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Collection Ouverture philosophique

dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot

Déjà parus

La Philosophie
Dominique CHATEAU, Qu 'est-ce que l'art?, 2000.
Dominique CHATEAU, Epistémologie de l'esthétique, 2000.
de Platon
Dominique CHATEAU, La philosophie de l'art, fondation et fondements,
2000. Tomel
Jean WALCH, Le Temps et la Durée, 2000.
Michel COVIN, L'homme de la rue. Essai sur la poétique
baudelairienne, 2000.
Tudor VIANU, L'esthétique, 2000. SOUS LA DIRECTION DE
Didier MOULINIER, Dictionnaire de l'amitié, 2000.
Alice PECHRIGGL, Corps transfigurés, tome I, 2000.
Michel FATTAL
Alice PECHRIGGL, Corps transfigurés, tome II, 2000.
Michel FATTAL, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque,
2001.
Ivan GOBRY, De la valeur, 2001
Eric PUISAIS (sous la direction de), Léger-Marie Deschamps, un
philosophe entre Lumières et oubli, 2001.
Elodie MAILLIET, [(ant entre çiésespoir et espérance, 2001.
Ivan GOBRY, La personne, 2001.
Jean-Louis BISCHOFF, Dialectique de la misère et de la grandeur chez
Blaise Pascal, 2001.
Pascal GAUDET, L'expérience kantienne de la pensée réflexion et
architectonique dans la critique de la raison pure, 2001.
Mahamadé SAVADOGO, Philosophie et existence, 2001.
Vincent BOUNOURE, Le surréalisme et les arts sauvages, 2001.
Frédéric LAMBERT, Théologie de la république(Lamennais, prophète et
législateur), 2001. L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan ltalia
Sylvain ROUX, La quête de l'altérité dans l'œuvre cinématographique 5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargita u. 3 Via Bava, 37
d'Ingmar Bergman, 2001. 75005 Paris 1026 Budapest 10214 Torino
Paul DUBOUCHET, De Montesquieu le moderne à Rousseau l'ancien, FRANCE
2001 HONGRIE ITALIE
2001.
Jean-Philippe TESTEFORT, Du risque de philosopher, 2001.
Nadia ALLEGRI SIDI-MAAMAR, Entre philosophie et politique :
Giovanni Gentile, 2001.
Lecture bistoriquè ou lecture analytique de Platon ?
par
Yvon Lafrance·

La plupart de ceux qui travaillent aujourd'hui - et ils ont


nombreux - dans le champ de la recherche platonicienne ne s
questionnent pas tellement sur les principes herméneutiques 1 qu'il.
appliquent dans leur interprétation des dialogues de Platon. Chacun
poursuit sa recherche à partir d'une hypothèse personnelle, d'un
difficulté soulevée à l'occasion d'un passage, d'une thèse défendu
par un collègue dans une étude, ou tout simplement en suivant n
inspiration dans la lecture du texte de Platon.
Notre propos veut être une réflexion sur les principes herm M

neutiques proposés par Schleiermacher et sur ceux qui se trouv 1t


implicitement dans les lectures analytiques contemporaine d
Platon. Les principes formulés par Schleiermacher favorisent un
approche historique des dialogues de Platon, tandis que 1 s
principes, non explicitement fonnulés par les platonisant
analystes, favorisent plutôt une approche strictem nt
philosophique. Une réflexion sur les principes de l'une et de l'autr

* Université d'Ottawa.
Je tiens à remercier Ghyslain Charron pour ses critiques et remorqu
éclairantes qui ont permis d'améliorer mon texte dont je suis le seul responsnbl .
1. Nous prenons ici le terme « herméneutique » au sens de méthod qui
fonnule des principes et des règles de travail dans l'interprétation des t xl , 1
non pas au sens philosophique qu'il a pris dans le courant herméneutiqu • d l 1
philosophie contemporaine depuis Heidegger et Gadamer.
YVON LAFRANCE LECTURE HISTORIQUE OU LECTURE ANALYTIQUE ?

