est comme inscrite dans l’être de la marque.
Les images, qui prendront le relais des traces, feront plus que signaler
cette présence, elles en détermineront la nature, la re-présenteront. Il reste
que, considérée en elle-même, la marque est bien « objet » d’une idée. C’est
en effet grâce à son idée qu’elle est prête à renvoyer à ce qui l’a tracée,
comme la moitié d’une tessera hospitalis renvoie à sa moitié absente. Or,
cette affirmation est le propre de l’idée de la trace, non de la trace. Il ne faut
pas plus confondre l’idée de la marque avec l’idée du corps qui la supporte
(le corps affecté) qu’avec l’idée du corps qu’elle rapporte fle corps
affectant).
L’IDÉE DE TRACE

Si on lit de près la page de Y Éthique qui prépare et achemine le lecteur


vers la définition de l’image, se dégage du texte un niveau qui ne concerne
que la trace et son idée, et elles seules. Il s’agit de la proposition 16 :
L’idée d’une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les
corps extérieurs doit envelopper la nature du Corps humain, et en même
temps la nature du corps extérieur1.
En effet, qu’est-ce que Vobjet de «l’idée d’une quelconque manière
dont le corps est affecté par les corps extérieurs» si ce n’est précisément
une trace? Bien que la démonstration ne fasse pas directement référence au
postulat 5, c’est pourtant à ce niveau qu’elle se situe : la trace et son idée. À
ce stade, pour ainsi dire, les images sont encore à venir. Il est vrai qu’elles
vont suivre presque immédiatement, mais comme con-séquences [cum-
sequentiae], c’est-à-dire en tant que séquences, suites, successions, bref
concatenationes. Le théorème 16, lui, ne vise que l’affirmation propre à
l’idée de la marque, sans qu’on ait à la traduire ipso facto dans une image.
Son but est bien celui de nous donner à voir la genèse des images, sans nous
en faire précipitamment enjamber les prémisses.
Une lecture « rapide » du texte ne doit pas faire oublier les richesses que
l’examen attentif de sa texture peut réserver. Chaque proposition n’est pas
seulement la note d’une pensée rapide, qui risque parfois de n’être que le
reflet d’une lecture hâtive, elle a comme telle son espace sémantique
propre. Une proposition ne se résume jamais exactement à une autre.
Chaque théorème définit sinon un seul objet, du moins l’un de ses aspects.

l.G.n. 103.28-30.
172 LA GENÈSE DES IMAGES

D y a donc bien, comme le disait Deleuze, plusieurs « vitesses » de lecture


de VÉthique. Elles ne sont ni en concurrence, ni exclusives l’une de l’autre;
elles doivent plutôt s’éclairer mutuellement, et contribuer ensemble à faire
vivre le texte.
Quand bien même une proposition admettrait plusieurs démonstra­
tions, celle choisie par l’auteur n’est jamais anodine. Elle dessine un champ
sémantique et un itinéraire conceptuel, qui oriente la pensée d’un mou­
vement qui est à la fois rétrospectif et prospectif. Lire les démonstrations de
Y Éthique c’est constamment faire ressurgir à la surface la mémoire vivante
d’un texte qui progressivement constitue le corpus de l’œuvre. Les
démonstrations se nourrissent de reprises, de nouvelles formulations qui
laissent apercevoir d’autres plans, d’autres figures, ouvrant sur de
nouvelles perspectives, permettant des raccourcis autrement inespérés. On
en a un exemple avec la démonstration de la proposition 16 :
En effet, toutes les manières dont un corps est affecté suivent de la nature
du corps affecté, et en même temps de la nature du corps affectant (par
l’Axiome 1 après le Coroll. Lem. 3), et donc leur idée (par l’Axiome 4 p. 1)
enveloppera nécessairement la nature de l’un et de l’autre corps; et ainsi
l’idée d’une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par un
corps extérieur enveloppe la nature du Corps humain, et celle du corps
extérieur1.
L’argument se développe en trois moments bien distincts : on part de la
loi physique qui règle les affections corporelles d’un corps quelconque,
pour passer à la considération de l’idée de ces affections; puis on applique
le résultat à l’idée d’une quelconque affection du Corps humain. L’itiné­
raire emprunté confirme bien l’idée que ce qui est ici envisagé n’intéresse
pas seulement l’affection du Corps humain, mais tous les corps en tant
qu’ils sont affectés. On a là la raison essentielle qui dut faire que Spinoza
soit allé puiser directement dans la physique, à la source de ce que suppose
l’affection corporelle, pour ancrer génétiquement sa théorie de la percep­
tion. La démonstration ne convoque d’ailleurs que la première partie de
l’axiome de la physique, celle qui porte sur les natures des corps affecté et
affectant, et se désintéresse des modalités des effets cinétiques qu’il avait
pu alors en tirer. Car ce qui importe désormais ce ne sont plus les lois du
mouvement qui résultent de la rencontre des corps, mais celles qui
concernent ce qui se produit et se conserve du point de vue du corps affecté.
Qu’est-ce qui a rendu possible ce changement de perspective?
Essentiellement deux choses : l’assomption d’un point de vue humain sur la
nature des corps, et l’introduction du postulat 5, qui suppose une différence

.G.n. 104.1-7.
DES TRACES AUX IMAGES 173

de nature entre les corps (le dur, le mou, le fluide). On objectera peut-être :
s’il est vrai que la trace n’a d’humain que son point de vue humain sur elle,
et qu’elle relève en tout et pour tout d’une logique de l’affection valable
pour tous les corps suffisamment composés, comment se fait-il que
Spinoza n’en ait pas parlé dès l’ax 1 après le corlem 3, quand précisément il
abordait l’affection corporelle ? La réponse est simple : il ne pouvait le faire
précisément parce qu’en ce lieu il ne faisait qu’introduire la nécessité de
poser une différence de nature entre les corps intéressés par l’affection,
sans pouvoir encore donner les catégories pour rendre pensable cette
différence - le dur, le mou, le fluide - qui sont, elles, indispensables à
l’établissement de la définition génétique des vestigia. Il n’en demeure pas
moins que toutes les traces qui marquent un corps suivent de la nature du
corps affecté, et en même temps de la nature du corps affectant.
Cela n’est pas encore le point essentiel. Certains commentateurs1 ont
été arrêtés par le deuxième moment de la démonstration, qui traduit le
premier consacré à l’affection du corps sous l’aspect de la pensée, en vertu
de l’axiome 4 de la première partie: «la connaissance de l’effet dépend
[idependet] de la connaissance de la cause et l’enveloppe [involvit\ »2.
On s’est interrogé sur le fait que l’axiome 4 pose un rapport entre deux
idées (effectus cognitio & causae cognitio), alors que la démonstration
conclut que l’idée de l’effet (ou de l’affection) enveloppe non Vidée de la
'nature du Corps et l’idée de la nature du corps extérieur, comme on aurait
pu s’y attendre, mais la nature du Corps et la nature du corps extérieur.
Après avoir exclu (à raison) qu’il puisse s’agir d’une formule abrégée,
Martial Gueroult commence par rappeler qu’en Dieu la connaissance
procède de la cause à l’effet, l’idée de la cause engendrant l’idée de l’effet,
raison pour laquelle l’idée de l’effet enveloppe l’idée de la cause parce
qu’elle en dépend. L’axiome 4 ne ferait donc qu’illustrer l’ordre génétique
de la connaissance adéquate selon laquelle « l’idée de la cause, donnée en
premier, c’est-à-dire immédiate, commande l’idée de l’effet, qui n’est que
seconde et médiate». Au contraire, dans la connaissance imaginative,
l’idée de l’effet serait donnée en premier; c’est donc elle qui doit être consi­
dérée comme «immédiate», et la perception de ses causes, à savoir la
perception du corps extérieur et celle du Corps humain ne seraient données
que secondairement. Et Gueroult de conclure : «Dans ce cas, ce n’est pas
parce que l’idée de l’effet dépend des idées des causes qu’elle enveloppe

1. Notamment M. Gueroult, Spinoza. L’Âme, t.II, p. 194-195, et P.Macherey, Intro­


duction à l ’Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 172-173. Robinson
se contente de paraphraser la démonstration (cf. Kommentar zu Spinozas Ethik, p. 331-314);
ni Gentile-Radetti, ni Giancotti ne croient utile d’apporter de commentaire.
2. G.0.46.27-28.
174 LA GENÈSE DES IMAGES

ces idées, puisque, au contraire, la connaissance des causes dépend de


l’idée de l’effet. Et cette connaissance des causes, comme on le verra ulté­
rieurement (ci.Prop.24 et 25), est absolument étrangère aux idées
(adéquates) de ces causes telles qu’elles sont en Dieu. Ceci étant, si l’idée
de l’effet enveloppe la connaissance de ses causes, ce ne peut être que pour
cette unique raison que l’effet dont elle est l’idée enveloppe en soi la nature
de ses causes (en vertu de VAxiome 1 post Coroll. Lem. 3 du Scolie de la
Prop.13)». C’est cette condition que Spinoza mettrait en évidence,
lorsque, dans la démonstration, il déclare que, en vertu de l’axiome 4, l’idée
de l’affection enveloppe nécessairement la nature du Corps humain et celle
du corps extérieur, omettant précisément le verbe dependere, pour ne
conserver que involvere1.
Quoique ingénieuse, parce qu’elle essaie de s’appuyer sur une diffé­
rence au moins textuelle entre dépendance et enveloppement2, la solution
de Gueroult est discutable par ses présupposés, mais surtout elle ne saisit
pas le point essentiel. Gueroult s’attend de manière un peu mécanique à
voir envelopper par l’idée de l’affection les idées de deux natures, là où
Spinoza parle de nature des corps affecté et affectant. Il est alors conduit à
opérer une distinction entre ce qu’il appelle l’immédiateté de l’idée de
l’affection, qui devrait être donnée en premier, et les idées du corps
extérieur et du Corps humain qui lui seraient secondes3, alors qu’il s’agit
avant tout de comprendre 1 ’ enveloppement simultané de deux natures par la
même idée. Gueroult tend donc à séparer ce qui à ce stade se donne
ensemble [simul], et qu’il faut donc s’efforcer de penser ensemble. Dès
lors, projetant la lettre du texte sur des conclusions à venir, Gueroult pose
que la connaissance des causes que les idées des effets enveloppent (bien
que la démonstration ne parle pas de cause mais de nature) est « absolument
étrangère » aux idées adéquates de ces causes ; pour se raviser tout de suite
après de manière à nuancer son propos, et dire que si l’idée de l’effet
enveloppe la connaissance de ses causes, cela vient de ce que l’affection

1. M. Gueroult, Spinoza. L'Âme, t. H, p. 194-195.


2. Cela, par ailleurs, ne va pas sans une certaine confusion entre les deux termes, puisque
l’énoncé de l’axiome 4 est d’abord traduit par Gueroult de la manière suivante: «la
connaissance (ou l’idée) de l’effet enveloppe la connaissance (ou l’idée) de la cause et en
dépend » Oigne 12-14) [souligné par nous] ; puis, quelques lignes plus bas : « La connaissance
de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » Oigne 33-35) [souligné par
l’auteur !] ; Spinoza. L'Âme, t. D, p. 194. Malheureusement cette confusion n’est pas faite pour
rendre le texte et son commentaire plus clairs.
3. C’est une tendance constante dans l’interprétation de Gueroult de vouloir hypostasier
les différences qu’il rencontre. Ainsi un processus devient facilement une procession, et une
relation une transition. Une lecture qui se veut « architectonique » ne peut l’éviter complè­
tement. Si elle a l’avantage de faire apparaître la cohérence interne d’un système, son souci
même de cohésion lui rend parfois difficile d’apprécier tous les contenus qui y sont engagés.
DES TRACES AUX IMAGES 175

enveloppe en soi la nature de ses causes par l’axiome 1 après le cor lem 3.
On est donc reconduit au point de départ sans avoir véritablement cerné ce
que vise de spécifique la proposition.
Pierre Macherey réexamine le problème dans l’état où l’avait laissé son
prédécesseur, en se passant par ailleurs d’une distinction entre dépendance
et enveloppement. À la manière de Gueroult, il cherche une correspon­
dance que le texte de la démonstration ne vérifie pas : « Cet axiome [ax 4]
est ici exploité en faisant correspondre à la connaissance de l’effet l’idée
d’une affection du corps » ; d’où la question légitime : « Qu’est-ce qui tient
lieu alors de la connaissance de cet effet?»1. Sa réponse est la suivante:
« Non l’idée de nature du corps humain associée à celle du corps extérieur,
cette idée étant proprement absente du processus par lequel se forme la
perception spontanée, mais l’ensemble constitué par la réunion de ces deux
natures sans que l’âme dispose de l’idée de cette réunion, qui elle-même
implique les idées de chacune des deux natures circonstanciellement asso­
ciées ». Pierre Macherey peut alors conclure que « l’idée d’une affection du
corps est ainsi rapportée immédiatement, non à la représentation idéelle de
la cause dont elle dépend effectivement, mais à la nature même de cette
cause qu’elle “implique” de manière confuse et, peut-on dire, “enve­
loppée”, donc implicitement». Cela serait la raison pour laquelle Spinoza
renverrait à l’énoncé de l’axiome 4 «en en détournant la formulation, et
ainsi en quelque sorte à contre-emploi », car la connaissance de « l’idée de
l’affection du corps, connaissance qui implique celle de la cause de cet
effet, se produit néanmoins en l’absence de la connaissance de la cause, qui
est l’idée de l’association circonstanciellement effectuée entre le corps
humain et le corps extérieur qui l’affecte, et non cette association elle-
même»2.
Cette lecture a le mérite de vouloir, comme elle dit, « prendre au pied de
la lettre la formule employée par Spinoza », et surtout de mettre l’accent sur
la simultanéité des deux natures impliquées ou enveloppées par l’idée de
l’affection. Elle a donc pour effet de ramener l’attention sur le point
important, que les analyses de Gueroult tendaient à nous faire perdre, sans
pour autant nommer l’objet de l’idée de l’affection du corps. Or, l’objet de
cette idée ne peut être en vérité que la simple trace. Pourquoi, alors, Spinoza
parle-t-il d’un enveloppement de natures et non d’un enveloppement
d’idées ? Précisément parce que c’est une seule et même idée qui enveloppe
ce que son objet, la trace, retient par nature. Si l’on avait bien voulu ne
considérer que l’idée de la trace, et rien d’autre, on se serait aperçu que

1.P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza- La seconde partie. La réalité


mentale, p. 172.
2. Ibid.,p. 172-173.
176 LA GENÈSE DES IMAGES

celle-ci affirme le tenir lieu d’une chose en autre chose, c’est-à-dire le


aliquid quod stat pro aliquo propre à la marque. L’idée de trace enveloppe
une nature dans une autre. Elle est l’idée de ce par quoi une nature (se)
distingue (de) l’autre en conservant ce que cette autre lui a laissé d’elle.
Rien de plus.
La tendance de certains à traduire cette relation d’enveloppement en
termes d’« association d’idées »1 risque de fausser la thèse de la proposition
16. Or, si la trace n’est ni le produit d’un mixte, ni l’effet d’un mélange entre
natures, elle n’est pas non plus le résultat d’une association entre deux
natures, ni même une « troisième nature » autre que celles dont elle est le
produit. C’est là toute la difficulté d’appréhender cet aliquid, qui est tout
aussi corporel qu’incorporel2. Que fait, alors, son idée? Elle révèle, elle
signale la nature du corps affectant retenue par la nature du corps affecté,
alors même que son objet, la marque, en tient lieu. Tout porte à croire que
Spinoza, fidèle à sa démarche génétique, a eu une approche graduelle, par
plans conceptuels continus et néanmoins distincts, du concept d’image,
évitant à bon escient toute précipitation et représentation empirique de ce
qu’il se proposait de construire pas à pas. Si, d’ici peu, il va, « pour conser­
ver les mots en usage », se réapproprier la notion d'imagines, qu’il semble
par ailleurs avoir si soigneusement évitée jusqu’à ce moment, ce ne sera pas
avant de l’avoir minutieusement préparée, d’abord, quant à son aspect
corporel, ensuite quant à son aspect mental.
Dans cette progression le théorème 16 assume une position charnière.
Il saisit l’idée de la trace dans sa puissance d’enveloppement. Par essence,
l’idée de la trace exprime une puissance d’implication, c’est-à-dire signale
et donc renvoie. Quoi, à quoi, à partir de quoi ? Spinoza se réserve encore un
temps pour le dire, préférant à ce stade parler de natures des corps affecté et
affectant, qu’il laisse encore sur fond de cette même indétermination qui
caractérisait la sensatio. C’est pourquoi il ne faut pas confondre l’implica­
tion avec l’association, qui, elle, se fait toujours entre des idées d’images
pour ainsi dire déjà formées, alors que l’implication propre à l’idée de la
trace ne fait encore qu’envelopper confusément deux natures3.

Enveloppement et développement
Or, la représentation et la signification des idées des images, dont il va
effectivement être question d’ici peu dans YÉhique, ne pourraient se faire
sans cet enveloppement propre à l’idée de la trace. De même on ne pourrait

1. Le commentaire de Pierre Macherey a parfois cette tendance.


2. D faudrait écrire m-corporel.
3.Sur ce point, en revanche, le commentaire de Pierre Macherey est très juste;
cf. Introduction à l'Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 173.
fil
i
DES TRACES AUX IMAGES 177 il!
U
*
comprendre le processus des idées, le confondant avec une procession Il
d’éléments simples et discrets, si on se le représente en termes de
succession d’images n’ayant d’autre relation qu’une addition d’éléments ;;ï
!
séparés et préformés tenus entre eux par un rapport de contiguïté. Pour
qu’une chaîne d’idées puisse se produire il faut qu’entre l’idée impliquée et :
;
l’idée impliquante, il y ait une relation interne et pas seulement un rapport
externe. Chaque maillon de la chaîne doit avoir quelque chose de commun
avec le maillon qui le suit et le précède, en raison de quoi ils s’enchaînent;
autrement on risque d’imaginer un rapport d’implication sur le mode d’une
simple série additionnelle partes extra partesl. Or, l’essence de la trace et i i

son idée offre la possibilité de comprendre ce commun, en vertu de quoi


aussi deux corps peuvent se distinguer l’un de l’autre. On se souviendra en
effet que les corps se distinguent par cela même en quoi ils conviennent, et i
qu’il n’y a aucun paradoxe à comprendre que ce qui est commun à tous les i » ■

corps est également ce par quoi ils se distinguent : étendue et mouvement ; à


quoi il faut ajouter la traçabilité des corps composés.
Les difficultés posées par la démonstration de la proposition 16 sont
nées de ce que l’on a pas assez prêté attention à la nature des objets des idées
de l’affection du corps: les vestigia. La proposition 16 se propose de •.
montrer la propriété essentielle de l’affirmation de l’idée propre à chaque
trace [idea cujuscunque modi, quo corpus a corporibus extemis afficitur]
prise en elle-même\pasplus, mais pas moins non plus. Si d’aucuns se sont
étonnés de voir ici convoqué l’axiome 4, qui parle d’idée de cause et d’idée
d’effet, c’est parce qu’ils pensaient que cet axiome ne s’applique qu’aux
idées adéquates. Mais, puisque l’on suppose, en anticipant sur la suite, que
la proposition 16 vise ante litteram les idées inadéquates, c’est-à-dire les
idées d’images, on juge étrange la présence de l’axiome.
Que la proposition soit en train de construire le concept d’image ne veut
pas dire qu’elle le signifie. Comment le pourrait-elle, en effet, puisque la
définition n’a pas encore été produite? L’idée de la trace n’est pas (encore)
l’idée de l’image. Il lui manque pour cela quelque chose : l’objet de l’image.
Il convient donc, de distinguer entre, d’un côté, la trace corporelle qui
est objet d’une idée enveloppant deux natures, et, de l’autre, le corps
extérieur qui est l’objet signifié par les idées des images qui le représen­
teront comme présent. Si on confond ces deux plans, on perd la rigueur
d’une lecture génétique, et du même coup la différence entre ce que veut ;
:
1. On tomberait ainsi dans un schéma empiriste de type hobbesien et dans des modes de ; ;
pensée basés sur le calcul par addition et soustraction. À ce sujet, Léon Brunschvicg prévient P .
une erreur assez répandue consistant à comprendre les idées et leur vérité comme la totalité
d’une addition; en effet «les idées sont intérieures les unes aux autres [...] c’est-à-dire les
parties sont intérieures au tout»; L.Brunschvicg, «La logique de Spinoza», Revue de
métaphysique et de morale, année 1,1893, p. 453-467 (la citation est extraite des p. 458-459).
1
i'
178 LA GENÈSE DES IMAGES

dire «envelopper deux natures», et «représenter les corps extérieurs


comme présents».
La représentation des corps extérieurs est plutôt tin développement de
l’enveloppement constitutif propre à l’idée de trace. On peut ainsi lire dans
la proposition 16 un écho de l’hypothèse de TIE, §78, à cette différence
près: ici l’idée n’est plus le fait d’une abstraction, mais elle est prise, le
temps d’une proposition qui en saisit déductivement la propriété essentielle
(le double enveloppement), dans le mouvement génétique de la détermi­
nation des images. Sans nier que le plan des traces et celui des images
s’articulent sans solution de continuité, il convient de reconnaître que
Spinoza les présente comme logiquement et génétiquement distincts *. On
peut remarquer, à cet effet, que l’hypothèse sur laquelle se base la thèse de
la proposition 172 ne reprend qu’une des deux branches de la thèse de la
proposition 16, à savoir l’enveloppement «externe» de l’idée de la trace,
que précisément les idées qui représentent les corps extérieurs développe­
ront par des perceptions en chaînes. L’enveloppement « interne », lui, passe
en arrière-plan, sans pour autant s’effacer, à l’avantage de la représentation
proposée par les images. Cet oubli de la trace dans l’image est le propre de
la perception imaginative. Il permet que l’individu se projette dans ses
représentations et investisse les choses en les incorporant dans ses
pratiques, les poursuivant de ses désirs, afin de promouvoir sa puissance.
Assurément les idées des images sont en tout point des idées de traces,
elles ne peuvent signifier les corps extérieurs comme présents qu’en vertu
de celles-ci. Mais les idées des traces ne sont pas tout à fait des idées
d’images. Une trace est nécessaire, mais pas suffisante à faire une image,
alors qu’elle suffît pour signaler la présence d’une différence de nature
entre corps. Une nature complexe a besoin non d’une seule mais de
plusieurs traces, en relation entre elles pour se déterminer et se donner à

1.Cette lecture a deux effets immédiats: premièrement, elle restitue l’ordre et les
cadences propres au texte, et respecte les particularités de chaque proposition, évitant ainsi de
ramener le contenu de l’une à celui de l’autre; deuxièmement, elle va dans le sens d’une
solidarité entre la doctrine de l’idée présentée dans le TIE et celle de Y Éthique, malgré des
approches différentes, puisque le TIE ne s’intéresse pas expressis verbis au concept de trace.
D faut donc nuancer la thèse de Filippo Mignini, qui s’appuie sur le vocabulaire de la
sensation, spécifique au TIE, pour renforcer son hypothèse concernant la datation, et surtout
celle d’une possible évolution de la pensée de Spinoza. H est vrai que le lexique de Spinoza
évolue (on dira plutôt qu’il se précise), mais cela n’est pas toujours l’indice d’un changement
de doctrine. Les analyses conceptuelles d’Alexandre Matheron ont montré, par ailleurs, que
les différences dans l’expression entre le TIE et Y Éthique ne mettent pas forcément en cause
1 ’unité et la solidité d’une pensée.
2.«Si le Corps Humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature du corps
extérieur... »(G.n. 104.18-19).
1

DES TRACES AUX IMAGES 179

contempler sous l’aspect d’images. Comment cela se fait-il, à quoi cela


tient-il? La suite du texte va l’expliquer.
!■ ; 1
i
ÉTIOLOGIE ET SÉMIOLOGIE m
En attendant, l’énoncé de l’axiome 4 a joué effectivement un rôle
essentiel. Spinoza prête à l’implication propre à l’idée de la trace cet ■

enveloppement qu’il avait reconnu à la pensée causale. De même que la ii :



connaissance de l’effet enveloppe ou implique en elle-même (car il y a un
lien interne entre l’idée de l’effet et l’idée de la cause, sans quoi on ne i;;
pourrait pas dire que l’une enveloppe l’autre) la connaissance de sa cause *,
parce qu’elle en dépend, c’est-à-dire que sans elle, elle ne pourrait pas être j
perçue comme effet, de même l’idée de la trace enveloppe ou implique dans
son idée les causes de son objet, quel’ax 1 après le cor lem 3 donnait à penser
comme la nature du corps affecté et celle du corps affectant. Bien entendu, il
ne s’agit pas du même genre d’implication, mais ces deux implications ne
diffèrent pas au point d’être absolument étrangères 1 ’ une à 1 ’ autre.
Ce point donne un aperçu sur la cohérence générale du système et
sur l’articulation interne qu’il y a entre la connaissance adéquate et la
connaissance inadéquate: l’implication ou la relation causale englobe
comme l’une de ses parties l’implication ou la relation sémiologique;
autrement dit, la seconde emprunte une partie de la puissance de la
première pour fonctionner. La relation sémiologique est elle-même un effet
de la relation causale, c’est-à-dire qu’elle l’exprime, quoique partielle­
ment2. La trace est donc en soi la marque d’une causalité à l’œuvre. Sa

1. L’idée de la cause ne se distingue pas de l’idée de l’effet si ce n’est comme « résultat »


ou développement de leur implication. Il y a donc un lien interne entre la cause et l’effet,
«quelque chose de commun», dit El, ax 5, sans quoi ils ne peuvent s’impliquer et donc se
distinguer. En dernière analyse, les attributs expriment, chacun à leur manière, cette puis­
sance d’implication ou d’enveloppement que les propositions de VÉthique expliquent et
développent logiquement. C’est ce même « commun » qui est à la source de la puissance
d’enveloppement par la trace des deux natures qui se distinguent dans 1* affection.
2. Le rapport interne qui lie le système des idées inadéquates à celui des idées adéquates
comme la partie et le tout avait été aperçu par Brunschvicg : « Il ne peut y avoir de relation
qu’entre ce qui est et ce qui est, c’est-à-dire entre la vérité et la vérité, vérité étroite et limitée
d’une part, vérité large et intégrale de l’autre. Une idée fausse est une idée qui n’a pas encore
atteint le développement que comporte l’essence réelle à laquelle elle correspond objective­
ment, c’est une idée inadéquate ; une idée vraie est une idée qui possède la plénitude de sa
compréhension, c’est une idée adéquate. Or l'idée adéquate est une totalité d’idées inadé­
quates. Le rapport entre l'erreur et la vérité se ramène en définitive au rapport entre tout et
partie»; nous soulignons; L.Brunschvicg, «La logique de Spinoza», p.458. Mis à part le
contexte philosophique de cette époque, pris dans une confrontation entre la philosophie
:
: -
hégélienne et des sensibilités néo-kantiennes renaissantes, dans lequel le spinozisme a pu
jouer à un moment le rôle d’arbitre, et dont on retrouve la trace à la p.462 («la notion de
synthèse continue concilie l’identité établie par Spinoza entre l’intelligence et la vérité avec
180 LA GENÈSE DES IMAGES

nature enveloppante est ce qu’elle a de commun avec la relation causale.


On comprend bien que si les traces n’étaient pas impliquées dans la causa­
lité, si la traçabilité des corps n’était pas un aspect compris par la causalité,
la nature des choses serait peut-être connaissable par un entendement pur1,
mais elle ne serait ni signifiable, ni communicable.
Les traces sont la marque objective du processus de la causalité
naturelle. La traçabilité du corps est une expression du régime général de la
causalité2. Elle en renforce la cohérence générale et fait accéder le
spinozisme à une réflexion plus profonde sur la nature de l’image et du
signe. Le seul fait que pour Spinoza les images ne sont constituées que des
mouvements corporels et que le mouvement est l’expression de la causalité
physique aurait dû éveiller les soupçons, car il aurait permis par ailleurs de
comprendre plus aisément pour quelles raisons les idées inadéquates
suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates :
il s’agit de la même nécessité, car, sans le savoir, les idées inadéquates, qui à
l’origine s’appuient sur des traces, en font partie et contribuent toutes à
exprimer, quoique partiellement, l’ordre causal. Qu’ensuite, sur les traces
viennent rebondir et se former les imaginations parfois les plus étranges,
qu’elles puissent se prêter aussi à être le support des significations les plus
éloignées de la raison et de la causalité qui les a engendrées, ne doit pas faire
oublier son rapport interne à la causalité naturelle. Dieu connaît à la fois

l’existence de Teneur qui en semblait la négation. [...] La synthèse est la vérité elle-même.
[...] La synthèse spinoziste est une synthèse concrète »), l’article de Brunschvicg ne tire pas
les conséquences de ce qu’il affirme; par exemple il ne s’intéresse pas à la relation qui doit
subsister entre l’image (et donc le signe) et la cause. Son intuition reste à l’état d’ébauche et le
titre de son article sonne plus comme un programme, qu’il livre en un mot: «logique,
métaphysique et morale ne forment [...] qu’une seule et même science» (p.465). Toujours
sur ce thème et des mêmes années, cf. V. Delbos, Le problème moral dans la philosophie de
Spinoza et dans l’histoire du Spinozisme, Paris, Alcan, 1893, en particulier chap. I, n, et x de la
première partie, et le moins connu P. Lesbazeilles, De Logica Spinozae, Paris, Léopold Cerf,
1883. L’idée, selon l’expression du KV, d’une « logique vraie » immanente à la philosophie de
Spinoza n’a jamais été totalement abandonnée par la critique; Deleuze et Macherey l’ont à
leur manière reprise.
1. Encore que, puisque Dieu est autant substance étendue que substance pensante, ce
qu’il comprend d’un entendement pur dans sa pensée se fait avec la même nécessité dans
l’étendue. Et réciproquement, ce qui se fait dans le corps, se fait objectivement dans la pensée
de Dieu selon les seules lois de sa nature. Comme Ton sait, Tordre et la connexion des pensées
est le même que Tordre et la connexion des choses.
2. Cet aspect a été rarement mis en lumière, encore qu’il ne soit pas complètement inédit :
« La structure représentative de l’idée spinozienne a plus de ressemblance avec l’expressivité
des signes naturels qu’avec l’intentionnalité de l’idée cartésienne, et ce pour la très bonne
raison qu’elle se fonde sur la structure sémiotique de l’univers physique lui-même»;
M.Messeri, L'epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Milano, D Saggiatore,
1990, p. 195.
DES TRACES AUX IMAGES 181

pourquoi nous avons des idées adéquates et pourquoi nous avons des idées
inadéquates.
C’est tout à fait logiquement que l’axiome 4 est convoqué dans la
démonstration 16 : de même que l’idée de l’effet porte enveloppée en elle
celle de la cause dont elle est le produit, de même l’idée de la trace
enveloppe ce qui a causé son objet, à savoir les natures des corps concer­
nées dans l’affection. Qu’entend Spinoza quand il parle de natures du corps
affecté et du corps affectant? Tout ce qui contribue à la formation de la
trace, à savoir les surfaces et les figures du corps affectant et celles du corps
affecté, qui par 1 ’ intermédiaire des corps fluides entrent en contact. Comme
on l’avait vu, ces surfaces et ces figures composent des natures très compo­
sées. C’est pourquoi, sous l’apparente simplicité des images sont impli­
quées une foule d’autres traces et figures, surtout du côté du corps affecté,
qui déterminent sa disposition ou sa constitution réceptive. Si le corps
affecté n’était pas déjà le champ d’une traçabilité ouverte, il ne pourrait
jamais se constituer en terrain de réceptivité et de renvoi. Les idées des
images, loin de constituer un élément simple de la perception, représentent
davantage un moment de synthèse (pour reprendre le terme employé par
Brunschvicg, sans aucune référence toutefois à ce qui peut être une faculté
transcendantale) d’une complexion, qui participe au processus continu des
affections et qui se définit en fonction de celui-ci.
Le concept qui sert de pivot et qui permet d’articuler le système des
relations causales de la nature à celui d’une sémiologie générale, est
précisément l’idée d’affection, qui est toujours à la fois l’affection du corps
(la trace, qui s’articule à d’autres traces) et l’affection de la substance (le
corps, qui s’articule à d’autres corps). Ces deux plans, l’ontologique et le
sémiologique, sont certes distincts, mais ils déterminent ensemble la for­
mation et la constitution des corps et de leur puissance imaginative. Quant à
l’essence de l’homme, on sait qu’elle est constituée de modifications
précises des attributs de Dieu; son esprit se compose autant d’idées adé­
quates que d’idées inadéquates, son individu se constitue autant du rapport
des corps qui le composent que de celui des traces qui le(s) disposent. Et
cela est d’autant plus vrai pour les êtres qui ne tendent à se définir que par
les affections de leur corps plutôt que par les idées découlant de la seule
puissance de leur esprit.
Les idées de trace ont donc ceci de positif en elles-mêmes, qu’avant
même de signifier elles indiquent [indicant] ce qu’elles enveloppent au
moment même où ce qui est enveloppé se distingue1. La trace a une

l.On remarquera qu’il en va de même pour la relation causale, sauf que celle-ci non
seulement indique mais explique, alors que l’idée de la trace ne fait qu’indiquer ce qu’elle
implique, sans l’expliquer. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause
182 LA GENÈSE DES IMAGES

puissance d’indication en vertu de son idée, sa nature consistant à révéler.


Elle est en soi un index. L’indication est donc la forme première de
l’expression1. L’indication est double au sein du même tracé, comme les
deux faces, interne et externe, de la trace. Elle est d’abord indicative de la
nature des corps extérieurs tout en se répercutant dans le corps affecté. Elle
en signale la présence par le survenir d’une différence marquante, qui fait
que par elle le corps affecté est tout autant présent à soi qu’au monde, et s’y
oriente en fonction de ses affections. Mais elle indique surtout la constitu­
tion du corps qui l’a retenue, auquel résolument elle appartient et qu’elle
contribue ainsi à notifier. C’est précisément cet aspect de la marque qui fait
qu’elle pourra devenir aussi, et selon son interprète, un indice, un
symptôme, un signe révélateur d’une complexion, d’une maladie, d’une
loi, d’une cause.
Entre le corps, qui est une affection ou modification de la substance, et
l’affection du corps, qui est une trace, il doit y avoir quelque chose de
commun : ils répondent tous deux au terme affectio, et en cela ils s’inscri­
vent tous deux dans un processus causal. Si Spinoza a gardé un seul et
même terme pour qualifier les modifications de la substance et celles du
corps, c’est sans doute pour nous inviter à considérer, sur le fond d’une dif­
férence radicale, que ces deux acceptions doivent convenir en quelque
chose.
Ainsi, l’ordre et la connexion des choses (y compris les vestigia) sont la
même chose que l’ordre et la connexion des idées (y compris les idées des
imagines), qui sont aussi, comme il l’écrit un peu plus loin, la même chose
que l’ordre et la connexion des causes. L’ordre et la connexion des images
et de leurs idées doivent ainsi logiquement s’ordonner à la totalité des
choses, dont elles sont des parties, chacune selon son attribut. On se
souviendra que l’idée inadéquate ne contient en soi aucune erreur, elle est
simplement une idée partielle. Pour faire partie d’une totalité qu’elle ne

et l’enveloppe. Mais elle l’enveloppe au moment précis où les deux idées se distinguent l’une
comme effet de l’autre. C’est parce qu’elle enveloppe, que l’idée de l’effet peut se distinguer
de l’idée de la cause en l’exprimant. Sans cette implication, en effet, il n’y aurait ni idée d’effet
ni idée de cause, car il ne peut y avoir d’effet sans cause. C’est pourquoi, Spinoza a pu écrire,
par exemple, que « le causé diffère de sa cause précisément par ce qu’il tient d’elle » ; £1,17 sc
(G.D. 63.16-17).
l.Filippo Mignini a raison, quand il écrit: «Puisque ce qui exprime quelque chose la
révèle et l’indique, d’une certaine manière, chaque réalité expressive est aussi un signe de
celle qui est exprimée. La puissance signifiante se manifeste donc comme la détermination
cognitive de la puissance d’exprimer» ; F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresen-
tazione in Spinoza, p. 196.
DES TRACES AUX IMAGES 183

comprend pas, elle doit néanmoins avoir quelque chose de commun avec le
tout dont elle est partie. Car le rapport parties/tout implique du commun1.
Ce commun est contenu dans l’essence même des images, dont Spinoza
nous dit qu’«elle est constituée seulement de mouvements corporels»
[imaginum essentia a solis motibus corporels constituitur]2. Ni les
vestigia, ni les imagines ne sont à proprement parler des corps; et
néanmoins, elles sont corporelles, elles appartiennent à T attribut étendue et
ne doivent s’expliquer que sous cet aspect, car les mouvements «n’enve­
loppent aucunement le concept de la pensée » [qui cogitationis conceptum
minime non involvunt]3. C’est là toute la difficulté, mais aussi tout l’intérêt
de leur notion.

l.On se souviendra que cela est vrai également de la connaissance: «Les choses qui
n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre,
autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre»; £1, ax 5
(G.n. 46.29-31 ) ; nous soulignons.
2. £ H, 49 cor sc (G.Ü. 132.19-20).
3. Ibid. (G.II. 132.20-21).
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LES IMAGES DES CHOSES a
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La définition des images
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On dispose désormais de tous les éléments pour lire la définition des
images :
Les affections du Corps humain, dont les idées nous représentent
[repraesentant] les corps extérieurs comme nous étant présents [veluti
nobis praesentia], nous les appellerons images des choses [imagines
rerum]
Cette définition, qui donne les bases de toute la théorie de l’imagination
et à la suite des affects, a comme un ton de bien entendu. Le lecteur est tenté
de passer vite. Pourtant, Spinoza a tout fait pour nous soustraire à une
compréhension hâtive, voire naïve, d’une notion dont il a soigneusement
travaillé et préparé le concept, avant de se réapproprier un usage commun
du langage [verba usitata].
Il est probable que Spinoza corrige plus d’une acception d’une notion
qui, de son temps, hérite déjà d’une longue tradition, voire de plusieurs, par
ailleurs toutes assez bien représentées par les différents courants de pensée
au xvue siècle2. À dessein sans doute, il ne vise ni une personne ni une
doctrine en particulier. Spinoza nomme ici un concept qu’il a lui-même
patiemment construit. On se souvient que dans le TIE, Spinoza avait pu
1.EH, 17 sc (G.n. 106.7-9).
2. Pour un aperçu sur le sens des termes phantasia et imaginatio dans les différentes
traditions philosophiques, cf. le volume consacré à Phantasia/Imaginatio, V colloquio inter- :
nazionale del Lessico Intellettuale Europeo, Roma, 9-11 gennaio 1986, atti a cura di Marta
Fattori e Massimo Luigi Bianchi, Firenze, Olschki, 1988, en particulier T article de E. Canone,
l!
« Phantasia/imaginatio corne problema terminologico nella lessicografia filosofica tra sei-
settecento » ; cf. également P. Cristofolini (a cura di), Studisul Seicento e sull’immaginazione, . i
Seminario 1984, a cura di Paolo Cristofolini, Studi di Lettere, Storiae Filosofia, Pisa, Scuola !
Normale Superiore di Pisa, 1985. Filippo Mignini remarque que le terme phantasia est assez
rare dans les œuvres de Spinoza; on n’en compte que six occurrences, et sa signification est . t

difficilement séparable de celle de imaginatio ; cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e


rappresentazione in Spinoza, p. 131-132, n. 35.
! ■
186 LA GENÈSE DES IMAGES

écrire: «Si cela te plaît, prends ici par “imagination” n’importe quelle
acception que tu voudras, pourvu que ce soit quelque chose de différent de
l’entendement et par quoi l’âme se comporte passivement; [...]. En effet,
comme je l’ai dit, peu importe l’acception dans laquelle je prends l’imagi­
nation, une fois que je sais qu’elle est quelque chose de vague, etc. » *. Voilà
qu’il en donne enfin la doctrine.
Comme cela avait été le cas pour les vestigia, l’image n’est pas définie
au singulier, mais au pluriel [imagines], comme si la perception s’expli­
quait par la dynamique d’une production continue. De plus ce ne sont pas
les images qui sont représentatives, mais leurs idées.
Si Spinoza nous dissuade de nous représenter une idée comme une
peinture muette sur un mur, on peut penser aussi que le tableau ou la
peinture n’est pas un bon modèle pour comprendre ici ce qu’il entend par
image. En effet, comme pour prévenir une possible dérive imaginative de la
compréhension de la définition qu’il vient de donner, le lecteur est
immédiatement averti du fait que
[les images] toutefois ne rapportent [non referunt] pas les figures des
choses [rerumfiguras]2.
On avait eu l’occasion de l’anticiper, l’imagination ne perçoit pas la
forme des corps, ni même directement leurs figures : elle perçoit en images
les traces de leursfigures. La doctrine des traces permet ainsi à Spinoza de
briser l’identité supposée entre l’image et la figure qui avait été affirmée
par Descartes dans certains textes: «imaginer n’est autre chose que
contempler l’image ou la figure [figuram, seu imaginem] d’une chose
corporelle»3. Identifiant image et figure, Descartes s’exposait à une
conception figurative (et donc mimétique) de l’image, que Spinoza récuse
radicalement, proposant, au contraire, une théorie de la représentation qui
ne doit plus rien au régime de la ressemblance. À vrai dire, le contexte de ce
passage des Méditations ne permet pas de comprendre avec certitude ce que
Descartes y entend exactement par figure. À la vue d’autres textes, en
particulier le Monde et la Dioptrique4, la réflexion cartésienne semble

1. T1E, § 84 (G.n. 32.9-11 et 16-17).


2. £11,17 sc (G.EL 106.9).
3. R. Descartes, Méditations II (AT. DC. 22.23); qui traduit le texte de la main de
Descartes : Nihilaliudest imaginari quam rei corporeaefiguram, seu imaginent, contemplari
(AT. VH. 28.22). Il n’est pas impossible que la précision apportée à la définition des images
vise ce passage des Méditations. La ressemblance est forte et la différence sensible. On aurait
tort cependant de croire que seul Descartes est concerné par elle.
4. Cf. R. Descartes, Dioptrique, notamment les Discours I, IV, V & VI. Dans ces textes
Descartes se sert de la notion de figure comme moyen pour comprendre toute information
provenant du dehors. En particulier, dans le Discours VI, Descartes analyse l’exemple des
gravures en taille-douce, où il considère la figure davantage comme un signe ou une configu-
LES IMAGES DES CHOSES 187

osciller entre, d’un côté, une explication physiologique de la perception


(basée en particulier sur le modèle de la vision), dont le problème à terme
est la transmission et la traduction des informations véhiculées par les
organes des sens à l’âme, qui véritablement est la seule à sentir et perce­
voir; et, de l’autre, un modèle sémiotique, qui s’appuie sur un système de
différences, un chiffrage et un codage par signes, dont Descartes avoue
qu’ils n’ont aucune ressemblance avec ce qu’ils signifient >.
Il n’est pas impossible que Spinoza ait voulu couper court avec ces
ambiguïtés et l’obligation dans laquelle semble s’être trouvé Descartes
de devoir combiner une théorie mimétique2 avec un théorie sémio-

ration de rapports réglés que comme une image pensée sur le modèle pictural du tableau ; ainsi
« la figure se juge par la connaissance, ou l’opinion, qu’on a de la situation des diverses parties
des objets, et non par la ressemblance des peintures qui sont dans l’œil » (AT. VI. 140.27-30).
Pour un commentaire de ce passage cf. J.-M. Beyssade, «RSP ou le monogramme de
Descartes», dans R. Descartes, L'entretien avec Burman, en particulier le chapitre intitulé
«L’interprétation des signes» p. 190-207; J.-L.Marion, Sur la théologie blanche de
Descartes, Paris, P.U.F., 1981, p. 249-253 ; J.-P. Cavaillé, Descartes. La fable du monde,
Paris, Vrin, 1991, en particulier les pages 112-125 et les pages 149-153 consacrées à la notion
de figure et de figuration.
1. À ce sujet, Michel Fichant fait observer que, à la différence de Kepler, chez Descartes
la physiologie s’inscrit en continuité avec les modèles de l’optique géométrique, et insiste sur
la non-ressemblance de l’image cartésienne réduite à des différences de mouvement;
cf. M. Fichant, « La géométrisation du regard. Réflexions sur la Dioptrique de Descartes »,
dans Id., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, P.U.F., 1998, p. 29-57.
Denis Kambouchner, quant à lui, reconnaît l’ambiguïté foncière de la théorie de Descartes :
« Descartes ne s’est jamais clairement expliqué sur ce point, et si l’image formée sur la glande
reste par principe un signe ou signal, distinctif ou différencié, qui incite l’âme à penser ou à
sentir certaines choses relativement à un certain objet, elle ne peut tout de même manquer,
dans le cas de la vision, d’être prise aussi bien pour le portrait de cet objet». C’est pourquoi,
il fait recours à l’hypothèse d’un espace visuel intérieur: «le rapport de l’âme aux
impressions qui lui “font voir” certaines choses, et aux choses qu’elle a conscience de “voir",
est de toute manière et en toute rigueur irreprésentable [...] et néanmoins, pour “voir” les
objets qui ont causé ces impressions, elle doit d’une manière ou d’une autre traduire ces
impressions dans une sorte d’espace visuel intérieur (le seul véritable espace visuel, sans
doute), qu’elle confondra avec 1’“étendue réelle des corps”, ou qui, de son point de vue, la
recouvrira, sans qu’il puisse y avoir pourtant identité réelle ou transcendantale des deux»;
D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaire sur Descartes. I, Analytique, Paris,
Albin Michel, 1995, p. 142. Mais toutes les hypothèses ad hoc n’y feront rien, car les
difficultés résident en amont, dans l’ontologie et la doctrine de l’union de l’âme et du corps.
Car, en effet, on pourrait encore se demander : cet espace intérieur, de quoi se compose-t-il,
quels sont ses éléments ? Se situe-t-il encore du côté du corps, ou est-il déjà (passé) du côté de
l’esprit? Ou, peut-être, se tiendra-t-il entre les deux, un pied dans le corps, un autre dans
l’esprit. Spinoza, convaincu que les solutions aux problèmes de Descartes ne pouvaient être
trouvées chez Descartes, se serait sans doute amusé d’un tel déploiement d’efforts pour
essayer de rendre Descartes plus clair qu’il ne réussit à l’être lui-même.
2.Cf.par exemple R. Descartes, Cinquièmes Réponses: «Car il n’est pas de l’essence
d’une image d’être en tout la même avec la chose dont elle est l’image, mais il suffit qu’elle
l’imite en certaines choses » [Nempe non est de ratione imaginis, ut in omnibus eadem sit cum
188 LA GENÈSE DES IMAGES

tique1 de la représentation, sans être vraiment parvenu à les démêler2.


