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LE DRAMATURGE, CE SPECTRE QUI HANTE LE THÉÂTRE

Joseph Danan

Éditions de Minuit | « Critique »

2005/8 699-700 | pages 619 à 626


ISSN 0011-1600
ISBN 9782707319147
DOI 10.3917/criti.699.0619
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Entretien avec Joseph Danan

Le dramaturge, ce spectre
qui hante le théâtre
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Joseph Danan est écrivain et maître de conférences à l’Institut
d’Études théâtrales (Paris III). Il a collaboré à de nombreuses dramatur-
gies pour Alain Bézu, metteur en scène et directeur du Théâtre des 2
Rives, Centre de Création Dramatique de Haute-Normandie, dont
L’Illusion comique (1978 et 2006). Il est également auteur dramatique,
poète et essayiste.

Christian Biet – Le mot dramaturgie et la fonction de dra-


maturge ont-ils encore une place au théâtre aujourd’hui ?
Joseph Danan – On sait que le mot dramaturgie a grosso
modo deux sens. Dans son sens premier, il désigne ce que l’on
appelle de moins en moins « l’art de la composition des
pièces ». Dans son sens second, la dramaturgie désigne cette
autre pratique, qui pense les conditions du passage à la scène
d’un texte de théâtre, ce en quoi elle a de très près à voir avec
la mise en scène. De nos jours, on a généralement tendance à
séparer ces deux sens et à traiter séparément l’une ou l’autre
de ces deux fonctions ; or, l’un de mes premiers soucis est
d’essayer d’articuler les deux. Dans « dramaturgie », il y a
drama, l’action. Je dirai 1 que la dramaturgie, dans son sens 1
comme dans son sens 2, est « organisation de l’action ». Jean-
Luc Nancy dit exactement : « mise en œuvre du drame »/« acti-
vation de l’action ».

1. J. Danan emprunte ici à J.-L. Nancy une formule que Nancy


applique au sens 1 mais qui pourrait, en un sens, réunir les deux : voir
Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, « Dialogue sur le dialogue », Études
théâtrales, n° 31-32, 2004-2005 (« Dialoguer : un nouveau partage des
voix », vol. 1, textes réunis par J.-P. Sarrazac et C. Naugrette), p. 80.
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Il y a aujourd’hui une crise évidente de la dramaturgie


dans son premier sens – crise que Hans-Ties Lehmann radica-
lise lorsqu’il parle du « théâtre postdramatique ». L’actualité
montre qu’une bonne partie du théâtre que l’on peut voir
échappe, en partie ou en tout, à la dramaturgie de type 1 et ne
prend plus appui sur une pièce écrite en fonction d’une drama-
turgie traditionnelle, une dramaturgie « dramatique ». Je distin-
guerai les « pièces de théâtre », qui relèvent encore de celle-ci,
de certains textes « écrits pour le théâtre ». Pour prendre un
exemple, je dirai que Ma Solange, comment t’écrire mon
désastre, Alex Roux de Noëlle Renaude, fait partie des seconds.
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Ce texte se place au-delà de la limite de ce que l’on peut, à pro-
prement parler, appeler une pièce : un texte qui peut certes
revendiquer d’être du « théâtre », mais qui ne repose pas sur
une organisation de l’action, ni même des actions. Ensuite, il y
a des spectacles qui ne sont pas des « pièces », et qui remettent
encore autrement en question la notion de dramaturgie. Les
spectacles de danse, par exemple, sont généralement de l’autre
côté de la ligne, or le théâtre est de plus en plus dans un rap-
port frontalier par rapport à la danse, si bien que la notion de
dramaturgie, y compris au sens 2, peut alors échapper.