approche de Platon pourrait être utile dans l'évaluation des travaux précéder cette traduction d'une introduction générale en plus des
de plus en plus abondants et diversifiés qui apparaissent chaqu introductions particulières à chaque dialogue5• Or, ce qui est
année dans le champ de la recherche platonicienne. Nous frappant dans cette Introduction générale c'est que Schleiermachcr
commençons notre réflexion par l'approche historique que nous ne parle ni des doctrines, ni des théories, ni de la philosophie d
proposait jadis Schleiermacher, et à sa suite, les historiens d Platon comme on pouvait s'y attendre, mais s'en tient uniquement
Platon. dans son exposé à des problèmes relatifs à la biographie de Platon
et aux dialogues, en donnant une grande importance aux problème '
d'authenticité et de chronologie des dialogues. Les thèmes abordé
1. La lecture philologico-historique de Schleiermacher dans l 'Einleitung peuvent être divisés de la façon suivante : 1. La
biographie de Platon (p. 1-2), 2. Les dialogues de Platon: la fonnc
On sait que F. Schleiermacher est à l'origine du renouveau des dialogique, ésotérisme et exotérisme (p. 3-13), 3. La critique d s
études platoniciennes lorsqu'il présenta, entre 1804 et 1828, tt classifications des dialogues (p. 13-18), 4. Les critères sur
traduction des œuvres complètes de Platon, à l'exception du Timé<', l'authenticité des dialogues (p. 18-27), 5. L'ordre naturel (di e
du Critias et des Lois. Dilthey y a vu la plus grande réalisation d natürliche Folge) des dialogues (p. 27-32)6• Le choix de ces
la critique philologico-historique de la première moitié du XIX thèmes révèle l'intention de Schleiermacher, qui s'inspirait san
siècle2• Gadamer considérait, pour sa part, le Platon de Schleier- doute de la formule de F. Schlegel: « Le monde n'est pas un sys-
macher comme un véritable événement historique, dans la mesur · tème, mais une histoire »7, d'atteindre la compréhension de la
où celui-ci avait remplacé la représentation dogmatique de Platon,
dont le dernier représentant avait été Tennemann3, par le recours
une étude philologico-historique des dialogues 4 • Schleiermacher fit S. Nous suivrons ici le texte de la deuxième édition de 1817 de l 'Einleihu,g
imprimé dans K. Gaiser, Das Platonbi/d. Zehn Beitriige zum Platon-Verstiindnl.,
Hildesheim, 1969, p. 1-32. On consultera maintenant l'édition plus complète d
2. W. Dilthey ; <.< Der Platon. Schleierrnachers » [ 1898], in « Leben Schleiem10 P.M. Steiner, Schleiermacher. Über die Philosophie Platons: Geschichte d r
chers », hrsg. von M. Redelœr, in Gesamme/te Schriften, Berlin, Bd. Xlll, Philosophie : Vorlesungen über Sokrates und Platon (zwischen 1819 und 1823);
(\970), p. 37. Die Einleitungen zur übersetzung des Platons (1804-1828), hrsg. und eingel. von
3. W. G. Tennemann, System der Platonischen Philosophie, Leipzig-Ieno, Peter M. Steiner mit Beitriigen von Andreas Arndt und Jorg Jantzen, Hamburg,
1792-1795, 4 vols. Voir sur Tennemann: J.L. Vieillard-Baron,« Le système d 1996. Voir notre étude : « Schleiermacher, lecteur du Phèdre de Platon », Revu
philosophie platonicienne de Tennemann », Revue de Métaphysique et de Moral , de Philosophie Ancienne, 8 ( 1990), p. 41-76.
4 (1973), p. 513-524, repris dans Platonisme et interprétation de Platon à 6. F. Schleiermacher écrit : « Von der Philosophie des Platons selbst soli aber
l 'époque moderne, Paris, 1988, p. 79-90, et plus récemment, Th. A. Szlezâk , absichtlich, wlire es auch so leicht und mit wenigem abgethan, hier vorl!lufl
« Schleiennacher 'Einleitung' zur Platon-Übersetzung von 1804: ein Vergleich nichts gesagt werden [ ... ] ais ein Bestreben, dem Leser schon im Voraus irgcnd
mit Tiedemann und Tennemann » Antike und Abendland, 43 ( 1997), p. 46-62. eine Vorstellung einzuflôssen » (p. 3).
4. H.G. Gadamer, « Schleiennacher Platonicien », Archives de Philosophie, 32 7. « Die Welt ist kein System, sondem eine Geschichte ». Selon Mari~-
(1969), p. 28: « Ce fut un événement d'une importance historique que Schleier- Dominique Richard, la paternité de cette Introduction générale reviendrolt
macher acquit son image de Platon entièrement à partir des dialogues et écartât 111 F. Schlegel qui avait suggéré à Schleiermacher cette traduction de Platon. Voir
.forme intellectuelle dogmatique du platonisme ainsi que la tradition indirecte, son étude: « La critique d'A . Boeckh de l'introduction générale d
pour autant qu'elle ne se présente pas comme une vérification de l'œuvre de F. Schleiermacher aux dialogues de Platon », Les Etudes Philosophiques, 1
dialogues». (1998), p. 12 n. 2 et p. 15-17. Voir aussi H. Patsch, « Friedrich Schlegels "Phi-

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YVON LAFRANCE LECTURE HISTORIQUE O U LECTlJR I
AN l li I Il ','

philosophie de Platon en évitant toute idée préconçue, comme lui 1. Le contexte historique
apparaissait sans doute la récente interprétation kantienne de son
Dès le début de l' Introduction; Schleiermach - d ' pl111
contemporain Tennemann. Schleiennacher proposait donc une
pauvreté de nos connaissances sur la vie de Platon, fond 11r l,
étude .attentive de la forme philologique et de la forme historique
biographie de Diogène Laërce, et renvoie son lecteur aux 1101
des dialogues comme voie d' accès à la pensée authentique de
louables de Tennemann qui s'était servi de toutes les s ur
Platon. Ainsi Dilthey avait-il raison de voir dans le Platon de
possibles pour améliorer la biographie de Platon qui précédoit l
Schleiennacher la naissance d'une nouvelle conscience du pro-
présentation de son système. La connaissance des sentiments d'un
blème herméneutiques.
auteur, surtout ceux qui surgissent de l'œuvre elle-même, d ,
Nous essaierons de dégager ici de cette Introduction générale
circonstances importantes de sa vie, des voyages de Platon, do s Il
quatre principes herméneutiq ues qui ont guidé Schleiermacher
relations personnelles, constituent une aide précieuse pour la
dans sa lecture historique des dialogues de Platon et qui nous
compréhension des dialogues et pour comprendre certaines d
semblent encore valables aujourd'hui. Ces quatre principes hermé-
leurs allusions. A cette connaissance de l'auteur s' ajoute celle d
neutiques sont les suivants : 1. Le principe du contexte historique,
son époque, de la culture et de l'état de la science, de la langue u11 ·
2. Le ~r~ncipe de l'unité de la forme et du contenu du dialogue
lisée par ses contemporains et de la langue philosophique parti•
platomc1en, 3. Le principe de l'unité de l'ensemble des dialogues,
culière de Platon, surtout dans ses insuffisances à exprimer ,
4. Le principe de la critique des sources. Ces quatre principes se
pensée philosophique. En somme, l'herméneutique historique d
trouvent à l'arrière-plan de l'Einleitung de Schleiermacher et
Schleiermacher nous rappelle la nécessité de lire les dialogu s d
caractérisent sa lecture philologico-historique des dialogues de
Platon en prenant soin de bien les situer dans le contexte hist ri n
Platon9•
de l'auteur 10•