Spinoza, d’un côté, évite de s’appuyer sur un modèle physiologique
particulier, de l’autre, il repense de fond en comble une théorie du signe
encore marquée chez Descartes par les contradictions inextricables de son
dualisme3.

re cujus est imago, sed tantum ut illam in aliquibus imitetur] (AT. VU. 373.1-3); ou encore
Dioptrique, Discours IV : «il faut au moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images
qui doivent en tout ressembler aux obiets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait
point de distinction entre l’obiet & son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en
peu de choses ; & souvent mesme, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressem­
blent pas autant qu’elles pourroyent faire» (AT. VI. 113.1-8). Par le terme mimétique on
entend ici seulement une théorie qui suppose des éléments de similitude ou de ressemblance
entre l’image et l’objet dont elle est l’image. Mais il est clair que cette acception ne saurait
épuiser l’étendue d’un concept qui a une longue et glorieuse tradition, ni même qu’elle lève
toutes les difficultés de ce qu’est en soi une ressemblance.
1. Pierre Guenancia, qui s’appuie également sur la Dioptrique penche en faveur d’une
lecture sémiotique de l’image, faisant passer au second plan l’aspect mimétique : «Fonda­
mentalement l’image pour Descartes est un index. Son être c’est sa fonction. Mieux vaut donc
en expliquer d’emblée la nature par sa finalité, qui est de représenter un objet et non de lui
ressembler » ; P. Guenancia, L'intelligible du sensible. Essai sur le dualisme cartésien, Paris,
Gallimard, 1998, p. 152-153. Si telle est la pensée de Descartes, mais, comme on a vu, tous les
textes ne sont pas unanimes, il est possible que Spinoza l’ait reprise à son compte en
reformulant l’idée d’une sémiose des images des choses. En tout état de cause, pour Spinoza,
la théorie cartésienne, mimétique et/ou sémiotique, reste toujours confrontée au paradoxe de
l’interaction entre les déterminations du corps et celles de l’âme, dont tôt ou tard la
physiologie cartésienne doit rendre compte.
2. Ainsi, on a pu écrire : « H est [...] sûr que la doctrine de la perception [de Descartes] ne
parvient pas à éliminer entièrement la similitude, mais cette persistance d’un minimum de
ressemblance, plutôt qu’elle ne participe à la rigueur de la théorie, la met plutôt en crise»;
J.-P. Cavaillé, Descartes. Lafable du monde, p. 115, n. 2. Jean-Marie Beyssade pense pouvoir
retrouver ce minimum de similitude dans la doctrine qu’il propose de la trace comme
abréviation ; cf. J.-M. Beyssade, « RSP ou le monogramme de Descartes », p. 200-203.
3. Sartre avait bien résumé les difficultés et les ambiguïtés de la théorie cartésienne, prise
entre une sémiotique embryonnaire et les problèmes d’une physiologie qui postule l’inter­
action entre corps et esprit: «Les mouvements du cerveau, causés par les objets extérieurs,
quoiqu’ils ne contiennent pas leur ressemblance, éveillent dans l’âme des idées ; les idées ne
viennent pas des mouvements, elles sont innées dans l’homme; mais c’est à l’occasion des
mouvements qu’elles apparaissent dans la conscience. Les mouvements sont comme des
signes qui provoquent dans l’âme certains sentiments ; mais Descartes n’ approfondit pas cette
idée du signe auquel il semble donner sens d’un lien arbitraire, et surtout, il n’explique pas
comment il y a conscience de ce signe ; il paraît admettre une action transitive entre le corps et
l’âme qui l’amène ou à introduire dans l’âme une certaine matérialité, ou dans l’image
matérielle une certaine spiritualité. On ne comprend ni comment l’entendement s’applique à
cette réalité corporelle très particulière qu’est l’image, ni inversement comment dans la
pensée il peut y avoir intervention de l’imagination et du corps puisque, selon Descartes,
même les corps sont saisis par l’entendement pur » ; J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, P.U.F.,
1989 (1936), p. 8.
LES IMAGES DES CHOSES 189

MIMESIS ET SEMIOSIS

Quelles qu’aient été à ce propos les hésitations de Descartes, quelle


qu’ait été la pensée de Spinoza sur la théorie de l’image cartésienne, il reste
que pour lui les images ne sont pas des copies, et les objets extérieurs ne
sont pas leur modèle. Elles ne sont pas secondes par rapport à un original ou
un originaire qui leur serait premier. La traçabilité du corps, en effet, dans
laquelle les images se situent, n’est pas en soi une réalité seconde par
rapport à la formation des corps, puisqu’en vérité elle y prend part depuis
toujours. Les traces sont contemporaines de la formation du corps, qui
n’existe jamais que comme affecté, mémoire active, et donc comme tracé et
traçage. L’image n’est pas un cachet ni un décalque, c’est-à-dire un état de
moindre réalité qui ferait écran aux choses mêmes, une apparence
trompeuse, d’autant plus infidèle que sa relation à l’objet se trouverait
réglée par l’imitation, qui ferait d’elle une reproduction de la chose, son
double ou sa réplique, sous la forme d’une présence seconde, pour ne pas
dire secondaire.
C’est pourquoi Spinoza s’empresse de corriger une conception qui
soupçonnerait les images et leurs idées d’une quelconque erreur. Les
images sont certes errantes [vagae], mais pas erronées; trompeuses, mais
pas fausses. «Considérées en elles-mêmes» [in se spectatas], elles sont
positives et affirmatives de présence et d’existence; «elles ne contiennent
aucune erreur, autrement dit, l’Esprit ne se trompe pas parce qu’il
imagine » L En somme, la réalité de l’image n’est pas en soi défectueuse. Le
penser, comme le pense toute une tradition que Spinoza ici, sans doute au
delà de Descartes, critique en bloc, c’est encore s’imaginer l’image dans un
rapport à un modèle, que celle-ci en raison d’un défaut inné trahirait par
nature. Bien au contraire, l’image est en soi parfaite, sa nature ne manque de
rien pour accomplir ce qu’elle fait. Comment ne pas remarquer alors, que le
problème de l’erreur suit immédiatement et comme dans la foulée celui de
la figure, signe évident que pour Spinoza ces deux questions n’en font
qu’une, ou du moins qu’elles sont liées dans une représentation imaginaire
de la nature des images, qu’il est désormais temps de corriger.
Figuration et défectuosité sont les deux aspects d’une théorie
mimétique de l’image et de l’idée qui a des origines profondes dans la tradi­
tion philosophique, et qui constitue le principal obstacle à la conception
spinoziste. Que les images soient des réalités moyennes, issues du rapport
cinétique entre les corps, ne veut pas dire qu’elles soient des réalités
moindres ou des intermédiaires. Les images sont constitutives des corps
dans leur manière d’opérer. Dans la mesure où le corps est activité imagi-

1. En, 17 cor sc (G.n. 106.12-13).


190 LA GENÈSE DES IMAGES

native, les images sont des modifications de mouvements corporels, et


leurs idées affirment ces actes comme signifiants. Représenter sans repro­
duire veut donc dire (se) signifier dans un développement.
Il n’y a donc pas a priori un lien intrinsèque de ressemblance entre les
images et les corps extérieurs, et, de ce point de vue du moins, ce que l’on
nomme ici modèle et ressemblance ne peut être encore que l’effet d’une
imagination, tout comme l’idée de l’image-tableau qui constitue le pendant
mimétique de ce modèle. C’est sans doute ce qui retient ici Spinoza de
parler, à la manière de Descartes, d’« images des corps extérieurs», alors
qu’il n’avait pas hésité à parler de «traces du corps extérieur» [corporis
extemi vestigia]. L’expression aurait pu effectivement laisser entendre un
quelconque rapport de similitude entre la forme ou les figures des objets
extérieurs et les images que nous forgeons des choses que nous signifions.
Alors que les traces ne peuvent jamais être forgées qu’à partir des corps
extérieurs, les images, en revanche, tout en présupposant des traces phy­
siques, pourront être amenées à signifier des choses de l’ordre de la cogita-
tio. C’est en cela, que, bien qu’ayant leur origine dans la puissance du
corps, les images ont pour idée des idées qui représentent et signifient les
choses [res], et pas seulement les corps [corpora].
Non seulement les images des choses ne calquent pas leurs objets selon
une norme mimétique de ressemblance comme le ferait une peinture, mais
encore il n’est pas dit qu’une seule et même idée d’image représente un seul
et même objet extérieur. Rien ne laisse supposer que la relation entre le
représenté et le représentant soit une relation binaire, et encore moins
biunivoque *. Tout indique plutôt, que l’image doit sa signification non à la
fidélité envers un prétendu modèle extérieur, mais à autre chose. D’une
part, ce que l’image retient du corps extérieur dépend en grande partie de la
nature du corps où sont inscrites les traces; d’autre part, elle représente et
signifie quelque chose grâce à son idée et à l’enchaînement dans lequel elle
est comprise, ce par quoi l’image assume effectivement le sens qui est le
sien. C’est sans doute l’une des raisons qui poussent Spinoza à parler
d’images au pluriel.
L’IDÉE D’IMAGE

Cette condition de la signification des images, qui se dégage du texte,


implique plusieurs conséquences. Si l’image et l’idée qui lui est attachée
n’acquièrent de signification déterminée que par l’enchaînement avec
d’autres idées d’images, c’est qu’une seule image isolée, tout en représen­
tant « quelque chose » comme présent, à proprement parler ne signifie rien

1. À ce propos, on a pu écrire : « la signification est un lien entre deux images renvoyant à


une idée » ; P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 324.
LES IMAGES DES CHOSES 191

de particulier. Tout comme il n’y a pas un atomisme des corps, il n’y a pas
non plus un pointillisme des images. Cela ne veut pas dire pour autant que
l’idée de l’image soit en soi insignifiante. Ne rien signifier de particulier
n’est pas la même chose que ne rien signifier du tout. Simplement, cela veut
dire qu’il ne peut y avoir d’image qui soit détentrice de sa propre signifi­
cation. Si l’image est un index, comme le pense Pierre Guenancia à propos
de Descartes, elle n’est certainement pas un index d’elle-même1. Si l’on
devait la considérer en elle même [in se spectatà], l’image ne dépasserait
pas la simple impression [impressio], et son idée ne serait pas plus qu’une
certaine sensation [sensatio]2, sa puissance consistant à signaler une
présence, à faire simplement acte de présence, son être se confondant avec
son efficace3.
C’est ce que l’on serait tenté d’appeler, conformément au sens étymo­
logique du terme grec angelos, l’essence «angélique» que toute idée
d’image porte en soi. En effet, l’idée d’image ou la sensation/trace est
annonciatrice de quelque chose à laquelle elle ne fait que renvoyer, car elle
ne saurait détenir d’elle-même sa propre signification4. En cela elle ne fait
que devancer la chose [res] qui est l’objet de la signification. Si on prête
attention à l’image seule et à l’acte de pensée qui lui est attaché, la chose ne
fait que s’annoncer, sans être encore proprement signifiée d’une manière
déterminée: sa signification n’est qu’enveloppée dans la présence. C’est

1. Pierre Guenancia refuse l’idée de Jean-Marie Beyssade, selon laquelle chez Descartes
« le signe n’est plus un matériau à décrypter, mais une image à redresser ». Peut-être faut-il lui
accorder ce point. Mais là n’est pas l’essentiel. L’intérêt qu’offre la lecture de Jean-Marie
Beyssade, en vue surtout d’une possible reprise spinoziste de la question, tient davantage dans
ce qu’il affirme dans la proposition qui précède immédiatement: «l’image n’est plus un
tableau à regarder, mais un signe à interpréter» [nous soulignons] ; on notera au passage, que
si elle ne l’estplus, c’est qu’au moins elle l’a été. C’est pourquoi, au delà de Descartes, cette
lecture, qui introduit ici la notion d’interprétation, a le mérite d’indiquer la voie qu’emprun­
tera Spinoza, en montrant que les problèmes qu’il affrontera concernant le statut des images et
de leur signification n’avaient peut-être pas été résolus de manière satisfaisante par Descartes,
mais étaient déjà in nuce inscrits dans le cartésianisme; cf.J.-M.Beyssade, «RSP ou le
monogramme de Descartes », p. 196.
2. Cf. infra partie I, chap. i et chap. n.
3. Les termes d’« efficace » et de « force ou vertu » ont été employés par Louis Marin pour
parler du « pouvoir de l’image » ; cf. L. Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil,
1993, en particulier l’Introduction intitulée « L’être de l’image et son efficace », p. 9-22.
4. En effet, il n’y a que le vrai, qui n’a pas besoin de signe et qui est index sui, qui se
signifie lui-même et que le philosophe reconnaît par la seule puissance de l’entendement,
cette «divine lumière», comme il est dit dans le TTP\ alors que l’idée de l’image, elle, a
toujours besoin d’autres chose pour signifier les choses. Ainsi le prophète demande toujours
un signe non pour croire en Dieu, mais pour savoir que la révélation ou la promesse vient de
lui. C’est pourquoi Spinoza dit que «les prophètes étaient certains de la révélation de Dieu
non par la révélation elle-même, mais par quelque signe » ; TTP, chap. ü et notre analyse de ce
passage infra, chap. xix.
192 LA GENÈSE DES IMAGES

pourquoi une image absolument isolée ne signifie rien, ou, plus exacte­
ment, rien de particulier : elle ne parvient pas en soi à signifier son propre
contenu. Est-ce à dire qu’ elle serait insignifiante ? Non pas : assurément elle
est signifiante, sinon on comprendrait mal à partir de « quand » et « où » sa
signification devrait commencer1. Elle est signifiante sans toutefois avoir
de signification. Sa signification reste en soi indéterminée. À elle seule, en
revanche, elle est bien ce qui ouvre et dispose à la signification. Aussi est-
elle essentiellement un renvoi à ce qui s’annonce sur le seuil de ce qui
survient. L’idée de l’image, comme renvoi signifiant, ne fait qu’exprimer
en pensée le tenir lieu d’autre chose propre à la marque. Les idées d’images
signifient les corps extérieurs dans la mesure où les traces du coips tiennent
lieu des corps qui les ont laissées.

Annonce et renvoi
Toute idée d’image a quelque chose d’angélique. Elle annonce le
contenu d’une rencontre entre l’appétit d’un corps, sa vertu imaginative, et
le monde qui le touche et le détermine comme tel ou tel désir. L’idée de
l’image signale, plus qu’elle ne l’exhibe, le contenu encore indéterminé
d’une certaine présence, renvoyant pour cela à une autre image, dans l’idée
de laquelle l’esprit tombe [incidit]. On a vu, en effet, que plus que repro­
duire la figure des corps, les images représentent [repraesentant] les corps
extérieurs comme étant présents, c’est-à-dire qu’elles en tiennent lieu, au
sens où elles en sont les représentants et non les reproductions. D’image en
image le sens se déterminera dans ses significations 2. Ainsi, la signification
s’effectue moins par une image seule, que par le lien qui fait passer des unes
aux autres. Et si le propre de l’idée de l’image considérée en elle-même est
d’annoncer et de renvoyer, c’est qu’à elle seule, au delà de la simple action
de (se) présenter et de rompre ainsi un continu indistinct, l’idée de l’image
ne peut pas être signe d’elle-même. Pourquoi? Précisément parce que la
signification de l’image n’est pas garantie par la ressemblance de la
représentation à un objet transcendantal, dont elle serait comme le dérivé.
L’origine de la connaissance dans l’imagination, n’est jamais qu’une
origine imaginaire. Elle n’aurait été envisageable, en effet, que si l’on avait

1. Or le processus de la signification ne commence pas, car il n’a jamais véritablement


commencé, il est depuis toujours inscrit dans la traçabilité infinie du corps. Il ne commence
pas, mais il se détermine à travers chaque corps, au travers de ses rapports cinétiques. Toute
idée, parce qu’elle s’enchaîne, et en tant qu’elle s’enchaîne aux autres est signifiante, sinon
elle n’en serait pas une.
2. Pour reprendre les propres termes de Spinoza : « l’essence des images est constituée
seulement de mouvements corporels » ; E ü, 49 sc (G.Ü. 88.19-20). L’image en soi est ainsi
l’acte d’un mouvement, d’un déplacement, d’un renvoi ou d’un rebond au sein de ce même
lieu qu’est la trace.
LES IMAGES DES CHOSES 193

pu concevoir l’existence d’un corps qui put ne jamais avoir été affecté.
Ce que l’on a suffisamment montré être impossible. Évidemment, cela
n’exclut nullement que des images puissent avoir des significations
assignées. C’est d’ailleurs sous cette forme que le plus souvent on a
coutume de se les représenter empiriquement. Simplement cela est toujours
déjà le résultat d’enchaînements ayant produit leur signification.
Enfin, annonciatrice l’image l’est aussi comme lieu du corps où se noue
une promesse pour l’esprit qui s’y affirme. Ce lieu est un lieu de renvoi à ce
vers quoi, dans la forme de l’affection, puis de l’affect, tend l’appétit qui s’y
exprime et secrètement la guide1. En effet, «la fin à cause de quoi nous
faisons quelque chose n’est rien d’autre que l’appétit»2. Or, puisque tout
sens dépend d’une fin, toute signification s’inscrit et se détermine dans un
sens qui n’est autre que l’enchaînement même des images. La cause
immanente à ces chaînes réside alors dans le désir et l’affect qui s’y
expriment et s’y déplient, qui s’acheminent et se réalisent d’image en
image. Ce désir et cet affect peuvent eux-mêmes dépendre d’autres causes ;
ou bien encore de la seule puissance de l’entendement qui les réordonne.

Le SENS DES IMAGES

Si donc la signification relève de la mémoire, c’est que la signification


de l’image dépend étroitement de l’enchaînement qui en oriente le sens.
La memoria n’est rien d’autre, en effet, qu’«un certain enchaînement
[concatenatio] d’idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à
l’extérieur du corps»3, sans pour autant - Spinoza s’empresse de le
rappeler - que ces idées expliquent la nature des choses qu’elles envelop­
pent et développent. Nous n’avons pas besoin de nous expliquer le
déroulement des choses pour les signifier et les poursuivre de nos désirs ; en
revanche, il faut qu’elles se déroulent en images pour que nous puissions
les signifier et les investir de nos pratiques. Comme on l’a vu dans la
première partie, il arrive que nous soyons conduits par la force des choses
(qui s’exprime sous la forme du doute) à nous interroger sur les raisons ou
les causes qui gouvernent ces déroulements en cherchant à nous les
expliquer. Or, cela pourra se faire de manière adéquate ou inadéquate. C’ est
à ce moment là que la norme de l’enchaînement, et éventuellement de
l’engendrement, pourront se poser: selon un ordre qui peut se faire selon
l’intellect, qui doit être le même chez tous les hommes et grâce auquel

1.Les raisons d’une promesse immanente au désir ont été bien aperçues par
P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 149-156.
2. £IV, def7 (G.Ü.210.17-18).
3.£ü, 18sc(G.n. 106-107.35-2).
194 LA GENÈSE DES IMAGES

« l’esprit perçoit les choses par leurs causes premières » *. Ainsi, quoi qu’ait
voulu dire Spinoza par le terme de concaténation un enchaînement
d’images est tout sauf un défilé neutre et inerte de tableaux qui se succéde­
raient sur le mur blanc de la conscience2.
Reste à comprendre comment les idées des images peuvent signifier les
choses. Or, le pluriel imagines rerum de la définition spinozienne assume
pleinement son sens dès que l’on comprend que ce à quoi l’image renvoie
est une autre image avec laquelle elle s’enchaîne. C’est en effet la relation
entre les images, leur enchaînement [concaténation et non l’image en elle-
même, qui déplie et déploie la signification dans l’ordre mémoriel qui est le
sien. La signification suppose ainsi toujours une mémoire innée ou acquise,
néanmoins toujours active et vivante, qui, on va le voir, n’est autre qu’une
habitude innée ou acquise à enchaîner3. L’essence de l’image donc est
plutôt ce qui permet à une image de se joindre à d’autres images, car aucune
image n’a la faculté de subsister d’elle-même comme déterminée quant à sa
signification. Pour que donc l’image puisse devenir l’image de quelque
chosey il est nécessaire que les images singulières se conjuguent au pluriel
par une mise en chaîne, dont le corps se revêt [induit], et par laquelle il
s’habille d’une pratique signifiante, étant entendu que le corps en aucun cas
ne saurait se dépouiller de ses pratiques, sous peine de disparaître purement
et simplement. D peut les modifier, mais jamais les quitter totalement,
puisqu’elles participent de sa définition mémorielle. Le corps est enchaîné
par ses images. D en dépend.
A cette condition seulement se détermine la signification des choses.
Autrement, on serait contraint de postuler des images qui seraient comme
des unités de sens préétablies précédant leur enchaînement, ce que la
pensée de Spinoza en général, et la construction de sa doctrine de l’imagi­
nation en particulier découragent de faire. Or, c’est le processus significatif
inscrit dans le corps comme champ de traçabilité, qui se détermine relati­
vement à chaque corps. Ce processus le traverse, contribuant ainsi à
l’individualiser, et produit par des enchaînements tel ou tel sens particulier
ou signification de l’image. Il y a donc bien ce que l’on pourrait appeler une

1. EU, 18 sc (G.H. 107.12-13).


2. Il semble par ailleurs que la concaîenatio ne soit pas autre chose que la représentation
imaginative (et donc de ce point de vue partielle et confuse) de ce qu’il convient de concevoir
sous le terme de connexio, qui est associé à celui d’ordo dans la fameuse prop. 7 du De Mente.
3. Comme on a déjà eu l’occasion de le vérifier avec l’exemple du poète espagnol, et
comme le confirme ETR, def aff 1 expl, l’«inné» et P «acquis » n’indiquent ni ne supposent
deux ordres séparés, mais s’inscrivent tous deux dans le continuum de la vie des corps et des
esprits par la capacité des traces à informer les corps à travers leurs transfigurations et leurs
transformations. Inné et acquis sont dans le même rapport que le naturel et l’artificiel, ou que
la loi divine et la loi humaine. Spinoza, sans vouloir nier ces distinctions, les rend homogènes
aux lois de la nature.
LES IMAGES DES CHOSES 195

« physique du sens », qui gouverne le régime des représentations et des


significations. Son domaine s’étend aussi loin que celui de la traçabilité des
corps. C’est pourquoi, le pluriel imagines rerum ne tombe pas innocem­
ment sous la plume de Spinoza : il fait référence à un aspect essentiel de la
sémiose propre au processus de l’imagination1.

1. On ne pourra qu'y faire allusion en passant, car ce n’est pas ici le lieu de traiter cette
question ; mais quand la psychanalyse pose le problème de la possibilité d’un achèvement de
l’analyse, elle rencontre précisément la problématique de traces dont l’interprétation n’arrive
pas à remplir les conditions d’une connaissance adéquate. Le sens vrai des traces du corps a
des causes qui génétiquement peuvent échapper à l’anamnèse de l’esprit quant à ses possibi­
lités finies. Celle-ci peut parvenir à nous donner des raisons valables, mais qui ne recouvrent
pas toujours ses causes réelles. L’anamnèse est en droit achevable, l’intégrale intelligibilité
du réel le garantit pour ainsi dire a priori, mais plongeant de fait dans l’inconnu du corps et de
l’esprit, elle risque l’inachèvement. Ce qui pour autant n’en remet pas forcément en cause
l’utilité ni même l’efficacité. Cela n’implique pas non plus qu’elle serait interminable. Même
d’une entreprise inachevable on est en droit d’espérer un terme et un bénéfice. « Une ambi­
guïté marque encore la finalité de l’analyse : recherche d’une histoire effective ou reconstruc­
tion d’une dynamique interprétative. Même après l’abandon de la théorie du traumatisme
originaire, le statut du réel dans la psychanalyse reste encore problématique»; B.Ogilvie,
«Spinoza dans la psychanalyse », Spinoza au xxe siècle, O. Bloch (dir.), Actes des journées
d’études organisées les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990, Paris, P.U.F., p. 566.
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Sixième section

LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

CHAPITRE XIÜ

SIGNE ET INTERPRÉTATION

Ces considérations en marge de la définition de l’image introduisent ce


qu ’ il convient d’appeler la nature interprétative de l *imagination.
Le théorème 181 a une position de relief dans la pensée de Spinoza, et ce
au delà même de Y Éthique. On en a confirmation au début du chapitre IV du
TTP, au moment où sont distingués au sein d’une même définition la lex qui
dépend d’une nécessité de la nature, et le jus qui dépend d’une décision
humaine. Pour illustrer le premier genre de loi, à côté de l’énoncé d’une loi
physique Spinoza cite, sans évidemment pouvoir renvoyer à Y Éthique,
l’énoncé de Eli, 182. Spinoza aurait pu choisir d’autres lois concernant la
nature humaine; le fait qu’il retienne celle-ci est au moins le signe de
l’importance qu’il lui accorde.
Les deux exemples du scolie 18 ne sont pas moins importants :
Et de plus, par là nous comprenons clairement pourquoi l’Esprit de la
pensée d’une chose tombe [incidat] aussitôt dans la pensée d’une autre
chose qui n’a aucune ressemblance avec la première; comme, par exem­
ple, de la pensée du mot pomum, un Romain [homo Roman us] tombera
aussitôt dans la pensée du fruit \fructus] qui n’a aucune ressemblance
[.similitudinem] avec ce son articulé [articulato illo sono], ni rien de
commun avec lui sinon que le Corps de cet homme a souvent été affecté par
les deux, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot [vocem]

1. «Si le Corps humain a une fois été affecté par deux ou plusieurs corps à la fois,
quand ensuite l’Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres»;
(G.H. 106.22-24).
2. Cf. TTP, chap. rv (G.1H. 57-58.31-4 ; Œuvres HL 180.11-18).
198 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

pomum alors qu’il voyait ce fruit, et c’est ainsi que chacun d’une pensée
tombera dans une autre, selon que l’habitude [consuetudo] a ordonné
[ordinavit] dans le corps les images des choses [rerum imagines] de
chacun. En effet, un soldat [miles] par exemple, après avoir vu dans le sable
des traces de cheval [equi vestigiis], tombera aussitôt de la pensée du
cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc.
[&c.]. Alors qu’un Paysan tombera [incidet] de la pensée du cheval dans la
pensée de la charrue, du champ, etc.[<£c], et ainsi chacun [unusquisque], de
la manière qu’il a accoutumé [consuevit] de joindre et d’enchaîner
[jungere & concatenare] les images des choses [rerum imagines], tombera
[incidet] d’une pensée dans telle ou telle autre1.
À lire ce texte, on peut s’étonner de voir Spinoza accorder le même
espace théorique au traitement des phénomènes linguistiques qu’aux autres
types d’images. La raison en est pourtant simple : le fonctionnement des
images et leur signification débordent, tout en l’englobant, le cadre
convenu du langage, et investissent le champ de l’imagination toute
entière. On est ainsi situé en amont d’une distinction entre les significations
dites conventionnelles et celles considérées comme naturelles, sans pour
autant la gommer. L’image est moins comprise par sa qualité propre (son
aspect sonore, visuel, olfactif, etc.) ou par une physiologie spécifique (les
organes des sens), que par la nature représentative qui la caractérise. On
aurait donc tort de vouloir chercher à tout prix une théorie du langage chez
Spinoza, ce qui visiblement ne faisait pas partie de ses projets. Au lieu de
s’étonner de ne pas trouver dans les textes une doctrine accomplie sur le
langage, pour conclure que l’auteur n’y avait pas ou peu songé, il est plus
instructif de lire les réflexions portant sur les phénomènes linguistiques là
où ils se situent : dans le cadre de la doctrine de l’imagination.
Tout comme dans le scolie de la proposition 17, où il était précisé que
les images des choses ne rapportaient pas les figures des choses, de même
maintenant l’image du mot pomum n’a aucune ressemblance avec l’image
qui en assigne la signification. Effectivement il n’y a rien de commun entre
l’image sonore /pomum/ et l’image visuelle du fruit, mis à part bien
entendu (mais cela ne doit pas être oublié), leur attribut commun. Cet aspect
constitue le minimum requis pour que deux choses s’enchaînent.

L’ENCHAÎNEMENT

Le mot pomum [vox pomum] est ici pris d’abord et surtout en tant
qu’imagé particulière : /pomum/ est une certaine image sonore, et ne revêt

l.£H, 18 sc (G.H. 107.13-28).


SIGNE ET INTERPRÉTATION 199

en soi aucune signification déterminée1. En réalité, dans la mesure où


/pomum/ est un son articulé [sonus articulants]2, il est déjà le résultat d’un
enchaînement, c’est-à-dire le produit d’un développement cinétique dérivé
d’une affection et d’une disposition de différentes parties du corps: par
exemple, certains mouvements ou dispositions réglées des lèvres de la
langue et du palais. Cet aspect ne fait que renforcer la thèse selon laquelle il
n’y a pas de traces qui constitueraient des unités de sens préétablies avant
leur enchaînement, car celles-ci dépendent du processus par et dans lequel
elles sont comprises: la chaîne doit être considérée comme première
[prior] par rapport à ses maillons. C’est pourquoi il faut s’efforcer de
penser la relation signifiante avant [prior] les termes signifiés dans la
relation. Bien entendu, cela n’empêche pas a posteriori de construire des
unités de sens, et d’établir une morphologie et une syntaxe de la langue, en
commençant par séparer, par exemple, les lettres, les syllabes et les mots3.
Spinoza lui-même procéda ainsi dans le Compendium grammatices
linguae hebraeae, où par ailleurs on ne recense qu’une morphologie, le
texte ayant été laissé inachevé. Ce texte s’ouvre, en effet, sur une thèse
universelle, à laquelle est censée obéir également la langue hébraïque :
« Puisque les lettres et les voyelles sont les éléments fondamentaux de toute
langue, il nous faut avant toute chose dire ce que sont pour les Juifs la lettre
et la voyelle » 4. La lettre [litera] est alors définie comme « le signe [signum]

1.À ce propos on a pu parler d’un silence du signe: «le mot [...] paraît tout aussi
silencieux que tout autre signe » ; P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 311. On
reviendra sur cet aspect.
2. De Saussure remarquait que: «en latin Yarticulus signifie “membre, partie, sub­
division dans une suite de choses” ; en matière de langage, l’articulation peut désigner ou bien
la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des signifi­
cations en unités significatives» ; F. de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par
Charles Bailly et Albert Sechehaye, Paris, Lausanne, Payot, 1916, p.26. Il est évident que
cette subdivision n’est repérable et n’acquiert de signification que si elle est insérée et
interprétée au vu du système de différences tout entier qu’est la langue ; en l’occurrence, si on
connaît le latin.
3. Une page du Cours de linguistique générale rend assez bien compte de ce qui est ici
visé: «La phonation d’un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements
musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n’y
a plus que 1 ’ image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car
si l’on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la
parole, chaque image acoustique n’est [...] que la somme d’un nombre limité d’éléments ou
phonèmes, susceptibles à leur tour d’être évoqués par un nombre limité correspondant de
signes dans l’écriture. C’est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait
qu’un dictionnaire et une grammaire peuvent être une représentation fidèle, la langue étant le
dépôt des images acoustiques, et l’écriture la forme tangible de ces images » (p. 33).
4. CGLH, chap. I (G.1.287.6-8). Le Compendium, texte souvent délaissé par la critique,
mériterait une étude à part, qui pour des raisons d’espace ne peut trouver sa place dans le
présent travail.
200 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

du mouvement de la bouche fait de ce lieu d’où le son émis par la bouche


commence à être entendu»1, et la voyelle [vocalis] comme «le signe
[signum] indiquant un son précis et déterminé»2. Spinoza en déduit que
« pour les Juifs, les voyelles ne sont pas des lettres »3. On peut faire ici deux
observations générales, qui concernent indirectement aussi notre scolie.
1)Même si un peu plus loin Spinoza reporte l’opinion des Juifs, selon
laquelle les voyelles sont les « âmes des lettres » [literarum animae], et les
lettres sans les voyelles des « corps sans âme » [corpora sine anima], il n’en
demeure pas moins que, comme le prouve l’exemple de la flûte qui clôt le
chapitre, voyelles et lettres sont toutes deux de nature corporelle. Aux
voyelles, en effet, correspond le son de la musique produit par le souffle du
joueur, et les lettres correspondent aux trous frappés par les doigts4. Sans
que Spinoza ait besoin de rentrer dans des considérations philosophiques
concernant sa doctrine du parallélisme, l’exemple avancé, comme il dit,
«pour que l’on comprenne plus clairement la différence entre lettres et
voyelles », a pour effet de corriger tacitement les dérives d’une conception
superstitieuse des voyelles, sans même avoir à invalider l’opinion des Juifs
sur leur langue. Rien n’empêche de continuer, en effet, à considérer les
voyelles comme les âmes des lettres, à condition d’admettre que cette âme
est tout à fait corporelle et correspond à un flatus vocis. Ainsi, pour
reprendre l’exemple de la flûte, on peut dire que la musique de la langue est
« animée » par l’enchaînement de deux mouvements : celui de l’air insufflé
dans la flûte, et celui des doigts qui en modifient le son et lé module en
venant frapper les trous.
2) Les définitions des voyelles et des lettres montrent clairement que ce
que le scolie 18 présente comme des images sonores et visuelles, dès qu’on
les considère comme des choses à part entière (qu’elles soient dans le corps
ou sur le papier), ces images deviennent des signes [signa].
Maintenant, si on fait retour au scolie, on s’aperçoit que Spinoza prend
pomum au sens matériel du sonus, de la vox, et non du nomen, comme il va
le faire sous peu dans le premier scolie de la proposition 40 à propos de
l’universel homo5. Tout porte à croire que cette variation entre la vox et le
nomen n’est pas le fruit du hasard, mais le reflet même de la démarche
génétique à laquelle s’astreint le texte.

1. Ibid. (G.L 287.9-10). On remarquera au passage que le signe ici lie dans le même acte
une émission et une réception.
2. Ibid, (G.1.287.13-14).
3. Ibid. (G.1.287.14-15). Ce qui n’est pas le cas pour la langue latine.
4. Ibid. (G.1.287.17-20).
5. Où l’on rencontre les expressions « hocnomine hominis » (G.n. 121.21-22), ou encore
« sub nomine hominis » (G.n. 121.28).
SIGNE ET INTERPRÉTATION 201

L’INTERPRÉTATION

Pour que la signification encore indéterminée de la chose se détermine


in certo & determinato modo, il faut donc quepomum s’enchaîne avec une
autre image. Si on devait en rester là, cependant, on ne pourrait pas com­
prendre le sens de l’enchaînement lui-même et la loi qui le gouverne. Il est
vrai que l’image du mot pomum signifie le fruit \fructus] par sa liaison avec
une autre image, mais cette concatenatio n’a de sens que pour un Romain
[homo Romanus] qui s’en fait l’interprète. La part qu’il prend à la signi­
fication est un acte indispensable à son processus. Toute mise en chaîne est
aussi une mise en scène de représentations, dans lesquelles l’interprète est
moins l’auteur que l’acteur de ce qui s’y joue. Il serait donc un peu rapide de
croire que les images, et donc les signes, préexistent absolument à leur acte
interprétatif. Cet acte est précisément ce qui permet d’enchaîner une image
à une autre, qui, mis à part le fait qu’elles sont des modifications du même
attribut, n’ont rien de commun.
Qu’il y ait des images ou des signes dont le sens est convenu et arrêté,
ou, au contraire, douteux et en suspens, n’enlève rien au fait que la
signification qu’ils recouvrent ou pas, ne se produit que respectivement à
quelque chose ou quelqu’un qui assume le rôle d’interprète. L’instance qui
en tient lieu n’est pas externe au processus de la signification, car celle-ci
prend une part constitutive au renvoi de l’image. Les images et leurs
enchaînements ne peuvent avoir réellement de sens que pour celui ou ce
pour quoi elles signifient effectivement quelque chose : dans l’exemple de
Spinoza, Y homo Romanus.
Dès lors, on comprend aussi que l’interprétation n’est pas l’apanage
exclusif des humains. Quel qu’il soit, l’interprète doit être considéré à la
manière d’une «catégorie» sémiologique d’un processus naturel, dont
le corps de chaque individu, du plus simple au plus complexe, est à la
fois traversé et constitué dans son ingenium. Le rôle de l’interprète, dont
le Romain n’est bien entendu qu’une figure - bien que, quant à sa
fonction, cette figure soit universelle - constitue ainsi le troisième pôle
venant s’ajouter aux deux autres (le corps extérieur et les images ou le
signe), pour constituer l’un des trois éléments du processus significatif
de l’imagination.
On peut alors être en mesure de généraliser: tout acte signifiant
comporte un acte interprétatif, dans lequel celui ou ce qui revêt fmdmt]
l’habit d’interprète fait figure /figura? d’« interprétant» du processus de
signification, qu ’il contribue ainsi à déterminer.
Que faudra-t-il entendre ici par interprétant? On appellera interprétant
la puissance interprétative de l’individu qui opère en tant /quatenus?
202 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

qu'interprète, c’est-à-dire celui ou ce relativement à quoi quelque chose


[tes] est représenté et signifiépar des images ou des signes.
La présence des corps extérieurs et la significations en images des
choses, qu’elles soient réelles ou envisagées sous le régime du «comme
si », est en effet une modification qui ne peut être affirmée sans l’effort de
celui ou de ce qui lui prête un sens, et qui, par elle, se fait présent pour
exprimer sa puissance et sa persévérance dans l’être. Cet effort ne peut être
suspendu par un quelconque pouvoir de l’esprit, car c’est l’effort de l’esprit
qui entraîne le sens des images, en même temps qu’il «est entraîné» par
elles. Il ne s’agit nullement de dire que la présence du corps extérieur et la
signification des choses est le produit imaginaire d’un interprète imagi­
natif, mais plutôt d’affirmer que ce qui est en présence est toujours
corrélatif à un interprète pour qui il assume tel ou tel sens. Il ne peut donc
jamais y avoir, pour celui qui imagine, de présence pure de la chose même,
pour ainsi dire en chair et en os. Il n’ y a rien - en tout cas rien de déterminé -
sans l’acte interprétatif de ce qu’il y a, c’est-à-dire ce pour qui ou ce pour
quoi quelque chose est donné. Par interprétant on n’entendra alors rien
d’autre que la catégorie sémiologique incarnée par un individu quelconque,
qu’exprime la puissance d’enchaînement propre au corps et à l’esprit de cet
individu. Bien entendu cette catégorie est relative aux deux autres, à savoir
le corps extérieur et l’image ou le signe qui le représente, et ne se détermine
pas autrement que relativement à elles. Ces trois instances doivent être
considérées comme constituant les trois «pôles» qui composent le
processus sémiotique de l’imagination1.
Cette relation à trois termes, qui permet de faire circuler le sens d’une
image à l’autre, prend ainsi le pas sur le paradigme binaire de l’ancienne
formule aliquid quod stat pro aliquo, qu’il avait été encore possible de
retenir pour appréhender la définition de la trace. Cette définition ne
s’employait pas, en effet, à considérer la nature interprétative de l’image
résultant de la relation entre les traces venant s’inscrire sur la surface molle
et celles qu’on avait été amené à supposer comme devant déjà y figurer-en
effet, il était apparu comme impossible d’admettre l’existence de surfaces
vierges de traces. Ces dernières étaient restées en arrière-plan, tacitement
impliquées par le postulat 5. Sourdement enveloppées dans la nature du
corps mou, elles étaient laissées à des développements à venir sous forme
de conséquences. La raison en est évidente : la définition du postulat ne
pouvait que faire abstraction du processus dans lequel la trace se trouve

I. On a essayé de montrer ailleurs la proximité du fonctionnement de l’imagination chez


Spinoza avec certains aspects de la sémiotique de Ch. S. Peirce ; cf. L. Vinciguerra, « Image et
signe entre Spinoza et Peirce. Pour une lecture pragmatiste du spinozisme », Quel avenirpour
Spinoza ?, Paris, Kimé, 2001, p. 249-267.
SIGNE ET INTERPRÉTATION 203

insérée. Toutefois, la considération attentive de ce qui était présupposé


dans l’hypothèse servant de modèle au postulat invitait à ne pas écarter cet
aspect.
C’est pourquoi, il convient désormais de corriger la formule médiévale,
et dire que l’image ou le signe - pour l’instant, on ne les a pas encore
distingués - est quelque chose qui se tient au lieu de quelque chose d’autre
relativement à queIqu ’un ou quelque chosel.
On passe ainsi d’un paradigme à deux termes à un paradigme à trois
termes. Cette même perspective doit nous inviter à quitter définitivement,
sans les exclure, les bornes trop étroites, car encore trop humaines, d’une
référence limitée à une théorie du langage. En effet, le régime de la
signification, que Spinoza s’apprête à appeler ex signis, est réglé par la
doctrine générale de l’imagination, qui concerne tous les corps doués
d’esprit2. Le ou les langage(s) humain(s) n’en sont qu’une figure, et c’est à
ce titre qu’il faut le(s) comprendre. L’image in se spectata n’est pas un
tableau ou une peinture muette sur un mur (c’est là une représentation
empirique qui ne pense pas sa nature, se contentant encore de l’imaginer),
mais un champ de traces, un jeu de différences et de relations, dont les
enchaînements constituent l’image comme douée de sens3. L’imagination
a naturellement tendance à cristalliser ou à chosifier ce qui au contraire est
de l’ordre de l’affection, de la marque et du renvoi. C’est pourquoi, l’image
quant à sa signification, est toujours image d’images, le signe signe de
signes, dans un enchaînement qui se fait relativement à celui ou à ce pour

1. On peut rapprocher cette définition de la définition que Ch. S. Peirce donnera du signe
deux siècles plus tard : something which stands to somebodyforsomething in some respect or
capacity; Ch. S. Peirce, Collected Papers, 2.228.
2. Il est évident, pour reprendre un exemple cartésien bien connu, que le perroquet ne
comprend pas la signification des mots qu’il répète machinalement, et qu’il ne saurait (se)
signifier à la manière de l’homme, mais cela ne veut absolument pas dire que son corps et son
esprit soient incapables de signifier.
3. Comment ne pas voir en effet, ce que constatait déjà Descartes à propos de la taille-
douce, que le tableau ou la peinture même la plus simple, est une mise en oeuvre extrêmement
complexe, une composition de traces, de marques et de signes en relation. Sa « fabrication »
suppose un savoir-faire, qui est, pour le dire avec Balthasar Graciân, une agudeza y arte de
ingenio, un art des figures et du traçage qui appartient à la puissance de l’esprit pour autant que
le corps peut le mettre en œuvre. Même la peinture la plus élémentaire suppose des règles, des
conventions, des codes de représentation, qui sont souvent le fruit d’un long travail. Il suffit de
penser à la naissance et à l’établissement de la perspective à la Renaissance pour en avoir une
illustration. L’œil pour lequel les images semblent aller de soi, et qui s’est habitué à les lire
comme lui représentant les choses, ne peut pas faire autrement que d’oublier qu’elles ont (au
sens spinozien du terme) des prémisses et qu’elles supposent en vérité tout un monde de
significations et de règles grâce auxquelles on peut dire que les images ont une âme, c’est-à-
dire qu'elles nous signifient quelque chose.
204 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

qui V enchaînement fait sens1. Le corps extérieur n’est donc représentable


et n’existe comme représenté que s’il est pris dans une pratique imaginative
du corps, qui incarne un monde de sens dans lequel il se trouve déterminé
par certains usages.
Chaque image s’enchaîne avec les autres dans l’attribut étendue, de
même chaque idée s’enchaîne avec les autres dans l’attribut pensée.
Spinoza pourrait difficilement dire, par exemple, que le signifié du signi­
fiant cheval est l’image mentale ou l’idée de cheval. Il n’y a pas quelque
chose comme une «image mentale»2. Ce barbarisme philosophique prête

1. Ainsi, par exemple, il en va de la signification des choses dites sacrées. « Mérite le nom
de sacré et de divin - écrit Spinoza dans le TTP, chap. xn - ce qui est destiné à l’exercice de la
piété et de la religion, et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps
seulement que les hommes s’en serviront religieusement»; et un peu plus bas de continuer:
«les mots n’ont une signification certaine qu’en vertu de l’usage; s’ils sont, eu égard à cette
usage, disposés de telle sorte qu’ils poussent les hommes qui les lisent à la dévotion, alors ces
mots seront sacrés et sacré sera le livre où ces mots sont ainsi disposés. Mais qu’ensuite
l’usage se perde si bien que les mots n’aient plus aucune signification, ou que le livre tombe
dans un entier abandon soit par la malice des hommes, soit parce qu’ils n’en ont eu que faire,
alors et les mots et le livre ne seront plus d’aucun usage ni d’aucune sainteté. Enfin si les mots
sont disposés autrement, ou que l’usage ait prévalu de les prendre dans une signifi­
cation opposée, alors et les mots et le livre, auparavant sacrés, seront impurs et profanes »
(G.ffl. 160.21-30; Œuvres D3.432-434.25-1).
2. On s’est souvent servi, non sans bonnes raisons, du modèle de la sémiologie
saussurienne pour appréhender certains aspects de la pensée cartésienne sur l’image et le
signe. Le rapprochement est d’autant plus pertinent, que l’on peut parfois y déceler les mêmes
ambiguïtés. Par exemple, le célèbre § I du chap. I de la première partie du Cours de lingui­
stique générale s’appuie sur le modèle esquissé aux pages 28 et 29, où de Saussure retrace le
«circuit de la parole» entre deux individus : d’un individu A elle passe d’un plan psychique,
physiologique puis physique, pour remonter en sens inverse vers l’individu B. Le circuit
s’ouvre dans le cerveau de A à partir du «déclenchement» par un concept d’une image
acoustique et se referme après avoir traversé une chaîne de transmission toute corporelle, via
les organes de phonation, par une association dans le cerveau de B entre une nouvelle image
acoustique et son concept. Voilà en effet qui aurait plu à Descartes. De Saussure a raison de
dire que le circuit de la parole est impensable sans le contexte social de la langue. Mais il est
encore malaisé de concevoir ce qu’il entend par cette «union ou combinaison», ou encore
« association », « lien » entre l’image acoustique et le concept, le signifiant et le signifié, qui
est précisément le signe, et qui est censé se faire dans quelque lieu du cerveau. D est vrai que
cette union est pensée comme étant très intime, mais son explication ne dépasse jamais la
métaphore, comme celle de la fameuse feuille de papier dont le recto représente le signifié et
le verso le signifiant. Le signe pour Saussure unit non une chose et un nom, mais un concept et
une image acoustique. Pour Spinoza il semble résulter plutôt d’une image qui s’enchaîne à
une autre image respectivement à un corps d’habitudes incarné par l’interprète. La signifi­
cation des idées résulte de l’action de ces trois termes. Si on devait le dire avec la terminologie
saussurienne, la signification du signifié d’un signifiant (l’idée d’une image) se tient dans la
relation à un autre signifiant respectivement à quelqu’un pour qui cette relation fait sens. Le
signe ne peut être considéré comme une unité empirique de signification que s’il est envisagé
comme une règle qui gouverne un enchaînement de signifiants ou d’images dont il se fait le
représentant. Ainsi pomum, equus ou arbor ne veulent rien dire si ce n’est comme règle des
enchaînements d’images qu’ils représentent ou signifient. Au delà de ces différences, il
SIGNE ET INTERPRÉTATION 205

le corps de l’image à l’esprit de l’idée, proposant au mieux une métaphore


dangereuse, au pire une mixité impensable. Ce vers quoi fait signe le son
matériel /cheval/ est toujours une autre image. L’idée renvoie toujours à
une autre idée. Les idées signifient en s’enchaînant dans l’esprit comme
leurs signifiants, les images qu’elles affirment, s’enchaînent dans le corps.