C. B. – Nous aurions donc d’une part une crise du texte qui


peut se répercuter dans l’écriture, et d’autre part une crise du
texte au sens postdramatique du terme, au sens où le texte est
seulement un matériau dont la scène peut aller jusqu’à se pas-
ser. Et entre les deux nous aurions des textes encore justiciables
d’une dramaturgie traditionnelle. Comment le dramaturge doit-il
alors composer avec cet état des lieux ?
J. D. – Ma position ne veut pas être normative. D’abord, je
crois qu’il y a encore une pertinence aujourd’hui à écrire des
pièces de théâtre, même si ce n’est pas le seul mode d’écriture.
Je crois vraiment, et Koltès l’a prouvé parmi d’autres, que
beaucoup d’auteurs, encore maintenant, proposent, dès leur
écriture, une organisation serrée de l’action ou des actions, une
certaine rigueur de la composition, quelle qu’elle soit, jusque
dans des formes qui semblent contredire la notion d’action tra-
ditionnelle. Et si cette pratique a encore une validité, c’est que
les articulations mises en place, les rouages des actions, sont
conçus comme un jeu de forces à même d’émouvoir le spec-
tateur, c’est-à-dire de le mettre lui-même en mouvement. Or,
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contrairement à ce qu’on pense généralement, il me semble


que plus ces rouages sont disposés avec précision et rigueur,
plus ils ont de chance d’entraîner et de démultiplier la pensée
du spectateur. Voilà en tout cas ce que j’attends d’un auteur de
théâtre.
La dramaturgie au sens 2, qu’elle soit le travail d’un met-
teur en scène ou celui d’un dramaturge, doit examiner ce qui
existe, ce qui a été mis en place par le dramaturge premier dans
le travail de composition qu’il a effectué. Que l’œuvre soit dite
« de répertoire » ou qu’elle soit contemporaine, il est nécessaire
pour moi de partir de ces éléments-là. Et c’est à partir de cette
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lecture, de ce repérage, qu’on passera à une interprétation.
Mais tout le problème est là. Car si l’interprétation est, comme
le dit Heiner Müller, le travail du spectateur, il n’en reste pas
moins que la dramaturgie d’un spectacle fonctionne à partir des
choix du metteur en scène et du dramaturge, puisqu’il est vain
de faire comme s’il y avait une transparence totale entre le texte
et le spectateur qui aurait à l’interpréter, comme lorsqu’il est
simple lecteur face aux pages d’un livre. Ainsi, dès lors qu’on
propose un passage à la scène, doivent être mis en œuvre un
certain nombre de procédures qui s’interposent entre le texte et
le spectateur. Dès lors qu’il y a acte de mise en scène, il y a du
signe, fût-il ouvert et instable. À partir de là se pose très
concrètement la question de la fermeture. Et laisser la plus
grande liberté et la plus grande ouverture au spectateur sup-
pose aussi de faire des choix qui vont baliser le sens de la pièce
d’une manière ou d’une autre. Il faut donc être constamment
dans cette tension entre l’ouverture la plus grande et des choix
qu’il est nécessaire, malgré tout, d’opérer.
Derrida et Nancy, parlent de « la responsabilité d’un sens à
venir 2 », et je pense, en transposant cette notion dans le
domaine du théâtre, que le metteur en scène et le dramaturge
ont une responsabilité qui ne consiste pas à fixer le sens, mais
à faire advenir du sens, à ouvrir les possibilités d’avènement
du sens. Un sens qui doit s’ouvrir à l’intérieur d’un champ
par eux balisé, et souvent plus qu’ils ne le veulent puisque la

2. « Responsabilité – du sens à venir », Sens en tous sens. Autour


des travaux de Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2004, notamment p. 178
(J. Derrida).
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réalité du travail théâtral est qu’on ne peut échapper à ce pro-


cessus, sauf à être dans des formes proches de la lecture théâ-
tralisée.