2. L'unité de /a forme et du contenu


losophie der·P-hilologie" und Schleiermachers frilhe Entwürfe zur Hermeneutik.
Zur Frühgeschichte der tomantischen Henneneutik », Zeitschrifl fiir Theologie Schleiermacher a retenu de Schlegel l'idée que le dial 11
und Kirche, 63 (1966), p. 434-472 . platonicien est à la fois une œuvre d'art et une œuvre cl
8. W. Dilthey, art. cit., in Gesammelte Schriften, Bd Xfll, 2 ( 1970), p. 3 8 : philosophie. Platon doit être compris comme un philosophe-arti t
'.< Wenn aber diese Prolegomena [von F. A. Wolf] den Geist philologischer Kritik (ais philosophischen Kiinstler) dont la philosophie est inséparabl
m Deutschland wachriefen, begann mit den Platonwerk die bewusst-kunst
de son expression artistique dans la forme dialogique. Schlci r~
m!issige Behandlung der lnterpretation ais der hermeneutische Aufgabe ».
9: On pourrait trouver ces principes dans les manuscrits herméneutiques qui macher applique à sa lecture du dialogue platonicien le ccr Ir
contiennent les notes de cours que donnait Schleiermacher pendant qu'il traduisait herméneutique dont il est maintes fois question dans ses manuscrit
Platon. Pour ne pas alourdir notre exposé, nous les laisserons de côté. Mais nous herméneutiques : pour bien lire un dialogue il faut être capabl <l
rappellerons seulement ici que Schleiermacher distinguait dans l'interprétation comprendre chaque proposition dans la totalité du dialogu
~istorique : l'interprétation grammaticale qui concernait le langage, l'interpréta-
comprendre la totalité à partir de ses parties. Chaque dia!
tion technique, l'œuvre, et l'interprétation psychologique de l'auteur. L'intro-
duction générale qui se limite à l'auteur et à l'œuvre est la réalisation de cette
division de l'herméneutique historique en interprétation grammaticale et en inter-
prétation technico-psychologique. 10. Einleitung, op. cit., p. 1-2.

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YVON LAFRANCE LECTURE HISTORIQUE OU LECTUR I ANAi l l< t Il '

11
forme pour ainsi dire une sorte d'unité organique, à la manière du propre ordre naturel des dialogues (die natürllch · Fol ' ' • , ' lllll
vivant, et qu'il faut saisir pour en expliquer les parties, alors que lu l'ordre naturel de composition, les dialogues étaient div l ' Il 11 1
compréhension des parties aident à comprendre l'unité du dia- groupes. Le premier groupe exposait la dialectique comme t • ·h·
logue. Avec ses personnages et les circonstances particulières, J • nique de la recherche philosophique et les Idées comme objet de l 1
dialogue platonicien constitue ainsi un véritable drame philoso- dialectique: Phèdre, Protagoras, Parménide. Le second groupe
phique qui imite la discussion orale, le mode de communication appliquait la dialectique au domaine de la physique et de l'éthique :
orale étant considéré par Platon, dans le Phèdre, comme supérieur Théétète, Sophiste, Politique, Phédon, Philèbe. Le troisième
au mode de communication écrite. En effet, dans la communication groupe comprenait les dialogues constructifs : République, Timé ,
orale le discours peut-être défendu par son Père, ce qui n'est pas l Critias. Cet ordre naturel a été complètement rejeté par la suite,
cas de la communication écrite. En choisissant la forme dialogique, mais Je problème de la chronologie des dialogues soulevé par
Platon ne sacrifie pas à l'esthétisme, mais nous dévoile plutôt sa Schleiermacher occupera la critique jusqu'à la fin du siècle et sera
conception de la recherche philosophique qui est de nature résolu en grande partie par l'application aux dialogues de la
socratique et dialectique. En effet, l'intention de Platon n'est pas méthode stylométrique et linguistique dans les travaux de C. Ritter
d'enseigner une doctrine, mais de placer les interlocuteurs du (1888 et 1910), de L. Campbell (1896), de W. Lutoslawski (1897
dialogue dans les conditions nécessaires à la prise de conscience d et 1905)14. Mais le principe herméneutique selon lequel un dia·
leur ignorance, à partir des paradoxes engendrés au cours de la logue de Platon doit être lu en tenant compte des autres dialogue '
discussion par leurs propres contradictions. Il revient à chaque et de la place qu'il occupe dans l'ensemble des dialogues ou de 'il
interlocuteur du dialogue de trouver en lui-même la vérité qu'il pensée, demeure toujours un principe valable dans l'interprétati n
cherchell. philologico-historique de Platon.

3. L'unité des dialogues


Schleiermacher considère l'ensemble des dialogues comme l'ex-
critère externe et historique pour déterminer la date de composition des dialo gtlc
pression du développemènt naturel de la pensée de Platon. Chaque
et lui préière le critère interne de développement du processus créateur. L'un et
dialogue particulier doit être compris comme un moment néces- l'autre critère ont leurs faiblesses.
saire du développement de cette pensée et doit être lu à la lumière 13. Einleitung, op. cit., p. 27-32. Cet ordre naturel est présenté avec une grand
de la totalité des dialogues et de la place qu'il occupe à l'intérieur prudence et comme seulement probable. En réalité, Schleiermacher a adopté 1 1
de cette totalité. Schleiermacher s'attarde longuement sur le l'ordre suggéré par Schlegel.
14. Pour l'histoire de tous ces travaux sur l'ordre chronologique des dialogue ,
problème de la chronologie des dialogues: d'abord pour faire la
on consultera avec profit L. Brandwood, The Chronology of Plato 's Dialogu \',
critique des classifications existantes 12, ensuite pour exposer son Cambridge, 1990. Voir aussi: H. Thesleff, Studies in Platonic Chronology
Helsinki, Societas Scientiarum Fennica, 1982, Jd., « Platonic Chronology ».
1J. Einleitung, op. cit., p. 10-13. Phronesis, 34 ( 1989), p. 1-26, et G.R. Ledger, Re-counting Plato. A Comput r
12. Einleitung, op. cit., p. 13-18, où Schleiermacher fait la critique des Analysis ofl'lato 's Style, Oxford, l 989 et les études critiques de Th. M. Robinson,
tétralogies de Thrasylle, des trilogies d' Aristophane de Byzance, des sysygies do « Plato on the Computer», Ancient Philosophy, 12 (1992), p. 375-382, et de h.
Serranus, des classifications de Jacob Geddes et de Eberhard. Il reconnaît les M. Young, « Plato and Computer Dating », in Oxford Studies in Ancient Phil<>·
mérites de la chronologie de Tennemann, mais lui reproche son application d'un sophy, 12 (1994), p. 227-250.