L’INTERPRÈTE

On vient de voir que la signification du son articulé /pomum/ est


détenue par une autre image : une image de pomme - le fruit \fructus] dit
Spinoza pour que nous le comprenions. Et assurément nous le comprenons ;
encore qu’il soit possible de demander: quelle image précisément? Selon
la logique de ce scolie, on ne peut répondre que de la manière suivante : cela
dépendra de la complexion du corps de notre Romain - on l’appellera Caius
- pour qui elle pourra être une certaine couleur, un certain aspect, une
certaine saveur, mais encore aussi une certaine valeur (pécuniaire, symbo­
lique, religieuse, etc.) ; et tout cela, on devrait ajouter, selon la constitution
du corps, et plus généralement l’appétit ou l’affect que Caius est suscep­
tible de porter envers la pomme (est-il affamé, est-il marchand de fruits et
légumes, est-il poète, est-il chrétien?); ou encore, aussi bien tout cela à la
fois, quoi que de manière confuse, c’est-à-dire tout ce que la pomme
signifie pour Caius selon ce qui l’a le plus souvent affecté.
Que signifie donc le mot pomum ? L’une de ces choses sans doute, bien
que Spinoza ne le précise pas. Et peut-être davantage encore; mais aussi
toutes ces choses à la fois, quoique de manière confuse et générale *, s’il est
vrai que toute image peut être jointe, enchaînée, à n’importe quelle autre
image2. Car, pour répondre à cette question, on a vu qu’il fallait en poser
une autre : pour qui le mot pomum a-t-il un sens? C’est là tout le rôle joué
par l’interprète, puisque, comme le dira encore Spinoza, chacun règle toute
chose selon son propre affect3, et non arbitrairement bien sûr, mais selon la
nécessité d’un enchaînement qui exprime davantage l’affect lui-même que
convient plutôt de mesurer les différents cadres dans lesquels s’inscrivent ces deux concep­
tions. Le modèle du signe saussurien a comme cadre de référence celui d’une sémiologie de la
langue, alors que la pensée du signe de Spinoza semble prise d’abord dans le cadre d’une
sémiologie de la nature ; cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 99-102.
1. En effet pomum est également un universel, au même titre que homo. En plus d’être une
vox, il est aussi un nomem.
2. L’enchaînement entre les images ne se fait pas par une quelconque ressemblance, mais
parla force de l’habitude. Il en va donc de la signification d’une image comme il en va de celle
d’une action : « Si donc un homme, poussé par la colère ou bien par la haine, est déterminé à
fermer la main ou à mouvoir son bras, cela a lieu, comme nous l’avons montré dans la
deuxième partie, parce qu’une seule et même action peut se trouver jointe à n’importe quelles
images des choses » ; EIV, 59 sc (G.D. 255.20-1).
3. Cf. par exemple £ ni, 2 sc (G.II. 143.34-35), mais cette idée est récurrente.
206 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

la nature du corps de ce qui est représenté et signifié. La relation entre


l’image et sa signification, ou, ce qui revient au même, son interprétation,
est si intime qu’il ne peut y avoir d’image sans celui ou ce pour qui elle a
effectivement un sens : les images qui enveloppent la nature du corps
affecté ainsi que celle du corps affectant par les traces qui les supportent,
n’indiquent-elles pas davantage la constitution de celui qui les enchaîne?
Le conatus imaginatif est un conatus interprétatif1.
Que Spinoza insiste sur cet aspect interprétatif de l’imagination, bien
qu’il n’emploie pas expressément ici même le terme d’interpretatio (mais
il le fera dans le TTP, dès la préface, sans modifier la doctrine de
Y Éthique2), est confirmé par la fin du scolie3. Car, ce qui dans un premier
temps pouvait sembler aller de soi quant au fait qu’ un mot latin, telpomum,
ne peut être compris que s’il est interprété par quelqu’un qui comprend au
moins qu’il est en présence d’un mot appartenant à la langue latine, dans
l’exemple qui suit immédiatement, où sont introduites les deux figures du
soldat [miles] et du paysan [Rusticus], c’est maintenant tout particulière­
ment le rôle de l’interprète qui est mis en avant.
On a déjà remarqué que Spinoza passe, sans transition aucune et au sein
de la même doctrine, d’un exemple tiré des phénomènes linguistiques à un

1.Cf.£II, 16 cor2 (GU. 104.13-16). Pierre Macherey saisit clairement la sémiotique


interprétative de l’imagination, quand il écrit: «Pour la perception et ses représentations
imaginaires, tout n’est que signes, signes de signes, sans que rien ne vienne interrompre
définitivement cette chaîne de significations, de manière à la fixer distinctement sur une seule
chose déterminée par les conditions de sa seule nature: dans le monde de l’imagination,
il n’y a de place que pour des interprétations»; P.Macherey, Introduction à l’Éthique de
Spinoza. La deuxième partie. La réalité mentale, p. 190, n. 1.
2. On abordera le TTP dans la prochaine section. Il convient dès à présent de signaler la
continuité qui existe entre ces textes de VÉthique et les pages consacrées à l’interprétation et à
l’imagination des prophètes dans le TTP. D est possible que dès 1665 Spinoza ait disposé
d’une doctrine de l’imagination comprise comme interprétation de signes ; d’autant que l’un
des premiers textes portant sur la prophétie date du 21 janvier 1665 (cf. Ep, 21 à Blyenbergh).
Pourquoi ne pas penser que dans les figures du rusticus et du miles de £11,18 sc, Spinoza n’ait
pas en vue aussi les prophètes « Ezéchiel, le paysan » [Ezechielem, ut rusticum] et « Josué, le
soldat» [miles Josua] que l’on trouve dans TTP, chap.n (GUI.34.14 et G.ID.36.8;
Œuvres ni. 122.32 et Œuvres 1U. 128.7-8)? Chacun signifie et interprète les choses selon la
disposition de son imagination [pro dispositione imaginationis]. Les prophètes ne font pas
exception : « concernant les révélations qui étaient représentées par des images : si le prophète
était paysan, il percevait des bœufs et des vaches, etc., s’il était soldat il percevait des géné­
raux, des armées» (G.U. 32.29-31 ; Œuvres ni. 120.6-8). Spinoza parlera aussi du rusticus
Amos, de Y elegans Nachum, et de Yaulicus Esaias. On ne s’est jamais interrogé sur les raisons
du choix du miles et du rusticus dans YÉthique. N’y a-t-il là qu’une simple coïncidence?
Spinoza les aurait-il pris tout à fait au hasard ? À défaut de pouvoir trancher, on retiendra l’idée
que ces deux œuvres majeures font usage d ’ une seule et même doctrine de 1 ’ imagination.
3. Pour un spinozisme compris comme une philosophie herméneutique, on pourra se
reporter au livre de Giuseppe Giannetto, Spinoza e l ’idea del comprendere, Napoli, Giannini,
1980.
SIGNE ET INTERPRÉTATION 207

exemple tiré des phénomènes naturels, à savoir de la trace ou image sonore,


le son articulé entendu par le Romain à la trace du sabot dans le sable vue
par le soldat et le paysan. Si Spinoza ne croit pas devoir distinguer entre
l’ordre des signes linguistiques et celui des signes naturels, c’est qu’il pense
que ces deux ordres n’en font en vérité qu’un, et qu’il convient de les
comprendre selon une seule et même logique. Comme tout autre chose les
phénomènes linguistiques sont déterminés. Cette logique, comme on a vu,
a son origine dans la théorie physique des vestigia. Or, voilà que, sans que le
texte les aient jamais vraiment quittées, les traces font leur réapparition. Le
second exemple prend ainsi le relais du premier. Il fait à présent varier
l’interprète au sujet des mêmes traces, montrant qu’à cette variation
correspondent des enchaînements différents, et donc différentes signifi­
cations : pour le soldat le cavalier, la guerre, etc., pour le paysan la charrue,
le champ, etc.
Le sens et la portée du «et caetera» [&c\ ne doivent pas être sous-
estimés. Son rôle est essentiel, car au lieu de marquer une clôture à
l’enchaînement des images, il l’ouvre en prolongeant indéfiniment la série
des significations. Ce qui veut dire que le renvoi du signe est virtuellement
infini, et que sa signification enveloppe tout un monde qui en supporte le
sens1. On l’a vu, il n’y a pas de monde sans interprète, pour qui il y a et il est
du monde. En revanche, il n’y a qu’une et une seule Nature, naturée dans
son entendement infini par lequel elle se connaît, dans l’infinité de ses
idées. Rebondissant d’image en image, les idées des images signifient les
choses selon une loi qui est immanente à la manière d’enchaîner. Du coup,
le & caetera indique comme à rebours sa cause, qui n’est autre que, comme
le répète Spinoza, l’habitude [consuetudo] du corps de l’interprète à
enchaîner de telle et telle manière [hoc, vel alio modo jungere, & conca-
tenare]. De là, aussi, la conclusion extrêmement générale que tire Spinoza
dans la dernière ligne du scolie : ce qui est vrai de Vhomo Romanus, du
miles et du rusticus doit l’être de unusquisque. C’est-à-dire de tout individu
qui vient à assumer la position d’interprétant par sa manière d’enchaîner les
images des choses selon une certaine pratique de vie.
On assiste alors à une première caractérisation du signe. Le signe
suppose des marques. Il leur doit cette faculté particulière de tenir lieu

1. On peut se demander si malgré tout il n’est pas possible de distinguer des signes
naturellement univoques, c’est-à-dire des signes qui pourraient se passer d’interpré­
tation. Force est de constater que Spinoza ne fait jamais une pareille distinction. Au contraire,
on peut lire plutôt ceci : « comme nous l’avons montré dans la deuxième partie, [...] une seule
et même action peut être jointe à n’importe quelles images de choses ; et par conséquent, nous
pouvons être déterminés à une même et unique action aussi bien par les images des choses que
nous concevons confusément que par les images de celles que nous concevons clairement et
distinctement » ; EIV, 59 sc (G U. 225.19-23).
208 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

d’autre chose, ou, pour le dire avec les termes de la proposition 16, l’enve­
loppement de deux natures en une (le corps mou tracé). L’enveloppement
constitue son renvoi. Mais le signe n’en serait pas un, s’il n’était pas en
relation avec quelqu’un ou quelque chose, c’est-à-dire eu égard à la consti­
tution [constitutio] et à la disposition [dispositio] du corps et de l’esprit
[consuetudo], pour qui la marque fait signe. Ainsi, un homme, de la
perception de traces sur le sable, se tourne nécessairement vers la
considération de ce que son corps et son esprit ont été habitués à enchaîner,
les actions de son corps ne faisant que traduire les significations dans
lesquelles son imagination le fera tomber, celles-ci s’enchaînant les unes
aux autres comme les images se suivent les unes les autres.
Cela est en principe valable pour tous les individus aptes, grâce à la
complexité de leur corps, à retenir et enchaîner des marques. De la même
manière, un tournesol, affecté par les rayons du soleil, se tournera vers lui,
en vertu d’un enchaînement d’images que son corps aura effectué. Ce
dernier, par sa disposition réglée et son habitude à enchaîner marques et
images, assume, non moins que l’homme, le rôle d’interprétant des
marques produites par les rayons lumineux qui l’affectent. Ces enchaî­
nements l’entraîneront à se mouvoir en direction du soleil, les affections
des rayons lui signifiant son appétit conformément à l’utile que poursuit sa
nature. Un tel rapprochement pourra paraître insolite, mais il surprendra
seulement celui qui persiste à penser que les significations humaines ne
sont pas aussi déterminées que toutes les autres choses. En réalité, cette
nécessité est valable pour tous les individus suffisamment composés pour
vérifier entre leurs parties la relation mou-fluide. Que l’homme soit ô
combien plus apte que le tournesol à être affecté et à affecter d’un très grand
nombre de manières ne change rien au fait qu’il est, tout autant que ce
dernier, absolument déterminé à interpréter les -marques qu’il reçoit.
Marques et signes n’en sont pas moins signifiants et déterminants pour
l’un comme pour l’autre. Le traçage des marques advient avec la même
nécessité chez l’un et chez l’autre, quoique selon des modalités différentes.
La signification est ainsi déterminée par un enchaînement qui a sa loi
dans la constitution du corps et de l’esprit de l’interprète. Il n’y a donc pas
de signes sans interprétation. Ce qui veut dire aussi qu'avant que le soldat,
ou le paysan, ou qui que ce soit d’autre n’interprète les vestigia d’un cheval
sur le sable, il n’y a pas encore à proprement parler de signe [signum]. Car,
dans le unusquisque, est compris n’importe quel interprète, humain et non-
humain, et donc, par exemple, aussi la fourmi pour qui la même trace a
évidemment tout autre signification: elle n’est pas le signe «du passage
d’un cheval sur le sable», mais peut-être simplement le signe d’un effort
supplémentaire auquel son corps va devoir se disposer pour aborder la
pente; et ainsi de suite relativement à chaque individu qui est disposé par
SIGNE ET INTERPRÉTATION 209

son corps à interpréter les traces des corps qui l’affectent. C’est pourquoi,
il faut admettre l’idée que le signe comme signe advient avec son
interprétation et pas avant.
On se demandera peut-être ce qu’il y a « avant». Une trace [vestigium]
sans doute, dans le sens de la « petite physique », qui devient un signe dès
qu’elle produit des effets remarquables. Mais il est évidemment impossible
qu’une trace puisse tant soit peu exister comme absolument isolée et
comme non interprétée; on ne peut qu’artificiellement l’isoler en pensée,
l’abstraire arbitrairement du contexte dans lequel elle s’inscrit et prend
effet. Les vestigia equi sont d’ailleurs déjà le résultat d’une certaine
inférence, qui attribue ces traces à des sabots de cheval. Vraie ou fausse,
perspicace ou erronée, cette attribution n’en demeure pas moins une
interprétation, qui peut être ici considérée comme commune au soldat et au
paysan, et non à la fourmi. Quoi qu’il en soit, l’émergence d’une marque est
corrélative à l’émergence d’un interprète pour lequel elle fait signe et
renvoie. On comprend maintenant pourquoi, à tous les niveaux de la vie des
individus, les traces sont essentielles quant à la détermination des corps.
Sans traces, et sans les significations corrélatives qu’elles assument par
leurs interprétations en images, les individus ne pourraient pas être engagés
dans les actions qui configurent leur vie, et qui font que les corps enchaînent
des mouvements qui en expriment plus ou moins la puissance. Sans la
théorie de la marque et de l’image et celle de l’imagination qui s’y soutient,
Spinoza n’aurait jamais pu expliquer tous les mouvements, les actions, les
comportements et les productions des individus de nature assez composée.

Le CORPS-SIGNE

Cependant, l’interprète, que l’on a voulu le temps d’un instant


singulariser, pour ne rendre que plus parlant le premier exemple de
Spinoza, n’est pas en soi l’origine ultime du processus des significations.
Car, cet homo, en tant que Romanus, miles ou rusticus, est lui-même le
représentant d’une langue1, d’une culture (la latinité), d’une forme de vie

1. Toute une culture et une histoire sont d’emblée présentes dans la langue, tout un monde
de sens, une manière de sentir, de percevoir, d’approcher et d’apprivoiser les choses, d’y
habiter. Une manière qui est singulière et appartient à chaque langue, dont celui qui en a la
maîtrise (et on ne finit jamais d’explorer la puissance d’une langue) prend les plis, les
tournures et les façons de se frayer un chemin entre les choses. On ne fait qu’entrouvrir une
lucarne sur le champ quasiment infini de la langue et de ses signes. On doit se limiter ici à en
signaler l’étendue et la problématique, dont Spinoza était tout à fait conscient, lui qui, pour
paraphraser un vers de Borges, était toutes ses idées, mais aussi en partie au moins toutes les
langues dans lesquels il s’exprimait, lisait, écrivait, conversait quotidiennement : le portugais,
l’espagnol, l’hébreu, le néerlandais, l’allemand, le latin, l’italien, le français moins que
l’italien, l’anglais moins que le français, si on en croit la biographie de Lucas, selon laquelle
210 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

(la vie militaire, la vie rustique) qui agissent en lui et par lui dans
l’interprétation du sens des images qui l’affectent. Autrement dit, cet homo
est en soi également le signe de tout un corpus de traces et de significations,
fait de vestiges, d’institutions et de lois, de symboles et d’histoire, dont son
corps et son esprit sont informés et porteurs, et sans lequel la signification
depomum ni de quoi que ce soit d’autre n’aurait pas eu un lieu [s/taj] pour
s’effectuer. Le corps de Caius, en tant qu’il revêt [induit] un habit de traces
du monde auquel il appartient, en est comme le résumé en vertu de son
ingenium d'homo Romanus. Et ceci est vrai également de Moïse, en tant
que homo Hebraeus, comme de tous les prophètes. Le corps, en tant que
signifiant, est donc lui-même pris dans une chaîne qui le dépasse tout en le
constituant au passage, et à laquelle il renvoie comme signe.
Tout corps, donc, en tant qu ’affecté est sensible, tout corps, en tant que
porteur de traces, est signifiant, et tout corps, en tant que signifiant, est
aussi un signe. Il ne l’est évidemment que relativement à un autre individu,
qui à son tour assumera le rôle d’interprète en relation à ce signe, sans quoi
parler de signe n’aurait aucun sens. Et, ainsi de suite, & caetera.
Dans les conditions de ce processus sémiotique on voit bien que le corps
peut alors lui-même être considéré comme un signe. Par ces relations
cinétiques il en assume les fonctions. Et, de ce point de vue, il n’y a
effectivement rien qui ne puisse être un signe. Ce qui ne veut pas dire que la
nature ou la réalité du corps s’épuise dans celle du signe. D ne s’agit pas de
défendre l’idée que la nature de toute chose se ramène indistinctement à
celle du signe, mais plutôt d’affirmer le fait que tant que l’on imagine, il ne
peut qu’en aller ainsi : que les objets des idées de l’imagination sont des
signes. Ce à quoi on n’omettra pas d’ajouter: que cela précisément
l’imagination l’ignore. Elle vise le signe comme la chose, l’investit de ses
désirs et de ses affects ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle n’a aucun
pouvoir de distinguer la chose du signe. Autrement dit, on ne sort pas de
l’empire de l’imagination par l’imagination, comme prétendent le faire les
Méditations de Descartes. Par contre, ce que Descartes avait parfaitement
compris, c’est que l’on n’y parvient qu’en s’appuyant sur l’interprète des
choses et non sur les choses elles-mêmes, qu’on ne saurait distinguer des
signes qui nous les représentent. Descartes comprend que le principe de la
res devait être «intérieur», et que les choses extérieures sont autant de
signes de l’errance de l’imagination. Son «erreur», que Spinoza corrige,
fut d’avoir pris l’interprète pour sujet ultime, ce qui était encore un effet

l’allemand, le flamand et le portugais étaient «ses langues naturelles »; cf.Lucas, La vie de


Spinoza par un de ses disciples, Amsterdam, 1735 ; maintenant dans Vies de Spinoza, Paris,
Allia, 1999, p. 93-132; cf. aussi S. Nadler, Spinoza. A life, Cambridge University Press, 1999,
p. 46-47.
SIGNE ET INTERPRÉTATION 211

de l’imagination dont il prétendait se défaire. Il pensait pouvoir atteindre


une substance, alors qu’il ne touchait là qu’à un mode de la chose, et non à la
chose elle-même.
L’imagination a donc bien un effet d’auto-exclusion : elle signifie les
choses, mais elle s’en exclut précisément en tant qu’interprète. Au fond elle
ne fait qu’affirmer un point de vue, une certaine relation partielle à la chose,
ce même point de vue qu’elle ignore du fait même qu’elle l’affirme. Peut-
être est-ce pour cette raison que l’on peut aussi s’imaginer vouloir y faire
retour, par un mouvement de réduction vers ce que l’on finit par se
représenter, du fait même de son auto-exclusion, comme quelque chose de
substantiellement irréductible. Cependant ce principe n’est encore qu’un
effet de 1 ’ imagination, non sa cause.
Si, donc, on accepte l’idée que l’image ou le signe est une réalité
moyenne, sans être une réalité seconde, qu’elle ne cache pas une autre
réalité dont elle ne serait que le dérivé imparfait, si on comprend le signe
comme une réalité partielle certes, mais en soi parfaite, alors il faut faire
face à l’idée que ce qu’ il y a « derrière » ou « avant » le signe, c’est encore un
signe. Que ce à quoi renvoie un signe est un autre signe. Imaginer, c’est
passer de signe en signe. Tout signe advenant avec son interprétation, la
chose imaginée, c’est-à-dire le corps extérieur présent, est, pour celui qui
l’interprète, présent en tant que signe.
On pourra alors généraliser et affirmer que les choses en tant qu ’objets
des idées d’images sont des signes. Imaginer un corps extérieur, connaître
inadéquatement, c’est donc connaître ex signis. En revanche, concevoir
complètement ou adéquatement une chose, en construire la définition
génétique, c’est percevoir la cause de la chose ou la chose enveloppée par sa
cause, et non seulement habillée de ses signes. C’est pourquoi, les choses en
tant qu 'objets d’idées adéquates sont des causes, et non plus seulement des
signes. L’imagination est au signe ce que l’entendement est à la cause. Ce
que l’entendement produit par réflexion à partir de sa seule puissance en
terme de causalité, l’imagination ne peut que l’interpréter en composant
avec une causalité extérieure qu’elle appréhende partiellement en termes
de traces puis de signes. Les signes ne sont plus seulement des indices pour
les hypothèses de la raison, pour l’imagination ils sont la chose même. Et
néanmoins, s’il n’y avait pas un lien interne entre la cause et le signe,
l’entendement ne pourrait pas ordonner l’imagination à l’expression d’une
signification complète et adéquate des choses. Dire que, dans le premier
genre de connaissance, le sens des choses est imaginaire, ne veut pas dire
qu’en réalité les choses n’auraient pas de sens, mais plutôt qu’elles n’ont
pas nécessairement les significations qu’on leur prête, bien qu’il soit abso­
lument nécessaire et déterminé qu’on leur prête telle ou telle signification.
212 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

La chose imaginée se trouve alors au croisement de trois éléments qui


en composent ou déterminent la signification : a) le corps extérieur [corpus
extemum] ; b) les images, ou les signes [imagines, signa rerum] ; c) le corps
affecté, qui, par sa constitution, est l’interprète des images des choses, ou, si
l’on veut, le ce-pour-qui-ou-quoi il y a quelque chose, c’est-à-dire ce-pour-
qui-ou-quoi une chose est présente et signifiante. La présence d’une chose
est simplement l’indice d’une modification, puisqu’il n’y a en soi, c’est-
à-dire « en tant que [quatenus] nous faisons attention à la seule image de
cette chose»1, aucune différence entre la sensation de la chose présente
mais non existante en acte, et l’idée de la chose présente et réellement
existante - Y image, elle, restant de même nature. La distinction est faite
plutôt par le rapport [ratio] avec d’autres images, qui exclut ou, au
contraire, accroît la réalité de la première, c’est-à-dire l’infirme ou la
confirme dans ce qu’elle nous signifie2.

1. EIV, 9 sc (G IL 216.22-23) ; nous soulignons.


2. C’est pourquoi toute image est en soi dans son affirmation vraie. Tant que l’on
imagine, il n’y a donc pas de différence entre la sensation de la certitude et le fait de ne pas
avoir de raison de douter. Ce qui est une autre manière de dire qu’aucune image, aucun signe
ne permet absolument de distinguer le vrai du faux.
Chapitre xiv

LA GENÈSE DU SIGNE

Les images communes


Le scolie 18 contient déjà de quoi faire passer directement aux
considérations développées dans le premier scolie de la proposition 40. On
ne peut manquer de voir, en effet, que le mot pomum, qui a jusqu’à présent
été convoqué à l’instar d’une vox, c’est-à-dire d’une image particulière,
représente également un nom commun, ce que Spinoza va appeler une
«image commune» [imago commuais], autrement dit un universel. Les
deux scolies en question ne diffèrent donc pas tant par les exemples
examinés, la pomme et l’homme, que par leur fonction, l’un est pris au sens
de vox, l’autre au sens de nomen. De sorte que l’universel semble devoir
s’enchaîner au nom qui l’exprime selon les mêmes modalités de renvoi que
la vox, à ceci près que le premier tient lieu d’une pluralité que l’esprit peut
ainsi retenir et signifier. « Pomme » et « homme » sont en fait autant des
voces que des nomina, le nomen incarnant plus précisément une règle
générale de signification.
Dans le premier scolie de la proposition 40, Spinoza donne l’explication
du processus physique à l’origine de la formation des notions générales.
Puisque dans le corps humain se forment [formantur] simultanément
[simut] tant d’images, par exemple d’hommes, qu’elles dépassent la force
d’imaginer [vim imaginandi], non pas complètement sans doute, mais
assez toutefois pour que l’esprit ne puisse imaginer ni les petites diffé­
rences des singuliers [singulorum parvas differentias] (par exemple, la
couleur, la taille, etc. de chacun), ni leur nombre déterminé ; et il n’imagine
distinctement que ce seulement en quoi ils conviennent tous, en tant
[quatenus] que le corps est par eux affecté. En effet, c’est par cela que le
corps a été le plus affecté, sans doute puisqu’il l’a été par chaque singulier.
Voilà ce que l’Esprit exprime par le nom d’homme [nomine hominis], et il
le dit [praedicat] d’une infinité de singuliers

l.£II,40scl(G.IL 121.14-22).
214 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

Le passage montre en quoi la capacité même du corps à retenir un très


grand nombre d’images peut être la cause de leur confusion pour
l’imagination. Foncièrement le corps n’oublie rien; car il est cette aptitude
même, dans ses parties molles, à retenir des traces. En cela, certainement,
sa puissance est une puissance pratiquement indéfinie d’inscription, une
écriture qui se prolonge au moins pendant toute la durée de vie du corps.
Mais l’imagination ne peut se représenter toutes ses images à la fois
[simul], comme elle pourrait le faire si, du moins en principe, elle prenait le
temps de les dérouler. De même, il est bien vrai que le corps n’est rien
d’autre que les manières d’être affecté et d’affecter, mais il ne peut les
exercer toutes en même temps. D doit passer par des développements. La
puissance du corps est ainsi traduite dans les limites de ce que l’imagination
peut tenir en présence. Car cette puissance est surtout une puissance
d’enchaînement, qui est quasiment indéfinie à condition de faire figurer les
images les unes après les autres. Spinoza avait lui-même fait remarquer,
dans les CM, que la narration favorise la mémorisation.
Or, l’imagination ne peut se rendre présent qu’un nombre limité de
différences. Passé ce nombre, elle ne les remarque plus, du moins pas toutes
ensemble. Spinoza ne précise pas ce nombre, mais on peut penser qu’il
varie en fonction des aptitudes propres à chaque corps. Toujours est-il que
l’imagination, au delà de ce seuil, a nécessairement tendance à résumer,
synthétiser, abréger. Alors que ces petites différences se soustraient à son
effort de représentation, elle reconfigure elle-même à grands traits ce en
quoi les singuliers conviennent, non comme ils sont en eux-mêmes bien
sûr, mais seulement en tant qu’elle les imagine. L’imagination sélectionne,
simplifie, esquisse; d’autres, la confondant avec l’entendement, diront
qu’elle abstrait. En fait, confondant les détails par un effacement des
différences, elle re-trace comme une nouvelle image.
Ce que l’imagination retrace à grandes lignes n’en demeure pas moins
l’acte positif d’une véritable formation, dont Spinoza s’emploie à expliquer
la genèse. Cette nouvelle image n’est d’ailleurs pas absolument inédite. En
effet, 1’ « image commune » est en elle-même tout à fait particulière, dans la
mesure où elle est redevable de ce qui dans toutes les images qu’elle résume
a dû davantage impressionner celui ou ce qui en a été affecté. Et Spinoza de
préciser :
H faut d’ailleurs noter que ces notions ne sont pas formées \formari\ de la
même manière par tous ; mais qu’elles varient chez chacun en raison de la
chose qui a le plus souvent affecté le corps, et que l’Esprit imagine ou se
souvient plus facilement [facilius]. Par exemple, ceux qui ont le plus
souvent contemplé [contemplatf\ avec étonnement [cum admiratione] la
stature des hommes, entendront sous le nom [sub nomine] à'homme un
animal de stature élevée; tandis que ceux qui sont accoutumés [assueti] à
LA GENÈSE DU SIGNE 215

contempler [conîemplari] autre chose, formeront une autre image


commune [communem imaginem] des hommes, par exemple que l’homme
est un animal qui rit, un animal bipède sans plumes, un animal rationnel ; et
ainsi [& 5/c] pour les autres choses [de reliquis] chacun [unusquisque],
selon la disposition de son corps [pro dispositione sui corporis], formera
des images universelles des choses [rerum universales imagines]

Distinction et cristallisation
On voit bien, en effet, que l’image générale, qui représente grosso modo
les traits communs des images des choses, ne laisse pas elle-même d’être
une image particulière. Chacun, dit Spinoza, la forme à sa manière. Pour
l’expliquer, outre la répétition et la fréquence, Spinoza fait intervenir
V admira tio, définie plus loin comme
l’imagination d’une chose dans laquelle l’Esprit reste [manet] fixé
[defixa], parce que cette imagination singulière [singularis] n’a aucune
connexion [connexionem] avec les autres2.
En effet, l’étonnement est ce qui vient figer le processus d’enchaî­
nement des images, soit parce que l’image sur laquelle la contemplation
s’arrête est nouvelle [imago nova], comme le précise Vexplication et donc
sa signification en suspens, soit parce qu’elle est jugée singulière
[singularis]3. Dans le premier cas on est en présence d’un état fort instable,
duquel l’esprit va devoir se sortir, soit en essayant de ramener l’inconnu à
du connu, soit parce que, de plus en plus assailli par des doutes, il va être
contraint de réviser les hypothèses à la base de ses enchaînements. Dans le
second cas, au contraire, l’esprit trouve une certaine stabilité, puisqu’il
forge une nouvelle image qui concentre et fige ce qu’il a trouvé de singulier
dans chaque image singulière. Ce cas est précisément celui où paradoxa­
lement l’admiration, qui normalement vient interrompre une habitude,
devient le trait distinctif autour duquel se constitue une habitude. L’admi-
ratio alors semble pouvoir être comprise selon deux modalités différentes :
comme un «arrêt momentané sur image», qui bloque et paralyse l’esprit
dans son activité signifiante habituelle, ou bien, au contraire, comme ce qui
va constituer ce signe tenant lieu de l’habitude imaginative, à la base de la
formation des images communes. On dira alors que ce signe constitue
comme une règle d’interprétation. Il incarne une loi.

1. EH, 40 sc 1 (G.n. 121.24.33).


2. Em, aff def4 (G.II. 191.21-23).
3. Il est à noter que Vexplicatio, qui suit la définition 4 des affects, fait directement
référence à E H, 18, proposition qui est explicitement rappelée dans le premier scolie de £ El,
40. Quand donc Spinoza y parle d'admiratio, bien qu’il n’ait pas encore défini la notion, on a
toutes les raisons de penser qu’il le fait dans un sens précis et rigoureux.
216 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

On avait vu que Yadmiratio est ce qui marque une suspension, un arrêt,


sorte d’absence de l’esprit en contrepoids d’un trop de présence de l’image
nouvelle et singulière. Médusé, ravi, comme de marbre, l’esprit est
empêché d’exercer son activité de penser : juger, enchaîner. Coupure nette
dans la vie de l’esprit, Y admiratio en est, quoique de manière bien diffé­
rente du douteJ, un moment critique. Par sa fonction « déconnective », qui
vient rompre un continu, elle marque une différence entre un certain ordre
de signification et quelque chose qui par son absence de signification
réserve un sens encore insoupçonné. Uadmiratio est ainsi le moment où
l’esprit perd ses repères et se dispose à se réorienter. Mais pas seulement.
Les textes indiquaient qu’il y a également un second aspect de Y admiratio,
que Descartes, avant Spinoza, avait souligné. D’exception à une habitude,
Y admiratio peut devenir elle-même une habitude. D’échec à un enchaîne­
ment d’idées, elle peut devenir la règle de formation d’une image
commune.
Cette autre face de Y admiratio est l’occasion d’une nouvelle
importante distinction entre Spinoza et Descartes. Pour Descartes un excès
d’admiration « peut se passer en [mauvaise] habitude » et dégénérer en un
étonnement maladif, où le curieux retient sans critère tout ce qui lui semble
nouveau ; pour Spinoza, au contraire, cet aspect est tout à fait normal pour la
vie de l’esprit qui imagine. Non seulement il ne saurait y avoir ici d’excès
(ni donc de pathologie), mais Yadmiratio devient elle-même le critère pour
une nouvelle orientation dans la manière de retenir les images. U admiratio
ne peut, pour Spinoza, devenir excessive et donc n’a aucune chance de
dégénérer, tout simplement parce qu’elle n’est pas une passion. Affecti­
vement neutre, elle n’augmente pas, ne diminue pas, ni en fréquence, ni en
intensité. Car, sous cet aspect, Yadmiratio n’est pas une exception dans la
vie de l’esprit, mais exprime une manière tout à fait commune que l’imagi­
nation a d’interpréter les images que le corps retient. Spinoza ne songe pas
un instant à corriger ce qui est une manière constante propre à l’imagination
d’accentuer certains traits des images. L’imagination, en effet, ne repré­
sente pas de la même manière toutes les différentes traces que le corps
rapporte en ces parties molles. Certaines lui apparaîtront comme plus
significatives que d’autres. Non seulement cela n’a rien d’excessif, mais est
tout à fait normal. C’est là même un aspect normatif, sans lequel l’imagi­
nation ne pourrait pas avoir l’exercice de la mémoire et ne pourrait pas (se)
signifier les choses.
L’imagination est l’art de distribuer des accents, de hiérarchiser des
différences, d’introduire de la valeur dans la différence, d’en faire valoir
certaines plutôt que d’autres. À partir de cette «image nouvelle» [imago
1. Voir supra chap. n.
S'
.;

LA GENÈSE DU SIGNE 217


! j!
nova] de Yadmiratio, se constitue une «nouvelle image», le signe, qui est i
cette cristallisation1 autour d’une différence accentuée. Signifiante parce
que significative. Autant la trace est ce creux logé au fond du corps, autant
le signe est ce relief que l’image gagne par le travail de l’imagination. Elle
relève les traces de leur nature purement passive, rehausse et articule un
autre plan de différences, sur lequel les images viennent se replacer. Il n’y a !
d’ailleurs pas que l’image commune qui soit ainsi reconfigurée et accen­
tuée par l’admiration passée en habitude. Si cette habitude s’est formée, si
l’imagination abrite l’universel, c’est que cet aspect commun de Yadmi­
ratio est à l’œuvre dans chaque perception. Car les images des choses, qui
dans l’ordre génétique semblent devoir fournir le matériau aux images
communes, ne rapportent pas, comme on sait, la figure des choses, et donc
il y a tout lieu de penser qu’à leur manière elles ne retiennent pas non plus
toutes les petites différences des corps extérieurs. Elles ne retiennent, en
effet, que ce que le corps est apte à retenir, car le nombre de petites diffé­
rences que l’image représente dépend en grande partie de la constitution du
corps mou comme lieu d’inscription de ce qui parvient à laisser une trace.
Le corps mou ne laisse percevoir que ce à quoi il est sensible. Enfin l’esprit
ne percevra que ce qui est à son sens remarquable, c’est-à-dire ce qui est le
plus représentatif pour lui de ce qui l’affecte du corps extérieur. L’image est
ainsi déjà elle-même une synthèse de traces qui ne rapportent des corps
extérieurs que ce que d’abord le corps mou est disposé à enregistrer, puis ce
que l’imagination aura retenu de plus significatif.
Ces petites et infinies différences, toujours résumées par une imagina­
tion impuissante à les retenir toutes, sont comme les indices sans cesse
effacés qu’il y a quelque chose d’infini dans le fini, que l’imagination d’ail­
leurs ne finit jamais, et n’aura jamais fini, d’imaginer. Pour savoir que les
petites différences sont en surnombre par rapport à ce que l’imagination
arrive à percevoir, il suffit de comparer une image commune avec une
image singulière : l’image commune de l’homme n’est pas aussi distincte et
détaillée que l’image de Pierre ou de Paul. Les conditions de la perception
suffisent pour me faire comprendre qu’une tour carrée me paraît ronde de
loin parce que je ne perçois plus les angles de ses côtés, ou que la lune qui
m’apparaît lisse à l’œil nu, dévoile les accidents de sa surface pour peu que
je puisse en améliorer la perception à l’aide d’un instrument optique.
Cependant, comment savoir que ces petites différences sont infinies? De
deux façons. Une physique rationnelle ne peut que nous les faire concevoir
comme infinies, car la traçabilité de l’étendue fait que les traces sont

1. Le signe répond à un processus de polarisation et de minéralisation, il est en quelque


sorte un « durcissement » de l’image; il est plus dur, et donc aussi plus stable, il incarne une
loi, une habitude.
218 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

infinies. Et l’imagination, comment le sait-elle? Précisément parce qu’elle


ne cesse de les imaginer de manière toujours différente. Chaque image est
toujours singulière et différente. Les différences sont toujours le produit
d’autres différences, auxquelles elles renvoient, et ne peuvent avoir de sens
qu’en relation à celui ou ce pour qui elles constituent des différences. Une
marque n’en est pas une si elle n’est pas en soi remarquable pour quelqu’un
ou quelque chose qui s’en fait l’interprète. Ainsi la perception d’un cheval
par une mouche, ou du sang par un ver qui vivrait dans le sang est différente
de celle que nous pouvons en avoir, autant que la nature de la mouche et
celle du ver diffèrent de la nôtre. Toute différence implique ce pour qui elle
a lieu et prend effet.
La différence entre les rerum imagines et les rerum imagines univer­
sales tient donc simplement en ceci : que les images des choses représentent
les corps extérieurs comme nous étant présents, alors que les images
communes nous représentent les images des choses, mais sous l’aspect de
ce qui fait qu’on les remarque toutes en même temps sous le même signe.
Les images communes représentent les représentants des choses en ce
qu’ils ont de plus représentatif. Évidemment, l’image commune, quant à
son fonctionnement, reste une image parmi d’autres, c’est-à-dire que dans
le processus de la signification, elle ira s’enchaîner à d’autres images,
d’autres signes. Ainsi la vox/homo/ acquiert la valeur du nomen « homo »
quand, au lieu de s’enchaîner simplement à une image singulière, elle est
jointe à l’image commune des hommes que l’imagination a pris l’habitude
de se représenter comme représentante de toutes les images particulières
d’homme. Mais à part cela, rien ne vient différencier ces deux images.
L’image commune, comme signe, est donc une image d’images’, mais
selon un mode différent de celui qui a été vu jusqu’à présent. L’image
commune est plutôt celle qui se forme à partir de l’effort de rétention
simultanée d’un surnombre d’images qui ont toutes en commun la même
marque, le même trait distinctif. À ce titre, l’image commune, ou univer­
selle, que l’imagination forme, n’est pas autre chose qu’un signe, dans la
mesure où elle a la capacité de tenir lieu, de représenter, c’est-à-dire d’être
le représentant d’un nombre illimité d’autres images. En effet, ce que
l’image commune retient et représente/a/f signe dans chaque image singu­
lière. L’image commune, donc, tout en restant quelque chose de particulier
- comme image elle est en effet particulière à chacun - tient lieu d’une
pluralité sous l’aspect d’une particularité. En tant que signe, elle opère un
transfert de la représentation. Le signe est une habitude qui incarne la règle
de ce transfert, rapportant les images singulières à leur unité signifiante.
LA GENÈSE DU SIGNE 219

Les transcendantaux
Cette logique atteint son paroxysme avec les termes que l’on appelle
«transcendantaux». Quoi de plus général, en effet, que les Transcen-
dentales ? Ils sont les plus vagues et les plus confus de tous. Si, en effet,
ce nombre d’images, que le Corps est capable en même temps de former
distinctement en lui-même, est de loin [longe] dépassé, elles se confon­
dront toutes complètement [plane] entre ellesl.
Voilà alors que toutes les différences, petites et grandes, se perdent ; que
l’esprit imagine les choses sans aucune distinction et (se) les signifie toutes
à la fois sous des noms d’une généralité extrême (Ens, Res, aliquid). Les
transcendantaux peuvent ainsi se prédiquer de tout et de n’ importe quoi, car
ils finissent par confondre et faire taire même ce qui distinguait les images
communes, cette singularité que l’admiration de l’imagination érigeait en
critère. Spinoza dit que leur image résulte d’une confusion complète
[plane] d’autres images. Mais que devient une image qui ne rapporte et ne
manifeste pratiquement plus de différences? On pourrait presque se
demander si, bien qu’ayant leur cause dans l’imagination, les transcen­
dantaux peuvent à la rigueur encore être considérés comme des imagines,
tant leurs idées ne représentent plus des corps extérieurs [Corpora extema]
comme nous étant présents, ni même des traits qui leur seraient communs,
mais indifféremment tout ce qui peut être représenté. C’est sans doute l’une
des raisons de leur ambiguïté, avec une notion comme celle d'abstraction,
que Spinoza dans ce scolie, sans le dire explicitement, attaque de front,
puisque de fait il en assigne les fonctions à la confusion de l’imagination
plutôt qu’au pouvoir de l’entendement. Le recours à des analogies aidera
peut-être à éclaircir ce point. Par exemple : un bruit de fond, n’est-ce pas ce
qui résulte de la confusion de tous les sons ? Un fond gris, n’ est-ce pas ce qui
ressort du mélange de toutes les couleurs de la palette? Or, justement, on
peut se demander si ce bruit et ce gris seraient en eux-mêmes encore
perceptibles dans le cas où ils seraient en soi dépourvus de toute différence.
On dira: le bruit reste un son, le gris une couleur, ou, du moins, ils
demeurent dans les champs l’un de l’audible, l’autre du visible. Sans doute,
mais ils risquent de ne pas être entendus ni vus, si précisément ils ne
rapportent ni ne dénotent aucune différence. Il semble donc difficile de
répondre. On peut se demander si la confusion complète des images est
telle que toutes les différences sont absolument annulées. A ce propos, que
dit Spinoza?

1. En, 40 sc 1 (G.n. 120-121.33-2).


220 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

Lorsque dans le corps les images se confondent complètement [plane],


l’Esprit aussi imagine tous les corps confusément sans aucune distinction
[sine ulla distinctione], et en quelque sorte [quasi] les comprend sous un
seul attribut [sub uno atîributo]1.
Il confirme la totale [plane] confusion des images, ce qui pour l’esprit
correspond à un manque de distinction dans l’imagination. Il serait donc
vain de chercher à distinguer quelques traits là où n’y a que confusion.
Cependant, à cette absence de distinction, l’esprit supplée «en quelque
sorte » [quasi] par une attribution, une assignation à des termes comme ens,
res ou aliquid censés en tenir lieu au moment précis où l’image à tendance à
s’évanouir dans l’indistinct. Il n’est donc pas impossible que l’expression
« en quelque sorte » tente de pallier cette difficulté, marquant le mouve­
ment de bascule par lequel l’instance représentative est transférée au signe
au moment précis où l’image commence à faire défaut. Néanmoins, on ne
peut en douter plus longtemps, les transcendantaux font partie du royaume
des images, du moins ils en sont issus, et c’est bien à cela, à des espèces
d’images que veut les reconduire Spinoza. Peut-être alors y prennent-ils
part moins comme « images d’images », que comme signes de tout ce que
les images, y compris les communes, peuvent représenter. Toujours est-il
que leur genèse se fait dans et par l’imagination exclusivement. Tandis que
les notions universelles sont des images communes, les transcendantaux
doivent être plutôt considérés comme des «termes» [termini], qui assu­
ment leur rôle et deviennent effectifs là et quand les images cessent d’être
des images.
On ne peut manquer de remarquer ici l’utilisation du terme attributum.
Il ne tombe pas par hasard dans ce texte qui fait suite à la doctrine des
notions communes. Il permet, au contraire, de mesurer toute la distance qui
sépare la conception spinozienne de la racine commune des choses (les
véritables attributs de la substance), ancrée dans une connaissance adé­
quate, vis-à-vis d’une conception qui se meut seulement sur la base d’idées
inadéquates, dépendantes de la puissance limitée de l’imagination à retenir
des images dans le corps. Le terme attributum concentre sur lui toute une
tradition qui se représente le commun à l’instar d’un genre, et a contrario,
sous le même nom fait apparaître de manière éclatante la différence
radicale de la doctrine spinozienne des notions communes, qui vient d’être
établie dans les propositions immédiatement précédentes.

1. Ibid. (G.H 121.5-7).


LA GENÈSE DU SIGNE 221

L’ASPECT PUBLIC DU SIGNE

On obtient ainsi une caractérisation plus précise du signe. L’image


commune est toujours quelque chose qui permet de retenir quelque chose
en lieu et place d’une pluralité d’autres, voire d’une infinité, selon une
norme particulière. Elle incame une certaine norme de lecture des images
qui a sa source dans la disposition du corps. Elle en cristallise certains
aspects, certains accents. Comme l’annonçaient les Cogitata, il est bien
vrai qu’elle est un moyen par lequel nous retenons plus fermement et
facilement nos pensées et nous les rappelons à l’esprit Cette cristallisation,
cette fixation qui est l’image de marque du signe et qui l’établit comme
norme de signification se fait selon un double principe d’économie:
l’utilité et la facilité. Facilité tout d’abord, parce qu’elle simplifie les
opérations de l’Esprit, elle en accélère les fonctions; utilité ensuite, parce
que, malgré le surnombre des images, elle permet d’établir des règles de
signification, et donc de rendre les choses signifiables et praticables. Ces
deux aspects ne vont pas sans un troisième. Il est ce que l’on pourrait
appeler l’aspect public du signe. Sous ce jour apparaît le langage, avec ses
règles implicites de représentation, respectivement à la communauté de
ceux qui en font usage. Le signe incarne une règle à laquelle l’interprète se
rapporte. Il est alors prédicable, c’est-à-dire, au sens premier du verbe
praedicare, qu’«il se dit publiquement» d’une pluralité, voire d’une
infinité de singuliers, dans la mesure où il est praticable publiquement dans
la communauté de sens auquel il appartient Sa signification dépend
toujours d’une interprétation, mais cette dernière, sous l’empire public du
signe, ne pourra pas varier de manière anarchique et incontrôlée.
On pourrait penser que cela ne constitue qu’un aspect marginal de la
doctrine du signe de Spinoza. Il n’en est rien. C’est bien un aspect essentiel
du processus de la signification. Le signe incame une règle, qui peut par
exemple être recueillie dans une grammaire, ou faire fonctionner un
syllogisme; mais il ne saurait le faire sans une norme qui en principe doit
valoir pour tous, c’est-à-dire sans garantir tant soit peu que mon interpréta­
tion s’accorde avec celles des autres. C’est ainsi que, comme le fera
remarquer Spinoza, on ne peut pas changer arbitrairement ou frauduleuse­
ment le sens d’un mot ou d’un signe sans se heurter au contrôle public
exercé sur sa signification. On ne peut le faire que par une convention
explicite et un consensus, qui requièrent l’accord de tous. Cet accord ne
peut être fixé lui-même qu’au moyen d’autres signes dont la signification
222 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

est elle-même publique. Ainsi l’individualité du signe, comme règle d’un


usage public, implique une communauté de sens1.
Paradoxalement, donc, l’imagination répond à une impuissance par une
certaine puissance, puisqu’elle se donne les moyens de rassembler en
unités simplifiées ce qui autrement ne pourrait se donner que sous forme
d’enchaînements complexes, dont les séries seraient difficiles à clore. En
un mot : elle se donne des signes. Ceux-ci sont effectivement comme des
auxilia naturels, grâce auxquels l’individu, bien que toujours dépassé par
ses images, peut s’orienter dans le monde et assurer ses pratiques de vie.
Ces unités, d’où viennent les noms communs ou les universaux, incarnent
des règles de formation. L’image commune est ainsi une image qui, bien

1. Certaines analyses d’Alexandre Matheron tendent vers cette idée d’un statut public du
signe, quand, par exemple, il s’interroge sur le statut ontologique de l’individualité de
l’Écriture: «L’Écriture Sainte, en tant que réalité ontologique, est un individu comprenant
deux sortes de parties : d’une part, évidemment, l’ensemble de tous les exemplaires matériels
des Livres Saints; et d’autre part, l’ensemble de tous les êtres humains à qui la lecture de ces
livres inspire l’amour de Dieu et du prochain. [...] On voit alors quel rapport cet ensemble
d’hommes [...] entretient avec Vautre ensemble constitutif de l’individu-Écriture: les
exemplaires matériels des Livres Saints produisent dans les corps humains des images dont
découlent des paroles et des actes de justice et de charité, il y a notamment celui consistant à
faire lire les Livres Saints aux autres hommes afin de les rendre eux-mêmes charitables ; ce
qui entraîne une demande concernant la reproduction des exemplaires matériels de ces
mêmes livres; et ces exemplaires, une fois reproduits, réintroduisent les mêmes images dont
découlent les mêmes actions qui ont à nouveau pour conséquence de les reproduire, etc... Tel
est donc, si l’on peut dire, le Conatus de l’individu-Écriture : son effort pour persévérer dans
son être, en l’absence duquel on ne voit pas en quel sens l’Écriture Sainte pourrait encore être
dite exister». L’analyse peut alors s’ouvrir sur une généralisation, qui referme l’article
d’Alexandre Matheron : «À partir de là on pourrait essayer d’appliquer la même analyse à
toutes les œuvres humaines, artistiques en particulier : en quel sens, par exemple, une œuvre
d’art pourrait-elle être dite exister si elle n’avait strictement aucun publicl N’est-ce pas son
public qui la fait vivre? Et cela pourrait valoir également pour les systèmes philosophiques - y
compris celui de Spinoza lui-même, qui, en tant que système exposé publiquement d’une
certaine façon plutôt que d’une autre qui aurait été également possible, n’est pas la même
chose que la vérité découverte par Spinoza»; nous soulignons; A.Matheron, «Le statut
ontologique de l’Écriture Sainte et la doctrine spinoziste de l’individualité», L’Écriture
Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste. Travaux et documents, Groupe de
Recherches Spinozistes, n°4, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1992, p. 109-
118; les citations sont extraites des p. 117 et 118. Puisqu’il n’y a pas de signe sans son
interprète, ce que dit Alexandre Matheron est vrai en principe de tout signe. Dans son essence
symbolique, l’aspect public est ce qui fait la valeur cosmique et pragmatique du signe. Ainsi,
l’Écriture comme signe conserve sa sainteté tant que sa signification se traduit par des
interprétations de son message de justice et de charité; si cela devait s’arrêter un jour, elle
serait morte comme signe, c’est-à-dire comme cet ensemble de signes qui signifient le salut
par la justice et la charité, et qui lui confère sa sainteté. Ainsi, on peut le dire, tous les signes
passent, et en tant que corps, ils sont appelés à disparaître un jour; mais il y a quelque chose
des idées qu’ils portent - on dira leur vérité - qui ne meurt pas totalement avec eux et demeure
éternellement, et qui ne peut s’arrêter sous une forme ou sous une autre defaire signe.
LA GENÈSE DU SIGNE 223

que particulière, par un processus naturel du corps, assume des fonctions


de généralité1.
On pourrait penser que tout ce qui vient d’être dit à propos des traces,
des images et des signes ne se passe et ne vaut qu’à l’« intérieur» du corps.
Ce serait limiter fortement la portée de la doctrine que Spinoza développe.
Tout d’abord, il faut accepter l’idée que l’absence d’un modèle physiolo­
gique spécifique empêche de fixer le processus de la signification dans un
cadre préétabli, sur la base duquel à la manière cartésienne l’esprit serait
invité à suivre pas à pas l’itinéraire d’un stimulus extérieur vers le cerveau.
On a vu que les textes évitaient de procéder de la sorte. Deuxièmement,
force est de constater que la théorie de la trace et du signe chez Spinoza fait
l’économie d’une distinction entre l’extérieur et l’intérieur. Il ne s’agit pas
de dire que Spinoza se passe complètement de cette distinction, puisque
précisément il s’en sert pour dire que les images nous représentent des
corps extérieurs, mais de comprendre que cette distinction n’est peut-être
pas là où on l’attend. La trace, en effet, peut aussi bien être une marque
« interne » déposée dans les parties molles du corps humain, qu’une marque
«externe» laissée sur le sable par un cheval. Il en va de même pour les
signes. On peut considérer l’image commune comme étant déjà un signe
dans le corps de celui qui perçoit; mais rien ne s’oppose à ce que l’on parle
aussi de signes pour des traces ou des images extérieures, comme c’est le
cas pour les signes de l’écriture laissés par la main de l’homme représentant
des lettres et des voyelles. On a vu que les corps eux-mêmes peuvent être
considérés comme des signes, dans la mesure où il se rapportent à un
interprète. L’intérieur et l’extérieur ne sont donc pas donnés a priori dans
l’étendue, mais ils se constituent eux-mêmes comme le résultat d’une
relation causale et sémiotique. Le corps ne doit pas être imaginé comme
une portion d’étendue qu’il découperait par sa figure selon un dehors et un
dedans, mais comme une certaine manière d’être affecté et d’affecter,
c’est-à-dire comme une certaine manière d’être tracé, et une certaine
manière de tracer l’étendue et de produire des signes.
On comprend à présent, pourquoi Spinoza va s’autoriser, dans le scolie
qui suit consacré aux universaux, à définir le premier genre de connais­
sance [opinio, imagination comme une connaissance par signes [cognitio
ex signis], dont les mots ne sont qu ’ un exemple parmi d’autres.