C. B. – Lorsque vous dites qu’il y a un choix « malgré tout » à


faire, ne pensez-vous pas être absolument contemporain au sens
où, il y a quelques années, l’interprétation était presque pre-
mière ? Afin de ménager une « ouverture du sens » et pour mettre
à la disposition du spectateur un « sens à venir » la dramaturgie
aurait donc évolué. Pourquoi et comment est-on passé à cette
autre conception de la dramaturgie ? En d’autres termes, pour-
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quoi s’est-on dirigé vers une dramaturgie d’observation au détri-
ment d’une dramaturgie d’interprétation ?
J. D. – Ce « malgré tout » est bien l’aveu d’une mauvaise
conscience, le symptôme d’une pensée d’époque qui signale
une contradiction. Pour le dire un peu schématiquement, la
dramaturgie des années 1960-1970 mettait en place, avec une
totale bonne conscience, des grilles de lecture et proposait une
interprétation qui tendait vers l’univocité, quitte à ce que l’acte
théâtral parvienne à faire en sorte que l’on respire à l’intérieur
des grilles. Avec cette tentation, d’essence sémiologique, la
représentation était alors fortement vectorisée en direction du
spectateur, qui était censé retrouver dans le spectacle ce que
ses auteurs avaient voulu y mettre. On proposait donc au
spectateur un texte pré-interprété et l’on était content lorsqu’il
avait décodé correctement le message. Aujourd’hui, on aurait
tendance à passer à la position inverse. Postulant que le sens
se fait, in fine, dans l’esprit de chaque spectateur, on pense
qu’il faut laisser idéalement ce spectateur singulier devant un
texte qu’il va, en effet, interpréter. D’où ce « malgré tout » qui
dévoile que, ayant conscience de cette exigence louable et théo-
riquement justifiée de liberté de pensée devant un spectacle, le
metteur en scène et le dramaturge – qui ne veulent surtout pas
« faire la leçon » au public – balisent quand même le sens. Et
ils redoutent de donner du sens d’une manière un peu plus
forte qu’ils ne le voudraient, ils ont mauvaise conscience à pré-
interpréter un peu plus qu’ils ne le souhaiteraient. Nous
sommes dans cette contradiction. Cette mauvaise conscience
doit être cependant assumée dans la mesure où la réalité du
travail théâtral est tenue de s’affronter à cette double-question,
sauf à être l’endroit d’une mollesse de choix : il faut qu’il y ait
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au départ quelque chose d’un peu solide et d’articulé, il me


semble qu’il faut qu’il y ait une pensée dramaturgique en
amont, qui se manifeste dans une forme, pour que le specta-
teur puisse créer sa propre pensée dans la réception, faute de
quoi le vague ne donnera que du vague.

C. B. – Voyons maintenant les cas de figure du texte de


théâtre qui n’en a pas les marques – le texte non dramatique – et
du théâtre qui n’a pas les marques du texte, – le théâtre dit
« postdramatique ». Dans ces deux cas, quelle est la position du
dramaturge ?
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J. D. – Je crois qu’il faut considérer simultanément les
deux cas de figure, puisque dans les deux cas, le texte tend à
devenir un matériau comme un autre au sein de la représenta-
tion, à l’extrême de ce que Bernard Dort avait pressenti lorsqu’il
parlait de la « représentation émancipée » (notion qu’il appliquait
aussi à la mise en scène de textes dramatiques). La position
« classique » pourrait être celle de Didier Bezace qui a monté de
nombreux textes non théâtraux. Ce que dit Bezace est que « le
théâtre se définit par l’action 3 ». Il met donc en scène un texte
non théâtral, fait le travail qui n’a pas été fait par un dramaturge
au sens 1, l’opère en tant que dramaturge au sens 2, et travaille
le matériau, l’organise, recourant notamment au montage, de
manière à ce que le matériau soit pourvu à l’arrivée d’une dra-
maturgie aussi forte que s’il en avait eu une au départ. Dans le
cas de spectacles qui s’écrivent à partir de la scène et non plus à
partir d’un texte fournissant la structure de base, on saute en
quelque sorte une étape (celle qui correspond à la dramaturgie
au sens 1). Mais dans un cas comme dans l’autre, on produira
une dramaturgie qui est prise dans les formes de la mise en
scène (ce que devrait être, au bout du compte, toute dramaturgie
au sens 2) car c’est la scène (et l’invention d’une forme scénique)
qui organise le matériau textuel, transformé en matériau quasi
dramatique dans le premier cas, matériau parmi les autres (jeu,
scénographie, lumière, vidéo, chorégraphie, etc.) dans l’autre.
Dans un cas comme dans l’autre, il me semble cependant qu’il
faut ordonner quelque chose qui ait à voir avec l’action, en vue
de la mise en mouvement de la pensée du spectateur.