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YVON LAFRANCE LECTURE HISTORIQUE OU LECTURE ANALYTIQUE ?

4. la critique des sources distinction concernerait surtout la condition de l'audit \1


(Beschaffenheit des Lesers) des dialogues, selon qu' il s'é lèv
L'introduction générale révèle chez Schleiermacher un sou · non jusqu'à l'esprit intérieur du dialogue (des Inneren), ou si I'
constant de fonder sa représentation de Platon sur une docum n veut l'appliquer à Platon, l'exotérisme s'appliquerait à ses écrit
tation sûre et à l'épreuve de tout doute raisonnable. Schleiermach 1 tandis que l'ésotérisme s'appliquerait à son enseignement oratl'>.
a pris au sérieux la critique des sources en établissant l'authenticit Le premier sens d'ésotérisme appliqué à l'auditeur rappelle lo
des dialogues et en prenant comme critère principal le témoigna "rétention intentionnelle du savoir" ou les "passages de rétenti n''
incontestable d'Aristote, et en adoptant comme critères compl dont parle Szlezâk20 et qui dépend en grande partie des dispositi n '
mentaires, la langue, le style et la composition du dialogue 15• ' de l'auditeur du dialogue, et le second sens d'ésotérisme relatif
qui a amené Schleiermacher à rejeter dans sa représentation d l'enseignement oral de Platon rejoint le sens reconnu qu'a pris 1
Platon les écrits perdus, les Lettres et les Définitions ainsi que 1 terme "ésotérisme" dans l'Ecole de Tübingen21 • Or la simp l
tradition indirecte pour fonder son interprétation de Platon mention de cette distinction que Schleiermacher ne développe pa
uniquement sur les dialogues 16• Les partisans de l'Ecole d mais qu'il serait prêt à accepter (man hier[ ... ] reden konnte), n 11
Tübingen se sont fortement opposés à cette thèse de l'autarcie d porte à croire, comme l'a souligné D. Thouard22, que Schlci r~
dialogues au nom de l'importance de la tradition indirecte, en
particulier du témoignage d'Aristote, comme source complémen
taire à celle des dialogues, pour l'interprétation de la philosophi 19. Einleitung, op. cit., p. 12-13 : « Und so wlire dieses die einzige Bedeu1u11 ,
de Platon 17 • Mais on notera que l'ésotérisme que Schleiermach r in welcher man hier von einem esoterischen und exoterischen reden kônnl , il
nllmlich, dass dieses nur eine Beschaffenheit des Lesers anzeigte, je nacnd m · 1
rejette explicitement dans son Introduction est celui que rejett nt
sich zu einem wahren Horer des Jnneren erhebt oder nicht ; oder soll es d h lll//
également les partisans de l'Ecole de Tübingen, à savoir, l' éso- den Platon selbst bezogen werden, so kann man nur sagen, das unmitt lb r
térisme au sens pythagoricien d' une doctrine secrète, et l'ésot • Lehren sei allein sein esoterische Handeln gewesen, das Schreiben aber nur . n
risme au sens sophistique d'un mode de communication savant exoterisches ». C'est nous qui soulignons.
opposé au- mode de communication populaire 18• Par ailleur , 20. Th. A. Szlezâk, Le plaisir de lire Platon, trad. fr. de M.D. Richard, Puri ,
lorsque Schleiermaèher revient sur cette distinction entre exoté- 1996, p. 23-31, 105-119.
21. Voir sur ce point: Th. A. Szlezâk, « Notes sur le débat autour d l 1
risme et ésotérisme à la fin de son analyse de la forme dialogiqu • philosophie orale de Platon», Les Etudes Philosophiques, 1 (1998), p. 74 -7. l
il reconnaît que le seul sens légitime que l'on pourrait donner à 111 p. 84-88. Szlezak rejette ce qu'il appelle « l' ésotérisme immanent» de L o
Strauss, mais il semble que ce soit plutôt l' aspect politique que donne Strnu
son ésotérisme qu'il rejette (Ibid., p. 84-85). Le sens platonicien d'ésotérism qu
15. Einleitung, op. cit., p. 18-27. Szle:zak donne à '11tp6pplJ-CC1t « ce qu 'il ne faut pas divulguer prématurém nt » "
1_6. Ein/eitung, op. cit., p. 9 : « ist es allerdings ein lobenswerth p. 86, sa notion de « rétention du savoir » ou de « passages de rétention » r nvo
Untemehmen, den philosophischen lnhalt aus den Platonischen Werken zerlegend à une forme d'ésotérisme immanent rattaché à l'auditeur. L' autre C rm
herauszuarbeiten, und ihn so zerstükkelt und einzeln, seiner Umbegunben und d'ésotérisme que défend Szlezâk: est« l'ésotérisme historique» ou en dch r lu
Verbindungen entkleidet, môglist fonnlos von Augen zu legen ». dialogue et concerne l'enseignement oral de Platon (Le plaisir de lire Plarn11 ,
17. Voir entre autres H. Krlimer, Platane e i fondamenti della metafisica, op. cit., p. 50-53 ).
Milano, 1982, p. 47-50 et Th. A. Szlezâk:, « Notes sur le débat autour de 111 22. D. Thouard, « Tradition directe et tradition indirecte. Remarque 111
philosophie orale de Platon» Les Etudes Philosophiques, 1 (1998), p. 69-90. l' interprétation de Platon par Schleiem1acher et ses utilisations », Les Er,1 l ·.v
18. Einleitung, op. cit., p. 7. Philosophiques, 4 ( 1998), p. 543-556, pour qui « l' autosuffisance du dlal 11