1. Aussi : « pour retenir une chose tout à fait nouvelle et l’imprimer dans la mémoire, nous
avons recours à une autre chose qui nous est familière et qui s’accorde [conveniat] soit par le
nom seul, soit en réalité. De même - est-il ajouté - les philosophes ont ramené toutes les
choses naturelles à des classes déterminées auxquelles ils ont recours quand quelque chose de
nouveau s’offre à eux. Ils les appellent genre, espèce, etc. » ; CM, 1,1 (G.1.234.4-10).
224 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

Le signe, quoiqu’il faille le distinguer de l’image, n’est pourtant pas


absolument autre que celle-ci. Il se situe plutôt dans son prolongement. Ce
prolongement s’explique génétiquement. Il se fait sur le fil d’une impuis­
sance ou plus exactement d’une puissance limitée. C’est bien parce que
l’imagination ne peut pas représenter toutes les petites différences des
singuliers qui l’affectent, qu’elle est capable d’assigner à un particulier une
valeur ou une fonction de généralité1. Aussi cette impuissance doit-elle être
positivement considérée comme la puissance du corps même à être affecté,
ou encore sa capacité à s‘orienter pratiquement parmi les corps. Il n’y aurait
pas d’expérience ni de mémoire sans images communes, c’est-à-dire sans
cette capacité à constituer des signes comme loi immanente de certains
usages. Le signe est donc d’abord dans la nature du corps, issu de la puis­
sance limitée du corps, avant d’être également par convention. Du moins,
ces deux plans ne doivent pas être considérés comme opposés.
Il n’y a donc pour Spinoza aucun acte d’abstraction au sens aristoté­
licien du terme, mais le fait simplement d’une pensée qui par son mode de
perception ne s’efforce pas tant de comprendre l’essence des choses que de
les retenir en mémoire - la mémoire du corps. L’image particulière n’est
jamais significative et donc représentative de quelque chose, sauf si elle
s’enchaîne à quelque signe de généralité, digne d’être retenue comme
possible règle qui détermine le sens de l’expérience: les images sont
toujours singulières quant à leur nature, mais par leur signification elles
revêtent une certaine fonction de généralité. Soit Paulus, de même que tout
à l’heure était le motpomum. Mais Paulus ne signifierait rien si cette image
particulière n’était pas jointe à un image commune d’homme, tout comme
la signification de pomum était due à l’enchaînement avec l’image
commune du fruit. Ainsi une image particulière quelconque qui se présente
n’a de signification que par sa relation à une image commune qui la confi­
gure comme règle du sens dans lequel il va falloir la prendre. Là où ces
enchaînements ne se vérifient pas, il n’y a que surprise et étonnement pour
cette simple présence qui n’arrive pas à tomber [incidere] dans une déter­
mination. Et c’est cela le propre de l’imagination et de la mémoire, que de
retenir, expliquer et imaginer plus facilement par un mode de penser des
choses déjà comprises [intellectas]. À partir de là, il n’est plus question
de savoir si le général est ontologiquement antérieur à son représentant

l.Ce que l’on nomme l’arbitraire du signe doit se comprendre à partir du processus
naturel producteur de généralité, qui est une caractéristique du fonctionnement de l’imagina­
tion (et non seulement de l’homme comme étant doué de langage). Mais Spinoza avait déjà
donné les moyens de le penser quand il avait précisé que les images ne rapportent pas les
figures des choses.
LA GENÈSE DU SIGNE 225

comme dans le cas du réalisme platonicien ou épistémologiquement


postérieur à l’abstraction de la forme par l’intellect comme chez Aristote *.
Dès les CM, tout est disposé pour que le problème ne puisse plus se poser
dans ces termes. De ce point de vue, au moins, une certaine querelle sur le
statut nominal ou réel du général perd-elle de sa pertinence, puisque les
deux branches de la controverse sont renvoyées dos à dos à la question de
leur origine, c’est-à-dire à la définition génétique des universaux, et leur
origine dans les traces du corps.
Dès lors pourquoi s’étonner de la difficulté parfois de distinguer
l’image du signe, si ce n’est par le statut « public » de ce dernier. Les images
communes, bien qu’issues de la constitution du corps singulier d’un
individu, ne sont pas véritablement pensables sans quelque chose comme
une «imagination commune», ou une manière commune d’imaginer, qui
en constitue le cadre général d’interprétation ou l’horizon de sens, c’est-
à-dire sans une communauté d’images et de signes dont l’aspect privé se
croise jusqu’à se confondre avec son aspect public. Un système de signes ne
recouvre réellement de significations que s’il est d’un usage commun, que
s’il est en partage, que si celui qui en fait usage sait aussi qu’il n’est pas le
seul à le faire. Que le langage soit le lieu de toutes les controverses, de tous
les champs de bataille (y compris philosophiques) où, comme le rappelle
Spinoza, il paraît même problématique de s’accorder sur la définition de
l’homme («animal de stature élevée», «animal doué de rire», «animal
bipède sans plumes », « animal rationnel »...), n’enlève rien au fait qu’il est
également le seul lieu et le seul moyen où ces conflits, ces controverses, ces
malentendus peuvent avoir une chance de se régler. Pour peu que l’on
s’efforce de signifier les choses en les comprenant par les causes sans
s’arrêter aux signes, un accord plus profond peut s’établir. Comprendre ne
veut donc pas dire renoncer aux signes et à l’imagination (comment cela se
ferait-il?), mais réordonner les signes aux choses, c’est-à-dire aux causes,
au lieu de faire dépendre les choses et les causes des signes et de l’ordre de
l’imagination.
Et néanmoins, on ne peut le nier, déjà dans le statut public des signes,
il y a quelque chose de l’ordre d’un contrat tacite, qui fait en soi appel à
une communauté d’individus, ayant en partage un sens commun et des

l.On remarquera au passage que Spinoza semble attribuer une erreur plus grave à
Aristote qu’à Platon, pour avoir cru expliquer adéquatement l’essence de l’homme par sa
définition ; on laisse entendre en effet que Platon se serait servi de l'espèce comme d’un aide-
mémoire pour se rappeler aisément la pensée d’un homme; alors qu’Aristote, lui, aurait
effectivement pris une opération de l’imagination pour celle de l’entendement confondant
ainsi l’essence avec une image ; cf. CM, 1,1 (G.1.235.19-29).
226 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

pratiques communes de vie. Si la vérité relève d’un autre ordre que celui du
seul empire des signes et de leurs enchaînements, néanmoins, le sens et
celui de son questionnement sont déjà présents dans les choses perçues
comme signes, que pratique un désir inquiet et en quête de son utilité. Dans
le silence du signe résonne une attente, la promesse d’un désir.
Chapitre xv

CONSUETUDO, USUS, PRAXIS

La relation sémiotique
À bien y regarder, les scolies 18 et 40 présentent plusieurs points
en commun, de manière à ce que l’on peut les lire en continuité l’un avec
l’autre. Ils configurent la nature du signe selon une relation qui comporte
trois termes. Le représentant (l’image ou le signe) et le représenté (la chose
à laquelle renvoie le signe) ne sont donc pas suffisants à eux seuls pour faire
fonctionner la relation sémiotique. La relation est diadique; car pour que la
signification puisse fonctionner, il faudra poser les trois termes suivants :
a) Res sive objection (qui peut être aussi une image, ou un signe)
b) Signum
c) Unusquisque
Si l’on supprime l’un de ces trois pôles, le signe ne fonctionne plus, la
sémiose n’a plus cours, le processus s’arrête. Il est essentiel d’insister sur la
valeur universelle du troisième terme: unusquisque. Il assume le rôle
d’interprétant dans le processus sémiotique. Par son corps et son ingenium,
il est le lieu où se noue la relation de signification, qui lie l’individu à sa
pratique du monde. Cet unusquique peut être aussi bien un homme (un
Romain, un soldat, un prophète...), qu’une fourmi, un ver, un tournesol...
En effet :
Chacun [unusquisque] existe par le souverain droit de nature, et par
conséquent c’est par le souverain droit de nature que chacun [unusquisque]
fait ce qu’il suit de la nécessité de sa nature; et par suite c’est par le
souverain droit de nature que chacun [unusquisque] juge de ce qui est bon,
de ce qui est mauvais, et veille à son intérêt selon sa propre complexion
[ingenio] '.

. £IV, 37 sc 2 (G.II. 237.20-24).


228 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

Il est donc nécessairement que les images s’enchaînent, que les signes
renvoient à d’autres signes selon des modalités qui appartiennent à la
constitution du corps de chaque être suffisamment composé, c’est-à-dire en
mesure de vérifier dans son corps les conditions d’une traçabilité même
minime.
On voit bien que le régime spinoziste de la signification supporte mal le
schéma binaire, qui caractériserait Y épistémè de l’âge classique. Il s’arti­
cule, au contraire, sur une relation à trois termes. La conception spinoziste
du signe ne se résume forcément pas à la pensée cartésienne de la Logique
de Port-Royal. On comprend maintenant pourquoi Spinoza a eu tant de mal
à figurer dans les pages de Foucault, puisque, pour une part, il semble s’en
exclure lui-même par son attachement à une sémiologie qui est aussi une
herméneutique (le signe enveloppe toujours une interprétation), encore que
ce lien que Spinoza affirme entre l’interprète et le signe ne doive plus rien
à la ressemblance (les images ne rapportent pas la figure des choses),
puisqu’il dépend de la consuetudo d’un enchaînement et d’une mise en
ordre1. D’aucuns seraient peut-être tentés de ranger Spinoza du côté des
« Anciens » : dépassé par son siècle, en marge de celui-ci, Spinoza serait le
dernier grand homme de la Renaissance, dont il aurait conservé le trait
herméneutique de la pensée. Pourtant, cette hypothèse ne servirait à rien,
aussi séduisante qu’elle puisse paraître, car Spinoza, lui aussi, fait partie de
ceux qui à son époque ont brisé le lien avec la ressemblance. En cela
Foucault ne s’était donc pas trompé, Spinoza est bien fils de son siècle. Il lui
résiste cependant, et force le schéma foucaldien pour se projeter vers un
autre type de représentation du signe2. L’anomalie de Spinoza eu égard au
discours de Foucault tient donc au fait que la discontinuité épistémique
qui le concerne ne sépare et n’oppose pas forcément la mathesis à
Y herméneutique.
Il reste que pour Foucault le spinozisme ne pouvait pas constituer un
bon exemple, ni le meilleur représentant d’une époque. Une fois de plus, il
ne s’agit nullement de contester la validité de ce modèle, encore moins de
remettre en cause les vertus de la méthode archéologique; mais plutôt d’en
mitiger une application rigide et systématique. On ne défendra pas tant
l’idée que le spinozisme échappe totalement aux conditions de Y épistémè
classique, mais plutôt qu’il convient de complexifier une analyse, qui on le

1. L’importance de l’habitude a été mise en valeur par L.Bove, La stratégie du


conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, en particulier chap.i, p. 19-46; voir aussi
«L’habitude, activité fondatrice de l’existence actuelle dans la philosophie de Spinoza»,
Revue philosophique, n°l, 1991, p. 33-46; R.Bordoli, Memoria e abitudine. Descartes,
La Forge, Spinoza, Napoli, Guerini, 1994.
2. Ce qui rapproche Spinoza d’autres pensées du signe, comme celle de Peirce, par
exemple.
CONSUETUDO, USUS. PRAXIS 229

voit désormais, avait peut-être des raisons de ne pas s’attarder sur Spinoza l.
Cela devrait permettre en revanche d’autres rapprochements sur la base de
structures communes de pensée, qui, sans évacuer leurs différences,
peuvent traverser une, voire plusieurs époques.
En dernière analyse, à quoi doit-on la signification des mots pomum,
homo, &c., dont parlent les scolies 18 et 40? Indiscutablement à leurs
innombrables usages, aussi variés et particuliers les uns que les autres -
celui de Caius n’en était qu’un exemple. En ce sens, donc, l’usage ou
l’habitude consolidée constitue la loi de la signification. Et cela doit être
vrai pour la signification de chaque signe, dans la mesure où toute affection
du corps est liée à une pratique corporelle en images des choses qui se
présentent et s’enchaînent. Ainsi, il doit apparaître clairement que la loi
immanente de la concatenatio n’est autre que l’habitude [consuetudo], qui
en soi exprime davantage la constitution et la nature affective de celui pour
qui cet enchaînement prend un sens2. On peut penser alors que la fin
dernière de la signification est en vérité l’une de ses causes, à savoir: la
constitution d’un appétit [appetitus], c’est-à-dire un désir [cupiditas] qui
gouverne et oriente, en partie du moins, une certaine pratique des choses
(particulière ou commune). Or, sans cesse les images nous promettent ce
qu’elles nous signifient. Mais elles signifient surtout nos désirs, c’est-à-
dire en fin de compte une certaine disposition à agir. L’image ne fait donc
que renvoyer à ce qui à terme, d’image en image, constitue la loi immanente
de sa signification, à savoir: une habitude [habitus], qui en soi n’est rien
d’autre que l’affirmation d’une opinion, ou d’une croyance [opinio], et, en
dernière instance, la constitution d’un désir (ce que Spinoza nomme
affectus), c’est-à-dire cet usage pour lequel l’image fait signe, et dont toute
idée se pare.
A-t-on pour autant oublié que le mot pomum signifie pour un Romain le
fruit? Nullement. Simplement, l’usage commun qui veut que dans la
langue latine pomum signifie la pomme ne recouvre réellement son sens
que dans des usages particuliers qui mettent en œuvre sa règle de significa-

1. Notons simplement que cette idée n’est pas nouvelle. À partir de ses analyses sur la
sémiologie de Leibniz, Marcelo Dascal a déjà montré que te modèle foucaldien pouvait
rencontrer des résistances ; il en fait même l’un des enjeux de son livre : « La grande question à
poser au sujet de Leibniz est celle de ses rapports avec la prétendue épistémè de son temps : lui
appartient-elle intégralement ? Est-elle une illustration parfaite des principes de la théorie des
signes de l’âge classique, tels qu’ils sont décrits par Foucault? Ou conserve-t-elle des traits de
l’épistémè pré-classique? Plus généralement, la sémiologie de Leibniz réfute-t-elle ou
confirme-t-elle les thèses de Foucault ? » ; M. Dascal, La sémiologie de Leibniz, Paris, Aubier,
1978,p. 74.
2. On peut remarquer la proximité de Spinoza avec la maxime pragmatique affirmée deux
cents ans plus tard par Ch. S. Peirce : la signification d’une proposition n’est pas autre chose
que tous les effets pratiques que 1 ’ affirmation de cette proposition implique.
230 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

tion. Précisément, ces usages particuliers ne font qu’exprimer la loi


générale de leur signification commune. La norme d’un usage commun, ou
ce que l’on se hâte parfois trop souvent d’appeler un « code », est toujours
immanente à des usages particuliers. L’usage commun ne s'exprime jamais
que dans des usages particuliers, qui en mettent en pratique la règle. On ne
peut alors inventer ex novo le sens (d’une langue ou de ses mots par exem­
ple), ni le corrompre abusivement, sans se heurter à l’usage qui en fait la
règle. Rien n’empêche bien sûr que l’on réforme un sens, mais on ne peut
réformer que ce que l’on a d’abord hérité.
La réalité du signe retrace donc en tous points celle de l’image. Sa
nature enveloppe toujours la nature d’autre chose (ce qui était le corps
extérieur pour l’image (ce de quoi le signe est signe, ce à quoi le signe
renvoie) et celle du corps affecté, son interprète, c’est-à-dire, dans l’ordre et
la connexion de l’interprétation imaginative, une autre image, un autre
signe. Mais le signe incame une certaine règle d’interprétation. Sa signifi­
cation condense, résume, traduit un enchaînement d’images. Il incarne une
règle d’usage, à laquelle il renvoie. C’est ce que, dans les CM, Spinoza
reconnaît à la signification du mot verum, quand il est dit que les philo­
sophes emploient les mots qui ont d’abord été trouvés par le vulgaire1.
C’est aussi le constat qu’eut à faire Spinoza au sujet des noms des affects,
qui « furent trouvés [inventa] à partir de leur usage vulgaire [usu vulgari]
plutôt que de leur connaissance scrupuleuse » 2.
Qu’est donc ce que Spinoza nomme constitutio? Essentiellement un
corps d’habitudes, un corps marqué, habillé de ses pratiques, qui sont
autant cinétiques que signifiantes. Au début de la Lettre 58, Spinoza rap­
pelle qu’il peut arriver que deux personnes, bien qu’usant des mêmes mots,
pensent des choses différentes ; de même, dans le scolie de la proposition 59
de la quatrième partie de l’Éthique, il affirme qu’une seule et même action
peut être jointe [potestjungi] à n’importe quelle image de choses. Or, cela
ne fait que renforcer l’idée qu’une image, pas plus qu’une action, n’a de
sens propre avant d’être enchaînée à d’autres, et qu’ une sémantique est déjà
toujours prise dans une syntaxe et une pragmatique.

Quand croire C’est faire


Repraesentatio, significatio et interpretatio, ces trois aspects
composent ce que Spinoza appelle imaginatio, ou encore opinio, c’est-
à-dire la croyance, comme puissance de mise en chaînes d’images, qui

1. Cf. CM, 1,6 (G.1.246.18-22).


2. EU1,52 sc (G.n. 180.30-32). Il ne pouvait pas d’ailleurs en aller autrement, puisque les
noms des affects comme tous les autres mots du langage sont pris dans l’imagination.
CONSUETUDO, USUS, PRAXIS 231

à terme ne sont que le reflet d’une action, d’un mode ou d’une pratique de
vie. C’est bien ce que résume la fin du E m, 32 sc :
Les images des choses [rerum imagines] [...] sont les affections mêmes du
corps humain, autrement dit, les manières dont le corps humain est affecté
par les causes extérieures et disposé [disponiturque] àfaire ceci ou cela [ad
hoc, vel illud agendum]1.
Mais, à bien y regarder, cette idée d’un agir comme fin des images était
présente dans la définition de la cupiditas, dans laquelle Spinoza avait déjà
inclus un aspect éminemment pratique :
Le désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la
conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-
même, àfaire quelque chose [ad aliquid agendum]2.
On a trop rarement souligné que l’action était impliquée par la
concaténation des images, qui vient modifier, moduler et orienter le sens
que prennent les désirs. Leurs significations renvoient en dernière instance
à une manière d’agir, à un mode de vie. La constitutio du corps est immé­
diatement une dispositio. Entre eux il n’y a pas autre chose qu’une
distinction de raison. La constitutio doublée de la dispositio durable
détermine la consuetudo, que l’on peut définir comme une pratique
de signes institués dont la grammaire est réglée par l’usage [uras].
Vusus n’est autre alors que la pratique signifiante d’une disposition indi­
viduelle ou commune, à savoir un ingenium3, qui exprime la constitution
affective d’un individu singulier ou collectif4. Spinoza emploie le mot

1. G.ü. 165.23-26; nous soulignons.


2. £ ni, aff def 1 (G.II. 190.2-4); nous soulignons. Spinoza en propose également le
raccourci suivant: «le Désir n’est rien d’autre que l’effort même d’agir [ipse agendi
conaïus] » ; £IV, 59 (G.ü. 255.1-2).
3. Ingenium est un terme difficile à traduire. D indique à la fois la tendance naturelle
d’une chose, ce qui configure une nature, la composition, le nœud d’idées, la structure
affective qui en déterminent les penchants, la manière d’être modifiée d’une essence, mais
aussi sa manière propre de modifier son entourage, de fabriquer, la complexion d’un individu.
Ces vingt dernières années, les études spinozistes ont souvent mis en valeur cette notion, qui
croise à la fois des aspects classiques et baroques. Pour une analyse du terme ingenium, on
pourra se reporter à G. Giannetto, Spinoza e l’idea del comprendere, p. 165-207 ; F. Mignini,
Ars Imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 285-295; P.-F. Moreau,
Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 396-440 ; L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation
et résistance chez Spinoza, p. 208-218.
4. À cet égard, on comprend bien pourquoi l’usage met une limite à l’interprétation, car il
est lui-même en tant que disposition réglée à faire ceci ou cela l’interprète de ses signes : dans
sa pratique des choses il en est le référent ultime. À ceci près, cependant, qu'il ne faut pas
oublier que Vusus et V ingenium sont les interprètes d’un processus sémiotique qui les dépasse
et dont ils ne sont que des sujets partiels.
232 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

praxis\ qui est à la fois l’ordre commun des choses et l’expérience de cet
ordre, quand celle-ci n’est pas aveuglée par les préjugés. Ce terme marque
souvent le souci de Spinoza de ne pas opposer la praxis et la theoria
(notamment en politique), voire plus, la praxis est souvent appelée au
renfort de la théorie pour la confirmer.
Les affects de joie et de tristesse ne font qu’accentuer positivement ou
négativement ce que le désir exprime par lui-même. Aussi, tout ce que nous
imaginons conduire à la joie, nous nous efforçons, autant que nous pouvons
de le faire se produire; car nous nous efforçons autant que nous pouvons de
l’imaginer, c’est-à-dire de le considérer comme présent ou existant en acte.
Mais l’effort ou la puissance de l’esprit dans l’acte de penser est par nature
égal et simultané à l’effort ou à la puissance du corps dans son action. Donc
nous faisons tout notre effort pour que cette chose existe, autrement dit - ce
qui est la même chose - nous la désirons et tendons vers elle; mais ce que
nous imaginons lui être contraire, autrement dit conduire à la tristesse, nous
nous efforçons de l’écarter ou de le détruire2.

La foi
Remarquons, enfin, qu’il n’y a aucune raison d’exclure de cette
définition de l’imagination la croyance religieuse et la pratique de la foi.
Qu’est-ce, en effet, que la foi [fides] ?
La foi doit se définir comme consistant seulement à attribuer à Dieu par la
pensée des caractères [de Deo talia sentire], tels que l’ignorance de ces
caractères doivent entraîner la destruction de l’obéissance, et que
l’obéissance étant posée, ces caractères soient nécessairement posés3.
L’emploi ici du verbe sentire indique aussi bien une manière de penser
qu’une manière intime d’adhérer à une idée. On aurait pu traduire par

l.On compte 14 occurrences de ce terme: 1 dans Y Éthique, 4 dans le TTP, 2 dans les
Lettres et 8 dans le TP\ en voici la liste : 1) £IV, 45 sc : cum communi praxi optime convertit
(G.II.245.3) - le Lexicon d’Emilia Giancotti oublie de signaler cette occurrence; 2) TTP,
chap. xvn : cum praxi non parum conveniat (G.m. 201.11-14 ; Œuvres III. 534.3-6); 3) TTP,
chap.xix: praxi confirmatur (G.m. 233.7 ; Œuvres III. 616.7); 4) TTP, chap.xx: praxi
confirmare (G.m. 242.13-14; Œuvres III. 640.10) ; 5) Ep, 68: religiosae virtutis praxin
(G.TV. 299.26); 6) Ep, 73: religiosae virtutis praxin (G.IV. 307.1); 7) TP, chap.l, §1:
Theoria ab [...] Praxi discrepare (G.m.273.21-25); 8) TP, chap. 1, §3: experientia sive
praxis (G.ffl. 274.14); 9) TP, chap. 1, § 4 : cum praxi optime conveniunt (G.m. 274.23-26);
10) TP, chap.6, §5: imperium Monarchicum [...] révéra in praxi Aristocraticum
(G.ffl. 298.33); 11) TP, chap. 7, § 1 : praxi nullo modo repugnare (G.m. 307.15-17); 12) TP,
chap. 7, § 10 : mutâtio a communi praxi abhorrens (G.m. 312.9-11); 13) TP, chap. 8, §4 : in
praxi imperium absolutum non sit (G.m. 325.35); 14) TP, chap. 8, § 5 : praxis cum theoria
maxime conveniens (G.ffl. 326.10-11).
2. Cf. E ffl, 28 et dem.
3. TTP, chap. xiv (G.ffl. 175.13-15; Œuvres ffl. 468-470.35-2).
CONSUETUDO, USUS. PRAXIS 233

«sentir de Dieu certaines choses». C’est en effet cette «adhésion» du


croyant à l’agir pieux qui fait la foi et la fidélité du fidèle. Sans les œuvres il
n’y a pas de foi, la foi est morte. Prétendre croire sans obéir, c’est tout
simplement ne pas croire; c’est donc au mieux un jeu de mot, au pire de
l’hypocrisie. Il n’y a pas de définition plus pragmatique (pour ne pas dire
pragmatiste) que celle que Spinoza donne de la fides. Cette définition
semble retracer à sa manière la définition 2 de la deuxième partie de
Y Éthique, à savoir: «appartient à l’essence d’une chose [entendons ici la
foi] ce dont la présence [entendons ici l’obéissance] pose nécessairement la
chose et dont la suppression supprime nécessairement la chose, ou encore,
ce sans quoi la chose [la foi], et inversement ce [l’obéissance] qui sans la
chose, ne peut ni être ni se concevoir ». Ainsi la signification de la foi, n’est
autre que le salut par l’obéissance, c’est-à-dire tous les effets pratiques
que l’affirmation de la foi implique. Obéir réellement, être déterminé à
l’action pieuse [operari] et à l’amour du prochain, ou encore faire œuvre de
foi, c ’est croire vraiment en Dieu, c’est-à-dire, pour parler comme Spinoza
(qui sur ce point parlait comme Jean), faire que nous soyons en Dieu et Dieu
en nous1.
Il n’y a aucune raison qui nous interdise de comprendre à la manière de
lafides religieuse toutes les autres croyances. Toute croyance, religieuse ou
pas, c’est-à-dire toute opinion (nous profitons volontairement ici de
l’ambiguïté du terme français « croyance », qui peut traduire à la foisfides,
et opinio) a son sens dans l’observation pratique de la loi de l’habitude
qu’elle signifie. Toute croyance, toute opinion, en effet, implique la
soumission à un signe, qui en gouverne l’agir comme une norme. Dans le
cas de la foi et de l’obéissance demandée par l’Écriture, il s’agit de la
pratique de la piété par la justice et la charité, selon le dogme fondamental
d'aimer son prochain comme soi-même. Dès lors on comprend également
l’importance et la nécessité d’une dogmatique révélée minimale, car sans
elle c’est la définition et la possibilité même de l’exercice de la foi qui sont
rendues impossibles. Spinoza ajoutait en commentaire à sa définition que la
foi ne requiert pas tant des dogmes vrais que des dogmes pieux, suscep­
tibles d’incliner l’âme à l’obéissance, même si la plupart d’entre eux n’ont
pas l’ombre d’une vérité, pourvu toutefois que celui qui les embrasse en
ignore la fausseté, sinon il serait évidemment insoumis. Or, il en va de
même pour la croyance en général : une opinion n’a pas besoin d’être vraie
pour être crue; en revanche, elle ne produirait aucun effet pratique si, étant
fausse, sa fausseté n’était pas ignorée. En effet le signe, qui résume la
croyance et en gouverne la pratique, ne pourrait pas être assumé comme la
règle d’une action, si ce qu’il signifie n’était pas tenu (à tort ou à raison)
1. Cf. TTP, chap. xiv (G.III. 176.32-33 ; Œuvres m. 472.25-26).
234 LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

pour vrai ou vraisemblable. Or la plus grande partie de nos pratiques de vie


et des pensées qui les accompagnent reposent sur des signes qu’à défaut
d’être vrais nous assumons comme vraisemblables, c’est-à-dire comme
pouvant garantir le succès de nos actions ou de nos désirs.
On voit bien désormais à quel parcours nous a mené cette réflexion. Il y
a une continuité naturelle et un lien génétique entre ces trois termes :
vestigium
imago
signum
Le premier s’explique sur le plan physique, le second sur le plan physio­
logique et le troisième, engendré par les deux premiers, constitue la réfé­
rence ultime de la connaissance de premier genre, ou l’imagination. Mais
ces trois termes s’inscrivent avant tout dans une continuité sémiotique, qui
n’est autre que le processus infini de l’ordre commun de la nature - ce que
l’on a nommé la traçabilité infinie du corps, que chacun [unusquisque]
pratique à sa manière selon son propre ingenium. Le signe n’est rien sans
ses usages, puisqu’il en incarne ou cristallise la règle. Aussi, il nous faut à
présent nous intéresser de plus près à ses usages. Pas à tous évidemment;
mais en particulier à ceux qui sont pour nous les plus intéressants, à savoir
ceux qui contribuent à définir les actions humaines. La nature des signes et
leur empire devraient nous apparaître d’autant plus clairement.
Quatrième partie

DE L’USAGE DES SIGNES

Ce que nous disons des mots,


ilfaut le dire aussi de tous les signes extérieurs.

Spinoza, KV, II, 24,10


. .

‘ :

••
Septième section

LES SIGNES DES HOMMES

S’il y a une œuvre qui réserve une place de choix au signe, c’est bien le
TTP1. L’exordium de la Préface2 nous introduit directement dans l’un des
domaines privilégiés des signes - la superstition.

1. Alors que dans 1*Éthique on constatait une présence massive de imago avec un usage
plus restreint, quoique décisif, de signum, quand on passe au TTP, ce rapport s’inverse. Rien
que dans le TTP, on compte 58 occurrences du mot signum contre 20 seulement pour imago.
Pour une analyse lexicographique du TTP, cf.G.Totaro, M. Veneziani, «Indici e concor-
danze del Tractatus theologico-politicus di Spinoza », Lexicon philosophicum, Quademi di
terminologia filosofica e storia delle idee, 6 -1993, a cura di A. Lamarra e L. Procesi, Firenze,
Olschki, 1993, p. 53-204, et F. Akkerman, « Établissement du texte du Tractatus theologico-
politicus de Spinoza, suivi de quatre interprétations », L’Écriture Sainte au temps de Spinoza
et dans le système spinoziste. Travaux et documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4,
Paris, Presses de l'Université de Paris Sorbonne, 1992, p. 91 -107.
2. Comme l’a montré Fokke Akkerman, la Préface est construite selon les règles
rhétoriques du discours antique, qui comprend cinq parties : exordium, propositio, narratio,
divisio, peroratio ; cf. F. Akkerman, « Le caractère rhétorique du Traité Théologico-Poli-
tique », Spinoza entre Lumières et Romantisme, Cahiers de Fontenay, 1985,36-38, p. 384 ; et
également ŒuvresIII. 697, n. 1. Le plan de l’ouvrage annoncé par la divisio est rigoureuse­
ment développé dans les vingt chapitres. À ce propos on a pu écrire : « De même que la plupart
des auteurs de la Renaissance et du Baroque, Spinoza a très soigneusement construit ses
textes ; probablement il avait dressé d’avance un plan de la succession des sujets à traiter et il
en avait déterminé l’étendue. Il doit avoir travaillé tout comme les architectes ou les peintres,
qui font d’abord une esquisse et un dessin»; F. Akkerman, «Établissement du texte du
Tractatus theologico-politicus de Spinoza, suivi de quatre interprétations», p.99. Cette
rigueur de la construction n’enlève rien, toutefois, à son ton et à son style pamphlétaire. Louis
Couchoud avait jadis été surpris par les accents parfois virulents de la Préface, peu fréquents
sous la plume de Spinoza, au point de penser que celle-ci ne pouvait être de sa main,
mais peut-être de celle de Louis Meyer, comme cela avait été le cas pour les RDCPP;
cf. L. Couchoud, Benoit de Spinoza, Paris, Alcan, 1902, p. 90. Cette interprétation n’a jamais
vraiment convaincu, d’une part, parce qu’elle ne s’appuie sur aucun document ni témoignage,
d’autre part parce que le caractère « militant » de son style se retrouve aussi dans les chapitres.
Emilia Giancotti fournit la liste des endroits où Spinoza est ouvertement polémique;
cf. B. Spinoza, Trattato teologico-politico, introduzione di E. Giancotti Boscherini, traduzione
ecommentidiA.DroettoeE. Giancotti Boscherini,Torino,Einaudi, 1980(1972),p. 10, n. 1.
238 LES SIGNES DES HOMMES

Si les hommes, écrit Spinoza, pouvaient gouverner toutes leurs affaires


selon un avis [consilium] arrêté, ou si la fortune \fortuna] leur était toujours
favorable, ils ne seraientjamais sujets à aucune superstition [superstitio] *.
Ainsi commence le TTP. Le lecteur de Y Éthique n’est pas dépaysé. Il
sait déjà que nous sommes une partie de la nature, et donc soumis aux aléas
d’événements sur lesquels nous n’avons aucune prise. Notre condition
d’être superstitieux est pratiquement indépassable pour deux raisons2 : une
subjective, qui tient à la faiblesse et à l’impuissance de notre esprit à
toujours se déterminer selon une manière d’agir ferme et constante3;
l’autre objective, qui fait que, étant des parties de la nature nous ne pouvons
qu’être (plus ou moins) soumis aux passions.
On peut rapprocher l’exorde du TTP avec le Prologue du TIE. On n’en
percevra que mieux la distance qui les sépare4. À l’image du Prologue,
l’exorde développe la problématique du désir de biens incertains (incerta
fortunae bond) ; mais il le fait dans une perspective historique et anthropo­
logique5 : au thème de la déception du TIE pour des promesses de bonheur
jamais tenues, le TTP répond avec la fluctuation entre l’espoir et la crainte
Ginter spem metumque misere fluctuant) pour des choses sur lesquelles les
hommes n’ont aucune maîtrise. Les deux textes en appellent à l’expérience
(le TIE s’ouvre sur unpostquam me Experientia docuit, le TTP sur un haec
neminem ignorare existimo), et font tout deux référence à la peur: le

1. G.III. 5.1 -2 ; Œuvres III. 56.1 -3.


2. «Tous les hommes y sont en proie par nature»; ibid. (G.III. 6.18-19; Œuvres U.I.
60.6-7).
3. Sur le terme consilium, qui hérite de la confusion néo-latine avec concilium, Pierre-
François Moreau note qu’il «est à la fois la décision que l’on prend et le conseil que l’on
demande; mais c’est parce que ces deux idées ne constituent qu’un seul concept, d’appa­
rences diverses suivant les moments de la fortune, que l’on peut expliquer comment on passe
de l’impuissance à la superstition»; cf.P.-F.Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité,
p. 470, n. 1. Le consilium de la Préface, en ce qu’il est fluctuant et non pas arrêté, s’oppose
ainsi à l’institutum du Prologue du TIE, qui nomme plutôt une règle de vie, un modus vivendi.
4. Les index et les concordances des lexiques du TTP et du TIE ont permis de relever
certains termes communs aux deux œuvres (comme experientia, certitudo, instrumentum) et
de mesurer l’étendue et la variation sémantique du vocabulaire de Spinoza ; cf. G. Totaro, « Il
Tractatus theologico-politicus. Indici», dans G. Totaro, M.Veneziani, «Indici e concor-
danze del Tractatus theologico-politicus di Spinoza », Lexicon philosophicum, Quademi di
terminologia filosoficae storia delle idee, p. 53-80, en particulier p. 69-71.
5. « Par fortune [fortunam] je n’entends rien d’autre que le gouvernement de Dieu en tant
qu’il dirige les affaires humaines par des causes externes inattendues [inopinatas] » (G.III.
46.22-24 ; Œuvres III. 152.29-31 ). Sur le thème de lafortuna, et ses ascendances avec l’huma­
nisme italien (Pétrarque, Machiavel), Erasme, ainsi qu’avec l’épicurisme, cf.P.-F. Moreau,
«Fortune et théorie de l’histoire », Spinoza. Issues and Directions, The Proceedings of the
Chicago Conférence, ed. by Edwin Curley and Pierre-François Moreau, Leiden-New York-
Kôbenhaven-Kôln, 1990, p. 298-305, et également du même auteur, Spinoza. L'expérience et
l’éternité,p. 480-483, et, pour une confrontation avec Descartes, p. 94-103.
LES SIGNES DES HOMMES 239

Prologue plus discrètement avec l’expression quae timebam1, l’exorde de


la Préface avec des expressions telles que inter spem metumque2. Il en
résulte dans les deux cas doute et fluctuation; sauf que, et c’est la
différence, dans le TIE, le philosophe prend toute la mesure de l’étendue de
sa crise, partagé qu’il est entre ses anciens démons pour les varia & futilia et
le désir profond d’un verum bonum\ alors que, dans le TTP, l’espoir qui
afflige les hommes est à l’exacte mesure de la crainte qui le contrebalance
en raison d’un désir démesuré pour des choses par nature incertaines3. À
cause de ce manque de mesure, ces choses n’ont aucune chance d’être
considérées comme vaines et futiles.
Il y a donc bien un thème commun aux deux textes : la fluctuation, la
façon de conforter et dépasser une croyance, de répéter ou de modifier une
pratique de vie. Leur différence n’est pas moins sensible: là le récit
dramatique d’une vie exemplaire qui naît à la philosophie, ici l’histoire des
hommes au sens du vulgaire (vulgus) qui «demeure toujours également
misérable»4. Suite à des échecs répétés (saepe frustra tentavi), poussé au
désespoir, le philosophe finira par s’engager dans une nouvelle voie par une
méditation assidue (assidua meditatione). Il en va autrement pour le
vulgaire, étranger à l’attitude philosophique :
Pour peu que la fortune lui sourit, il regorge tellement de sagesse, que ce
serait lui faire injure que de lui donner un avis [consilium] ; tandis que dans
l’adversité, il ne sait où se tourner [quo se vertant] ; il supplie chacun de lui
donner un avis, et n’en trouve aucun trop stupide, absurde ou vain pour être
suivi5.
Tout en estimant que personne n’ignore ce qu’il raconte, Spinoza
croit bon d’ajouter «que la plupart s’ignorent eux-mêmes»6. Telle est la

1.G.n.5.10.
2. G.m. 5.6 ; Œuvres ni. 56.5.
3. « Les plus asservis aux superstitions en tout genre sont ceux qui désirent sans mesure
les choses incertaines » (G.III. 5.25-27 ; Œuvres IH. 58.6-8).
4. TTP, praef (G.III. 6.26-27; Œuvres m. 60.16). Pour une caractérisation du paradigme
et des figures du vulgaire dans le TTP, cf. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La
potentia dans l ’histoire, Paris, Vrin, p. 51-61 ; cf. aussi G. Saccaro Del Buffa, « Spinoza, l’uto-
pia e le masse : un’analisi dei concetti diplebs, multitudo,populuse vulgus », Rivista critica di
Storia déliafilosofia, 39,1984, p. 61-90, ainsi que D. Bostrenghi, Forme e virtù délia immagi-
nazione in Spinoza, Napoli, Bibliopolis, 1996, en particulier le chap. m, p. 107-133.
5.Ibid. (G.III.5.11-15; ŒuvresIII.56.12-17). Nous sommes bien dans une problé­
matique du désir et de la fluctuation, qui n’est pas nouvelle sous la plume de Spinoza. On
retrouve la même expression quo se vertat, nerc/ar à la fin de £ III, aff def 1 expl (G.H. 190.31)
et des expressions semblables quid velint nesciunt dans EIII, 2 se (G.Ü. 144.1). L’expression
de Térence (Andrienne, v. 266)facili momento hue, atque illuc pelluntur employée à la ligne 8
de la Préface (Œuvres III. 56.7-8) est également présente dans EIII, 2 sc (G.H. 144.2).
6. G.ffl. 5.10-11 ; Œuvres ffl. 56.10-11.
240 LES SIGNES DES HOMMES

condition de ceux qui sont destinés à fluctuer au gré des événements igno­
rants de soi, de Dieu et des choses. Aussi orgueilleux dans la prospérité
qu’il est superstitieux dans l’infortune, le vulgaire restera sourd aux
enseignements de l’expérience, sans jamais comprendre ce que le narrateur
du TIE avait fini par apprendre: que ce que l’on craint n’est ni bon ni
mauvais en soi, mais dans la seule mesure que l’esprit en est mû.
Malgré leurs emprunts communs à la littérature classique1, ces deux
histoires sont bien différentes. On mesure la distance qui sépare les doutes
qui animent l’aurore d’une vie philosophique et la fluctuation propre à ceux
dont la peur et l’espoir aliènent l’exercice de la raison. Si la libération d’une
condition de servitude constitue l’enjeu des deux textes2, leur ton et leur
perspective font qu’ils s’éloignent: là un discours protreptique3, exem­
plaire par sa manière d’arpenter les labyrinthes du désir ; ici le même regard
désenchanté, mais cette fois porté sur des hommes crédules et incapables de
traverser le miroir de leurs désirs.

l.Rien que dans l’exorde, Pierre-François Moreau en relève 6: trois de Térence, puis
Tacite, Quinte-Curce, Lucrèce ; cf. Œuvres HI. 697-698, n. 2,3,4, 5 et 6. Pour une étude des
citations et des échos de la littérature classique dans la phrase de Spinoza, cf. O. Proietti,
«Adulescens luxuperditus. Classici latini nell’opera di Spinoza », Rivista difilosofia neosco-
lastica, LXXVII (1985), p. 210-257, et, du même auteur, « Il “Philedonius” di Franciscus van
den Enden e la formazione retorico-letteraria di Spinoza ( 1656-1658) », La Cultura, XXVIII
(1990), p. 267-321. L’examen des occurrences du mot superstitio et de son contexte séman­
tique, ainsi que de son rapport avec le mot religio, a permis à Fokke Akkerman d’émettre
l’hypothèse que dans la Préface Spinoza est en fait très proche de Lucrèce, bien qu’il ne cite
jamais expressément le De rerum natura. Cicéron (De natura deorum, 2,71 ) et Sénèque (De
clementia, 2,5,1 ) avaient déjà opposé superstitio à religio, mais sans s’y passionner. Même si
le domaine réservé par Spinoza à la vera religio est étranger à Lucrèce, les tons les plus polé­
miques (la propitiation des dieux, l’aversion à la raison) rappellent le sacrifice d’Iphigénie
racontée par Lucrèce au début du premier livre du De rerum natura ( 1, 80-101 ) ; sur tous ces
points, cf.l’article déjà cité de F. Akkerman, «Mots techniques - mots classiques dans le
Tractatus theologico-politicus de Spinoza», p. 1-22, en particulier p. 19-22; cf.aussi notre
«Compte rendu du Séminaire international de Rome, 19-30 settembre 1995», Lessico
Intellettuale Europeo, "Bulletin de Bibliographie Spinoziste”, Archives de Philosophie, 59,
1996, Cahier 4, p. 1-4. Pour une perspective historique sur la tradition de la critique de la
religion et de la superstition en arrière-plan du TTP, cf. l’ouvrage classique de L. Strauss, La
critique de la religion chez Spinoza ou Les fondements de la science spinoziste de la Bible.
Recherches pour une étude du «Traité théologico-politique», trad. fr. par Gérard Almaleh,
Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum, Paris, Cerf, 1996, en particulier le chap. I,
p. 13-34.
2. Bien que le vulgaire, auquel le TTP explicitement n’entend pas s’adresser, soit destiné
à rester en dehors de cette perspective.
3. Sur les affinités et les différences du prœmium avec la tradition du genre protreptique,
cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, p. 34-36 avec leur notes ; W. Klever, De
Methodologische functie van de Godsidee, Mededelingen XLVIII vanwege het Spinozahuis,
Leiden, Brill, 1986, cité par P.-F.Moreau; et J.Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris,
P.U.F., 1977 (197 l),p. 25-26.
Chapitre xvi

HOMINES & OMINA

SÉMIOLOGIE DE LA PEUR
La première page de la Préface se construit autour de la notion de
présage :

Car si, lorsqu’ils sont en proie à la crainte, ils voient arriver [contingere]
quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que
cela annonce [obnunciare] une issue heureuse ou malheureuse, et pour
cette raison, même si cela échoue cent fois, ils l’appellent présage [omen]
favorable ou funeste. Si encore ils voient avec grand étonnement [magna
cum admiratione] quelque chose d’insolite [insolitum], ils croient qu’il
s’agit d’un prodige [prodigium] qui révèle [indicat\ la colère des dieux ou
de la divinité suprême; ne pas l’apaiser par des sacrifices et des prières
paraît néfaste à des hommes en proie à la superstition [superstitiosi obnoxii1
et éloignés de la religion ; et de cette manière ils s’inventent [fingunt] une
infinité de choses, et comme si la nature toute entière délirait avec eux, ils
l’interprètent [interpretantur] de manière étonnante [mirismodis]

Ce passage concentre plusieurs aspects de la doctrine de Spinoza. Tout


en l’englobant, il déborde le cadre de la religion, dont le thème est ici de fait
introduit. La notion de «présage» [omen] va permettre d’élaborer géné­
tiquement celle de «prodige» [prodigium], qui s’avérera utile au chapitre
vi pour expliquer le miracle [miraculum]. La thèse et le lexique renvoient à
Y Éthique : le contingere est écrit en écho au per accidens de EIII, 50, où il
avait été démontré que «n’importe quelle chose peut être par accident
cause d’espoir ou de crainte»2, et que les bons ou mauvais présages
[bona aut mala omina] sont «des choses qui sont par accident causes
d’espoir ou de crainte »3. L’idée que quelque chose puisse être présage per

1. 7TP, praef (G.IÏÏ. 5.17-25 ; Œuvres m. 56-58.19-5).


2.G.H. 177.23.
3. G.H. 177.28-29.
242 LES SIGNES DES HOMMES

accidens1 souligne, plus que le hasard, en principe exclu par le détermi­


nisme, le fait que «toute chose» [res quaecumque]2 est susceptible de
devenir un présage, sans pour autant avoir un quelconque lien causal avec
ce qu’il annonce. Ainsi la cause du présage réside moins dans ce qui arrive
[contingit], que dans son interprétation. Paraphrasant £ III, 15 cor, on peut
dire que du seul fait que nous avons contemplé quelque chose par un affect
de peur ou d’espoir, sans en être la cause efficiente, nous pouvons être
affectés de joie ou de tristesse, selon que nous aurons interprété quelque
chose comme de bon ou de mauvais augure.
Le présage est un signe, dont l'interprète est un affect d'espoir ou de
crainte, pour lequel il est l’annonce de ce qui est espéré ou redouté.
On avait vu que le doute impliquait un effort pour se sortir de
l’incertitude. Cela est d’autant plus vrai lorsque le doute est rehaussé par
l’affect. Le présage est cette manière d’investir un signe pour pallier à
l’instabilité causée par le conflit entre l’espoir et la crainte. Il répond à une
attente impatiente3. Tout bons ou mauvais qu’ils soient, les présages
assurent un semblant d’équilibre et permettent à l’esprit de survivre à ses
conflits4. Bien qu’en porte-à-faux, l’esprit se rassure, ou encore il se donne
des raisons de s’inquiéter5; en tous cas il négocie avec ses peurs, pactise

1. Spinoza s’explique sur cette expression dans EHI, 15, auquel renvoie la démonstration
de E ni, 50. « Par accident » veut dire que ce n’est pas par elle-même qu’une chose est cause,
mais par sa jonction à autre chose. Que tout ce passage de ['Éthique repose entièrement sur la
théorie de l’imagination est confirmé par la proposition 14, dont la démonstration ne fait que
traduire en termes d’affects l’énoncé de £ü, 18.
2. « Tout l’intérêt de la formule neutre “res quaecunque” est [... ] de laisser vide la descrip­
tion de l'objet, susceptible de prise en charge par des instances différentes. Ce que le présage
apporte au champ de l’espoir et de lacrainte, est l’indication d’une technique sans en préciser le
contenu: contenu non précisable de manière générale, en effet, puisque cette technique est
d’abord une structure formelle, dont 1 ’effet sur l’esprit transite par un autre objet à mobiliser » ;
H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l‘histoire, p. 144.
3. Alexandre Matheron parle de « réceptivité anxieuse » ; Individu et communauté chez
Spinoza, p. 136.
4. Henri Laux remarque que « en toute rigueur de terme, il ne peut y avoir de “bon” ou de
“mauvais” présage. À la mesure même de l'association de l’espoir et de la crainte, le présage
est à la fois bon et mauvais, et donc foncièrement mauvais puisqu’il prolonge la fluctua­
tion. Que la crainte s’y mêle dans des proportions variables selon le cas, que l’espoir rende
plus tolérable une situation, tout cela ne change rien à la présence même de l’instabilité»;
Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l ’histoire, p. 146, n. 1.
5. Pierre Macherey note que «la dimension des bons présages porte instinctivement, en
raison de la valeur affirmative qu’ils comportent, à leur accorder une confiance plus facile,
alors que nous sommes davantage enclins à nous méfier des mauvais présages, ne serait-ce
que, justement, parce que leur fonction négative nous prépare à mieux être sur nos gardes, à
nous tenir pour avertis quant à la venue possible de certains événements néfastes que, à tort ou
à raison, nous redoutons. Lajoie, pour autant qu’elle est associée à la représentation de causes
extérieures par l’intermédiaire de l’imagination, ne conduit pas nécessairement à la réflexion.
HOM1NES & OMINA 243

avec elles, sans toutefois parvenir à les maîtriser. Le présage est ainsi non
seulement une cause accidentelle d’espoir et de crainte, mais il est
lui-même l’effet d’une crainte et d’un espoir déjà présents dans l’interprète
du signe.

