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Joseph Danan
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/08/2022 sur www.cairn.info via Université Toulouse 2 (IP: 193.50.45.191)
https://www.cairn.info/revue-critique-2005-8-page-619.htm
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Le dramaturge, ce spectre
qui hante le théâtre
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Joseph Danan est écrivain et maître de conférences à l’Institut
d’Études théâtrales (Paris III). Il a collaboré à de nombreuses dramatur-
gies pour Alain Bézu, metteur en scène et directeur du Théâtre des 2
Rives, Centre de Création Dramatique de Haute-Normandie, dont
L’Illusion comique (1978 et 2006). Il est également auteur dramatique,
poète et essayiste.
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Ce texte se place au-delà de la limite de ce que l’on peut, à pro-
prement parler, appeler une pièce : un texte qui peut certes
revendiquer d’être du « théâtre », mais qui ne repose pas sur
une organisation de l’action, ni même des actions. Ensuite, il y
a des spectacles qui ne sont pas des « pièces », et qui remettent
encore autrement en question la notion de dramaturgie. Les
spectacles de danse, par exemple, sont généralement de l’autre
côté de la ligne, or le théâtre est de plus en plus dans un rap-
port frontalier par rapport à la danse, si bien que la notion de
dramaturgie, y compris au sens 2, peut alors échapper.
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lecture, de ce repérage, qu’on passera à une interprétation.
Mais tout le problème est là. Car si l’interprétation est, comme
le dit Heiner Müller, le travail du spectateur, il n’en reste pas
moins que la dramaturgie d’un spectacle fonctionne à partir des
choix du metteur en scène et du dramaturge, puisqu’il est vain
de faire comme s’il y avait une transparence totale entre le texte
et le spectateur qui aurait à l’interpréter, comme lorsqu’il est
simple lecteur face aux pages d’un livre. Ainsi, dès lors qu’on
propose un passage à la scène, doivent être mis en œuvre un
certain nombre de procédures qui s’interposent entre le texte et
le spectateur. Dès lors qu’il y a acte de mise en scène, il y a du
signe, fût-il ouvert et instable. À partir de là se pose très
concrètement la question de la fermeture. Et laisser la plus
grande liberté et la plus grande ouverture au spectateur sup-
pose aussi de faire des choix qui vont baliser le sens de la pièce
d’une manière ou d’une autre. Il faut donc être constamment
dans cette tension entre l’ouverture la plus grande et des choix
qu’il est nécessaire, malgré tout, d’opérer.
Derrida et Nancy, parlent de « la responsabilité d’un sens à
venir 2 », et je pense, en transposant cette notion dans le
domaine du théâtre, que le metteur en scène et le dramaturge
ont une responsabilité qui ne consiste pas à fixer le sens, mais
à faire advenir du sens, à ouvrir les possibilités d’avènement
du sens. Un sens qui doit s’ouvrir à l’intérieur d’un champ
par eux balisé, et souvent plus qu’ils ne le veulent puisque la
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quoi s’est-on dirigé vers une dramaturgie d’observation au détri-
ment d’une dramaturgie d’interprétation ?