3. D. Bezace, « Il me semble que le théâtre ne se définit pas par le


dialogue », Études théâtrales, n° 31-32, op. cit., p. 189.
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C. B. – Il faudrait donc qu’il y ait toujours une action, et que


le travail soit toujours orienté vers la mise en place de l’action ?
J. D. – Dans le théâtre « postdramatique », la notion
d’action subit un déplacement 4 : elle est de moins en moins
l’action représentée (l’action mimétique), de plus en plus
l’action de représenter, celle du comédien qui profère, des
corps qui se meuvent sur le plateau, action renvoyant à la
matérialité de la scène dans laquelle la dimension mimétique
du théâtre peut s’affaiblir au point de disparaître 5. La danse,
dans sa globalité, n’a pas à être mimétique et, au théâtre,
l’acteur a de plus en plus tendance à être comme le danseur, à
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« représenter » le moins possible.

C. B. – L’action est donc le fait d’être regardé faisant


quelque chose, donc de la performance ?
J. D. – L’action s’approche alors de la performance, en
effet. Mais là où les choses deviennent compliquées, et heureu-
sement non résolues, c’est qu’au théâtre on ne se débarrasse
pas si facilement de la mimèsis, on ne s’autonomise pas aussi
facilement de l’action représentée, voire du personnage. Dans le
cas de la performance, c’est simple : l’acteur est un performer.
Dans le cas de la danse c’est simple : le danseur est un dan-
seur. Mais, malgré tout, le théâtre ne s’est pas fondu dans la
performance ni dans la danse, même s’il s’en est rapproché.
Ainsi, lorsqu’on est encore dans quelque chose qui peut s’appe-
ler théâtre – placés devant un spectacle hybride ou limitrophe,
nous avons tous, je crois, l’intuition qu’il se situe plutôt du côté
du théâtre, de la performance ou de la danse –, il peut arriver
que de la mimèsis s’accroche à la performance ou au mouve-
ment scénique, et même que du personnage s’accroche à
l’acteur, même si l’acteur se veut performer ou danseur.
Je dirais que pour qu’il y ait théâtre, il faut que « de
l’action » demeure à mettre en œuvre, jusque dans les formes
qui semblent parfois le plus l’éloigner d’elle-même. Cette action
peut ne plus avoir grand-chose à voir avec la grande action
canonique, celle qui se constitue en fable, qui, elle, est depuis

4. Voir le dossier « Mutations de l’action », coordonné par


J. Danan, dans L’Annuaire théâtral, n° 36, automne 2004.
5. Voir notamment D. Guénoun, Le théâtre est-il nécessaire ?,
Strasbourg, Circé, 1997.
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longtemps affaiblie. Elle peut être éclatée voire émiettée en


micro-actions. Elle peut consister en ces « mouvements » vers
lesquels elle regarde dans les formes postdramatiques du
théâtre. Elle peut – et doit, aujourd’hui plus que jamais,
lorsque le dramatique s’efface ou ne suffit plus – prendre en
compte l’action sur le spectateur.