Le présage est un signe, dont la signification contribue en quelque sorte


à lever le doute à l ’origine de l ’affect qui en est la cause.
Il est ce supplément de sens, qui permet de se sortir tant bien que mal
d’une fluctuation, ce palliatif, qui soulage la douleur tout en aggravant le
mal. Les signes se succédant au rythme des démentis apportés par l’expé­
rience, il est facile que les hommes soient pris par toutes sortes de supersti­
tions, tout autant qu’il est difficile de faire qu’ils y persistent dans une seule
et la même1. En somme, les présages ne permettent qu’un bref répit, un
semblant de paix, de ce genre que les hommes trouvent également après
avoir connu les causes finales, «car, alors, ils n’ont plus d’autre raison de
douter»2. Repos bien provisoire et toujours en alerte. Rien n’y fera, en
effet, pas même les caprices de \afortuna, qui rendront plus vifs encore la
peur et l’espoir pour ces choses tant désirées, et relanceront de plus belle
l’interprétation des signes sous l’empire de l’affect. L’esprit saura alors
donner le change à ces présages devenus caducs, et les remplacera par de
nouveaux aussi volages que les premiers3.
On se souvient que le préjugé finaliste s’accommodait fort bien des
protestations de l’expérience4. Tout comme le présage, il considère les
choses naturelles comme des « moyens »5 disposés à dessein pour l’utilité
des hommes6. On accordera cependant une priorité génétique au finalisme,
en ceci qu’il est d’abord unpraejudicium, alors que le présage relève plutôt
d’une superstitio: le premier concerne l’idée, le second l’affect. La

à laquelle la tristesse prédisposerait peut-être davantage, de par les effets suspensifs dont elle
se fait la messagère » ; P. Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La troisième partie.
La vie affective, p. 313.
1. Cf. TTP, praef (G.m. 6.24-26 ; Œuvres HL 60.13-15).
2. £1, app (G.II. 78.24-25).
3. «La foule [...] ne peut jamais rester calme pendant longtemps, et rien ne lui plaît le
plus que ce qui est nouveau et ne l’a pas encore déçue » ; TTP, praef (G.m. 26-28 ; Œuvres III.
60.16-18).
4. « Et quoique l’expérience protestât chaque jour et montrât par d’infinis exemples que
les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’ont
pas renoncé à ce préjugé invétéré » ; £1, app (G.II. 79.23-26).
5. Media est le terme employé dans £ III, 50 sc (G.II. 178.2) et dans £ I, app (G.II. 78.36 et
38, mais aussi G.II. 79.1 et 2).
6. À ce propos on a pu parler d’un « anthropomorphisme de l’histoire » et d’un « anthro­
pomorphisme de la nature », à l’image d’un finalisme “dans le temps” et d’un finalisme “dans
1 ’ espace” ; cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 471.
244 LES SIGNES DES HOMMES

superstition en effet «ne peut se maintenir sinon par l’espoir, la haine, la


colère et la ruse, tout cela parce qu’elle tire son origine non de la Raison,
mais seulement de la passion, et de la plus efficace de toutes » f Le préjugé
est plus dur à mourir, car il y en a, comme le pensait déjà Descartes, qui
naissent avec nous et ont leur origine jusque dans la vie intra-utérine.
D’abord simple idée reçue ou pré-compréhension (prae-judicium), il tend à
se cristalliser, et à se tourner en superstition pour interdire du haut de son
autorité (super-sîitio) l’exercice tant soit peu autonome du jugement. Le
même rapport subsiste donc entre le praejudicium et la superstitio et entre
la dubitatio et lafluctuatio : il y a entre eux une différence de degré, non de
nature. On peut alors suivre en raccourci le parcours que Spinoza fait suivre
à l’asservissement du jugement humain : de son origine dans le préjugé inné
de notre liberté2, il devient condition du préjugé finaliste, pour s’étendre à
la nature et à la divinité; la dimension affective de la peur et de la
fluctuation qui naît de l’incertitude pour l’avenir ne feront que parachever
l’aliénation dans les formes d’une servitude théologico-politique.
La théorie du présage confirme et prolonge la thèse selon laquelle
l’imagination spinoziste est une pensée de l’interprétation de signes. Si, en
effet, on devait supprimer l’espoir et la crainte de l’imagination, à coup sûr
on supprimerait aussi le présage, mais non pas l’être-signe de ce qui arrive
[contingit] à qui cela arrive. Ainsi le présage est bel et bien un signe investi
d’espoir ou de crainte, un signe dont la signification est par accident dirigée
par l’affect. On avait vu que dans l’essence de toute idée se logeait l’acte
d’un renvoi, d’une annonce. On ne pouvait manquer de le retrouver dans le
présage. Mais cette fois de manière détournée, car l’acte de son obnunciare
est usurpé quant à sa signification, qui lui est assignée par le conflit affectif
de l’interprète. Au lieu d’être pris par le mouvement de la connaissance
rationnelle, le signe est pris pour une cause et négocié par l’affect qui
l’oriente à ses fins.
Les tons, il est vrai parfois sans concession, d’un discours dirigé contre
la varia religio et surtout contre ceux qui s’en servent pour mieux asseoir
leur autorité, ne trahissent aucune condescendance, aucun mépris de
Spinoza vis-à-vis de la superstition. Celle-ci n’est jamais considérée
comme une perversion ou un vice. Connaissant la préface de la troisième
partie de Y Éthique, le contraire eût été étonnant. Qu’on le veuille ou non,
nous sommes tous à un degré ou à un autre superstitieux. En rire reviendrait
donc à rire de nous-mêmes, au lieu de comprendre à quelles conditions

1. TTP, praef (G.III. 6.23-24 ; Œuvres HL 60.11 -13).


2. « Le préjugé de la liberté est inné chez tous les hommes » ; Ep, 58 (G.D. 267.14).
HOMINES & OMINA 245

nécessairement on le devient. Or, cela se fait pour une raison tout à fait
naturelle : « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition
c’est la crainte [metus] »1 et « les hommes y sont soumis tant que perdure
la crainte»2.

Le présage est un phénomène lié à une sémiologie de la peur. Il dépend


d’une herméneutique de la prévision alimentée par l’incertitude et la
fluctuation.
Le signe est enchaîné à sa signification par une interprétation
commandée par l’affect, quand l’interprète est inquiet de l’avenir. Il est
ainsi détourné de ses enchaînements habituels pour servir un autre but :
apaiser une inquiétude, anticiper une fin. Puisque toute chose peut être par
accident cause d’espoir et de crainte, il n’y a rien non plus qui ne puisse
devenir le signe d’une activité interprétative déterminée par la fluctuation.
Les présages sont l’illusion nécessaire pour celui qui avant tout redoute le
doute lui-même : tantôt il les bénira comme porte-bonheur, leur vouant un
semblant de culte, tantôt il les maudira, cherchant à les détruire comme s’ils
étaient cause de son malheur.
Le superstitieux feint ainsi une causalité à son propre usage, de quoi
perpétuer ses croyances et préserver ses actions des assauts menaçants du
doute. Pour ménager sa crainte, il s’aménage un sens. Il croit ainsi établir
des causes, alors qu’il ne se donne que des signes, dont l’interprétation a
pour cause l’affect qui asservit son jugement et sa pratique. Il n’en demeure
pas moins qu’en cherchant l’indice d’une prévision des événements, il
affirme un désir de connaissance, amorce un mouvement vers elle, qui, bien
que faux, s’efforce de deviner l’issue d’un certain déroulement. Ce faisant
il exerce un jugement, une inférence du genre si..., alors..., reconnaissant
par là l’effectivité d’une consecutio et d’une concatenatio, dont il croit
pouvoir anticiper la ligne, même s’il ne cesse d’en détourner le sens. Le
signe qui fait foi fera alors figure de signature, représentante d’une écriture
cachée des choses, où tout conspire en vue d’une fin heureuse ou
malheureuse. Dûment interprété, le signe fera alors office de décret ou de
loi, du moins il en tiendra lieu, et sa valeur, entièrement inventée, permettra
néanmoins à l’esprit de se sortir des peurs qui l’assiègent.

1. TTP, praef (GUI. 5-6.35-1 ; ŒuvresUI. 58.18-19).


2. G.ffl. 6.12 ; Œuvres ni. 58.31 -32.
246 LES SIGNES DES HOMMES

Le signe comme contrat


Le présage est ce contrat imaginaire que l ’homme en proie à lafluctua­
tion passe avec lui-même au moyen d’un signe, afin d’apaiser le conflit qui
l ’agite, et gagner ainsi ce semblant de sécurité que lui promet le signe.
En tant que loi ou décret qui statue sur le déroulement des événements,
l’autorité du signe confère aux affects en guerre un semblant de gouver­
nement. Le pouvoir reconnu au présage peut être alors compris comme un
transfert du droit absolu des affects à l’endroit d’un signe, qui instaure dans
l’esprit un certain ordre, sans quoi la fluctuation qui l’habite menacerait de
le ruiner. S’en remettant à l’autorité du signe, les affects s’en trouvent
quelque peu mitigés. Évidemment, l’empire du signe ne permet à l’esprit
qu’une courte trêve, celle que les circonstances lui réservent.
Or, puisqu’il a constamment besoin, pour se conserver, d’un très grand
nombre d’autres corps par lesquels il est constamment régénéré, le corps
(individuel et collectif) est toujours sur le fil d’un équilibre qui n’est jamais
fixé une fois pour toutes, mais qui doit être toujours rétabli. Il est par défini­
tion fluctuant. Il en va de même pour l’imagination, dont la nature interpré­
tative a constamment besoin d’élire des signes pour se gouverner et se
conserver.
La théorie naturelle de la signification des signes inscrite dans le corps
imaginatif se conserve au niveau du droit naturel de l’État et de sa
constitution à partir des passions. Contrairement à Hobbes, pour Spinoza le
contrat social ne représente pas une sortie du droit naturel. Comme Hobbes
il pense que ce transfert de puissance a besoin de signes, sans lesquels
aucun transfert de droit (réel, ou imaginaire) ne peut s’opérer. Mais, alors
que Hobbes avait vu dans l’artifice du contrat le signe d’un arrachement à la
nature, pour Spinoza le signe comme contrat en est l’expression même. Le
contrat, qu’il soit implicite ou explicite, est de part en part naturel dans la
mesure où les hommes sont toujours, dans n’importe quel état, tenus par des
signes. Ce sont eux qui orientent les imaginations et les pratiques qu’elles
traduisent; par eux encore qu’ils apprennent à passer une multitude de
contrats (petits et grands), qui ne tiennent, certes, que le temps que ces
signes durent, mais qui cependant les maintiennent provisoirement dans
une certaine stabilité.
Aucun individu n’est jamais isolé au point de ne plus partager un
quelconque signe avec ses semblables. La guerre de tous contre tous n’est
jamais aussi totale, les puissances individuelles ne sont jamais à ce point
atomisées qu’elles ne laissent survivre l’espace commun d’un signe,
ouvrant le champ d’un possible négoce. Or, partager des signes, les avoir en
commun, pratiquer ensemble leurs significations même précaires, c’est,
qu’on le veuille ou non, s’astreindre à des règles communes, et même dans
HOMINES& OMINA 247

les pires des situations à une forme de contrat aussi fragile soit-elle. Car le
contrat est d’abord dans le signe, se loge en lui, en ce qu’il manifeste, on l’a
vu, une régularité, un habitus, une loi.
S’il n’y avait pas de signes communs, dont le langage, par ses règles et
ses possibilités quasi infinies, est certainement la forme la plus élaborée, ne
serait-ce que parce qu’elle permet d’élaborer toutes les autres, la raison
n’aurait aucune chance de s’affirmer. C’est parce que l’homme est à sa
manière (et sa manière est assurément l’une des plus riches qu’il soit donné
de rencontrer en nature) un être de traces et de représentation, vivant par des
signes qui en dirigent et infléchissent les modes de vies, qu’il peut en arriver
à s’assembler avec ses semblables et donner une chance à la raison de
s’exprimer avec la même nécessité qu’elle est, dans d’autres conditions,
destinée à rester quasiment lettre morte.
Conscients ou pas, les signes jouent un rôle déterminant dans la
constitution des champs des relations intrasubjectives et intersubjectives.
Ds tissent les liens d’une continuité jamais véritablement rompue entre
individu et communauté, nature et politique. Ce n’est certainement pas
porter ombrage - au contraire - à la clarté des analyses de Matheron que de
leur proposer une intégration par les signes et leur empire : leur reconnaître
un «droit de cité» aiderait à conforter l’idée que, tant sur le plan théo­
logique que politique, Spinoza a plus que jamais médité à fond la leçon
hobbesienne, pour la réformer en ce qu’elle avait de plus original, à savoir :
1) sa théorie des signes, dont la signification, pour Spinoza, contrairement à
l’Anglais, ne puise pas ses racines seulement dans l’anthropologie1, mais
s’étend à tous les corps composés de la nature; 2) sa sémiologie du contrat,
qui, pour Spinoza, n’est pas l’apanage du politique, mais appartient à la

1. À cet égard l’ordre des raisons dont témoigne le plan du Léviathan est par lui-même
significatif. Hobbes commence par l’Homme et la sensation : «Je considérai les pensées de
l’homme d’abord isolément, et ensuite dans leur enchaînement, c’est-à-dire dans la façon
dont elles dépendent l’une de l’autre»; T.Hobbes, Léviathan, chap.l, Introduction, traduc­
tion & notes de François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, réimpr. Paris, Dalloz, 1999, p. 11. Ainsi
débute le premier chapitre du Léviathan. Or, comme on l’a montré, pour Spinoza le processus
et l’enchaînement sont premiers par rapport à l’unité isolée des idées. De plus, l’imagination
humaine s’inscrit dans un champ de marques, qui ont comme origine le corps en tant que
traçabilité; les idées imaginatives de l’homme y figurent comme les maillons d’une chaîne
d’un processus qui les dépasse, et dont l’individu isolé n’est pas l’horizon ultime; son indivi­
dualité en est plutôt traversée et constituée, mais selon des lois qui ne relèvent pas seulement
de sa nature. Les idées de l’homme, en effet, ne peuvent être correctement considérées sinon
après avoir été comprises comme déduites de la production de la nature de Dieu. Pour une
étude du langage chez Hobbes, cf. Y.-C. Zarka, « Aspects sémantiques, syntaxiques et prag­
matiques de la théorie du langage chez Hobbes », Thomas Hobbes. De la métaphysique à la
politique, Actes du Colloque Franco-américain de Nantes édités par Martin Bertman et
Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1989, p. 33-46.
248 LES SIGNES DES HOMMES

nature du signe, qui a son origine dans la trace; 3) sa théorie représentative


de la souveraineté, qui, ici encore, n’ est pas le résultat d’un artifice opposé à
la nature, mais appartient à la puissance constitutive de l’individu comme
champ de traces et de signes1.

l.Cf. A.Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, partie III, chap.vm: «De
l’état de nature à la société politique », p. 287-354. Dans la ligne de ce qu’il avait annoncé aux
pages 37-38, où il avait parlé de « contrat physique » entre les corps simples, Matheron revient
sur son hypothèse initiale pour la faire jouer dans toute sa puissance heuristique : « Le rapport
de l’état de nature et de l’état civil est donc analogue à celui qu’entretiennent, dans la
Physique spinoziste, l’Univers considéré uniquement comme composé de corpora simpli-
cissima et l’Univers réel où les individus complexes s’englobent les uns les autres à l’infini. Il
est vrai, en un sens, qu’il n’y a rien d’autre au monde que des corps simples, et l’étude des lois
universelles de la Nature ne requiert aucune hypothèse supplémentaire ; mais il est vrai aussi
que les mouvements de ces corps simples aboutissent à la constitution d’individualités
organisées dont les lois particulières se déduisent, précisément, de lois universelles de la
Nature. De même l’état de nature est une abstraction; mais une abstraction nécessaire à
l’intelligence de la société politique, et qui, à l’intérieur de celle-ci, existe concrètement à titre
de moment dépassé et conservé » (p. 301). On pourra alors peut-être y ajouter une hypothèse :
celles des signes, qui concrètement conservent et dépassent les traces du corps dont ils sont
issus; ces mêmes traces, qui, dans les corps très composés, comme le sont les humains, sont
constitutives de leur ingenium et des relations intersubjectives qu’ils composent à travers des
systèmes symboliques de représentations. Ainsi la constitution du corps politique, qui,
comme Matheron le rappelle, se fait contrairement à Hobbes en continuité avec l’état de
nature et sans jamais quitter les bornes universelles du droit naturel, sera d’autant mieux
comprise et lisible dans ses pratiques que si l’on y intègre le travail des signes, qui prolonge
dans le corps social et politique celui des vestigia dans la physique des corps. Ce « dépasse­
ment» et cette «conservation» n’en paraîtront que plus concrets dans l’effectivité de leur
processus par une théorie contractuelle du signe qui s’enracine dans la logique de l’ima­
gination et des passions, elle-même issue d’une physique des traces. Les lois du politique se
combinent avec la pratique de la politique et les raisons de l’histoire que Spinoza allait puiser
chez les classiques et dans la meditatio vitae de son temps. Spinoza souligne son attachement
à cette concrétude dès la première page du TP. Ordonner rationnellement la constitution et les
lois d’un État ne pourra se faire dans l’ignorance des pratiques et de Y ingenium du corps
auquel elles s’appliquent. Sur la théorie hobbesienne de la représentation politique,
cf. Y. C. Zarka, «Personne civile et représentation politique chez Hobbes», Archives de
Philosophie, t.48, avril-juin 1985, p.287-310; pour une étude comparative entre la pensée
politique de Hobbes et de Spinoza, cf. Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique
de Hobbes,Paris,P.\J.F., 1998.
Chapitre xvn

L’EMPIRE DU SIGNE

Ceux qui ont vu dans le signe un silence constitutif ont vu juste. Le signe
est à la fois ce retrait et ce supplément de sens qui appelle l’interprétation.
S’il perdure, s’il se garde de se laisser aisément signifier, le signe s’entoure
alors d’une aura de mystère. Conformément à son étymologie grecque, le
mystère est ce qui résiste à l’interprétation, ne faisant qu’en renforcer
l’attrait. Rien de plus normal qu’il s’épaississe avec l’étonnement. Mais
contrairement à Yadmiratio, le mutisme du signe est signifiant : il n’arrête
pas l’interprétation, il la provoque. Il ne se situe pas aux marges du sens, il
en est comme l’éclosion, l’ouverture, la promesse. Son silence est gros de
significations, puisque, s’il demeure dans sa réserve, il n’y demeure que
comme interrogé. L’interpréter, c’est briser son silence, violer son secret.
Le signe est ce sur quoi s’appuie tout acte signifiant pour se constituer en
pratique sensée du monde, en langage.
Dès lors on comprend aussi que le signe teinté de mystère intime ce
respect et cette distance qui vont constituer l’espace privilégié de la
vaticination et du pouvoir de ceux qui l’exercent. Ce sera alors l’occasion
d’un autre transfert. L’instance interprétative des signes sera confiée à celui
ou celle qui a le pouvoir de les faire parler. La norme de leur signification
sera suspendue aux lèvres de celui ou celle qui en détient le secret; elle
dépendra alors des pratiques divinatoires (c’est-à-dire d’autres corps,
d’autres signes encore) de ses interprètes attitrés.
L’Antiquité regorge de ces devins, haruspices, oracles, prêtres, prêtres­
ses et autres vaticinateurs passés maîtres dans l’art de l’interprétation des
signes, aussi ancien que la superstition est ancienne. Juste avant d’aborder
les prophéties et les prophètes de l’Écriture, Spinoza témoigne qu’il s’en
souvient. L’histoire d’Alexandre le Grand, qu’il tire de YHistoriarum
Alexandri magni macedonis libri qui supersunt de Quinte-Curce, incarne
par antonomase le comportement superstitieux qui ne dure que le temps
250 LES SIGNES DES HOMMES

que dure la peur1. Mais I’«histoire» de l’interprétation des signes, elle,


superstitieuse ou pas, dure depuis toujours, et le grand Alexandre n’est ici
convoqué que pour mieux représenter l’histoire universelle de
l’imagination dirigée par l’affect.

Le régime de la superstition
Le présage est bien un premier pas vers une relation toute illusoire à la
divinité, mais il n’est pas seul à constituer cette relation. Certes, le supersti­
tieux qui se nourrit de présages, adopte aussi des semblants de rites, se forge
des idoles, et plus il sera en proie à la peur, plus il tendra à décrypter la
nature comme un monde où tout conspire. En ce sens, le présage participe
pleinement d’une vision finaliste de la nature, bien que le TTP ne passe pas
par cette voie pour produire la cause de la superstition. Pour que la question
de la divinité se pose, il faut en plus quelque chose d’insolite [insolitum],
qui déclenche la stupeur [cum admiratione]. Si à ce stade Spinoza donne
l’impression de vouloir esquisser une distinction entre polythéisme et
monothéisme, c’est pour mieux laisser entendre que leur différence a peu
d’importance face à l’histoire de la superstition, si éloignée de la religion.
Le présage se fait prodige du seul fait de sa singularité et du grand éton­
nement qu’il produit2. Si le premier préfigure l’issue, le second marque
l’intention d’une fin, qui cache tout en la manifestant la volonté d’un
auteur. Alors que le signe du présage est quelque chose de déjà vu qui refait
surface du passé pour venir dénouer l’incertitude du cours des choses, le
prodige par son jamais vu marque une rupture du déroulement attendu des
événements. Le premier s’inscrit dans les signes habituels de la vie, il en est
prélevé pour orienter le sens incertain des choses; le second, au contraire,
s’en détache comme quelque chose d’inhabituel pour venir rendre encore
plus incertain ce qui était attendu. Les deux évidemment signifient par leur
interprétation: le prodige n’est jamais que du prodigieux, le miracle du
miraculeux. Et, dans la mesure où c’est la crainte qui s’en étonne, il signifie
l’affect de colère d’une ou plusieurs divinités anthropomorphes3.
Sur ce point, la Préface rejoint tout à fait la démarche génétique du récit
de l’Appendice. Autant le finalisme opère un renversement de l’ordre de la

1. Pour l’emprunt de Spinoza à Quinte-Curce, et pour une mise au point de la réception


des Historiae au xvn* siècle, cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L ’expérience et l'éternité, p. 473-476,
ainsi que Œuvres DI. 698, n. 8.
2. Pour le rapport entre admiratio, stupor, superstitio, cf.S. Breton, «Spinoza, l’imagi­
naire et l’admirable», Métaphysique, histoire de la philosophie. Recueil d’études offert à
Fernand Brunner, Neuchâtel-Paris, Payot, 1981, p. 153-160.
3. L’expression Deorum aut summi Numinis de la préface du TTP (G.DI.5.21-22;
ŒuvresIII. 58.1) fait écho à l’expression aliquem, vel aliquos naturae redores de l’appen­
dice de la première partie de VÉthique (G.D. 79.3).
L’EMPIRE DU SIGNE 251

nature pour ne juger des événements que par leur fin et non par leur cause,
autant la superstition abonde dans ce sens, et, investissant les signes de ses
affects, les prend pour la cause des objets des idées qui accompagnent ces
mêmes affects. L’attitude finaliste et l’attitude superstitieuse composent
toutes les deux avec un désir de savoir qui s’exprime selon l’apparence
d’une inférence : la première conditionne l’enchaînement par un préjugé au
point d’en renverser les rapports, la seconde anticipe la fin en répondant à
l’attente craintive par des signes qui valent comme autant de causes inter­
médiaires ; le prodige enfin, par son éclat, réunit les deux processus en un
seul, attribuant le signe directement au(x) recteur(s) de la nature. Ce dernier
est donc bien le préjugé tourné en superstition, qui en retour le conforte et le
justifie. L’horizon d’un monde bâti sur l’ignorance et la crainte se referme
ainsi sur lui-même, finalisme et superstition se renforçant mutuellement.
Ce monde imaginaire, malgré ses fluctuations, les séditions internes et
l’instabilité qui le caractérisent, est fait sinon pour durer, tout du moins
pour se répéter. Venant se greffer sur ce paradigme immuable, les mo­
dernes superstitions prendront la relève des anciennes.
Le lecteur du TTP ne va pas tarder à se rendre compte qu’il n’y a pas lieu
d’accorder plus de valeur aux discours grandiloquents des théologiens
qu’aux fables païennes les plus archaïques, celles qu’ici Spinoza nomme
les vestiges, ou encore les traces, de la servitude antique [antiquae servi-
îutis vestigia] K Cette expression reviendra sous la forme des antiqui vulgi
praejudicia au début du chapitre xv2, là où Spinoza renvoie dos à dos ceux
qui veulent que l’Écriture soit la servante de la Raison et de la philosophie
et ceux qui veulent que la Raison et la philosophie le soient de l’Écriture.
Les premiers, en effet, attribuent fictivement aux prophètes des pensées
qu’ils n’ont pas eues même en songe et interprètent de travers leur pensée,
les seconds seront tenus d’admettre pour choses divines «les anciens
préjugés du vulgaire ». Aussi, tous les deux déraisonnent-ils, ceux-ci, avec
en tête Alpakhar, sans la raison [sine ratione], ceux-là, emmenés par
Maimonide, avec la raison [cum ratione]3.
Les tenants de cette vaine théologie prétendent par principe soumettre
la raison et la libre philosophie, sacrifiant la raison sur l’autel d’un préjugé
invétéré, qui repose sur ce qu’il conviendrait d’appeler une métaphysique
du signe, elle-même redevable d’une sémiotique de la crainte. Cette

1. G.m. 7.29 ; Œuvresffl. 62.26-27.


2.G.HI. 180.30; Œuvres III. 482.15.
3. Sur l’expression sine ratione, vero cum ratione insaniet (G.III. 180.32-33 ; Œuvres III.
482.17-18) du chapitre xv emprunté à Y Eunuque de Térence et reprise un peu plus loin dans le
même chapitre (G.III. 187.22-23; Œuvres DI. 500.7), cf.J.Lagrée, «Déraisonner avec ou
sans la raison », Nature, croyance, raison. Mélanges offerts à S. Zac, Cahiers de Fontenay,
Paris, 1992, p. 81-100.
252 LES SIGNES DES HOMMES

dernière, comme le montrent les premières pages du TTP, n’est pas


nouvelle. De ce point de vue, la Préface n’est pas seulement une intro­
duction rhétorique à la matière théologico-politique, car, sans être géomé­
trique dans la lettre, elle demeure, dans l’esprit de l’appendice du De Deo,
génétique. La superstition a des racines profondes dans l’anthropologie et
dans la nature du signe, et ce bien avant que les théologiens modernes « non
contents de déraisonner avec les Grecs, aient voulu faire délirer les pro­
phètes avec eux ». Or, on s’aperçoit que l’histoire qui la retrace ne fait que
parcourir le processus d’institutionnalisation du comportement supersti­
tieux dans l’organisation de la vie sociale et politique. Celle-ci s’accom­
pagne d’une mise en place de systèmes réglés de signes et d’appareils de
représentation. La superstition devient un régime.
On a vu que les signes de la superstition sont par nature aussi variés que
variables, qu’ils rendent paradoxalement plus stable l’instabilité de la
fluctuation dont ils sont issus. D’un côté, l’inconstance caractérise l’état de
nature de la superstition, qui la fait être la cause de « beaucoup de tumultes
et de guerres atroces » et de toutes les manipulations politiques; de l’autre,
c’est par la constitution d’un ordre symbolique que la superstition parvient
à se normaliser. En instituant règles et idoles, en codifiant signes et
symboles, en ritualisant cultes et cérémonies, bref en faisant passer dans
l’ordre des corps ce qui semblait dans un premier temps devoir se limiter à
l’ordre privé de l’affect, la superstition devient système de représentation.
Elle plante son décor, se met en scène, invente un langage, forge ses
croyances, reliant et soumettant son public aux mêmes signes. A défaut de
la supprimer, la parure du culte parvient à régler l’agitation naturelle de la
fluctuation. Par un régime de signes institués, elle devient gouvernable. Les
signes du culte permettent de passer ce contrat imaginaire, mais non moins
normatif, entre des peurs et des espoirs collectifs. La peur et l’espoir
aliènent ainsi leurs excès néfastes pour s’en remettre et se soumettre au
culte et aux ministres d’un apparat religieux [cultu & apparatu] tels qu’« ils
soient toujours considérés d’un poids plus grave que les autres, et soient
respectés toujours de tous avec la plus grande obéissance »1.
Par son système de valeurs, l’empire du signe superstitieux ne supprime
ni la peur ni l’espoir; il rend seulement possible leur compromis dans un
ordre imaginaire, mais non moins normatif, qui devient vivable par l’adop­
tion de pratiques symboliques. Aussi, la soif pour les nouveautés n’est-elle
pas abolie, mais tempérée par la répétition des rites, la sacralisation des
gestes, le culte des symboles. Par un jeu de signes codifiés, les objets de
culte (idola, symbola, hieroglyphica) permettent de prendre en charge les
affects des sujets, de les tempérer pour un temps, en les insérant dans un
1. TTP, praef (G.ffl. 7.1-2; Œuvres ffl. 60.27-28).
L’EMPIRE DU SIGNE 253

système réglé de croyances finalistes et anthropomorphes, par lequel la


peur et l’espoir sont mis en scène pour devenir publics. Soumis aux impé­
ratifs du rite, le croyant apprend à trouver dans le culte un semblant de quié­
tude. La fluctuation, en effet, toujours inconfortable et douloureuse, n’est
périlleuse pour celui qui en pâtit que si le conflit qui l’habite risque de
casser le rapport vital définissant son essence. Pour autant qu’il le peut,
l’individu s’efforce donc naturellement d’en minimiser les excès et de
développer un art du compromis1.
Cet art est un art des signes, qui permet de naviguer en eaux troubles
sans sombrer, où le corps fluctuant fabrique par son ingenium des signes,
aux pouvoirs desquels il confie ses peurs et ses espoirs en échange d’une
paix relative et d’une servitude certaine. Telle est la paix des peureux.
D’une servitude anarchique, l’humanité passe ainsi sans solution de conti­
nuité à une servitude théologico-politique, qui la confirme dans sa misère.
La varia religio reste ainsi tout à fait l’expression de ce que l’on pourrait
appeler le « droit naturel de la fluctuation », qui repose entièrement sur la
puissance de l’imagination dirigée par l’affect de la crainte.

Arcana&mysteria
Prisonnier de ses signes et de ceux qui, conscients ou pas, les
manipulent et en tirent un profit personnel, le superstitieux devient le
meilleur allié de son geôlier, au point, écrit Spinoza, d’être prêt à combattre
pour sa servitude comme si c’était pour son salut [ut pro servitio tanquam
pro salutepugnent]2. De toute l’œuvre, cette phrase est sans doute l’une des
plus terribles que compte le réalisme de Spinoza3. Le contexte politique
dans lequel elle apparaît confirme que la superstition ne va pas sans une
aura de mystère et de secret, dont le régime politique tire son plus grand
profit. Comme on a l’a vu, de manière générale l’anthropomorphisme
superstitieux de la pensée finaliste traduit l’inconnu en des arcana &
mysteria, auxquels dans l’appendice d’Éthique I Spinoza avait donné le
nom qui les résumait tous : la volonté de Dieu. Ces mystères demeurent
impénétrables autant que perdure la crainte, qui empêche, pour reprendre le
mot de Kant, d’oser savoir, c’est-à-dire, dans un premier temps au moins,

1. Cela n’est pas sans rappeler que le narrateur du T1E avait dans un premier temps aussi
essayé de vérifier les possibilités d’un compromis entre l’ancien et le nouvel institutum. Cette
tentative ne s’était soldée par un échec que parce qu’elle avait été conduite selon une logique
rationnelle, c’est-à-dire mesurée en relation au désir radical du plus utile. Or, cette mesure
est précisément ce qui échappe au superstitieux, qui ne peut l’atteindre tant qu’il est en proie
à la peur.
2.7TP, praef (G.ED. 7.8-9 ; Œuvres III. 62.2).
3. Pour un commentaire de ce passage, cf. L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation
et résistance chez Spinoza, chap. vn, p. 175-206.
254 LES SIGNES DES HOMMES

de discuter et mettre en doute l’autorité reconnue des signes érigés en


gardiens du sens.
Présages et prodiges baignent ainsi dans un monde de mystère et de
secret, où se trame la destinée des hommes en proie à la peur. Le mystère est
bien l’horizon de la superstition, là où convergent et finissent par se
confondre toutes les ignorances et toutes les attaques contre la raison1.
A la fin de la première partie du programme du TTP, le chapitre XV
achèvera l’analyse de cette capitulation et en même temps de cette
résistance farouche que la raison oppose à un empire de signes désormais
adulés comme la parole même de Dieu.
Car si la raison, en dépit de ce qu’elle réclame contre l’Écriture, doit lui être
entièrement soumise, est-ce, je le demande, avec la raison ou sans la raison
et en aveugles, que nous devons le faire? Dans ce dernier cas, nous
agissons en vrais sots et sans jugement. Dans le premier cas, c’est sous le
commandement de la raison que nous acceptons l’Écriture, et nous ne
l’accepterions pas si elle la contredisait. Qui, je le demande, pourrait
accepter quelque chose par la pensée si la raison s’y oppose? Nier quelque
chose par l’esprit [mente], qu’est-ce d’autre que dire que la raison s’y
oppose? Aussi ne puis-je assez m’étonner que l’on veuille soumettre la
raison, le plus grand des dons, cette divine lumière, à des lettres mortes
[mortuis literis] que la malice humaine a pu falsifier, et déjuger qu’elle est
corrompue; qu’on ne regarde pas comme un crime de parler indignement
contre la pensée [contra mentem], véritable texte original de la parole de
Dieu [verum Dei verbi syngraphum], et d’établir qu’elle est corrompue,
aveugle et perdue, mais qu’on tienne pour le plus grand crime de penser
cela de la lettre, simple image de la parole de Dieu [verbi Dei idolo]2.

1. On a ci-dessus rappelé avec Matheron le principe de l’intégrale intelligibilité du réel


qui est co-substantiel à la pensée spinoziste. Il s’oppose à toute philosophie du mystère
comme lieu d’une puissance incompréhensible. De ce point de vue, on ne peut pas dire qu’une
philosophie qui laisserait encore une place au mystère en posant le concept ô combien pro­
blématique de quelque chose dont la nature serait inaccessible à la raison ait définitivement
tourné le dos à toute forme de finalisme. On ne peut pas s’empêcher de penser à la formule
bien connue de Gueroult d’un spinozisme compris comme une mystique sans mystère, qui
condense à bien des égards son interprétation. Quant à la pars destruens que contient la
formule, on ne peut qu’être d’accord : le mystère indique quelque chose d’obscur, de sibyllin,
qui nous reporte tôt ou tard aux arcana des Anciens ; mais, quant à savoir ce que serait positi­
vement un mysticisme de la raison, il est plus difficile de le dire. D’autant que les expressions
de Gueroult lui-même ne manquent pas parfois d’ambiguïté ; ainsi, par exemple : « le ratio­
nalisme absolu, imposant la totale intelligibilité de Dieu, clef de la totale intelligibilité des
choses, est pour le spinozisme le premier article de foi»; Spinoza. De Dieu, t.I, p.9 et 12.
Pourquoi parler ici de «foi»? Cet «article» doit-il être cru, ou n’est-il pas plutôt su?
Par ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose d’impropre à parler de «dogmes de la raison»?
Autrement dit, le rationalisme absolu est-il encore bien compris quand il est confondu avec un
dogmatisme?
2. 77P,chap.xv(G.lU. 182.4-17; Œuvres ffl. 486.15-28).
L’EMPIRE DU SIGNE 255

Ces signes, naguère recherchés dans le vol des oiseaux ou dans les
entrailles des animaux, trouvent leur équivalent dans un certain usage de
l’Écriture. On y retrouve les mêmes effets de l’ancienne superstition et les
mêmes raisons de soupçonner ceux qui s’en proclament les interprètes
exclusifs. L’exégèse scripturaire a ainsi son fondement anthropologique
dans une herméneutique pré-scripturaire.
Entre temps, Spinoza s’était étonné de voir que certains puissent
prétendre contre toute raison que
Dieu, par quelque singulière providence, ait conservé sans corruption la
Bible. Ils disent que les leçons divergentes sont signes des mystères les
plus profonds [signa profundissimorum mysieriorum], ils le disent même
des astérisques que l’on trouve 28 fois au milieu d’un paragraphe;
davantage, ils vont jusqu’à croire que de grands secrets [magna arcana]
sont contenus dans la forme même des lettres. S’ils le disent par sottise et
par une superstition de vieille femme, ou par arrogance et ruse, pour que
l’on croie qu’ils sont les seuls à détenir les secrets divins [Dei arcana], je
l’ignore; je sais seulement que je n’ai rien lu chez eux qui sente le secret
[arcanum redoleat], mais que des imaginations puériles1.
Qu’est-ce qui fait donc que certains ne trouvent rien de moins précieux
à sacrifier que la raison, pour qu’il leur semble qu’honneur soit mieux
rendu à ce qu’ils admirent au-dessus de tout? Quelle est la cause qui pousse
les théologiens sceptiques à passer ce surprenant contrat, qui leur fait
troquer la raison en échange d’une admiration sans borne pour des mystères
absurdes [absurdis arcanis], qu’ils attribuent à l’Écriture? La réponse est, à
la suite de cet extrait, dans les questions que Spinoza pose par-dessus le
texte de Y Eunuque de Térence: «Mais, je demande, qu’est-ce qui les
inquiète ? Que craignent-ils ? [quid timent ? ] »2. La crainte, encore elle, est
pointée du doigt, non sans une veine d’ironie à présent. Cette même peur
enferma jadis les païens dans la superstition et l’idolâtrie, et leur fit com­
mettre les sacrifices les plus insensés. La peur, oui, mais de quoi au juste?
Il y a de quoi s’étonner, en effet, que l’on arrive à penser que la religion
et la foi seraient moins bien gardées si l’on ne leur sacrifiait pas la raison.
Assurément, croire cela voudrait dire craindre pour l’Écriture, plus que s’y
fier [Scripturae magis timent, quamfidunt], et donc assurément en douter
plus qu’y croire. Or, cela est contraire à la vera religio, qui en tant qucfides
ne s’exerce pas dans la peur, mais dans la confiance. « Foi », « croyance »,
« confiance », trois mots qui traduisent un seul et même terme :fides. Plus la
religion est craintive, moins elle est vraie; plus elle est superstitieuse, plus
elle est vaine et dangereuse. L’homme de foi, le vrai, le véritable fidèle, est
1. TTP, chap. IX (G.in. 135.27-35 ; Œuvres IB. 368-370.23-4).
2. G.IU. 182.19-20 ; Œuvres m. 486.31.
256 LES SIGNES DES HOMMES

celui qui en confiance met en œuvre par des actions pieuses ce qui à
proprement parler/air safoi1. Ailleurs Spinoza parle de pleine adhésion et
de plein consentement de l’âme [pleniore animi consensu]2, en vue de quoi
le fidèle est censé conserver un droit d’interprétation de l’Écriture; car de
même qu’elle fut jadis adaptée à la compréhension du vulgaire, de même il
sera permis à chacun de l’adapter à ses opinions et à sa complexion, s’il y a
là un moyen aidant à l’exercice de la charité et de la justice, c’est-à-dire
d’obéir à Dieu davantage en confiance, et si possible ni contraint ni forcé.
On peut penser que nier et interdire ce droit à l’interprétation de
l’Écriture est aussi néfaste à la piété que l’interdiction du droit de parole et
d’expression est néfaste pour la paix de l’État. En effet, chez l’homme
l’interprétation est aussi naturelle que la parole, voire davantage encore,
car, comme on l’a vu, dès qu’il y a signe, il y a aussi interprétation. L’inter­
dire serait aussi vain et contre nature que d’interdire à la bavarde de parler
ou à l’homme de penser. Le droit à l’interprétation, comme celui du libre
exercice de la pensée est un droit naturel inaliénable. Il est donc tout à fait il­
lusoire et pragmatiquement impossible de penser pouvoir réussir à être le
gardien et le censeur jaloux du sens de l’Écriture, au delà du credo mini­
mal3. Cela n’a pour effet que de produire hypocrisie et bigoterie chez ceux,
qui, pour une raison ou pour une autre, n’en partageraient pas les opinions.

La raison innocentée
Qu’y a-t-il à craindre de la raison, si l’Écriture ne risque rien de son libre
exercice? Voilà une question, qui, après avoir été adressée aux critères de
l’interprétation de ceux qui voudraient voir la raison jetée aux orties, doit à
présent être posée à l’interprète et aux causes profondes qui dirigent en
sous-main ses principes herméneutiques. Qu’a-t-il donc à craindre de la
raison, lui, le théologien sceptique, si la révélation de l’Écriture, qu’il dit
vouloir sauvegarder au prix de lui immoler la raison, ne perd rien de la
certitude qui lui est propre ? Ce n’est pas la première fois qu’un soupçon est
jeté sur le fondement ultime d’une démarche qui prétend suspendre la
raison par la raison 4.

1.Ce que Spinoza, avec Paul de l’Épître aux Galates (5: 22), appelle «les fruits de
l’Esprit saint» [fructus spiritus sancti], qui sont, selon Paul, la charité, la joie, la paix, la
patience, l’humanité, la bonté, la persévérance.
2. 7TP, chap. xrv (G.III. 173.26; Œuvres m. 466.6).
3. La dogmatique mise au jour par l’interprétation rationnelle, outre le contenu du mes­
sage biblique, constitue aussi les limites de droit infranchissables de toutes ses interprétations.
4. De par son côté radical, cette réfutation ressemble à celle utilisée par Spinoza contre la
figure du sceptique dans le TIE(§ 47). Le résultat visé est sensiblement le même : en se servant
des arguments de l’adversaire, on en exhibe le non-sens pour le réduire au silence et le
confiner en dehors du discours rationnel (voir supra chap. i). En débarrassant la théologie des
L’EMPIRE DU SIGNE 257

À la fin du chapitre xv, juste avant de passer à la deuxième partie de


l’ouvrage, c’est-à-dire à un point crucial où se dénoue la problématique
théologico-politique, Spinoza ne peut plus renoncer à faire la pleine
lumière sur les causes génétiques de cette crainte, alors que dans un premier
temps il avait seulement feint de s’en étonner. Il est désormais question
(mais en a-t-il jamais été autrement?) de «règne» et de monopole
théologico-politique sur le sort d’un conflit engagé par ceux qui pensent
que la contradiction entre théologie et philosophie doit se solder par la
proclamation d’un vainqueur et d’un vaincu. Mais, quand à livrer bataille
sont appelées des armes censées être de la même trempe que cette raison
qu’elles s’acharnent paradoxalement à défaire, le philosophe ne peut plus
s’abstenir de démasquer l’imposture d’une raison contre raison (quod
iniquissimum est)1, qui «s’efforce par une raison certaine de rendre la
raison incertaine» [& certa ratione eandem incertain reddere conantur]2.
Car, de deux choses l’une : ou bien, en s’efforçant de prouver la vérité et
l’autorité [veritatem & autoritatem] de la théologie aux dépens de la raison
et de la lumière naturelle, ils n’aboutissent à rien d’autre qu’à tirer de force
la théologie elle-même sous l’empire de la raison [sub rationis imperium],
mais ce faisant ils supposent que l’autorité de la théologie ne resplendit pas
si elle n’est pas éclairée par la lumière naturelle; ou bien ils s’en remettent à
une pétition de principe, se réclamant du témoignage intérieur de l’Esprit
saint, ou d’une autre lumière surnaturelle et mystérieuse, censée leur
donner l’assurance de la vérité, ne justifiant le recours [auxilium] à la raison
que pour convaincre les infidèles, autrement dit, ceux qui ne partagent pas
leur opinion.
Dans le premier cas l’auto-contradiction est patente. Dans le second3,
après avoir rappelé sur la base du chapitre xiv que l’Esprit Saint ne porte
témoignage que pour les œuvres bonnes, et qu’il n’est en soi autre que la
paix de l’âme [animi acquiescentiam] qui naît dans l’esprit des actions
bonnes, Spinoza n’a désormais plus d’hésitation à indiquer la véritable
cause de ces arguments fallacieux. Il explique alors les raisons de tant de

principes faussement pieux d’un scepticisme apologétique, Spinoza pouvait ainsi mieux
séparer les deux domaines qu’il entendait distinguer.
1.TTP, praef (G.III. 8.30-31 ; Œuvres HL 66.5-6): «Voilà le vrai scandale», traduit
efficacement Moreau.
2.G.HI. 187.22-23 ; Œuvres III. 500.7.
3. À l’argument du témoignage intérieur, Spinoza avait répondu d’une manière légère­
ment différente à Albert Burgh, fraîchement converti au catholicisme : « Mais tu diras que
tu t’es soumis au témoignage intérieur de l’esprit de Dieu, et que les autres sont possédés
et trompés par le Prince des esprits du mal; mais tous ceux qui sont en dehors de l’Église
romaine ont autant de droit de dire publiquement de leur religion ce que toi-même tu dis
de la tienne»; Ep, 76 (G.IV.320-321.17-2). À l’absolutisme aveugle de Burgh, Spinoza
oppose un argument relativiste.
258 LES SIGNES DES HOMMES

zèle à vilipender la raison, et dévoile finalement la secrète cause qui les


pousse à se réfugier ainsi dans le sacré1 : la « grande crainte [magno timoré]
d’être vaincus par les philosophes et de s’exposer publiquement au rire»2.
Derrière les absurda arcana et profundissima mysteria3 et l’admiration
qu’ils produisent, se dissimule une rivalité avec la philosophie, que le
philosophe se doit de démasquer s’il ne veut pas laisser bafouer la lumière
naturelle, en sa vérité d’abord, en sa libre expression ensuite. Le retranche­
ment derrière des mystères aussi profonds qu’absurdes ne serait donc que la
triste revanche des «perdants de la raison» qui se tordent dans l’auto-
contradiction de vouloir la suicider.
Dans ces conditions, la confrontation, qu’une libre république devrait
en principe garantir comme libre et publique, et à laquelle Spinoza s’en
réclamant citoyen entendait donner voix, ne pouvait qu’assumer les
accents polémiques du pamphlet, pour dévoiler aux regards de tous que les
soupçons que l’on avait voulu faire peser sur la raison pour qu’on lui retirât
définitivement sa confiance n’étaient que l’effet d’une gauche mise en
scène orchestrée à d’autres fins que la vérité et la piété. Le faux procès qui
lui avait été intenté devait être ainsi démonté, l’accusé innocenté, les
preuves retenues contre lui portées à charge de l’accusateur, le vrai coupa­
ble indiqué dans la jalousie et la tristesse, et le mobile dans la convoitise des
honneurs et du pouvoir exercé sur des esprits dominés par la superstition4.
Cette plaidoirie de la raison pouvait enfin retourner l’accusation à son

1.Ce refuge dans l’asile du sacré ne va pas sans une certaine tristesse, car la crainte,
passion triste, en est la cause; cf. E. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, P.U.F., 1985, p. 59.
2. G.III. 188.8-9; Œuvres H!. 500.29-30. Dénonciation semblable dans l’appendice de la
première partie de Y Éthique : « Et ainsi il arrive que celui qui cherche les vraies causes des mi­
racles et s’applique à comprendre en savant les choses naturelles au lieu de s’en étonner
comme un sot, est souvent considéré comme un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux
que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des dieux. En effet, ils savent
qu’une fois l’ignorance supprimée, l’étonnement est aussi enlevé, qui est l’unique moyen
qu’ils ont d’argumenter et de conserver leur autorité » (G.II. 81.15-22). En effet, qui n’est pas
prêt à s’étonner est tout près de rire de ceux qui s’étonnent. Cf. aussi le début du chapitre vn du
TTP, où avec la peur de voir foulée aux pieds leur autorité, les théologiens craignent de se voir
méprisés [ab aliis contemnantur] (G.III. 97.9-17 ; Œuvres EU. 276.7-15).
3. L’expression revient plusieurs fois sous la plume de Spinoza : TTP, praef (G.IH. 9.3;
Œuvres EU. 66.14) ; chap. vn (G.m. 98.4; Œuvres III. 278.16-17) ; chap. ix (G.III. 135.29;
Œuvres ni. 368.24-25) ; chap.xn (G.m. 159.12 ; Œuvres m. 430.11) ; chap.xm (G.III.
167.26-27 ; Œuvres m. 450.9-10).
4. Aussi Spinoza peut-il écrire : « Et plus bruyamment ils admirent ces mystères, plus ils
montrent qu’ils croient moins à l’Écriture qu’ils n’ont de complaisance»; TTP, praef
(G.ffl. 9.8-9; Œuvres ffl. 66.20-22). Le ton et les accents propres au procès ne sont pas
absents des expressions du TTP, comme par exemple au début du chap. xrv : « nous les
accusons des sectateurs>, parce que ils ne veulent pas concéder cette même liberté aux
autres» (G.m. 173.26-28; Œuvres m. 466.7-8). Spinoza ne fait que répondre aux accusa­
tions de ses adversaires : athéisme, impiété, etc.
L’EMPIRE DU SIGNE 259

censeur : qui du philosophe ou du théologien est le véritable païen, si pour


interpréter et témoigner de la parole de Dieu, il faut lui sacrifier ce qu’il
nous a donné de meilleur pour le comprendre et 1 ’ aimer ?
Les préjugés des théologiens [praejudicia theologorum], et l’« exces­
sive autorité et insolence des prédicants » [nimiam concionatorum autho-
ritatem & petulantiam] ont été reconduits au secret affect qui les anime1.
La crainte de la risée publique, aux effets si peu démocratiques en ce qu’elle • .
se soustrait jalousement à l’épreuve publique des raisons, en lui opposant le
poids obscur du mystère, dont elle prétend être tout à la fois le témoin,
l’interprète, et le gardien, est en réalité l’héritière de la crainte atavique de
l’ancienne superstition dont la ruse et la haine sont les complices inavoua­
bles. Quoi que pensent les théologiens des païens, «les modernes» ne
valent guère mieux que « les anciens ». Les signes du sacré ont changé, et
avec eux les croyances, les cultes et les institutions, mais la superstition et
son usage théologico-politique demeurent inchangés, alors que le vulgaire,
sous ses différents habits, reste égal à lui-même, toujours aussi misérable.