J. D. – Ce « malgré tout » est bien l’aveu d’une mauvaise
conscience, le symptôme d’une pensée d’époque qui signale
une contradiction. Pour le dire un peu schématiquement, la
dramaturgie des années 1960-1970 mettait en place, avec une
totale bonne conscience, des grilles de lecture et proposait une
interprétation qui tendait vers l’univocité, quitte à ce que l’acte
théâtral parvienne à faire en sorte que l’on respire à l’intérieur
des grilles. Avec cette tentation, d’essence sémiologique, la
représentation était alors fortement vectorisée en direction du
spectateur, qui était censé retrouver dans le spectacle ce que
ses auteurs avaient voulu y mettre. On proposait donc au
spectateur un texte pré-interprété et l’on était content lorsqu’il
avait décodé correctement le message. Aujourd’hui, on aurait
tendance à passer à la position inverse. Postulant que le sens
se fait, in fine, dans l’esprit de chaque spectateur, on pense
qu’il faut laisser idéalement ce spectateur singulier devant un
texte qu’il va, en effet, interpréter. D’où ce « malgré tout » qui
dévoile que, ayant conscience de cette exigence louable et théo-
riquement justifiée de liberté de pensée devant un spectacle, le
metteur en scène et le dramaturge – qui ne veulent surtout pas
« faire la leçon » au public – balisent quand même le sens. Et
ils redoutent de donner du sens d’une manière un peu plus
forte qu’ils ne le voudraient, ils ont mauvaise conscience à pré-
interpréter un peu plus qu’ils ne le souhaiteraient. Nous
sommes dans cette contradiction. Cette mauvaise conscience
doit être cependant assumée dans la mesure où la réalité du
travail théâtral est tenue de s’affronter à cette double-question,
sauf à être l’endroit d’une mollesse de choix : il faut qu’il y ait
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J. D. – Je crois qu’il faut considérer simultanément les
deux cas de figure, puisque dans les deux cas, le texte tend à
devenir un matériau comme un autre au sein de la représenta-
tion, à l’extrême de ce que Bernard Dort avait pressenti lorsqu’il
parlait de la « représentation émancipée » (notion qu’il appliquait
aussi à la mise en scène de textes dramatiques). La position
« classique » pourrait être celle de Didier Bezace qui a monté de
nombreux textes non théâtraux. Ce que dit Bezace est que « le
théâtre se définit par l’action 3 ». Il met donc en scène un texte
non théâtral, fait le travail qui n’a pas été fait par un dramaturge
au sens 1, l’opère en tant que dramaturge au sens 2, et travaille
le matériau, l’organise, recourant notamment au montage, de
manière à ce que le matériau soit pourvu à l’arrivée d’une dra-
maturgie aussi forte que s’il en avait eu une au départ. Dans le
cas de spectacles qui s’écrivent à partir de la scène et non plus à
partir d’un texte fournissant la structure de base, on saute en
quelque sorte une étape (celle qui correspond à la dramaturgie
au sens 1). Mais dans un cas comme dans l’autre, on produira
une dramaturgie qui est prise dans les formes de la mise en
scène (ce que devrait être, au bout du compte, toute dramaturgie
au sens 2) car c’est la scène (et l’invention d’une forme scénique)
qui organise le matériau textuel, transformé en matériau quasi
dramatique dans le premier cas, matériau parmi les autres (jeu,
scénographie, lumière, vidéo, chorégraphie, etc.) dans l’autre.
Dans un cas comme dans l’autre, il me semble cependant qu’il
faut ordonner quelque chose qui ait à voir avec l’action, en vue
de la mise en mouvement de la pensée du spectateur.
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« représenter » le moins possible.
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tions posées. À quel moment ?
J. D. – Le dramaturge est le premier spectateur. Aupa-
ravant, il était tenté de fournir une sorte de conduite drama-
turgique clé en mains et de la mettre à la disposition du met-
teur en scène. Ce faisant, il donnait « sa » lecture du texte.
Puis, on a vu apparaître, à la fin des années 1970, la drama-
turgie de plateau. Ce que le dramaturge lisait alors, ce n’était
plus seulement le texte, mais la représentation. Il devenait
ainsi le premier lecteur des signes proposés par le plateau, par
le travail de mise en scène, celui des comédiens et des prati-
ciens. Ce type de dramaturgie évite de fixer une lecture préa-
lable au travail de plateau et élabore la lecture à partir de la
pratique scénique. Dès lors, la position du dramaturge est celle
de qui ne dirige pas le travail mais en est le premier « assistant »,
le premier spectateur qui fait face au plateau. Dans cette
espèce d’ouverture, le dramaturge peut ainsi accompagner le
travail, puis à un moment donné s’effacer, laisser le plateau
vivre avec ses lois, son alchimie propres. Si bien que le plateau
peut acquérir une autonomie par rapport à la dramaturgie. Et
lorsque le dramaturge, après s’être effacé, revient au moment
du premier filage, il est un lecteur de ce que le plateau lui pro-
pose. Et il n’a pas alors la fonction de « dramaturge-flic » qui
vérifie que rien n’a bougé. C’est un premier spectateur qui a
cheminé avant, puis qui a senti qu’une partie du chemin s’était
dérobée sous ses pieds, enfin qui découvre ce qui est advenu.
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C. B. – Si bien que le dramaturge que vous envisagez est
attaché à un metteur en scène, Alain Bézu en l’occurrence, avec
qui vous travaillez depuis longtemps, et non à un théâtre ?
J. D. – Oui, c’est d’une relation que je parle et qui ne cesse
de se poursuivre dans un dialogue constant. À partir de là, la
question de la trahison ne se pose plus.