382 383
YVON LAFRANCE

macher serait demeuré ouvert aux recherches actuelles sur la rale ne seraient sûrement pas rejetés par l '' 1c 1 d
tradition indirecte dans laquelle il refusait de s'engager, si on avait comme en font foi, entre autres, les études très attentlv ' l t
pu le convaincre qu'elle constituait une source sûre pour la recons- suggestives de Szlezâk sur la forme dialogique de la pen ' c d
titution de la pensée de Platon. Mais son souci de travailler à partir Platon dans lesquelles il apparaît, à son insu, comme un véritubl
de sources fiables, l'aurait amené, comme tous les historiens héritier de Schleiermacher2A. Par contre, aucun de ces princip s
d' aujourd'hui, à un examen rigoureux de tous ces témoignages de herméneutiques n'a été retenu par les platonisants ana ly ·t ,
2
la tradition indirecte dont l'Ecole de Tübingen a montré la richesse contemporains qui ont rejeté l'approche historique de Platon ~.
inconnue de Schleiermacher, mais qui pose néanmoins des
problèmes d'attribution difficiles à résoudre.
Les véritables adversaires de 1'herméneutique de Schleiermacher 2. Le Platon de l'Ecole Analytique contemporaine
au XX" siècle ne sont donc pas les partisans des doctrines orales de
Platon, comme semblent le laisser croire leurs critiques souvent La philosophie analytique n'est pas un courant de pensée aus, i
acerbes et quelquefois injustes contre l'anti-ésotérisme du homogène que l'expression le suggère. En réalité, il y a d
fondateur de l'herméneutique modeme23 , mais l'Ecole Analytique philosophies analytiques dont les représentants soutiennent d ·
d' Oxford et de Cambridge qui a tourné le dos à la lecture points de vue, des thèses et prennent des positions différ_e1~t UI'
philologico-historique de Schleiem1acher et qui a proposé une certains problèmes communs. Barry R. Gross a d1v1s 1
lecture strictement philosophique, de nature logico-linguistique, du philosophes analystes en cinq groupes qui représentent, selon lui,
texte de Platon. En effet, les quatre principes herméneutiques le développement de la philosophie analytique26 • Le pr m r
fondamentaux que nous venons de dégager de l'introduction géné- groupe, composé de O. E. Moore et de B. Russell, est celui d ,
analystes réalistes. Moore et Russell tournent le dos à l 'idéalism
de Bradley et donnent comme tâche principale à la philo ·ophi
littéraire est un mythe que l'on prête à Schleiermacher ... » (p. 546), « li n'y a pas l'analyse des propositions philosophiques jusqu'à ce que leur s n
d' opposition. cle principe entre la lecture de Schleiermacher et la recherche sur la
devienne clair et sans ambiguïté. Ce sens se révèle dans l' analy '
tradition non-écrite, bien· qu'il ne l' ait pas lui-même engagée .. . » (p. 555), et qui
cite cette phrase de Schleiermacher en exergue de son étude : « Etwas muss doch
logique des propositions. Moore et Russell partagent des conc p·
in der Einleitung gesagt werden über die esoterische Philosophie : insofern sie auf
die Schlitzung der Schriften Einfluss hat » (p. 543). Une affirmation avec laquelle
tous les partisans de l'Ecole de Tübingen seraient d'accord. 24. Th. A. Szlezâk, Platon und die Schriftlichkeit der Philosophl .
1
23. Voir sur ce point H. Krlimer, Platone e i fondamenti della metafisica, lnterpretationen zu denjrühen und mittleren Dialogen, Berlin-New York, 1 K ,
Milano, . 1982, p. 33-149, Th. A. Szlezâk, « Schleiermachers "Einleitung" zur trad. italienne, Platane e la scrittura dellajilosofia, Milano, 1992.
Platon-Übersetzung von 1804. Ein Vergleich mit Tiedemann und Tennemann », 25. Voir nos études : « Autour de Platon : continentaux et analystes», 1 /11 .
Antike und Abendland, 43 (1997), p. 46-62, M.D. Richard, « La critique d'A. nysius, 3 (1979), p. 17-37. « Sur une lecture analytique des arguments con crn 1111
Boeckh de l'introduction générale de F. Schleiermacher aux dialogues de Je non-être (Soph. , 237 b 10-239 a 12) », Revue de Philosophie Ane/ m, , 2
Platon». Les Etudes Philosophiques, 1 (1989), p. 11-30, Id. , « La méthode (1984), p. 41-76, et « L'avenir de la recherche platonicienne», Revue des Etml .
exégétique de Schleiermacher dans son application à Platon », in M. Tardieu Grecques, 99 (1986), p. 271-292.
(éd.), Les règles de l 'interprétation, Paris, 1987, p. 209-225, D. Montet, « Entre 26. Barry R. Gross, Analytic Philosophy. An Historical Introduction , N w
style et système. Les enjeux du Platonisme de Schleiermacher dans l'introduction York, 1970. Voir aussi F. Armengaud {éd.), G. E. Moore et la genès d' /11
de 1804 », Kairos, 16 (2000), p. 107-126. philosophie analytique, Paris, 1985.