Arcanaimperii
La théorie de la superstition traverse à la fois les champs de l’anthropo­
logie, de l’histoire des religions, de l’herméneutique biblique et de
l’histoire politique. Dès la Préface, comme en témoigne l’allusion aux
Turcs et à la monarchie tyrannique, il est clair que mystère et secret sont les
meilleures armes de la mystification et du pouvoir usurpateur, puisqu’ils
sont par définition ce qui tend à se soustraire à l’examen public de la raison.
Aussi Spinoza n’a-t-il jamais eu de mots aussi durs pour le régime
monarchique que dans ces premières lignes du TTP. Il en dévoile le plus
grand secret [summum arcanum]2, qui convient si peu à l’essence d’une
libre république. Le plus rationnel des États, c’est-à-dire le moins sujet à
des fluctuations et séditions internes, le plus stable et durable dans la paix et
la concorde, s’accommode mal du secret et du mystère, et de ce qui, tenu
dans l’ombre, se soustrait à la compréhension et à la discussion publiques.
Afortiori la démocratie.
Les visées plus pragmatiques du TP confirmeront l’idée qu’il n’est
jamais bon pour un État de cultiver le secret, et d’asseoir son pouvoir sur
l’opacité d’un complot latent. Tout en reconnaissant qu’il est bien difficile
de l’éviter complètement, il importe à Spinoza de montrer que la

1. Ep, 30 à Oldenburg (G.IV. 166.23 et 28-29); telles sont deux des trois raisons qui
auraient poussé Spinoza à composer le TTP.
2. « Le plus grand secret du régime monarchique et son intérêt consistent assurément à
tromper les hommes et à masquer sous le nom spécieux de religion la peur qui doit les retenir »
(G.m. 7.6-8 ; Œuvres m. 60-61.33-2).
260 LES SIGNES DES HOMMES

transparence et la lisibilité des signes et des mécanismes du pouvoir ne


sauraient en principe nuire à la santé de l’État1. Bien plus, cela reste vrai
dans les affaires intérieures comme en politique extérieure, puisqu’il est
préférable de courir le risque de faire connaître à l’ennemi les projets
honnêtes [recta consilia] de l’État plutôt que de rendre opaques les
mécanismes du pouvoir envers ses propres citoyens2. Spinoza ne retient
que les recta consilia, car il suppose que l’État le plus stable [constantius]
est celui qui est capable de défendre ce qui lui appartient sans convoiter les
biens d’autrui, évitant la guerre et préservant autant qu’il peut la paix. On
retrouve ici, appliqué à l’État, le précepte général de la raison établi par
Hobbes au chapitre xiv du Léviathan, qui allie en sa première partie la
première loi [Lex, Law] fondamentale de la nature (rechercher la paix et la
suivre), et le droit \Jus, Right] de nature (nous pouvons nous défendre par
tous les moyens).
Il n’est pas inutile de rappeler que s’il y a une essence naturelle du corps
politique, c’est parce que la nature du droit, c’est-à-dire la puissance,
s’applique à tous les corps comme individus : «dans la société civile [in
statu civili], les citoyens, pris tous ensemble, doivent être considérés
comme l’équivalent d’un homme à l’état de nature [in statu naturali] »3 et,
dans une monarchie, «le roi comme [veluti] l’esprit de la cité [Civitatis
mens] »4. Ainsi «le glaive du roi» [gladius Regis], signe de sa puissance,
qui n’est autre que la volonté de la multitude ou de sa partie plus influente
[validionspartis], doit être mû et tenu par un rapport réglé aux conseillers,
de façon à contrecarrer le plus possible toute dérive occulte et arbitraire
d’un pouvoir qui a tendance à se cacher derrière un seul homme. Plus ces
fils seront visibles et lisibles, plus ils seront solides et durables dans la
garantie d’un gouvernement rationnellement constitué. De plus, si la
structure du régime n’est pas lisible pour les sujets, ceux-ci ne le défendront
pas . quand il sera attaqué. Le secret est le lieu de la suspicion et de la
conjuration. Dans l’entourage du pouvoir royal, voire dans sa famille
proche, plus en son centre qu’à l’extérieur de ses frontières, davantage dans
ses coulisses qu’au devant de la scène publique se trament ce que déjà
Tacite appelait les arcana imperii ou ressorts du pouvoir. Celui qui en

1. En effet : « que le silence soit souvent utile à l’État, personne ne peut le nier, mais que
sans lui l’État ne puisse subsister, personne ne le prouvera jamais»; TP, chap. vu, §29
(G.m. 320.33-35); cf. aussi chap. vi, § 5, où Spinoza dit qu’un État que l’on croit une Monar­
chie absolue, est en pratique [inpraxi] une aristocratie, non certes ouvertement [manifestumJ,
mais de manière occulte [latens], «et donc, ajoute-t-il, de la pire des manières » [&propterea
pessimum] (G.m. 298.34-35).
2. Cf. TP, chap. vu, § 29 (G.m. 29-31 ).
3. TP, chap. vu, § 22 (G.m. 316.33-34).
4. TP, chap. vi, § 19 (G.m. 302.12-13).
L’EMPIRE DU SIGNE 261

détient les rênes a l’État en son pouvoir. Ce n’est donc pas un hasard si ceux
qui veulent être maîtres absolus de l’État font pression pour que les affaires,
sous couvert d’utilité [utilitatis imagine], soient traitées secrètement - ce
qui ne peut réserver qu’une cruelle servitude [insensius servitium]. On
comprend dès lors que plus les mysteria et arcana encombrent religions et
pouvoirs, plus la vera religio recule devant la superstition, et la société
civile dans la servitude.
Si la pratique intersubjective des signes, des idola et des cultes peut
servir à tisser quelque peu le lien social dans les formes symboliques d’un
système commun de représentation, il n’en reste pas moins que l’attention
superstitieuse qui est ainsi portée à l’empire des signes et à l’autorité de
leurs interprètes détourne, jusqu’à la recouvrir complètement, de cette vera
religio, que Spinoza entend pourtant faire émerger de sa critique de la
religion. L’oubli de la raison s’accompagne toujours de l’oubli de la vera
religio. Il fallait ainsi détruire la vaine pour sauver la vraie, ramener la foi à
son essence, les signes de 1 ’ Écriture à leur vrai sens, débarrasser celle-ci des
fausses interprétations par une méthode de lecture rationnelle, éclairer la
théologie à la lumière du dogme fondamental qui la justifie, la séparer de la
philosophie pour les rendre chacune souveraine dans son domaine, sans
vaincus ni vainqueurs qui ne soient la vérité, la piété et la paix.
Ce projet qui retint Spinoza pendant au moins cinq ans de sa vie, au
moment même où il continuait sans doute la rédaction de l’Éthique,
comportait, dans le cadre de sa doctrine générale de l’imagination, deux
grandes réflexions sur la nature, le sens, et l’usage des signes. La première
se situe au cœur même de la révélation prophétique et occupe les deux
premiers chapitres du TTP. Comme il n’y a pas de signe sans interprète, il
n’y a pas non plus de prophétie sans prophète. C’est pourquoi les deux
premiers chapitres sont l’un à la suite de l’autre pour mieux distinguer la
prophétie en tant que telle de l’interprétation du prophète. La seconde
réflexion est consacrée à la science des textes, dont la Bible est l’exemple
privilégié. Spinoza y consacre les livres VII-XI, pour ensuite tirer ses
conclusions sur le statut, la valeur et l’enseignement de l’Écriture. En
raison des limites imposées à ce travail, la dernière section a été réservée au
premier de ces deux aspects.
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LES SIGNES DE DIEU

Chapitre x vin

LES DEUX RÉVÉLATIONS

La définition de la prophétie
Le premier chapitre du TTP entend répondre à deux questions:
qu’est-ce qu’ une prophétie ? Comment Dieu s’est-il révélé aux prophètes ?
On ne soulignera jamais assez la rigueur avec laquelle cette œuvre, dans sa
totalité et l’unité de ses chapitres, est construite. La structure même de
chacun d’entre eux est instructive1. Le premier chapitre commence par
apporter la réponse à la première des deux questions annoncées dans le plan
de la Préface, en produisant la définition de la prophétie :
La prophétie ou la révélation [Prophetia sive Revelatio] est la connais­
sance certaine [certa cognitio] d’une chose révélée par Dieu aux hommes 2.
Par rapport à la démarche hobbesienne, que Spinoza suit de près, cette
définition tranche par sa franchise. Alors que Hobbes se tient davantage
dans une assomption générale de la prophétie, Spinoza en produit d’emblée

1.Les deux premiers chapitres marquent formellement les deux «moments» de la


connaissance prophétique : d’un côté la révélation elle-même, l’affection qui arrive [contin-
git] au prophète (chap. i), de l’autre les conditions de la signification de ce qui est ainsi révélé
pour le prophète (chap. il). Ces deux instances constituent l’unité signifiante de la prophétisa-
tion, leur enchaînement délivre le contenu de la révélation. Tout en respectant leur continuité,
c’est avec une grande rigueur, qui fut celle aussi de VÉthique, que Spinoza les distingue.
2. TTP, chap. i (G.III. 15.5-6; Œuvres HL 78.1-2).
264 LES SIGNES DE DIEU

l’essence1. Il reste que le chapitre xxxii du Léviathan et ce début du TTP


restent très proches par leur souci de sauvegarder la valeur de la raison.
Cela dit, on peut s’interroger sur le statut et le rôle de cette définition
initiale2. Telle qu’elle est formulée, elle permet un large consensus:
d’abord en ce qu’elle s’accorde avec le sens que l’Écriture donne à ce
terme, ensuite en ce qu’elle n’a aucune raison de ne pas rencontrer l’as­
sentiment de la raison, enfin en ce que son énoncé est susceptible d’être
approuvé par les théologiens les plus prévenus et soupçonneux, sans pour
autant contrevenir à la redéfinition que Spinoza va faire de la theologia au
chapitre xv : « J’entends précisément ici, par le nom de Théologie, la révé­
lation en tant qu’elle indique le but que nous avons dit être visé par
l’Écriture (la raison et le moyen de l’obéissance, c’est-à-dire les dogmes de
la vraie piété et de la vraie foi) »3. Il est évident que pour que cette cohé­
rence soit véritablement appréciée, Spinoza aura d’abord dû s’expliquer
sur ce qu’il faut comprendre par « parole de Dieu » et « dogmes de la vraie
foi», mais on peut d’ores et déjà souligner que la première définition
s’ordonne à ces développements. Dans la mesure où Spinoza n’y distingue
pas encore la certitude morale et la certitude mathématique, ni la connais­
sance imaginative contre la connaissance intellective, elle est censée en
principe pouvoir être lue et acceptée de tous. Au delà de la vérité de
l’essence qu’elle entend produire, c’est là la force même de cette première
ligne du chapitre. Sa position va contribuer à orienter l’argumentation, sa
formulation à déduire des propriétés communes à la prophétie et à la
lumière naturelle (les deux sont divines et s’adressent aux hommes en vue
de leur salut), tout en laissant ouvert l’espace pour les distinguer, alors que
le fait qu’elle ne précise pas d’emblée en quel sens il faut comprendre cette
cognitio et cette certitudo n’aura pas pour conséquence de l’invalider une

1.«Quand Dieu parle aux hommes, c’est, nécessairement, ou bien d’une manière
immédiate, ou bien par la médiation d’un autre homme, auquel il a antérieurement parlé lui-
même immédiatement»; T.Hobbes, Léviathan, chap.xxxn, p. 397. Plus loin, au chapitre
xxxvi, Hobbes écrira: «La prophétie n’est pas un art, et pas davantage, s’il s’agit de la
prédiction, une vocation permanente : c’est une fonction exceptionnelle et temporaire confiée
par Dieu» (p.449). Les analyses de Spinoza montreront qu’il fut sensible aux aspects sou­
lignés par son prédécesseur. Pour une présentation des chapitres xxn-xxxvi du Léviathan
insérés dans l’horizon de l’histoire de l’exégèse biblique, cf. P.-F. Moreau, Hobbes. Philo­
sophie, science, religion, Paris, P.U.F., 1989, p. 68-106.
2. Antonio Droetto et Emilia Giancotti remarquent sa particularité : «L’équivalence des
deux termes montre que la définition de prophétie ne se réduit pas dans la pensée de Spinoza à
la retentissante “narratio rerum futurarum” des théologiens contemporains (v. Huet,
Demonstratio Evangelica, Paris, 1679, Def. IV) et de l’intelligence du vulgaire, mais coïncide
avec le concept même de la révélation divine, dont la causalité n’est pas d’un ordre différent
de celui de la connaissance naturelle » ; B. Spinoza, Trattato teologico-politico, p. 34, n. 1.
3. TTP, chap. xv (G.HI. 184.32-35 ; Œuvres HL 492-494.30-1).
I! :
LES DEUX RÉVÉLATIONS 265 :
fois que cette distinction aura été introduite K Ces conditions réunies font ;:
que la définition assume un rôle à la fois génétique et stratégique, qui
prépare et amorce le mouvement même du chapitre tout en justifiant son !
articulation au second.
;
Insérant le definiendum (revelatio) dans le definiens (révélâta), la !
définition de la prophétie peut être rapprochée de la définition de l’attribut, :
qui fait figurer l’entendement à la fois dans ce qui est à définir et dans ce qui
le définit : per attributum intelligo id, quod intellectus... Cette particularité
;
se comprend en vertu de la doctrine de la puissance réflexive de l’enten­
dement, à laquelle Spinoza fait référence un peu plus bas dans le chapitre :
Et puisque notre esprit, par cela seul qu’il contient objectivement en lui
[objective in se continet] la nature de Dieu et y participe, a la puissance de
former certaines notions qui expliquent [explicantes] la Nature, et ensei­
gnent [docentes] comment se conduire dans la vie, nous pouvons à raison ï.
juger que la nature de l’esprit, en tant qu’elle est ainsi conçue, est la cause
première de la révélation divine [primant divinae revelationis causam], car
tout ce que nous connaissons clairement et distinctement c’est [...] l’idée
de Dieu et sa nature qui nous le dictent [nobis dictâtJ, non certes par des
paroles mais d’une façon bien plus élévée [longe excellentiore], et qui
convient au plus haut point [optime] avec la nature de l’esprit, comme l’ont
éprouvé de façon indubitable tous ceux qui ont goûté la certitude de
l’entendement2.
Ce texte nous renvoie clairement au TIE (§ 35 et 36) et à Y Éthique.
Ainsi, l’entendement peut bien se dire « la cause première de la révélation
divine», alors qu’il n’en est pas la source [forts], car c’est Dieu qui s’ex­
prime en lui, et que l’entendement a pour objet en vertu de l’idée dont sa
nature est capable. Or, entre la source ultime (Dieu) et la cause première
(l’entendement), il n’y a pas d’écart pour qu’un signe soit requis à garantir
l’origine véritable de la connaissance, puisqu’il appartient à la nature
même de l’entendement de la reconnaître comme son propre index de
vérité, qui, comme dit le TIE, « n’a besoin d’aucun signe ». Et c’est cela que
Spinoza appelle «goûter la certitude» [gustare certitudinem], autrement
dit cette manière de sentir l’essence formelle qui est la certitude elle- .

1. Comme on a eu déjà l’occasion de le faire remarquer à propos de la traduction de El,


def 5, le sens nominal des définitions spinoziennes n’est pas censé exclure leur sens réel. Une (n
définition peut être prise au sens nominal pour commencer; la compréhension de ses
propriétés, que la démarche déductive du texte va produire, fera que le lecteur sera naturel­
lement amené au fur et à mesure de son cheminement à les reconsidérer comme des
définitions réelles des objets ainsi proposés à l’examen. Il n'y a donc pas a priori à trancher : ::
entre nominalisme et réalisme des définitions, mais simplement à éviter que le fait d’en ; :
assumer un empêche par principe d’accéder à l’autre.
2. TTP,chap. i(G.m. 16.10-19;Œuvresffl. 80-82.21-2).

f’A i
266 LES SIGNES DE DIEU

même1. La puissance qu’a l’idée vraie de Dieu de s’indiquer elle-même, de


se révéler comme vraie dans l’entendement, fait qu’on peut considérer la
connaissance de l’entendement comme la cause première d’une révélation
divine.
Mais alors que certitude et connaissance ne font qu’un dans la
révélation intellectuelle, sans besoin d’autre chose que la perception elle-
même, la révélation prophétique ne gagne la certitude que si, avec la chose
révélée, y est apposée une signature qui garantisse sa source, et donc qui
fasse foi: elle a ainsi besoin d’un supplément, un signe, qui en certifie
l’origine. À l’image de l’entendement dans £1, def 4, de par l’inclusion du
definiendum dans le definiens, la prophétie est à la fois ce que Dieu révèle et
la certitude de la connaissance de la chose qui a été révélée, sauf que ces
deux aspects ne coïncident pas dans la révélation prophétique. Cet écart va
permettre d’ouvrir l’espace réservé au signe, sur lequel Spinoza va faire
reposer la spécificité de la certitude du prophète.
La position en tête de chapitre de la définition et l’analyse qui s’ensuit
répondent donc à un double objectif. Le but à terme est d’inverser le rapport
d’excellence [longe excellentiore] entre connaissance naturelle et connais­
sance prophétique en montrant ce qui convient le mieux [optime] à la nature
de l’esprit, et de corriger ainsi les préjugés du vulgaire qui a coutume de dé­
daigner la connaissance naturelle, en enveloppant la connaissance prophé­
tique de mystères plus épais que ceux qu’autorise l’Écriture elle-même.
Cette rectification se fait en deux temps. Pour commencer, Spinoza rétablit
au moins une parité de dignité entre deux modes de «connaissance
certaine» [certa cognitio] que sont la prophétie et la lumière naturelle. Ce
rééquilibrage s’opère par un contre-balancement des deux types de
connaissance en vertu d’une seule et même définition, qui permet de les
disposer en apparence sur un même plan : si on reconnaît à la connaissance
prophétique son origine divine, il faut l’accorder aussi à la lumière
naturelle, qui par la définition a le droit aussi d’être appelée révélation ou
prophétie. Spinoza ne fait ici que tourner en sa faveur ce qu’une grande
partie de la tradition scolastique n’aurait pas eu de difficulté à lui accorder,
à savoir que la raison est un don divin, sauf qu’elle se réservait le droit de
postuler une connaissance surnaturelle, reconnue au don prophétique, qui
l’emportait sur la lumière rationnelle.
On ne s’étonnera pas que, dans ces quatre premiers paragraphes du
chapitre i2, Spinoza défende tant la valeur et la nature de la connaissance
par la lumière naturelle. Il s’agit de montrer que de la définition qu’il donne
1. TIE, § 35 (G.H. 15.8-9). Voir .supra chap. m.
2. Les 5 premiers paragraphes de l’édition des Œuvres correspondent aux 4 premiers de
l’édition Gebhardt.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 267

de la prophétie on ne peut qu’abusivement tirer une infériorité de la


connaissance naturelle. Une fois cela accordé, il faut aussi concéder le
corollaire : «quant à la certitude qu’elle implique et à la source dont elle
dérive (à savoir Dieu), la connaissance naturelle ne cède en rien à la
connaissance prophétique ».
Dès que Spinoza aura achevé de naturaliser la connaissance prophé­
tique1, ce qui ne devait être dans un premier temps qu’un rééquilibrage ne
tardera cependant pas à faire peser la balance en faveur de la connaissance
par la lumière naturelle. Mais, encore une fois, la définition inaugurale est
là aussi pour y veiller, cela ne se fera pas au détriment de la connaissance
prophétique. Il s’avérera en effet qu’il n’y a aucune raison de douter que,
quant au contenu de son enseignement moral (mais sur celui-là seule­
ment) 2, celle-ci fut divine et certaine.

PROPHETA & PROPAGATOR

La différence entre connaissance et certitude profite à la figure du


prophète, que Spinoza introduit sans attendre, bien qu’il lui réserve le
second chapitre pour en traiter de manière plus diffuse. Il ne s’agit pourtant
pas d’une anticipation sur le plan annoncé. Spinoza se doit d’en parler
maintenant. D’une part, parce qu’il ne saurait y avoir de chose révélée sans
celui pour qui elle est révélée - et la définition en elle-même, bien qu’elle
parle des hommes, ne mentionne pas le prophète3 ; d’autre part, s’il veut
mener à terme le parallèle avec la lumière naturelle comprise elle aussi
comme révélation, il doit également montrer en quoi et pourquoi ces deux
1. Ce qu’il s’engage à faire dès le second paragraphe : « à moins que quelqu’un ne veuille
entendre, ou plutôt rêver, que les prophètes ont bien eu un corps humain mais non un esprit
humain, et ainsi, que leurs sensations et leur conscience ont été d’une tout autre nature que les
nôtres »; TTP, chap. i (G.III. 16.2-5 \ Œuvres LU. 80.12-16).
2. Encore que, comme le rappelle Gilles Deleuze, la révélation prophétique donne accès à
certains « propres » [propria] de Dieu, comme par exemple l’unicité, mais « nul attribut n’est
jamais révélé. Rien que des “signes” variables, dénominations extrinsèques qui garan-tissent
un commandement divin. Au mieux des “propres”, comme l’existence divine, l’unité,
l’omniscience et l’omniprésence, qui garantissent un enseignement moral»; et Deleuze
ajoute en note, faisant référence à la liste des dogmes de la foi du chap. xiv : « On remarquera
que, même du point de vue des “propres”, la révélation reste limitée. Tout est centré sur justice
et charité. L’infinité, notamment, ne semble pas révélée dans l’Écriture»; G.Deleuze,
Spinoza et le problème de l'expression, p. 47 avec sa n. 4. Pour Deleuze « le signe se rattache
toujours à un propre; il signifie toujours un commandement; et il fonde notre obéissance.
L’expression concerne toujours un attribut; elle exprime une essence » (p. 48).
3. Elle n’en fait pas état dans son énoncé, afin de pouvoir y inclure, à la manière d’un
quasi-corollaire, la philosophie dès le début du § 2 : « de la définition que je viens de donner, il
s’en suit que... » (G.III. 15.17-18; ŒuvresIII.78.14). Telles sont à la fois la stratégie et la
rigueur de ce début du traité, qui justifient parfaitement, la division de la matière entre le
chapitre I et le chapitre n.
268 LES SIGNES DE DIEU

modes divergent. Si la prophétie est une révélation divine, et si la connais­


sance par la lumière naturelle l’est également, en revanche le philosophe
n’est pas un prophète. Qui est le prophète ? L’interprète - nabi - de Dieu
[Dei interpres], qui
interprète [interpretatur] les choses révélées [revelata] de Dieu pour ceux
qui sont incapables d’avoir une connaissance certaine des choses révélées
par Dieu, et qui donc ne peuvent embrasser les choses révélées que par la
simple foi [merafide] '.
On retrouve ici la relation ternaire qui caractérise la relation propre
au signe: a)les choses révélées [revelata], que Spinoza va étudier sous
peu quant à leur mode de révélation, b) la multitude [multitudo], qui est
dans l’incertitude de la connaissance [qui certam cognitionem habere
nequeunt], c) l’interprète, ici le prophète, qui a le rôle privilégié d’inter­
préter pour les autres [iis]. La prophétisation n’a de sens que dans cette
relation : si on supprime l’un de ses trois pôles, on supprime la prophétie
dans sa dimension théologique et politique.
H en va autrement pour les propagatores2 de la science naturelle divine
[scientia naturalis divina], même si apparemment la structure à trois
termes donne l’impression de demeurer la même : a) les choses révélées par
l’entendement, b) l’enseignement philosophique [illi docent], c) les autres
hommes [reliqui homines]. Ce qui change, en effet, outre le mode de révé­
lation, c’est le rapport entre (b) et (c), qui s’accomplit entre égaux. Alors
que le prophète demande à être cru par ceux qui ne peuvent accéder à sa
certitude, ceux qui portent la parole de la lumière naturelle s’adressent en
principe à ceux qui sont capables de la même compréhension que lui.

1.G.m. 15.6-9; Œuvres DI. 78.2-5. Encore une fois sur la définition du prophète,
Hobbes semble moins tranchant. D est davantage orienté à recenser et à analyser les
différentes acceptions du terme dans l’Écriture (Prolocutor, Praedictor, Spokes-man)
plutôt qu’à produire une définition univoque; cf. T. Hobbes, Léviathan, chap. xxxvi, p. 447-
449; cf.aussi J.P.Osier, «L’herméneutique de Spinoza et de Hobbes», Studia Spinozana,
“Spinoza and Hobbes”, vol. 3 (1987), Hannover, Walther & Walther Verlag, 1986,
p. 319-347.
2. Dans le terme propagator - littéralement celui qui étend les limites, prolonge,
perpétue, proroge (une magistrature, le gouvernement d’une province), résonne un sens
juridique et politique, il indique l’exercice d’un droit. Spinoza oppose à la figure du prophète,
qui concentre sur lui à la fois un rôle législatif, herméneutique et théologique (Moïse n’est pas
la source ultime du droit, qui dans une théocratie est d’ordre divin, mais il est le premier
interprète de sa loi), la position et la fonction du philosophe, qui, au lieu d’imposer une loi,
prolonge et perpétue par sa parole le droit de chacun à être l’interprète de sa propre puissance
et à exercer librement la raison commune qui est en lui pour y découvrir par lui-même ses lois.
Alors que l’autorité de l’interprétation du prophète vit d’une incapacité des hommes,
l’autorité publique du philosophe ne vit que parce qu’il parvient à éveiller une révélation
« assoupie » et pourtant déjà inscrite dans l’esprit et le cœur de ses semblables.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 269

Le prophète et le philosophe savent tous les deux quelque chose de Dieu,


bien que de manière différente. En raison même des modes de connaissance
qui les distinguent, le premier désire faire croire ce que les autres ne
peuvent savoir avec la même certitude, le second faire savoir et partager
une même certitude.
Se dessinent alors deux types de communauté : la première où l’autorité
est incarnée par le prophète interprète privilégié de la divinité, et la seconde
où l’autorité est constituée par l’exercice partagé de la raison par nature
commune et soumise au contrôle public de la libre discussion. De là
aussi le problème de l’autorité du prophète, et les questions communes à
Hobbes et Spinoza, qui ont leur source dans l’Écriture elle-même («d’où
le prophète tient-il son autorité?», «à quels signes le reconnaît-on?»,
« comment distinguer les vrais des faux prophètes ? »), alors que l’autorité
des propagatores, dans une libre république, devra être laissée, pour
Spinoza, à la seule réputation de leur enseignement public, quelle que soit
la forme qu’il puisse prendre ‘.Certes, la véritable autorité, le philosophe la
tient, non de la réputation, qui ne peut qu’alimenter son ambition et son
appétit de gloire, mais de la raison, qui par définition est commune à tous.
Mais c’est précisément parce qu’elle est commune à tous, qu’elle profite et
s’alimente de la discussion, de la libre circulation des idées, et au delà de
son exercice dans le cercle restreint des amis - qui est son véritable berceau,
et où l’on peut goûter à la communion des esprits - dans une république des
lettres plus ample et plus peuplée2.

1. Quant aux formes institutionnelles que peut assumer cet enseignement, on peut
méditer le passage suivant du TP: «Les universités fondées aux frais de la République sont
instituées moins pour cultiver les talents que pour les contenir. Dans une libre république, au
contraire, la meilleure façon de développer les sciences et les arts consiste à donner à
quiconque en fera la demande l’autorisation d’enseigner publiquement, à ses frais et au péril
de sa réputation»; TP, chap. vin, §49 (G.HI.346.13-17). On ne peut donc pas dire qu’en
refusant la chaire d’un enseignement à l’Université de Heidelberg - présentée pourtant
comme libre [philosophandi libertatem amplissimam], encore que le conseiller de l’Électeur
Palatin J.Ludovicus Fabritius confiait qu’il n’en aurait pas abusé [ad publiée stabilitam
Religionem conturbandam] - Spinoza ne témoigna pas d’avoir la pratique de sa théorie;
cf. Ep, 47 (G.IV. 235.1-2). On suppose par ailleurs qu’entre 1656 et 1659 il ait pu suivre des
cours à l’Université de Leyde, mais en auditeur « libre». Cette période reste cependant très
peu connue ; sur les années qui suivent l’excommunication, et les sources rendant probable la
présence de Spinoza à l’Université de Leyde ainsi que sur son milieu cartésien, cf. S. Nadler,
Spinoza. A life, p. 163-173.
2.Pour les notions de «communauté», «communion» et «communisme des esprits»,
cf. la perceptive finale du livre d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza,
partie IV: «L’unification interne: individualité libérée et communauté des sages»,
p. 515-613.
270 LES SIGNES DE DIEU

INTERPRETA TIO NA TURAE


La seconde adnotatio à ce chapitre développe les conséquences de cette
différence entre propagator et propheta : le philosophe ne peut pas être
appelé interprète de Dieu [Dei inîerpres],
car si les hommes qui écoutent les prophètes devenaient à leur tour des
prophètes comme deviennent philosophes ceux qui écoutent les
philosophes, alors le prophète ne serait plus l’interprète des décrets divins,
puisque ses auditeurs s’appuieraient non pas sur le témoignage et l’autorité
du prophète lui-même, mais sur la révélation même et le témoignage
intérieur. C’est ainsi que les Souverains sont les interprètes [interprètes] du
droit de leur État parce que les lois qu’ils promulguent sont défendues par
la seule autorité de ces mêmes Souverains et soutenues par leur seul
témoignage1.
Contrairement à ce qu’annonce le début de Y adnotatio, le premier
argument tend plutôt à démontrer qu’on ne peut appeler le prophète « philo­
sophe », qu’il ne dit que le philosophe ne peut pas être appelé « interprète ».
Il est certain en revanche (le chapitre le prouve clairement), que le philo­
sophe ne peut être appelé «prophète». Comme la Préface l’a montré, le
terme interpres est rattaché à l’exercice de l’imagination. On ne saurait nier
toutefois que le TTP propose une interprétation rationnelle de la Bible, et
par ce biais une figure philosophique de l’interprétation, qui reconsidère les
principes de Y interpretatio naturae de tradition baconienne2. La

1. G.m. 251.20-28 ; Œuvres ffl. 656.18-26.


2. Pour les ascendances baconiennes de l’expression, cf. F. Bacon, Novum Organum, I,
26 sq. et sa méthode de Vinterpretatio naturae du livre de la nature. Bacon oppose à Vanti-
cipatio, c’est-à-dire à la généralisation précipitée de l’expérience commune, Y interpretatio
naturae, c’est-à-dire l’interprétation experte du vrai être de la nature. Celle-ci, par des
expérimentations organisées méthodiquement, doit permettre de remonter à des généralités
vraies et stables, c’est-à-dire à des formes simples de la nature. Cette méthode est caractérisée
par le fait que l’esprit ne peut en la suivant être abandonné à lui-même (Novum Organum,
I, 20). D s’agit donc de passer gradatim du particulier au général, de manière à obtenir une
expérience ordonnée, évitant toute précipitation {Novum Organum, I, 19 sq.)', cf. F. Bacon,
Novum Organum, in The Works, 15 vol., collected and edited by James Spedding, Robert
Leslie Ellis Douglas Denon Heath, Boston, Brown and Taggard, vol. 1, 1861. Pour un
rapprochement sur fond de différence entre les méthodes baconienne et spinoziste, cf. S. Zac,
Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, p.29-33; H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les
grandes lignes d’une herméneutique philosophique, par Pierre Fruchon, Jean Grondin et
Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 199-202. Plus généralement, sur la notion d’inter­
prétation chez Spinoza, cf.S.Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, en particulier
p. 15-41 et p. 165-218, du même auteur aussi, «Les avatars de l’interprétation de l’Écriture
chez Spinoza», Essais spinozistes, Paris, Vrin, 1985, p. 51-71, déjà dans la Revue d’Histoire
et de Philosophie Religieuses, 1962/1 ; T. Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil,
1978, p. 125-138.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 271

naturalisation de la prophétie s’accompagne d’une naturalisation de


l’Écriture, que Spinoza énonce en des termes on ne peut plus clairs :
Je dis que la méthode d’interprétation de l’Écriture [methodum interpre-
tandi Scripturam] ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la nature
[a methodo interpreîandi naturam], mais lui est entièrement conforme
[(convenire]. En effet, de même que la méthode d’interprétation de la nature
consiste principalement à mener une enquête [historiaé] systématique de
la nature, puis à en conclure, comme à partir de données certaines [excertis
datis], les définitions des choses naturelles, de même pour interpréter
l’Écriture il est nécessaire de l’accompagner d’une enquête historique
honnête [historiam sinceram], et en conclure par voie de conséquence
légitime, comme d’autant de données et de principes certains, la pensée des
auteurs de l’Écriture1.
L’identification de la méthode de lecture de ce que la tradition médié­
vale avait appelé «les deux grands livres», réunit en une seule et même
nature deux différentes écritures, en les rendant chacune à l’investigation
de la nature de leurs traces, de leurs signes et des lois qui les gouvernent -
pour l’une l’histoire du texte, de la langue, et les lois qui en déterminent le
sens2, pour l’autre les traces et les signes des choses naturelles à partir
desquels, guidés par les notions communes, nous pouvons conclure à des
lois naturelles3. Si Spinoza abandonne l’analogie des deux livres, que
Galilée avait voulus hétérogènes et indépendants, c’est paradoxalement en
les rendant homogènes quant à la méthode d’interprétation désormais
comprise selon l’acception baconienne d’une connaissance tirée des choses
mêmes observées et analysées avec méthode. Spinoza parvient ainsi à les

1. TTP, chap. vn (G.DI. 98.16-24 ; Œuvres lü. 278-280.30-6). Pour la traduction du terme
historia on a tenu compte de la note de Pierre-François Moreau et Jacqueline Lagrée, qui,
intégrant les remarques de Sylvain Zac, dénombrent deux sens du terme : 1) le sens grec et
baconien d’enquête ou de connaissance empirique, sans référence à une dimension historique
(sens proche de l’histoire naturelle de Pline, c’est-à-dire compilation, description et classi­
fication); 2) le sens de récit avec une dimension diachronique, dont le statut semble hésiter
entre histoire et fiction. La première occurrence de historia dans la citation est à prendre dans
le premier sens ; la seconde croise le premier et le second sens ; cf. Œuvres lü. 734-735, n. 8.
2. Pour la spécificité, la pluralité des principes et les différents niveaux de lecture
spinoziste de la Bible, cf. P.-F. Moreau, « Les principes de la lecture de l’Écriture Sainte dans
le TTP», L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste. Travaux et
documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4, Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, 1992, p. 119-131.
3. On trouvera une analyse des différents sens qu’assume la tradition des deux livres chez
Raymond de Sebond, Duplessis Momay, Galilée et Spinoza, ainsi qu’un examen précis de la
méthode d’élucidation de la mens Scripturae dans J. Lagrée, « Le thème des Deux livres de la
Nature et de l’Écriture », L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste,
Travaux et documents, Groupe de Recherches Spinozistes, n° 4, Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 1992, p. 9-40.
272 LES SIGNES DE DIEU

séparer une fois pour toutes sur la ligne d’un parallélisme. Puisque l’Écri­
ture pas plus que la Nature ne donne les définitions [definitiones] de ce dont
elle parle, il s’ensuit que : a) tout comme il faut conclure les définitions des
choses naturelles des diverses actions de la nature [ex diversis naturae
acîionibus], de même, pour l’Écriture, il faut tirer ces définitions (à savoir
les documenta moralia, c’est-à-dire justice, charité et le salut par l’obéis­
sance) de ses divers récits [ex diversis narrationibus] ; b) tout comme on
commence l’étude de la nature par les choses les plus communes et géné­
rales, à savoir le mouvement et le repos avec leurs règles et leurs lois, pour
passer graduellement à ce qui l’est moins, de même à partir de la connais­
sance historique de l’Écriture, on recherche d’abord ce qui est universel, à
la base et au fondement de toute l’Écriture, c’est-à-dire ce qui y est recom­
mandé par tous les prophètes comme doctrine étemelle et la plus utile (à
savoir le credo minimal que Spinoza a esquissé au chapitre v et donné au
chapitre xiv), pour passer ensuite comme de la rivière à ses ruisseaux vers
des choses moins universelles, qui concernent l’usage commun de la vie,
telles les actions externes particulières de vertu vraie, qui ne peuvent se
pratiquer que dans une occasion donnée h Avec l’abandon de l’analogie
des deux livres, Spinoza cesse de considérer la nature comme un texte, qui
aurait un auteur et des destinataires, alors qu’il assume le(s) livre(s) de la
Bible précisément comme des textes dont l’herméneutique est réglée parla
science positive (certis datis) de la philologie et de l’histoire.
Vinterpretatio s’ordonne ainsi à la mathesis, recompose l’unité du
lavoir et en intègre le projet dans un sens qui n’est plus baconien. Si ni
’idée de livre, ni l’idée de texte ne sont plus aptes à fournir l’homogénéité
de lecture de ces deux objets, on peut se demander ce qui désormais en tient
lieu. Qu’y a-t-il encore de commun entre le syngraphum de l’Écriture et les
res naturales pour qu’on soit autorisé à parler de manière univoque d’inter­
pretatio ? Les notions de trace et de signe, que Spinoza a rigoureusement
définis et construits dans sa physique, permettent à présent de fonder cette
homogénéité de méthode qui est affirmée avec force dans le chapitre vu. La
spécificité des traces et les signes de l’Écriture font partie de plein droit des
traces et des signes des corps naturels dont la notion commune a été pro­
duite dans l’abrégé de physique. Dans cette mesure ils peuvent être objet de
1. Comme le montre Jacqueline Lagrée « le credo minimum est donc ici l’équivalent des
lois universelles du mouvement»; en revanche, la compréhension du particulier (comme
l’enseignement paradoxal du Christ ou de Jérémie, de ne pas résister à l’oppresseur, qui vaut
pour une occasion singulière de ruine de l’État, alors que dans un État bien constitué ou dans
une situation politique saine, il faut suivre l’enseignement de Moïse et demander au juge la
punition et la réparation de l’injustice dont on a souffert) implique dans les deux cas, outre la
connaissance de l’universel, «la saisie de la spécificité des lieux et des temps»; J.Lagrée,
« Le thème des Deux livres de la Nature et de l’Écriture », p. 30-31.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 273

science, et leur sens peut être établi à partir d’une méthode rationnelle.
Aussi Spinoza transforme-t-il radicalement l’analogie que la tradition lui a
léguée : ce qui est commun à la nature et à la Bible ce n’est plus la forme du
livre (ni la nature, ni la Bible ne sont un livre), ni même la forme d’un ou
plusieurs textes (dont le modèle ne peut convenir qu’à la Bible)1; en
revanche on peut retenir l’idée d'écriture, et avec elle celle d’une écriture
de traces et de signes, qui ont leur archéologie, leur histoire, leurs lois
naturelles. Le philosophe-interprète doit alors les appréhender, les ordon­
ner dans la physique des corps comme dans la physique des textes, selon
une méthode qui s’appuie sur l’expérience et sur des notions communes
spécifiques à chaque science et néanmoins fondées dans l’unité de la
connaissance rationnelle.
Les natures spécifiques des traces et des signes des objets examinés
font la différence des enquêtes : ici les lois du mouvement, et les définitions
des choses naturelles, qui sont écrites et inscrites dans la traçabilité du corps
comme dans un code2, là les signes d’un texte avec ses différents strates,
dont le sens est confié à la science philologique et historique. Il est vrai que
le sens mathématique qui guide l’enquête de la nature s’intéresse à la vérité
des lois de nature, et que l’enquête appliquée aux textes s’intéresse d’abord
à leur sens vrai. Pour autant cette différence ne doit pas mener à opposer la
connaissance vraie et ce que Spinoza nomme ici interprétation. La recher­
che des définitions des choses corporelles à l’aide des notions communes
fait aussi usage de ce que l’on pourrait appeler dans la recherche scienti­
fique un sens «herméneutique», réformé par rapport à 1*interpretatio
baconienne3.

1. « Le texte cesse d’être un modèle de connaissance pour devenir objet de connaissance


en tant que texte spécifiquement (...). La Nature cesse d’être un texte, sinon sur le mode
métaphorique explicitement reconnu comme tel, tandis que l’Écriture est en un sens
naturalisée, puisqu’elle est considérée effectivement dans sa nature de texte, à l’égal d’autres
textes » ; ibid., p. 11 -12.
2. « Celles-ci [singularium mutabilium essentiae] doivent être demandées aux choses
fixes et étemelles, et en même temps aux lois inscrites dans ces choses, comme dans leurs
vrais codes » ; TIE, § 101 (G.Ü. 36-37.35-2). Ce texte a été rapproché du passage du chapitre
vn du TTP par S. Zac, « Les avatars de l’interprétation de l’Écriture chez Spinoza », p. 56 et
par J. Lagrée, « Le thème des Deux livres de la Nature et de l’Écriture », p. 30. À propos du
terme codex Bernard Rousset, sans toutefois souligner la parenté avec le TTP, remarque :
« dans le latin juridique le mot codex signifiait la tablette de bois, puis le registre, le livre de
comptes, enfin le recueil de lois; ensuite, dans la langue religieuse, il était traditionnellement
employé pour désigner le livre, dans lequel sont écrites les lois qui sont la Parole divine»;
7YE/R.398.
3. Le sens de cette réforme est connu par la Lettre 2, et tient au statut même de l’enten­
dement : « Premièrement il [Bacon] suppose que l’entendement humain, outre les erreurs des
sens, se trompe en vertu de sa seule nature, et façonne toutes les choses en conformité à sa
nature et non à l’univers, de sorte que, à la manière d’un miroir inégal envers les rayons des

M
274 LES SIGNES DE DIEU

Aucune définition de chose particulière ne serait possible sans cette


faculté qu’a l’esprit de rapporter le particulier signalé par des signes et des
traces, fruits de « relations extrinsèques » (pour parler avec le TIE), aux
hypothèses générales qui en expliquent les lois. C’est parce que le signe,
jusqu’au fin fond de la trace, est le résultat d’une loi qu’il indique à sa
manière, qu’il peut, s’il est correctement interprété, donner l’occasion de
sa formulation. Spinoza en indique le chemin et les grandes lignes ; mais
il est clair que ce chemin se fraie à travers une multitude de signes, qui
dans certaines conditions contrôlées par la raison et l’expérimentation,
permettent de conclure à des définitions et à des lois ; autrement toutes les
lois de la physique seraient contenues a priori dans l’entendement humain,
et l’expérience n’y jouerait aucun rôle. Comme on l’avait vu avec l’analyse
des figures géométriques à propos des Éléments d’Euclide, dont Spinoza
rappelle le statut dans ce chapitre, il n’est pas d’activité scientifique qui
n’ait recours à l’imagination et donc à une certaine forme d’interprétation,
le problème étant non d’abolir cet aspect, mais d’en ordonner rationnel­
lement l’exercice, d’ordonner les signes aux causes et se soustraire ainsi à
leur dérive. Par la variété de sa nature, la notion commune de trace permet
d’articuler le savoir dans les différentes sciences, chacune selon ses objets
d’investigation, mais aussi de lui assurer l’unité méthodologique que la
raison exige.
Une fois clarifié le sens de interpres et interprétation la fin de
Vadnotatio peut appliquer la notion d’interprète aux souverains des États *.
Sur la base des analogies du TP2, en ligne avec les principes de la petite

choses, il mêlerait sa nature à la nature des choses, etc. Deuxièmement que l'entendement
humain est porté par sa propre nature vers les choses abstraites, et qu’il se représente comme
constantes les choses qui sont fluides, etc. Troisièmement que l’entendement humain
déforme, et ne peut se maintenir fermement et reposer » ; Ep, 2 (G.IV. 8-9.30-4). On conçoit
en effet que par interpretatio on ne peut comprendre une déformation que l’entendement
exercerait par son activité à la manière d’un miroir déformant. Interpréter la nature pour
Spinoza ce n’est donc pas abstraire des formes communes ou projeter celles qu’on attribuerait
faussement à l’entendement à partir des différentes données de l’expérience. À rien ne sert
d’ordonner, de classer et d’enchaîner si cela n’aide pas à fixer les lois et les essences qui sont à
la base des productions causales. Sur les implications métaphysiques des «erreurs»
attribuées par Spinoza à Bacon dans la Lettre 2, cf. Ch. Jaquet, «Les trois erreurs de Bacon
selon Spinoza », Les trois erreurs de Bacon et de Descartes selon Spinoza, actes du Colloque
de la Sorbonne 22 mars 1997, Revue de l’enseignement philosophique. Année 47e, n° 6,
juillet-août 1997, p. 4-14.
1. L’idée du Souverain interprète du droit divin sera développée au chap. xix du TTP.
2.«On doit considérer le roi comme l’esprit de la cité [Civitatis mens], et l’assemblée
comme les sens externes de cet esprit, ou comme le corps de la cité [Civitatis corpus], à travers
lesquels l’esprit en comprend la situation, et à travers lequel il décide de faire ce qui est le
mieux pour lui »; chap. vi, § 19 (G.III. 302.12-15); « les citoyens pris tous ensemble, doivent
être considérés comme l’équivalent d’un homme à l’état de nature»; chap.vu, §22
w'.
LES DEUX RÉVÉLATIONS 275

physique de Y Éthique, on peut déduire que l’esprit de tout individu, par les
règles et les lois qu’incarnent les croyances, les opinions qui gouvernent sa
vie, peut être compris comme Y interprète du droit ou de la puissance des
corps et des idées qui le composent. En effet, selon la définition du désir que
donne Spinoza, l’essence de l’homme est sa propre puissance, son appétit
aveugle, sans conscience, du moins tant que cette essence n’exerce pas sa i
!
puissance dans une certaine constitution - héritée ou instituée - autrement
dit un ingenium à partir duquel l’esprit peut interpréter sa puissance, affir­
mer et décréter des règles de vie. La volonté d’un individu est aussi déter­
minée que la multitude de ses idées, car elle n’est elle-même qu’idée ou
volition (une, ou plusieurs selon le régime psychologique qui les représente
et les gouvernel), qui par ses décrets se fait l’interprète des idées qui expri­
ment sa puissance. C’est pourquoi la plus ou moins grande rationalité de sa
constitution, par delà la forme de son régime, est essentielle à son salut.

(G.m.316.33-34) ; « dans un état comme dans le corps humain » ; chap. x, § 1 (G.m. 353.9-
10) ; « le droit en effet est l’âme de l’État [anima imperii] » ; chap. X, § 9 ; (G.HL 357.8).
1. Ainsi l’avare est celui qui a tendance à vivre sous l’empire tyrannique d’une seule idée
et d’un seul affect. Tout se traduit pour lui en argent. L’idée à la lumière de laquelle il
interprète toutes les autres c’est l’idée et l’envie de posséder toujours davantage. C’est à peine
une métaphore de dire que chez lui 1 ’ argent est roi.
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Chapitre xix

LA RÉVÉLATION PAR SIGNES

Ces distinctions posées, Spinoza peut venir à la seconde question de ce


premier chapitre, consacrée aux autres causes et moyens [causas & media]
par lesquels Dieu révèle aux hommes « les choses qui excèdent les limites
naturelles de la connaissance naturelle » [quae limites naturalis cognitionis
excedunt] K
Bizarrement, Spinoza se donne l’air de concéder ce que le vulgaire
assume par une interprétation spontanée: la sumaturalité de l’action
divine. On voit mal toutefois comment on pourrait ainsi procéder en dehors
de la nature, et inscrire la connaissance dans un excès de nature, en réser­
vant à partir de la nature un au-delà de la nature. Or, il n’a pas encore été
question de la puissance divine (cela sera directement abordé dans les
chapitres iv et vi), mais, si la question doit se poser, elle ne le sera qu’à partir
du sens que l’Écriture lui prête et non en parlant en philosophe à sa place.
Sans doute est-ce là la raison qui pousse Spinoza à ne pas laisser entendre
trop vite quelque chose qui n’aurait pas été établi sur la base de l’Écriture.
C’est pourquoi il s’empresse d’ajouter: «et même ce qui ne les excède
pas» [& etiam quae non excedunt]2, car, à ce stade de l’analyse, rien
n’autorise qui que ce soit à projeter sur le texte ses propres imaginations à
propos de la puissance divine. Personne, à moins de vouloir recouvrir le
texte d’idées préconçues, n’est en mesure d’exclure que Dieu communique
« aux hommes par d’autres moyens ce que nous pouvons connaître par la
lumière naturelle». La question semble donc réglée quant à la méthodo­
logie que suppose la réponse, même si on ne peut pas dire qu’ici Spinoza
réponde. Il le fera en fin de chapitre, en conclusion d’une démonstration et
non comme l’assomption d’un principe :
Puisque les prophètes ont perçu les révélations par le secours de
l’imagination, il ne fait pas de doute qu’ils ont pu percevoir beaucoup de

I. TTP, chap. I (G.m. 16.22-23 ; Œuvres HL 82.6-7).


2 Ibid. (G.III. 16.23; Œuvra DI. 82.7).
278 LES SIGNES DE DIEU

choses au delà des limites de l’entendement [extra intellectus limites] ; en


effet, avec les paroles et les images, on peut composer beaucoup plus
d’idées qu’avec les seuls principes et notions sur lesquels s’édifie toute
notre connaissance naturelle1.
Quant à savoir comment Dieu s’est révélé aux prophètes, Spinoza
précise maintenant :
Tout ce que Dieu a révélé aux prophètes, le fut par des paroles [verbis] ou
des figures [figuris], ou des deux manières à la fois, c’est-à-dire par des
paroles et des figures ensemble [verbis & figuris]. Ou bien ces paroles et
ces figures étaient véritables [verae] et extérieures à l’imagination du
prophète qui les voyait ou les entendait, ou bien elles étaient imaginaires,
parce que l’imagination du prophète était disposée, même pendant la
veille, de façon qu’il lui semblât [videretur] clairement entendre des
paroles ou voir quelque chose 2.
Avec ces mots, le sort de la connaissance prophétique est scellé. Quoi
qu’il puisse être dit par la suite, il ressort d’ores et déjà que les prophètes ont
eu connaissance des révélations divines par l’imagination3, et donc par un
mode de connaissance qui suit la logique anthropologique et herméneu­
tique inscrite dans la puissance du corps, de ses traces, de ses passions et de
son histoire4. Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Spinoza
s’apprête à les traverser sur des bases désormais fixées.