C. B. – Il n’y a donc pas de dramaturgie absolue, pas plus


qu’il n’y a de drame absolu. Le dramaturge est d’abord celui qui
lit, puis communique sa lecture, mais c’est aussi celui qui est, à
un moment donné, devant le plateau, aux prises avec les ques-
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tions posées. À quel moment ?
J. D. – Le dramaturge est le premier spectateur. Aupa-
ravant, il était tenté de fournir une sorte de conduite drama-
turgique clé en mains et de la mettre à la disposition du met-
teur en scène. Ce faisant, il donnait « sa » lecture du texte.
Puis, on a vu apparaître, à la fin des années 1970, la drama-
turgie de plateau. Ce que le dramaturge lisait alors, ce n’était
plus seulement le texte, mais la représentation. Il devenait
ainsi le premier lecteur des signes proposés par le plateau, par
le travail de mise en scène, celui des comédiens et des prati-
ciens. Ce type de dramaturgie évite de fixer une lecture préa-
lable au travail de plateau et élabore la lecture à partir de la
pratique scénique. Dès lors, la position du dramaturge est celle
de qui ne dirige pas le travail mais en est le premier « assistant »,
le premier spectateur qui fait face au plateau. Dans cette
espèce d’ouverture, le dramaturge peut ainsi accompagner le
travail, puis à un moment donné s’effacer, laisser le plateau
vivre avec ses lois, son alchimie propres. Si bien que le plateau
peut acquérir une autonomie par rapport à la dramaturgie. Et
lorsque le dramaturge, après s’être effacé, revient au moment
du premier filage, il est un lecteur de ce que le plateau lui pro-
pose. Et il n’a pas alors la fonction de « dramaturge-flic » qui
vérifie que rien n’a bougé. C’est un premier spectateur qui a
cheminé avant, puis qui a senti qu’une partie du chemin s’était
dérobée sous ses pieds, enfin qui découvre ce qui est advenu.

C. B. – Pour éviter d’être un commissaire politique, le dra-


maturge doit donc partir. Mais lorsqu’il revient, que peut-il faire ?
Est-il juste spectateur, ou est-il encore dramaturge ? En d’autres
termes, a-t-il encore une fonction par rapport au spectacle ?
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J. D. – Il est trop tard en effet pour tout changer… Mais sa


présence aux filages, sa lecture, lui permettent d’intervenir à la
marge, par ajustements. Le travail dramaturgique fait en
amont a été délégué. Et si je puis faire une comparaison avec
ce qui m’arrive en tant qu’auteur, je délègue sans états d’âme :
j’accepte volontiers que le processus m’échappe, je passe le
relais à la matérialité du travail scénique après que j’ai ouvert
des champs possibles. Ensuite, cela se passe en dehors de
moi. Tout repose sur la confiance. C’est un fonctionnement
dans lequel je me reconnais dans la mesure où je contribue à
faire le lit de ce qui ensuite se passe sans moi.
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C. B. – Si bien que le dramaturge que vous envisagez est
attaché à un metteur en scène, Alain Bézu en l’occurrence, avec
qui vous travaillez depuis longtemps, et non à un théâtre ?
J. D. – Oui, c’est d’une relation que je parle et qui ne cesse
de se poursuivre dans un dialogue constant. À partir de là, la
question de la trahison ne se pose plus.

C. B. – Nous en arrivons donc à une dramaturgie discrète, si


discrète qu’elle s’efface finalement, comme un spectre ? La dra-
maturgie serait donc le spectre du théâtre ?
J. D. – Oui, le dramaturge est l’invisible par excellence,
plus encore que le metteur en scène dont on sent toujours
« la patte » sur un plateau. Le metteur en scène, même s’il
s’absente, reste présent derrière le spectacle, tandis que le dra-
maturge disparaît. Le dramaturge est l’invisible et la dramatur-
gie est elle-même la dimension invisible du spectacle. André
Antoine distinguait, dans la mise en scène, une dimension
matérielle et une dimension immatérielle, et Dort disait que
mise en scène et dramaturgie étaient « deux faces d’une même
activité ». La mise en scène a donc un double visage, à la
manière de Janus. Son premier visage regarde vers le plateau :
c’est celui du metteur en scène. Son second visage regarde du
côté du texte : c’est celui, effacé, fantomatique, du dramaturge.
La dramaturgie est ainsi la part immatérielle de la scène. Elle
hante la représentation.

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