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YVON LAFRANCE LECTURE HISTORIQUE OU LECTURE ANALYTIQU E ?

tions différentes sur la réalité, mais ils ne veulent pas détruire 1 de langages logiques ou artificiels, en vue de résoudre
métaphysique, au contraire, ils cherchent à établir les vérité problèmes philosophiques. Certains d'entre eux rejettent le langa
métaphysiques sur la réalité. C'est pourquoi on donne à ce group métaphysique parce qu'ils trouvent impossible de décider s'il
le nom de réalistes. Le second groupe comprend l'atomism • vrai ou faux selon les règles de la logique. C'est à ce type d
logique représenté par le Russell qui a renoncé à son platonisme, et philosophie que certains lecteurs de Platon ont voulu soumettre J
Whitehead, les auteurs des Principia Mathematica (1914-1919), cl langage des dialogues platoniciens.
les fondateurs de la logique moderne. Selon l'atomisme logique, lu Malheureusement nous ne pouvons pas nous appuyer ici sur un
tâche de la philosophie consiste à construire un langage dont 111 charte méthodologique qui nous donnerait accès aux princip
syntaxe reflète les relations entre les entités fondamentales qui herméneutiques de la lecture analytique de Platon. Les platonisant
constituent le monde. Le langage doit refléter la structure du analystes ont appliqué dans leur lecture du texte de Platon 1 '
monde. Le troisième groupe formé à Vienne autour de Morit1. instruments logiques et linguistiques mis à leur disposition par lu
Schlick et appelé Cercle de Vienne (R. Carnap, O. Neurath, philosophie analytique, comme quelque chose qui n'avait pa
F. Waismann, K. Godet, etc.)27 a soutenu le positivisme logiqu besoin d'être justifié. Aucun philosophe analytique, lecteur d
qui assigne comme tâche à la philosophie de construire une logiqu Platon, n'a écrit une charte méthodologique comparable à celle d
des sciences au moyen d'un langage artificiel qui doit remplacer l Schleiern1acher. Aussi l'une des façons de dégager certaines règl
langage ordinaire trop ambigu, utilisé dans les sciences naturelles. ou certains principes de lecture adoptés par les analystes, lect or '
Les représentants du Cercle de Vienne rejettent catégoriquement la de Platon, est de les prendre par surprise, pour ainsi dire, c'c t-1 -
métaphysique comme discipline philosophique. La métaphysiqu dire à l'occasion de préfaces d'ouvrages, de notes en bas de pages,
n'est ni vraie ni fausse, mais tout simplement dépourvue d de certains passages dans leurs études, ou encore dans l'examen d
signification. Le quatrième groupe, composé de G. Ryle et de la structure de leurs ouvrages. Mais pour éviter ici la disper i n,
L. Wittgenstein se donne comme tâche l'analyse du langage nous suivrons comme fil conducteur les premières apparition ' d
philosophique qui, une fois bien clarifié, permettra de résoudre lectures analytiques de Platon autour des années quarante. Pui
tous les problèmes .philosophiques. Le cinquième groupe est nous essaierons de formuler, à notre façon, les principes hcrm -
composé par les analystes, tels que J. Austin, P. Strawson qui neutiques impliqués dans de telles lectures.
donnent comme tâche à la philosophie l'analyse du langage Le premier ouvrage dans lequel on peut remarquer une influcnc
ordinaire. Ce schéma rigide ne rend pas justice à toute la richesse de la philosophie analytique dans la lecture de Platon est celui d
des philosophies analytiques, mais il suffira, pour le moment, à l'Oxfordien W.F.R. Hardie, paru sous le titre : A Study in Plato
nous faire mieux comprendre le type d'influence qu'a pu exercer la (1936)28. L'auteur nous avertit, dans son introduction, qu ' il
philosophie analytique sur la recherche platonicienne. Les
analystes sont des logiciens et des philosophes du langage qui ont
donné comme tâche principale à la philosophie l'analyse du
langage ordinaire et du langage philosophique, et la construction 28. W. F. R. Hardie, A Study in Plato, Oxford, 1936 (Réimp. Boston, 19 H ,
p. 1-2, 9-10, 157-171. L'interprétation de Hardie se rattache à une tr pl
influence : celle de A.E. Taylor à l'égard duquel il se reconnaît une dette, 11
27. Voir J. Sebestik et A. Soulez (éds.), Le Cercle de Vienne: doctrines et des études aristotéliciennes de W. D. Ross, et celle de la méthode lo I O·
controverses, Paris, 1986. dialectique de Cook-Wilson (1849-1915). Sur Hardie, voir E. M. Monu