1. Ibid. (G.m. 28.21-25 ; Œuvres m. 110.3-7).


2. G.m. 17.9-11 ; Œuvres m. 82.31-32.
3. De là toute une série de conséquences : 1)les prophètes ont presque tout perçu par
paraboles et énigmes ; 2) ils ont exprimé corporellement [corporaliter] toutes les choses spiri­
tuelles ; 3) ils ont parlé improprement et obscurément de l’Esprit de Dieu ou de sa pensée [Dei
spiritu sive mente] ; 4) leurs prophéties ne duraient pas longtemps et étaient peu fréquentes ;
5) enfin rares aussi étaient les prophètes (G.m. 28-29.26-5 ; Œuvres m. 110.8-24).
4.11 est difficile de suivre l’hypothèse d’Emilia Giancotti et Antonio Droetto, selon
laquelle Yimaginatio de l’inspiration prophétique ne relèverait pas de l’opération de l’esprit
faite à partir des vestigia des impressions sensibles (dont Spinoza décrit le mécanisme dans la
seconde partie de VÉthique): «l’imagination prophétique n’est pas connaissance, elle n’est
pas le premier degré d’un processus qui tend à l’idée claire et distincte [...]; sa determinatio
est une negatio définitive de ce qui se conçoit en soi et par soi, c’est-à-dire de la Substance,
c’est-à-dire de Dieu »; pour conclure que « la distinction entre l’imagination sensible, com­
mencement de la connaissance, et l’imagination prophétique, négation de la science de Dieu,
est ainsi un préliminaire important du Traité»\ B. Spinoza, Trattato teologico-politico, p. 36
n.9. Spinoza a commencé explicitement par dire que la révélation prophétique est une
connaissance [cognitio], de surcroît certaine. Qu’elle ne relève pas d’une science de Dieu,
n’autorise pas à l’évacuer de la connaissance. La perspective ouverte par le livre de Henri
Laux, au moins quant à l’hypothèse qui la soutient d’une solidarité entre la doctrine de
l’imagination telle qu’elle est expliquée dans VÉthique et le fonctionnement de l’imagi­
nation dans la prophétie, est plus conforme à l’esprit de ce premier chapitre; cf.H.Laux,
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 279
fi
Tout d’abord, que faut-il entendre ici par «paroles» [verba] et f
« figures » \figurae] ? Elles font référence à des réalités corporelles : le son
d’une voix [vox], une forme corporelle, une image [imago] se ramènent à
des signes. Au chapitre n, Spinoza dirapropheîiae sive repraesentationesl.
Ces paroles, figures ou images n’ont de valeur qu’en tant qu’existences ou
présences corporelles perçues par le prophète. Sans doute l’introduction du *1
terme imago, qui se substitue àfigura, n’est-elle pas innocente, puisqu’elle
a pour effet, conformément à la doctrine de Y Éthique, de reporter la forme
corporelle ou le son dans le champ de la perception de celui qui voit la I
figure ou entend la voix. La différence entre la réalité ou le statut imaginaire
de ce qui est perçu par le prophète ne vient pas du fait que la révélation par
les images véritables, contre ce que Spinoza nomme un peu plus loin
imagines non reales, ne dépendrait pas aussi de l’imagination du prophète,
mais qu’elles n’en dépendent pas seulement. D lui faut dans ce cas un signe
extérieur réellement existant.
La réalité de la vox, qui fait l’unicité de la révélation mosaïque ne se
libère donc pas de sa dépendance de l’imagination. C’est ainsi que chaque
fois que Moïse en avait le désir [ubicunque volebat], il trouvait Dieu prêt à
lui parler [Deum ibi ad loquendum sibi paratum inveniebat], signe évident
que la révélation est à disposition d’un désir et que le désir y trouve sa
réponse. De même pour la révélation de Samuel (/ Sam 3, dernier verset),
Spinoza dit que «Dieu se révéla à lui par la parole, c’est-à-dire [...]
que Samuel entendit Dieu lui parler». On voit bien que dès ces premiers
mots consacrés aux moyens [media] de la révélation, de manière semblable
à Hobbes2, le signe comme support de la prophétie donne l’occasion
à Spinoza de déplacer l’accent de la signification du signe de sa cause
(Dieu) vers son interprète (le prophète), qui est le lieu corporel où prend
sens le signe.

Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, en particulier p. 13-14 et


p. 287-295.
1.G.in. 35.14-15 -.Œuvresm. 126.7.
2. « Dire que Dieu lui a parlé en songe, revient à dire qu’il a rêvé que Dieu lui parlait [...].
Dire qu’on a eu une vision, ou entendu une voix, c’est dire qu’on a rêvé dans un état
intermédiaire entre le sommeil et la veille : c’est de cette façon, en effet, qu’on prend souvent,
et d’une manière naturelle, ce qu’on a rêvé pour une vision ». La conclusion de Hobbes dans
ce paragraphe est: «Ainsi, quoique le Dieu Tout-Puissant puisse parler à un homme au
moyen de songes, de visions, de voix, et d’inspiration ; il n’oblige cependant personne à croire
qu’il en a usé ainsi envers celui qui le prétend : car celui-ci, étant homme, peut se tromper, et,
qui plus est, mentir » ; T. Hobbes, Léviathan, chap. xxxn, p. 397-398.
280 LES SIGNES DE DIEU

Quand dieu fait signe


Cependant, Spinoza insiste, avec Dt 5:4, sur le rapport corporel de la
révélation de Dieu qui a parlé face à face [de facie adfaciem] au peuple
assemblé, et retient la réalité de la vox entendue par les Israélites. Il assume
ainsi comme critère de lecture le fait que Dieu n’a parlé qu’une fois. Cela lui
permet non seulement de mettre hors jeu l’interprétation de Maimonide,
non respectueuse de la lettre, pour qui toutes les révélations étaient imagi­
naires 1, mais aussi d’ordonner sa lecture des autres prophéties à un principe
d’autorité justifié par l’Écriture. Pourtant, si la lettre semble respectée, le
problème de son intelligibilité demeure. Spinoza déplace maintenant la
question de la réalité de la vox créée extra imaginationem à la possibilité
même de sa signification et de sa compréhension. Cela revient à se deman­
der comment une réalité créée, finie comme toutes les autres choses créées,
pourrait « exprimer ou représenter [exprimere aut explicare] en sa per­
sonne [persuam personam] par une chose ou par des paroles [re aut verbis]
l’essence ou l’existence de Dieu » [essentiam aut existentiam Del], qui est
par nature infinie, en disant « à la première personne » [in prima persona] :
- « Je suis Jehova ton Dieu ».
La répétition du mot persona, qui recouvre à la fois un sens grammatical
et théâtral, permet de donner la mesure du problème posé par le signe de
Dieu. Dieu est censé s’y révéler « en personne », c’est-à-dire par un masque
lui ne peut avoir l’effet que de rendre sa nature méconnaissable, puisqu’il
te peut y avoir quelque chose de commun entre le signe et ce qu’il est censé
aire connaître (la nature de Dieu). En effet, les auditeurs, « qui ne connais­
saient de Dieu que le nom et désiraient parler avec lui pour être certains
de son existence », ne pouvaient pas rapporter le sujet de la proposition
à une nature que précisément ils ignoraient; ils ne pouvaient ainsi le
rapporter comme on rapporte normalement le signifié du signifiant /je/ de
la proposition/j’ai compris/ au sujet mental qu’il signifie, sans s’arrêter au
signifiant et à la cause corporelle, la bouche, qui le rend audible. L’exemple
de la séquence /ego intellexi/ est convoqué pour illustrer et en même temps
éclairer le nœud du problème. Personne, en effet, ne rapporte le sens de ces
mots ainsi que leur sujet grammatical aux lèvres qui les prononcent, mais à
l’esprit de celui qui les dit. Pour celui qui, face à face avec son semblable,
comprend cette proposition, /ego/ prononcé par le mouvement des lèvres
ne renvoie pas à la bouche comme au sujet de la compréhension, car il est
bien le signe corporel de l’esprit qui manifeste ainsi à l’autre sa compré­
hension. Ce signe n’a cette signification que si l’interprète sait déjà ce que

1. Cf. M. Maimonide, Guide des égarés, trad. fr. par Salomon Munk, Paris, Verdier,
1979, partie D, 36, p. 363-368.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 281

veut dire intelligere ; s’il l’ignorait, le signe ne pourrait pas être référé à
autre chose qu’à cette partie du corps qui le profère.
Comment Spinoza explique-t-il cet apparent transfert d’une réalité
corporelle (le signe) à une réalité mentale (le sens) ? Deux conditions sont
requises : a) que la bouche soit perçue comme appartenant à la nature de
l’homme ; b) que celui qui écoute ou interprète la proposition /j’ai compris/
ait connaissance de la nature de l’entendement qui s’y exprime, de manière
à ce que par comparaison avec le sien, il puisse reconnaître la pensée de
celui qui parle. L’acte de langage désigné par/j’ai compris/ ne révèle donc
la nature ni l’état d’une pensée, que si le sens du verbe «comprendre» est
préalablement connu par celui qui s’en fait l’interprète.
Le problème que soulève ici Spinoza est au cœur de sa problématique
du signe et du rapport essentiel que celui-ci entretient avec son interpréta­
tion. Qu’il en ait également parlé, et dans des termes très proches, dans un
de ses textes de jeunesse, ne fait que mieux indiquer qu’il l’avait médité à
fond. On trouve en effet dans le KV un passage qui peut être rapproché de
celui du TTP. Il répond aux questions suivantes : comment Dieu se fait
connaître aux hommes? Communique-t-il ou peut-il communiquer en
prononçant des paroles, ou alors le fait-il immédiatement sans user d’aucun
moyen ? Voici sa réponse :
Jamais avec des mots, car autrement il faudrait que l’homme eût connu la
signification de ces mots avant qu’ils fussent prononcés. Par exemple, si
Dieu avait dit aux Israélites : Je suis Jehova, votre Dieu, il aurait fallu
qu’auparavant, sans paroles, ils eussent su qu’il était Dieu afin de pouvoir
être assurés que c’était lui ; en effet ils savaient que la voix, le tonnerre,
l’éclair n’étaient pas Dieu, bien que la voix déclarât qu’elle était Dieu. Et ce
que nous disons des mots, il faut le dire de tous les autres signes extérieurs.
Ainsi nous estimons impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes
par un quelconque signe extérieur1.
Dans le TTP, comme dans le KV, tout en se pliant aux exigences d’une
lecture par la Scriptura sola, Spinoza traduit une question de fait (un grand
bruit [strepitum] pour certains, une voix réelle [veram vocem\ pour
d’autres) en une question de droit : le signe et sa signification pour ceux qui
sont censés devoir le comprendre ou l’interpréter. Tel est l’enjeu de la
problématique de la révélation par le signe : le signe, quel qu’il soit, ne peut
pas faire connaître la nature et l’essence de Dieu. Comment, en effet, le
signe, qui est une chose finie ou portée par une chose créée, qui ne se

1. KV, n, 24,10 (G.1.106.9-21). Dans un passage du Het Licht op den Kandelaar (p. 8),
Peter Balling reprend le même argument que Spinoza, en parlant comme dans le KV expli­
citement de signe, à ceci près qu’il « souligne seulement le problème de la compréhension du
sens, et non celui du fait qu’il est porté par une créature » ; Œuvres III. 703, n. 22.
282 LES SIGNES DE DIEU

rapporte pas plus à Dieu que toutes les autres choses créées, pourrait
signifier ou faire connaître la nature de Dieu qui ne lui appartient pas ? Le
problème porte sur la puissance de signification du signe en général (vox,
nomen, ou autres signa) d’une nature corporelle finie et son rapport à une
nature par soi infinie dont 1 ’essence enveloppe 1 ’existence.
La question que soulève l’interprétation des moyens [media] de la
révélation est ici autant textuelle que philosophique. On pourrait penser
que Spinoza contrevient à sa règle de la Scriptura sola en prenant les
mesures d’une question textuelle, celle de la vera aut imaginaria vox, à
partir d’un point de vue philosophique, celui de la nature de Dieu, telle
qu’ elle est connue par l’entendement, qu’il introduit ici pour montrer que la
nature du signe et de la créature qui le porte ne peut lui être rapportée [ad
Deum non refertur & ad Dei naturam non pertinet]. En vérité, il ne le fait
qu’après avoir décidé de la vérité de la vox sur des bases qui sont
exclusivement textuelles Qa comparaison de Ex 20:2-17 et de Dr 5:6-21).
Spinoza ne fait alors qu’appliquer une seconde règle qu’il opposera au
chapitre XV à la méthode d’Alpakhar :
Il est vrai qu’il faut expliquer l’Écriture par l’Écriture [Scripturam per
Scripiuram] tant qu’on recherche seulement le sens des phrases et la
pensée des prophètes; mais après avoir dégagé le sens vrai [verum
sensum], il faut nécessairement user du jugement et de la raison [judicio &
ratione], pour lui accorder notre assentiment [assensum]1.
Après avoir distingué, donc, entre vera et imaginaria vox d’un côté, et
entre strepitum et vera vox de l’autre, la raison résiste à accorder son assen­
timent à la possibilité même qu’une nature en soi infinie puisse se faire
connaître par des signes (vrais ou imaginaires). Bien entendu, Spinoza ne
saurait nier que Dieu se soit effectivement révélé sur le mont Sinaï, mais sa
raison le contraint de douter que Dieu ait pu y révéler son essence et son
existence infinies. Pourquoi ? La nature du signe l’en empêche. Après avoir
examiné le fonctionnement de la connaissance ex signis il est plus aisé d’en
comprendre les raisons. Primo : le signe ne peut pas en lui-même détenir sa
propre signification. En raison de son extériorité et de son aspect corporel,
il y a hétérogénéité entre signe et signifié. En effet, comme on l’a vu, le
signe ne signifie quelque chose que par un enchaînement avec d’autres
signes et pour un interprète. Ainsi, si la nature de Dieu n’est pas connue
avant le signe, le signe n’a aucune chance de faire connaître ce qu’il ne
1 saurait de lui-même montrer. Secundo : dire qu’aucun signe ne détient en
soi et par soi sa propre signification, c’est dire qu’il ne peut y avoir de chose
qui serait signe de soi. Cette expression ne revient jamais sous la plume de
1. TTP,chap.xv(G.ffl. 181-182.33-4; ŒuvraIII.486.10-14).

i
f!

LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 283

Spinoza, et pour cause, car elle constituerait un grave contresens, voire une
contradiction dans les termes : la nature extrinsèque et transitive du signe
s’y oppose radicalement. !
Il n’y a donc rien qui puisse être signum sui, pas même, surtout pas
Dieu. Si Dieu, en effet avait tordu les lèvres de Moïse, ou de n’importe ■

quelle autre créature, lui faisant prononcer : - «je suis Dieu », le sens de ses
mots n’aurait pu faire comprendre l’existence de Dieu, mais aurait été
assigné, de signe en signe, à la créature qui les prononçait. De même on
comprend l’interdiction de forger \facere] et d’ajouter par l’imagination
[affingere] une image au culte, car ignorant la nature de Dieu, cette image
aurait été nécessairement rapportée à quelque créature déjà vue, et le culte
de l’idole aurait remplacé celui de Dieu.

Ca usa, index, signum


Dès lors on comprend pourquoi ce qui est index sui ne peut en aucun cas
être un signe. Dans un autre contexte, qui n’est pas sans rapport avec celui-
ci, Bernard Rousset a fait remarquer que « par index, il faut entendre ce qui
se montre soi-même, ce qui se révèle ou se manifeste » ; aussi est-il conduit
à rapprocher la norma de Y index, et l’expression de E H, 43 sc « la vérité est
norme d’elle-même et du faux », de celle de la Lettre 76 : « le vrai est index
de soi-même et du faux », pour les distinguer en ceci : « la norme diffère de
l’index, car elle n’est pas une simple première présence (du vrai), elle est
déjà une première construction contribuant à toute la construction »l.
Pour aller dans le sens de ces remarques, on peut songer à deux passages
du KV, où Spinoza rapproche la révélation de Dieu (« Dieu, qui est la cause
première de toutes choses et aussi de soi-même, se fait connaître lui-même
par lui-même»2) de l’auto-manifestation de la vérité («la vérité se fait
connaître elle-même et fait aussi connaître la fausseté»3), pour conclure
que : « Dieu est la vérité ou Dieu la vérité même » 4. S’il faut donc exclure
radicalement que Dieu puisse être signe de soi (il ne l’a jamais été, même
pour les prophètes, et ne le sera jamais), en revanche on peut dire que Dieu
est autant causa sui que index sui en ce qu’il se manifeste immédiatement à
l’entendement dans son idée vraie. Ce qui veut dire en principe que Y index
est un aspect interne à la causa, et que Dieu non seulement est la source de la
causalité naturelle (c’est dans le même «sens» [sensu], en effet, qu’il est

1. Cf. TIEfR. 233 et 237.


2. KV,\, 1,10(G.1.18.23-25).
3. KV, II, 15,3 (G.1.79.6).
4. Ibid. (G.1.79.15-16). On se souviendra que l’on peut dire aussi que « Dieu est la vie » ;
CM, II, 6 (G.1.260.18-19).
284 LES SIGNES DE DIEU

cause de soi et du processus causal de toutes les choses), mais aussi du


processus de la signification : il se signifie lui-même dans son idée « sans
signe » [sine signo], et c’est cette même puissance de signification qui fait
que tous les signes, inscrits dans la traçabilité de 1 ’ étendue peuvent par leurs
idées signifier, quoique de manière inadéquate et partielle. Contrairement à
ce que l’on peut être porté spontanément à croire, l’homme n’est pas
l’origine de la signification.1.
C’est parce que Dieu est à la fois causa sui et la vérité de son idée index
sui, qu’il peut être connu adéquatement par l’entendement, mais sine signo,
car aucun signe ne peut être signurn sui. Mais c’est encore cet aspect qui fait
que l’essence de Dieu non seulement est connaissable, mais qu’elle ne
demeure pas ineffable et peut au contraire parfaitement être exprimée et
communiquée par l’entendement dans le langage à l’aide de signes dûment
ordonnés. Ce qui se manifeste de lui-même sans signe, peut, une fois qu’il
est connu, être signifié par l’entendement par une relation entre signes, dont
le premier effet est de corriger leur sens imaginatif. Et qu’est-ce que savoir,
si ce n’est précisément savoir exprimer à l’aide de signes ce qui ne relève
pas d’un signe en particulier, car il ne se révèle pas par un signe ?
Tel est le scandale et la véritable originalité du spinozisme: non
seulement l’essence de Dieu est connaissable adéquatement, mais on doit
pouvoir l’exprimer rigoureusement et la donner à penser à la raison des
autres hommes dans une définition et donc par des signes : une science
positive en théologie est possible. L’idée vraie est index d’elle-même, et, en
s’indiquant elle-même, elle permet d’engendrer et de tracer à l’aide de
l’imagination (mais cet auxilium est nécessaire) des figures de pensée qui
en déplient le sens et les implications. Ainsi en principe tous les hommes,
quoique dans leur majorité aveuglés par les préjugés de l’imagination qui
étouffent leur idée vraie de Dieu en l’empêchant de se manifester dans toute
sa vérité, peuvent, en réordonnant leurs idées et leur imagination à l’aide de

1. C’est là une différence entre le conventionnalisme et le nominalisme hobbesiens et le


«réalisme cosmique» de Spinoza. Sur l’articulation entre empirisme, nominalisme et
matérialisme dans la philosophie de Hobbes, cf. Y.-C.Zarka, «Empirisme, nominalisme et
matérialisme chez Hobbes », Archives de Philosophie, t. 48, avril-juin 1985, cahier 2, p. 177-
233; pour une comparaison entre les principes de la philosophie de Hobbes et de Spinoza,
dans le sens d’un rapprochement, cf.dans le même recueil G.Boss, «La conception de la
philosophie chez Hobbes et Spinoza», p.310-326; dans le sens d’une différence marquée,
cf. P. Macherey, « À propos de la différence entre Hobbes et Spinoza », Hobbes e Spinoza.
Scienza e politica, Atti del Convegno Intemazionale, Urbino, 14-17 ottobre, 1988, a cura di
Daniela Bostrenghi, Napoli, Bibliopolis, 1992, p.689-698; maintenant sous le titre «Sur la
différence entre les philosophies de Hobbes et Spinoza», dans Avec Spinoza. Études sur la
doctrine et l'histoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 143-151.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 285

l’Éthique, purifier leur regard intellectuel et retrouver le vrai sens d’une


idée que leur entendement a par nature la puissance de produire.
Il n’y a donc aucune raison d’introduire, comme parfois on a tendance à
le faire, une hétéronomie entre la vérité et le sens des idéesl. Cette opposi­
tion risque de laisser entrouverte la porte à une expérience ineffable et inex­
primable de Dieu. Or, c’est parce que Dieu se révèle sans signes, que
l’entendement peut réordonner et réorienter le sens des signes de l’imagi­
nation, en tracer l’expression langagière pour signifier aux autres son idée
de Dieu2.

1. Ainsi, Laurent Bove a raison de dire que « chez Spinoza, la théorie des choses implique
stratégiquement comme préalable, une théorie des signes » - encore que cela ne soit pas que
stratégique, mais, comme on l’a montré, constitutif; il a encore raison quand il écrit que « le
langage est le véhicule privilégié de l’imaginaire» et que «la structure de l’imaginaire se
confond même parfois avec la structure du langage comme c’est par exemple le cas dans la
formation des mythes », ou que, comme l’affirme le TIE, (§ 89) « les mots sont des signes des
choses telles qu’elles sont dans l’imagination », et que pour cela « il faut donc distinguer mots
et idées ». Mais il semble plus difficile de partager sa conclusion : « si le vrai et le réel sont une
seule et même chose, le vrai, qui n’est pas discours sur le réel, n’enveloppe aucune significa­
tion. L’idée adéquate - comme la Nature elle-même - n’a ni principe, ni fin, ni signification,
ni valeur ». Que le vrai soit index sui ne veut pas dire qu’il ne signifie « rien ». Au contraire, il
constitue en soi la condition de possibilité même de signifier, le point d’ancrage de toute idée
en tant que puissance de signification. Il y a de la signification, les choses sont signifiables et
signifiées, parce qu’il y a du vrai. C’est précisément ce point que mettaient en doute les
sceptiques radicaux: ils ne comprenaient pas en effet qu’en parlant ils signifient, et qu’en
signifiant ils supposent du vrai, que paradoxalement ils s’obstinent à nier tout en voulant
encore signifier. À la fin ils sont logiquement contraints de se taire et de renoncer à signifier
quelque chose de peur de devoir implicitement admettre du vrai. La fausseté n’a rien de
positif, les idées d’imagination sont donc des parties du vrai. Il n’y aurait aucune possibilité de
signifier les choses si la vérité n’avait pas de sens. Il en va de même pour la causalité. La cause
de soi n’est pas une non-cause, mais la condition de possibilité même de toute causalité. Dire
que la Nature elle-même n’a pas de fin, ne veut pas dire qu’elle n’ait ni principe, ni signifi­
cation, ni encore moins de valeur, quoiqu’elle n’ait pas toujours les significations qu’on lui
prête. Affirmer cela c’est s’exposer à un nihilisme et à un subjectivisme des valeurs qui n’ap­
partient pas à l’esprit du spinozisme ni à son grand projet d’éthique universelle. C’est
précisément parce que «la signification est un effet de sens, dont il faut produire les causes et
le concept», qu’il faut considérer la connaissance par les causes comme une signification
complète des choses, alors que les significations de l’imagination n’en sont qu’une expres­
sion inadéquate et partielle, mais une expression tout de même. Autrement les causes et la
cause de soi qu’est Dieu n’auraient aucun moyen d’être signifiées. Les idées imaginatives ne
sont donc pas fausses en soi (Spinoza le nie expressément), elles sont seulement partielles;
cf.L.Bove, «La théorie du langage chez Spinoza», L'Enseignement philosophique. Revue
de l’association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, 41e année, n°4,
mars-avril 1991, p. 16-33.
2. Ce point a été souligné par Filippo Mignini, Ars imaginandi. Apparenza et rappresen-
tazione in Spinoza, p. 193-217.
286 LES SIGNES DE DIEU

Ainsi non seulement l’idée de Dieu «n’a besoin» d’aucun signe pour
être connue, mais aussi elle ne « manque»1 d’aucun signe pour être dite et
reconnue au moins par la communauté des philosophes. En ce sens, mais en
ce sens seulement, le philosophe peut être considéré tant soit peu comme un
interprète, non de Dieu (ce titre ne revient qu’au prophète), mais de son idée
vraie, qu’il habille des signes nécessaires à la communication inter-
humaine. Il se fait l’interprète de l’idée vraie donnée dans tous les esprits
pour tous les esprits empêchés par des préjugés, et néanmoins prêts à
écouter la raison. Il corrige le sens imaginatif des idées, les ordonne à la
norme de l’idée vraie. Spinoza n’a rien d’un prophète, il n’est pas un
interpres Dei, mais le témoin d’une idée, qui, parce qu’elle est vraie, doit
être commune ; or, ce n’est pas tout d’en être témoin, encore fallait-il lui
prêter une parole humaine rigoureuse, quoique adaptée à l’imaginaire de
son époque. Tel est le rôle de la philosophie et de ses propagatores
rationis : comme un géomètre qui donne à voir les propriétés des essences
des objets mathématiques en s’aidantd’un traçage de figures, le philosophe
donne à voir par des signes au sens corrigé une idée éternellement inscrite
dans notre raison. Donner voix à l’idée vraie donnée, c’est tracer une voie,
ce chemin que trace à sa manière Y Éthique1, l’écrire selon sa norme de
vérité, c’est-à-dire signifier dans un usage (mos et modus) rectifié. C’est
aussi à la manière d’un opticien, redresser la vue et donner à voir à l’esprit
l’essence des choses dans la clarté et la distinction d’un regard épuré.

La corporéité de dieu
La stratégie argumentative de ce premier chapitre consiste à ramener le
problème de la signification du signe de la révélation à celui de son inter­
prétation, pour montrer que la révélation ne pouvait qu’être adaptée à

1. Veritas egetnullo signo. On traduit (à raison) le verbe egeo par « avoir besoin » ; il veut
aussi dire « manquer», « être privé ». En ce sens, l’expression peut aussi bien vouloir dire que
la vérité, outre n’avoir besoin d’aucun signe, et donc se manifester d’elle-même [se ipsam
patefacit], ne manque d’aucun signe pour être signifiée dans le langage. Le langage humain,
quoique réglé par un usage imaginatif (cf. TIE, § 88), ne peut jamais être corrompu au point de
perdre toute relation à l’expression de la vérité. Aussi le philosophe peut-il se passer des
signes des prophètes, car rien ne lui manque pour se faire comprendre, à condition qu’il le
fasse selon la norme de l’idée vraie. Rien ne lui manque en effet, car si un signe devait lui
manquer, alors la vérité en dépendrait, et le philosophe, comme le prophète, en serait en quête
et en ferait la demande.
2. Ce chemin ne mène pas nulle part, il n’est pas écrit dans la dérive d’une écoute, car la
vérité n’est pas audible, encore qu’elle puisse être entendue. D ne s’achève pas non plus avec
VÉthique de Spinoza. Et néanmoins cette dernière permet d’entendre les idées vraies qui le
tracent, et d’être retracé à sa manière par celui qui se fait l’interprète de la nécessité d’en
parcourir à nouveau le chemin.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 287

1*ingenium imaginatif de son interprète1. En soi, en effet, un signe ne


signifie rien tant qu’il n’est pas enchaîné à d’autres images ou à d’autres
signes. Spinoza peut alors tirer les premières conséquences de sa réflexion
sur la révélation par les signes. Il le fait toujours sur des bases textuelles, en
remontant des signes vers ceux pour qui ils furent des signes 2. Malgré le
mystère qui plane sur ces récits, Spinoza n’en déplace pas moins l’accent
sur les croyances des hommes qui ont perçu ces signes (voix, figures), pour
souligner que:
la Loi révélée à Moïse [...] n’a jamais prescrit de croire que Dieu soit
incorporel ou qu’il n’ait ni image ni figure 3.
Signe que, si les Juifs n’étaient pas interdits de le croire, ils étaient
autorisés à croire que Dieu était corps et qu’il avait une figure, et même
qu’ils ne pouvaient que le croire, si l’on s’en tient aux modes corporels des
révélations qui témoignent d’un Dieu à l’image de l’homme4.
L’interprétation qui affirme l’incorporéité de Dieu comme contenu de
la révélation contredit donc en premier lieu les textes, ensuite la raison.
C’est pourquoi la réfutation d’Alpakhar au chapitre xv procède sur la base
des textes et de la règle d’interprétation, et non par la raison, puisque

1. C’est ce que note également Henri Laux, qui à raison inscrit le processus de la
signification de la révélation dans le corps du prophète : « De l’extériorité du Dieu se révélant,
l'accent se déplace vers le mouvement immanent de l’individu prophétique. Mais si l’im­
manent signifie l’ordre de la connaissance naturelle, contredistinguée de la connaissance dite
divine, n’est-ce pas indiquer la disparition de la révélation? Or que se passe-t-il dans le
procédé prophétique? L’extériorité de la révélation semble reversée sur un processus
subjectif, où le “sujet” n’est plus tout à fait maître de la connaissance qui apparaît en lui;
quelque chose se passe dans le prophète, à travers son corps situé dans la totalité des relations
constituant la nature»; H.Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans
l’histoire, p.24. Ce «quelque chose» appartient à l’ordre des significations que les traces
assument dans un corps à l’imagination vive et dont l’esprit, comme on va le voir, incline à la
bonté. Henri Laux rapproche ensuite ce processus corporel de l’expérience mystique; André
Tosel, lui, insiste plutôt sur «l’impossibilité ontologique d’une révélation surnaturelle»;
A. Tosel, Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Paris, Aubier, 1984, p. 127.
2.«L’Écriture semble tout à fait affirmer que Dieu lui-même a parlé et non
seulement les Juifs l’ont entendu parler, mais que les principaux d’entre eux l’ont même vu
L’Écriture affirme clairement que Dieu a une figure et que Moïse l’a regardée
[aspexisse] au moment où il entendait Dieu parler, mais qu’il ne lui fut donné de voir Dieu que
de dos»; TTP, chap. i (G.m. 19.3-6 et 18-20; Œuvres HL 88.1-4 et 16-19). Spinoza se réfère
dans l’ordre à Ex 24 en particulier les versets 9 et 10 (« Moïse monta, ainsi qu’Aaron, Nadab,
Abihu et soixante-dix des anciens d’ Israël. Ils virent le Dieu d’Israël ») et à Ex 33:17-33.
3. 7TP,chap. i(G.III. 19.7-10;ŒuvresUl. 88.5-8).
4. Spinoza n’étendra explicitement aux Israélites les opinions sur Dieu, qui seront
assumées comme les conditions de la révélation, qu’ au chapitre u, mais on peut noter que cette
doctrine est d’ores et déjà tacitement impliquée dans ces lignes ; cf. TTP, chap. n (G.m. 40.31-
32 ; Œuvres HL 138.15-16).
288 LES SIGNES DE DIEU

Alpakhar s’appuie sur l’autorité d’un seul passage {Dt 4: 15) où, selon lui
[utputat], serait affirmée clairement et directement l’incorporéité de Dieu,
se voyant alors contraint de comprendre métaphoriquement tous les autres
passages où la corporéité de Dieu est clairement signifiée. L’interprétation
d’Alpakhar est donc fausse à un triple titre: 1)d’abord quant aux règles
qu’elle assume : elle s’astreint en effet à accepter comme vrai tout ce que
l’Écriture affirme et comme faux tout ce qu’elle nie, supposant qu’on ne
trouve rien dans l’Écriture qui contredise la raison ; 2) pour cela elle sup­
pose une homogénéité des livres de la Bible. Ces deux thèses ne résistent
pas à l’examen philologique et historique de l’Écriture qui établit la plura­
lité et la diversité des livres, de leurs auteurs et de leur public, ainsi que la
diversité des époques de leur composition. 3) Enfin, quant à l’interprétation
de Dt 4: 15 («vous n’avez vu aucune figure ou ressemblance le jour où
Dieu vous parla du milieu de l’Horeb »), on ne peut pas dire que le passage
affirme clairement et directement 1 ’ incorporéité de Dieu.
Spinoza dira un peu plus loin que l’Écriture «n’enseigne nulle part
expressément [expresse] que Dieu ne se meut pas»*. Bien plus, même à
propos des paroles de Salomon (cf. IRois 8:27 : « Est-il donc croyable que
Dieu habite sur la terre ? Car si les cieux et le ciel des cieux ne le peuvent
contenir, encore moins cette maison que j’ai bâtie»), qui pourraient laisser
entendre que le mouvement n’appartient pas à la nature de Dieu, Spinoza
note par une incise qui est lourde de signification, que «cela n’est pas
expressément posé »2. Ainsi toute la tradition théologique, qui a voulu nier
la corporéité de Dieu (et à ce titre Maïmonide non moins qu’Alpakhar, qui
pourtant sont opposés quant à la méthode d’interprétation), a tort deux fois :
elle a tort devant la lettre ; elle a tort devant la raison, puisque cette dernière
selon sa norme intrinsèque de vérité reconnaît l’étendue comme un attribut
de Dieu. Reste le problème de la figure et de la voix de Dieu. L’Écriture les
affirme, la raison s’y oppose ; elles sont donc à mettre sur le seul compte des
croyances de Moïse.

Les anges
On est ainsi passé du statut des signes de la révélation à leur mode de
réception dans l’imagination de ceux à qui ils furent révélés. Ce qui
intéresse Spinoza ce n’est pas la cause du signe, qu’il dit maintes fois
ignorer dans la mesure où il ignore les causes naturelles qui l’ont produit,
mais les significations de ces révélations [Scripturae documenta]. Aussi la

1. TTP, chap. xv (G.m. 183.17 ; Œuvres ni. 490.3-4).


2.G.m. 183.19-20 ; Œuvres III. 490.6-7.
LA RÉVÉLATION PAR SIGNES 289

réalité de l’image des récits contant l’apparition d’un ange1 ne change rien
à l’affaire, car ce qui compte c’est le sens que l’apparition recouvre pour
celui à qui elle apparaît. Elle a, en revanche, une importance décisive quant
à la méthode d’interprétation du texte, Maimonide étant ici visé pour avoir
extorqué un sens à partir de préjugés philosophiques. Le problème de
savoir ce qu’est un ange semble avoir un tout autre relief chez Hobbes, qui
examine, avec bien plus de détails que Spinoza, les sens que le mot
recouvre dans l’Écriture: «le nom d'ange désigne, d’une manière géné­
rale, un messager, et le plus souvent, un messager de Dieu»2; différente
aussi l’interprétation qu’il donne de Gn 22: 11, selon laquelle «quand
l’ange appela Abraham du haut du ciel, pour retenir sa main d’immoler
Isaac, il n’y eut pas d’apparition, mais une voix»3. Pour Hobbes, encore,
« ce n’est pas la forme, mais la fonction, qui fait les anges » 4, puis il termine
le paragraphe consacré aux anges sur ces mots: «Considérant donc la
signification du mot ange dans l’Ancien Testament, et la nature des songes
et visions qui adviennent aux hommes selon le cours ordinaire de la nature,
j’inclinais vers l’opinion d’après laquelle les anges ne sont pas autre chose
que des apparitions surnaturelles qu’une opération spéciale et exception­
nelle de Dieu suscite dans notre imagination, pour faire connaître par là
sa présence et ses ordres à l’humanité, et spécialement à son peuple. Mais
de nombreux endroits du Nouveau Testament [...] ont forcé ma faible
raison à reconnaître et à croire qu’il existe aussi des anges substantiels et
permanents » 5.
Voilà une faiblesse à laquelle Spinoza ne comptait pas céder, car elle
consiste à interroger l’Écriture sur la nature de la cause de la révélation, et
donc à faire de la théologie, au sens de ce qu’il avait pu en dire dès les CM,
quand il écrivait que les anges ne concernent pas la métaphysique, mais la
théologie. C’est pourquoi, alors déjà il prévenait : « que l’on n’attende pas
de nous que nous disions quoi que ce soit des anges » 6.
Comme on a vu dans l’analyse de l’image, tout signe porte en soi
quelque chose d’angélique [angelos], en ce qu’il est l’annonce de ce qui
survient. Il n’avait donc pas à s’occuper des anges en particulier. Pour
l’imaginaire théologique l’ange est un annonciateur, un être envoyé de
Dieu qui délivre un message. Pour Spinoza, l’ange est un signe, l’apparition

1. Spinoza fait référence blParll : 16; Nb22-24\Jg 13;Gn22:11-19,mais lalisten’est


pas close.
2. T. Hobbes, Léviathan, chap. xxxtv, p. 425.
3./ta/., p. 427.
4./ta/., p. 428.
5. Ibid., p. 430.
6. CAf, II, 12 (G.1.275.19-20).
290 LES SIGNES DE DIEU

d’une image réelle, et cette caractérisation suffit à en comprendre la


fonction. L’interrogation sur la prétendue sumaturalité des anges, leur
statut ontologique, leur iconographie (les ailes, le sexe, etc.), leur demeure
et leur hiérarchie, ne relève aucunement de la lumière naturelle, et pour tout
dire n’est d’aucun intérêt pour Spinozal. À la suite de Hobbes, mais bien
différent de lui, comme c’est souvent le cas, Spinoza ne retient de cette
figura que la fonction sémiologique, laissant tomber tout l’apparat théo­
logique traditionnel.

1. On peut, en revanche, en historien curieux, enquêter sur les origines de leur icono­
graphie, s’intéresser aux sources et reconstruire l’histoire des idées qui ont engendré l’ima­
ginaire des représentations angéliques.
Chapitre xx

LE PROPHÈTE ET SES SIGNES

Tout ce qui se révèle aux prophètes se fait connaître ex signis (vox,


figura réelle ou imaginaire), mais la signification du signe, le contenu de la
révélation dépendent de l’interprète du signe. Le chapitre n, intitulé Des
prophètes, est entièrement consacré à cet aspect. C’est tout à fait logique­
ment, et en parfait accord avec la conception du signe que Spinoza
développe, que l’on passe de l’examen de la prophétie à celui des pro­
phètes. Ainsi, si l’on veut effectivement comprendre le vrai sens des pro­
phéties, il faut en passer par l’analyse des conditions historiques, sociales et
psychologiques qui ont déterminé le sens des interprétations. Le deuxième
chapitre aborde plusieurs questions laissées ouvertes par le premier, que
Spinoza, dans l’annonce de son plan, avait résumées de la manière
suivante : pourquoi les prophètes ont-ils été choisis par Dieu ? Est-ce parce
qu’ils ont eu des pensées sublimes sur Dieu et la Nature, ou est-ce plutôt à
cause de leur seule piété ? Le chapitre répond en deux temps distincts :
d’abord il analyse le fondement de la certitude des prophètes, ensuite il
examine les variations des prophètes en fonction successivement de leur
tempérament, de leur imagination et de leurs opinions, aussi bien à propos
de la Nature, qu’à propos des attributs divins.

Le SECOND SIGNE
Le premier acquis, dont le chapitre profite, est le suivant :
La simple imagination [simplex imaginatio] n’enveloppe [involvat] pas
par sa nature la certitude [certitudinem], comme le fait toute idée claire et
distincte ; mais pour que nous puissions être certains [certï] des choses que
nous imaginons, quelque chose [aliquid] doit nécessairement [necessario]
venir s’ajouter [accedere] à l’imagination, à savoir le raisonnement
[ratiocinium]l.

1. TTP, chap. n (G.m. 30.13-16 ; Œuvres DI. 114.11-14).


292 LES SIGNES DE DIEU

Spinoza en conclut immédiatement que :


La prophétie par elle-même [per se] ne peut envelopper la certitude
[involvere certitudinem], puisque, comme nous l’avons montré, elle
dépendait de la seule imagination ; et ainsi les prophètes étaient certains
[certi] de la révélation de Dieu non par la révélation elle-même [per ipsam
revelationem], mais par quelque signe [aliquod signum] L
Avant tout, on note l’extrême généralité de l’hypothèse, qui n’est autre
que la thèse démontrée au chapitre I. Les prophètes n’en sont pas le sujet
privilégié ; le nos qui y est sous-entendu est universel ; certes, les prophètes
sont bien concernés, mais ce qu’avance ici Spinoza a une valeur épistémo­
logique qui dépasse la connaissance prophétique tout en l’englobant.
L’expression simplex imaginatio est intéressante : du point de vue de la
théorie de la connaissance, elle indique «l’affirmation nue» d’une image
ou d’un signe avant que celle-ci soit prise dans un enchaînement ou une
inférence, ce qu’ici Spinoza nomme un raisonnement [ratiocinium]2.
Appliquée au contexte de ce chapitre, cette « simple imagination » se réfère
à la vox et/ou à V imago (réelle ou imaginaire) de la révélation avant que
celle-ci ne soit rapportée à Dieu comme à sa source. Elle indique surtout
que ce qui se révèle, même quand cela advient en dehors du corps du
prophète et à l’état de veille, trouve sa signification dans l’imagination de
celui pour qui il y a révélation. Puisque cette révélation se fait par des
signes, elle ne peut impliquer d’elle-même la certitude. D’où la nécessité
logique, dont les récits bibliques apportent le témoignage explicite ou im­
plicite, d’un supplément, d’une adjonction, de quelque chose qui «va
avec » ou qui « échoit avec » [accédére] la révélation et la confirme : un
signe. Même si l’Écriture ne fait pas toujours mention de ce deuxième
signe, ce n’est pas vouloir la plier abusivement à la raison que de le poser
comme nécessaire, car, pour Spinoza, la Bible ne relate pas toujours toutes
les circonstances et suppose les faits déjà connus, ou bien parce qu’une
nouvelle prophétie était confirmée par une ancienne, ou encore par la Loi
de Moïse avec laquelle elle s’accordait. Dans les autres cas, un signe
explicite est nécessaire pour lever le doute.

1. G.m. 30.16-19 ; Œu vres Iü. 114.15-18.


2. Il est évident, comme va le démontrer abondamment Spinoza dans la suite du chapitre,
que, quant à leur signification, les voix et/ou les images révélées aux prophètes sont déjà le
fruit d’une interprétation de l’imagination des prophètes à partir d’images familières, sinon ils
n’auraient eu aucun autre moyen de les comprendre. Les prophètes sont en tout et pour tout
des hommes (cf. la troisième adnotatio au chap. i). C’est là la différence entre l’image in se
sola considerata qui ne saurait avoir de signification déterminée sans enchaînement, et la
simplex imaginatio qui représente déjà un certain enchaînement d’images. La simplex
imaginatio se rapproche alors de l’image arrêtée propre bYadmiratio (voir supra chap. n)
LE PROPHÈTE ET LES SIGNES 293

Pour lever le doute, mais non pour le supprimer mathématiquement. En


cela le ratiocinium des prophètes n’est en aucun cas de l’ordre d’une
ratiocinatio apodictique, capable d’engendrer la certitude à la manière
d’une démonstration géométrique. Le raisonnement du prophète relève
plutôt d’un « calcul », ou d’une inférence qui peut se dire comme suit : « si je
demande à Dieu un signe comme preuve qu’il est bien la source de la pro­
phétie, et je l’obtiens, alors cela confirme le bien-fondé de la révélation ».
Si aucun signe ne saurait se confirmer de lui-même, un autre signe doit
le faire à sa place1. C’est donc tout à fait naturellement, c’est-à-dire en
conséquence de la nature même du signe, qu’un signe en appelle un autre.
Autrement le prophète n’aurait pas pu lever son doute et se rendre crédible
aux autres hommes.
En toute rigueur, le signe confirmant la révélation devrait être lui-même
confirmé par un autre, et ainsi de suite, sans jamais pouvoir atteindre par
cette voie une certitude intrinsèque aux signes. Mais si de droit ce renvoi est
infini, de fait dans l’ordre pragmatique de la connaissance, le doute ne peut
se prolonger au point de suspendre la pratique. En ce sens, le signe se porte
garant et vaut comme une signature, qui, certes, peut être en principe elle-
même sujette à caution, et néanmoins apporte une garantie. Si donc le
second signe constitue de fait un argument pour confirmer les premiers
quant à leur origine, il ne pourra jamais les prouver de manière mathémati­
quement indubitable, car le raisonnement n’est pas démonstratif. Spinoza
l’avoue lui-même:
cela semble montrer que la prophétie et la révélation sont une chose
complètement douteuse [plane dubiam]2 ;
d’autant que la Bible elle-même met en garde sur le bien fondé de ces
signes : les signes sont trompeurs, des faux prophètes aux doctrines impies

1.À ce propos, on a pu parler de «deuxième acte de révélation» ou de «révélation


concomitante »; H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l'histoire,
p.33. Henri Laux nie que le lien entre les deux révélations puisse s’apparenter à un ratio­
cinium. Pourtant c’est bien un semblant de raisonnement qui dicte la demande du prophète.
Que ce « calcul » [ratiocinium] reste dans le cadre de l’imagination, nul ne le conteste, mais
que la connaissance par signes, afin de se voir confirmée dans la certitude, n’en passe pas
aussi par une forme de raisonnement qui a ses prémisses et ses conclusions, il semble difficile
de le nier. L’expérience montre que l'imagination tire ses opinions à partir d’opérations faites
à partir de signes. Ces opérations peuvent être plus ou moins rationnelles, mais elles n’en sont
pas moins des opérations de l’esprit, c’est-à-dire des inférences plus ou moins valables. On a ;
vu en effet que même le superstitieux établit un semblant de raisonnement, quoique très peu
rationnel, en prenant les signes pour des causes. La plus grande partie des connaissances qui
nous servent dans la gestion de notre quotidien repose exclusivement sur des signes, dont les :
relations sont le fruit d’un certain ratiocinium, c’est-à-dire d’enchaînements suffisants pour
fonder la croyance.
2, 7TP, chap. il (G.ffl. 31.13-14; Œuvrer HL 116.14-15).
.
:
294 LES SIGNES DE DIEU

peuvent les confirmer par des signes et des miracles, Dieu lui-même peut
tenter le peuple, et vouloir le tromper par des fausses révélations et des faux
prophètes. C’est pourquoi, au chapitre xv, Spinoza s’appuie sur Moïse lui-
même pour dire que les signes ne sauraient être suffisants pour la certitude
de la révélation et pour rendre digne de foi le prophète, mais que la doctrine
doit être confirmée par des signes. Le signe assume ainsi de fait un double
enjeu psychologique et social : il confirme la prophétie *, mais il confirme
aussi le prophète dans son autorité publique. On comprend que l’usage
théologico-politique des signes recouvre une importance de tout premier
plan, à laquelle Spinoza à la suite de Hobbes a été sensible. Le signe fait foi
et autorité. Il permet à la croyance d’adhérer aux contenus de la révélation,
il certifie publiquement l’autorité du prophète, et lui confère ce jus &
auctoritas circa sacra 2, qui, chez les Hébreux, coïncidait avec le Souverain
de l’État et le pouvoir législatif du prince. Moïse était ainsi interpres à la
fois de Dieu et de son État, prophète et/ou législateur. Il était lui-même le
signe vivant, c’est-à-dire le représentant du pouvoir théologique et du
pouvoir théocratique.

La certitude morale
Si d’un point de vue épistémologique, le signe, censé certifier la
prophétie, ne semble pas pouvoir envelopper de certitude incontestable,
Spinoza insiste pour dire qu’elle avait cependant « beaucoup de certitude »
[multum cerîitudinis] ; mais une certitude qui n’était que «morale»
[moralis]3. Henri Laux pense que la certitude morale est une certitude qui
devient une morale, tendant de fait à produire l’obéissance et l’assujettis­
sement. Selon lui, l’expression ne doit pas s’entendre au sens faible,
comme probabilité de réalisation que la conscience accorde à un objet, mais
au sens fort, comme le système où la pratique de la morale organise rigou­
reusement la certitude4. Cela ne fait que mieux mettre en lumière l’aspect
pragmatique de la certitude morale : il s’agit d’une certitude qui guide une
1.«Les signes n’étaient donnés que pour persuader le prophète»; TTP, chap.n
(G.m. 32.12-13 ; Œuvres m. 118.20).
2. Spinoza dira au chap. xix que le peuple est suspendu aux lèvres de celui qui détient ce
droit et cette autorité.
3. Le sens de cet adjectif, mis à part la Lettre 21 qui y fait allusion [firmiter credo, non
vero Mathematice scio] (G.IV. 133.15-16) et une seule occurrence dans le TIE [Morali
Philosophiae] (G.ü.9.4), n’appartient qu’au vocabulaire du TTP\ cf. ŒuvresIII.710, n. 10
ainsi que A.Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier
Montaigne, 1971, en particulier chap. iv, p. 209-225.
4. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l'histoire, p. 15-16 et
p. 46-47 ; mais en vérité ces deux sens ne sont pas pragmatiquement exclusifs l’un de l’autre,
car, comme on a vu, tout signe incarne en soi une règle d’action et en quelque mesure la
garantit, contribuant ainsi à gouverner et orienter une pratique de vie.
I
LE PROPHÈTE ET LES SIGNES 295
:
action, qui permet d’œuvrer malgré l’ignorance sans douter de son utilité.
Le signe devient ainsi un argument d’autorité, obligeant par son impact
psychologique et public. Il permet de fixer une croyance, de justifier une
pratique de commandement et d’obéissance.
Cependant, l’ambiguïté foncière du signe quant à sa puissance réelle à
certifier la révélation (en effet, aucun signe n’est par nature indubitable,
puisqu’il ne peut pas être son propre index de vérité) fait qu’il ne peut être à
lui seul le garant de la certitude. C’est pourquoi la certitude morale des
prophètes devait se fonder sur trois facteurs :
1) les prophètes imaginaient les choses révélées de manière très vive
[vividissime], comme nous avons coutume de le faire quand nous sommes
affectés par des objets à l’état de veille; 2)le signe; 3)enfin et surtout
[praecipuo], ils avaient une âme [animum] inclinée vers le juste et le bon
seulement1.
Le signe qui confirme la révélation est sujet aux mêmes conditions
sémiologiques que les signes de la révélation : « les signes étaient donnés
[data] en fonction des opinions et de la capacité [pro opinionibus &
capacitate] du prophète». C’est pourquoi les signes variaient relativement
aux prophètes, et leur étaient adaptés individuellement. Il ne peut en aller
autrement, car le signe tient son sens de son interprétation. Le même signe
peut avoir un certain effet et une certaine valeur selon l’interprétation qui
l’enchaîne et le fait signifier quelque chose de déterminé. Certains signes
sont parlants pour certains prophètes, d’autres pas du tout. Non au hasard,
mais en fonction de la complexion du prophète. Spinoza recherche alors les
traces des ingénia des prophètes et de leur mode d’interprétation. « Tempé­
rament» [temperamentum corporis], «imagination» [imaginatio] et
« opinions » [opiniones] sont les trois chefs sous lesquels se rangent l’ana­
lyse et la classification de Spinoza. Ces trois critères sont tout à fait
naturels. Ils pourraient s’appliquer dans l’analyse de l’interprétation des
signes à tous les hommes : au prophète comme au Romain, à l’ivrogne

1. TTP, chap. n (G.m. 31.28-31 ; Œuvres EU. 116-118.32-2). André Malet fait observer :
« Maimonide donnait comme conditions de la prophétie : 1. La perfection de la connaissance
acquise par l’étude; 2. la perfection de l’imagination; 3. la purété des mœurs (Moré Nebukim
H, 36). Il lui semblait impossible que de la masse des ignorants puisse surgir un prophète
(ibid., 32). Spinoza supprime la première condition, fait passer l’imagination de la seconde
place à la première et lui substitue le signe, qui est absent chez Maimonide»; sur l’ima­
gination il note que « Chasdaï Crescas, dans OrAdonai, a la même théorie : le prophète est sûr ;
de n’être pas le jouet d’un rêve dans sa vision parce qu’il voit ce que Dieu lui montre avec
la même force que celle qui lui fait percevoir les objets dans la vie courante»; A.Malet,
Le Traité théologico-politique de Spinoza et la pensée biblique, Paris, Les Belles Lettres,
1966, partie II, chap. I,p. 125, n. Iet2.
296 LES SIGNES DE DIEU

comme au philosophe qui comprend les choses par le premier genre de


connaissance.
Au fil du texte, on est ainsi passé des signes de la révélation aux
conditions de leurs significations issues du jeu des traces inscrites dans le
corps des prophètes. Chaque prophète a les siennes. Elles se déterminent
dans le champ sémiologique d’une psychologie (affects), d’une sociologie
et d’un contexte linguistique et culturel. Dans cette archéologie de l’imagi­
nation prophétique, l’histoire, la philologie et la critique textuelle décon­
struisent les signes à partir des conditions de leur interprétation. A chaque
prophète ses signes donc, c’est-à-dire ceux qu’il avait le plus coutume
d’imager : tel, parce qu’il était de la campagne [rusticus], des vaches et des
bœufs; tel autre, parce qu’il était soldat [miles], des généraux et des
armées ; à qui croyait à l’astrologie, le signe lui vint d’une étoile ; le joyeux
prophétisait des biens, le coléreux [iratus] et le mélancolique des malheurs.
Tous avaient leur style [stylus], leur manière de s’exprimer: l’élégant
[elegantem] et le grossier [rudem], le bref [conpendiosum] et le prolixe
[prolixum], le sévère [severum] et l’obscur [obscurum]. La vivacité de
l’imagination n’était pas la même chez tous, et donc la clarté de la
révélation non plus. À partir du texte, Spinoza en collectionne les indices.
Ainsi, la signification et les enseignements délivrés par les signes des
révélations ne supposaient nullement la connaissance vraie de leurs causes
naturelles, mais prenaient sens dans le contexte des croyances de l’époque à
laquelle vivait le prophète, car «un signe pouvait réellement [révéra\
arriver [contingere] et une prédiction être faite [...] même si le prophète en
ignorait la cause véritable [veram ejus causam] ». Les signes et la manière
dont ils sont traduits dans le texte nous renseignent sur les natures de ceux
qui les imaginent: elles furent aussi variées que les opinions et les
croyances pouvaient l’être. En revanche, sur « la fin » [finis], « l’intention »
[intentum] et la «substance de la révélation» [substantia revelationis],
c’est-à-dire sur leur enseignement moral, leur signification fut la même1.

JUSTITIAE VESTIGIA

Si les signes étaient à ce point variables, si la vivacité de l’imagination


n’était pas aussi puissante chez tous les prophètes, si enfin la sémiologie de
la révélation ne diffère pas dans ses principes de la logique de l’imagination
dont Spinoza a exposé les lois dans la deuxième partie de VÉthique, on peut
se demander ce qui fait la spécificité de la certitude morale des prophètes.

l.«Les représentations [repraesentationes] prophétiques et les symboles [hierogly-


phica] étaient eux aussi différents, bien qu’ils signifiaient la même chose»; TTP, chap.n
(G.m. 34.10-11 ; Œuvres m. 122.28-29).
LE PROPHÈTE ET LES SIGNES 297

Quand, au chapitre VII, il sera appelé à résumer sa doctrine, il estimera ne


devoir retenir que le troisième de trois points énoncés ci-dessus : :
La certitude des prophètes, nous l’avons montré, consistait principalement
[praecipue] en cela, que les prophètes avaient l’âme encline au juste et au
bien *.
*
Malgré leurs différences, les vrais prophètes avaient tous un corps et un
esprit justes et bons. Cela constitue le critère essentiel de la certitude de leur
enseignement. A ce critère doivent s’ordonner les autres. Rien de surpre­
nant à ce qu’il se fonde avant tout sur une pratique. Que les prophètes aient
pratiqué ce qu’ils enseignaient indique qu’ils ne parlaient pas à la légère.
Or, la signification des signes naît d’un usage et en dernière instance y
renvoie. Puisque cet enseignement est moral, on comprend que non
seulement des signes et une imagination forte furent nécessaires pour le
signifier et le rendre certain, mais que surtout une pratique de bonté et de
justice en fut l’expression la plus certaine et le plus sûr témoignage.
Au terme d’un long parcours théorique, qui s’enracine dans la physique
des traces de Y Éthique, puise sa source dans sa conception de la sensation et
de l’affection, pour enfin trouver ses applications les plus retentissantes
dans l’analyse de la connaissance prophétique, la doctrine de la connais­
sance ex signis a montré toute sa cohérence et sa puissance explicative.
Tout individu en nature a ses signes, chaque corps se nourrit de signes et
l’esprit des significations que ses pratiques expriment; et néanmoins tous
le font selon des lois communes inscrites dans la nature des corps et leurs
différentes manières de tracer, d’être tracés et de renvoyer à d’autres traces.
Ce ne fut pas la moindre des tâches de démontrer que le prophète n’y fait
pas exception, bien qu’il ne soit pas un homme tout à fait comme les autres :
son imagination est plus vive, plus puissante, les signes lui parlent plus
qu’aux autres hommes, et sa figure émerge du corps social comme celui qui
sait les faire parler pour les autres. Le prophète surgit et s’impose par la
puissance de son animus, non de sa science, il produit des signes autant
qu’il en perçoit, il donne à voir autant qu’il voit, sur lui convergent les
regards du vulgaire. Mais, ce n’est pas tout, ni même sans doute le principal
de sa différence. Il est surtout enclin au bien et à la justice. Son corps et son
esprit l’expriment par des gestes de bonté et de justice. D’interprète des
signes de Dieu, il devient alors lui-même pour les autres un signe de Dieu,
son représentant, son intermédiaire théologico-politique.
Spinoza s’en souviendra dans la deuxième partie du TTP :
C’est pourquoi les enseignements divins révélés par la lumière naturelle ou
prophétique ne reçoivent pas force de commandement immédiatement de

1. TTP, chap. vu (G.m. 99.15-17 ; Œuvres HL 282.1-3).


298 LES SIGNES DE DIEU

Dieu, mais nécessairement de ceux qui ont le droit de commander souve­


rainement ou de décréter. Ainsi nous ne pouvons concevoir que, sans leur
intermédiaire, Dieu règne sur les hommes et dirige les affaires humaines
selon la justice et l’équité ; ce qui est confirmé par l’expérience elle-même.
On ne trouvera en effet des marques de la justice divine [divinae justitiae
vestigia] que là où régnent les justes1.
Ces marques [vestigia], aussi divines qu’humaines, s’inscrivent et
s’expriment très concrètement dans les actions pieuses et dans la pratique
de la justice et de la charité, que celles-ci soient dictées par la raison ou par
la foi. On retrouve ces marques dans la rationalité des lois et des décrets du
Souverain, qui seuls font le salut d’un État et expriment sa véritable
puissance. Qui, enfin, comprend les lois divines par sa libre raison en les
exprimant par une mise en œuvre de la charité et de la justice n’a plus besoin
de signes pour en voir confirmer la valeur et la vérité. Il connaît le Christ
selon l’esprit et devient lui-même la marque, le témoin, et l’interprète des
lois divines dans un corps et un esprit actifs. Il n’est plus contraint d’obéir,
mais exprimant et confirmant dans son corps et dans son esprit la loi
étemelle de Dieu, il goûte à la vraie vie et à la liberté.
Nul doute que de ce point de vue le TTP devait en passer par un travail
de correction des interprétations superstitieuses de ces signes qui laissent
libre cours aux abus d’autorité des religions et aux séditions qui s’ensui­
vent. Mais paradoxalement ce fut pour montrer que là ne résidait pas
l’essentiel. Ce travail savant d’épure, au service de la piété et de la liberté,
semble presque vouloir modestement s’effacer devant ses résultats, après
avoir fait émerger le sens profond d’un texte, qui, par delà les différences,
constitue son unité et l’universalité de son message, pour replacer enfin la
vera religio et la foi dans le fondement qui lui assure sa certitude et son
expression de salut. Aussi, pour sauver la foi, fallait-il sacrifier les signes
extérieurs à laquelle la faiblesse du vulgaire est toujours prête à la
reconduire, et, dans sa forme universelle, l’attacher au seul qu’il convient
vraiment de retenir :
Le signe unique et le plus certain de la vraie foi catholique [...] est [...] la
justice et la charité 2.
Les signes de la vraie religion étaient ainsi ramenés à leur marque
intérieure, tracée dans les cœurs.

1. TTP, chap. xix (G.in. 231.25-30 ; Œuvres HI. 612.13-18).


2. Ep, 76 (G.I V. 318.11-13).
LE PROPHÈTE ET LES SIGNES 299

A-t-on fini de tirer toutes les conséquences que comporte la notion de


signe dans la philosophie de Spinoza ? À vrai dire, on a à peine commencé à
mesurer l’étendue de ses champs d’application. Il importait avant tout d’en
avoir montré la genèse, au sein d’un processus qui s’inscrit dans la
traçabilité infinie du corps. Le corps commence à exister par la trace. Les
images surgissent du creux et du relief des traces. En même temps elles sont
le fait d’une certaine autonomie du corps qui se démarque ainsi des autres
par sa manière de retenir d’abord, d’enchaîner ensuite les images qui modi­
fient ses aptitudes. Le signe ne fait que cristalliser une certaine manière
d’enchaîner les images. Il en incame la règle, il traduit une habitude, qui
n’est autre que cette loi gouvernant une action du corps, qui lui est
précisément signifiée par le signe. Imaginer, c’est enchaîner des images qui
font signe vers certaines manières d’affecter et d’être affecté. Le signe
permet d’opérer alors un transfert de signification d’une multitude d’ima­
ges à quelque chose qui les représente toutes. La multitude ne peut en effet
prendre sens que si un signe en tient lieu, que si quelque chose permet à
l’individu de signifier les choses et de s’orienter parmi elles. De là on
comprend que l’empire des signes soit aussi varié que les champs et les
domaines dans lesquels ils s’exercent : du langage aux signes qui peuvent à
eux seuls représenter la conscience identitaire d’un peuple (comme la
circoncision chez les Juifs, la natte pour les Chinois, la frange des patri­
ciens) jusqu’à l’aspect symbolique de la valeur d’échange de l’argent dans
une société, en passant par les honneurs, les monuments, les vêtements, les
distinctions et les récompenses dont le corps social se pare pour orienter
l’imagination du peuple et l’appétit de gloire des individus. C’est le cas des
« enseignes » [insignia] censées distinguer les familles dans la monarchie1
et de ces cœterum imagines, triumphi, et alia virtutis incitamenta, qui font
dire à Spinoza qu’ils sont davantage des signes d’asservissement que de
liberté [magis servitutis quam libertatis sunt signa]2. Ils n’en sont pour
autant pas moins nécessaires. Le corps politique, pas moins que le corps
d’un individu, s’habille des signes qui vont composer son ingenium.
De même qu’une trace se dépose toujours sur une autre trace, et qu’une
image s’enchaîne toujours à une autre image, un signe a toujours besoin
d’un autre signe pour pouvoir être interprété. Le sens d’un signe, disait
Peirce, est le signe dans lequel il doit être traduit. Son action tend à se faire
oublier derrière la signification dont il est porteur. Cet effacement se
confond avec l’efficace même du signe, cette troublante puissance du corps
conjugant présence et absence, être et non être, ici et ailleurs, et qui consiste
à tenir lieu et place de quelque chose d’autre, en un mot à renvoyer.

1. TP, chap. vi, § 11 et § 13 (G.IH. 300.11 -18 et 27-29).


2. TP, chap. x, § 8 (G.IÏÏ. 356.29-30).
300 LES SIGNES DE DIEU

Pour qui n’a d’yeux que pour l’essence transparente des idées et le ciel
étoilé de la pensée pure, le signe paraîtra, en tant que lieutenant, une figure
subalterne, méprisable. Sans doute n’y verra-t-il que des raisons de se
méfier, et s’empressera de dénoncer ses effets trompeurs et son infidélité.
Pourtant, le corps ne ferait pas un seul geste sans ses indications, la pensée
pas le moindre pas sans son aide.

i
!

BIBLIOGRAPHIE

.

Œuvres de spinoza

Éditions (du vivant de Spinoza)

Renati Des Cartes Principiorum Philosophiœ Pars I et II More Geometrico


demonstratœ per Benedictum de Spinoza Amstelodamensem. Accesserunt ejusdem
Cogitata Metaphysica, Amsterdam, Rieuwerts, 1663.
Tractatus theologico-politicus, continens dissertationes aliquot, quibus
ostenditur libertatem philosophandi non tantum salva Pietate, & Reipublicœ Pace
posse concedi : sed eandem nisi cum Pace Reipublicœ, ipsaque Pietate tolli non
posse, Hambourg, Künraht, Amsterdam, Rieuwerts, 1670.

Éditions posthumes
B. d S. Opéra Posthuma, Quorum sériés postPræfationemexhibitur, s. 1., 1677.
De Nagelate Schriften van B. d. S. Als Zedezkunst, Staatkunde, Verbetering van’t
Verstant, Brieven en Antwoorden, uit verscheide Talen in de Nederlandsche
gebragt, s.l., 1677.

Éditions de référence
Spinoza, Opéra, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften
herausgegeben von Cari Gebhardt, 4 vol., Heidelberg, Cari Winter
Universitàtsbuchhandlung, 1924.
- Œuvres, édition publiée sous la dir. de Pierre-François Moreau ; est paru à ce jour
le t.III, Tractatus theologico-politicus. Traité théologico-politique, texte
établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline Lagrée et
Pierre-François Moreau, Paris, P.U.F., 1999.
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Traductionsfrançaises des œuvres complètes


Œuvres de Spinoza, traduites et annotées par Charles Appuhn, Paris, Garnier,
1929 ; réédition Garnier-Flammarion, 1964-1966,4 vol.
Œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Rolland Caillois,
Madeleine Francès et Robert Misrahi, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1954
(1978).
N.B. : manque à ces deux éditions dites « complètes » le CGLH. Pour ce texte se
reporter à l’édition séparée ; v. infra.

Éditions et traductions séparées


Ethica
Spinoza Baruch, Éthique, traduction de A.Guérinot, Paris, Pelletan, 1930, rééd.
Ivrea, 1993.
Spinoza Baruch, Éthique, texte latin en regard (éd. Gebhardt), traduction nouvelle
de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988 (1999).
Spinoza Baruch, Éthique, introduction, traduction, notes et commentaire de
Robert Misrahi, Paris, P.U.F., 1990.
Spinoza (de) Benedicti, Ethica, testo latino a fronte, traduzione di Gaetano
Durante, note di Gentile Giovanni rivedute e ampliate da Giorgio Radetti,
Firenze, Sansoni, 1963 (1984).
Spinoza Baruch, Etica. Dimostrata con Metodo Geometrico, a cura di Emilia
Giancotti, Roma, Editori Riuniti, 1988.
Spinoza Baruch, Die Ethik nach geometrischer Méthode dargestellt, Übersetzung,
Anmerkungen und Register von Otto Baensch, Sàmtliche Werke in sieben
Banden (in Verbindung mit Otto Baensch und Artur Buchenau herausgegeben
und mit Einleitungen, Anmerkungen und Registem versehen von Cari
Gebhardt), Leipzig, Félix Meiner, 1905 (1922).
Spinoza Baruch, Tractatus de intellectus emendatione - Ethica : Abhandlung über
die Berichtigung des Verstandes - Ethik, herausgegeben von Konrad
Blumenstock, Opéra - Werke, (2 vol.), t.ü, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1967(1989).
Spinoza (de) Baruch, Ethik in geometrischer Ordnung dargestellt, Lateinisch-
Deutsch, Sàmtliche Werke, Band 2, neu übersetzt, herausgegeben, mit einer
Einleitung versehen von Wolfgang Bartuschat, Hamburg, Félix Meiner
Verlag, 1999.

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suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses, texte latin, traduction
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INDEX DES NOMS

Adam 12 Bloch 195


Adorno 11 BLUMENSTOCK 94,145 ■

Agrippa 33 BLYENBERGH206 S
AKKERMAN 26,237,240 BORDOLI85,228
Alexandre le Grand 249 BORGES 209
Alpakhar 251,282,287,288 BOSS25.284
ANDREAU 114 BOSTRENGHI7,10,167,239,284
Anne 81 Bove8, 120,158,228,231,253,285
Ansaldi 143,156 BOXEL36
APPUHN57,88,94,145 BOYLE126,127,128
Aristote 27,33,41,225 BRETON 250
Armogathe 26 BRUGÈRE9
Arnauld 10,15,19,26,62 B RUNSCHVICG 177,179,180,181
Auerbach 63 Brykman 10
Augustin 19,132 BURGERSDUK93
BURGH 257
B AB 143 BURIDAN 33,34
Bacon 14,26,65,270,273 BURMAN70,187
Baensch 94
Balet 143 Caillois 57,63,94,155
Balibar 20,70,258 Calvin 12,13
BALUNG281 Canguilhem 35
BALMÈS27 Canone 185
B ARTUSCHAT 94, 145 CARRAUD20
Baudelaire 167 Cav AILLÉ 187,188
Bayle 120 CERVANTÉS 155
BENVENISTE46 Chamla 114
Bergson 62,107 Chauvin 14
Berkeley 7,10,106,107,111 Chenu 31,71
Bertman io, 247 CHRIST 12.272,294,298
Bertrand 7,168 Cicéron 93,240
BEYSSADE26.70,187,188,191 ClMABUE 148
Bianchi 14,26,185 Clauberg 93
Biran62 CONDILLAC 27
322 INDEX DES NOMS

COUCHOUD 237 GanaultIIO


Crescas 295 Gandt50
CRISTOFOLINI8,38,75,103,107,185 Gassendi 59
CüRLEY 7,9,20,238 Gebhardt 63,143,266
Gentile88, 124,173
DARBON8 GIACON20
Dascal 10,11,229 GLANCOTTI10, 88,94, 100, 145, 155,166,
DEBUZON26 167,173,232,237,264,278
DEBEUGD7 Giannetto 206,231
De Saussure 199,204 Giannini8,206
Delbos 180 Gilson 93
DELEUZE 70,95,102, 107, 169, 172,180, Giotto 148
267 Giovannoni 131
DÉMOCRITE 120 Giusti 147
DESCARTES 10, 15, 18,25,26,28, 30, 31, GLEIZER25,61
36, 37,38, 39,40,41,43,44,45,46,47, Goclenius26
51,56,59,61,62,63,70,74,81,93,98, Gongora 155
101, 107, 124, 125, 133, 144, 147, 154, GOUHIER19
186, 187, 188, 189, 190, 191, 203, 204, Graciàn 203
210,216,228,238,244,274 Granger 166
Di VONA 33 Greimas 110
DEBON93 GUENANCIA 188,191
DlLTHEY 143 GUÉRINOT88,94,145
Diodato 156 Gueroult 27,56, 78,80, 94,95, 97, 101,
Diogène Laërce 41 105, 112, 124, 135, 140, 173, 174, 175,
DONEY 33 254
DROETTO 237,264,278
Dunin-Borkovski 143 Haddad-Chamakh 8
Durante 88,94,124 Heereboord 93
Hegel 79,80,107
ECO10 Heidegger 11
Elisabeth 59,62 Herman 114
Épicure 120 Hérodote 146,147
Erasme 238 Hobbes 10,15,18,19,25,26,27,52,55,
EUCLIDE 146,274 59, 137, 167, 246, 247, 248, 260, 263,
Evans 156 264,268,269,279,284,289,290,294
Ezéchiel 206 Hume 27,49,55
Hunter 31
Fabricius269 Husserl 111
Fattori 185 Hutchins 167
FÉNÉLON 120 HYPERASPISTES62
Fichant 187
Fichte 99 Iphigénie 240
Foucault 10,11,19,71,228,229
Francès 12 Jacquelot120
Freeman 33 JAQUET 36,81,87,274
Fréreux 50 Jean 233
Jehova280,281
Gad amer 270 Jérémie 272
Galilée 20,50,103,271 Jessop 106
INDEX DES NOMS 323

JOACHIM 50,61,125 MOÏSE 210, 268,272, 279, 283, 287, 288,


JOSUÉ 206 292,294
Montesquieu 35
Kambouchner 187 Monti124
Kant 20,71,103,158,253 moreau 8, 20,28, 29, 32,46,55, 56, 71,
Kierkegaard 81 76,81,85,87,88,97,107,120,139,154,
KORICHI29 168, 190, 193, 199, 231, 238, 240, 243,
Koyré 50,57,61,63 250,257,264,271
MORUS 62
LaPlacette120
Lagneau 91 N ADLER 143,210,269
LAGRÉE 35,147,251,271,272,273 Negri 100
Laux 7,239,242,278,287,293,294 NESHER 31
Lazzeri 248 Nicole 15,19
Le Blanc 35
LEIBNIZ 10,11,20,34,51,56,187,229 OLGIVIE195
Lesbazeilles 180 OLDENBURG 259
LESSING 107
Lewis 70,95,103 Pariente 10,26
LOCKE 70,107 Paul256
LOPEDE VEGA 156 Pautrat 58,63,88,94,145
Lucas209 Pécharman 10
Luce106 PEIRCE 7, 31, 56, 71, 163, 202, 203, 228,
Lucrèce 12,240 229,299
LURIA 113 Philippe iv 156
PIGUET143
MACHEREY 11,20, 28, 67,78, 84, 88, 94, Platon 7,41,114,225
95, 122, 145, 155, 173, 175, 176, 180, Pline 271
206,242,284 Popkin33
MAÏMONIDE251,280,288,289,295 Preti 33
Malebranche 10,20,56,62 Proœtti240
Malet 12,13,295 Protagoras41
Malherbe 10,52,247 PYRRHON41
Mandelbaum33
Marin 10,191 QUINTE-CURCE240,249,250
Marion 187
Marmy 19 Radetti88, 124,145,155,173
Matheron 20,28, 55, 56, 64, 65,66,75, RAMOND96,117
97, 103, 113, 135, 136, 137, 178, 222, Raphaël 143
242,247,248,254,269,294 Rembrandt 143
MATISSE23 Revault d’Allonnes 157
McCAWLEY 167 RIZK28.87,157
MÉNON146 Robinet 19
Messeri 8,180 Robinson 95,124,173
Meyer 26,237 Rodis-Lewis 103
MICRAELIUS 14,26 ROUSSET 27,28,49,50,58,59,61,63,64,
MIGNINI 7, 17, 26, 27, 93, 114, 124, 142, 103,147,273,283
143,156,178,182,185,231,285
MilléyGiménez156 SAADA8
324 INDEX DES NOMS

Saccaro Del Buffa 239 TOSEL287


SAISSET63 Totaro 26,237,238
Salviati50 Tremellius 116
Samuel 279 Tschirnhaus 98,99,101,103,140,141
Sartre 7,188
' SAVAN7 UEN0 87
Scala 57,63
SCHELLING 107 Valentiner 143
SCHLERATH 143 Vanden Enden 240
SCHULLER 97 VAYSSE100
SECRÉTAN 19 Védrine 7
SEMERARI7 Velâzquez 143,156
SÉNÈQUE240 Veneziani 237,238
Serres 146 Verley 8
Servaas Van Roouen 155 Vermeer 143,156
Sévérac 35,36,81 Vermeren8
Sextus Empiricus 15,19,37 Vernière 120
SlCARD 165 Vinciguerra 31,41,81,202
SlMMEL 143 Virgile 12
SINI 114 Vulliaud 12
Socrate 146
Strauss240 WOlfflin 143
Suhamy 36,73,81 Wolfson 27,93

Tacite 240,260 YAKIRA20, 103


. TÉRENCE 239,240,251,255
Théophile 34 ZAC 251,270,271,273
Thomas d’Aquin 19,93 Zarka 10,52,167,247,248,284
Tiercelin 56 ZOURABICHVILI 157, 158
TODOROV270 ZWEERMAN 71
TABLE DES MATIÈRES

Introduction : Penser le signe............................................................... 7


Aperçu sur les études consacrées à l’imagination : un aspect négligé (7).
Spinoza dans la littérature consacrée à la sémiologie et à la sémio­
tique (8). Le silence de Foucault et ses raisons : Spinoza, une « ano­
malie»? (10). Le signe dans la pensée du XVIIe siècle: l’exemple de
Calvin ( 12). La position de Spinoza (13).
Spinoza et le signe (14). Aperçu dans le corpus ; premier constat : désin­
térêt pour une taxinomie des signes (14). Second constat: présence et
fonction logique du signe ( 16).
La genèse de l'imagination (17). Considérations méthodologiques : les
raisons d’une archéologie du signe (17). Enjeux: la relation signe-
cause ; sémiotique et causalité ; le spinozisme dans le cadre de l'épistémè
classique (19).

Première partie
SENTIRE SIVE PERCIPERE

Première section : Sensatio...................................................................... 25


Chapitre premier : Doute et sensation........ ..................................... 25
L’hypothèse du monoïdéisme (25). TIE, § 78 : «L’idée n’est en soi
rien d’autre qu’une certaine sensation » (25). Le terme sensatio (26).
La suggestion de Rousset: la «perception nue» (27). L’usage du
terme anima (28). La nature affirmative de l’idée (29).
Vera dubitatio (29). Doute et fluctuation (30). Doute verbal et doute
réel (30). La menace du doute : sa dimension éthique et son sens
pragmatique (31 ). L’aversion pour la contradiction (32).
Le dilemme de l’âne (32). Le «degré zéro» de la fluctuation (32).
L’hypothèse des deux seules idées dans l’âme (33). Sortir du
dilemme : le plan de l’essence, le plan de l’existence (34).
326 TABLES DES MATIÈRES

Aequilibrium & salus (34). Réflexion sur la notion d’équilibre:


l’équilibre comme effort (34). L’équilibre comme paradigme de la
santé de l’individu (35). Le déséquilibre du doute (35).
Incroyable Descartes (36). Le «doute douteux» (36). Douter
du vrai et douter vraiment : qu’on ne peut douter du vrai en tant que
vrai (37). Douter contre ce que l’on sent : l’obstination insensée des
sceptiques (38). Que je ne peux pas feindre que j’existe ou que je
n’existe pas après avoir su que j’existe (39). Sentir l’existence, sentir
le corps (40). L’extravagance de Descartes et la réduction au silence
des sceptiques (40).
Chapitre ii : Sensation et étonnement............................................... 43
L’étonnement (43). Uadmiratio chez Descartes (43). L’étonnement
comme «distraction» chez Spinoza (44). Différence entre admi-
ratio et dubitatio (44). Les signes des passions chez Descartes ; le
désintérêt de Spinoza pour la question (45).
Admirable Descartes (46). La suspension par le doute ou la
suspension par l’étonnement: lecture spinoziste d’une confusion
cartésienne (46).
Monoïdéisme et étonnement (47). Uadmiratio ou l’image sans
signification ; rapprochement et distinction avec le mono­
ïdéisme (47). Stupeur et panique : peur de la mort ou de l’isolement ?
(Hobbes et Spinoza) (48). De la différence entre contemplatio
et cogitatio(4$).
L’idée-sensation (49). L’«affirmation nue» de l’idée-sensation : les
leçons de l’hypothèse de la seule et unique idée dans l’âme (49).
Différence, variété, variation (51). L’idée-sensation comme limite
entre sens interne et sens externe ; qu’elle est signifiante sans avoir
de signification (52).
Le cheval ailé (53). L’hypothèse de l’enfant qui ne perçoit
qu’un cheval ailé: ressemblance et différence avec l’hypothèse
du monoïdéisme (53). L’esprit humain comme champ de
connexions (54). La sensation comme annonce (56).
Deuxième section : Union et sensation ......................................... .......... 57
Chapitre iii : « Qu’est donc cette sensation ? »................................. 57
L’union de l’âme et du corps (58). La sensation comme racine de
l’union âme-corps: «par cette union nous n’entendons rien en
dehors de la sensation elle-même» (TIE, § 21) (58). L’insuffisance
de la clarté de la sensation et possible explication de la théorie
dualiste âme-corps (61). Les ambiguïtés cartésiennes (62). La
sensation comme effet dans l’âme de son union avec le corps et/ou
comme expression de l’union elle-même (63).
La sensation du vrai (64). Analyse et commentaire de TIE, § 35 :
«La manière dont nous sentons l’essence formelle est la certitude
elle-même » (64). L’idée vraie et son contexte imaginatif (65).
TABLE DES MATIÈRES 327

Conscience et sensation (65). Sentir et en avoir la conscience


(discussion de la thèse de Matheron) : la sensation entre l’idée et
l’idée de l’idée (sa conscience) (66). Le désir sans conscience
(l’appétit) comme l’idée-sensation (67). Cénesthésie du sentir (69).
Conscience de soi avec et sans sujet (70).
Chapitre iv : Sentir l’éternité.......................................................... 73
Nous sentons que nous sommes étemels (73). La sensation de
l’union essentielle de l’âme avec le corps et avec Dieu (73). La
sensation de notre éternité et sa traduction imaginaire dans le rêve
d’immortalité (76). La conscience du “nous“ (77).
Actualité et existence (77). Leur deux sens et la double lecture de
E II, 11 et E II, 12: le lien entre ces deux propositions (78).
Le rapport essence-existence et sa double résonance au sein du
même acte: le plan chronologico-existentiel et le plan logico-
essentiel (79). Eternité et existence (Spinoza et Kierkegaard) (81).
Chapitre v : Le fini et la finitude..................................................... 83
Le singulier et le fini (83). L’introduction du fini par la chose
singulière : relire £ II, 11 (84). Leprimum de l’être actuel de l’Esprit
humain comme fini en tant qu’ il peut et en tant qu’il ne peut pas être
terminé par l’existence d’une autre chose (85). L’infini en acte et le
fini comme acte (85).
Les trois sens du fini (86). Les trois manières d’être fini (86). La
différence entre la chose « dite finie» et la « chose singulière », ou la
différence entre fini et finitude (87). La singularité du fini comme
expression de sa cause infinie: l’infini dans le fini, et le fini dans
l’infini (89).

Deuxième partie
LE CORPS ET SA TRACE

Troisième section : Logique de l’affection........................................... 93


Sens classique et sens spinoziste à'ajfectio (93). Que le contingere
n’est pas la contingentia (94). Le double sens de Yajfectio (94).
L’affection de l’affection (96).
Chapitre vi : Ontologie et phénoménologie..................................... 97
L’émergence du singulier (97). Introduction à Éthique II : les deux
perspectives (97). L’affection : lieu commun de l’ontologie et de la
phénoménologie (98). L’irruption de la singularité (99).
Un point aveugle ? (100). Les perplexités de Tschimhaus : comment
passer de l’infini au fini ? (101). Les difficultés du texte (102). Le
problème du «point aveugle»: la sensation est-elle le point
aveugle? (103).
328 TABLES DES MATIÈRES

Le corps-affecté (104). L’affection comme rapport et rapport de


rapports (105). Corpus humanum, prout ipsum sentimus, existit :
qu’un corps non affecté n’existe pas (106). Le corps en tant
qu’affection n’existe que comme affection d’affection (107).
Chapitre vit : Affection et perception............................................... 109
La réalité modale de l’affection (109). La perception comme infé­
rence : qu’il n’y a pas de «perceptions premières» : l’inadéquation
de l’interprétation empiriste et matérialiste (110). Corpus existit
prout afficit velafficitur (Spinoza et Berkeley) (111).
Primum & secundum (111). Equivocité et univocité de l’affection :
l’anti-réductionnisme et l’anti-fondationnisme du spinozisme
(111). Sens du lien constitutif entre primum (E H, 11) et secundum
CED, 12) (112).
Sensation et affection (114). L’essence «symbolique» de l’affec­
tion (114). Que la sensation appartient à l’essence de l’affec­
tion (115).
Quatrième section : Les traces du corps................................................. 121
Chapitre vm : Vestigia......................................................................... 121
Introduction à la Physique: l’humain et le non-humain (121).
La déductibilité des postulats ( 122).
Le postulat V ( 122). La notion commune de vestigia ( 123). Le mou et
le fluide : le problème de leur nature et l’absence du modèle physio­
logique (124). L’objet du postulat: des différences remarquables
entre natures (125).
Les « catégories » : dur, mou, fluide (126). Relativité des catégories
de solidité, mollesse, fluidité : la correspondance avec Boy le (.Lettre
6) (126). Bonnes et mauvaises hypothèses en physique ( 127).
La traçabilité (128). Les leçons du postulat V ; primo : la définition
de la catégorie moyenne de mou; la relativité et la réalité des
catégories physiques (128). Secundo: l’application des postulats
aux corps non-humains ( 130).
Rétention et distance (131). Répétition, démarquage, rétention et
durée de la trace ; définitions des catégories de fluide et de dur ( 131 ).
La trace est l’indice d’une loi (131). Causalité et traçabilité:
l’inscription de la trace et son « tenir lieu » d’un autre corps ; vers une
théorie générale de la traçabilité de l’étendue ( 132).
Les vestigia de la glande pinéale (133). Conséquence de la doctrine
spinoziste de la trace: réfutation de la théorie cartésienne de la
séparation de 1 ’ âme et du corps (£ V, praef) (133).
L’être remarquable de la trace (134). Ses trois sens (135). Mar­
quage et décalage, contact et distance, présence et absence ( 135).
Le fluide (135). Le détachement dans une physique du plein (135).
TABLE DES MATIÈRES 329

La catégorie des corps fluides: définition et propriétés (136).


Physique abstraite et physique concrète ; « sémiophysique » et unité
du savoir (136).
Chapitre ix : La forme et la figure................................................... 139
Le revêtement de laforme (139). Les habitus de la forme (140). Les
questions du très pénétrant Tschimhaus (Lettre 59) : le triple régime
de la variabilité (140). Le rapport de la forme aux figures et des
figures aux traces (142). La vie des formes : déformation, défigura­
tion, transfiguration du corps (143).
Forme, figure, trace (144). Le corps abstrait et le corps
concret (144). Que l’imagination perçoit les traces des figures
des formes (144).
Les figures de la raison (145). Les figures de la géométrie, ou
Euclide et ses problemata: construire et tracer (146). Arpentage
et traçage; voir et concevoir: l’aide indispensable de l’imagi­
nation (147).
Vestigia intellectus ( 148). Les traces de l’imagination selon la norme
de l’entendement: la Lettre 17 (149). Encore sur la vertu
du concept de trace : le corps comme champ de traçabilité de ses
figures (150).
Chapitre x : Les traces et la forme.................................................. 153
Le poète amnésique (153). Le rapport problématique entre la trace et
la forme; importance du verbe induere: E IV, 39 sc (153). La
définition de la vie et de la mort du corps ; signes de vie et signes de
mort (154). Le corps comme mémoire vivante (155). Mémoire,
oubli, souvenir (157).
Infans adultus ( 158). Le statut du langage chez le poète amnésique :
forme et mémoire ; acquis et inné (160). Une difficulté : des traces
d’une autre forme ? ( 161 ). Solution de la difficulté : la profondeur du
corps, ou la mémoire sans souvenir; l’importance de la notion
6* ingenium (\62).

Troisième partie
DES IMAGES ET DES SIGNES

Cinquième section : La genèse des images............................................... 165


Les traces comme les modifications les plus simples et la sensation/
impression comme union la plus simple (165). L’inscription et la
transcription des corps (166). Le corps comme activité sémio­
tique (168).
Chapitre xi : Des traces aux images .................................................. 169
De la différence entre la trace et l’image (169). Rien n’est dans
l’image qui n’ait d’abord été dans la trace (169). La trace comme
330 TABLES DES MATIÈRES

plan de réflexion et le rebond de l’image : les images comme « con­


séquences » de traces ( 170).
L’idée de trace (171). Les prémisses de l’image: la trace comme
« objet» d’une idée ( 171).£II, 16 avec sa démonstration : difficultés
des interprétations de Gueroult (173) et de Macherey (175). L’idée
de la simple trace et sa puissance d’enveloppement (175).
Enveloppement et développement (176). L’enveloppement de l’idée
de la trace et le développement des idées des images (176). La
représentation des corps extérieurs comme développement d’un
enveloppement ( 177). L’oubli de la trace (178).
Etiologie et sémiologie (179). Importance de l’axiome 4: l’arti­
culation interne entre la relation causale et la relation sémio­
logique (179). Traçabilité et causalité (180). Relecture de
£11,7(182).
Chapitre xn : Les images des choses................................................... 185
La définition des images (185). £ II, 17 sc: le pluriel des images ;
l’image n’est pas la figure; c’est l’idée qui signifie, et non pas
l’image (185). L’oscillation cartésienne entre le modèle mimétique
et le modèle sémiotique (186).
Mimesis et sémiosis (189). Que les images ne sont ni un double, ni
une réalité seconde, ni erronées, ni ressemblantes (189). Le
représenté et le représentant ; signification et enchaînement (190).
L’idée d’image (190). Qu’il n’y a pas de pointillisme des
images (191). L’essence angélique de l’idée de l’image : qu’elle est
signifiante sans avoir de signification (191). Le renvoi signifiant de
l’idée comme expression du tenir lieu de la marque ( 192).
Annonce et renvoi (192). L’annonce et le renvoi d’image en
image (192). Que le désir est la fin à cause de quoi les idées des
images s’enchaînent (le sens) (193).
Le sens des images (193). Mémoire et enchaînement (193).
La signification comme la détermination du sens: qu’il n’y a
pas d’unités de sens préétablies (194). Pour une «physique du
sens» (195).
Sdcième section : La connaissance par signes....................................... 197
Chapitre xm : Signe et interprétation.............................................. 197
La nature interprétative de l’imagination (197). Commentaire de
£ H, 18 sc: l’homogénéité sémiologique entre les phénomènes
linguistiques et les phénomènes naturels (197). Le mot n’a aucune
ressemblance avec l’image qui en assigne la signification ( 198).
L’enchaînement (198). La signification indéterminée du
sonus (198). Le son articulé : la définition des lettres et des voyelles
(aperçu dans le CGHL) (199). Signifier, c’est enchaîner (200).
L’interprétation (201). Enchaîner, c’est interpréter: pomum
signifie le fruit pour le Romain qui s’en fait l’interprète (201).
TABLE DES MATIÈRES 331

Le sens général de cette relation : la figure de l’interprète ou l’inter­


prétant (201). Le triangle sémiotique (202). La définition du
signe (203). Qu’il n’y a pas quelque chose comme des «images
mentales » (204).
L’interprète (205). Le rôle de la complexion de l’interprète (205).
Les traces de cheval sur le sable, pour le soldat et pour le paysan :
le renvoi du signe et l’habitude (207). L’homme, le tournesol,
la fourmi et caetera (208). Que le signe advient avec son interpré­
tation (209).
Le corps-signe (209). L’interprète comme représentant (d’une
langue, d’une culture) (209). L’interprète comme corps d’habi­
tudes (210). Le corps comme signe; l’auto-exclusion de l’inter­
prète (211). Cognitio exsignis et cognitio per causas (211). La chose
imaginée (212).
Chapitre xiv : La genèse du signe..................................................... 213
Les images communes (213). De la vox au nomen\ analyse et
commentaire de EII, 40 sc I : les universaux (213). La genèse de
l’image commune: la multitude des images et leurs petites diffé­
rences, ou ce que l’imagination retrace(214).
Distinction et cristallisation (215). Les deux fonctions de Vadmi-
ratio par rapport à l’habitude (différence avec Descartes) (215).
L’art de l’imagination : la minéralisation de l’image (217). L’image
commune est une images d’images, c’est-à-dire un signe ; le trans­
fert des images au signe (218).
Les transcendantaux (219). Le problème de la confusion complète
des images: les transcendantaux peuvent-ils encore être consi­
dérés comme des images? (219). Les transcendantaux comme
termini (220).
L ’aspect public du signe (221 ). Le signe comme cristallisation d’une
norme et ses deux principes (221). L’«être prédicable» du signe et
le contrôle public sur les signes du langage (221). De la distinction
entre image et signe (222).
Chapitre xv : Consuetudo, usus, praxis............................................. 227
La relation sémiotique (227). Les trois termes de la relation de
signification (227). L’anomalie de Spinoza dans Les mots et les
choses de Foucault (228). L’usage est la loi de la signification (229).
Quand croire c’est faire (230). L’imaginatio (ou opinio) comme
disposition à faire ceci ou cela (230). La détermination du désir à
l’action (231). L’importance de Vingenium et le signe comme règle
d’un usage (231). Praxis (232).
La foi (232). Ce qui appartient à l’essence de la foi : une définition
pragmatique de la fides (232). L’obéissance et les œuvres ; croire et
agir (233). La continuité vestigium, imago, signum (234).
332 TABLES DES MATIÈRES

Quatrième partie
DE L’USAGE DES SIGNES
Septième section : Les signes des hommes................................................ 237
La prolifération des signes dans le TTP (237). L'exordium de
la Préface et le proemium du TIE : doute, fluctuation, super­
stition (238).
Chapitre xvi : Homines & omina.......................................................... 241
Sémiologie de la peur (241). Le présage comme signe (241).
Quatre déterminations du présage: de l’usage des présages (242).
Le supplément de sens et le répit de l’âme (243). Dubitatio et
Jluctuatio, praejudicium et superstitio (244). Présage et causalité :
cause feinte et cause réelle de la signification du signe (245).
Le signe comme contrat (246). Le contrat naturel et le transfert vers
le signe : l’autorité du signe (246). Le contrat physique et le contrat
politique : reprise et intégration des thèses de Matheron (Spinoza vs
Hobbes) (247).
Chapitre xvii : L’empire du signe........................................................ 249
Le silence et le mystère du signe (249). L’institution des inter­
prètes (249).
Le régime de la superstition (250). Du déjà vu du présage au jamais
vu du prodige : les signes de(s) dieu(x) (250). Les Anciens et les
Modernes devant la superstition (251). La régulation de la fluctua­
tion par les signes, ou quand la superstition devient système de
représentation (252).
Arcana etmysteria (253). Leur sens théologico-politique (253). Du
culte des signes à l’idolâtrie de la lettre (254). La crainte des théo­
logiens et sa vraie cause (aperçu dans le chap. XV) (255). Le droit
naturel inaliénable à l’interprétation (256).
La raison innocentée (256). Le paradoxe d’une raison contre
raison (257). Les secrets ressorts du sacré, ou l’imposture
démasquée (258).
Arcana imperii (259). Visibilité des mécanismes du pouvoir et
lisibilité de ses signes (aperçu dans le TP) (259). Le cas de la
monarchie (260). Rationalité de l’Etat et vera religio (261 ).
Huitième section : Les signes de Dieu....................................................... 263
Chapitre xvra : Les deux révélations................................................ 263
La définition de la prophétie (263). Structure et articulation des
chap. I et II du TTP (263). Valeur génétique et stratégique de la défi­
nition (265). La connaissance naturelle et la connaissance prophé­
tique : différence dans leur définition commune (266).
Propheta & propagator (267). Les raisons de leur différence:
l’interprète et l’espace réservée au signe (267). La relation
TABLE DES MATIÈRES 333

sémiotique (268). Faire croire et faire savoir: les deux commu­


nautés (269).
Interpretatio naturae (270). Le sens d'interpres (270). L’interpré­
tation et sa méthode (aperçu dans le chap. VII): l’abandon de
l’analogie des deux Livres et l’importance de la notion commune de
traces (271). Archéologie des traces et unité du savoir (273).
Généralisation de la notion d’interprète (274).
Chapitre xdc : La révélation par signes 277
Les moyens de la révélation prophétique : paroles et figures (278).
Le déplacement d’accent du signe vers l’interprète (279).
Quand Dieu fait signe (280). La révélation mosaïque ou le face à
face avec Dieu en personne (280). Comment Dieu peut-il se
signifier ? Les conditions de la signification exsignis (aperçu dans le
KV) (281). Sens vrai et sens philosophique : la nature du signe et la
racine de la signification (282). Hétérogénéité entre le signe et son
signifié, ou de l’impossibilité du signumsui (282).
Causa, index, signum (283). Norma et index; causa sui et index
sui (283). Dieu source de la causalité naturelle et de la signifi­
cation (284). Sens et vérité (285). Que la vérité n’a besoin (ne
manque) d’aucun signe (286).
La corporéité de Dieu (286). La réfutation d’Alpakhar et de
Maimonide (287).
Les anges (288). La révélation angélique (289). La fonction sémio­
logique de l’ange (différence avec Hobbes) (290).
Chapitre xx : Le prophète et ses signes............................................. 291
Introduction au chapitre II du TTP (291 ).
Le second signe (291). Simplex imaginatio, ou le signe qui en
appelle un autre (291). Le statut et la valeur du second signe (292).
Le signe qui fait foi et l’autorité du prophète (293).
La certitude morale (294). L’aspect pragmatique de la certitude
morale (294). Les trois facteurs de certitude (295). L’art de
prophétiser : le corps du prophète comme lieu de traces et d’images
(tempérament, imagination, opinion) (295). À chaque prophètes ses
signes (296).
Justitiae vestigia (296). La certitude de l’enseignement des
prophètes : l’accent mis sur la pratique de la justice (296). Dieu et ses
intermédiaires théologico-politiques (297). Le signe unique de la
vraie foi catholique (298).
Les champs du signe ; l’efficace et l’effacement du signe (299).

Bibliographie
Œuvres de Spinoza.................................. 301
Éditions (du vivant de Spinoza) (301 )
Éditions posthumes (301)
334 TABLES DES MATIÈRES

Éditions de référence (301)


Traductionsfrançaises des œuvres complètes (302)
Éditions et traductions séparées (302)
Recueils bibliographiques............................................ 303
Index et lexiques.......................................................... 304
Sur Spinoza (304)
Autres (305)
Revues et collections consacrées à Spinoza.................. 305
Textes cités.............................................................. ... 305

Index des noms 321

Table des matières 325


ACHEVÉ D’IMPRIMER
EN JUIN 2005
PAR L’IMPRIMERIE
DE LA MANUTENTION
A MAYENNE
FRANCE
N° 169-05

Dépôt légal : 2* trimestre 2005

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