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considère les dialogues de Platon non pas comme l'expressi 11 sur l'elenchos, la définition et la méthode hypothétique rév 1
d'une démarche dialectique toujours ouverte, mais comme cell l'influence de l'interrelation dans le milieu d'Oxford de l'époqu
d'un système philosophique fenné qui est fonné d'argwnents qu entre la Logique aristotélicienne et la Logique moderne, le
l'on doit analyser à la lumière de la logique, pour être en mesure d recherches de la mathématique moderne et la Philosophie analy-
les déclarer vrais ou faux. Cet ouvrage se concentre sur la théori tique, d'une part, et d'autre part, l'influence de la méthode
platonicienne des Formes intelligibles. Il ne s'agit pas pour l'auteur philologico-historique de D. Ross. Robinson se donne comm
d'en reconnaître d'abord la transcendance, mais de soumettre règle de lecture le souci constant de respecter la terminologie
plutôt la théorie à sa critique, pour décider si elle est vraie ou platonicienne dans son exposé de la méthode hypothétique de
fausse. En effet, contre son maître A.E. Taylor, Hardie refuse la Platon et de n'attribuer à ce dernier aucune idée qui n'ait été
transcendance des Formes parce qu'à son avis, elles appartiennent explicitement formulée dans le texte. L'ouvrage de Robinson peut
à notre expérience cognitive et qu'elles ne peuvent être intelligibles donc être considéré comme un ouvrage hybride qui s'inspire, dan
pour nous, seulement si on les considère comme des universels ou le choix de ses thèmes, des intérêts en Logique et en Mathématique
des concepts susceptibles d'être soumis aux règles logiques de la développés dans la tradition analytique, mais qui, dans sa lecture
prédication. Un second ouvrage est celui de R. Demos : The du texte platonicien, demeure fidèle à la méthode philologico-
Phi/osophy of Plato (1939)29 dans lequel l'auteur manifeste, sous historique de D. Ross. 11 est demeuré un classique dans le champ
l'influence de Whitehead et de Lovejoy, un mépris profond pour la de la recherche platonicienne.
recherche philologique et historique et défend le caractère Mais les études qui ont eu une influence décisive dans la
intemporel et systématique de la philosophie de Platon. En mani- tradition analytique des lecteurs de Platon sont celles de G. Ryl
festant son intérêt uniquement pour le contenu dialectique des sur le Parménide de Platon, parues en 193931 • L'idée fondamental
dialogues, Demos cherche l'essentiel de cette philosophie dans le de Ryle est qu'un texte philosophique ne se lit pas, mais '
Philèbe et le Timée. Il rejette avec Whitehead le chorismos entre le reconstruit à l'aide des outils de la Logique contemporaine, en vu
visible et l'intelligible, et centre toute son interprétation de Platon de déterminer si ce texte dit vrai ou faux. Les dialogues: le Parmé-
sur sa métaphysique du cosmos et son éthique. Un troisième nide, le Théétète et le Sophi/;te, sont des discussions sur des pro-
ouvrage est celui de R. Robinson : Plato 's Earlier Dialectic blèmes de logique : « an exercice in the grammar and not in the
( 1941 )30 dans lequel on retrouve l'influence de son maître en philo- prose or the pœtry of philosophy »32• Ryle s'efforce donc de trans-
sophie ancienne et moderne à Oxford, D. Ross, reconnu pour ses former la terminologie métaphysique ou transcendantale de Platon
études sur Aristote, mais aussi celle de la Logique moderne et de la en une terminologie plus conforme à la logique moderne. Comme
Philosophie analytique. Le contenu de l'ouvrage qui se concentre résultat de cette conversion, les Formes intelligibles ne doivent
plus être considérées comme des substances ontologiques, mai s
deviennent des noms abstraits qui ne peuvent pas jouer dans la
Biicher über Platon, vol. Il : Werke in Englisher Sprache, in « Philosophische
Rundschau », Beiheft 2, Tübingen, 1961, p. 117-121.
29. R. Demos, The Philosophy of Plato, New York-Chicago, 1939. Voir 31. G. Ryle,« Plato's Parmenides », Mind, 48 (1939), p. 129-151 et 302-32 .
E.M. Manasse,op. cit., p. 102-108. Voir aussi notre étude « Le Platon de Gilbert Ryle», Revue Philosophique d
30. R. Robinson, Plato 's Earlier Dia/ectic [ 194 t], Oxford, 1962, p. 1-6. Voir Louvain, 69 (1971), p. 337-369.
E.M. Manasse, op. cit., p. 140-148. 32. Ibid., p. 316.

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proposition le rôle de noms propres. Puis Ryle applique aux idées de Ryle ont amené les lecteurs analystes du Sophiste, tels qu
Formes intelligibles la théorie des types de concepts qu'il emprun t D . W. Hamlyn, J. L. Akrill, J. M. E. Moravcsik, A . L. Peck,
à Russell, pour conclure que les Formes intelligibles sont, strict · J. Xenakis, J. R. Trevaskis, G. EL. Owen, pour n'en citer qu •
ment parlant, des concepts formels. Enfin, Ryle montre que Plat 11 quelques-uns, à reconstruire ce dialogue comme un dialogue
a élaboré dans les dialogues de la maturité une théorie logiquement purement logique et non pas métaphysique35. Les Formes ne sont
vicieuse qu'il a dû abandonner dans les dialogues de la vieilles . plus comprises comme des réalités subsistantes et séparées du
Pour Ryle, la théorie des Formes, dans les dialogues de maturit , monde sensible, mais comme des concepts. La notion métaphy-
est le fruit du mysticisme. Elle est une théorie d'adolescent qu sique de participation est réduite à une simple relation entre un
l' on se doit de transformer en une théorie d'adulte, en utilisant le prédicat et un sujet dans le cadre de la proposition attributive. La
outils de la logique modeme33, théorie de la Communication des Formes intelligibles est construite
Les idées de Ryle ont donné lieu à deux débats importants. L comme une théorie de combinaison et de séparation des concepts
premier entre un lecteur analyste célèbre d'Oxford, G. E. L. Owen, dans une proposition prédicative. La dialectique devient un art de
et un lecteur philologue et historien, non pas moins célèbre, d combiner ou de séparer des concepts ou des termes dans une
Princeton: H. Cherniss, autour des années cinquante, sur la place proposition, comme la grammaire est l'art de combiner des lettres
du Timée dans la chronologie des dialogues de Platon34. Comme le et la musique un art de combiner des sons. Les termes "être" et
Timée mentionnait la théorie des Formes intelligibles de la maturité "non-être" exercent la fonction linguistique de liaison et de sépa-
( 51 b-e), Owen défendit la thèse selon laquelle le Timée devait être ration des concepts, c'est-à-dire de copules, dans la proposition
rangé parmi les dialogues de la maturité, ce qui lui permettait de prédicative. Toutes ces interprétations, comme on peut le constater,
justifier la thèse analytique selon laquelle Platon aurait abandonné sont fondées sur la thèse fondamentale de la tradition analytiqu :
cette théorie dans ses derniers dialogues logiques. Cherniss la réduction de la métaphysique à la logique et au 1angage36 •
répondit à l'étude d'Owen en soutenant que le Timée appartenait De cet ensemble d'observations sur la lecture analytique du
aux dialogue~ de la vieillesse et que Platon n'avait pas abandonné texte de Platon, nous pouvons constater que les principes hem1é-
sa théorie de là maturité. dans ses derniers dialogues. neutiques à l'œuvre dans ces interprétations contredisent les quatr
Le deuxième débat concerne l'interprétation du Sophiste qui est principes sur lesquels reposait la lecture philologico-historiquc d
un dialogue de la vieillesse de Platon postérieur au Parménide. Les Schleiermacher: le contexte historique, l'unité du dialogue, l'unit
des dialogues et la critiques des sources. Le présuppos
fondamental à toute lecture analytique de Platon est que le texte d
33. G. Ryle, ibid., p. 324-325 : « lt is always tempting and often easy to read
Platon doit être lu comme un texte contemporain, ainsi que l'a déj
palatable Iessons between the Jines of some respected but inexplicit scripture. But
the opposite policy of trying to chart the drift of some adolescent theory without formulé Ackrill lorsqu'il écrit : << It is not in itself a fault to u
reference to the progress of any more adult theories is subject not to the risk but to modem notions in discussing arguments in ancient philosopher .
the certainty of failure ».
34. G. E. L. Owen,« The Place of the Timaeus in Plato's Dialogues» [1953],
in M. Nussbaum led.), Logic, Science and Dialectic. Collected Papers in Greek 35. Pour les interprétations analytiques du Sophiste, voir notre ouvrag /.11
Philosophy, lthaca (New York), 1986, p. 65-84, et H. Chemiss, « The Relation of théorie platonicienne de la doxa, Montréal-Paris, 1981, p. 305-392.
the Timaeus to Plato's Later Dialogues» [1957], in L. Tanin (ed.), Selected 36. Voir P. F. Strawson, Analyse et métaphysique. Une série de leçons donnée-
Papers, Leiden, 1977, p. 298-339. au Collège de France en mars 1985, Paris, 1985, p. 41-70.

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and to argue with them as if they were contemporaries. It is a fault analyse logico-linguistique du langage de Platon sur les Form
(the fault of anachronism) only if one's aim and claim is to be intelligibles. Comment fonctionne cette analyse ?
doing purely historical work ». A partir de ce présupposé général,
qu'est-ce donc que lire le texte de Platon pour un analyste?
1. C'est laisser aux littéraires l'analyse de l'expression dramatique 3. Vlastos et l'analyse logico-Iinguistique
du dialogue pour concentrer son attention sur les arguments
proprement philosophiques, 2. C'est ensuite appliquer au texte la Dans sa lecture de la théorie platonicienne des Formes, Via t '.
méthode d'analyse logico-linguistique et, de cette façon, recons- comme tout bon analyste, considère les Formes comme d s
truire le texte de Platon en un nouveau langage logique pour qu'il concepts ou des classes d'objets. Ce qui l'amène à leur appliquer lu
nous devienne intelligible, 3. Par cette reconstruction logique du logique de la prédication. Son analyse lui permet d'identifier tr i.
texte, être en mesure non seulement de mieux comprendre le texte, types de prédication dans le langage de Platon sur les Forme : lt,
mais de décider si les arguments utilisés par Platon sont logique- prédication ordinaire (PO), la prédication paulinienne (PP) ·t
ment vrais ou faux, 4. Enfin, c'est reléguer, une fois pour toutes, au l'auto-prédication (AP). De quoi s'agit-il exactement?
domaine du langage mystique la transcendance des Formes
platoniciennes qui doivent être analysées strictement comme des 1. La prédication ordinaire
concepts formels ou des classes d'objets . Ces quatre principes
La prédication ordinaire est le cas d'une proposition don
herméneutiques montrent très bien la distance qui sépare une
laquelle on attribue une propriété à un individu particulier :
lecture logico-linguistique de Platon et une lecture historique : la
première se laisse guider par la méthode philosophique, la seconde 1. Socrate est sage
par la méthode historique. Cette proposition empruntée au langage ordinaire (LO) p lll
L'un des modèles analytiques que nous pouvons utiliser pour recevoir ce que Vlastos appelle "an ontologically revealing'', qu
mieux comprendre le mécanisme d'une lecture analytique se nous pouvons traduire, à la suite de Brisson38 , par un "révélat ur
trouve dàns les travaux de G. Vlastos, l'un des plus célèbres
lecteurs analytiques de Platon, avec G. E. L. Owen, au xxe siècle.
Il s'agit en particulier de ses études sur le Protagoras, le Sophiste [1969], in Platonic Studies, op. cit., p. 342-360. Appendix I : « Recent Popcr
et le Parménide31• Dans ces travaux, Vlastos nous donne une TMA » 1. l 955-1969, 2. 1969- l 972 et Appendix Il : « The First Rcgr
Argument in PRM 132al-b2 », p. 361 -365, Id.,« A Note on Pauline Predlont on
in Plato » [1974], inPlatonic Studies, op. cit., p. 404-409.
37. G. Vlastos, « The Unity of the Virtues in the Protagoras>> [1971], in 38. L. Brisson, « Participation et prédication chez Platon », R 11
Platonic Studies [1973], Princeton, 1981, p. 221-269, Id. , « An Ambiguity in the Philosophique de la France et de /'Étranger, 116 (1991), p. 557-569, ld., PlaN111,
Sophist » [1970], in Platonic St11dies, op. cit., p. 270-308. Appendix 1 : « On the Parménide, traduction inédite, introduction et notes, Paris, 1994, Annox Il '
lnterpretation of Sph., 248 d 4-e 4 », p. 309-3 l 7, et Appendix Il : « More on « Les interprétations analytiques du Parménide de Platon . Participotlon •t
Pauline Predications in Plato », p. 318-322, Jd, « The Third Man Argwnent in the prédication chez Platon », p. 293-306, Annexe Il : « L'argument du tr 1, 1 m
Parmenides » [1954], in R. E. Allen ted.), Studies in Plato 's Metaphysics [1961), homme suivant l'interprétation de Gregory Vlastos », p. 307-308. Voir 11
London-New York, 1968, p. 231-263, Jd., « Self-Predication and Self- J. Brunschwig, « Le problème de la self-predication chez Platon », in L'art d,•1
Participation in Plato's Later Period » [1969], in Platonic Studies, op. cit., p. 335- confins. Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, sous la direction de Ann
341 , Id. , « Plato' s Third Man Argument (Parm., 132al-b2): Text and Logic » Cazenave et Jean-François Lyotard, Paris, 1985, p. 121-135, F. Fronlér tl 1,

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